HISTOIRE DE LA RUSSIE

 

LIVRE HUITIÈME.

 

 

I

Alexandre avait vingt-six ans le 24 mars 1801, jour où la Russie prêta serment au nouvel empereur. S'il n'y avait eu ni mystère dans le palais, ni conjurés impunis autour de lui, ni reproche sur les lèvres de sa mère, ni remords caché dans son propre cœur, ni soupçon sinistre dans les yeux du peuple qui le saluait, jamais souverain n'aurait reçu la couronne de plus d'amour et de plus d'espérances.

Sa jeunesse, sa candeur, son obéissance filiale aux volontés et même aux caprices d'un père la prédilection de sa mère pour lui, et le respect jusque-là inaltérable qu'il témoignait à cette mère ; ses mœurs pures, ses goûts studieux ; les principes respectueux pour les peuples, qu'il avait sucés dans les entretiens de son précepteur, citoyen d'un peuple libre, le colonel helvétien Laharpe, principes qu'il affichait dans ses propos, et qu'il exagérait même jusqu'à un républicanisme inapplicable dans un pays où la seule institution est la tempérance dans le despotisme ; enfin les ombrages, les persécutions dont la jalousie inquiète de Paul obsédait sa jeunesse, et qui appelaient sur lui l'intérêt qu'on porte aux victimes, tout se réunissait en ce moment autour d'Alexandre pour le couronner de popularité autant que du diadème.

La nature complétait extérieurement en lui le prestige de l'empire. C'était, dit un témoin oculaire de sa première apparition comme souverain hors du palais, un prince qui réalisait aux yeux le prince accompli rêvé et dépeint par le poétique génie de Fénelon dans les utopies du Télémaque. Rien ne manquait à la ressemblance pas même la chimérique illusion qui attribue aux souverains plus de perfections et aux peuples plus de docilité que la nature humaine n'en comporte. Alexandre avait la beauté imaginaire de son âme dans ses traits une taille élevée, mince et flexible, où la faiblesse même ajoutait à la grâce, un port de tête qui rappelait la majesté de Catherine II, son aïeule, mais dont la modestie de l'âge tempérait la douce fierté ; un front haut, large et plane, où l'étude et le casque avaient déjà effilé la chevelure un peu rare, ; des yeux bleus bien ouverts, limpides et profonds, comme une âme qui n'a rien encore à voiler aux hommes ; un nez trop court pour la perfection grecque du profil mais qui ne rappelait nullement la difformité tartare dé ce trait du visage dans sa race ; une bouche ferme dans le silence, presque féminine dans la parole un ovale un peu carré à la base ; un teint d'une blancheur mate et marbrée, que la timidité colorait souvent d'une rougeur fugitive ; une voix qui touchait le cœur en même temps que l'oreille par un timbre tour à tour musical et pathétique ; une belle pose à cheval ; un aplomb sans lourdeur ; le geste majestueux, jamais théâtral l'épée saluant militairement comme un sceptre plus que comme une arme dans la main.

Tel était à cette époque de sa vie le jeune empereur Alexandre, tel nous l'avons contemplé nous-même, quelques années après, au moment où sa maturité accomplie lui laissait encore sa séduction. L'éblouissement et l'attrait se tempéraient et s'achevaient l'un l'autre dans sa personne. Si les souverains étaient jetés par la nature dans un autre moule que le reste des hommes, on aurait pu croire que c'était la statue du tsar modèle, pour inspirer le respect et pour charmer les yeux.

 

II

Son caractère était la contre-épreuve de sa figure, plus beau de sentiments que puissant de facultés. Catherine, qui l'adorait comme son image vivante, lui avait donné la grandeur de ses pensées, mais non la force de son génie. L'excès même des soins qu'elle avait pris de son éducation avait nui peut-être à son développement. Trop façonné par elle et par ses maîtres à la perfection de sa condition de maître futur d'un vaste empire, l'art avait un peu comprimé la nature en lui. Il avait plus écouté que pensé, plus répété que senti, plus obéi que voulu dans sa vie. Ses vertus étaient des leçons de son esprit plus que des élans de l'âme. Il s'était habitué à subir plus qu'à imprimer des impulsions ; très-intelligent pour comprendre, il l'était moins pour concevoir l'âme seule en lui était grande ; l'esprit n'était que cultivé, fin et habile. Un immense amour de la vertu et de la gloire était sa principale vertu.

Mais ces aspirations étaient vagues comme celles qu'on a puisées dans les livres ou dans les leçons de la philosophie antique, sans application actuelle ou locale à la condition du disciple. Laharpe, pédagogue honnête mais sans génie, avait rempli la bouche de son élève de maximes plus que de sens. n avait formé un Grec, un Macédonien, un Romain ; il ne fallait aux Scythes qu'un autocrate philanthrope. Le contraste perpétuel entre ces maximes de philosophie libérale et les nécessités du despotisme moscovite devait faire du jeune Alexandre un prince dépaysé dès le premier jour sur un trône absolu. Toute sa vie, contradiction vivante entre l'homme et le souverain, devait se ressentir de cette fausse éducation donnée à son petit-fils par Catherine. Il allait chercher partout la vertu et la gloire dont on avait ébloui sa jeune âme, sans savoir jamais où était pour un tsar de Russie la solide gloire et la véritable vertu. Cœur honnête, âme belle, vertu chimérique, imagination vaine, ambition ardente du bien et du beau, mais esprit courant à toutes les lueurs, sans pouvoir reconnaître celle qui allait l'égarer ou le conduire 1 Tel était en réalité le caractère du jeune Alexandre au moment où un crime lui donnait prématurément l'empire qu'il était plus impatient de recevoir qu'il n'était mûr pour le gouverner.

 

III

Après l'éloignement décent de Pahlen, les complices subalternes de la nuit du 23 mars, à l'exception des Zoubof et de Beningsen, furent successivement non poursuivis mais écartés. Ils allèrent traîner dans les armées et dans les gouvernements les plus distants de la capitale les soupçons attachés à leurs pas, et les reproches d'ingratitude adressés par eux à demi-voix à celui qui ne pouvait ni les avouer sans déshonneur, ni les punir sans péril.

Les conjurations, depuis cinq règnes, étaient si fréquentes, si subites et si heureuses, que le souverain lui-même tremblait de rencontrer un conspirateur dans chaque favori. Le vieux et rusé Panin, autrefois gouverneur de Paul Ier, et un des principaux complices de Catherine contre Pierre III, avait vu sans étonnement et sans peine tomber le fils, son élève, sous les mêmes coups qui avaient frappé le père. Il rie haïssait dans Pahlen que le rival de pouvoir, et non l'émule de conjuration. Alexandre, encore indécis sur la politique qu'il aurait à suivre relativement à l'Europe, donna provisoirement à Panin la direction des affaires dirigées longtemps par ce ministre sous Catherine II.

L'état de l'Europe exigeait en ce moment un homme de génie pour l'embrasser d'un regard, et une main aussi résolue qu'habile pour tracer sa politique à la Russie. Panin, vieilli dans les temporisations de la politique expectante du règne de Catherine, était plus propre aux manèges des négociations qu'à l'action franche, vive et décidée, seule grande attitude nationale d'un empire devenu en moins d'un siècle le pivot du Nord. L'inexpérience, la docilité, la flexibilité d'esprit du jeune Alexandre, l'ignorance des jeunes favoris dont il était entouré, leur impatience de jouer un rôle sans connaître ni la scène ni les acteurs, laissaient à Panin une autorité précaire, mais presque absolue, dans le conseil. Intermédiaire entre le vieux parti national russe représenté à la cour par le prince Kotschoubey, par les Dolgorouki, et entre le parti de la jeunesse, représenté par Alexandre, par le prince Czartorisky son ami, par les jeunes Novolitzof et M. de Strogonof ses confidents, Panin conserva quelque temps l'apparence d'oracle de la tradition russe, liant la vieille politique de Catherine. à la nouvelle politique de la jeune cour. Aussi, dans les premiers actes du règne, on s'aperçut à peine à l'extérieur que Paul Ier avait cessé de régner.

 

IV

A l'époque de l'avènement d'Alexandre, tout se détendait à la fois en Europe de la longue et violente tension que la révolution française et les coalitions nouées contre cette révolution, mais tour à tour vaincues et dissoutes, avaient maintenue pendant neuf ans dans les cours, dans les armées, dans les congrès. Une lassitude générale, et la conviction que la république française était invincible, avaient découragé ses ennemis. Tout le monde acceptait maintenant, par nécessité ou par sagesse, l'idée de transiger avec cette puissance nouvelle d'un peuple que la liberté venait de rajeunir.

L'Angleterre elle-même, qui avait secondé seule avec tant de constance et tant de sacrifices, depuis 1792, le génie de son grand ministre M. Pitt, contre la France conquérante, l'Angleterre fléchissait sous l'ascendant d'une fortune et sous le poids d'une pression qui ne faisaient pas fléchir son ministre. Une opposition plus verbeuse que patriotique, représentée par un grand orateur populaire, sophiste de contradiction, M. Fox, sapait à force de vains discours le bon sens anglais. Après avoir demandé la paix avec la démagogie sanguinaire de 1793, M. Fox et ses amis la demandaient avec le despotisme militaire du premier consul Bonaparte. La paix n'était au fond, pour eux, qu'un texte d'opposition parlementaire. Si M. Pitt avait voulu la paix, M. Fox aurait demandé la guerre. Mais la nation anglaise, fatiguée d'un effort surnaturel dont l'histoire offre peu d'exemples, voulait non désarmer mais respirer.

M. Pitt, ferme dans sa conviction que l'antagonisme à mort contre la France révolutionnaire et conquérante était la vie et la grandeur de l'Angleterre, sentit qu'il allait rester seul sur la brèche de la tribune. Il aima mieux descendre que de se démentir en négociant une paix qu'il jugeait lâche, inopportune et impolitique. Abandonné par l'Europe et déserté un à un par ses partisans dans le parlement, il se prépara à la retraite. Son coup d'œil prophétique d'homme d'État, supérieur aux faiblesses et aux caprices de son pays, lui faisait assez pressentir que la paix ne serait qu'une trêve ; que si l'Angleterre ne pouvait point souffrir de rivale sur les mers, l'ambition du jeune dictateur de la France ne supporterait pas longtemps de contre-poids sur le continent, et que lui, le grand ministre de la guerre, lui Pitt, il remonterait avec la colère et le repentir de son pays. Il sortit du ministère (février 1801).

 

V

L'Europe ne manquait pas moins en ce moment à M. Pitt que l'Angleterre.

La Prusse était résignée et même obséquieuse, craignant d'offenser par le moindre mouvement, et même par le moindre murmure, la susceptibilité de la France et de son chef. C'est le pays qui se plie le mieux et le plus bas devant la fortune. L'Autriche vaincue, mais non jamais découragée, venait de signer, le 1er février 1801, le traité de paix ou plutôt la capitulation de Lunéville. Par ce traité, elle avait abandonné l'Italie, sauf le royaume de Naples et Rome, à la France, jusqu'au-delà de la ligne de l'Adige. Une république italienne, sous le nom de république cisalpine, englobait Mantoue, Milan, Modène et les Légations. Le grand-duché de Toscane, apanage d'un archiduc d'Autriche, allait former un royaume d'Étrurie, donné en compensation comme fief français à la maison espagnole de Parme. Le Piémont, la Savoie, le comté de Nice, les provinces rhénanes, la Belgique, la Hollande, les îles Ioniennes, s'incorporaient, par la victoire ratifiée, à la France. L'Espagne, quoique gouvernée encore par la maison de Bourbon, se prosternait d'autant plus devant la république qu'elle avait plus à se faire pardonner le nom de sa dynastie.

Il n'existait plus en réalité en Occident que deux puissances, l'une insulaire, aussi illimitée que l'Océan, l'Angleterre ; l'autre continentale, n'ayant point de limites dans son influence sur le continent jusqu'à la Vistule, la France. Et cette France avait pour tout gouvernement, non une dynastie modérée par ses traditions ou sa prudence, non un conseil délibérant, modéré par la contradiction de l'opinion publique, mais un soldat de fortune qui, après avoir tout dominé au dehors, avait tout osé au dedans, dont l'ambition évidente était supérieure même à son génie, et qui ne pouvait conserver son ascendant qu'à la condition de l'agrandir sans cesse.

Entre cette France militaire et la Russie, une Angleterre lassée, une Espagne servile, une Prusse complice, une Autriche humiliée, une Allemagne méprisée, une Hollande conquise, une Suède et un Danemark neutres, une Pologne effacée, une Turquie insultée par l'occupation sans prétexte et sans respect de l'Egypte tel était l'horizon politique du monde, étalé sous les yeux de l'empereur Alexandre, de son vieux ministre et de ses jeunes confidents, au moment où il se dessinait à tâtons le plan de son règne.

S'allierait-il avec la France ou avec l'Angleterre et l'Allemagne ? Le sort de son empire, de son nom et de sa mémoire était dans cette décision. L'étendue déjà démesurée de ses possessions, l'inaccessibilité de ses frontières, la faiblesse de ses voisins en Orient, les Persans et les Turcs, le nombre, l'obéissance, l'instinct belliqueux, la barbarie même de la plus grande masse de ses peuples ; enfin, l'affaissement de la Prusse, l'épuisement de l'Autriche, ses voisins à l'Occident, le rendaient seul invulnérable aux agressions de la France, et lui permettaient de choisir librement, sans peur et presque sans ambition, la cause européenne qui conviendrait le mieux à sa conscience, à l'avenir de son empire, à sa propre gloire.

 

VI

Nous ne racontons pas ici en patriote français, mais en historien philosophe, impartial et cosmopolite. Il convient de se dépouiller de soi-même quand on juge les événements au point de vue de tous les lieux et de tous les temps. L'histoire n'a pas de patrie ; son patriotisme universel, c'est la vérité.

Or, au point de vue de la vérité universelle, il nous semble évident que la politique la plus honnête, la plus prévoyante et la plus grandiose pour l'empereur Alexandre, était d'adopter résolument au début de son règne la cause de l'Angleterre combattante et de l'Europe opprimée ou conquise, contre la cause de la France conquérante et de son dictateur ambitieux.

Cette politique avait été, dès la première explosion de la France hors de ses frontières, l'instinct de Catherine II et la passion généreuse de Paul Ier, son fils. L'une avait préparé ses armées pour couvrir l'Allemagne de l'épée russe, l'autre avait lancé Souvarof en Italie pour refouler la France au-delà du Rhin et des Alpes. La première avait trop temporisé par machiavélisme, afin de faire sentir davantage à l'Allemagne le prix de son assistance, et d'épuiser l'Autriche de force avant de la sauver. L'autre avait agi avec la précipitation d'un prince égaré par un orgueil téméraire et par une passion généreuse ; il avait vaincu par le bras de Souvarof, mais, dégoûté de la mollesse autrichienne et de l'infidélité de ses coalisés, il avait abandonné ses indignes alliés à leur malheureux sort avec autant d'inconsistance qu'il avait apporté de hâte à les secourir.

Comme les hommes de première impression et de cœur faible, Paul avait passé de la haine contre les Français à l'enthousiasme pour leur chef militaire ; il avait adoré en lui le génie et salué la légitimité de la fortune. Disposition lâche et funeste qu'on peut pardonner aux faibles, mais qui est l'indignité des forts C'est dans cet entraînement vers le succès qu'il avait replié ses armées au-delà de la Vistule, qu'il s'était hautement désintéressé, par humeur, de l'Angleterre, de la Prusse, de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Espagne, et qu'il avait envoyé à Paris M. de Kalitchef pour s'entendre avec le premier consul. Alexandre trouvait donc à son avènement un premier pas fait par son père vers la politique conquérante de la France, et vers l'abandon des vaincus.

 

VII

Le premier consul, avec l'instinct de séduction italienne qu'il possédait au moins autant que l'instinct de la victoire, avait profité de ces avances de la Russie pour envoyer son aide camp confidentiel Duroc à Pétersbourg complimenter le jeune empereur sur son avènement. Alexandre avait prévenu, de son côté, cette gracieuse déférence du premier consul en retirant de Paris M. de Kalitchef, négociateur désagréable par son caractère épineux au gouvernement français, et en envoyant à sa place M. de Markof, diplomate formé dans le cabinet de Catherine Ir, et plus récemment initié à la politique du nouveau maître.

Duroc reçut d'Alexandre un accueil plus semblable à l'empressement d'un ami qu'à la dignité bienveillante d'un souverain. Le jeune empereur voulut être son propre négociateur avec Duroc.

« J'admire, lui dit-il, le jeune héros que la victoire a donné pour maître à la France. Il raffermit tout l'ordre social en Europe, en rétablissant l'autorité dans votre pays. Je lui concède volontiers tout ce qu'il a conquis, même l'Égypte, bien que cette conquête rapproche trop la France de Constantinople et affaiblisse trop l'empire ottoman, encore nécessaire à l'équilibre du monde. Je renonce à l'île de Malte, et à l'idée surannée de reconstituer sous ma protection une institution morte avec la superstition qui l'avait fait naître. Je lui livre, sans contradiction même, le Piémont, pourvu que l'on indemnise mon vieil allié, le roi de Sardaigne.

« Quant à l'Angleterre, je suis aussi intéressé que vous à ne pas lui livrer la liberté des mers, seule garantie de mon immense commerce avec elle et avec les puissances maritimes. Je m'entendrai volontiers avec vous pour la contenir ou la refréner.

« Je m'intéresse peu à l'Allemagne, qui a déserté la première sa propre cause, ou par son égoïsme dans les négociations comme la Prusse, ou par sa mollesse sur les champs de bataille comme l'Autriche à Zurich. » Que ces puissances subissent les conséquences fatales de leur perfidie ou de leur lâcheté, je ne ferai pas la guerre pour leur gloire. Traitez avec elles comme vous voudrez.

« Seulement dites au premier consul de ménager les apparences, de limiter ses conquêtes aux traités qu'il a faits ou qu'il fera, et de ne pas fournir à l'Europe ou à mes propres ministres des prétextes de déclamer sur son insatiable ambition de gloire, et de m'entraîner malgré moi à me trouver en face de lui comme protecteur né des faibles et des opprimés. »

On retrouve, dans ce premier entretien confidentiel du jeune Alexandre avec le messager de Bonaparte, toute la complaisance, toute la mollesse, toute la duplicité à la fois grecque et timide qu'il avait sucée dans le cabinet de Catherine II, son aïeule et son modèle. Sans soutien dans son conseil et sans oracle dans sa conscience, il glissait déjà en esprit sur la pente qui devait l'entraîner à la prostration de son rang à Tilsitt et à Erfurt. Un prince qui commence par la dissimulation finit presque toujours par la complicité avec celui qu'il flatte.

Cette attitude était-elle celle d'un jeune prince abrité par les mers, par la distance, par les glaces du pôle, dans la forteresse inaccessible du continent, souverain de soixante millions d'hommes, et chef d'armées aussi inépuisables que son sol ? L'histoire à distance ne le pensera pas. L'adulation au vainqueur de l'Allemagne, au conquérant de l'Italie, à l'envahisseur de l'Égypte, à l'ennemi de l'Angleterre, convenait à tout le monde, excepté à un empereur de Russie.

 

VIII

La Russie était, par son âge et par la nécessité de consolider et d'agrandir son unité naissante, non-seulement une monarchie, mais un despotisme. L'unité et le prestige du pouvoir unique sont la condition temporaire des peuples à peine sortis de la barbarie. A ce titre, un empereur de Russie était, par politique comme par nature, l'allié des monarchies et des aristocraties européennes contre les mouvements des peuples, ou contre les-détrônements des familles royales par les prétoriens ambitieux de la révolution française, qui tendaient déjà la main vers toutes les couronnes. De plus, la question de la domination universelle par le chef que l'armée avait couronné en France, était déjà posée devant l'Europe.

Dans cette lutte ouverte entre un homme de la race de César ou de Marius et les nationalités, l'Autriche, l'Allemagne méridionale, l'Italie, l'Espagne, le Portugal, la Prusse, le Hanovre, l'Allemagne du Nord, avaient été déjà ou vaincus, ou partagés, ou désarmés. L'Angleterre seule résistait, ou plutôt les vagues qui l'entouraient résistaient pour elle. Le monde entier cherchait un protecteur encore debout, pour appuyer et grouper les résistances. Ce protecteur naturel, ce seul antagoniste possible du César français, c'était le tsar, l'Arminius de la Scythie et de la haute Germanie.

Ses armées, qui n'avaient apparu qu'une fois sur le champ de bataille sous la conduite de Souvarof, avaient seules subi sans fléchir le choc des troupes françaises à la bataille de la Trebia. Seules, elles avaient balayé un moment l'Italie de ses envahisseurs, en leur enlevant le prestige et la renommée d'invincibles qui s'attachaient à leurs armes comme à celles des anciens Romains. Seules, elles pouvaient par leur nombre, par leur jeunesse, par leur énergie encore sauvage, se mesurer à chances égales avec la France, et dire au débordement de l'Europe occidentale « Tu n'iras pas plus loin », ou « Tu reculeras même au-delà du Rhin ». Dans ce défi à Bonaparte, dans cette croisade du Nord pour l'indépendance des États et pour la sécurité des princes, la Russie armée était sûre d'avoir pour elle d'abord secrètement, puis ouvertement l'Autriche, la Prusse, la Saxe, la Suède, le Danemark, l'Espagne, le royaume de Naples, la maison de Sardaigne, l'Angleterre, la Hollande, ou menacées ou envahies ; ou ébréchées ou conquises, et jusqu'à la Turquie elle-même, que l'invasion outrageuse et impolitique de l'Égypte venait d'arracher forcément à la vieille alliance française, et de jeter contre nature dans les bras de l'Angleterre et de la Russie.

D'un côté l'indépendance des peuples du Nord, de l'autre le protectorat des races régnantes, faisaient de l'empereur de Russie la personnification vivante du principe conservateur du monde. L'Agamemnon des peuples et l'Agamemnon des rois se confondaient en lui dans un seul homme. Vainqueur, il rasseyait l'Europe sur ses bases ébranlées, et restait, pendant tout un règne qui promettait d'être long l'arbitre sans contestation de l'Occident et le maître sans opposition de l'Orient, que nul alors ne songerait à lui disputer pour prix de ses services en Occident. Vaincu, il rentrait sans péril dans ses frontières infranchissables, si ce n'est à la démence, et il en ressortait avec des armées inépuisables, avec des alliés toujours prêts à se relever à sa voix, et avec les subsides et les flottes de l'Angleterre, qui ne pouvait sans lui ni guerre ni paix.

Jamais, depuis Mithridate en Asie Mineure, un pareil rôle ne s'était offert dans le monde à un jeune prince et à un jeune peuple. Mais Mithridate n'avait qu'une presqu'île entre la mer Noire et la Méditerranée, et Carthage n'existait plus quand il défendait l'Asie contre les Romains. Le Mithridate scythe avait l'espace de la mer Noire à la Vistule, de la Baltique à l'Adriatique, soixante millions de sujets dans son empire, quarante millions d'alliés en Germanie, et une Angleterre, mille fois plus puissante et plus opulente que Carthage, pour harceler sur toutes les mers le chef et le peuple qu'il frapperait au cœur sur le continent. Une grande idée, une grande action, un grand rôle, une grande puissance même dans la défaite, et, sans dire plus, une grande dignité morale dans l'histoire, étaient pour l'empereur Alexandre le résultat d'une telle politique et d'une telle attitude. Roi, il jouait le rôle des rois ; chef d'un peuple nouveau qui avait sa réputation à faire, il le couvrait d'une grande gloire. Cinquième héritier d'une dynastie récente, il faisait de cette dynastie l'inébranlable appui ou l'inviolable refuge du principe monarchique, vieilli dans l'Occident, rajeuni sous ses auspices dans le Nord.

Certes, tout homme d'État à longue vue et à pensée magnanime aurait eu, à la place du jeune tsar de Russie, l'inspiration de cette politique montant du cœur comme de l'esprit. Le sentiment de sa faiblesse ne pouvait pas faire hésiter un instant le nouvel empereur ; car, depuis un siècle seulement, la Russie avait pris un accroissement gigantesque. Victorieuse de Charles XII, ce Bonaparte du Nord, à Pultawa ; rivale du grand Frédéric, dont elle avait balancé le génie et partagé les dépouilles en Pologne conquérante de la Pologne, de la Crimée, de la Tartarie, de la Bessarabie, des bouches du Danube, de la Valachie et de la Moldavie médiatrice en i 798 de l'Autriche et de la Bavière ; protectrice de l'Allemagne, de l'Italie et de la Hollande par l'épée de Souvarof en 1799 avançant toujours, ne reculant jamais, et n'ayant encore paru que pour vaincre au-delà du Danube et des Alpes, tout lui était possible comme puissance militaire, tout lui était permis comme prestige sur l'imagination des peuples quelque chose du mystère et de la Fable s'attachait à son nom. Elle avait l'atmosphère de l'inconnu et la fortune de la jeunesse. Le nom de Souvarof était le seul qui eût imposé dans les chaumières de la France une sorte de terreur imaginaire au peuple français.

 

IX

Le génie ne manqua pas moins que l'audace au nouvel empereur de Russie pour concevoir et pour adopter, dès le premier jour, ce grand rôle que la destinée ne réservait que tardivement et comme malgré lui à son âge mûr. Panin était trop usé par les intrigues de la vieille diplomatie pour conseiller avec autorité un parti franc et héroïque ; les jeunes gens ou chimériques ou corrompus qui entouraient Alexandre cherchaient, dans des habiletés grecques de négociations, ou dans les jactances d'un orgueil moscovite, ou dans des ambiguïtés d'attitude, une grandeur qu'ils étaient incapables de trouver directement dans leur âme. Ils berçaient Alexandre sur une mer de rêves politiques, et l'enivraient, dans une laborieuse inaction, de sa propre immensité. Il y avait plus de vanité que de gloire dans leurs plans. L'un, le prince Adam Czartorisky, Polonais de la race des Jagellons, adopté par les Russes et élevé au palais des conquérants de sa patrie, dans la plus intime familiarité du fils de Paul Ier, était l'ami le plus fraternel et le plus vertueux d'Alexandre, dont il devait être bientôt le ministre. Mais, quelles que fussent la noblesse et la pureté de sentiments du jeune Polonais dépaysé, il n'était pas né Russe. Rien n'est plus funeste aux empires ou aux républiques que ces étrangers mal naturalisés encore par la conquête ou par la faveur dans une nation, introduits dans les conseils des princes. En servant leur nouvelle patrie, ils songent naturellement avant tout à servir la première. La politique d'émigré est toujours une politique de chimères. Le regret de la patrie et la passion de la recouvrer entraînent à des rêves qui font quelquefois oublier le bon sens aux hommes d'État. Les rêves généreux mais impraticables du prince Adam Czartorisky devaient être de cette nature. Nous l'avons vu et nous le voyons, dans ses jours avancés, les poursuivre généreusement avec le même patriotisme et avec les mêmes illusions dans d'autres exils.

D'une descendance royale dans son pays, fils d'un de ces Czartorisky qui auraient pu aspirer au trône sous Catherine, et qui avaient préféré se faire les patrons de Poniatowski, leur neveu par les femmes et le favori couronné de la Russie, Adam Czartorisky, neveu du roi à son tour et ami du tout-puissant autocrate russe, pouvait prétendre à un trône restauré pour lui ou pour sa famille. Il avait fait jurer souvent à son ami Alexandre, avant son avènement, qu'il reconstituerait une Pologne en expiation du partage dont son aïeule Catherine lui léguait le remords, qu'il arracherait à la Prusse et à l'Autriche les lambeaux de sa patrie usurpée ; qu'il y rétablirait un roi national, vassal, par la reconnaissance, des Russes. Il lui promettait sans doute de ce royaume, de ce peuple et de ce roi, une stabilité, une fidélité, une constance dans ses institutions et dans ses sentiments trop souvent démenties par la nature et par l'histoire ; mais si l'idée était aventureuse, elle était au moins patriotique chez Czartorisky, magnanime chez Alexandre. Malheureusement, elle était incompatible avec le rôle d'antagoniste des Français et de patron de l'Allemagne seule idée mère d'une véritable politique russe à cette époque ; car, pour reconstituer la Pologne démembrée depuis tant d'années, il fallait arracher à la Prusse près d'un tiers de son territoire, à la Saxe d'importantes adjonctions, à l'Autriche cinq millions de sujets incorporés à l'empire d'Allemagne c'est-à-dire qu'il fallait commencer par faire la guerre à ces grandes puissances germaniques qu'on voulait raffermir et rallier autour de la Russie, et affaiblir ainsi du côté du nord cette Allemagne déjà trop démantelée par la France.

Les conseils noblement intéressés du prince Adam Czartorisky à son ami monté sur le trône étaient donc au fond l'utopie de l'émigration polonaise, la guerre à la Prusse, la guerre à la Saxe, l'énervation de l'Allemagne déjà trop énervée par ses défaites, au profit d'une Pologne reconstituée et d'une France sans rivalité sur le continent. Alexandre et son conseiller intime n'avaient pas assez d'expérience pour comprendre l'inanité et le contre-sens de leurs spéculations. On ne rend pas à volonté une patrie à un peuple de vingt-six millions d'hommes ; la nationalité ne se mendie pas, elle se conquiert. Les Polonais n'avaient su qu'honorer leur malheur par leur héroïsme individuel. Mais leur anarchie habituelle ne promettait pas de conserver longtemps, sans l'aliéner ou sans l'inféoder à leurs voisins, une république ou une monarchie recouvrée par la grâce de leurs oppresseurs.

 

X

Le prince Adam Czartorisky, M. Soltikof et M. de Novolitzof, après avoir débattu longtemps entre eux, devant l'empereur, les différents systèmes qui convenaient à la Russie, finirent par critiquer avec la même amertume la politique du vieux parti russe, qui poussait à un énergique antagonisme contre la France, et la politique plus récente de l'empereur Paul Ier, qui consistait dans une petite ligue maritime de la Russie, de la Suède, du Danemark, contre la domination navale de l'Angleterre. Cette dernière politique était en effet une puérile diversion au grand drame que la France, l'Allemagne, l'Angleterre, la Russie, jouaient dans le monde. Elle affaiblissait sans résultat la terre et la mer contre la France, l'ennemi commun. Elle n'était née que d'un dépit de l'empereur Paul contre l'abandon de Souvarof par les Autrichiens, et contre quelques prétentions insolentes, mais secondaires de l'Angleterre à dominer dans la Baltique le commerce des neutres. C'était de l'humeur, ce n'était pas de la politique.

Il n'y avait que deux politiques pour l'empereur Alexandre, comme nous venons de le démontrer être pour la France contre l'Angleterre, le continent, les monarchies ou être avec l'Angleterre, le continent, les monarchies, contre la France.

L'impuissance d'esprit de ces jeunes gens leur fit imaginer un troisième plan de politique à la fois impérieuse et flottante, par lequel la Russie, tenant la balance sans tenir l'épée entre tous ces intérêts, toutes ces passions, toutes ces armées, toutes ces flottes, se déclarait, de sa pleine autorité, arbitre de la terre et de la mer. On écarta Panin et tous les vieux ministres du conseil on ouvrit une carte, et on dessina, non avec l'épée, mais avec la plume, une nouvelle distribution du globe, dont les jeunes confidents d'Alexandre furent chargés d'aller porter l'ukase absolu à Paris, à Londres et à Vienne. C'était la paix, mais c'était la paix imposée, sans discussion, aux puissances encore belligérantes.

 

XI

Ce plan réconciliait d'abord la Russie, la Suède, le Danemark avec l'Angleterre, par une convention de droit maritime satisfaisant pour toutes les marines commerciales de ces nations. Il concédait, aux dépens de la Turquie, l'Egypte à la France ; il abandonnait Malte aux Anglais ; il couvrait le royaume de Naples de la protection absolue de la Russie ; il se contentait d'une compensation territoriale quelconque à la maison de Savoie à la place de ses États d'Italie, pour l'honneur de la protection russe ; il stipulait des indemnités pour les petites puissances allemandes, évincées de leur souveraineté sur la rive gauche du Rhin, laissée à la France. On abandonnait le reste au sort fait par les armes à l'Italie, à la Hollande à la Belgique, à l'Autriche, à la Prusse. On espérait que l'Angleterre, satisfaite elle-même de ces conditions, réglerait ses propres différends avec la France, relativement aux colonies et aux mers, dans le même esprit de large concession à la France et de déférence à la Russie.

L'Angleterre et la France négociaient déjà, en ce moment, une paix de lassitude sur la base de la conservation des conquêtes faites par les deux nations depuis la longue guerre entre elles. Les colonies formaient le 'nœud le plus difficile à dénouer de cette négociation. L'Angleterre et le premier consul Bonaparte reçurent et discutèrent, avec une complaisance plus feinte que réelle, les propositions des jeunes diplomates d'Alexandre. Les deux puissances avaient un intérêt égal à capter la bienveillance d'un prince maître de tant de millions d'hommes, et qui pouvait porter, dans un des bassins de la balance, le tiers du continent européen.

Mais, pendant ces entremises, plus ou moins écoutées, de la cour de Russie, la guerre venait d'enlever le principal obstacle à la paix par la capitulation de l'armée française en Égypte. La conquête de l'Égypte, quoi qu'en disent les historiens irréfléchis qui s'obstinent à découvrir du génie jusque dans les rêves de Napoléon, n'avait jamais été pour lui qu'une candidature lointaine dé la gloire et de l'empire. Il avait trop de génie et de bon sens en réalité pour croire à la possibilité, pour la France, de fonder un empire colonial durable au-delà de la Méditerranée, en présence d'une marine anglaise dominatrice absolue des mers. Conquérir était facile conserver, impossible.

L'incendie de la flotte à Aboukir, le lendemain du débarquement en Égypte, emprisonnait, dès le premier jour, les Français dans leur conquête. Que pouvait être une armée sans renfort, à sept cents lieues de son recrutement ? Que pouvait devenir une colonie sans communication avec la mère patrie ? L'armée devait tarir, la colonie regorger d'inutiles produits, ou périr d'inanition, faute de commerce. Bonaparte l'avait si bien compris, qu'il avait déserté le premier sa conquête. Ses tentatives, pour envoyer des renforts ou même des ordres à son armée avaient échoué devant les croisières anglaises ; ses généraux s'étaient découragés ou divisés en factions contraires ; le fanatisme d'un musulman patriote avait assassiné Kléber ; les Anglais, débarqués impunément en Egypte, avaient bloqué le Caire et Alexandrie. Menou et Belliard avaient capitulé, heureux d'obtenir pour toute condition, après tant de vaine gloire, les honneurs de la guerre et le transport gratuit de leurs trente mille soldats en France sur des vaisseaux anglais.

Bonaparte, satisfait d'avoir rapporté de l'Orient une auréole de perspective et un nom grossi par les échos des Pyramides, avait peu regretté l'événement qui le dispensait d'évacuer diplomatiquement une colonie impossible à conserver, plus impossible à administrer sans marine. Il avait signé la paix d'Amiens, pour faire goûter à la France, au moins pendant quelques années, les délices du repos et les bénéfices du commerce sous sa main, comme il lui avait fait savourer l'ivresse de la gloire (mars 1802).

Il ne tarda pas à signer également la paix, déjà rétablie de fait avec Alexandre, sur les bases posées à Pétersbourg par les jeunes diplomates russes. L'Égypte perdue d'elle-même avait tout simplifié. L'Allemagne sacrifiée par la Russie, et l'Angleterre satisfaite, facilitaient les stipulations secondaires. L'empereur Alexandre n'exigea, pour l'honneur de son nom, que de vagues promesses d'inviolabilité pour la cour de Naples, d'indemnité pour la cour de Sardaigne, et de compensation au grand-duc de Wurtemberg, dont son père, Paul Ier, -avait épousé la fille.

Le premier consul, qui prodiguait en ce moment la paix avec la même impatience qu'il avait prodigué la guerre, n'hésita pas pour si peu à satisfaire la vanité du tsar. Il lui envoya un autre de ses aides de camp, M. de Caulaincourt, jeune gentilhomme rattaché un des premiers au gouvernement nouveau de la France. Un traitement splendide et la faculté d'un luxe illimité autorisaient M. de Caulaincourt à représenter magnifiquement la France consulaire au couronnement d'Alexandre.

Le jeune empereur traita l'envoyé français avec la distinction et la familiarité qu'il avait déjà affectées pour son précurseur Duroc. Il semblait, dès cette époque, se ranger au nombre des enthousiastes et presque des courtisans du dictateur français. Le vieux parti russe, dans ses conseils, s'alarma de cette partialité impolitique sans réserve et presque sans dignité pour le représentant de la France. Alexandre, pour mieux témoigner son élan vers le premier consul, disgracia avec éclat tout ce qui restait des conseillers de Catherine ou de Paul Ier dans le ministère. Panin, exilé dans ses terres, fut remplacé, dans la direction apparente des affaires étrangères, par le prince Kotschoubey. L'influence du jeune parti russe, représenté par M. de Novolitzof et par le prince Adam Czartorisky, plus favori que ministre de son maître, devint toute-puissante au dedans et au dehors.

La présidence de la république cisalpine, déférée à Lyon à Bonaparte ; la proclamation du consulat à vie, rapide acheminement à l'empire héréditaire la réunion du Piémont à la France, n'éprouvèrent à Pétersbourg ni objection ni murmure. Alexandre semblait se féliciter de tout ce qui grandissait le maître actuel de l'Occident et l'ennemi futur de son propre empire. Les prétentions rivales de la Prusse et de l'Autriche à s'emparer des possessions des électeurs ecclésiastiques, sécularisés par le traité de Lunéville, agitaient l'Allemagne, la menaçaient d'un conflit de ses deux plus grandes puissances, et offraient à Alexandre l'occasion, ardemment désirée par lui, d'intervenir comme un des arbitres absolus dans les débats des princes allemands.

Le prince Kourakin, nommé vice-chancelier de l'empire, et complétement asservi.au triumvirat des Novolitzof, des Soltikof, des Czartorisky, rêvait avec eux un remaniement de l'Allemagne, d'où le prince Czartorisky espérait toujours voir éclore une nouvelle Pologne. Le premier consul s'était réservé, par le traité de Lunéville, l'arbitrage exclusif des indemnités germaniques à affecter aux puissances lésées par les délimitations de ce traité. La Prusse, gouvernée sous son jeune roi par M. de Haugwitz, flattait le souverain encore viager de la France d'une alliance offensive et défensive avec lui, but secret et intéressé des désirs de Bonaparte.

L'empereur d'Autriche, François II, prince terne et dissimulé par impuissance, avait confié le ministère au prince Charles, son frère, le premier général de l'Autriche, mais plus capable de stratégie que de politique. Ce prince cependant, pour contre-balancer dans la solution des prétentions germaniques l'ascendant de la Prusse appuyée sur la France, sollicitait la Russie de réclamer sa part d'arbitrage dans des distributions de territoire et de populations qui touchaient de si près aux intérêts de la cour de Pétersbourg.

Ce rôle de médiateur, qui flattait Alexandre, lui fut habilement, non-seulement concédé, mais offert par le premier consul. Alexandre, satisfait de la part tout officieuse qu'on lui offrait dans l'arbitrage, déclina les sollicitations directes de l'Autriche, et autorisa M. de Markof, son ministre à Paris, à traiter cette affaire de concert avec le cabinet des Tuileries. Après de longues conférences, où la partialité autrichienne de M. de Markof irrita violemment le premier consul, une solution, agréée à la fois par la France et par la Russie, distribua souverainement les indemnités territoriales entre les princes d'Allemagne. La constitution germanique de la diète, remaniée et réformée d'après-la nouvelle distribution des territoires et des voix dans le conseil de l'empire, fut également présentée d'autorité par les deux cours réunies à la diète de Ratisbonne, avec sommation de l'accepter dans le délai de deux mois (août 1802). L'Autriche, lésée et indignée d'une solution territoriale qui donnait, selon elle, l'ascendant à la Prusse et à la Bavière, ses antagonistes, refusa d'acquiescer à la médiation, et fit occuper militairement la ville de Passau, qui lui était refusée sur le territoire de la Bavière. Le premier consul, que tant de victoires sur l'Autriche n'avaient pas préparé à tant d'audace, ré-, pondit à l'occupation de Passau par l'envoi du général Lauriston à Munich, pour assurer l'électeur de Bavière du prochain secours d'une armée française, chargée d'accomplir par les armes la médiation conclue par la politique.

Pendant ce long débat, terminé par des transactions et des ajournements, procédés ordinaires de cette confuse et verbeuse constitution germanique, l'empereur Alexandre, quittant inopinément Pétersbourg, était accouru à Mémel pour y rencontrer le roi et la reine de Prusse, dont il désirait s'assurer l'amitié personnelle pour les combinaisons qu'il méditait de loin à l'égard de la reconstitution d'une Pologne. L'entrevue de ces deux jeunes souverains du même âge, et destinés à une longue communauté de fortune, de revers, d'humiliations et de gloire, fut décorée par la présence de la jeune reine de Prusse, la plus belle, la plus gracieuse et la plus touchante des princesses assises en ce moment sur les trônes de l'Europe. Alexandre, désormais plein d'estime et de confiance dans le roi de Prusse, fut ébloui de la beauté et de l'esprit de la reine ; il conçut, dès cette époque, pour elle un dévouement respectueux et chevaleresque, qui le disposa bientôt à la défendre et plus tard à la venger, quand elle eut succombé, comme une victime antique, sous la victoire, sous l'insulte, sous l'impitoyable épée de Napoléon.

 

XII

Cependant les empiétements armés du premier consul sur l'indépendance de la Suisse avaient servi de prétexte ou de motif au cabinet de Londres pour retarder indéfiniment et à la fin pour décliner formellement l'évacuation de l'île de Malte, que le traité d'Amiens neutralisait pour la liberté mutuelle de la Méditerranée. Des notes amères de langage étaient échangées entre Londres et Paris. Le premier consul, accoutumé à en appeler à son épée, parlait hautement de la possibilité d'une invasion de l'Angleterre par une flotte de bateaux plats traversant la Manche sous une brume favorable, et versant cent mille hommes sur les côtes britanniques. Il défiait l'Angleterre, dans des invectives anonymes insérées au Moniteur, de faire lever seulement un bras contre lui sur le continent.

Le ministère Addington, qui remplaçait l'interrègne de M. Pitt, accusé maintenant par les orateurs d'imprévoyance et de faiblesse, parlait enfin d'armer la flotte et la milice pour des périls dont il ne nommait pas encore l'auteur, mais qu'il désignait suffisamment dans ses réticences. M. Pitt se taisait, pour n'être pas accusé d'avoir coûté un jour de paix possible à son pays. M. Canning demandait résolument la guerre contre l'homme qui ne profitait de la paix que pour disposer arbitrairement, sans autre droit que ses caprices, de l'Italie, de l'Allemagne, de la Suisse, et pour changer la constitution des États alliés de l'Angleterre. M. Fox seul, dans un langage plus récriminateur que patriotique, justifiait le premier consul, et accusait son pays d'avoir grandi la révolution en la combattant.

 

XIII

L'éloquence de Fox n'avait d'écho qu'aux Tuileries. L'Angleterre pressentait la rupture. Dans un entretien direct que le premier consul provoqua avec lord Witworth, au commencement de 1803, il s'emporta jusqu'à menacer l'ambassadeur d'une descente armée sur les côtes d'Angleterre. Il humilia le peuple anglais, quelques jours après, dans son discours d'ouverture au corps législatif. « Il faut couvrir les traités d'un voile funèbre ! s'écria-t-il le lendemain en s'adressant, au milieu du cercle des diplomates, à lord Witworth. Malheur à qui déchire les traités ! »

Le roi d'Angleterre avait adressé, de son côté, une demande de concours pour des armements nécessités par l'état de l'Europe. Cette adresse servit de texte à de nouvelles violences de récriminations dans la bouche et sous la plume du premier consul. L'ambassadeur d'Angleterre, se plaignant d'outrages de paroles qu'aucune tradition civilisée n'autorisait dans le chef d'un gouvernement envers des ministres placés sous la tutelle du droit public, déclara à M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères, qu'il s'abstiendrait désormais de paraître aux Tuileries. M. de Talleyrand, partisan habile et constant de l'alliance anglaise, la seule alliance sûre pour la liberté moderne, amortit le ressentiment de l'ambassadeur et les colères du premier consul. Mais déjà le premier consul agissait comme si la guerre était ouverte. De vaines tentatives de conciliation et l'offre faite par M. de Talleyrand de remettre Malte en dépôt entre les mains de l'empereur Alexandre ne purent prolonger une paix qui pesait à l'orgueil de l'Angleterre et à l'ambition de Napoléon. Les deux ambassadeurs, en quittant les deux capitales le même jour, emportèrent avec eux, à Londres et à Paris, les derniers gages du repos du monde.

 

XIV

Le premier consul fit établir six camps de vingt-cinq mille hommes chacun sur le littoral pour monter les bateaux plats destinés à l'invasion de l'Angleterre, ou pour se retourner contre l'Allemagne, si les puissances continentales embrassaient la cause du gouvernement britannique. Quatre cent cinquante mille hommes, recrutés et exercés sur toute la surface de la république, et commandés par les généraux illustrés dans les guerres de la révolution, hérissèrent la France de baïonnettes.

La disproportion des armements du premier consul avec les nécessités d'une guerre concentrée sur la Manche répandit l'inquiétude et l'agitation dans les cabinets. L'empereur d'Autriche et le prince Charles, son frère, son ministre, son général, cachèrent mal leurs ombrages ; la Prusse négocia sourdement avec l'Angleterre pour lui proposer de garder en dépôt le Hanovre, possession personnelle du roi d'Angleterre en Allemagne, et avec la France, pour lui proposer de garder le Hanovre aux Français.

L'empereur Alexandre, tout occupé alors des progrès intérieurs de l'empire et de l'organisation d'un fort conseil de gouvernement, présidé par M. de Woronsof, secondé des Czartorisky, des Novolitzof, des Soltikof, s'émut péniblement du nouveau conflit qui rappelait son attention au dehors. Il se crut assez fort pour offrir une médiation impérieuse à l'Angleterre et à la France il parla un langage qui déplut au premier consul. Tout en affectant d'écouter avec déférence cette offre de médiation importune, Napoléon écarta les recommandations que lui adressait Alexandre en faveur du Hanovre et du royaume de Naples, et fit occuper le Hanovre, Ancône.et la Calabre par ses troupes. L'armée hanovrienne capitula, et livra le pays aux Français (3 juin).

La cour de Pétersbourg s'indigna d'un tel mépris de son patronage et de ses recommandations. Alexandre pressa le roi de Prusse, le plus menacé par l'occupation du Hanovre, de s'unir plus intimement à la Russie pour prémunir le Nord, par une neutralité armée, contre les violences de la politique consulaire. Le roi de Prusse décline timidement cette ligue, et poursuit avec le premier consul une négociation ambiguë, dont le prix honteux pour lui sera le Hanovre, dépouille de l'Angleterre son alliée. Le résultat de cette négociation fut un traité de garantie mutuelle entre la Prusse et la France, mais un traité auquel la Prusse, toujours équivoque, même dans ses hardiesses, refusait de donner le nom d'alliance. Cette réserve, qui laissait quelque espoir à la Russie, offensait l'orgueil du premier consul, qui voulait se créer un parti franc et une complicité tout entière d'intérêt et d'ambition en Allemagne. L'expérience ne lui avait pas encore appris que le cabinet de Berlin n'était jamais ami, ennemi ou complice qu'à demi, et que les disciples de Frédéric II ne faisaient d'alliance qu'avec la fortune.

 

XV

Mais un événement sinistre, plus semblable à un forfait des républiques italiennes du moyen âge qu'à un coup d'État en pleine civilisation, l'enlèvement sur un territoire allemand, le jugement sur ordre et l'assassinat militaire du duc d'Enghien venaient de jeter tout à coup la lueur sanglante d'une fusillade nocturne sur tous les cabinets de l'Europe. Les historiens qui ont des indulgences pour le génie et des excuses pour la force essayent vainement, depuis tant d'années, d'apitoyer la conscience publique sur le meurtrier en inculpant la victime. Ils mentent, et leur mensonge est d'autant plus lâche qu'ils mentent contre le cadavre d'un innocent. Le duc d'Enghien ne conspirait point contre la vie du premier consul ; il avait au contraire, pour le chef de la France, l'enthousiasme de la jeunesse pour la gloire, et d'un soldat pour un guerrier. Retiré à Ettenheim dans un loisir charmé par un noble amour, il attendait que la guerre déclarée et loyale lui rouvrît la carrière des combats. Il n'avait aucune intelligence avec les assassins politiques qui employaient à Paris, contre la vie du consul, les armes honteuses des complots civils et de l'assassinat anonyme. Son meurtre sous ce prétexte ne fut pas seulement un meurtre, mais une calomnie du sang répandu (21 mars 1804).

Ce meurtre, inexpliqué encore depuis tant d'années où tant de complices se sont rejeté l'un à l'autre ce cadavre, fut-il une préméditation perverse ? un gage donné à la révolution ombrageuse ? une complicité froide dans le régicide, pour rassurer les régicides en se teignant d'une goutte du même sang ? Fut-il la précipitation d'une vengeance qui se trompe de victime, et qui croit frapper un ennemi en frappant un admirateur ? Nous penchons, après un mûr examen, pour cette dernière opinion. Ce fut un accès de colère qui ne se-donna pas le temps de la réflexion, de peur de se donner le temps du repentir ; un coup de poignard les yeux fermés, au risque de tuer au hasard innocent ou coupable ; une fureur d'Oreste dans le cabinet d'un ambitieux.

 

XVI

Un cri d'horreur involontaire s'éleva, à la nouvelle de ce meurtre, de toutes les cours comme de toutes les consciences de l'Europe la politique, même la plus timorée, fut, impuissante à le contenir. Les consciences sont comme la justice divine quand elles éclatent, il n'y a pas de considération humaine qui puisse leur résister ; le silence même leur prête une signification plus accusatrice que la parole. La cour de Berlin, soulevée d'indignation, s'écarta du ministre de France, M. de Laforest, comme d'un homme qui portait la contagion d'un crime. « Il ne faut plus penser à l'alliance, répondit tristement M. de Haugwitz à l'ambassadeur français l'événement ̃ sinistre qui vient de s'accomplir à Vincennes a des contre-coups que ni vous ni moi ne pouvons désormais empêcher. »

Le roi de Prusse, honteux de sa longue intelligence avec l'homme que l’Europe entière répudiait, se rejeta vers la Russie. Alexandre, pour signifier à la Russie et au monde la répulsion que lui inspirait le meurtre et le meurtrier, fit prendre le deuil à sa famille et à sa cour une heure après l'arrivée de la dépêche qui avait apporté l'événement de Vincennes à Pétersbourg. Il passa le front morne devant l'ambassadeur de France, le général Hédouville, sans lever les yeux et sans proférer une parole. Il semblait rougir pour la France, et promettre une vengeance à l'Allemagne. Il fit adresser par le prince Czartorisky, son ministre des affaires étrangères pendant une maladie du comte Woronsof, une note à la diète germanique pour l'engager à protester contre la violation de l'État de Bade, et une note au cabinet des Tuileries, témoignant le même ressentiment de cet outrage à l'indépendance des territoires. Il signa, le 24 mai suivant, une alliance offensive et défensive avec le roi de Prusse, et les deux cours s'engageaient par ce traité à surveiller et à refréner désormais en commun les empiétements de la France en Allemagne.

Ce traité, où tout était prévu pour une guerre prochaine, fut le nœud de la troisième coalition contre la France. Le cadavre du duc d'Enghien fut le véritable gage de guerre jeté par Bonaparte et accepté par l'Europe. Mille morts sortirent de ce tombeau.

L'Autriche seule, plus 'résignée quoique plus intéressée à venger le territoire de Bade placé sous sa protection, n'osa ni se plaindre ni s'attrister, de peur d'offenser un ennemi trop impatient du moindre murmure. Son ambassadeur, le comte de Cobentzel, poussa la complaisance jusqu'à fournir lui-même des excuses ou des atténuations de l'attentat. Il renouvela ses expressions de zèle à tout prix pour le maintien de la paix entre l'Allemagne et la France.

Le premier consul, rassuré par la prostration de la cour de Vienne, répondit avec une ironie sanglante à la note de l'empereur Alexandre : « Si les assassins de votre père s'étaient trouvés rassemblés à portée de votre main sur vos frontières, auriez-vous hésité à violer une limite pour les arrêter ? » Cette allusion à la complicité passive d'Alexandre dans le meurtre de son père était la réplique du meurtre au parricide. On s'étonne qu'un prince qui a reçu au cœur un pareil outrage serre jamais la main de l'homme qui lui a infligé une telle rougeur au front.

 

XVII

Tout se borna pour le moment en Prusse, en Autriche, en Russie, à une indignation sourde, amortie par la politique. Bonaparte, prêt à se faire proclamer empereur et à rétablir la monarchie sous une dynastie de son nom, n'en reçut pas moins de toutes ces cours l'assurance qu'on reconnaîtrait avec empressement son titre impérial. Les rois fléchirent aussi bas que les républicains corrompus du nouveau sénat de la France. Le pape Pie VII, effrayé par ces menaces, caressé par des flatteries, vaincu par des promesses de restitution des légations de Bologne et d'Ancône, était venu sacrer le soldat parvenu de la république et de la philosophie, à la charge, comme Clovis, de brûler ce qu'il avait adoré, et d'adorer ce qu'il avait brûlé.

La panique de la liberté avait saisi la France, la panique des victoires de la France avait saisi l'Europe. On laissait tout oser et tout faire au dictateur qui avait mesuré la complaisance des prétoriens, la versatilité du peuple, la terreur des cours. Il ne restait plus de la révolution française qu'un César, qui ne devait pas même trouver un Caton ou un Brutus.

 

XVIII

L'empereur Alexandre, ébranlé déjà par la subjection générale du continent devant le nouvel empereur des Français, commençait à se repentir de son noble soulèvement de conscience devant l'heureux meurtrier du duc d'Enghien. Il rêvait de nouveau, sous le nom de médiation, une attitude qui ne serait ni la paix ni la guerre, mais une balance tenue par ses mains entre la guerre et la paix. L'indépendance de l'Italie, une nouvelle constitution de l'Allemagne affranchie, une reconstitution intéressée de la Pologne, dont les lambeaux arrachés à la Prusse et à l'Autriche seraient recousus et replacés sous le protectorat russe, enfin un nouveau droit maritime imposé à l'Angleterre elle-même en faveur de la liberté des mers, étaient les bases de ce remaniement du monde, auquel l'inexpérience des jeunes ministres d'Alexandre se flattait de faire acquiescer même le vainqueur de l'Italie et de l'Allemagne. Les trois ministres nouveaux qui avaient succédé à Panin et à Woronsof, Czartorisky, Novolitzof, Soltikof, et quelques aventuriers chimériques qui colportaient des plans dans les cours novices, nourrissaient l'imagination généreuse d'Alexandre de ces utopies.

Elles s'évaporèrent, à Londres et à Paris, comme des songes dorés au grand jour. M. Pitt, rentré avant de mourir au ministère, les écouta et les éluda, en paraissant les adopter, pour intéresser au moins l'amour-propre de l'empereur de Russie à la grande ligue qu'il renouait contre la France. La reconstitution de la Pologne fut néanmoins prudemment ajournée par ce grand ministre, comme un sacrifice qu'on ne pouvait demander à la Prusse sans l'aliéner, à l'Autriche sans l'humilier. La Prusse, en effet, pressentant le sacrifice qu'on se proposait de lui demander, refusa obstinément d'entrer dans ces plans et de prêter ses armes à la Russie. Suspendue entre les deux traités contradictoires qu'elle avait signés récemment, l'un avec Napoléon, l'autre avec Alexandre, elle ne voulait passer à l'exécution ni avec l'un ni avec l'autre. Son attitude était la honte des rois et des cabinets.

Les négociateurs d'Alexandre, plus heureux a Vienne, avaient, en écartant la question de Pologne, signé avec la cour d'Autriche, le 4 novembre 1804, une convention secrète par laquelle les deux Étals se promettaient un concours armé contre les empiétements éventuels de Napoléon sur l'indépendance des cours et des nations.

Lord Gower, envoyé par M. Pitt à Pétersbourg, y discuta et y fit adopter les principes d'une coalition active entre la Russie, la Prusse, l'Angleterre, la Suède, le Hanovre, le royaume de Naples. Les contingents de troupes à fournir par chaque puissance furent fixés à quatre cent mille hommes. Le gouvernement britannique soldait la ligue au taux de trente-deux millions de francs par cent mille combattants. On supposait l'accession encore refusée de la Prusse ; mais, dans le cas du refus persévérant de cette cour, l'empereur de Russie franchirait l'obstacle, et considérerait la Prusse neutre comme une ennemie. On ne devait démasquer la ligue armée. qu'après avoir sondé Napoléon lui-même sur ses dispositions à accepter ou à refuser le plan de médiation conçu par le prince Czartorisky et par Alexandre.

 

XIX

Pendant ces négociations. Napoléon, encore sans soupçon précis, invitait la Prusse à se liguer indissolublement avec -lui, complétait sa flottille de bateaux plats aussi chimérique que les imaginations du cabinet russe, constituait une monarchie italienne à Milan, appendice de la grande monarchie impériale en France, et réunissait, par des décrets aussi arbitraires que des victoires, Gênes, Lucques, la Toscane, à l'empire français. L'Autriche armait ; et ses armements, expliqués par les réunions de nouveaux territoires à la France en Italie, provoquaient à Vienne, à Pétersbourg, à Paris, des récriminations, préludes d'une guerre inévitable (mars 1805).

« Je surprendrai le monde par la grandeur et par la promptitude de mes coups, » dit Napoléon en arrivant à Paris de son couronnement à Milan. Peu de jours après, il passait en revue, sous prétexte de les préparer à l'embarquement, les cent cinquante mille hommes aguerris et impatients de son camp de Boulogne.

« L'Angleterre a vécu ! s'écriait-il le soir de cette revue, si la fortune nous accorde seulement douze heures de brume pour traverser ce bras de mer ! » Il attendait à Cadix les flottes combinées de la France et de l'Espagne pour balayer, ne fût-ce qu'un jour, la Manche des escadres anglaises qui surveillaient ses bateaux plats, et qui les auraient coulés bas sous leur masse autant que sous leur feu.

L'amiral Villeneuve, chargé de lui amener à tout prix cette flotte, trompa son attente, laissa passer l'heure, céda aux vents et aux obstacles, retourna à Cadix, au lieu de débloquer Brest. La tentative de descente en Angleterre, chimérique avant l'application de la vapeur à la navigation, exécutable peut-être aujourd'hui, fut emportée par les vents qui avaient soufflé contre Villeneuve. Napoléon cependant espérait encore contre toute espérance. Mais déjà il retournait ses pensées vers l'Allemagne. « Ma résolution est prise ! écrivait-il à M. de Talleyrand, son ministre des affaires étrangères. Si ma flotte paraît dans la Manche, je vais couper à Londres le nœud de toutes les coalitions. Si mes amiraux manquent de caractère ou de bonheur, je lève mes camps de l'Océan, j'entre avec deux cent mille hommes en Allemagne, je frappe les Autrichiens et les Russes avant leur jonction, je marche sur Vienne, j'y dicte la paix, j'arrache Venise et tout ce qu'elle conserve encore d'Italie à l'Autriche, je chasse de Naples les barbares, je reviens sur l'Océan, j'y impose à l'Angleterre la paix maritime ! »

A l'exception de la conquête ou de l'humiliation, tout allait se réaliser dans ces paroles. La fortune, le génie, la colère, ces trois divinités de Napoléon, secondaient en ce moment sa destinée. Sa marche en six colonnes sur le Rhin, son passage du fleuve, sa concentration de forces entre Ulm et Munich pour y interposer son armée entre les Russes et les Autrichiens, la capitulation de Mêlas et de ses trente mille hommes dans Ulm, l'anéantissement de quatre-vingt mille hommes en dix jours dans les murs ou hors des murs de cette forteresse, sa marche rapide sur Vienne découverte, la promptitude, la fascination, le prodige de ses manœuvres, n'avaient pas découragé les Russes, pleins du souvenir de Souvarof, et s'avançant par la Gallic.ie au secours de leur allié à demi vaincu.

Pendant qu'ils s'approchaient du Danube pour le passer à Krems et pour faire leur jonction avec l'armée de réserve de l'archiduc Charles, Alexandre, quittant un moment son armée, accourait à Berlin pour sommer, au nom du péril commun, de la gloire et de l'amitié, Frédéric-Guillaume III de sortir enfin de son inaction et d'unir ses armées à celles des vengeurs de l'Allemagne. Ce prince, plus indécis par ambition que par faiblesse, avait d'abord prêté l'oreille, plus qu'il ne convenait à sa dignité de roi et à la probité de sa politique, à l'offre du Hanovre réitérée par Napoléon. Quelques jours plus tard, il s'était justement irrité de la violation sans excuse de sa souveraineté par le corps du maréchal Bernadotte traversant le territoire d'Anspach pour arriver plus rapidement à Ulm. Enfin, tournant de nouveau sa colère contre la Russie, qui faisait approcher quatre-vingt mille hommes de sa frontière en Pologne, pour violer, à son tour, sa neutralité funeste à l'Allemagne, il avait levé cent mille Prussiens, et confié au vieux duc de Brunswick, vétéran de 1791, le soin de défendre la frontière de Prusse contre les Russes, ou de venger son territoire violé par les Français.

L'arrivée inattendue d'Alexandre à Berlin embarrassa Frédéric-Guillaume, aussi équivoque dans ses amitiés que dans ses haines. Mais l'émotion de l'opinion allemande, humiliée de la décadence du nom germanique, l'ardeur de l'armée pour se mesurer avec les Français, l'indignation de la reine de Prusse contre le meurtrier du duc d'Enghien, la confiance juvénile de cette belle princesse pour un souverain qui commandait à tant de millions d'hommes, qui avait des Souvarof pour lui enseigner la guerre, et qui tendait de si loin son épée à la cause des rois ; enfin les séductions de caractère et de parole d'Alexandre, plus négociateur encore que soldat, et promettant de son côté le Hanovre, plus légitimement acquis en retour d'une coopération active, entraînèrent le roi. Mais jusque dans son entraînement il conserva encore, même dans la guerre, l'ambiguïté de sa nature et de son cabinet. Il fut convenu qu'il marcherait au secours de l'Autriche, mais qu'il marcherait comme médiateur armé et non comme ennemi de Napoléon, espérant vainement, par cette puérile dissimulation de rôle, recueillir le fruit de la coalition si elle était victorieuse, éviter la punition de ses hostilités si Napoléon triomphait. Jamais rôle plus complexe et plus inextricable de la comédie d'intrigue n'égala la duplicité de la Prusse, prise dans ses propres pièges entre son honneur, ses craintes, ses ambitions, la veille d'Austerlitz. Il n'était réservé qu'à elle-même de se surpasser encore en équivoque, en volte-face et en déshonneur politique, le lendemain. L'empereur Alexandre accorda un mois aux tergiversations de son ami, terme après lequel la Prusse devait agir enfin avec ses nouveaux alliés contre les Français. Ce traité secret, imposé par la violence de l'opinion, consenti par la faiblesse, fut scellé enfin à Potsdam par un embrassement théâtral des deux souverains sur la tombe du grand Frédéric. Là, en présence de la reine, du prince Louis bouillant d'ardeur, du vieux duc de Brunswick et du général Mullendorf, élèves du grand roi, l'empereur de Russie et le roi, son ami forcé, se jurèrent une amitié indissoluble et une communauté à toute épreuve de fortune heureuse ou sinistre serment sincère dans le cœur d'Alexandre, ambigu et contraint dans celui de son ami, ardent et patriotique dans le cœur de la reine, du prince Louis de Prusse et de la jeunesse de l'armée prussienne.

L'Angleterre applaudit à cette union des deux monarques du Nord. Elle voulut la rendre indissoluble en flattant l'ambition sourde du roi de Prusse ne pouvant lui offrir le Hanovre, propriété personnelle de son souverain George III, elle lui offrait la Hollande, adjonction inespérée qui faisait de la Prusse une nation maritime et commerciale, les deux aspirations jusque-là impuissantes de cette monarchie.

 

XX

Alexandre, emportant ce traité, ce serment et ces espérances, se hâta de rejoindre, le 5 novembre 1805, son armée, prête à recevoir le choc de la grande-armée de Napoléon. L'armée russe était commandée sous Alexandre par le vieux général Kutusof, sorte de contrefaçon de Potemkin, comptant sur son génie naturel, sur sa fortune, sur la solidité de ses soldats ; actif seulement les jours de bataille, et perdant le reste du temps dans une superbe et orientale indolence. D'excellents généraux, tels que le prince géorgien Bagration, Miloradovitch, Doctorow, étaient ses principaux lieutenants.

Alexandre rencontra à Olmütz l'empereur d'Autriche, fugitif de sa capitale, et fit sa jonction avec les débris encore imposants de l'armée autrichienne. Le nombre, l'élan, la- renommée invincible de ses troupes, contrastaient avec le découragement des Autrichiens, déjà vaincus à Ulm et expulsés de leur capitale. Alexandre, avec la confiance de la jeunesse et par les conseils des vieux Russes, se crut prédestiné à lutter de génie avec Napoléon. Il reçut avec dédain les propositions d'accommodement que l'aide de camp Savary lui apporta de la part de l'empereur des Français. Il aurait cru manquer à la fois, en se retirant de la lutte, au serment de Potsdam, à l'empereur d'Autriche, à lui-même, et à la gloire. Il marcha avec l'empereur d'Autriche à la rencontre de Napoléon, qui l'attendait à Austerlitz, champ de bataille immortalisé par le choc de trois armées sous trois empereurs.

La nuit du 1er décembre 1805, éclairée par les feux des bivouacs de trois cent mille hommes séparés par un ruisseau et un marais, couvait dans ses ténèbres le sort du continent. La bataille fut digne de la grandeur de la cause, de l'héroïsme des trois peuples combattant sous les yeux de leurs souverains, les Autrichiens pour le salut, les Russes pour l'honneur, les Français pour la victoire. Le soir du 2 décembre, cinquante mille Russes, Autrichiens, Français, jonchaient, morts ou blessés, la vallée et les lacs d'Austerlitz ; les deux empereurs de Russie et d'Autriche fuyaient à cheval, presque sans escorte, à travers les sentiers couverts de neige de la Moravie. Les Russes, ralliés le lendemain, n'avaient perdu que la renommée de leurs armes ; les Autrichiens avaient perdu leur patrie ; Napoléon avait gagné le monde. Aussi prompt à saisir la paix que la victoire, il recevait le lendemain l'empereur d'Autriche à son feu de bivouac du moulin de Paleny, lui tendait la main, l'embrassait, lui accordait la trêve. Pendant cette conférence avec l'empereur François, Savary se rendait au camp de l'empereur Alexandre pour suspendre également les hostilités entre les Français et les Russes. Savary portait à Alexandre les consolations de Napoléon, et pour ainsi dire ses excuses de l'avoir vaincu dans une guerre qu'il appelait une guerre de fantaisie, et où le tsar était trop jeune encore pour lutter avec le vétéran des victoires.

Alexandre se retira du champ de la lutte et de la négociation. Napoléon en dicta arbitrairement les conditions à Presbourg. Il remit à l'empereur François son empire, démembré au profit de l'Italie française et des princes de la confédération du Rhin. Quant à la Prusse, il feignit d'avoir ignoré le traité de Potsdam. En recevant les hypocrites félicitations de Frédéric-Guillaume, il ne lui infligea d'autre honte que la honte d'accepter enfin le Hanovre en toute propriété, afin que le partage des dépouilles de l'Angleterre constituât entre le cabinet de Berlin et la France victorieuse une complicité avérée de spoliation, qui rendît ce cabinet irréconciliable avec ses amis, trahis et dépouillés par lui-même.

L'histoire antique et moderne présente peu d'opprobres politiques comparables à cette diplomatie de la Prusse après Austerlitz. Ses-hommes d'État enlevaient d'avance à cette puissance, bientôt punie, la dignité qui s'attache à l'honneur et la pitié qui suit les revers. Alexandre, justement indigné, rentrait dans ses frontières. Napoléon, au commencement de 1806, déclarait la déchéance de la maison de Bourbon du trône de Naples, et liait par un traité plus formel et plus dégradant la Prusse à son ambition. Le roi de Prusse, cherchant à justifier sa conduite par la nécessité, envoyait à Pétersbourg le vieux duc de Brunswick, son général et son négociateur, pour expliquer sa défection. Alexandre méprisait les hommes d'État de la Prusse, plaignait son roi, admirait sa reine, et tenait au-delà de son mérite l'armée prussienne, formée par le grand Frédéric. Il accueillit avec une habile indulgence le duc de Brunswick, chargé de lui montrer dans un prochain avenir une nouvelle défection de la Prusse à la nouvelle alliance française, et là revanche d'Austerlitz avec les Prussiens pour auxiliaires. « Dans ce cas, répondit-il au vieux général, j'apprendrai la guerre à votre école. »

Une troisième défection de la Prusse à ses trois alliances s'ourdit à Pétersbourg. Il fut convenu que si la Prusse était mécontente de son allié nouveau, l'empereur Napoléon, elle recourrait à Alexandre et que ce dernier lui prêterait toutes les forces de son empire.

 

XXI

Cependant l'Angleterre, justement soulevée contre la perfidie du cabinet prussien, qui venait de se vendre à Napoléon au prix du Hanovre, avait déclaré la guerre du mépris à la Prusse. M. Pitt venait de mourir du coup que sa politique et sa patrie avaient reçu à Austerlitz. L'ingrate Angleterre ne regretta pas assez son plus grand citoyen. M. Fox, son inégal antagoniste, eut assez peu de magnanimité pour refuser son vote à l'hommage funèbre qu'on voulait faire à M-. Pitt, en payant sur le trésor public les dettes contractées par ce ministre intègre pour le service de sa patrie et les dépenses de ses funérailles. Fox, perdu lui-même de dettes contractées au jeu et dans la licence de ses débordements, contestait ainsi sans pudeur le payement de dettes contractées par le désintéressement et le patriotisme (janvier 1806). Il succéda à M. Pitt, et se hâta d'offrir, par une négociation de paix peu décente sous la pression d'une défaite, la complaisance de l'Angleterre à la monarchie presque continentale de Napoléon. Celui-ci, dépouillé de ses moyens de lutter sur l'Océan par la bataille de Trafalgar, tombeau de la marine française et espagnole, écoutait sans empressement réel les propositions inopportunes de M. Fox. Il complétait son système dynastique par la création du royaume de Hollande pour son frère Louis Bonaparte, par le don de la couronne de Naples à son frère Joseph, par la vice-royauté d'Italie à son fils adoptif Eugène de Beauharnais ; il complétait son système de renaissance féodale par l'institution de sa nouvelle noblesse, dotée des dépouilles de la guerre en Allemagne et en Italie ; enfin il complétait son système politique par la confédération du Rhin, qui retournait la moitié de l'Allemagne contre elle-même, sous le patronage de l'empereur des Français.

L'Autriche et la Prusse regardaient immobiles ces grandes menaces contre leur existence en Allemagne. Quant à l'empereur Alexandre, fléchissant lui-même devant les souvenirs d’Austerlitz et devant les adulations de M. Fox à Napoléon, il signait à Paris, le 2 juillet 1806, par la main de M. d'Oubril, son plénipotentiaire, un traité de paix avec la France. Ce traité, sans stipulation importante, n'était qu'un consentement tacite à l'omnipotence continentale de Napoléon.

Cette paix inexpliquée, et le mystère qui couvrait à Paris les négociations avec l'Angleterre, firent croire à Berlin que la Prusse, sacrifiée à la paix, allait être contrainte à restituer honteusement le Hanovre et à subir des démembrements en Allemagne. L'intérêt alarmé, l'honneur humilié, le désespoir de perdre en un jour le fruit de tant de trahisons, enfin la confiance démesurée dans ses forces jusque-là non éprouvées contre la France, arrachèrent la cour de Berlin à sa torpeur, et la précipitèrent dans les plus folles témérités. Le cri de guerre à la France retentit avec d'autant plus d'explosion qu'il avait été plus longtemps comprimé dans les âmes, et que la paix avait été achetée par de plus humiliantes complicités avec l'oppresseur du monde.

M. Fox venait de suivre dans la tombe son rival M. Pitt. Il mourait, comme tous les hommes de pure controverse parlementaire, sans avoir aidé ni à la guerre ni à la paix, entre sa popularité compromise et son impuissance dévoilée. L'empereur Alexandre, instruit de la mort de Fox et de l'émotion de Berlin, venait de refuser de ratifier le traité de paix signé à Paris par M. d'Oubril. Napoléon, à ces symptômes, crut entrevoir la renaissance d'une quatrième coalition il refusa à la Prusse de retirer ses corps d'armée de l'Allemagne. A ce refus, le roi de Prusse jeta le masque, et marcha sur Magdebourg.

La quatrième coalition venait de naître, en effet, de la mollesse et de la mort de Fox, de la honte de la Prusse, de l'humiliation de la Russie, à qui pesait le souvenir d'Austerlitz (24 septembre 1806).

 

XXII

La Prusse avait aussi mal choisi l'heure de la guerre que l'heure des trahisons ; elle se punissait elle-même de sa lâcheté par sa témérité. C'était le machiavélisme du grand Frédéric pratiqué par des ministres sans génie. Napoléon était plus prêt qu'il ne l'avait été à aucune époque de ses campagnes. La grande-armée occupait encore', comme gage du traité de paix avec l'Autriche, une grande partie de la basse Allemagne et toute la Hollande cent quatre-vingt mille hommes aguerris et accoutumés à vaincre étaient cantonnés dans le Palatinat et en Franconie. Les maréchaux Bernadotte, Davoust,' Soult, Lannes, Oudinot, Augereau, Murat, commandaient ces corps d'armée.

Napoléon partit de Paris le 25 septembre 1806, pour donner une âme à ce grand corps. Une proclamation martiale à ses soldats, et, cette fois, légitime dans ses invectives contre la Prusse, menaçait la cour de Berlin de l'inimitié irréconciliable d'un grand peuple, plus terrible que les tempêtes de l'Océan.

Le coup suivit de -près la menace. Le jeune prince Louis de Prusse, le plus ardent instigateur de la guerre tomba, dans la première rencontre, sous le sabre d'un sous-officier français qui lui offrait la vie, et de qui il préféra recevoir la mort. La bataille d'Iéna emporta en deux jours l'armée et la monarchie. Le duc de Brunswick et le général Mullendorf, les deux vétérans de la gloire de la Prusse, ne veulent pas survivre à leur patrie ; ils tombent l'un et l'autre mortellement blessés, en cherchant à masquer la déroute. Le roi, sans armée, et se reprochant à lui-même tant d'inutiles défections et une si tardive agression, traverse Berlin en silence. Napoléon y entre en triomphe, et enlève respectueusement à Potsdam l'épée du grand Frédéric, pour en faire le trophée de sa victoire sur ses descendants. Il dirige de là son armée en trois colonnes contre les restes de l'armée prussienne. Toutes les forteresses tombent sans siège devant ses généraux le roi et la reine se réfugient à Kœnigsberg, à l'extrémité de leurs États.

Un mois a suffi pour anéantir cette monarchie fière de son fondateur, et cette armée que l'ombre du grand Frédéric semblait couvrir de sa renommée d'invincible. Un décret de Napoléon, daté de Berlin, déclare l'Angleterre en interdit à tous les ports de l'Europe. Ébloui lui-même de ses succès, il marche à la rencontre des Russes en Pologne. Leur armée, commandée par le général Beningsen, un des témoins du meurtre de Paul Ier, s'avançait, au nombre de cent vingt mille hommes, du Niémen sur la Vistule. La garde impériale russe, et quarante mille Cosaques sortis des steppes du Dniester, marchaient pour renforcer Beningsen. Ces forces, jointes aux débris de l'armée prussienne, présentaient à Napoléon une seconde armée à vaincre comme à Austerlitz. On lui parlait de proclamer la reconstitution de la Pologne. Il ne croyait ni à la convenance ni à la possibilité de cette résurrection artificielle d'un peuple par la main de l'étranger : « Je ne proclamerai l'indépendance de la Pologne, écrivit-il, que quand je verrai tous les Polonais unis et debout. »

Le maréchal Lannes, qui le devançait en Pologne, confirmait Napoléon dans cette indifférence « Ne jugez pas le pays, écrivait Lannes à l'empereur, par l'enthousiasme factice de quelques nobles attirés à Posen par l'amour du bruit et de la nouveauté. Ils sont au fond toujours légers, divisés, anarchiques. En voulant les reconstituer en nation, vous épuiserez inutilement le sang de la France pour une œuvre sans solidité et sans durée. »

Les Russes abandonnèrent Varsovie le 28 novembre quelques-unes de leurs colonnes furent successivement battues à Czarnovo, à Nassielsk, à Pultusk, à Golymin mais ils reçurent des renforts de l'intérieur qui portèrent leur armée à seize mille hommes.

La force des Russes, l'inaction des Polonais, l'hiver, dont les pluies et les neiges rendaient les opérations militaires impraticables, décidèrent Napoléon à cantonner son armée, réduite par la marche du Rhin au Niémen, entre ce fleuve et la Vistule. Il séjourna lui-même une partie de l'hiver à Varsovie, et le soulèvement spontané de la Pologne se borna à quelques escadrons recrutés et commandés par le prince Poniatowski, neveu du dernier roi de Pologne, adopté par la France et mort pour elle en combattant à Leipzig. Les coalisés, de leur côté, voulurent contraindre la Turquie à se déclarer contre Napoléon mais les Turcs, qui préféraient la neutralité, la jugeant impossible, déclarèrent la guerre à la. Russie le 7 janvier 1807. Une armée russe pénétra en Moldavie et en Valachie et s'empara de Bucarest. Elle n'alla pas plus loin, car elle fut rappelée contre les Français. La paix entre la Russie et la Porte fut signée quelques mois après.

Les manœuvres habiles et infatigables de Beningsen forcèrent Napoléon à concentrer son armée et à recevoir, le 8 février 1807, la bataille sur le plateau d'Eylau. Les Russes, supérieurs en nombre et partout vainqueurs jusqu'à la fin du jour, avaient anéanti tout le corps d'armée d'Augereau. Napoléon, placé depuis le lever du jour dans le cimetière d'Eylau, qui dominait la vallée, était entouré de morts et de blessés rapportés du champ de bataille. L'infanterie russe, précédée de cent pièces de canon, commençait à gravir la pente qui conduisait à la ville, dernier pivot des Français. Une charge désespérée de quatre-vingts escadrons, commandés par Murât, -enfonce et disperse, enfin les colonnes russes.

La nuit tombe sur les deux armées encore confondues, et sur cinquante mille cadavres de Russes et de Français étendus pêle-mêle dans la vallée d'Eylau. Les ténèbres amenèrent enfin deux puissants renforts aux ailes déjà débordées de Napoléon. Beningsen, à leur apparition, se retire en laissant la ville d'Eylau à Napoléon, mais les morts égaux et la victoire indécise.

 

XXIII

Les bulletins spécieux de Napoléon déguisèrent mal à l'Allemagne et à la France 'le coup que son armée avait reçu à Eylau. Il avait sauvé sa gloire, mais non son prestige- ; il avait trouvé enfin, dans Beningsen et dans les Russes, des soldats-dignes de se mesurer avec lui. Sa correspondance avec ses ministres de Paris atteste l'impatience que lui donnait le récit véritable de la bataille d'Eylau. Ce fut un massacre, non une victoire mais résister aussi héroïquement aux Français était une victoire pour les Russes. Alexandre se crut vengé d'Austerlitz. Napoléon, contraint à se renfermer et à se recruter dans de nouveaux cantonnements, reste comme atterré du choc qui avait décimé son armée. Il pressent l'Autriche sur une médiation de cette puissance entre la Russie et lui.

L'Autriche, reprenant haleine et courage à l'exemple des Russes, au moins invaincus sinon vainqueurs à Eylau, hésite, arme, temporise. La bataille de Friedland, hardiment provoquée au retour de l'été par les Russes, mais saisie par Napoléon avec l'éclair du génie, et reçue par Beningsen dans une presqu'île sans retraite pour ses troupes, vengea glorieusement pour les Français le doute injurieux d'Eylau (14 juin 1807).

Alexandre et le roi de Prusse, consternés, se résolurent à demander à la paix ce qu'ils ne pouvaient plus attendre de la victoire. Un armistice fut signé à Tilsitt, le 24 juin, entre les trois puissances une entrevue convenue entre Alexandre et Napoléon. Un radeau à l'ancre, au milieu du cours du Niémen, qui séparait les deux armées, reçut au même instant les deux empereurs. Murat, Berthier, Duroc, Caulaincourt, composaient le cortége de Napoléon le général Beningsen, le prince Labanof, le comte de Liéven, le général Ouwarof, celui d'Alexandre. Les deux armées, rangées en présence l'une de l'autre sur les deux rives opposées du Niémen, suivaient des yeux et du cœur les scènes du radeau.

Napoléon embrassa Alexandre, et l'introduisit par la main dans une tente dont les rideaux retombèrent sur leur conférence. Rien d'authentique n'a transpiré de cet entretien, d'où allait dépendre le sort du monde. Les versions imaginaires qu'on en a données ne sont que les jactances intéressées de Napoléon, et les confidences plus modestes, mais également intéressées, d'Alexandre. On peut croire que le désir mutuel de la paix, et le besoin réciproque de se flatter aux dépens de l'Angleterre importune, de l'Autriche suspecte, de la Prusse vaincue, 'facilitèrent les combinaisons préliminaires d'un traité aussi pressant pour Napoléon qu'utile à Alexandre. Les deux grands rivaux avaient le droit de s'estimer en se réconciliant ; car si l'un avait été vaincu à Friedland, l'autre n'avait pas été vainqueur à Eylau. La campagne de Pologne n'avait ni exalté ni abattu les belligérants elle n'avait été qu'un mutuel massacre, où Napoléon avait perdu plus d'hommes et plus de temps que la Russie. Napoléon et Alexandre sortirent si satisfaits de leur entrevue, qu'ils convinrent de traiter eux-mêmes leurs propres affaires à Tilsitt.

Ce fut le piège du génie et de l'adulation tendu par Napoléon à la jeunesse et à la candeur de son ennemi. Il connaissait l'art d'éblouir autant que de foudroyer. Alexandre, fier de cette longue intimité avec le pus grand homme de guerre du siècle, ne demandait de son côté qu'à être ébloui. Convaincu désormais qu'il ne lui était pas donné d'éclipser la gloire de Napoléon, il voulait au moins se revêtir des reflets de cette gloire en l'approchant de plus près que tout autre. Partager le continent entre Napoléon et lui était moins héroïque, mais plus sûr que de le disputer.

Cette faiblesse d'Alexandre devant la fortune fut le bonheur de Napoléon. Une seconde campagne en Pologne contre Beningsen et ses armées aguerries, avec l'Allemagne entière mal contenue derrière l'armée française, et à une distance démesurée de ses renforts, perdait ou usait inévitablement Napoléon. Alexandre manqua de constance et de fidélité à la cause de l'Allemagne et à sa propre cause ; il allait fortifier pour six ans l'ennemi qu'il aurait plus tard à combattre.

La négociation de Tilsitt fut la véritable défaite des Russes. Ce ne fut pas la puissance d'Alexandre, ce fut son caractère qui fut vaincu dans ces conférences.

 

XXIV

Le roi de Prusse parut en suppliant de Napoléon, et en client mal protégé d'Alexandre, aux conférences de Tilsitt, pour y plaider la cause perdue de sa monarchie. Il conserva au moins dans cette entrevue la tristesse qui est la dignité du malheur, et la réserve qui est la protestation du vaincu.

Alexandre s'y montra en courtisan plutôt qu'en égal de Napoléon. Il se laissa séduire, dans une intimité longue et familière, aux perspectives de grandeur en Pologne, en Allemagne, en Orient, que Napoléon étala devant lui ; il n'implora pour son allié le roi de Prusse que ce que la décence ne permettait pas de refuser à ce prince humilié et dépouillé ; il accepta les dépouilles anticipées de la Turquie ; il concéda à Napoléon l'Italie déjà conquise, la Hollande déjà érigée en royaume français par Louis Bonaparte, l'Espagne à conquérir et à convertir en monarchie napoléonienne sous un autre frère de Napoléon. Il revendiqua, en retour, le droit d'arracher la Finlande à la Suède. Enfin, le partage du monde entre les deux empires, l'un sous le nom d'empire d'Orient, l'autre sous le nom d'empire d'Occident, fut délimité par la main des deux empereurs sur la carte du cabinet de Tilsitt.

C'était le rêve de Napoléon, rêve qui s'agrandissait chaque année avec sa fortune ; c'était le rêve aussi du tsar de Russie transporté seulement d'Occident en Orient. A ce prix, il abandonnait aisément le grand rôle de soutien des faibles, de vengeur des rois, de protecteur de l'Allemagne, qu'il s'était dessiné au commencement de son règne. Il accordait à Napoléon l'effacement presque complet de la Prusse, réduite à cinq millions de sujets, au lieu de douze millions qu'elle possédait avant la guerre ; le démembrement de la Pologne prussienne constituée en grand-duché indépendant de Varsovie, pour satisfaire au moins en apparence à tant de vaines promesses jetées aux Polonais ; un royaume de Westphalie formé en Hesse des lambeaux arrachés à la Prusse et à l'Allemagne ; enfin la signature d'un traité occulte entre la Russie et la France, traité par lequel la France et la Russie unissaient indissolublement la cause de leurs ambitions conciliées aux dépens du monde, et dont un article formel livrait à la Russie toute la Turquie d'Europe, à l'exception de Constantinople, dont on réservait le sort à l'avenir inconnu. C'était moins la paix que la complicité présente et future signée par les deux copartageants de l'univers.

Les historiens adulateurs de Napoléon peuvent admirer cette séduction d'Alexandre, et cette promptitude à marchander l'honneur contre l'ambition. Les historiens impartiaux ne peuvent que rougir pour le souverain d'un vaste empire et pour le chef d'une vaste confédération de trônes, qui devient en quelques jours l'ennemi de ses amis et l'ami de ses ennemis. C'est ainsi qu'on gagne des provinces, mais c'est ainsi qu'on perd l'estime de l'univers et sa propre estime.

L'infortunée reine de Prusse, reléguée à Mémel, où elle attendait dans l'angoisse le dernier mot de la négociation, fut appelée à Tilsitt par son mari, pour implorer du vainqueur quelque adoucissement au sort de la monarchie prussienne. Ni sa beauté ni ses larmes, ni la pudeur de refuser une consolation à une femme humiliée, à une reine vaincue, ne purent arracher à Napoléon une seule ville ou une seule province, pour décorer au moins de quelque magnanimité ou de quelque compensation son triomphe. Alexandre lui-même abandonna cette reine si admirée et si plainte à la merci de son nouvel allié. Ce fut ainsi que le serment de Potsdam sur le tombeau du grand Frédéric fut accompli. La reine repartit dans les pleurs, pour aller mourir de l'outrage. C'était la seule femme de la cour de Prusse qui ne méritât pas le sort de sa patrie ; car elle avait toujours eu l'âme d'une héroïne, et elle n'avait participé en rien ni au machiavélisme, ni aux ambitions, ni aux trahisons du cabinet de son mari.

Tel fut le traité de Tilsitt, la plus éclatante défection dont l'histoire moderne offre l'exemple, qui doubla l'audace et les forces du conquérant de l'Occident, et qui prépara par une prompte expiation les hontes et les désastres de la Russie (7 juillet 1807).