HISTOIRE DE LA RUSSIE

 

LIVRE DIXIÈME.

 

 

J'ai emprunté une partie des détails précédents, et j'emprunte presque textuellement ceux qui suivent, aux excellents récits de M. Schnitzler dans ses deux volumes intitulés : Histoire intime de la Russie. Cette histoire intime de la Russie, pendant les règnes d'Alexandre et pendant l'interrègne, est le recueil de documents le plus profondément raisonné et le plus admirablement rédigé sur cette époque. Si M. Schnitzler en avait fait une histoire par ordre de temps et de matières, nous n'eussions pas écrit la nôtre, car en la lisant nous aurions désespéré de l'égaler.

 

I

Alexandre, sans héritier direct pour lui succéder sur le trône, laissait trois frères Constantin, né en 1779, Nicolas, né en 1796, et Michel, né en 1798. Les lois constitutives de l'hérédité, quoique récentes en Russie, donnaient le trône à l'aîné des frères de l'empereur mort sans enfants. La Russie s'attendait donc avec terreur à voir Constantin, alors vice-roi de Pologne, saisir l'empire comme son droit. Cependant une circonstance étrange et inusitée en Russie laissait au fond des esprits on ne sait quel doute sur l'avènement du prince désigné par la primogéniture. Ce prince, si rapproché du trône, n'avait point encore été désigné, suivant l'habitude de la cour de Russie, par le titre de successeur présomptif. On s'étonnait de ce silence, sans en approfondir le mystère ; mais ce silence et ce mystère seuls suffisaient pour jeter une incertitude et un trouble dans les conjectures.

Le caractère de Constantin confirmait cette anxiété de l'empire. Ce prince était le contraste le plus frappant d'Alexandre. L'un était l'image de Catherine, l'autre le portrait vivant de Paul Ier. Des traits kalmouks, une barbe rousse, un clignotement convulsif des paupières, un regard fauve perdu au fond de petits yeux enfoncés dans leurs orbites, une voix saccadée, un geste abrupt, une violence pleine d'explosion et de cruauté, une passion exclusive des exercices militaires, une manie de discipline et de formalités qui fatiguait les troupes, un mépris sauvage pour tous les arts de l'esprit et pour toutes les délicatesses de l'âme, faisaient de Constantin le type du barbare, l'effroi et l'amour du soldat, la terreur de l'empire. Quelques grandes vertus primitives étaient enfouies cependant sous cette nature tartare toute pleine d'ombre et de contradictions la bravoure, la loyauté, l'esprit de famille, le dévouement passionné à ses frères, l'amour enfin, non l'amour brutal et sensuel du sauvage, mais l'amour de l'âme, l'adoration exclusive de la beauté, le culte jusqu'au sacrifice de soi-même pour la femme à laquelle il aurait voué une fois sa vie.

Tel était Constantin, homme dont il était impossible de ne pas tout craindre quand on ne connaissait de lui que sa figure, et de ne pas tout espérer quand on devinait ses vertus ! Les soldats l'aimaient parce qu'il avait servi sous leur idole, le vieux Souvarof, et qu'il avait signalé sa valeur en Italie, à Austerlitz et en Pologne sous Beningsen. Les Polonais, qui l'avaient d'abord aimé à cause de sa partialité pour eux, avaient fini par le haïr à cause de son aversion pour leurs agitations constitutionnelles à Varsovie. Il n'avait pas traité en gouverneur, mais en dictateur soldatesque, un peuple dont la liberté conquise ressemblait à l'anarchie. Retiré dans une maison de campagne aux portes de Varsovie, plus semblable à une forteresse qu'à un palais, il régnait v au milieu d'un camp sur une capitale.

 

II

Un fréquent échange de courriers entre Taganrog et Varsovie, pendant la maladie d'Alexandre, avait fait présumer que l'empereur mourant préparait son successeur naturel aux éventualités de sa maladie et de sa mort. L'événement ne devait pas tarder à déconcerter ces conjectures. Cette correspondance entre Alexandre et Constantin n'était en réalité que le dialogue mystérieux entre deux frères dont l'un relevait l'autre de ses serments au moment de laisser le trône et la vie et dont l'autre refusait d'être relevé de ses promesses et se défendait du trône comme d'un malheur et d'un crime.

Constantin avait, en effet, abdiqué volontairement le trône dans son cœur longtemps avant l'heure d'y monter. On attribue à plusieurs causes, les unes sinistres, les autres honorables, cette renonciation à sa destinée. Les uns disent qu'emporté jusqu'à un meurtre involontaire par la violence de son sang, il s'était puni lui-même en déclarant à jamais indigne de posséder l'empire un prince qui ne savait pas se posséder lui-même ; les autres affirment qu'un conseil de famille, présidé par sa mère l'impératrice Marie Federowna, autorité dont il n'appelait jamais, l'avait conjuré de renoncer à exercer ses droits, de peur d'en abuser par violence et par égarement de passion contre les peuples.

Ces deux conjectures sont vraisemblables, mais une cause plus honorable et plus certaine expliquait et nécessitait cette renonciation : cette cause était l'amour du prince pour une jeune et belle Polonaise, Jeanne Grudzeuska, fille d'un gentilhomme des environs de Bromberg, et célèbre depuis sous le nom de princesse de Lowicz.

Constantin avait été marié, presque enfant, par son aïeule Catherine II, à une princesse de son âge, Julienne de Saxe-Cobourg, sœur du roi des Belges d'aujourd'hui. Cette princesse, après quatre ans d'une union inféconde et froide avec son mari, avait demandé à se séparer de lui pour aller vivre obscure et libre en Suisse, avec un traitement convenable au rang qu'elle avait occupé, mais sans esprit de retour au titre d'impératrice. La licence soldatesque des mœurs de Constantin jusqu'en 1820 lui avait fait oublier ce lien importun de sa première jeunesse. L'attrait subit, respectueux et invincible qu'il ressentit à cette époque à la première entrevue avec Jeanne Grudzeuska fit une révolution complète dans sa vie et dans son caractère. Il obtint de la cour et de l'Église grecque le divorce avec sa première femme, et il épousa solennellement, mais sans lui donner d'autre titre que celui de son épouse, Jeanne Grudzeuska, sous le nom de princesse de Lowicz. Le consentement de sa mère et de son frère, l'empereur Alexandre, à ce mariage, ne lui fut accordé qu'à la condition de renoncer au trône. Il n'hésita pas à sacrifier un empire à celle dont l'amour lui paraissait supérieur au monde ; il jouit d'avoir un règne à sacrifier au bonheur. Le bonheur le récompensa de ce qu'il avait méprisé pour une femme. Cette femme devint la seconde âme de sa vie. Elle transforma sa rudesse en servitude volontaire, sa licence en piété, sa rudesse en douceur. Elle ne fut pas seulement son bonheur, elle fut sa vertu.

La Russie ignorait ce contrat secret passé entre Constantin et sa famille ; seulement il en transpirait quelque chose dans les conjectures du public, et l'Almanach impérial de 1825 désigna pour la première fois, à l'étonnement général, le grand-duc Nicolas, frère puîné de Constantin, comme héritier de l'empire.

 

III

Telles étaient les situations ambiguës des héritiers de l'empire, au moment où le courrier, arrivé de Taganrog à Pétersbourg, apporta à l'impératrice-mère et à ses fils la nouvelle de l'interrègne.

Le grand-duc Nicolas, malgré les renonciations réitérées de Constantin, n'hésita pas un instant à reconnaître, par son serment à Constantin absent, les droits de la nature, sans tenir compte des serments et des abdications de circonstance arrachés à son frère par la volonté maternelle, par le repentir ou par l'amour. Le sénat reçut ce serment de Nicolas, mais il ouvrit en même temps un manifeste scellé de l'empereur Alexandre, confié par ce prince en 1823 pour être ouvert après sa mort. Ce manifeste était accompagné de deux lettres, l'une de Constantin à Alexandre, l'autre d'Alexandre à Constantin. La lettre de Constantin, datée de Pétersbourg, le 14 janvier 1823, confirmait pour la première fois la rumeur sourde du palais par une pièce authentique.

« Sire,

« Encouragé par toutes les preuves des dispositions infiniment bienveillantes de Votre Majesté Impériale à mon égard, j'ose y recourir encore une fois et déposer à vos pieds, Sire, une très-humble prière.

« Ne reconnaissant en moi ni le génie, ni les talents, ni la force nécessaire, je supplie Votre Majesté Impériale de transférer ce droit à celui à qui il appartient après moi, et d'assurer ainsi pour toujours la stabilité de l'empire. Quant à moi, j'ajouterai par cette renonciation une nouvelle garantie et une nouvelle force à l'engagement que j'ai spontanément et solennellement contracté à l'occasion de mon divorce avec ma première épouse. Toutes les circonstances de ma situation actuelle me portent de plus en plus à cette mesure, qui prouvera à l'empire et au monde entier la sincérité de mes sentiments.

« Daignez, Sire, agréer avec bonté ma prière ; daignez contribuer à ce que notre auguste mère veuille y adhérer, et sanctionnez-la de votre assentiment impérial. Dans la sphère de la vie privée, je m'efforcerai toujours de servir d'exemple à vos fidèles sujets, à tous ceux qu'anime l'amour de notre chère patrie.

« Je suis avec un profond respect, Sire, » etc.

 

La seconde pièce était une lettre d'Alexandre, en réponse à celle de Constantin, une acceptation pure et simple de sa renonciation. Elle portait la date de Saint-Pétersbourg, le 14 février 1823. Nous y reviendrons plus loin.

La troisième était un acte public rendu en considération de ces deux lettres. Voici la substance de ce manifeste, dont nous avons déjà fait connaître la date : « 1° L'acte spontané par lequel notre frère puîné, le tsarewitz et grand-duc Constantin, renonce à ses droits sur le trône de toutes les Russies, est et demeure fixe et invariable. Ledit acte de renonciation sera, pour que la notoriété en soit assurée, conservé à la grande cathédrale de l'Assomption, à Moscou, et dans les trois hautes administrations de notre empire, au saint synode, au conseil de l'empire, et au sénat dirigeant ; 2° en conséquence de ces dispositions, et conformément à la stricte teneur de l'acte sur la succession au trône, est reconnu pour notre héritier notre second frère, le grand-duc Nicolas. » La conclusion de cette pièce, quoique sans intérêt relativement à la question politique, mérite cependant encore d'être reproduite « Quant à nous, écrivait Alexandre, nous prions tous nos fidèles sujets qu'avec ce même sentiment d'amour qui nous faisait considérer comme notre premier bien sur la terre le soin que nous avions de leur constante prospérité, ils adressent de ferventes prières à Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin qu'il daigne, dans sa miséricorde infinie, recevoir notre âme en son royaume éternel. »

 

IV

Le sénat, à la lecture de ces pièces, ne douta pas qu'elles ne fussent connues du prince à qui la renonciation de Constantin déférait l'empire. Il se transporta en corps au palais d'Hiver pour prêter serment au grand-duc Nicolas. Mais ce prince, frère aussi loyal que fils respectueux, écarta la couronne qu'on venait lui offrir.

« Je ne suis point empereur par la nature et par les lois, dit-il aux sénateurs, je ne veux pas le devenir aux dépens de mon frère aîné et en abusant d'une renonciation peut-être irréfléchie ou contrainte. Si maintenant qu'il est libre et souverain, Constantin persiste à vouloir faire le sacrifice de ses droits, alors, mais seulement alors, j'exercerai les miens en acceptant la couronne. »

Ses conseillers lui représentèrent en vain avec force le péril de laisser la couronne, l'opinion, l'armée, flotter incertaines entre deux têtes pendant de longs jours qui donneraient du temps aux conjurations, aux proclamations opposées des troupes et peut-être aux guerres civiles. Nicolas fut inébranlable. Aucun danger ne lui parut supérieur à celui d'une usurpation réelle ou apparente du trône, que le droit de naissance ne lui donnait qu'après Constantin.

Les régiments de la garde, rassemblés sur la place du palais d'Hiver, prêtèrent, les uns avec répugnance, les autres avec empressement, tous sans hésitation, le serment à l'empereur absent, Constantin. Un courrier fut expédié à Varsovie, résidence du grand-duc devenu empereur, pour lui porter le serment de l'empire. Une régence gouverna en son nom jusqu'à son arrivée dans la capitale. Tout resta immobile d'étonnement, d'attente et d'incertitude. Ce fut une de ces suspensions de vie, de mouvement et presque de respiration dans un grand peuple, où le sol même semble incertain du maître à qui il appartiendra.

 

V

Cependant la mort d'Alexandre était connue à Varsovie par un courrier du prince Volkonski, trente-six heures avant que cette mort fût connue à Pétersbourg. Le dernier né des trois princes survivants, le grand-duc Michel, s'y trouvait en ce moment en visite auprès du grand-duc Constantin. Les deux frères, frappés du même coup et pénétrés de la même douleur à la nouvelle de la mort d'Alexandre, l'idole de leur cœur, s'enfermèrent ensemble pendant deux jours pour pleurer et pour délibérer. Les larmes ne devaient pas tarir ; la délibération fut courte comme un sentiment irréfléchi ou comme une résolution irrévocable.

Le 6 décembre, Constantin, au lieu de courir à Pétersbourg saisir l'empire, écrivit à l'impératrice Marie Fedorowna sa mère, pour lui annoncer qu'il restait fidèle à la parole jurée. « Habitué dès mon enfance, disait-il dans sa lettre, à accomplir religieusement la volonté de mon père, la vôtre et celle de mon frère l'empereur Alexandre, je considère comme une obligation de céder mon droit à la succession au grand-duc Nicolas et à ses héritiers. »

Une seconde lettre de la même date, portée par le même courrier au grand-duc Nicolas, assurait ce prince de l'inébranlable résolution de Constantin de ne pas accepter la couronne « Après cette déclaration, disait Constantin à son frère, je regarde comme un devoir sacré de prier Votre Majesté de recevoir le premier mon serment de fidélité ; je n'élève mes vœux vers aucune nouvelle dignité, vers aucun nouveau titre, je désire conserver seulement celui de tsarewitz, dont j'ai été honoré pour mes services militaires par feu notre père. Mon unique bonheur sera de voir agréer par Votre Majesté Impériale mon dévouement sans bornes. J'offre pour gage de ces sentiments trente années d'un service fidèle et du zèle le plus pur qui m'a animé toujours envers mon père et mon frère, de glorieuse et chère mémoire.

Le grand-duc Michel, confident des sentiments et des résolutions de son frère, accompagna lui-même à Pétersbourg le courrier qui portait ces lettres à l'impératrice-mère et à Nicolas. Elles ne suffirent pas encore à fléchir la résistance et l'intégrité de celui à qui Constantin déférait si librement et si itérativement la couronne. Il fit repartir précipitamment lé grand-duc Michel pour Varsovie, sans publier encore les lettres de son frère ; surprises peut-être à l'émotion ou à l'obéissance. Il conjurait Constantin de revenir sur ses refus ; il lui donnait le temps de retirer ses lettres purement confidentielles ; au risque de laisser ce temps aux factions qui s'agitaient sourdement dans la capitale et dans les provinces.

Mais le grand-duc Michel rencontra à moitié chemin de Pétersbourg à Varsovie un second courrier de Constantin qui rapportait au sénat et à l'empereur un refus plus absolu et plus explicite du trône. Il lut ces lettres. Il jugea son voyage désormais sans but il se hâta de revenir sur ses pas à Pétersbourg pour prêter son cœur et son bras à Nicolas dans la crise que des rumeurs vagues faisaient présager comme imminente, au moment où le sceptre, trop longtemps flottant, passerait d'une main dans une autre. Constantin lui-même aurait pu, sans doute, se rendre à Pétersbourg pour enlever toute incertitude à la capitale et toute possibilité de doute à l'armée sur la spontanéité et l'irrévocabilité de sa renonciation. Il était d'un cœur généreux d'aller démentir en personne les prétentions ou les regrets qu'on pouvait lui supposer dans une si solennelle abnégation. Il ne le fit pas ce fut un malheur et peut-être un reste d'égoïsme. Les uns disent qu'il craignit de laisser dans un tel moment la Pologne à elle-même, les autres qu'il craignit que l'armée de Pétersbourg ne fît violence à ses refus par l'entraînement de ses instances. Les hommes les plus initiés dans le secret de ses pensées croient qu'il redouta, s'il quittait Varsovie et l'armée polonaise, de n'y revenir jamais, et qu'il voulut s'assurer à lui-même cette vice-royauté à vie de la Pologne, comme la plus noble et la plus sûre retraite contre les disgrâces possibles qui succèdent souvent à la reconnaissance dans les cours.

Tout indique la réalité ou la vraisemblance de cette supposition car le premier mouvement d'un prince dont l'abdication va causer une émotion dangereuse à son successeur est de se jeter entre le peuple et ce successeur, et de dissiper d'un mot le doute fatal où la famille et l'État peuvent périr par le silence et par l'absence du légitime héritier.

Quoi qu'il en soit, le grand-duc Michel rapporta seul à Pétersbourg la confirmation authentique de la renonciation de Constantin. Le 24 décembre, après trois semaines d'instances et de refus, et Nicolas jugeant, avec raison, toute plus longue procrastination inutile, publia le manifeste de son propre avènement au trône. Ce manifeste, sincère dans l'exposition des faits, et triste dans la résignation à la nécessité du trône, pieux dans les sentiments et dans les termes, avait été rédigé par le comte Speransky, publiciste exercé, et retouché par l'empereur lui-même. Il ne pouvait laisser aucun doute sur la déférence qu'on avait témoignée obstinément au légitime héritier, sur la persistance de ses refus, sur la nécessité pour Nicolas d'accepter l'empire dévolu malgré lui à son titre de second héritier par rang de naissance. Le 25 au soir, le conseil de l'empire, le sénat, le synode, les grands corps de l'État, se rendirent au palais d'Hiver, et y prêtèrent serment à Nicolas jusqu'à une heure très-avancée de la nuit. Jamais serment prononcé dans un plus sombre deuil ne fut consolé cependant par de plus légitimes espérances.

 

VI

Le grand-duc Nicolas semblait, plus encore que son frère Alexandre, avoir été formé par la nature pour imposer aux hommes et pour leur commander. La beauté l'avait fait tsar avant le rang ; l'impression qu'il fit sur nous-même à la fleur de ses années fut ineffaçable, comme celle d'une statue vivante d'Alexandre jeune. Il montait un cheval noir, approprié par sa haute taille à la stature de son cavalier. Un casque d'argent doré recouvrait son front et projetait sur son visage juvénile et un peu pâle l'ombre martiale qui sied au front du soldat. Son profil pur se détachait sur les uniformes sombres des officiers de la garde impériale russe, dont il parcourait au pas la ligne de bataille un front plane, un nez droit, une lèvre relevée, un menton arrondi, un ovale du visage allongé, un léger duvet sur les joues, terni par la poussière du champ de manœuvre, une sévérité précoce de physionomie, la dignité d'attitude à cheval qui contrastait avec l'élégance svelte et frêle du corps, une pose impériale, un regard qui tombait de haut mais avec condescendance sur la foule, tout faisait alors de Nicolas le type du prince, le rêve du tsar futur. L'âge, en développant cette fierté d'attitude, y avait ajouté la majesté et la réflexion.

Le caractère, chez Nicolas, n'était pas en désaccord avec cette physionomie qui, en général, est la révélation de l'homme intérieur. L'esprit', sans s'élever jusqu'au génie, s'élevait au-dessus du sens ordinaire des hommes ; il était juste et il portait loin ; une parole rare, mais nette, facile et franche, exprimait sans prétention et sans réticence sa pensée il se sentait trop haut pour descendre à tromper les hommes. Moins caressant qu'Alexandre, il était plus réellement persuasif ; son accent avait la sincérité, la probité et l'inflexibilité de son âme. Honnête de nature comme de principes, il était religieux, mais sans rêverie, comme son prédécesseur, et sans fanatisme, comme son peuple. Ses mœurs jusque-là avaient été pures comme son premier amour pour sa jeune femme. Il adorait sa mère jusqu'au culte, non jusqu'à la servilité d'esprit. Le devoir sous toutes les formes comme homme, comme fils, comme frère, comme soldat, comme prince, était le point fixe de sa nature. Il n'était pas arrivé encore à l'âge où l'orgueil égare la conscience et où la toute-puissance encourage à la tyrannie. Il était jeune de vertu comme d'années il aurait réalisé ces présomptions pour la postérité s'il fût mort avant l'âge où l'ambition, qui s'agrandit à mesure que les années de l'homme se rétrécissent, le pressa de cueillir d'une main sanglante l'Orient, que la France et l'Europe devaient lui disputer. Le jour où il perdit sa conscience, il perdit avec sa vraie gloire la fortune de la Russie[1].

Tel était, le 26 décembre 1825, le prince qui venait d'offrir le trône à son frère, et qui allait être forcé de le conquérir avant d'y être assis.

 

V

Pendant que l'empire flottait trop longtemps ainsi dans un combat d'abnégation et de générosité entre les deux frères, une conjuration militaire, dont l'atmosphère avait pesé sur l'imagination d'Alexandre mourant, couvait en effet dans les deux armées du Nord et du Midi, à Pétersbourg et dans les cantonnements de la Bessarabie. Les causes de cette double conjuration seraient inexplicables sous un prince généralement adoré tel qu'Alexandre, et dans un pays aussi primitif que la Russie, si elles ne s'expliquaient par l'état général de l'Europe dans les années qui suivirent 1815, et par le génie imitateur ou plagiaire de la noblesse russe. On se souvient que l'armée russe, appelée au secours des trônes et des peuples allemands insurgés par leur patriotisme contre l'oppression de Napoléon, avait respiré en Allemagne les miasmes généreux des sociétés secrètes, où s'était concentré l'esprit de délivrance de la tyrannie française et d'émancipation du genre humain. Ces mêmes armées, en traversant la France et en y séjournant comme vainqueurs de Napoléon ou comme libérateurs du pouvoir absolu, y avaient contemplé la renaissance de la liberté représentative, de la liberté de la tribune, de la liberté de la presse, et de l'égalité de droits entre les citoyens.

Ce spectacle avait laissé de profondes traces dans l'esprit de la jeunesse militaire russe. A leur retour dans leur patrie, ces jeunes, nobles, frappés du contraste entre le despotisme absolu de leur tsar et le pouvoir légal et modéré des' rois constitutionnels, plus frappés encore du contraste entre le citoyen d'une patrie libre et le serf d'une contrée esclave, avaient aspiré prématurément, mais généreusement, à une double transformation du despotisme moscovite en autorité constitutionnelle et des serfs en citoyens. Ces progrès dans la civilisation sociale et politique étaient trop évidents pour ne pas allumer l'enthousiasme désintéressé des âmes nobles dans l'aristocratie militaire de l'empire. Ils aimaient Alexandre, dont le caractère valait à lui seul une constitution mais Alexandre avait dit lui-même à madame de Staël : « Je ne suis qu'un heureux accident. » Ces jeunes hommes voulaient que l'accident devînt une institution permanente.

Les révolutions militaires du 20 mars 1815 en France, r d'Espagne, de Naples, de Turin, de 1815 à 1821, avaient fatalement enseigné par l'exemple, aux officiers révolutionnaires russes, que l'armée qui consolide les trônes peut aussi, plus facilement que les peuples, les ébranler. Les conspirations de casernes et de corps d'armée étaient devenues l'entretien et la corruption des camps. Enfin les sociétés secrètes d'Allemagne de France, d'Espagne, d'Italie, avaient ajouté le goût et le prestige du mystère aux séductions naturelles de la philosophie et de la liberté. Les journaux et les livres que la France et l'Angleterre répandaient comme des échos de leur pensée ou de leurs tribunes en Russie nourrissaient dans le cœur de la jeune noblesse des villes et des camps cette émulation d'idées et d'institutions qui tend, comme l'Océan, à prendre son niveau surtout le globe. Ces éléments de fermentation, venus du dehors et fomentés par l'engouement et par la mode, ces deux génies des peuples enfants, étaient plus que suffisants pour remuer les imaginations, et pour faire surgir des tribuns et des conjurés dans un pays où les conjurations font la seule liberté des esclaves.

 

VIII

Une première société secrète, foyer de ces principes et de ces aspirations, s'était organisée récemment à Saint-Pétersbourg dans l'armée. Elle s'appelait la Société du Nord. Ses trois fondateurs étaient le prince Serge Troubetskoï, le prince Obolenski et Conrad Ryléïef, l'âme du conciliabule.

Le prince Troubetskoï appartenait par sa naissance à la plus haute aristocratie de l'empire, et par ses grades à l'armée. Un de ses ancêtres avait disputé le trône aux premiers Romanof. Imagination ardente, esprit téméraire, cœur faible et vacillant, il était fait pour nouer et pour perdre une entreprise.

Le prince Obolenski, aide de camp d'un général d'infanterie de la garde, était un de ces esprits légers que le tourbillon attire et emporte dans sa sphère et que l'extrême jeunesse prédispose aux généreuses illusions.

Ryléïef seul était un homme complet ; mais c'était un homme égaré parmi des courtisans ou des esclaves ; un homme incompatible avec le temps et les institutions où le hasard l'avait fait naître ; un homme qui rêvait non-seulement la liberté, mais la dernière forme de la liberté dans un pays de boyards et de serfs,, la république dans les murs du Kremlin ou sous les tentes nomades des Tartares, contre-temps et contre-sens que l'esprit systématique et inflexible de l'utopiste pouvait seul imaginer dans un camp de Moscovites. Ryléïef, né d'une famille noble, sous-lieutenant d'abord dans l'armée, puis entré dans la magistrature, enfin devenu secrétaire général d'une grande association commerciale pour les échanges entre la Russie et l'Amérique, était de plus un poète qui donnait des espérances à la littérature de son pays. Il rappelait, par la mélancolie de ses vers et par son courage, André Chénier, le poète français qui savait chanter et mourir. Son républicanisme, adouci par son caractère, admettait le mystère, mais non le crime, dans les moyens. Plutôt martyr qu'assassin était la devise de Ryléïef.

Autour de ces trois hommes se groupèrent bientôt une foule de ces hommes secondaires qui sont les bras des entreprises de ce genre le lieutenant-colonel Batenkof, que le mécontentement d'un grade perdu jeta dans la liberté comme dans une vengeance ; Jacoubovitch, destitué en Géorgie pour un duel où il avait été l'agresseur et le meurtrier, et qui cherchait à forcer les portes de la fortune par la violence ; Alexandre Bestoujef, ami dévoué de Ryléïef, noblement entraîné par l'amitié dans le péril, écrivain précoce et distingué en poésies imitées de, la France ; enfin, le colonel du 6e régiment de chasseurs, Boulatof, homme que le seul enthousiasme d'une noble entreprise pouvait arracher à ses devoirs, idole des soldats, mais aussi indiscret que passionné, et qui devait, en éventant par légèreté le complot, perdre involontairement ses complices. Chacun de ces conjurés en initiait d'autres qui initiaient à leur tour les chefs, les officiers et les sous-officiers les plus capables d'entraîner leurs régiments.

Le but avoué de la conjuration était, non d'arriver du premier pas à la république, rêve absolu de Ryléïef, mais de limiter le pouvoir des tsars et de créer le gouvernement représentatif de deux chambres avec une constitution, base des trois pouvoirs. Rien n'indique une pensée sociale dans ce complot purement politique. Donner la liberté et l'égalité aux serfs, ce détrônement de l'aristocratie et même de la propriété en Russie, n'entrait ni comme premier but ni comme premier moyen dans ces théories de soldats et d'aristocrates.

 

IX

L'armée du Midi, commandée par Witgenstein et cantonnée sur les rives du Pruth au nombre de cent vingt mille hommes, l'armée de Volhynie, commandée par Saken et composée de cent cinquante mille hommes avec le quartier général à Kief, étaient travaillées des mêmes affiliations. Le complot se ramifiait, depuis le Caucase jusqu'à la Pologne, parmi huit cent mille hommes sous les armes. Les états-majors des deux généraux étaient à leur insu le foyer de la conspiration presque unanime.

Le principal moteur des affiliations et des révolutions du Midi était Paul Pestel, fils du gouverneur général de la Sibérie. On l'appelait le Riégo de la Russie ; il eût été plutôt le Catilina de Rome. Ce n'était ni la vertu trompée ni l'illusion de l'espérance qui conspirait en lui, c'était le vice. La république n'était à ses yeux qu'une subversion immense et soudaine, dont son ambition sans scrupule pouvait sortir en Marius et non en Washington. Le vertueux Ryléïef lui-même et son ami Bestoujef rougissaient de servir la même cause que ce contempteur cynique de toute morale et de toute vertu. C'était, disaient-ils, un ambitieux et un fourbe. Mais c'est le malheur des hommes de bien qui trempent dans ces associations ténébreuses, d'être, à cause de ces ténèbres mêmes, associés et confondus avec les pervers.

Pestel, longtemps aide de camp du général en chef Witgenstein, dont il trahissait la confiance, était maintenant colonel d'un régiment de dragons. L'éloquence de Pestel fanatisait tous ceux qui l'entendaient haranguer dans les réunions secrètes de l'armée du Midi, son intrépidité rassurait les plus timides ; il donnait l'ivresse aux uns, la résolution aux autres. Ses perspectives rayonnantes de gouvernement idéal, opposées à la servitude du gouvernement des tsars, éblouissaient facilement de jeunes officiers russes qui croyaient écouter en lui un Orphée du Nord. Son plan avoué était une république, mais une république avec une dictature de dix ans pour l'imposer aux opposants par la force et par l'arbitraire. Quant au nom du dictateur, il le laissait chercher à ses complices. Tous prononçaient le sien. On le soupçonnait cependant, non sans vraisemblance, de rêver la couronne des tsars sur le front du dictateur républicain. Imagination assez vaste pour tout rêver, esprit assez immoral pour mépriser même ses propres rêves. Le 1er janvier 1826, jour où le régiment de Pestel devait prendre le service du quartier général, était fixé pour le mouvement. On arrêterait le général en chef, on déclarerait la déchéance de l'empereur Alexandre, dont on ignorait encore la mort, on enlèverait les autres corps par la voix des conjurés répandus partout, on marcherait sur Pétersbourg, on proclamerait la république, et le hasard proclamerait le dictateur.

 

X

Mais dans l'armée de Kief, où l'on ignorait à la fois et la mort de l'empereur et l'arrestation de Pestel, les conjurés, dirigés par les frères Mouravief, se préparaient à faire éclater le mouvement. Nous verrons bientôt leur inopportunité, leur ruine et leur échafaud. Retournons à Pétersbourg.

Telles étaient les vastes trames, trop diverses et trop étendues sur une trop immense surface, qui se renouaient, du midi au nord de la Russie, à la trame centrale de Pétersbourg.

Tout était avorté au midi la veille du jour où Ryléïef et ses complices allaient tenter de surprendre l'empire en plein interrègne, et d'exploiter au profit d'une révolution nationale un combat imprudent de désintéressement entre deux tsars.

Les conjurés, réunis le 25 au soir chez Ryléïef, informés du serment que les grands corps de l'État venaient de prêter, du manifeste de l'empereur qui allait paraître et de la proclamation de Nicolas, qu'on allait le lendemain demander aux troupes, résolurent de profiter de la dernière heure offerte par le hasard à leurs desseins. L'ignorance où était le peuple des véritables dispositions de Constantin, héritier de droit qu'on croyait supplanté par un héritier de faveur, la popularité soldatesque de ce nom de Constantin, cher aux barbares par la barbarie même de son apparence, la confusion d'un tel moment, l'explication difficile à donner et à entendre, le peuple ému, la cour inquiète, les troupes sous les armes, les cris demandés et répondus par des cris contraires, enfin le grand nombre de conjurés répandus dans les casernes et dans les groupes, tout donnait le signal et la confiance aux conspirateurs. Le nom de Constantin qu'ils abhorraient devint leur mot d'ordre. Une fois la guerre civile organisée sous deux noms de tsars opposés l'un à l'autre, il n'était pas difficile d'en faire sortir un troisième cri, celui de constitution, de république, de dictateur.

Le prince Troubetskoï, le prince Obolenski, les frères Bestoujef, Jacoubovitch, Kakhofski, Batenkof, Stenheil, le comte Konovnitzin, les comtes Poustchin et Repin, Southof et Arbouzof, officiers des gardes, le prince Odoïefski, poète et soldat du sang royal de Rurik, assistaient avec beaucoup d'autres à la délibération. Elle fut courte et pressée par l'heure. La nuit s'écoulait et ne devait pas laisser un autre jour au succès. On adopta d'urgence les idées mûries et le plan simple de Ryléïef.

« Je passe le Rubicon, et je sabre tout devant moi s'écria l'impatient Bestoujef, irrité de quelques objections inopportunes.

« — La fortune décidera ce que nous ferons ensuite de l'empire, dit Ryléïef commençons par l'enlever aux deux tsars. »

On vint leur annoncer qu'un complice, le lieutenant Rostolozof, avait tout avoué à l'empereur.

« Nous sommes trahis, vous le voyez ! dit Ryléïef. La cour sait beaucoup, mais elle ne sait pas tout ; le temps nous reste.

« — Oui, oui, s'écrièrent-ils tous les lames sont hors des fourreaux, nous ne pouvons plus cacher nos sabres. »

L'extrémité du péril changea même le cœur de Ryléïef au moment suprême. Il admit à regret l'éventualité du régicide, si le régicide était nécessaire pour faire triompher le complot.

« Cher ami, dit-il en serrant dans ses bras Kakhofski, un de ces hommes qui n'ont de conscience que le fanatisme de leur parti, tu n'as ni femme ni enfant, ni père ni mère c'est à toi à te sacrifier à la patrie et à nous débarrasser de l'empereur. »

Le prince Troubetskoï fut élu à l'unanimité dictateur : choix fatal à la révolution qu'il était capable de rêver, incapable d'accomplir. Jacoubovitch se chargea de forcer les cabarets, d'enivrer les soldats et la populace, et de diriger la soldatesque et le peuple ivres à l'assaut du palais d'hiver, après les avoir engagés dans la cause de la révolution par le pillage. Ryléïef s'indigna contre cette flétrissure imprimée à l'armée et au peuple qu'il voulait ennoblir. Avant l'aurore, chacun des conjurés courut au poste des casernes ou des places d'armes qu'il s'était assigné à lui-même par ses affiliations avec les soldats.

« On vous trompe, disaient-ils partout aux troupes Constantin, notre légitime empereur, n'a point abdiqué il est dans les fers à Varsovie, et on va vous demander demain d'être les complices du crime et de la spoliation en proclamant son spoliateur Tuez tous ceux qui vous proposeront ce pacte avec la trahison et le fratricide ! Que le cri de Vive Constantin ! soit votre réponse unanime aux vils partisans de l'usurpateur.

« — A bas Nicolas ! vive Constantin ! » criaient les soldats. Ils chargeaient leurs armes. Le général Frédérich, commandant du premier régiment ainsi ameuté, s'étant présenté pour rappeler les troupes au devoir, Bestoujef et le prince Stchepin se précipitent, le sabre et le pistolet à la main, sur le général, il tombe blessé à la tête dans son sang. Un second général subit le même sort ; le régiment sortit de la caserne au cri de Vive Constantin ! Il marcha sur la place du sénat en entraînant à sa suite une foule de détachements et de peuple, et se rangea en bataille autour de la statue de Pierre le Grand. Ils attendaient là des renforts assez considérables pour donner l'assaut au palais d'hiver. Ces renforts tardaient à venir ; mais le peuple, éveillé par les cris des soldats et agité par les agents des conjurés, accourait en foule sur la vaste place, et formait autour des révoltés une seconde armée populaire plus tumultueuse que l'armée elle-même.

Nicolas, enfermé avec sa famille dans le palais d'hiver, devenu pendant la nuit une forteresse hérissée de canons, entendait de ses appartements le sourd murmure de la multitude et les imprécations des soldats. Incertain des dispositions de la garde, et prévenu seulement depuis la veille de la conspiration militaire, dont le mystère pouvait lui cacher un complice dans chaque officier général de son propre palais, il ne trouvait d'appui solide que dans sa propre résolution. Il embrassa l'impératrice Alexandra, sa femme, la rassura par quelques paroles brèves et tendres, pria à genoux avec elle dans la chapelle du palais, puis, prenant par la main le jeune grand-duc Alexandre, son fils, âgé de huit ans et tout baigné des larmes de sa mère, il descendit au principal corps de garde du château, et ordonna aux hommes du poste de charger les fusils et d'occuper toutes les avenues. Présentant ensuite son fils aux soldats a Je vous le confie, leur dit-il c'est à vous de le défendre. »

Les chasseurs de Finlande ; touchés jusqu'aux larmes, jurèrent de lui faire un rempart de leurs corps ils le prirent dans leurs bras, l'embrassèrent avec mille caresses, et ce fut un spectacle plein d'intérêt que de voir le royal enfant, plus délicat que robuste, blond et d'un teint d'albâtre, passer ainsi de rang en rang, effrayé peut-être de la tendresse que lui témoignaient ces guerriers à la figure de bistre, à la moustache luisante, d'un air si martial et si soudainement exaltés. Mais il était en des mains sûres le soldat russe, quand il a donné sa foi, quand un acte de confiance a touché son cœur, se laisse hacher en morceaux sans reculer d'un pas. Les chasseurs veillèrent sur le dépôt précieux et refusèrent le prince même à son gouverneur, le colonel Mœrder, lorsqu'il vint le réclamer. a Dieu connaît les intentions de chacun, lui répondirent-ils : nous ne rendrons le fils de notre père qu'au père en personne. »

Le général Miloradovitch, gouverneur de Pétersbourg, vétéran respecté des campagnes de Souvarof de 1814 et de 1815 en France, et le comte Alexis Orlof, homme aussi imposant au peuple que cher à son maître, étaient à leur poste à côté de l'empereur à l'heure du danger. Orlof, haranguant les escadrons de la garde à cheval, les range en bataille sur l'immense place couverte de neige qui s'étend du palais d'hiver au palais du sénat. Miloradovitch fait avancer le régiment de Préobrajenskoï, les sapeurs et les grenadiers de la garde. Il en forme un rempart de baïonnettes en avant du palais, et présente ainsi un noyau de trois mille soldats incorruptibles aux troupes indécises que les officiers du parti d'Alexandre et les conjurés du parti de Constantin se disputaient dans les casernes et dans les rues.

L'empereur, impatient de cette attente qui laisse flotter l'événement, se résout à lui demander lui-même son dernier mot, la mort ou l'empire, en marchant en personne aux casernes. Il monte à cheval, et, suivi d'un seul bataillon du régiment Préobrajenskoï, il s'avance résolument au-devant des rebelles affluant par toutes les rues sur la place du Sénat.

« L'empereur, disent les notes d'un témoin oculaire, l'impartial et consciencieux Schnitzler, dont les impressions conservent la chaleur et le désordre de la journée, l'empereur ne tarda pas à rencontrer un de ces détachements pressés de rejoindre l'ennemi. S'avançant vers eux, il leur adressa le salut ordinaire. «'après un vieil usage russe d'une simplicité patriarcale, le souverain ou les chefs de corps, lorsqu'ils se trouvent en présence d'une force armée, échangent avec elle quelques paroles d'affection ; les soldats prononcent, en un temps rapide et en chœur, chacun appuyant sur l'un des mots, la formule de la réponse. « Bonjour, mes enfants ! » [strastvonstië rebeti] cria Nicolas au premier de ces détachements. La réponse fut : Hourra Constantin ! Sans se déconcerter, l'empereur montra du doigt l'extrémité de la place, et dit : « Vous vous trompez de chemin, votre place est là, auprès des traîtres ! » Un autre détachement, auquel le même salut était adressé, resta interdit et ne fit aucune réponse. L'empereur saisit le moment avec une présence d'esprit admirable : « Conversion à droite, marche ! » s'écria-t-il de sa voix sonore et retentissante. Et le soldat obéit machinalement, comme s'il n'avait eu d'autre intention en se mettant en route.

« Les grenadiers du corps avaient leur caserne dans la grande rue Millionne, qui aboutit au palais d'hiver, et à l'autre bout de laquelle s'élève le lourd édifice appelé palais de Marbre, mais qui, en grande partie construit avec le granit de Finlande, est d'une apparence sombre comme son maître d'alors, le tsarewitz Constantin. Leur ancien colonel Boulatof n'ayant pas paru à la caserne, comme il en avait pris l'engagement, le régiment fit d'abord acte de soumission, malgré les efforts tentés par le sous-lieutenant Kojevnikof pour les décider à la résistance. Ses interpellations : « A qui prêtez-vous serment ? Oubliez-vous celui qui vous lie envers l'empereur Constantin ? Prenez-y garde, on vous trompe ! tout ce qu'on débite est pure fausseté ! » Ses vociférations obstinées, le régiment les attribuait à l'état d'ivresse où il le voyait ; aussi ne mit-il point obstacle à son arrestation. La cérémonie se passa tranquillement, et les soldats allèrent dîner. Ils avaient cependant des remords ; car les paroles de Kojevnikof et d'autres suggestions antérieures avaient laissé le doute dans leurs esprits. Le lieutenant Southof, qui survint, acheva de les ébranler « Mes amis, leur dit-il, nous avons eu tort d'obéir ; les autres régiments ont refusé le serment et sont sur la place du Sénat. « Allons les rejoindre, apprêtez-vous, chargez vos armes » II fut obéi toute la compagnie se leva. En vain le brave colonel Sturler, commandant du régiment, cherchait à les retenir, à les ramener à leur devoir : « En avant ! criait Southof ; suivez-moi, ne m'abandonnez pas ! » Et il les entraîna hors de la caserne.

« Le rappel mit aussitôt sur pied tout le régiment, et le colonel commanda qu'on chargeât les armes, afin de se mettre à la poursuite des rebelles. Mais le lieutenant Panof, qui avait déjà couru de compagnie en compagnie, haranguant les soldats, protestant qu'on les trompait, et que leur docilité les exposait à la colère de l'empereur Constantin comme à celle de l'armée tout entière, les excita de nouveau à la désobéissance : « Courons vers ceux qui défendent Constantin ! » leur cria-t-il. Une cruelle incertitude s'empara de ces hommes attachés à leur devoir, mais ignorants, crédules, séduits par la voix de leurs chefs immédiats, qui leur inspiraient plus de confiance que les chefs supérieurs, habitués sinon à vivre aux dépens du soldat, du moins à se faire craindre de lui ; car il ne voit en eux qu'une autorité sévère, inflexible et imposante, des maîtres sur lesquels il ne peut jeter les yeux qu'en tremblant. Alors Panof se précipita au milieu de la colonne, fit entendre le cri répété de : Hourra Constantin ! et décida la révolte de plusieurs compagnies.

« On marcha vers la place du Sénat. En route, Panof imagina de faire une tentative contre la forteresse, située non loin de là, au centre du fleuve et de ses bras. En effet, les meneurs de la révolte auraient mieux fait de s'assurer d'une telle position, après s'y être ménagé des intelligences — chose possible sans doute avec les relations qu'ils avaient dans tous les corps —, que de s'acculer contre le sénat, à l'extrémité d'une place immense, où ils s'exposaient à être cernés, sabrés par la cavalerie, balayés par la mitraille, sans autre point d'appui que celui de la populace, à supposer qu'ils parvinssent à l'échauffer. Dans la forteresse est gardé le trésor ; ils y auraient trouvé en outre les armes et les munitions, dont ils n'avaient pu faire une provision suffisante. Le lieutenant Panof y songea d'autant plus, qu'en ce jour même la garnison de cette espèce de Kreml se composait de deux compagnies de son régiment ; mais le général Soukine, commandant de la citadelle, avait sans doute reçu des ordres et se tenait sur ses gardes. A l'approche des hommes de Panof, le poste prit les armes, la porte fut fermée : une surprise n'était plus possible. Panof retraversa aussitôt le large lit de la Néwa, couverte de cette glace épaisse où l'on peut tailler des blocs d'un mètre d'épaisseur sans compromettre la solidité de ce pont naturel il rentra dans la rue Millionne et arriva devant le palais d'hiver, contre lequel il eut encore l'idée de tenter un coup de main. Il s'avança effectivement vers la cour ; mais, voyant l'attitude des sapeurs, il comprit qu'il n'y avait rien à espérer de ce côté, ressortit et se dirigea vers le gros des rebelles, dont les cris incessants : Hourra Constantin ! confirmaient les siens dans leurs sentiments. Un autre renfort plus considérable venait de grossir les rangs des insurgés c'était le bataillon des équipages de la garde presque tout entier, conduit par le lieutenant de vaisseau Arbouzof et par Nicolas Bestoujef, capitaine-lieutenant.

« Comme nous l'avons dit, les conjurés s'étaient d'abord adressés aux marins. « Prêtez serment ou non, leur avaient dit plusieurs de leurs officiers — car plus de douze étaient initiés au complot, ou se laissèrent entraîner —, nous n'avons ni ordre ni conseil à vous donner ; n'écoutez en cela que votre conscience ! » Paroles insidieuses vis-à-vis d'hommes qui ne connaissent que le commandement, qui n'ont d'autre idée que celle de.la nécessité d'obéir, et pour qui l'empereur est le représentant de Dieu sur la terre, l'homme unique, comme dit M. de Custine, par qui la Russie pense, juge et vit, la science et la conscience de son peuple. Arbouzof, Nicolas Bestoujef et Kakhofski, qui s'étaient joints à eux, les échauffèrent de plus en plus, à ce point qu'à l'arrivée du général-major Schipof, chef de la brigade, ils refusèrent de prêter un nouveau serment. Le général fit arrêter les commandants des compagnies, mais ils furent aussitôt remis en liberté par les officiers rebelles, et comme dans cet instant de confusion un cri part « Soldats, entendez-vous ces décharges ? Ce sont vos » camarades que l'on massacre » tous s'élancent vers les portes de la caserne, et les efforts de quelques officiers fidèles échouent contre la violence du torrent. Quoique plus élevé en grade, Nicolas Bestoujef cède le commandement à Arbouzof. Les matelots suivent les meneurs, et les autres officiers sont entraînés sur leurs pas. Arrivés près du manège de la garde à cheval, ils saluent de leurs cris leurs camarades, séduits comme eux, et dont ils devaient partager le triste sort. On leur cria : « En carré contre la cavalerie ! » position que le régiment de Moscou avait déjà prise, à la vue de la garde à cheval avançant sous la conduite de son brave colonel.

« Le combat était en effet engagé. Cependant le détachement du régiment de Moscou n'avait pas réussi à s'emparer de l'hôtel du sénat, grâce à la fermeté du lieutenant Nassakine, chef du poste. Celui-ci, avec une poignée de chasseurs de Finlande, s'établit sous la porte et repoussa toutes les attaques il resta ainsi pendant deux heures entouré des rebelles, pressé, assiégé par eux.

« Déjà ceux-ci étaient démoralisés, car ils étaient sans chefs des trois hommes désignés pour les commander, Jacoubovitch était seul à son poste ; le prince Obolenski s'y était également rendu, mais il n'avait pas de rôle spécial à remplir ni le prince Troubetskoï ni le colonel Boulatof n'avaient paru. Ce dernier était sur la place, mais caché dans la foule des spectateurs. Batenkof avait prêté le serment, et nous verrons bientôt que le prince aussi avait pris conseil de sa pusillanimité. Le ferme Ryléïef avait rejoint son ami Alexandre Bestoujef ; cependant il ne resta qu'un instant sur la place n'y voyant pas Troubetskoï, il courut à sa recherche, perdit beaucoup de temps et ne reparut point. Au reste, si la présence des chefs eût jeté peut-être quelques rayons d'une gloire équivoque sur cette déplorable échauffourée, elle n'eût rien changé néanmoins au cours des événements.

« L'empereur était entouré de troupes et de généraux qui en répondaient. Vainement on le sollicitait de se retirer, et de permettre qu'on en finît avec l'insurrection. Dans ce moment de crise, il voulut se montrer digne du trône, non-seulement par son courage, qui ne faiblit pas un instant, mais par la longanimité, plus admirable, qu'il y allia. Avare du sang de ses sujets, même égarés, même coupables, il inaugura son règne par un procédé généreux. Tout en refusant de déserter le poste du danger, il permit que le gouverneur général parlât aux rebelles, afin d'essayer encore une fois de les ramener à leur devoir. Le comte Miloradovitch s'avança seul vers eux, plein de confiance dans l'attachement que le soldat lui avait toujours témoigné. A peine leur eut-il exprimé son étonnement de voir des guerriers, en tout temps si fidèles, s'oublier jusqu'à résister ouvertement à leur souverain légitime, que l'on étouffa sa voix par les cris de : Hourra Constantin ! hourra Constantin ! Le prince Obolenski lui porta un coup de baïonnette, qui effraya -seulement le cheval du vétéran ; mais en même temps Kakhofski lâcha lui-même sur lui, presque à bout portant, la détente de son pistolet, et le blessa mortellement. La main d'un Russe abattit le brave que les balles ennemies avaient respecté dans cinquante-six combats. « Devais-je croire, soupira-t-il pendant qu'on l'emportait loin de cette lutte impie, que ce serait de la main d'un Russe que je recevrais la mort ? »

« De plus en plus excitée, la foule se pressa autour des rebelles, qui cherchaient à s'étourdir par leurs vociférations. Plusieurs hommes du peuple prirent fait et cause pour eux, et le colonel Anrep (depuis lieutenant général) en perça un de son épée, au moment où il renversait un officier supérieur. Bientôt quelques meneurs subalternes se mirent en avant.

« Jusqu'alors les officiers et les conjurés, en habit civil n'avaient pas osé faire entendre le mot de constitution qui n'avait aucun sens pour la multitude, soit barbue et en cafetan, soit en menton rasé et en armes. Maintenant on jugeait le moment venu au cri Hourra Constantin ! se mêla le cri de Vive la constitution !

Ce cri expira dans l'oreille inintelligente des masses. Les institutions ne passionnent que les peuples mûrs ; les peuples jeunes ne se passionnent que pour ou contre les hommes.

« Le coup de feu qui venait d'abattre le brave général Miloradovitch, le Murat russe, comme l'appelle M. le comte Philippe de Ségur, avait eu un lugubre retentissement dans l'âme de l'empereur et dans celle des nombreux généraux et colonels dont il était environné. Une grande partie de la garde était là sous les armes, morne sans doute, abattue, incertaine, mais cependant fidèle à la discipline et contenue par son serment. « Êtes-vous bien sûr de votre troupe ? » Cette question, qu'un témoin entendit faire, vers trois heures, par un général à un colonel de cavalerie au moment de commander la charge, était applicable à la plupart des régiments heureusement, ils virent les rebelles en trop petit nombre. »

Ils restèrent inébranlables dans leur devoir ; le régiment de Moscou lui-même, dont quelques compagnies avaient donné le matin le signal de la révolte, se repentit à la voix du grand-duc Michel, son colonel, qui arriva pendant la mêlée, et qui le harangua et le détrompa par ses adjurations.

Ainsi, régiments contre régiments, bataillons contre bataillons, séparés par une place et par un cri, étaient prêts à s'entr'égorger pour un mensonge habilement exploité par un complot. C'en était fait de Nicolas et de la monarchie, si le fantôme de dictateur Troubetskoï eût été un homme ! Plus de la moitié de l'armée et le peuple tout entier, obéissant à sa présence et à sa voix, auraient proclamé Constantin et imposé facilement après la victoire les conditions au trône stipulées par les conjurés. Mais Troubetskoï, indigne du rôle qu'il avait affronté, errant de maison en maison, comme un homme qui fuit la responsabilité de sa propre audace, livrait l'événement à la merci des heures et du hasard, et se cachait loin du champ de bataille, sans donner d'ordre à sa cause, et sans lui offrir au moins sa vie.

 

XI

L'empereur, plus habile et plus actif que le dictateur, se tenait immobile, mais intrépide, à cheval à la tête de ses troupes fidèles, comme pour défier face à face les rebelles. Le temps combattait pour lui, car le temps dissipe les erreurs populaires et donner de la réflexion à l'émeute, c'est lui donner du repentir ou du découragement. Déjà les cris devenaient plus faibles et plus rares au pied de la statue de Pierre le Grand. La victoire contre cette révolte, démoralisée et étonnée d'elle-même, paraissait certaine, si Nicolas avait fait charger la garde contre les révoltés ; mais il en coûtait à son âme jeune encore, et à sa popularité incertaine, d'inaugurer son règne dans des flots de sang. Il fit appeler le vénérable Séraphim, métropolitain de Pétersbourg, et l'envoya comme un messager de paix, suivi d'un cortége de prêtres en costume sacerdotal, parlementer avec les rebelles.

Cette image de la religion s'avançant, la croix à la main, aux chants de l'autel, entre deux armées du même sang, pour commander la paix, étonna d'abord les séditieux mais les chefs, tremblants de l'ascendant des prêtres sur les soldats, ordonnèrent aux tambours de couvrir la voix des pontifes et, sans respect pour les cheveux blancs du vieillard octogénaire, ils le forcèrent, par leurs gestes, leurs hurlements et par les pointes de leurs sabres, à se retirer vers le camp de l'empereur et à rentrer dans sa cathédrale.

 

XII

« Chargeons ! » s'écria alors Nicolas à la cavalerie de la garde. Les chevaux s'ébranlèrent à sa voix ; mais l'étroit espace qui empêchait aux 'cavaliers de prendre leur force dans leur élan, la foule compacte, la neige amoncelée, amollirent la charge. Le prince Rostovski, un des principaux chefs de la conjuration, n'attendit pas le choc des chevaux : Feu ! dit-il à ses soldats. Le feu courut, à sa voix, sur toute la ligne. Un colonel de la garde tomba mortellement blessé aux pieds de son cheval ; le meurtrier de Miloradovitch, Kakhofski, tua d'un coup de pistolet le colonel des grenadiers Sturler, et jeta son arme déchargée en l'air, avec un geste de bravade ou de remords. Un autre conjuré, Kuchelbecker, visa du canon de son pistolet le grand-duc Michel lui-même, et allait l'étendre à ses pieds, quand des matelots de la garde, frémissants de ce sacrilège, lui rabattirent le bras et détournèrent le coup. Il ajusta alors. le colonel Voïnof, qui s'était élancé pour couvrir le prince ; mais le pistolet, trempé de neige fondue, trompa sa main, et sauva la vie de Voïnof. Jacoubovitch, qui s'était promis à lui-même la vie de Nicolas, le cherchait, le poignard à la main, dans la mêlée.

L'empereur, voyant la mollesse de la charge, la solidité de la révolte, ses colonels et ses généraux jonchant de leurs corps l'espace entre les deux lignes, et le jour tomber sur un doute qui allait doubler pendant la nuit les forces de la révolte, replia la cavalerie et lit avancer l'artillerie. Les mèches allumées des canonniers, agitées comme un avertissement du danger au-dessus des pièces, firent reculer la foule, mais n'ébranlèrent pas les soldats ; ils comptaient sur la complicité des canonniers, dont un grand nombre avaient pactisé avec la révolte ; mais le grand-duc Michel, descendant de cheval et prenant la mèche des mains d'un canonnier, fit le premier feu de mitraille sur la masse compacte des rebelles. Dix pièces successivement déchargées sur cette masse resserrée dans un si étroit espace, ouvrirent une brèche sur les cadavres de la cavalerie de la garde. Le combat ne fut plus qu'un massacre ou une fuite à travers les ténèbres des rues voisines. La nuit, la neige et la Néwa cachèrent le nombre des victimes.

L'empereur rentra, au dernier coup de canon, dans le palais, pour féliciter et consoler sa femme d'une victoire remportée à regret sur son propre peuple. Le brave général Miloradovitch expirait de sa blessure sur un matelas, dans le vestibule du palais il mourut dans les bras du maître auquel il venait de donner sa vie et l'empire. Les soldats échappés au carnage de la place de Pierre-le-Grand se hâtaient, les uns de fuir au-delà du fleuve, les autres de rentrer à leurs corps, en y désavouant leur faute et en maudissant leurs séducteurs.

Ryléïef, Bestoujef, Poustchin, Stenheil, Batenkof, rentrés, à la faveur des ténèbres, dans la chambre de Ryléïef, y concertaient précipitamment leur fuite à l'armée du Midi, où la conjuration victorieuse leur offrirait sans doute asile et vengeance. Le dictateur Troubetskoï, réfugié chez sa belle-mère, la comtesse de Laval, allait implorer de là un plus sûr asile chez son beau-frère, le comte Lebzeltern, envoyé d'Autriche. Lebzeltern, sur la foi de M. de Nesselrode, qui lui promettait au nom de l'empereur la vie de Troubetskoï, engagea son beau-frère à se rendre au palais, son meilleur refuge. « Si vous vous sentez le courage, lui dit l'empereur, de supporter une vie déshonorée, je vous accorde, comme une punition plus que comme une grâce, la vie. » Puis, se détournant avec dégoût d'un chef qui n'avait su ni combattre ni mourir, il laissa le dictateur écrire à sa femme : « Je me porte bien, et je vivrai. » Sa généreuse épouse le suivit volontairement en Sibérie, où l'empereur lui permit ce que l'exil, le climat et la honte peuvent laisser d'adoucissement à la ruine du caractère.

 

XIII

Le lendemain, les renseignements et les listes trouvés dans les papiers de Troubetskoï donnèrent à l'empereur les plans, les noms, les traces des deux conjurations. Ryléïef, Kakhofski, Obolenski, les frères Bestoujef, le féroce Jacoubovitch, altéré du sang de l'empereur, le colonel Boulatof, et une foule de conjurés subalternes, furent désignés par ces listes et surpris avant la fuite. Nicolas voulut les interroger presque tous lui-même, soit pour sonder les Causes réelles de ce grand complot, soit pour mesurer, avec une indulgence arbitraire, le degré de culpabilité et de repentir de chaque conjuré.

« Il faisait à peine jour lorsque Bestoujef se trouva en présence de l'empereur, presque seul à seul. Lui, dont la parole éloquente et sympathique avait entraîné à la révolte la moitié d'un régiment auquel il était complétement étranger, resta atterré devant la majesté du regard avec lequel Nicolas l'aborda, en lui disant ces mots dictés par une juste indignation « Le général Bestoujef » était un serviteur fidèle, mais il n'a laissé que des fils » dégénérés. On assure qu'à cette question « Où étiez-vous dans la journée du 14 ? » Boulatof répondit : « Près de votre personne, Sire ! et si vous aviez faibli, c'était fait de vous ; mais je ne me suis pas senti capable de lâcher la détente, quand Votre Majesté montrait tant de fermeté et de courage.

« — Mais, pour une entreprise de cette espèce, il faut de l'assistance, des ressources de tout genre sur quels moyens comptiez-vous pour réussir ?

« — Des choses de cette nature ne se disent pas devant un si grand nombre de témoins. »

« Sans faire attention à quel danger il s'exposait, Nicolas prit le conspirateur sous le bras, entra avec lui dans son cabinet, et ils restèrent longtemps en conversation particulière. Nous ne pensons pas que Boulatof descendit au rôle indigne de dénonciateur- ; mais on assure qu'il s'exprima avec une entière franchise, à laquelle son auguste interlocuteur répondit par des témoignages de bonté, et par l'expression de son regret qu'un tel homme fût perdu pour la société. En sortant, le colonel avait encore les larmes aux yeux la confiance dont il venait d'être l'objet lui faisait sentir plus vivement encore l'énormité de son crime. »

Un trait de caractère rappelle dans un père le fanatisme du premier Brutus, avec la différence de la liberté à la servitude

« Le jeune comte Zacharie Tchernychef, capitaine aux chevaliers-gardes, la joie et l'orgueil d'une famille illustre, au sein de laquelle on a compté, dans le cours du dix-huitième siècle, plusieurs ministres et plusieurs feld-maréchaux, venait d'être arrêté. L'empereur désirait le sauver, par égard pour ses parents et aussi. à raison de son âge. Il n'avait point pris part à la lutte, mais seulement il s'était laissé entraîner dans les sociétés secrètes par son beau-frère, le capitaine Nikita Mouravief. Le jeune Tchernychef fut amené devant le monarque :

« — Est-il possible, lui dit Nicolas, que vous soyez sous le coup d'une peine infamante, vous qui appartenez à une des premières familles de mon empire ? J'espère que non. Désavouez les principes professés par vous, les actes insensés que vous avez commis ; dites-moi que vous vous en repentez, et je pourrai vous faire grâce — car, en Russie, le souverain peut faire grâce avant tout jugement comme après). Tchernychef refusa :

« — J'ai agi selon ma conscience, » dit-il pour toute réponse. »

Son père, vieux militaire, aide de camp général de l'empereur, et commandant du premier corps de cavalerie de réserve, se porta lui-même accusateur de son fils, qu'il amena devant son maître. Celui-ci, touché de la fidélité du général, voulut user de clémence, et lui dit qu'il s'en remettait à lui-même de la punition du coupable

« Si Votre Majesté veut traiter favorablement ce misérable, répondit le père irrité, qu'elle le fasse mettre sous bonne garde car, pour moi, je le tuerais ! »

Nicolas l'assura qu'il pardonnait au jeune homme, et l'invita à suivre son exemple ; mais le vieux guerrier opposa à ses instances un irrévocable jamais !

 

XIV

Cependant les ordres d'arrêter tous les conspirateurs de l'armée du Midi dévoilés par les papiers et les listes des conspirateurs de Pétersbourg étaient partis, dans la nuit même du 26 au 27 décembre, pour Kief. On se souvient que le véritable chef et le véritable dictateur de ces armées, Pestel, trahi par un des affiliés, était déjà dans les fers. Un autre chef restait à la 'conjuration : c'était Serge Mouravief Apostol, lieutenant-colonel du régiment de Tchernigof. Mouravief descendait d'un ancien hetman des Cosaques son père était membre du sénat, ancien ambassadeur de la cour de Russie en Espagne, et littérateur éminent dans une littérature encore neuve. Élevé avec l'empereur Alexandre, il venait de composer en langue grecque un chant de deuil sur la mort de son souverain et de son ami. Ses fils avaient été élevés en France ; ils y avaient respiré, comme tous les jeunes Russes et Polonais dépaysés dans une autre atmosphère morale, des idées libérales, germes naturels de nos climats avancés, mais peu compris encore dans leur pays. C'est cette contradiction entre les idées et les mœurs qui fit la gloire et le malheur des Mouravief.

Serge et Mathieu Mouravief, rentrés en Russie en 1816, servaient dans l'armée du midi. Serge, le plus enthousiaste des quatre frères, n'avait pas tardé à être recruté par Pestel dans les sociétés secrètes. De là à la conjuration, il n'y avait qu'à glisser à l'heure opportune. Serge avait entraîné dans le complot, vague et indéterminé encore, son frère plus réfléchi, mais à qui la tendresse fraternelle pouvait tout demander, même le sacrifice de sa raison Mathieu n'était un conspirateur que par complaisance et par dévouement. Il sentait le vide des plans politiques de son frère, dans un pays plus propres aux révolutions de palais qu'à la liberté. « Nous nous perdrons sans sauver notre patrie, disait-il souvent à Serge mais, puisque tu veux te perdre, je ne veux pas me sauver sans toi. »

 

XV

Après l'arrestation de Pestel et l'avortement de la journée du 26 décembre à Pétersbourg, Mouravief, sans espoir maintenant du côté de l'armée du Midi, tenta de renouer les fils de la conspiration coupés avec l'armée polonaise de Varsovie. Mais, au moment où il travaillait les chefs de l'armée polonaise, peu disposée alors au soulèvement, parce qu'elle se flattait d'avoir dans Constantin un roi détaché du trône moscovite, Mouravief fut surpris lui-même, et arrêté par le colonel Gébel, son ami. Gébel, contraint par la discipline et par la fidélité à exécuter l'ordre d'arrestation de Pétersbourg, adoucit autant qu'il était en lui la rigueur de la captivité des deux Mouravief. Il vint souper avec eux dans leur prison, la veille de leur départ pour Pétersbourg, avec la confiance d'un homme loyal qui ne soupçonne pas de déloyauté un ancien camarade d'armes. Mais, au milieu du repas, quelques officiers de l'armée, initiés à la conjuration, entrés dans la chambre sous prétexte d'adresser leurs adieux aux prisonniers, se jettent sur le colonel Gébel pour le désarmer et pour lui arracher les clefs de la prison. Le colonel, indigné de la perfidie, tire son sabre, se défend en héros, reçoit quatorze blessures, et tombe évanoui dans son sang sous le sabre de Serge Mouravief. Le prisonnier ainsi délivré sort avec ses complices, harangue les soldats, les entraîne, et proclame l'empereur Constantin, au cri machinalement répété de : Vive la liberté !

Maître d'un régiment, il appelle à lui les détachements les plus rapprochés, en forme une colonne, et marche lentement sur Kief. Son plus jeune frère, Hippolyte Mouravief, le rejoint en route, et veut, malgré les instances de ses' frères, s'associer à leur destinée. Leurs émissaires qui les précédaient dans la capitale de la Petite Russie essayent en vain d'y faire comprendre les mots étrangers de liberté et de république on ne leur répond que par les noms de Nicolas ou de Constantin. Mais déjà le bruit de l'abdication confirmée de Constantin, et de l'inauguration de Nicolas, parvenait de toutes parts à Kief. L'heure des conjurés était passée. Les partisans de Mouravief se décimaient par la désertion plus qu'ils ne se recrutaient en route. Ils n'osèrent pas aborder la garnison de Kief, et se détournèrent à quelque distance de la ville pour se rapprocher de la Pologne.

Bientôt poursuivis et atteints par le général Geismar sur les hauteurs d'Oustinovka, toute espérance de succès et même de fuite s'évanouit pour eux. « Mouravief, dit un des témoins de sa dernière marche, dont le noble caractère ne se démentit pas dans ce moment critique, vit qu'il fallait mourir, et se prépara à mourir en soldat. Ayant formé ses six compagnies en un carré, il leur ordonna de marcher droit sur les canons amenés contre eux, l'arme au bras et sans tirer un coup de fusil. Peut-être se flattait-il encore que les canonniers ne tireraient pas et se laisseraient entraîner dans la rébellion. Quoi qu'il en soit, les compagnies obéissent au commandement mais, reçues à coups de mitraille, elles s'étonnent, se troublent, et bientôt leur carré est ébranlé. Mouravief, atteint d'une blessure, tombe, se relève et continue de combattre. Alors les dragons exécutent une charge. Mouravief reçoit un coup de sabre à la tête le carré est rompu. Hors d'état de se soutenir, l'intrépide Serge cherchait encore à rallier les siens, lorsque, détrompés enfin, ils jettent leurs armes, demandent merci, saisissent eux-mêmes leur chef, qui nageait dans son sang, et le livrent, lui et Bestoujef-Rumine, au commandant des hussards. Hippolyte Mouravief Apostol fut tué dans l'action ; son frère Mathieu, ainsi que le capitaine en second baron Solovief et les lieutenants Kouzmine, Chtchipilla, Bistricby Masalevski, furent faits prisonniers, et Kouzmine le même jour se fit sauter la cervelle. Soukhinof, autre lieutenant, réussit à se sauver et à franchir la frontière mais il fut bientôt arrêté à Kichenef, et livré, par les autorités moldaves, à un voisin trop puissant pour qu'on ait rien à lui refuser. Du côté des troupes impériales, il n'y eut ni morts ni blessés les rebelles n'avaient pas brûlé une amorce ils s'étaient jetés en aveugles en avant de la mitraille, puis ils avaient renoncé à toute résistance et avaient été faits prisonniers au nombre de sept cents.

« L'état des blessures de Serge Mouravief ne permit pas de lui faire faire immédiatement le voyage de trois cent trente lieues qui séparent Vassilkof de Saint-Pétersbourg mais Mathieu fut immédiatement placé sur un traîneau, et conduit dans la capitale, sous bonne escorte. L'empereur voulut lui faire subir personnellement un premier interrogatoire sans doute pour surprendre des vérités que ses divers agents auraient pu avoir intérêt à lui cacher ; puis il lui permit d'écrire ; à son père dans son cabinet même. D'un seul coup, le malheureux Mouravief Apostol avait perdu ses trois fils aînés : il ne lui restait plus, comme il l'a dit lui-même dans le poétique épanchement de sa douleur, qu'à cacher sa tête sous leurs cendres. Pour une situation pareille à la sienne, la religion seule a des, consolations efficaces ; mais, fidèle à son culte de l'antiquité, M. Mouravief chercha les siennes dans la lecture du Prométhée d'Eschyle, type des caractères fortement trempés. Son fils Mathieu ne montra pas la même roideur les sentiments du chrétien avaient plus de prise sur lui que les leçons du paganisme. Il était plein de repentir. Sa lettre était touchante : « Il était indigne déformais, écrivait-il à l'auteur de ses jours, de l'appeler son père, mais il ne pouvait renoncer à ce doux nom, qu'il lui donnait peut-être pour la dernière fois. Maintenant seulement il voyait toute la profondeur de l'abime sur lequel il avait longtemps marché si étourdiment il engageait son frère (d'une autre mère) à profiter de la terrible leçon que lui donnaient ses aînés, et garder une foi inviolable à son souverain. »

« Peu de jours après, le régiment de Tchernigof et l'armée du Midi tout entière prêtèrent serment à l'empereur Nicolas. »

La Russie avait heureusement traversé la triple crise de la mort, de l'interrègne et de la guerre civile. Le jeune empereur avait offert le trône avec magnanimité et l'avait défendu avec héroïsme. L'homme annonçait le règne. Mais ce règne, corrompu par l'orgueil, ne devait pas finir comme il avait commencé.

 

XVI

Le procès fut long, solennel, sanglant. Une amnistie pour un crime qui n'était que l'erreur de la fidélité dans la masse des soldats révoltés eût été à la fois plus humaine et plus politique. On en ut malhabilement le procès de la vieille Russie contre la jeune Russie. Un nouveau règne a besoin de faveur plus que de justice. Des catégories terribles de criminalité et de peines furent établies, par la haute cour nommée par l'empereur, entre une multitude d'accusés. La plupart de ces catégories de peines laissaient la vie, mais une vie flétrie et proscrite, aux condamnés. La dernière de ces catégories ne contenait que les cinq chefs voués à la mort. Leur supplice, raconté par un de ceux qui recueillirent leurs derniers sentiments et leur dernier soupir, épouvanta la Russie et attendrit l'Europe.

« Une journée après la condamnation fut donnée, dit-il, aux dernières méditations, à l'examen de conscience, si naturel à l'homme prêt à franchir le seuil de l'éternité. Les secours de la religion, dans ces moments suprêmes, ne firent point défaut aux condamnés ; peu d'entre eux les refusèrent, presque tous y puisèrent force et courage. Ryléïef, notamment, en accepta les divines consolations. Ce chef réel de l'association du Nord, reconnut que, d'après les lois existantes, la sentence qui le condamnait était juste. L'ardeur de son patriotisme l'avait trompé, disait-il ; mais le patriotisme ayant été l'unique mobile de ses actions, il attendait la mort sans effroi. Elle sera, avouait-il, une expiation peut-être due à la société, pour laquelle sans nul doute il avait agi, bien que sans aveu. Quelques heures encore, et cette expiation était consommée. Il saisit la plume pour écrire une dernière fois à sa jeune compagne. Dans une lettre touchante, il lui fait de tendres adieux, la console, la presse vivement de ne pas s'abandonner au désespoir, et l'exhorte en chrétien à ne pas murmurer, ni contre les arrêts de la Providence, ni contre la justice de l'empereur. Il lui recommande de quitter Pétersbourg au plus tôt pour retourner dans son pays natal (elle était de Novgorod), mais de recevoir d'abord le prêtre qui l'aurait assisté à l'article de la mort et qui lui ferait part de ses dernières paroles et de ses dernières volontés. Ryléïef réservait à ce digne confesseur une marque de reconnaissance et d'affection il chargea sa femme de lui remettre une de ses tabatières en or. Il avait à peine fini cette lettre arrosée de ses larmes, qu'on vint l'avertir de se préparer au départ. » De son côté, Pestel, le dictateur du Midi, était près de mourir ; rien n'ébranlait sa fermeté, et jusqu'à la fin, dit-on, il resta convaincu de la sagesse et de l'opportunité des principes consignés par lui dans son Droit russe.

« Depuis quatre-vingts ans Pétersbourg n'avait pas été témoin d'une exécution à mort, et dans toute la Russie l'échafaud n'avait été dressé qu'en de rares occasions depuis le règne d'Élisabeth.

« Le 25 juillet, dès deux heures du matin, on travaillait à élever une large potence, où cinq corps pussent tenir de front, sur le rempart de la forteresse qui regarde la petite église en bois vermoulu à l'invocation de la Trinité, placée sur le bord de la Néwa, à l'entrée du quartier dit du Vieux-Pétersbourg. Dans cette saison, la nuit, sous cette latitude boréale, n'est, comme on sait, qu'un crépuscule prolongé jusqu'aux premières lueurs de l'aurore, bien moins tardive que dans nos pays. On pouvait donc, à cette heure matinale, parfaitement distinguer déjà tous les objets. Un faible bruit de tambours et le son de quelques trompettes se faisaient entendre isolément dans différents quartiers de la ville ; car chaque régiment de la garnison envoyait seulement une compagnie pour assister à la scène lugubre que le soleil levant devait éclairer. A dessein, on avait laissé planer l'incertitude sur le moment de l'exécution. Aussi, la ville était-elle encore plongée dans le sommeil de rares spectateurs accouraient un à un, et même au bout d'une heure leur nombre suffit à peine pour doubler le cordon militaire qui ne tarda pas à s'interposer entre eux et les acteurs de ce drame terrible. Un silence profond régnait ; et lorsque le roulement des tambours de tous les détachements réunis se fit entendre, il n'eut qu'un sourd retentissement qui ne troubla pas le calme de la nuit et ne réveilla point les échos.

» Vers trois heures, les mêmes tambours annoncèrent l'arrivée de ceux des condamnés auxquels il avait été fait grâce de la vie. Distribués par groupes sur le front du cercle assez vaste qui occupait le glacis en avant du rempart où s'élevait la potence, et placés chacun devant le corps auquel ils avaient appartenu, ils durent se mettre à genoux après avoir entendu la lecture de leur jugement on leur arracha leurs épaulettes, leurs décorations et leurs uniformes, on brisa une épée sur la tête de chacun d'eux en signe de dégradation ; puis, revêtus d'une grosse capote grise, ils dénièrent devant le gibet, pendant qu'un brasier allumé tout auprès consumait leurs uniformes, les insignes de leurs grades et leurs décorations.

« A peine étaient-ils rentrés dans la forteresse par la porte de communication ordinaire, non loin de laquelle était dressé l'instrument du supplice, que les cinq condamnés à mort parurent sur le rempart. A la distance où le public était placé, il eût été difficile de distinguer leurs traits ; d'ailleurs ils étaient couverts de capotes grises dont le capuchon enveloppait leurs têtes. Ils montèrent un à un sur la plate-forme et sur les escabeaux' rangés de front sous la potence, dans l'ordre qui leur était assigné par le jugement, Pestel, le premier, tenant la droite, et Kakhofski la gauche. On leur passa autour du cou le nœud fatal, et l'exécuteur des œuvres de justice ne s'était pas sitôt éloigné que la plate-forme s'enfonça sous leurs pieds. La strangulation s'accomplit pour Pestel et Kakhofski, mais la mort recula, pour ainsi dire, devant les trois autres placés au milieu d'eux. Les spectateurs furent témoins d'une scène affreuse la corde, mal affermie, glissa sur le capuchon de ces, malheureux, qui tombèrent dans le trou béant sous l'échafaud, pâle mêle avec la trappe et les escabeaux. D'horribles meurtrissures durent en être pour eux la conséquence, et comme ce lamentable accident ne changea rien à leur sort, car l'empereur était absent à Tzarko-zélo, et personne n'aurait osé donner l'ordre de surseoir à l'exécution, ils souffrirent deux fois les angoisses du trépas. Aussitôt la plate-forme rétablie, on les ramena sur le gibet. Étourdi d'abord par sa chute, Ryléïef marcha cependant d'un pas décidé, mais sans pouvoir retenir cette douloureuse exclamation : « Il sera donc dit que rien ne me réussira, pas même la mort ! » A en croire quelques témoignages, il se serait aussi écrié : « Maudit pays, où l'on ne sait ni conspirer, ni juger, ni pendre ! » Mais d'autres prêtent ces paroles à Serge Mouravief Apostol, qui, comme Ryléïef, remonta courageusement les degrés. Bestoujef-Rumine, sans doute plus maltraité que les autres, n'eut pas la force de se, soutenir sur ses jambes ; il fallut le porter sous le gibet. Une seconde fois le nœud se serra autour de leur cou, et cette fois sans les relâcher. Au bout de quelques secondes, le roulement du tambour annonça que la justice humaine était satisfaite. Cinq heures sonnaient ; les troupes et les autres spectateurs de ce terrible sacrifice s'écoulèrent en silence. »

 

XVII

Comme s'il attendait d'avoir purifié la Russie de tout levain des idées modernes dans le sein des apôtres prématurés de la liberté constitutionnelle avant de poser la couronne sur sa tête, l'empereur ne se fit couronner à Moscou qu'après ce supplice.

Une scène plus dramatique et plus inattendue que ce vain cérémonial du couronnement des tsars dans leur vieille capitale émut l'empereur, l'armée et le peuple, la veille et le jour du couronnement. Constantin, qui n'était pas convié à ces fêtes, quitta furtivement Varsovie, et arriva inopinément le 14 juillet aux portes du Kremlin. La chronique intérieure du palais raconte ainsi cette entrevue entre deux frères, dont l'un ne voulait que jouir de sa résignation, mais dont l'autre pouvait craindre un repentir ou un excès de popularité dans son frère

« Depuis la mort d'Alexandre, depuis le combat de générosité dont cette mort avait été pour eux le signal, les deux frères ne s'étaient point vus. On court annoncer Constantin à l'empereur. A ces mots : Le grand-duc ! celui-ci, occupé de sa toilette, ne pense qu'à son frère Michel, et lui fait demander de l'excuser un instant. Mais l'aide de camp hésite, et, interrogé d'un regard par le monarque, il ajoute avec émotion : Le tsarewitz ! Aussitôt Nicolas, jetant un cri de joie, s'élance à la rencontre de son frère. Constantin saisit sa main, et la baise en s'inclinant profondément ; mais Nicolas l'embrasse, lui prodigue les témoignages de reconnaissance et de respect, et verse de douces larmes sur son sein.

« Quel moment pour les deux frères ! l'un venant couronner son œuvre de renonciation et convertir un sacrifice en un hommage libre et cordial ; l'autre acceptant avec autant de reconnaissance que d'intégrité le don gratuit et spontané de l'empire ! »

Quelques moments après, les trois frères se tenant par la main sortirent du vestibule du palais, et parurent comme une image de la concorde devant le front des troupes, qui firent retentir les airs des cris de Vive Constantin ! Des acclamations lui payaient l'empire, et sa conscience lui payait sa vertu.

« Au moment de la prestation du serment dans la cathédrale, l'impératrice mère, Marie Federowna, veuve de Paul Ier, s'approcha la première ; mais Nicolas la prévint, s'élança vers elle, la serra dans ses bras et reçut sa bénédiction. Marie cacha sur la poitrine de son fils les larmes qui coulaient de ses yeux. Elle pensait- sans doute au couronnement de cet autre fils, Alexandre, si tendrement chéri, que la mort lui avait enlevé. Alors aussi, dominée par son émotion, elle s'était jetée, presque anéantie, dans les bras du monarque couronné. Nicolas comprit les douleurs de ce cœur maternel et les partagea. Elles excitèrent l'émotion de toute l'assistance. Mais une scène peut-être plus émouvante encore s'empara bientôt de l'attention de tous et exalta leur émotion jusqu'à l'enthousiasme. A peine l'impératrice mère se fut-elle arrachée aux embrassements de son fils, que l'on vit Constantin fléchir le genou devant lui, devant ce frère cadet qui le remplaçait sur un trône auquel, par sa naissance, il avait été appelé lui-même. Nicolas se jeta aussitôt à son cou ; penché, comme lui, vers la terre, il l'embrassa, le serra contre son cœur, et oublia un instant son rôle de roi couronné pour obéir au sentiment qui le dominait. L'auguste mère des princes revint pour les bénir. Nul, parmi les nombreux spectateurs, ne put voir d'un œil sec ce touchant spectacle. Constantin mettait le sceau au glorieux acte d'abnégation de l'empire il s'humiliait en présence de tous devant un trône où il eut pu monter, et le faisait avec une si évidente sincérité qu'il dissipait tous les doutes sur sa franche et libre détermination. C'était la péripétie la plus saisissante de tout ce drame imposant ; devant elle, le reste disparaissait. »

Le reste était de la pompe, cette génuflexion et ces larmes étaient de la nature.

Ces embrassements des deux frères sous la main de leur mère qui les bénissait furent le sacre du cœur, associé au sacre de la religion. Le règne politique de Nicolas commença à dater de ce jour. Il est trop près de nous pour être aujourd'hui raconté. Avant de l'entreprendre, il faut avoir jeté dans son tombeau à peine ouvert les partialités, les ressentiments et les sévérités légitimes que ses dernières années de règne ont accumulés avec tant de sang sur son nom. Même pour accuser, l'histoire a besoin de justice, et la justice a besoin du temps.

 

FIN DE L'HISTOIRE DE LA RUSSIE

 

 

 



[1] 1855. Guerre des provinces danubiennes et guerre de Crimée.