HISTOIRE DE LA RUSSIE

 

LIVRE CINQUIÈME.

 

 

I

Catherine avait dérobé l'empire par une conjuration elle avait maintenant à le reconquérir sur ses complices, et à légitimer par le talent du gouvernement non le crime, mais l'usurpation. Ceux qui avaient été ses instruments allaient devenir ses obstacles mais si sa perversité de femme avait éclaté dans le complot, son génie de souveraine allait égaler son ambition.

Le grand Frédéric avait deviné le premier ce génie sous l'apparente légèreté de la femme. « L'empereur de Russie, écrivait-il le lendemain de la révolution de Pétersbourg, vient d'être détrôné par sa femme. On s'y attendait cette princesse a beaucoup d'esprit et les mêmes inclinations vicieuses qu'Élisabeth. Elle n'a aucune religion, mais elle contrefait la piété. C'est la répétition à Pétersbourg de l'empereur grec Zénon, de son épouse Adriana, ou de Marie de Médicis en France. Le pauvre empereur Pierre III a voulu imiter Pierre le Grand, mais il n'en avait pas le génie. »

Déjà l'impératrice, qui avait soulevé le peuple et l'armée au nom de l'antipathie des Russes contre les Prussiens, commençait à se jouer des préjugés populaires et soldatesques un moment remués par elle pour le besoin d'un jour ; elle caressait l'ambassadeur de Frédéric, qu'elle jugeait avec raison le plus grand et le plus utile des alliés. Elle se hâta aussi de rassurer. le Danemark sur, la guerre que son mari méditait follement contre ce royaume. Elle flatta également l'Angleterre de la prochaine conclusion de traités privilégiés de commerce, le meilleur gage d'alliance entre deux peuples dont l'un avait tout à acheter, et dont l'autre avait tout à vendre.

L'ancien chancelier Bestuchef, le plus vieux et le plus consommé des hommes d'État de la Russie, fut rappelé par elle de son exil, et consulté avec une déférence qui lui rendit, sinon l'autorité, au moins l'influence de premier ministre. Avoir été disgracié par son mari était le premier titre à sa confiance. Bestuchef et Panin furent les hommes d'État de son conseil Grégoire Orlof resta l'homme de son cœur. Ce favori osait aspirer à la main de sa souveraine. La passion qu'elle lui témoignait ouvertement, et les rivaux qu'elle lui sacrifia sans hésitation aussitôt qu'ils lui portaient ombrage, semblaient encourager Orlof à tout espérer. Schouvalof, qui avait paru plaire à Catherine Villebois, qui avait osé l'aimer, et qui avait trahi pour cet amour son devoir de général de l'artillerie ; enfin la princesse Daschkof, qui avait non-seulement conspiré, mais combattu pour elle, furent relégués loin de la cour.

 

II

Ces ingratitudes soulevèrent les murmures des gardes pendant un voyage de l'impératrice à Moscou pour s'y faire couronner. Les soldats, encouragés par les popes, s'indignaient à haute voix, dans des conciliabules de caserne, de ce qu'un seul homme, dont la beauté et la faveur étaient les seuls titres, accaparait insolemment tout le prix d'une révolution ; ils se demandaient si leurs régiments, ne s'étaient révoltés contre leur légitime empereur que pour remettre l'empire à une femme étrangère à la Russie, qui le remettait à son tour à un soldat complice de ses amours ? Le nom d'Ivan VI, seul véritable héritier du sang et des droits de Pierre le Grand, circulait dans toutes les bouches. Une conspiration à la fois religieuse et militaire se "formait dans l'ombre pour arracher ce jeune captif à son cachot, pour l'envelopper de l'armée, et pour le proclamer à la place de Catherine.

La froideur avec laquelle elle était reçue à Moscou ; le masque de dévotion jeté par elle aussitôt qu'elle n'avait plus eu besoin de la connivence des prêtres ; la disgrâce de l'archevêque de Novogorod, un des auteurs de la déposition de l'empereur ; les confiscations des richesses des moines, maintenues par l'impératrice contre l'espoir du clergé ; les récriminations des popes et des évêques contre l'impiété de celle qu'ils proclamaient, la veille, la nouvelle Esther des Grecs, encourageaient cette agitation des casernes.

On y répandait un manifeste authentique, mais non encore publié, quoique signé, de l'infortuné Pierre III contre sa femme. Dans ce manifeste, le mari outragé et le souverain affronté articulait tous les crimes de son épouse, et déclarait que le grand-duc, son enfant prétendu et l'héritier illégitime du trône, était le fruit d'un commerce criminel entre l'impératrice et Soltikof. Ce manifeste, imprimé à des millions d'exemplaires, était le titre d'une révolution nouvelle.

Cette révolution allait éclater, quand Alexis Orlof, Tieplof, Baratinsky, Glebof, Passek, Kyrille Razomouski, laissés à Pétersbourg par Grégoire Orlof pour surveiller l'inconstance des troupes, la découvrirent, l'étouffèrent dans la terreur des châtiments, en firent t mutiler les principaux fauteurs dans les supplices, et envoyèrent les autres périr dans les neiges de la Sibérie. L'impératrice sentit, pour la première fois, le danger de laisser dans le jeune Ivan un droit vivant en contraste avec son usurpation.

On assure que pendant les premiers jours de la révolution, au moment où l'empire indécis chancelait encore entre elle et sa fidélité au sang de Pierre le Grand, elle avait fait venir secrètement Ivan à Pétersbourg, afin de l'avoir sous sa main et de le présenter elle-même au peuple, si la révolution hésitait à la proclamer impératrice elle aurait gouverné comme tutrice d'Ivan, adopté au détriment de son propre fils. La promptitude avec laquelle la Russie avait fléchi sous sa main l'avait dispensée de cette transaction avec la nécessité. Ivan était rentré dans sa prison, plus près désormais de la tombe que du trône.

 

III

La paix générale de l'Europe, après la -guerre de Sept ans, si funeste à l'Autriche, si honteuse pour la France, si glorieuse pour le héros de la Prusse, laissait à l'impératrice le loisir d'étudier l'Europe et de civiliser ses vastes États. Dès les premières heures de son gouvernement, on reconnut en elle l'âme de Pierre le Grand sous une forme plus douce. La civilisation, la législation et l'administration de l'Occident, ne trouvant plus en Russie d'autres résistances que l'ignorance du peuple et leur nouveauté se répandirent rapidement dans tout l'empire avec l'uniformité et l'universalité d'une volonté absolue. Le despotisme, quand par hasard il est éclairé, peut devenir un véhicule de civilisation.

Ce fut le caractère du règne de Catherine II. Plus elle avait de crimes à racheter dans l'origine de son pouvoir, plus elle s'étudia à en ensevelir le remords et la mémoire dans l'immensité de ses services à la Russie. Partageant.sa vie entre l'ambition et le plaisir, elle donnait au conseil, avec ses hommes d'État, Panin, Bestuchef, Biren et le vieux Munich, éprouvés par le pouvoir et par l'exil, toutes les heures dérobées à ses plaisirs. Elle les étonnait par l'universalité de ses connaissances et par la lucidité de ses vues ; elle s'enrichissait de leur longue expérience. Créer l'administration une et régulière, compatible avec l'étendue et la diversité de ses États, développer le commerce, importation.de la richesse, accroître sa marine à la proportion des nouvelles mers qui s'ouvraient au Nord et à l'Orient devant elle, remplir le trésor. sans exagérer les impôts, attirer sur son nom la considération de l'Europe par le nombre et par la discipline de ses armées, se faire place en Occident0 surtout par cette diplomatie grecque d'une cour réputée barbare qui veut séduire et s'assimiler avant de montrer la force et la conquête ; enfin discerner 'et corrompre partout, et surtout en France, foyer de la pensée, cette puissance encore occulte de l'opinion publique qui s'exprime par la littérature, qui popularise les noms, qui décerne la gloire, et faire de cette puissance l'alliée sourde et invisible de son ambition et de sa renommée telle était l'œuvre préméditée de Catherine.

« Je crois, disait-elle avec une fausse modestie au baron de Breteuil, ambassadeur de France, incapable de la comprendre, je crois que la Russie mérite en effet quelque attention. J'ai la plus belle armée de l'Europe ; l'argent me manque, il est vrai, mais j'en serai abondamment pourvue en peu d'années par les produits que je puis exporter partout. Si je me laissais aller à mon penchant, j'aimerais la guerre plus encore que la paix ; mais l'humanité, la justice, la raison, me retiennent. Cependant je ne serai pas comme l'impératrice Élisabeth, je ne me ferai pas presser pour entreprendre la guerre ; je la ferai quand elle me sera 'utile, jamais par complaisance pour les intérêts des 'autres puissances Ne me jugez que dans cinq ans ; il me faut ce temps pour mettre l'ordre dans l'empire. »

 

IV

La Prusse et l'Autriche continuaient à occuper par leurs troupes les États héréditaires de Pologne. Catherine fit entrer quarante mille hommes, commandés par Romanzof et Tattschef, en Pologne, pour forcer Frédéric et Marie-Thérèse à évacuer ce royaume, qu'elle voulait libre ou dominé par elle seule. Poniatowski, son ancien favori, à qui elle avait caché ses relations avec Orlof, ne doutait pas d'être accueilli à Pétersbourg en amant désormais avoué, et peut-être en époux d'une souveraine. Elle dissipa ses illusions par la défense de venir en Russie, sous des prétextes politiques ; mais elle conçut dès cette époque la pensée de compenser pour lui l'amour évanoui par le don du trône de Pologne.

Les exigences d'Orlof impatient de sa main, qu'elle ne voulait accorder à personne ; les rivalités entre ce favori et ses rivaux ; les prétentions insatiables de tous ces soldats parvenus, auteurs de son élévation, et qui se croyaient le droit de lui redemander l'empire en détail, contrastaient avec la majesté de son titre d'impératrice et avec l'élégance lettrée de son esprit. Ce joug de la soldatesque lui pesait ; elle le supportait jusqu'au moment où son autorité affermie lui permettrait de le rejeter loin d'elle.

Ses lettres aux étrangers, avec lesquels elle entretenait déjà des correspondances personnelles, sont pleines de ces dégoûts du pouvoir suprême. « Je ne mène point une vie agréable, disait-elle un jour à un des ministres étrangers ; je sais que les soldats qui m'entourent sont sans éducation, mais je leur dois ce que je suis ; ils sont pleins de courage et de dévouement, et je suis sûre qu'ils ne me trahiront pas. »

Panin était le seul de ses conseillers qui fût digne, par ses lumières et par ses délicatesses d'esprit, de l'entretien d'une princesse lettrée ; il ne cessait de l'encourager à s'affranchir de cette sujétion et des exigences soldatesques, en transportant une part de souveraineté politique au pouvoir civil, représenté par les députés de la noblesse des provinces et par le sénat. Bestuchef détruisait d'un mot l'effet de ces insinuations de Panin, en démontrant à l'impératrice que tout partage de la souveraineté, dans un pays accoutumé à confondre le pouvoir et le despotisme, était une périlleuse abdication. Grégoire Orlof, flatté par Panin d'être placé au sommet de ces institutions représentatives comme président perpétuel du sénat, copartageant de l'empire, souriait lui-même à ces innovations sans les comprendre.

Bestuchef crut pouvoir le convertir à son parti en lui promettant plus que Panin. Il le flatta de décider l'impératrice à lui offrir d'elle-même la couronne. Orlof, comme tous les barbares, enfants par la crédulité et la passion, se crut déjà le tsar de cette patrie où il était arrivé soldat. Rien ne paraissait trop élevé à ces trois frères, les géants de la Russie, que la nature semblait avoir marqués de la taille, de la force et de la beauté des races primitives. Orlof pleura de joie en tombant dans les bras du vieux et rusé Bestuchef ; il croyait avoir l'oracle de sa conduite et de sa fortune dans la tête supérieure de ce vieillard.

 

V

La grossesse avancée de l'impératrice, prête à donner un fils à Orlof, devait incliner Catherine à donner un père avoué à l'enfant qu'elle portait dans son sein. Elle parut écouter, en effet, les insinuations de Bestuchef avec une hésitation qui ne demandait que des prétextes pour être vaincue. Bestuchef se chargea de faire violence à ses scrupules en faisant parler le clergé et le peuple. Il rédigea et fit circuler des projets d'adresse de la nation à sa souveraine, pour la décider à se choisir un époux, dans l'intérêt de la perpétuité du trône.

« Le tsarewitz, fils de Pierre III, disaient ces adresses mendiées, ne promettant pas des jours assurés et longs à la Russie, l'impératrice, jeune, belle et féconde, devait d'autres héritiers à l'empire ; il était nécessaire qu'elle se choisît un époux, soit en donnant sa main au jeune Ivan, à qui elle restituerait ainsi la couronne, soit en élevant jusqu'à elle un Russe digne du trône par le choix même qu'elle ferait de lui pour régner. »

Douze évêques, un grand nombre de popes et la plupart des généraux .et des officiers vendus à Orlof signèrent cette adresse, en ajoutant que le choix du prince Ivan serait dangereux et impolitique, puisque ce prince, croyant ne devoir le trône qu'à son droit, pourrait être ingrat envers l'impératrice, et la précipiter du trône où elle l'aurait fait monter. Le choix d'un Russe, qui devrait tout à l'estime et à l'amour, leur paraissait préférable, et ils désignaient assez Orlof sans prononcer son nom.

L'impératrice était enivrée de sa toute-puissance ; Orlof, d'ambition. Panin, Kyrille Razomouski, le chancelier Woronsof, frémirent d'avoir à courber la tête sous le fils d'un strélitz échappé à la hache de Pierre le Grand. Le rude et astucieux hetman des Cosaques, Razomouski, osa protester respectueusement, dans une audience secrète, contre une faiblesse de cœur qui allait humilier et désaffectionner tant de braves serviteurs aussi dévoués qu'Orlof ; il se jeta aux pieds de l'impératrice, pour la conjurer de ne pas prostituer l'empire à celui à qui elle donnait son cœur. Le chancelier Woronsof, d'autant plus persuasif dans son opposition au mariage qu'il était plus servile ou plus complaisant de caractère^ se joignit à Razomouski.

Catherine, maîtresse d'elle-même, feignit d'apprendre avec étonnement le projet qu'on lui supposait d'élever son amant au trône ; peut-être même se félicitait-elle en secret d'une opposition qu'elle pouvait opposer elle-même aux instances d'Orlof, comme un obstacle politique plus fort que son amour. Elle parut s'indigner contre Bestuchef, dénoncé par Panin et Razomouski comme l'inspirateur de ces adresses ; elle le traita en public avec sévérité, en secret avec faveur. Woronsof comprit que Bestuchef avait flatté le cœur, et que lui-même n'avait flatté que l'orgueil de sa souveraine. Il remit ses fonctions, s'éloigna de la cour, et voyagea en Europe. L'impératrice accoucha en secret, à Moscou, d'un fils qui reçut d'elle une existence et une fortune anonymes.

 

VI

La haine des rivaux de palais et de casernes contre le favori trop aimé couva en conspiration contre la vie d'Orlof. La garde du palais veillait à la porte de son appartement comme à celle des appartements impériaux une sentinelle achetée promit de livrer le seuil à trois conjurés. L'heure avait été mal indiquée. Quand les assassins se présentèrent, la sentinelle vendue était déjà relevée de faction ; le nouveau factionnaire refusa obstinément la porte aux instances des officiers armés. Le bruit éveilla le palais ; les assassins en uniforme s'évadèrent à la faveur de la nuit et du tumulte. L'impératrice trembla pour les jours de son favori et pour les siens ; elle quitta Moscou le lendemain. Des cris de joie séditieux, des insultes, des menaces populaires, saluèrent son départ précipité ; son portrait, placé sur un arc de triomphe, fut déchiré sous ses yeux et traîné en lambeaux dans la boue.

La honte d'obéir à un strélitz insolent ouvrait 'les cœurs, même à Pétersbourg, à tous les ressentiments. Panin et Razomouski eux-mêmes furent soupçonnés de méditer l'élévation d'Ivan au trône. L'impératrice avertie cherchait des indices sans pouvoir les saisir ; elle crut que la princesse Daschkof, reléguée à Moscou, aigrie par sa disgrâce et maîtresse un jour de Panin avait le secret de la conjuration ; elle lui écrivit pour lui rappeler leur première amitié et lui rendre sa faveur, si elle consentait à révéler ce qu'elle devait savoir du plan des conjurés. « Madame, lui répondit en Romaine du temps de la liberté la jeune princesse, je n'ai rien entendu ; mais si j'avais entendu quelque chose, je me garderais bien de le dire. Qu'exigez-vous de moi ? Que je meure sur l'échafaud ? Je suis prête à y monter, plutôt que de vous servir par la délation de mes amis. »

L'impératrice sans oser porter ses coups aussi haut que les têtes suspectes de Panin et de l'hetman des Cosaques, frappa plus bas, pour intimider davantage. Elle rétablit la peine de mort, supprimée pendant tout le règne de la miséricordieuse Élisabeth. Il n'appartenait pas à l'épouse montée au trône sur le corps de son époux assassiné de décréter dans son empire l'abolition de la peine de mort, abolition qui est la suprême vertu des gouvernements innocents. Ainsi tremblante entre les violences de son favori et les attentats des ennemis d'Orlof, elle expiait l'amour par la sujétion à son complice, et l'empire par l'insomnie de l'ambition.

 

VII

La maladie du vieux roi de Pologne et de Saxe, Auguste III, usé de débauches, appelait Catherine en Pologne Orlof la retenait à Pétersbourg, dans la crainte que la passion de l'impératrice pour Poniatowski ne.se rallumât par l'entrevue des deux amants.

Le 5 octobre 1763, Auguste III mourut. Jamais l'élection au trône de Pologne n'avait été nationale ; sincère et libre cet infortuné pays, aussi incapable de liberté que de servitude, avait toujours admis l'intrigue la main, les armées des puissances ses voisines, dans ses comices électoraux. Les vrais électeurs étaient tour à tour la Suède, la Prusse, la Saxe, l'Autriche, la Turquie la Russie enfin. Les rois n'étaient que les chefs de parti de cette aristocratie sarmate, et les vice-rois de la puissance prédominante par les factions ou par les armes dans leur patrie. Les quatre-vingt-dix mille Russes commandés par Romanzof et cantonnés en Pologne épiaient depuis un an l'heure de la mort du roi Auguste pour faire prévaloir le candidat de la Russie. Nous avons vu que le souvenir encore tiède d'un premier amour avait désigné pour cette candidature le séduisant mais fourbe Poniatowski. Pour détacher cette fois l'impératrice de Russie de la Prusse, la France et l'Autriche affectaient de se désintéresser du choix que ferait la diète pour le trône électif en Pologne ces puissances livraient la noblesse sarmate à la corruption ou à l'intimidation de l'impératrice.

Cette princesse, au moins aussi diplomate que Panin, accepta le désistement de la France et de l'Autriche, mais assura sa prédominance absolue dans la diète par un traité secret" avec le grand Frédéric, roi de Prusse, traité qui lui garantissait la neutralité de ce roi lui-même dans l'élection. Par ce traité, du 31 mars 1764, l'impératrice et Frédéric s'engageaient sous prétexte de maintenir l'indépendance absolue de la république aristocratique de Pologne, à y entretenir le germe mortel d'anarchie qui viciait ses institutions et qui la livrait éternellement à la merci de ses voisins.

« Nous y maintiendrons même par nos armes, disaient les deux perfides contractants, le principe de la libre élection contre toute tentative d'y rendre le pouvoir héréditaire ! »

« Souvenez-vous de mon candidat ! écrivait Catherine à son ambassadeur à Varsovie. Je vous écris ce mot à deux heures après minuit, jugez si la chose m'est indifférente »

L'armée russe entra dans Varsovie sous prétexte d'y maintenir l'ordre et la liberté pendant l'agitation électorale. Une partie des Polonais se joignait aux troupes russes pour opprimer les votes, l'autre partie s'armait pour la cause des candidats opposés à la Russie ; le prince Radziwil et le comte Branitzky, dont le fils devait vendre bientôt la Pologne à Catherine, levaient alors des corps de troupe contre elle. La diète générale de Varsovie fut, comme toujours, le scandale et non l'exercice de la liberté ; on tira les sabres des fourreaux contre le président Malakowsky, qui voulait au moins exclure les étrangers du scrutin de la patrie. Un des orateurs les plus éloquents de ce pays de l'éloquence', Mokranowsky, nonce ou député de Cracovie, fut forcé de se défendre, le sabre à la main, pendant qu'il parlait, contre les épées des officiers russes, qui plongeaient du haut des tribunes sur sa tête puis, renonçant tout à coup à défendre sa vie, remettant son sabre dans le fourreau et découvrant sa poitrine :

« S'il vous faut une victime, dit-il aux Russes, me voilà mais du moins je mourrai libre, ainsi que j'ai juré de vivre. »

Le prince Adam Czartorisky, oncle de Poniatowski et patron du candidat russe, se jeta entre Mokranowsky et ses assassins pour protéger la vie de l'orateur. Les Russes s'apaisèrent à la voix de Czartorisky la vaine éloquence d'un orateur perdue dans l'avilissement général des âmes n'était qu'une parade de liberté. Ensanglanter la diète n'eût été que tacher de sang le titre du candidat des Czartorisky et des Russes.

« Je veux qu'il soit roi, et il le sera, disait Catherine, fût-il, comme vous le dites, le petit-fils d'un serf et serf lui-même ! »

 

VIII

Pendant cette longue brigue de suffrages, Poniatowski, accompagné des chefs de la faction de ses oncles maternels les Czartorisky, visitait un à un tous les nonces dans la plaine de Wola, à trois lieues de Varsovie il vit enfin les populations rangées autour de la szopa — vaste hangar ouvert à tous les vents, dans lequel le sénat et l'ordre équestre campent plus qu'ils ne siègent — proclamer à l'unanimité le client de Catherine.

Poniatowski, parvenu au trône de la république par l'amour d'une femme couronnée elle-même par les meurtriers de son mari, traversa Varsovie aux acclamations du peuple pour prendre possession du château royal. Les Polonais saluaient en lui un roi qui n'avait su acheter la république par des caresses que pour la livrer à des menaces. Catherine, en faisant, proclamer dans son favori un complice, s'assurait un complaisant d'abord, et une victime après. Elle voulut jouir elle-même de son ouvrage elle partit pour la Livonie. Poniatowski déguisé l'attendait à Riga, pour lui rendre grâce et hommage. La terreur que la jalousie d'Orlof inspirait à Catherine couvrit de mystère l'entrevue et l'entretien du roi de Pologne et de l'impératrice de Russie.

C'est de Riga qu'elle envoya l'ordre impitoyable d'immoler dans sa prison l'innocent Ivan, avec la même indifférence qu'elle l'avait appelé peu de temps auparavant, à Pétersbourg pour l'adopter et l'associer à l'empire. Ce crime était plus impardonnable que 'le meurtre de son mari, car il n'avait pas même la haine pour explication et la vengeance pour excuse. Ce n'était qu'une prudence sanguinaire, comparable à ces meurtres des frères des sultans dans le sérail de Constantinople ; pour qui vivre était un crime. On se confond devant le défi à toute conscience et à tout remords dans les écrivains français, et dans Voltaire surtout, exaltant pendant trente ans, au nom de l'humanité et de la vertu, une femme qui venait de commander froidement un meurtre si atroce sur un enfant désarmé et sans crime. L'adulation, quand elle descend si bas, n'est plus seulement lâche, elle est complice.

Les circonstances de l'assassinat du jeune Ivan n'ont pas plus d'ombre aujourd'hui que la lutte de Pierre III contre ses assassins. Le temps éclaire jusqu'aux ténèbres des cachots.

 

IX

On voulait que la mort d'Ivan fût une énigme comme celle de l'empereur ; il fallait, de plus, un prétexte au meurtre. La perversité fournit tout.

La forteresse de Schlüsselbourg, dans laquelle on avait ramené Ivan après son entrevue avec Catherine le troisième jour de la révolution, couvre de ses remparts crénelés un îlot quadrangulaire battu de tous côtés par les vagues du lac sombre de Ladoga. Deux tours semblables à des phares, et une caserne qui est à la fois prison d'État, s'élèvent au milieu de l'écueil dans l'enceinte des remparts. Depuis l'adoucissement que la visite de l'empereur Pierre III avait apporté à la captivité d'Ivan, une chambre de ce donjon était la demeure du jeune prisonnier. Les craintes de Catherine avaient ajouté à cette captivité une rigueur et une précaution de plus deux officiers de la garnison, le capitaine Oulousief et le lieutenant Tcheskin, hommes de dévouement féroce, couchaient toutes les nuits dans la chambre du prince. Ils étaient porteurs d'un ordre, signé de l'impératrice, de tuer Ivan à la première tentative qu'on ferait pour le délivrer. Huit soldats d'élite gardaient le corridor et les passages qui aboutissaient à la chambre des factionnaires, l'arme chargée formaient, de plus, une chaîne de postes continue-depuis l'entrée des corridors intérieurs jusqu'au corps de garde, commandé par un autre officier. Pour que le meurtre d'Ivan pût s'accomplir sans que le sang rejaillît directement sur ses meurtriers, il fallait donc qu'une apparence de tentative d'enlèvement du prince fournît le motif ou le prétexte de sa mort aux geôliers, et fournît en même temps l'apparence d'une mort accidentelle à ceux qui auraient commandé, non le meurtre, mais la consigne.

Le hasard, le choix ou la police, cette fatalité des crimes d'État, avait présenté l'instrument de cette tragédie compliquée à Orlof ou à l'impératrice.

 

X

Le régiment de Smolensk formait en ce moment la garnison de la forteresse de Schlüsselbourg. Un officier de ce régiment, nommé Wasili Mirowitsch, était un Cosaque de l'Ukraine, petit-fils d'un de ces traîtres, compagnons de Mazeppa, qui avaient soulevé leurs hordes, et combattu avec Charles XII, roi de Suède, contre le tsar Pierre le Grand. Les biens de cette famille avaient été confisqués pour crime de désertion à l'ennemi. Le jeune Wasili désirait à tout prix les recouvrer par quelque service éclatant ou occulte à l'impératrice. Son dévouement était sans scrupule comme son ambition, féroce comme son origine. Ses réclamations obstinées le firent connaître des agents de la cour. On lui insinua, dit-on, que la restitution du patrimoine paternel serait le prix d'un service dont la nature et le plan lui furent dévoilés.

Ce jeune homme, habile à laisser transpirer de faux indices pour détourner les yeux des véritables, s'entretint deux ou trois fois à Pétersbourg, avec des officiers subalternes du palais et de la garde, d'un plan d'évasion qu'il préméditait pour Ivan, et de l'effet foudroyant que produirait l'apparition inattendue de cet héritier légitime de l'empire venant redemander son trôné au régiment des gardes. Il initia, ajoute-t-on, sur la foi du serment, à son complot, un lieutenant du régiment de Wéliki Louki, nommé Apollon Ousakof. Mais Apollon, noyé par accident peu de jours après cette confidence, perdit la trace du complot avec la vie.

 

XI

Quoi qu'il en soit, Wasili Mirowitsch avait déjà passé une semaine de service au château de Schlüsselbourg sans avoir trouvé l'occasion d'une tentative, et il allait en sortir avec son détachement, quand il obtint de ses chefs la permission d'y rester une semaine de plus, sous prétexte d'y remplacer un autre officier. Un certain Pliskof, trois caporaux et deux soldats, initiés et corrompus par lui, attendaient, dans l'espoir de larges récompenses, le signal que Wasili devait leur donner. On ignore si ces complices croyaient servir Ivan ou l'impératrice.

Le 4 juillet 1764, à deux heures du matin, Mirowitsch et les trois sous-officiers ordonnent au poste de cinquante hommes de prendre les armes et de marcher, sans dire pour quel motif et par quel ordre supérieur, à la prison d'Ivan. Les soldats obéissent passivement à leurs officiers en traversant la place d'armes qui séparait le corps de garde de la prison, ils rencontrent comme par hasard le commandant de la forteresse Berednikof, qu'on croyait endormi depuis longtemps, et que quelques vagues rumeurs du complot tenaient sans doute éveillé et vigilant sur sa garnison.

Berednikof aborde Mirowitsch, et lui demande par quel ordre il déplace un détachement pendant la nuit. Mirowitsch, sans autre réponse, frappe légèrement le commandant du canon de son fusil, et le remet sans résistance et sans protestation à la garde de deux de ses soldats. Le commandant souffre patiemment cette violence feinte ou réelle. Mirowitsch poursuit sa route, et se présente à la porte du corridor qui mène à la chambre d'Ivan. Il somme les sentinelles d'ouvrir le passage, elles répondent par des coups de feu le détachement riposte par d'autres coups de feu sur les factionnaires, mais, quoique à bout portant et dans un étroit corridor voûté, ce feu réciproque n'atteint ni les sentinelles ni les assaillants.

Cependant les cinquante soldats de sa suite s'étonnent de la résistance des gardes intérieurs ils somment leur chef de leur lire l'ordre en vertu duquel il leur fait violer tant de consignes. Mirowitsch tire de son sein un faux ordre préparé par lui au nom du sénat de l'empire, qui déclare l'impératrice déchue pour avoir été en Livonie épouser l'étranger Poniatowski, roi de Pologne, et qui appelle au trône Ivan. Les soldats crédules ne suspectent pas le décret du sénat, et saluent le nom d'Ivan d'acclamations. Mirowitsch fait monter une pièce de canon, et la pointe contre les portes encore fermées de la chambre d'Ivan.

 

XII

Cependant le prisonnier, endormi auprès de ses deux geôliers, s'éveille au premier coup de feu il s'élance de son lit ; il entend ses geôliers intérieurs crier aux factionnaires de faire feu sur les soldats, il les voit fermer les verrous, tirer leurs sabres et les brandir sur sa tête il tombe à leurs pieds, il embrasse leurs genoux, en les conjurant de ne pas lui arracher la vie pour un crime dont il n'est pas complice. Les assassins semblent hésiter devant tant de jeunesse, de beauté, d'innocence : mais la voix de Mirowitsch, qui, la mèche sur la lumière du canon, leur ordonne d'ouvrir la porte, semble l'emporter sur leur compassion ils le percent de plusieurs coups d'épée dans le buste et dans les membres. Ivan, jeune, grand, fort comme sa race, lutte en désespéré contre ses bourreaux saisissant d'une main crispée le sabre d'Oulousief, il le brise, et se défend avec le tronçon mais pendant qu'il écarte ainsi un de ses meurtriers désarmé, l'autre le poignarde par derrière et le renverse. Oulousief, s'armant alors d'une arme plus courte et plus terrible, le cloue à coups de baïonnette sur le plancher. Ivan expire dans des flots de sang. Les deux officiers, l'ordre de l'impératrice dans une main, la baïonnette ensanglantée dans l'autre, ouvrent alors la porte, et montrent aux soldats le cadavre d'Ivan.

A cet aspect, Mirowitsch recule d'une horreur réelle ou feinte, et se jette sur le corps d'Ivan en s'écriant : « J'ai manqué mon coup, je n'ai qu'à mourir ! » Puis, sans chercher à fuir, il traverse libre les rangs de ses soldats, va rejoindre le gouverneur dans le poste où il l'a consigné, lui remet son épée et lui dit : « Je suis maintenant votre prisonnier »

 

XIII

Le lendemain, on ouvrit les portes de la forteresse. On montra au peuple des campagnes voisines le corps d'Ivan, il était vêtu d'une veste de matelot du lac Ladoga. Tout le peuple versait des larmes en contemplant cette statue colossale de six pieds, cette épaisse chevelure blonde bouclée, éparse sur un cou d'une blancheur féminine, ce premier duvet naissant sur des joues à peine viriles, ces traits purs comme le profil grec sur la carnation d'un Scythe, cette bouche où la jeunesse de son âge et la mélancolie de son âme luttaient comme pendant sa vie, et cette jeunesse fauchée dans la fleur où l'éternel repos de la mort ajoutait encore à la merveilleuse beauté d'Ivan. On l'enveloppa, au lieu de linceul, d'une peau de mouton noire, et on le jeta dans une tombe creusée sur le rivage.

Le peuple, soulevé par cette beauté, par ce rang et par ce mépris, éclatait en murmures, en imprécations, et demandait à grands cris la mort de ses assassins. Une barque avait déjà soustrait Oulousief et Tcheskin à leur peine. Un vaisseau les porta anonymes et protégés en Danemark, où le ministre de Catherine les accueillit, en attendant les récompenses et les avancements qui leur étaient réservés en Russie après que le cri du sang de leur victime eût été étouffé par l'oubli.

Panin, informé de l'événement par le gouverneur de Schlüsselbourg, se bâta d'envoyer un courrier à Riga pour annoncer à l'impératrice qu'elle n'avait plus de concurrent à l'empire. Une agitation extraordinaire, dont on ignorait la cause, se trahissait depuis quelques jours dans les traits et dans les mouvements de l'impératrice. Elle semblait avoir, dit le général irlandais Brown, on ne sait quel pressentiment d'une catastrophe inconnue des courtisans ; elle se levait plusieurs fois par nuit de sa couche, demandant à ses femmes s'il n'était pas arrivé un courrier de Pétersbourg. La lecture de la dépêche de Panin calma son anxiété. Elle avait pleuré d'attendrissement à Pétersbourg en voyant la jeunesse et la beauté d'Ivan, elle pleura peut-être en apprenant sa mort ; mais l'ambition satisfaite sécha ses larmes, et la politique cacha ses remords.

Mirowitsch, qui comptait sur la récompense de son service et qui bravait insolemment ses juges, subit la mort en s'étonnant d'être désavoué. Pliskof et les caporaux, ses complices, passèrent par les verges et furent condamnés aux travaux forcés. Le mystère le plus impénétrable plana sur la nuit de Schlüsselbourg. Les uns crurent Mirowitsch insensé, les autres complice ; il n'y eut d'avéré et d'historique que le meurtre d'Ivan dans son cachot par les deux officiers munis d'un ordre éventuel de Catherine, et l'assassinat d'un innocent pour la tentative d'un insensé ou pour la connivence d'un séide. L'un de ces crimes n'était pas moins inexplicable que l'autre, mais il n'était pas moins sinistre. L'horreur en rejaillit avec tant de murmures contre l'impératrice, qu'elle n'osa, de quelque temps, rentrer à Pétersbourg. On allait jusqu'à craindre tout haut pour les jours de son propre fils, le tsarewitz Paul, qu'elle semblait haïr de toute la haine qu'elle avait portée à son père. Les questions de cet enfant l'importunaient, et ne pouvaient avoir de réponse « Pourquoi, disait-il, a-t-on donc fait mourir mon père, et pourquoi ma mère occupe-t-elle un trône dont j'étais l'héritier ? »

 

XIV

Ces alarmes, ces murmures, ces nécessités de coups d'État sanglants pour amortir le ressentiment d'un premier crime, contraignirent Catherine à se livrer de plus en plus à la protection ou à la domination d'Orlof, dont la faveur garantissait l'impunité et le crédit aux autres auteurs de la révolution. Ce règne soldatesque d'un strélitz humiliait Panin, ministre indolent, mais politique d'une trempe plus raffinée que ce favori du regard. Orlof, de son côté offensé du moindre obstacle que Catherine opposait à ses caprices, s'indignait de l'ascendant de Panin. Forcée souvent de choisir entre le maître de son cœur et le directeur de sa politique, impératrice et femme tour à tour, Catherine s'efforçait en vain de réconcilier son ministre et son amant.

Orlof, soit qu'il voulût menacer Catherine de son indifférence, soit que le remords de ses crimes, mal récompensés tant qu'ils n'auraient pas le trône pour récompense, l'agitât déjà de la démence où il expira depuis, montrait une humeur farouche à sa maîtresse. Il s'absentait de Pétersbourg pendant des semaines entières pour des chasses aux ours dans les sombres forêts de la Russie, ou pour des débauches avec des femmes perdues de mœurs, indignes rivales de la maîtresse de l'empire. Il affectait d'étaler ces infidélités à sa souveraine comme pour lui prouver le mépris des charmes qu'il avait achetés jadis par tant de hasards.

 

XV

Les événements de Pologne, qu'elle avait semés et qui mûrissaient, suffisaient à peine à distraire Catherine de ses peines domestiques.

Les protestants et les catholiques de ce royaume se divisèrent en deux factions politiques armées, factions aisément fomentées dans des intérêts contraires par les cours catholiques de France et d'Autriche, et par les cours protestante et schismatique de Prusse et de Russie. Les catholiques, voulant exclure les protestants du droit de suffrage, firent rendre un décret qui déclarait coupables de haute trahison les dissidents qui invoqueraient la protection des cours étrangères. A la diète de 1766, la Russie et la Prusse présentèrent au roi Poniatowski des réclamations en faveur des protestants leurs clients. La noblesse catholique s'ameuta contre ces réclamations. Le roi, qui voulut intervenir pour concilier les deux partis, fut accusé, en face, de connivence avec l'étranger. Il se retira injurié de la diète ; des rigueurs atroces contre les dissidents furent votées par la noblesse, affectant le zèle religieux pour exclure les ennemis du gouvernement et de la patrie. Des confédérations, sorte d'anarchies armées, dernière raison des Polonais dans leurs querelles, se formèrent. La Suède, la Prusse, la Russie, s'armèrent pour la cause, juste au fond, des confédérés dissidents, qui ne demandaient que l'égalité politique pour les sectateurs de toutes les communions (1767).

Radziwil, chef des nobles catholiques intolérants, fut nommé par cette aristocratie maréchal d'une confédération armée ; il éleva pouvoir contre pouvoir, dans son palais de Varsovie, en face du roi Poniatowski. Les Russes, campés près de Varsovie, enlevèrent le tribun de cette confédération, l'évêque de Cracovie. Radziwil réclama le prisonnier ; Poniatowski lui-même intervint pour obtenir réparation de l'outrage. Le prince Repnin, commandant des forces russes, refusa de le rendre, et l'envoya, avec quelques autres agitateurs, au fond de la Russie, où ils subirent six ans d'exil. Les ministres de Prusse, de Suède, de Danemark, d'Angleterre, soutinrent la violence de Repnin, à la fois ambassadeur et général en Pologne Repnin affectait d'effacer le roi lui-même dans sa capitale. Poniatowski, moins roi que client des Russes, vivait en captif dans son palais, méprisé d'un des partis, haï de l'autre, odieux à tous.

Les plans de partage se délibéraient ouvertement entre le roi de Prusse et Catherine, sous prétexte d'étouffer cette perpétuelle anarchie. Le duc de Choiseul, qui gouvernait alors en France, ministre plus spirituel que résolu crut obvier à ce partage en suscitant les Turcs contre la Russie : « Je vois avec peine, lit-on dans sa dépêche à M. de Vergennes, son ambassadeur à Constantinople, se former dans le Nord une ligue qui deviendra formidable pour la France. Le moyen le plus certain de rompre ce plan, et peut-être de renverser de son trône usurpé l'impératrice Catherine, serait de lui susciter une guerre ; il n'y a que les Turcs à portée de nous rendre ce service. Si vous espérez pouvoir y parvenir, si vous le croyez possible, on vous fera passer tous les secours en argent qui seront nécessaires. »

 

XVI

Le divan n'eut pas besoin des incitations et des subsides de la France son antique amitié pour la Pologne, qui avait vécu tant de siècles sous le patronage ottoman, lui suffisait. Il offrit ses armées au roi de Pologne Poniatowski contre les Russes et les Prussiens coalisés. Ce roi timide les refusa, sous prétexte que les frontières et l'indépendance de son royaume n'étaient point menacées. Ce refus de complaisance pour Catherine ajourna la guerre.

Catherine profita de cette prolongation de la paix pour promulguer un nouveau code. Ce code, extrait des écrits de Montesquieu, fut présenté et discuté en présence de tous les députés des peuplades nombreuses et diverses de l'empire.

« Qu'avons-nous besoin de code écrit ? dit un Samoyède au nom des pasteurs errants de sa nation ; nous faisons paître paisiblement nos rennes. Faites des codes contre nos voisins et contre vos gouverneurs russes, pour arrêter leurs exactions et leurs brigandages. »

On parla d'affranchir les paysans serfs. La noblesse, propriétaire d'hommes, s'émut ; les paysans, agités par le mot de liberté, fermentèrent. Catherine comprit le péril d'une idée neuve et-juste présentée aux espérances des uns, aux terreurs des autres elle se hâta de dissoudre ce congrès national, qui commençait à sentir trop sa force et son droit pour la sûreté du despotisme. Elle se borna à se faire proclamer, par ses sujets ainsi représentés, la Mère de la patrie !

Frédéric le Grand, qui la flattait tout haut, après l'avoir caractérisée tout bas si sévèrement, lui écrivait « L'histoire nous apprend que Sémiramis commandait des armées ; la reine Élisabeth d'Angleterre est comptée au rang des grands politiques ; Marie-Thérèse d'Autriche a montré qu'une femme pouvait être un héros au commencement de son règne mais aucune femme n'avait jusqu'à vous été législatrice ; cette gloire était réservée à Catherine II. »

Louis XV seul, parmi les rois, professait ouvertement son mépris pour elle. « Le roi, écrivait le duc de Choiseul, méprise trop profondément et la princesse qui règne sur la Russie, et ses sentiments et sa conduite, pour s'inquiéter de la haine de cette princesse contre nous. Il pense que la haine d'une telle femme est plus honorable que son amitié. »

Le ministre français lui refusait, le plus longtemps possible, ce titre d'impératrice qu'elle ambitionnait pour s'égaler par le nom aux souverains qu'elle égalait en puissance.

 

XVII

Cette haine et ce mépris des étrangers, instruits des crimes par lesquels elle était parvenue à l'empire, fermentaient encore dans le cœur de quelques Russes. Un officier nommé Tschologlokof, neveu de ce Skawronski que la servante de Livonie, devenue tsarine, avait reconnu pour son frère, résolut de venger le meurtre de l'empereur et d'Ivan. Il attendit trois fois Catherine, dans un couloir obscur du palais qu'elle traversait habituellement, pour l'assassiner : Il avait confié son fanatisme à un de ses camarades, qui le révéla à Orlof. Orlof le surprit le poignard à la main, et le traîna aux pieds de Catherine. Elle affecta la magnanimité, et se contenta de le reléguer, pour le reste de ses jours, aux extrémités de la Sibérie.

C'est à cette époque de son règne qu'elle offrit au philosophe français d'Alembert l'emploi de gouverneur de son fils, le jeune Paul Pétrowitz. D'Alembert refusa, non, comme on l'a écrit, par répugnance morale contre une cour dépravée, mais par fidélité de cœur aux attachements qui le retenaient à Paris. Il préféra la médiocrité philosophique et l'amitié d'une femme au luxe et aux vanités d'une cour. Le grand déclamateur Diderot, appelé à Pétersbourg pour donner des leçons de philosophie, et de législation à Catherine, fut moins sage que d'Alembert ; il accourut à l'invitation de l'impératrice. Elle feignit de l'écouter quelques jours en disciple mais elle aurait donné elle-même des leçons de gouvernement à l'ami enthousiaste et utopiste de J.-J. Rousseau. Elle renvoya ce philosophe à ses rêves, comblé de ses bienfaits. Elle ne voulait que flatter en lui la littérature et la philosophie françaises, qui dispensaient la renommée en Europe.

Sa correspondance avec Voltaire, esprit plus juste et plus politique que Diderot et J.-J. Rousseau, atteste en elle un génie pratique de gouvernement qui n'avait rien à emprunter à ces philosophes que la popularité et la gloire. C'est pour mériter l'estime de ces dispensateurs de la renommée qu'elle fit voyager dans ses vastes États des savants, chargés de faire la géographie des terres et l'enquête morale des différentes races qui les habitent. Elle fonda et dota alors, à l'imitation de Frédéric à Berlin, les académies de Pétersbourg. Elle introduisit la première l'inoculation dans ses États, et en fit l'épreuve sur son propre fils ; elle se fit inoculer elle-même avant de tenter l'épreuve sur le tsarewitz. Orlof imita sa souveraine.

« Le grand maître de l'artillerie, écrivait-elle à Voltaire, le comte Orlof, ce héros qui ressemble aux anciens Romains des beaux temps de la république, dont il a le courage et la générosité, est allé à la chasse le lendemain de l'opération, dans une épaisse neige. »

Orlof, de tous les Romains, ne rappelait que le licencieux et heureux Antoine.

 

XVIII

La déclaration de guerre de la Turquie la surprit dans l'œuvre de ces améliorations intérieures. Les confédérés polonais catholiques avaient osé attaquer ou du moins harceler les Russes, campés auprès de Varsovie. Ils invoquaient cette fois le divan à leur secours. Le sultan fit marcher trois cent mille hommes vers la Pologne. Les armées russes couvrirent les frontières de l'empire, depuis Azof jusqu'à Chokzim. Au premier combat sous les murs de cette place, le général de Catherine, le prince Galitzin, fut précipité dans le Dniester par les Ottomans. Les confédérés polonais de Bar, en s'unissant en ce moment aux Ottomans, auraient facilement purgé leur patrie de l'occupation des Russes. La France, dont ils imploraient les subsides, leur refusa l'or nécessaire à l'armement du pays.

Frédéric, saisissant l'heure avec l'instinct du guerrier et de l'ambitieux, envoya le prince Henri, son frère, à Pétersbourg sous prétexte d'hommages et de fêtes, mais en réalité pour négocier le démembrement de la Pologne. Les fêtes babyloniennes que Catherine donna au prince de Prusse, dans son palais de Tzarko-zélo, ne furent que le voile éblouissant de l'intrigue politique.

« J'épouvanterai la Turquie, dit-elle textuellement au prince je flatterai l'Angleterre chargez-vous d'acheter l'Autriche pour qu'elle assoupisse la France, son alliée actuelle. »

Frédéric avait prévenu les conseils de l'impératrice en séduisant le téméraire et léger Joseph II, empereur d'Allemagne, par l'appât d'une partie de la Pologne. On détermina d'avance les parts à Tzarko-zélo ; on devait les déchirer plus tard. C'était assez pour l'impératrice d'avoir, pour le moment, désintéressé l'Europe entière de toute opposition à ses manœuvres en Pologne et à sa guerre contre les Turcs. Son vice-roi, Poniatowski, déclara lâchement, au nom des Polonais*, la guerre aux Turcs qui versaient leur sang pour sa cause.

L'armée ottomane, deux fois victorieuse sur le Dniester et en Pologne, reflua, après dix mois de combats, en Moldavie. Pendant que son nouveau général, le célèbre Romanzow, la refoulait sur le Pruth et sur le Danube, Catherine, avec la tolérance de l'Angleterre, de la France et de l'Espagne faisait sortir du golfe de Finlande, contourner l'Océan et entrer dans la Méditerranée deux flottes commandées par les deux frères d'Orlof, pour insurger et envahir le Péloponnèse et les îles grecques de l'Archipel.

Nous avons révélé, dans l’Histoire de la Turquie, les intrigues fomentées en Grèce par les Orlof pour l'arracher à l'empire ottoman. La Valachie et la Moldavie, occupées par Romanzow deux fois vainqueur, trempaient dans l'insurrection des Grecs contre les conquérants de Constantinople. Expulser les Ottomans de l'Europe, et replanter à Byzance l'étendard d'une souveraineté chrétienne par la main et pour la toute-puissance des Slaves, était la pensée traditionnelle des vieux. Russes. Cette pensée, transmise à Catherine II par le maréchal Munich, avait couvé dans l'âme vaste mais inexpérimentée des Orlof. Catherine y avait souri, comme à une de ces perspectives illimitées qui s'ouvrent à l'horizon des jeunes empires. Elle pressait à la fois l'empire ottoman par la Tartarie, par la Bulgarie et par la Morée.

L'aveugle Europe semblait se complaire dans son indifférence ou dans sa complicité devant l'étreinte de l'Orient par la Russie. La rade de Tschesmé, où deux amiraux anglais, sous les ordres des deux Orlof, incendièrent la flotte des Turcs, porta la terreur à Constantinople la réverbération de cet incendie commença à éclairer l'Europe sur les desseins de la Russie. Catherine, dans l'ivresse de sa victoire, en attribua faussement la gloire aux frères de son favori, et fit construire un palais et une ville pour en immortaliser le souvenir. (Juillet 1770.)

Alexis Orlof, laissant l'escadre russe à Paros, vint triompher en personne à Pétersbourg. Il en repartit bientôt, comblé d'honneurs et de dons par l'impératrice, pour aller, disait-il, conquérir l'Archipel et l'Égypte. En passant par Vienne, il eut la sinistre indiscrétion de raconter à table les détails de l'assassinat de Pierre III, étouffé par sa propre main. Il se plaignit des nécessités de la politique qui exigeaient de tels services d'un homme aussi peu sanguinaire que lui. Les auditeurs frémirent d'horreur nul ne se doutait qu'il allait bien mériter de sa maîtresse par un service plus lâche et plus perfide encore que le meurtre de son souverain.

 

XIX

L'impératrice Élisabeth avait eu de son union secrète, mais légitime, avec le soldat aux gardes Alexis Razomouski, une fille élevée sous le nom de princesse Tarakonof. Cette jeune princesse, d'après les traditions russes, pouvait, à défaut d'Ivan, prétendre légalement à la couronne. Elle n'avait que quinze ans en 1771 sa beauté rappelait le sang de la première Catherine son âge, sa candeur, son innocence, les grâces naïves de son esprit, éloignaient d'elle tout soupçon d'autre ambition que celle de l'amour. Une gouvernante, choisie parmi les étrangères qui élevaient ordinairement la noblesse russe, était chargée de sa maison et de son éducation. Rien ne transpirait au dehors de cet intérieur mystérieux que la naissance illustre de l'orpheline, ses charmes et ses précoces vertus. C'était le temps où Catherine faisait violence par ses armes à la Pologne, la contraignait à subir le joug des Russes par la main de son ancien favori, le faible roi Poniatowski. Le prince Radziwil, Polonais révolté, comme on l'a vu, contre Poniatowski, et chef de la confédération des catholiques dissidents contre les Russes, chercha, dans son imagination romanesque de Sarmate, le moyen de se venger et peut-être de se grandir jusqu'à un trône, en jetant un élément de compétition dynastique parmi les Russes. Il parvint, à force d'or et d'intrigues, à faire enlever la fille d'Élisabeth à Pétersbourg et à la conduire à Rome en lui promettant de l'épouser, et de la ramener en Russie avec l'appui des Polonais catholiques pour y revendiquer l'empire usurpé. Mais déjà l'aventurier Radziwil, vaincu et proscrit après la confédération dissoute en Pologne, n'avait plus à offrir en réalité à l'orpheline que le partage de sa proscription et de sa misère dans la capitale du monde chrétien. Il y vivait des débris de son opulence passée et de la vente successive des diamants de sa maison.

L'impératrice Catherine, inquiète de l'existence d'une jeune fille que la passion du peuple russe pour le sang de Pierre le Grand pouvait substituer à Ivan, tenta la cupidité de Radziwil. Elle lui fit offrir la restitution de ses immenses domaines dans sa patrie, s'il voulait se servir de son ascendant sur la princesse pour la ramener en Russie et la livrer à la merci de Catherine. Radziwil ne consentit qu'à la moitié de la perfidie qu'on lui proposait il promit d'abandonner à son sort la princesse, mais il refusa d'être l'instrument de sa captivité. A ce prix il rentra dans sa patrie, dans ses biens et dans la faveur de l'impératrice. Alexis Orlof se chargea du reste.

 

XX

A peine Alexis Orlof avait-il rejoint la flotte russe, qui, en revenant de l'Archipel, avait relâché à Livourne, qu'il s'occupa d'attirer la fille ingénue d'Élisabeth dans le piège mortel où il s'était chargé de la surprendre et de la livrer. De concert avec lui, des intrigants italiens, masqués en officiers de la marine russe, se rendirent à Rome, et parvinrent, sous prétexte de dévouement au sang de leur empereur, à s'introduire dans le palais de la jeune fille. Ils l'entretinrent avec d'hypocrites confidences du prétendu complot qui se tramait partout en Russie, dans le peuple, dans l'armée, dans la flotte, pour précipiter du trône l'infâme Catherine, étrangère à l'empire, et pour y replacer la fille du tsar. Ils finirent par lui insinuer, dans des confidences plus perfides, qu'Alexis Orlof lui-même aigri par l'ingratitude de Catherine, avait résolu de se venger de l'impératrice, en accomplissant contre elle la révolution qu'il avait accomplie à regret contre Pierre III. La main de la princesse était le prix mis par Alexis Orlof à cette défection.

Les manœuvres et les illusions de Radziwil n'avaient que trop préparé la fille d'Élisabeth à ces perspectives de trône elle croyait les Russes impatients de couronner en elle l'héritière de Pierre le Grand. Le don de son cœur et de sa main au sujet courageux qui lui donnait en retour l'armée et la flotte ne paraissait pas à sa gouvernante et à elle-même un prix supérieur à un empire. Alexis Orlof reçut d'elle l'autorisation de venir secrètement à Rome conférer des plans ainsi préparés. Non content de flatter par ses respects l'orgueil et l'ambition d'une enfant, il enivra son cœur inexpérimenté de l'apparence d'une passion qui effaçait l'horreur de ses crimes. Un mariage sacrilège, célébré par des bandits subalternes déguisés en prêtres grecs, convainquit l'orpheline qu'elle était l'épouse de celui dont elle allait être la victime.

 

XXI

Aussitôt après la fameuse cérémonie des noces, Orlof, persuadant sans peine à son épouse qu'elle serait plus en sûreté en Toscane qu'à Rome contre les agents de Catherine, la conduisit à Pise, où il lui avait fait préparer un palais et choisir des serviteurs vendus à ses desseins. Il l'entoura, pendant quelques semaines, de tous les respects et de toutes les fêtes d'une petite cour. Le peuple de Pise et des campagnes voisines, convaincu par ces apparences de la présence d'une impératrice de Russie dans ses murs, se précipitait sur ses pas dans les courses fréquentes qu'elle faisait jusqu'à Livourne, port opulent de la Toscane, voisin de sa résidence à Pise. L'amiral de l'escadre russe, Greig, le consul d'Angleterre et sa femme, la recevaient au consulat en souveraine plutôt qu'en exilée. Tout concourait à lui dérober le piège sous les respects et sous l'amour. On lui persuadait que les matelots et les soldats même de la flotte russe, mouillée dans la rade, brûlaient de saluer en elle le sang des tsars, et qu'ils n'attendaient que sa présence pour faire éclater leur fidélité.

Le jour fut enfin choisi pour cette apparition de la -princesse sur l'escadre. Orlof ordonna tout pour la tragédie qu'il avait conçue. Après une fête chez le consul d'Angleterre, à laquelle l'amiral Greig, son épouse, Alexis Orlof et ses principaux officiers avaient assisté, on conduisit cérémonieusement la princesse, revêtue de ses plus riches parures, au rivage, à travers des flots de peuple curieux. Des chaloupes pavoisées y reçurent la fille d'Élisabeth, Orlof, l'amiral, le consul anglais, les femmes et leur suite. Les chaloupes, suivies par les regards et les acclamations de la foule, voguèrent, au bruit des salves du canon, vers le vaisseau amiral. Hissée à bord dans une espèce de trône, la princesse touche à peine le pont, que la scène change au signal d'Orlof. On repousse au large les chaloupes, on charge de menottes, et de fers les mains et les pieds de la princesse, on lui déclare qu'elle est désormais sur le sol russe, et prisonnière de celle dont elle affectait tout à l'heure le trône on la descend ainsi .enchaînée dans un cachot de l'entrepont. Elle invoque en vain par ses cris et par ses larmes le secours d'un époux qu'elle ne peut croire complice Orlof ne daigne pas même répondre à ses gémissements, et fait voile à l'instant avec sa proie pour la Russie.

Arrivée à Pétersbourg, la fille des tsars fut enfermée dans la forteresse, et traitée en criminelle d'État par Catherine. Elle y languit six ans, jusqu'au mois de décembre 1777, où les eaux débordées de la Néwa, refoulées par la mer, s'élevèrent au-dessus du soupirail qui lui donnait le jour, et la noyèrent dans son cachot.

 

XXII

Pendant cette expédition maritime d'Alexis Orlof dans l'Archipel, les Russes, tour à tour vainqueurs et vaincus sur le Danube, n'avaient pu franchir la Bulgarie. Le khan des Tartares de Crimée, auxiliaire constant des Ottomans, défendait héroïquement les lignes de Pérékop. Le prince Dolgorouki, à l'exemple du maréchal Munich quarante ans auparavant, franchit ces lignes, défendues en vain par une fosse de quatre-vingts pieds de profondeur et de quarante de largeur. L'armée tartare recula devant celle de Dolgorouki jusque sur les terres de la Turquie. L'empereur d'Autriche Joseph II, effrayé des progrès des Russes, promit ses secours et ses armes au sultan Mustafa dans une convention secrète, à condition que les Ottomans payeraient les frais de la guerre commune. Le divan paya à la cour de Vienne le premier terme du subside de cinq millions de francs. Ce subside, honteusement détourné de son emploi par Joseph II, servit à solder le contingent des troupes que ce souverain inconsidéré prêta bientôt à Catherine contre les Turcs.

 

XXIII

La peste, communiquée par les Turcs aux Russes à Bender, se propageait jusqu'à Moscou. L'archevêque, poursuivi jusqu'au pied des autels par une populace fanatique qui l'accusait d'avoir fait enlever une image miraculeuse de saint Nicolas, avait été massacré dans les rues de Moscou. Grégoire Orlof accourut rétablir l'ordre et rendre le sang-froid à cette ville, où le vertige de la peur s'ajoutait aux calamités de la contagion. Cent mille habitants jonchaient les rues et les campagnes de cadavres. Un linceul de neige couvrit tout, et l'hiver purifia l'atmosphère. Orlof, à son retour à Pétersbourg, fut reçu par sa maîtresse en triomphateur des éléments.

La Pologne palpitait encore sous l'armée russe un noble Polonais, Poulawski, homme intrépide mais sans scrupule, commandait la nouvelle confédération des patriotes. Il ordonna à trois de ses officiers d'enlever le roi Poniatowski de Varsovie, même au risque de l'assassinat, si l'assassinat était nécessaire.

Le dimanche 3 septembre 1771, le roi, après un dîner chez le prince Czartorisky, son oncle, rentrait à Varsovie avec une suite de quatorze serviteurs et de son aide de camp. Il approchait de son palais, quand des coups de feu, tirés à bout portant par des hommes à cheval, percèrent de balles sa voiture. Un de ses heiduques tomba mort à ses côtés le reste de sa suite s'évada. Un coup de pistolet tiré sur le roi perça son chapeau et effleura sa tête un coup de sabre lui balafra le visage. Traîné par le pan de son habit à travers l'obscurité des rues, Poniatowski fut à la fin contraint de monter un des chevaux de ses assassins, pour ne pas retarder leur course. Le cheval tomba en franchissant le fossé qui sépare le faubourg de la campagne le roi eut le pied foulé sous le corps du cheval on lui en donna un autre ; on lui arracha ses décorations et ses diamants. Abandonné en cet état à sept des conjurés, sous les ordres d'un officier de la confédération nommé Kozuisky, il erra une partie de la nuit avec eux et au hasard dans les ténèbres. Aux premières lueurs du jour, les conjurés reconnurent qu'ils s'étaient égarés dans les routes de la forêt de Varsovie, et qu'ils étaient encore aux portes de la ville. Des cavaliers russes couraient la campagne. Les conjurés s'enfuirent au galop, laissant le roi blessé seul avec Kozuisky. Le roi, menacé de mort par son unique gardien, parvint à l'attendrir : Kozuisky, transformé d'ennemi en protecteur, tomba aux pieds de Poniatowski, lui demanda sa grâce, et le porta dans un moulin voisin, d'où le roi envoya, par un paysan, un billet à son capitaine des gardes.

On le croyait mort dans la capitale. Le bruit des coups de feu, le cadavre de l'heiduque, le sang qui tachait la voiture, le chapeau du roi percé d'une balle, trouvé dans la boue, tout semblait attester un assassinat consommé. Son retour parut une résurrection Varsovie et le parti russe l'accueillirent avec des délires de joie. Les assassins, découverts, périrent sur l'échafaud. Kozuisky, protégé à son tour par le roi, qu'il avait sauvé, reçut dans l'exil la punition de son crime, et dans une fortune, le prix de son repentir.

 

XXIV

Les prétextes d'intervention et de démembrement, multipliés par de telles anarchies à Varsovie, décidèrent Catherine à faire la paix avec les Ottomans, pour concentrer son ambition sur la Pologne. Grégoire Orlof dut aller la négocier à Fokzani ; Romanzof continua tout à la fois la négociation et la guerre à Bucarest.

Orlof, averti par ses affidés d'une nouvelle passion de l'impératrice, accourut sans ordre à Pétersbourg pour perdre son rival, ou ramener à son joug impérieux son ingrate souveraine. Depuis longtemps ce joug pesait à Catherine. Son ministre Panin, sans cesse entravé ou dominé par l'impérieux Orlof, épiait l'heure du refroidissement entre la souveraine et le favori. Catherine, souvent humiliée des infidélités et des brutalités de son complice, croyait ne pouvoir congédier sans péril celui qui l'avait élevée à l'empire, et qui ne pouvait lui-même avoir de sûreté contre le supplice qu'à l'abri de son trône. D'ailleurs, le fils qu'elle avait d'Orlof, Babrinsky, était un lien vivant qui l'attachait encore au père. Souvent on la surprenait versant des larmes en embrassant cet enfant, dont les traits lui rappelaient ceux d'Orlof.

Un jour, surprise par Orlof lui-même dans un de ces retours de tendresse vers le passé, elle s'humilia jusqu'à lui proposer de l'épouser en secret, pour l'enchaîner à jamais à elle. Orlof, plus offensé qu'attendri par cette offre, lui répondit avec hauteur qu'une union secrète était une insulte, et qu'il se croyait assez grand pour porter publiquement le titre de son époux, ou assez fier pour le dédaigner. Cette réponse décida Catherine à extirper de son cœur les restes de sa tendresse pour un homme qui aspirait à sa couronne plus qu'à son cœur.

Ce fut peu de jours après cet entretien qu'Orlof partit pour aller traiter des préliminaires de la paix avec le grand vizir à Foksani. Panin et les ennemis du favori profitèrent de son éloignement pour insinuer à l'impératrice qu'Orlof, en se chargeant lui-même de cette pacification, ne songeait à rien moins qu'à se créer un empire indépendant, en se faisant accepter des deux empires comme souverain intermédiaire de la Moldavie et de la Valachie. Cette supposition ne dépassait pas les rêves ambitieux d'Orlof : celui qui avait tant obtenu de la fortune se croyait le droit d'en espérer davantage. Mais un regard de l'impératrice sur un jeune sous-lieutenant de ses gardes, nommé Wasilikof, fut plus persuasif que les insinuations de ses ministres. Wasilikof était d'une beauté et d'une stature qui rappelaient la jeunesse d'Orlof. Placé sans cesse sous les yeux de Catherine, comme pour nourrir son inclination naissante, par l'ennemi des Orlof, l'astucieux et féroce Bariatinsky, le sous-lieutenant fut élevé en peu de jours jusqu'au rang de chambellan intime de l'impératrice. JI parut aux yeux de toute la cour avoir hérité de tout l'amour dédaigné par Orlof ; mais le génie manquait au nouveau favori pour nourrir la tendresse d'une femme que la beauté seule ne suffisait pas alors à séduire.

Orlof cependant, averti par ses amis d'une faveur qui menaçait d'effacer la sienne, partit sans ordre de Fokzani, et accourut à Pétersbourg pour gourmander sa souveraine et pour écraser son rival. Catherine, instruite de son retour et intimidée de ses violences, ordonna de lui refuser l'entrée de la ville, de doubler la garde du palais, et de placer des sentinelles à la porte de l'appartement de Wasilikof. Orlof, arrêté par cet ordre aux portes de la ville, reprit, frémissant, la route de Gatchina, une de ses maisons de campagne. Le comte Tzernitcheff, son ennemi, vint, au nom de l'impératrice, lui demander la démission de ses emplois. Il marchanda fièrement son obéissance on lui en paya le prix par des domaines, par des trésors et par des pierreries dignes d'un satrape du Nord. Le titre de prince de l'empire, une terre de six mille paysans, une vaisselle d'argent somptueuse, une pension de cinq cent mille francs, le décidèrent à voyager quelques années loin de sa patrie. Il alla étonner la France, l'Angleterre, l'Italie, par des magnificences qui effaçaient celles des rois, mais qui laissaient d'autant plus lire sur son nom la tache de sang dont il les avait achetées. Le remords commença en lui avec la disgrâce. L'agitation de son âme en présageait l'égarement.

 

XXV

Les hostilités avec les Ottomans avaient cessé partout, excepté en Crimée et sur la mer Noire. L'heure d'annexer à l'empire les premiers lambeaux de la Pologne était propice. Frédéric le Grand se chargea d'endormir et de cointéresser au partage l'imprévoyant et vaniteux empereur d'Allemagne, Joseph II. Ce prince, héritier de la politique de Vienne, était fier surtout de braver les scrupules de la probité politique. Il aurait rougi d'être moins immoral et moins perfide que le modèle de tous 'les vices des rois, le grand Frédéric.

Une entrevue à Neiss, en Silésie, entre ces deux souverains, décida le démembrement à bénéfice commun. Le vieux prince de Kaunitz, oracle de la cour de Vienne, applaudit à la fermeté d'esprit de son élève, qui n'hésitait pas devant un crime d'État utile à sa monarchie. L'âme machiavélique du grand Frédéric avait perverti autour de lui l'Allemagne, la Russie, l'Europe entière. Les succès de la Prusse par la fraude et par la violence corrompaient l'esprit des rois et des peuples. Rien n'est plus funeste aux nations que ces grands scandales permis par la Providence, où la fortune se range en apparence du parti de l'iniquité. Frédéric avait fait de la Prusse le démenti vivant de la moralité politique, et l'encouragement des princes ambitieux, par l'exemple au larcin, à l'astuce et à la conquête. Voltaire, les philosophes, les historiens, les poètes de la France, l'absolvaient au nom de la gloire, comme ils absolvaient Catherine au nom de la civilisation. Les lettres se faisaient complices de la perversité des cours ; il ne restait pas même aux peuples la voix pour protester. C'est le crime des lettres au dix-huitième siècle.

 

XXVI

A peine le roi de Prusse et Joseph II avaient-ils concerté avec Catherine leurs mesures à Neiss et à Neustadt, que l'empereur d'Autriche, infidèle aux Turcs, perfide aux Polonais confédérés, fit entrer ses troupes en Pologne, sous prétexte d'aller secourir ceux qu'il venait enchaîner. Lorsque plus tard les États de Brabant se séparèrent de l'empire d'Autriche, pouvait-on plaindre un prince qui avait commencé sa mission de réformateur de l'Allemagne et de la Belgique par une si lâche et si astucieuse duplicité ? Les confédérés, étonnés, se dispersèrent devant lui, abandonnant leur patrie à son sort, et allant agiter vainement l'Europe de leurs éternelles récriminations.

Le ministre de Joseph II se chargea de présenter le premier, au roi et au sénat de Pologne, l'arrêt de la dégradation de leur patrie. Le manifeste de la Russie et celui de la Prusse se jouaient des mots et de la pudeur en notifiant aux Polonais l'acte de partage signé d'avance à Pétersbourg. Ces manifestes étaient en même temps l'acte d'accusation, malheureusement le mieux mérité, contre les éternelles agitations d'un peuple qui ne laissait de repos ni à lui-même ni à ses voisins. Pour comble d'humiliation, la diète polonaise, à laquelle on demandait d'approuver et de ratifier elle-même le démembrement de sa patrie, vota, à une immense majorité, la spoliation des trois puissances (1772).

Quelques patriotes seuls osèrent reprocher au roi Poniatowski sa condescendance aux vœux de son ancienne maîtresse.

« Je suis las de vous entendre, leur répondit le roi découragé. Le partage de notre malheureux pays est la conséquence de votre ambition, de vos dissensions, de vos brigues éternelles, de votre appel incessant aux étrangers dans vos querelles. N'attribuez vos malheurs qu'à vous-mêmes Pour moi, quand il ne 'me resterait qu'autant de terrain que ce chapeau peut en couvrir, je serais encore aux yeux de l'Europe votre légitime et malheureux roi. »

Par ce premier partage, œuvre de Catherine et de Frédéric, ces deux idoles de la philosophie corrompue du siècle, la Russie s'adjugeait trois mille quatre cents lieues carrées du sol polonais ; l'Autriche, deux mille sept cents lieues carrées ; la Prusse, mille lieues carrées. Cinq millions d'âmes, attachées à ce sol, troquées, vendues, distribuées à la merci des copartageants, passaient de la liberté à la servitude et d'une nationalité à une autre comme de vils troupeaux.

L'Europe se taisait devant ce communisme en action des cours, complice du moins par sa lâcheté et par son silence. Les Polonais, si souvent punis de leur versatilité, devinrent intéressants par leurs malheurs. Cette tyrannie ralluma en eux le génie de la liberté, pour laquelle ils surent mieux mourir qu'ils n'avaient su vivre.

 

XXVII

Aussitôt après ce partage, Catherine, reprochant à Romanzof son inactivité sur le Danube et ses revers devant Silistrie, écrivit à son général que les Romains ne s'informaient jamais du nombre, mais de la place où étaient leurs ennemis. Elle écrivait en même temps à Voltaire des sarcasmes contre les sultans Mustafa et Abdul-Hamid, ses ennemis.

Voltaire, dans ses réponses, l'encourageait aux conquêtes sur l'empire ottoman, comme il l'avait encouragée à la spoliation de la Pologne. Ce grand esprit se laissait éblouir par la gloire du nouvel empire surgissant dans le Nord sous le génie d'une femme. Il n'entrevoyait pas encore la monarchie universelle de la Moscovie dans le refoulement des Turcs et dans l'affaiblissement de l'Allemagne. Il écrivait, pour complaire à Catherine, la première histoire de Russie sur les documents fournis par l'impératrice.

La paix de Schumla ou de Kainardji, signée sur un tambour par Romanzof et par le kyaïa du grand visir, cédait à la Russie la libre navigation de la mer Noire jusqu'à la mer ottomane, Azof, Taganrok, Kilburn, et l'indépendance nominale de la Crimée, premier pas vers sa prompte vassalité aux Russes. L'Orient, par cette paix, s'ouvrait au commerce de la Russie ; l'Ukraine polonaise la rapprochait de plus du Danube, pour peser de plus près sur Constantinople ; l'incorporation des Cosaques de l'Ukraine lui donnait une innombrable cavalerie légère, pour contre-balancer les Tartares encore insoumis (1774).

La migration en masse de six cent mille Kalmouks errants, qui leva inopinément ses tentes et qui s'enfuit avec ses troupeaux à travers sept cents lieues vers la Chine, pour y chercher un joug plus paternel, compensa un peu les bénéfices de cette paix.

Catherine les redemanda à l'empereur de la Chine.

« Je ne suis pas un prince assez injuste, répondit l'empereur de la Chine, pour livrer des peuples du même sang que moi aux étrangers, ni un père assez dénaturé pour repousser des enfants qui rentrent dans le sein de leur famille. Je n'ai appris la fuite des Kalmouks que par leur arrivée dans mes États ; je me suis empressé alors de leur rendre les parages qui leur ont anciennement appartenu. Ne vous plaignez pas d'eux mais plaignez-vous de vos officiers, qui ont osé porter la main sur la barbe de leur khan et faire battre de verges leurs vieillards. »

 

XXVIII

Orlof, instruit sans doute de l'affaiblissement de la passion de Catherine pour Wasilikof, reparut tout à coup, sans être attendu, à Pétersbourg. A son retour, Wasilikof, congédié après vingt-deux mois de faveur, fut éloigné avec le titre et les trésors dont l'impératrice consolait ses favoris. On croit qu'elle voulut faire apparaître Orlof comme une menace devant les partisans du grand-duc son fils, qui conspiraient sourdement pour ce fils de Pierre III contre sa mère.

Sa première tendresse pour Orlof parut se ranimer plus vive par sa présence. Elle lui rendit toutes ses familiarités et tous ses honneurs ; elle ne lui refusa que l'exil de son premier ministre Panin, toujours gouverneur de Pétrowitz, son fils. Elle maria cet héritier présomptif du trône à la fille du landgrave de Hesse-Darmstadt, la princesse Wilhelmine, qui prit le nom de Nathalie Alexeïevna. La politique de la cour de Pétersbourg cherchait, déjà depuis trois générations, ses alliances de famille parmi les petites cours d'Allemagne la parenté devait, avec le temps, devenir un lien pour la politique ; le patronage sur l'Allemagne était la lointaine ambition de la Russie.

Après ce mariage, qui émancipait le grand-duc de la tutelle de son gouverneur Panin, Orlof insista sur l'éloignement de ce ministre. Catherine ajourna encore cette condescendance à son ancien favori. Elle prit le prétexte de la politique pour s'y refuser ; son véritable motif était une quatrième passion couvée dans son cœur, et favorisée en secret par Panin. L'objet de cette passion était Potemkin. La révolte de Pougatchef suspendit pour quelque temps, en 1774, l'avènement de ce favori, destiné à devenir bientôt le prodige de la faveur et l’Antoine de la Cléopâtre russe.