I Il
plane un mystère, presque impénétrable à l'œil de l'histoire, sur le berceau
des peuples, comme il plane un nuage sur les sources des fleuves qui
descendent de leurs glaciers pour inonder les continents. Quels que soient
les efforts et les systèmes des savants pour remonter aux origines des
nations, et pour suivre race par race et pas à pas les migrations immenses et
inexpliquées de ces débordements d'hommes, tous partis, selon eux, des
plateaux de la haute Tartarie, l'esprit se trouble aux récits hypothétiques
de ces historiens du mystère ; on n'aperçoit que des lueurs confuses, on
n'explique une énigme que par une autre énigme, et si on est doué d'un esprit
sincère et lucide qui ne se satisfait pas de paroles, mais qui veut marcher à
la lumière vraie sur un terrain solide, on finit par abandonner ces poètes
des ténèbres qu'on appelle les érudits, et par dire humblement le mot du
vulgaire, qui est aussi le mot des philosophes, j'ignore. II Ces
réflexions sont la conclusion des lectures auxquelles nous nous sommes
condamné pour retrouver, à travers les peuplades innombrables qu'on prétend
émigrées de la haute Tartarie, celle à qui appartient véritablement le grand
peuple russe, et pour distinguer cette peuplade de cette vaste tribu des
Scythes, nom générique donné dans l'antiquité aux peuples presque fabuleux du
nord de l'Europe et de l'Asie. « Il y
a un peuple cimmérien, dit Homère, ce devin de l'histoire, il y a une
ville appelée Cimmérion, couverte d'éternels nuages et de brouillards
épais ; jamais le soleil n'éclaire cette triste contrée où règne sans cesse
une nuit profonde. » C'est
de ces nuages, de ces brouillards, de cette obscurité que la mer Noire
a pris son nom. L'expédition navale des Argonautes, chantée par un Orphée qui
était à la fois matelot et poète du fameux navire, découvrit aux Grecs le
passage des Dardanelles, la mer Propontide aujourd'hui mer de Marmara, le
Bosphore et l'ouverture de la mer Noire ou Pont-Euxin dont il côtoya les
rivages. La douceur et la sérénité de caractère des Scythes qui habitaient
ces contrées, où l'âme est froide comme la terre, frappèrent l'imagination
des Grecs, chez qui les passions sont filles du soleil ; ils firent des mœurs
des Scythes hyperboréens des tableaux séduisants, retracés d'après eux par
Pomponius Méla et par Pline, ce poète de la géographie et de la nature. « Leur
pays est fertile, disent-ils, l'air y est pur et serein ; leur vie est plus
longue et plus heureuse que celle de tous les autres hommes, car ils ne
connaissent ni les maladies, ni les crimes, ni la guerre. Satisfaits de leur
médiocrité, ils coulent leurs jours dans un doux loisir au sein des
jouissances innocentes ; ils habitent dans les forêts et dans des bocages
délicieux ; les fruits de ces arbres sont leur nourriture. Ils meurent sans
regrets et, seulement alors qu'ils sont las d'une vie devenue onéreuse, ils
donnent un festin d'adieu à leurs parents et à leurs amis, ils se couronnent
de fleurs et se précipitent dans la mer écumante. » III Ces
rivages de la mer Noire et surtout de la Chersonèse Taurique, aujourd'hui la
Crimée, tentèrent l'esprit aventureux des Grecs. 500 ans avant J.-C. ils
fondèrent des colonies sur les côtes de la mer Noire. Ces colonies, bien
accueillies par les Scythes habitants du littoral, y portèrent l'agriculture,
les arts, la littérature de leur patrie. Sous le règne de Trajan, ces Scythes
mêlés de Grecs lisaient Platon, récitaient de mémoire les poèmes d'Homère et
chantaient ses vers dans les combats. La mer
civilise ceux qui la fréquentent. Leur roi se fit construire, au lieu de ses
tentes, dans les environs d'Odessa, une vaste maison décorée par les
architectes grecs ou égyptiens de sculptures, de sphinx, de griffons en
marbre. Son peuple cultivait déjà le blé, cette nourriture et ce commerce
immémorial de ces plaines. «'autres branches de ces mêmes Scythes, appelées
branches royales, peuplaient la Crimée et immolaient les étrangers à leurs
dieux sur le promontoire où s'élève aujourd'hui Sébastopol. Hérodote,
ce chroniqueur sans critique des traditions populaires, parle des peuplades
scythes de l'intérieur des terres, qui se transformaient tous les ans pendant
six mois en loups, c'est-à-dire qui se revêtaient de fourrures pendant leurs
rudes hivers. En énumérant, sur la foi des esclaves ou des voyageurs, les
peuples scythes qui vivaient encore plus loin dans le nord, à peu près sur
l'emplacement de Kief ou de Moscou, il suppose que ; ces Scythes hyperboréens
dorment, comme certains animaux, d'un sommeil de plusieurs mois, engourdis
comme leur terre. La Scythie russe, selon lui, n'est qu'une plaine immense
entrecoupée de bouquets de bois toujours verts, et où l'air est rempli de
plumes légères, c'est-à-dire de flocons de neige. Ces
Scythes russes de l'intérieur, moins civilisés par le contact des Grecs,
conservaient dans leurs mœurs plus d'empreintes de la barbarie, toujours
fille de l'isolement et de l'ignorance. Ils adoraient littéralement l'épée,
qui donne la mort ; ils buvaient le sang de leurs ennemis ; dans des crânes
façonnés en coupes ; ils tannaient la peau des hommes tombés dans les combats
pour s'en faire des. vêtements. Le
philosophe Anacharsis un de leurs premiers, citoyens, voulut leur rapporter
d'Athènes les lois de Solon, et fut immolé comme sacrilège de la barbarie ;
Philippe de Macédoine, Alexandre, et Mithridate, roi de Pont, furent les
premiers conquérants qui les heurtèrent et les refoulèrent, avec les armes,
des peuples civilisés, dans leurs déserts. Mithridate, maître déjà des rives
méridionales de la mer Noire, s'appropria tout le royaume du Bosphore. Les
Romains le repoussèrent à son tour jusqu'au pied du Caucase. Les Sarmates,
qui furent depuis les Polonais, peuple inquiet et belliqueux, campé sur les
bords du Don, exterminèrent les restes des Scythes en se conquérant, par
effroi des Romains, une partie moins exposée à l'invasion dans le nord. Les
Scythes disparaissent à cette époque de l'histoire pour reparaître plus tard
sous le nom de Bulgares, de Huns, de Slaves, peuplades détachées du bloc
scythe. « Qui
peut nous ravir notre liberté ? répondaient-ils,500 ans après J.-C. aux
généraux de Byzance qui les combattaient déjà sur le Dniester et sur le
Danube ; nous sommes accoutumés à conquérir les terres de nos voisins et
non à céder celles que nous conquérons, et il en sera ainsi tant que la terre
appartiendra aux braves ; et tant qu'il y aura du fer entre les mains des
hommes. » IV Les
Slaves étaient, dès cette époque, répartis en tribus disséminées et de mœurs
diverses, depuis les bords de l'Adriatique, vers Venise, jusqu'aux bords de
la mer Noire, vers le Don, et jusqu'aux bords de la mer Baltique, vers la
Suède. C'était la race mère des Russes, des Polonais, des Bohémiens, des
Croates, coupée en tronçons et se renouant ou se séparant tour à tour. Leur
nom signifiait gloire. Ils dominaient partout où ils se montraient ; mais ils
avaient la mobilité et l'inconsistance des races où l'imagination prévaut sur
la raison. Tantôt héros, tantôt esclaves, mais toujours remuants comme de nos
jours. Ceux de la mer Baltique avaient été engourdis par le climat du Nord,
qui rend sédentaire et pensif ; ils avaient perdu leur aptitude à la guerre et
s'étaient efféminés dans leurs foyers. « Les
Grecs, dit un historien byzantin, avaient fait prisonniers trois hommes qui
au lieu d'armes ne portaient que des harpes et des luths. L'empereur leur
demanda qui ils étaient. « —
Nous sommes Slaves, répondirent les captifs, de ceux qui habitent les bords
de la mer Baltique. Inhabiles à manier les armes, nous ne savons que jouer
des instruments. Le fer est inconnu dans notre pays, et, passionnés pour la
musique, nous y vivons en paix. » « L'empereur
admira les mœurs douces de ces hommes du Nord, leur haute stature et la
beauté de leur corps ; il leur accorda l'hospitalité et leur procura les
moyens de retourner dans leur pays. Ils avaient marché quinze mois à travers
les forêts et les neiges pour venir en ambassade auprès du khan des Avars,
qui leur avait fait demander leur concours pour combattre Byzance. » Ils se
répandirent de la Russie centrale, où ils labouraient la terre, dans la
Moldavie, la Valachie, la Servie, la Bosnie, la Dalmatie, emportant partout
un souvenir lointain et une parenté occulte avec les Slaves de la Baltique
éléments concassés de peuples propres à se recomposer dans une unité
lointaine sous un autre nom. Ils se confondirent tellement avec les Scythes
russes, qu'il est impossible de dire aujourd'hui ce qui est russe, scythe ou
slave dans ces populations cimentées en une par le temps. Les
Finois, autre race mystérieuse dont parle Tacite, s'y mêlèrent dans ce bassin
commun de la Russie. Ils étaient disséminés depuis la mer Baltique jusqu'à la
mer Glaciale, de la Sibérie à la Laponie. « Ne cherchant, dit Tacite, leur
sûreté que dans leur misère, ils n'ont ni maisons, ni chevaux, ni armes ; ils
se nourrissent d'herbes, ils se couvrent de peaux d'animaux, ils s'abritent
des injures de l'air sous des huttes formées de branches d'arbres
entrelacées. » Ils
fondèrent pourtant les premiers des cités permanentes dans les solitudes les
plus reculées de la Russie. Fuyant le soleil et les hommes pour garder leur
liberté, ils sont la souche des paysans serfs de la Russie actuelle,
incorporés au sol ; population saine, sobre, laborieuse, fidèle, qui aime le
joug pourvu qu'il soit doux. Les tribus plus guerrières qui les
assujettissaient leur imposaient un écureuil par maison, et leur accordaient
un glaive à un seul tranchant par foyer pour défendre la patrie commune. «
Nous serons bientôt tributaires de ces hommes-là, disaient les Finois russes
en parlant des Slaves russes, car leur glaive est à deux tranchants, et le
nôtre n'en a qu'un ! » La
civilisation était toute patriarcale chez ce mélange confus de races jetées
dans le même bassin de peuple. Les mœurs étaient lois, les familles étaient
nation, les chefs de tribu étaient législateurs et souverains. Tout commence
par ce gouvernement de la nature avant d'arriver au gouvernement de la
politique. Le pouvoir militaire s'y établit le premier, parce que le premier
on lui remit les armes. Ce pouvoir usurpé après les guerres se fit peu à peu héréditaire
et civil ; ce fut l'origine des boyards ou nobles possesseurs de
terres, et des sujets ou serfs. La
religion y était, comme partout, idolâtre dans ses symboles, déiste dans.sa
foi générale et philosophique ; par-dessus les dieux matériels et nationaux
un être invisible, universel et parfait, Dieu des sages qui laissent adorer
les dieux inférieurs et secondaires à la multitude. Nous négligeons le
tableau de ces superstitions, rêve à peu près semblable à tous ceux qui sont
éclos de l'imagination des peuples enfants, et qui se perpétuent avec tant
d'analogie de songes dans l'imagination des peuples vieillis. Les mêmes
crédulités, les mêmes terreurs et les mêmes espérances créent partout les
mêmes fantômes avant que le jour tardif de la raison éveille le genre humain. Leur
langue était pauvre comme leurs pensées, mais musicale et mélancolique comme
les brises de leurs forêts. Elle s'enrichit et s'accentua en se mêlant aux
dialectes des races limitrophes, colonies de mots qui contribuèrent à former,
dans le russe proprement dit, une des plus douces et des plus fortes langues
de l'univers. On y sent le confluent d'images et de sons de l'Europe, de la
Grèce et de l'Asie. V Cette
confédération républicaine de Slaves, de Finois de Russes, domiciliée à
Novogorod, et déchirée par les guerres civiles, se lassa en 865 de son
anarchie. Les chefs, trop jaloux les uns des autres pour se soumettre à une
tyrannie de leur race se choisirent un chef étranger, né, élevé et grandi
parmi les Varrègues russes, tribu de pirates Scandinaves, à qui la mer
et la guerre avaient donné la gloire et l'ambition de la souveraineté. Ce
chef de pirates se nommait Rurik. « Venez nous gouverner, lui firent
dire les tribus sédentaires de la Russie agricole, notre pays est vaste et
fertile, mais les dissensions le stérilisent. Régnez sur nous, nous vous
résignons la liberté pour la paix ! » Rurik
accourut avec deux de ses frères, suivi d'une borde guerrière de Scandinaves.
Il établit la tyrannie et la cimenta dans le sang des chefs de parti qui
voulurent revendiquer l'antique liberté. Il aggloméra successivement de
nouvelles provinces et de nouvelles villes à ses États encore limités, et
fonda ainsi la monarchie russe. Parmi
les Scandinaves, compagnons de Rurik, une partie avait conservé le génie de
la mer ; ils se séparèrent de lui, s'emparèrent de Kief et s'y établirent ;
ils armèrent sur le Dniéper une flottille de cinq cents barques, découvrirent
la mer Noire, voguèrent vers Constantinople et assiégèrent les Grecs dans
leur capitale en 866. Un prodige étonna ces barbares et les convertit au
christianisme. Le patriarche grec promena processionnellement dans
Constantinople une prétendue robe de la Vierge, mère du Christ, et plongea sa
relique dans l& Bosphore pour conjurer le danger de la patrie. Les flots
s'émurent au souffle des vents, et une tempête soudaine e fracassa les cinq
cents vaisseaux des Russes contre les rochers des deux rives. Un petit nombre
de Russes échappa au désastre et rentra à Kief, racontant la puissance
surnaturelle des reliques chrétiennes ; les Russes crédules envoyèrent des
ambassadeurs à l'empereur grec, Michel III, pour lui demander le baptême et
l'Évangile. Le peuple de Kief se soumit en masse aux prêtres grecs envoyés
pour le catéchiser. Le Christ et Odin, dieu des Scandinaves, se partagèrent
longtemps l'imagination des Slaves. Rurik,
après un long règne, mourut en 879, laissant le trône à son fils encore
enfant, Igor, et la régence à Oleg. VI Oleg
acheva par la guerre et par la ruse de rassembler en un seul faisceau
monarchique tous les Slaves des deux Russies. Pour perpétuer son ascendant
sur son pupille Igor, il lui fait épouser sa fille Olga, type de beauté et de
vertu célèbre jusqu'à nos jours par les traditions populaires des Russes,
Clotilde d'un autre Clovis. Deux mille barques fabriquées de nouveau sur le
Dniéper portèrent une armée de Russes sous les murs de Constantinople. Oleg
commandait l'expédition. Arrivé sans obstacle dans le Bosphore, il fit avant
Mahomet II ce que ce conquérant turc devait imiter pour assiéger Byzance. Ses
barques, transportées ou roulées sur des roues par-dessus le promontoire de
Galata qui sépare le Bosphore du port de Byzance, voguèrent bientôt sur la Corne
d'Or, et pressèrent les murs de Constantinople. L'empire grec se racheta
du pillage par de honteux tributs. Oleg, chargé de dépouilles, suspendit
insolemment en signe de possession son bouclier à la porte principale de
Constantinople, sûr d'avoir frayé la route à son peuple vers un empire que
ses habitants efféminés savaient marchander mais non défendre (904). Ce
héros, vieilli dans la gloire, mourut d'une de ces morts étranges ou
fabuleuses que les peuples superstitieux se plaisent à consigner dans leurs
traditions. Il avait renoncé à monter à cheval dans les dernières années de
sa vie par crédulité à une prophétie qui lui annonçait que son cheval favori
serait la cause de sa mort. Ayant demandé un jour des nouvelles de son vieux
coursier, on lui répondit que l'animal était mort dans les pâturages de Kief
depuis quatre ans. a Je veux demain aller visiter, dit-il, les ossements
desséchés de ce généreux compagnon de mes exploits. » Conduit sur les steppes
où gisait le cadavre, Oleg s'attendrit, et, retournant du pied la tête du
cheval, il en brisa le crâne sous sa semelle. Un serpent venimeux sortit de
la cavité du crâne, dont il avait fait son asile, et mordit l'orteil du
héros. Oleg expira près des restes de son coursier. Le peuple entier versa
des larmes aux funérailles du tuteur du roi, qui avait ajouté à la monarchie
les vastes territoires conquis entre les monts Krapacks, rempart de la
Hongrie, le Dniester, Smolensk et la mer Noire. VII Igor,
son pupille, ne gouverna qu'après la mort de ce héros, en 913 ; il eut à
combattre les Petchénèques, nation inconnue qu'il mit hors d'état de lui
nuire. Dix mille barques armées le portèrent à son tour sous les murs de
Constantinople. La décadence des empires appelle toujours les barbares. Le
feu grégeois, dernière protection des Grecs, consuma une partie de sa flotte.
Il fit une nouvelle expédition en 944, mais ne dépassa pas la Crimée ;
l'usurpateur Romain Ier lui paya tribut. Revenu en Russie, Igor voulut exiger
deux tributs au lieu d'un d'une des provinces de l'empire ; vaincu par les
rebelles indignés de cette conduite, il fut attaché par les pieds et par les
mains à deux bouleaux rapprochés et flexibles que des cordes tiraient en sens
contraires, et écartelé ainsi par ses sujets (945). Sa
veuve Olga, régente pendant la minorité de son fils, Swiatoslaf, vengea sa
mort en faisant enterrer vifs les députés de la province insurgée dans une
fosse creusée sous les murs de son palais, et en massacrant ses hôtes sur la
tombe d'Igor. Après
avoir remis le gouvernement pacifié à son fils, elle partit pour
Constantinople et se fit baptiser par le patriarche. L'empereur Constantin
Porphyrogénète fut son parrain. Le récit de cette conversion et de cette
pompe chrétienne illustra l'histoire byzantine. Les Grecs dégénérés
imposaient leur culte à leurs vainqueurs. Le' christianisme, religion de la
faiblesse, de la chasteté, de l'amour et de l'espérance, retrouvait dans les
forêts de la- Moscovie une autre Hélène dans Olga. Son
fils Swiatoslaf, encore fidèle au culte des Scandinaves, tolérait le
christianisme sans oser le professer. Il conquit les rives du Don, du Volga,
de l'Oka, de la mer d'Azof, du Danube. Séduit par le climat et par la
fertilité des rives de ce fleuve il résolut d'y établir sa capitale. « Assiste
au moins à mes funérailles, lui dit sa mère Olga, et alors tu iras où tu
voudras, puisque aussi bien la vieillesse et les infirmités ne tarderont pas
à m'ouvrir la tombe ! » Elle
mourut quatre jours après ces supplications prophétiques à son fils.
L'histoire l'accuse de perfidies, de cruautés et de nouvelles tortures
qu'elle inventait pour satisfaire, sa vengeance ; l'Église partiale la
canonisa pour avoir converti une partie de son peuple. VIII Avant
dé partir pour là Bulgarie, où il transportait. le siège de son empire,
Swiatoslaf. institua deux de ses fils légitimes ses vice-rois à Novogorod et
à Kief. Un troisième fils, Wladimir, fils de l'amour, qu'il avait eu d'une
esclave d'Olga, reçut le gouvernement de Novogorod par le choix du peuple. Après
de longues guerres en Bulgarie contre les Grecs unis aux, Bulgares pour
repousser ce jeune barbare, la paix fut signée dans une entrevue sur le
Danube entre l'empereur grec Zimiscès et Swiatoslaf, qui l'obtint au prix de
l'abandon de toutes ses conquêtes (972). Les
chroniques byzantines dépeignent ainsi ce conquérant étranger : « Il
était vêtu d'une étoffe de laine blanche ; assis dans une barque, il ramait
lui-même ; sa taille était moyenne et bien dessinée, sa physionomie sombre et
farouche il avait la poitrine large et proéminente, le cou gros, les yeux
bleus, les sourcils touffus, le nez écrasé, de longues moustaches, la barbe
rare, une seule touffe de cheveux sur la tête, signe de sa noblesse à une de
ses oreilles pendait un anneau d'or orné de deux perles et d'un rubis. » En
rentrant avec un petit nombre de ses soldats dans sa patrie, Swiatoslaf,
attendu près de la cataracte du Dniéper par les Petchénèques, tenta, malgré
l'avis d'un de ses boyards ; de s'ouvrir un passage à travers leurs rangs,
mais il périt dans sa défaite ; on lui trancha la tête, et les chefs
petchénèques burent l'hydromel dans son crâne (973). IX Ses
fils se combattaient déjà pour se disputer ses dépouilles. L'un d'eux, Oleg,
vaincu par son frère Yaropolk, périt écrasé sous un monceau de chevaux morts,
tombés sur lui dans la bataille. Wladimir va chercher des guerriers de sa
race en Scandinavie pour combattre Yaropolk. Il lui ravit en passant sa
fiancée, la belle Roguéda, fille d'un boyard, l'épouse, et fait assassiner
Yaropolk dans une entrevue à Novogorod. Ce prince laissait en mourant une
veuve enceinte, belle religieuse grecque de Constantinople, captive de son
père. Il allait cependant épouser Roguéda, son autre fiancée, exemple de
polygamie encore fréquent chez les descendants d'Olga (980). Wladimir,
maître de l'empire par la victoire et par le crime, le consolide par sa
condescendance aux idolâtries de son peuple, mal supprimées par les prêtres
grecs d'Olga. Il immole en masse les sectateurs du dogme chrétien, et donne
au peuple de Kief le spectacle des sacrifices humains aux dieux sanguinaires
de leur race. Un père est massacré par le peuple fanatique en disputant son
fils unique aux prêtres qui l'ont choisi pour victime. Il
épouse la religieuse grecque, veuve et enceinte de son frère assassiné. Il
chasse de son palais, pour y introduire de nouvelles épouses, sa première
femme Roguéda. Il menace de mort cette infortunée princesse, qui lui reproche
ses ingratitudes et ses infidélités. Son fils Isiaslaf détourne le poignard
dont Wladimir va percer sa mère. Il se contente de l'exiler avec son enfant
dans le gouvernement de Vitepsk. X Tour à
tour aussi crédule que Julien et aussi politique que Constantin, Wladimir
rassemble à Kief des théologiens mahométans, catholiques romains, grecs et
juifs, pour décider quel Dieu il donnera enfin aux Russes. Le paradis de
Mahomet le tente, mais la sobriété musulmane le repousse. « Le vin, dit-il,
fait la joie des Russes, nous ne pouvons nous en passer. » Les catholiques
l'indignent par l'obéissance à un pontife, homme absolu et infaillible. « Retournez
à Rome, leur dit-il, ce n'est pas d'un pape que nos pères ont reçu leur
religion. » Les juifs le scandalisent par leur dispersion sur la surface
du globe. « Vous voulez donner le ciel aux autres, leur dit-il, et vous
n'avez pas même de patrie sur la terre ! » Enfin il cède aux
séductions de parole d'un philosophe grec qui lui embellit les traditions
bibliques et les dogmes de l'Évangile de toute la poésie de son climat. Les
félicités éternelles des justes le ravissent, les supplices sans fin des
méchants le glacent d'effroi. « Recevez le baptême, lui dit le missionnaire,
et vous aurez le paradis pour royaume. » Il
rassembla ses boyards pour leur soumettre la question. « Ne
nous décidons pas sans voir, lui dirent-ils. Tout homme trouve sa religion la
meilleure. Envoyez des commissaires dans tous les pays, afin de juger quel
est celui de tous les peuples qui honore Dieu d'un culte plus digne de lui ». Les
ambassadeurs partirent et firent leur rapport au retour. En Bulgarie, ils
virent des temples rustiques, semblables à des chaumières, desservis par des
prêtres indigents, célébrant les sacrifices. dans des vases de cuivre et de
bois ; en Germanie, des cérémonies sans luxe et sans pompes ; à
Constantinople, au contraire, la vue du patriarche célébrant les mystères
dans un costume royal sous les dûmes de Sainte-Sophie incrustés de pierres
précieuses et sur des parvis pavés de marbre, au son des instruments de
musique, aux chœurs alternatifs d'une armée de moines, aux parfums des
encensoirs d'argent, éblouit leur piété sensuelle et leur parut le témoignage
de la divinité du culte grec ; la simplicité nue des mosquées des mahométans
les scandalisa ; la sobriété des cérémonies de l'Église catholique les
refroidit. « Tout
homme, dirent-ils à leurs compatriotes, qui a goûté le miel se détourne de ce
qui est amer ; c'est pourquoi, maintenant que nous avons savouré la religion
des Grecs, nous n'en voulons pas d'autre. «'ailleurs, ajoutèrent-ils, si
cette religion n'était pas la meilleure, Olga, notre sage princesse et votre
aïeule, l'aurait-elle adoptée ? » Le
prince et le peuple se précipitèrent comme des troupeaux dans les fleuves
pour être baptisés en plein courant (988). XI Wladimir,
après cette immersion religieuse, marcha sur Cherson, colonie grecque qui
occupait l'emplacement de Sébastopol. Un long siège par terre et par mer et
la disette d'eau dans, la ville, dont il avait coupé les aqueducs, le
rendirent maître de cette ville capitale du commerce de la mer Noire. Basile
et Constantin, empereurs de Constantinople, intimidés par la conquête de
Cherson, accordèrent pour épouse au barbare leur sœur Anne. La princesse,
livrée ainsi en rançon de son peuple, acheva la conversion de son époux. Elle
lui persuada dé remettre Cherson à ses frères, d'élever une église sur le cap
Chersonèse, et de n'emmener pour dépouilles en Russie que des prêtres, des
vases sacrés et des reliques. Kief et les villes de Russie se couvrirent
d'églises en pierre et en bois, de séminaires où les prêtres grecs
instruisirent des milliers de lévites. Wladimir y recrutait par force les
jeunes enfants des premières familles de l'empire. Devenu clément comme sa
nouvelle doctrine, il abolit la peine de mort même pour les meurtriers. Les
évêques la lui firent rétablir au nom de la sûreté publique et de l'autorité
sans limites' des princes établie de Dieu. Ils- le poussèrent aussi malgré
lui à des guerres contre la Norvège et contre ses autres voisins pour faire
de lui un Constantin du Nord. XII Un de
ses douze fils, Iaroslaf, qu'il avait fait prince de Novogorod, impatient de
régner, marcha contre son père. Wladimir mourut de vieillesse, laissant
l'empire à Boris, un autre de ses fils, alors absent de la capitale. Un neveu
de Wladimir, Swiatopolk, adopté par son oncle, soulève la ville et envoie des
assassins égorger Boris dans son camp. Un autre fils de' Wladimir, atteint
près des monts Krapacks par les émissaires de son cousin, tombe également
sous leurs poignards (1015). Des
guerres confuses et atroces entre les frères amènent à Kief le roi de
Pologne, Boleslas, beau-père de Swiatopolk. Une trahison patriotique de ce
dernier égorge dans une nuit les Polonais. La victoire d'Alta, remportée par Iaroslaf,
vengeur de son frère Boris, chasse Swiatopolk couvert de ses crimes inutiles
au fond de la Bohême, où il meurt proscrit et déshonoré (1019). Iaroslaf
reconquiert ville à ville l'empire démembré par ces guerres fratricides. Il
règne depuis la Baltique jusqu'à l'Asie ; il attaque la Hongrie et la
Moldavie, et menace Constantinople une troisième fois. Il s'allie à Casimir,
roi de Pologne, en lui donnant sa sœur. Il donne sa fille Élisabeth à Harold,
roi de Norvège. Sa seconde fille, Anne, épouse le roi de France Henri
I". La troisième, Anastasie, épouse André, roi de Hongrie. Quoique
pieux, il dépossède les patriarches grecs des pouvoirs temporels et religieux
qu'ils affectaient sur ces nouveaux chrétiens, et fait élire le premier un
métropolitain russe avec les attributions de patriarche pour l'empire. Agé de
près de quatre-vingts ans, il distribue ses provinces entre ses six fils, et
nomme pour son successeur principal au trône de Kief son premier-né Isiaslaf.
Il meurt plein de jours et d'œuvres entre les bras du plus jeune et du plus
aimé de ses fils, Usevolod. On l'ensevelit à Kief sous la coupole de
Sainte-Sophie, où il avait fait ensevelir lui-même, après les avoir fait
baptiser, les os de son aïeul Oleg. Son plus durable monument fut le code des
lois civiles des Russes, extrait des traditions et des usages recueillis et
complétés par ses soins (1055). XIII Son
fils Isiaslaf, après une anarchie sanglante où tout est sang et ténèbres,
périt dans une bataille contre Oleg et Boris, ses neveux. Prince pieux et
doux comme son père, il confirma l'abolition de la peine de mort, et fonda
les premiers monastères en Russie à l'imitation des moines grecs du mont
Athos (1055-1078). Son
frère Usevolod lui succéda. Après la mort d'Usevolod, en 1093, son fils
Wladimir Monomaque céda le trône de Kief à son cousin ; Swiatopolk, fils
d'Usevolod, fut proclamé souverain de toutes les Russies. Wladimir et
Swiatopolk combattirent ensemble les Polowtzi, peuplade belliqueuse qui
ravageait tour à tour les provinces de la Russie, et dont les princes
ambitieux empruntaient les services contre la patrie commune. Un
congrès de princes est convoqué à Lubetsch par le vertueux Monomaque, prince
lui-même, pour purifier l'empire. Les dissensions se renouvellent après ce
congrès. Vasiliko,
prince allié de Monomaque, est attiré à Kief par Swiatopolk sous l'apparence
d'une amicale hospitalité. Il communie avec Swiatopolk en signe
d'indissoluble fraternité. En sortant de l'église on le conduit au palais.
Des bourreaux entrent dans sa chambre, le renversent sur le plancher,
l'écrasent sous un plateau de chêne posé en travers sur sa poitrine, lui
arrachent les yeux avec la pointe de leurs poignards, l'emportent évanoui à
Wladimir, croyant n'emporter qu'un cadavre. Arrêtés pour prendre leur repas
dans une taverne sur la route, ils déposent le corps, le dépouillent de sa
chemise ensanglantée, et ordonnent à l'hôtesse de blanchir la chemise du
prince assassiné ; à l'aspect de ce visage aveuglé, l'hôtesse jette un cri
d'horreur qui rappelle Vasiliko au sentiment. « Où
suis-je ? » dit-il. Il demande un verre d'eau ; il tâte ses paupières et ses
vêtements, il se sent aveugle et nu. « Pourquoi, dit-il, m'avez-vous ôté ma
chemise ensanglantée ? C'est avec ce témoin de votre crime que je voulais
paraître aux yeux du Juge suprême ! » On le
jette pour toute réponse dans les cachots de Wladimir. Monomaque
jette le cri de vengeance à ses alliés. Ils marchent sur Kief. Swiatopolk se
justifie en rejetant le crime sur un autre. Les prêtres s'interposent et font
jurer aux princes un mutuel pardon. Cette
paix dure peu. Swiatopolk marche en Volhynie contre d'autres ennemis. Au
moment de la bataille, Vasiliko, guéri de ses blessures, paraît entre les
deux camps, comme son propre fantôme, la croix à la main, et prophétise la
défaite et la mort de son assassin. Swiatopolk vaincu s'enfuit à Kief. XIV Une
ligue des princes pour le salut de la patrie, inspirée par Monomaque pacifie
une seconde fois la Russie. Swiatopolk meurt en 1113. La reconnaissance
nationale offre la couronne à Monomaque, ce Nestor des Russes. Il la refuse
par désintéressement. L'anarchie renaissante le force à l'accepter plus tard (1113-1125). Sous le nom de Wladimir et
sous le titre de grand prince, Il règne en arbitre plus qu'en souverain. Il
meurt en laissant à la Russie l'exemple et la mémoire du règne de la vertu
sans tache sur le trône. Ses conseils à ses fils, écrits par lui sur
parchemin et conservés dans les monuments de l'histoire russe, sont le code
des rois. Ce saint Louis de la Russie avait la sagesse de Salomon et
l'éloquence de Cicéron. Son testament est le commentaire de sa vie. Il avait
épousé une princesse d'Angleterre, Gydda, fille d'Harold. Son
fils Mstislaf hérita du titre de grand-prince. Il vécut assez pour mériter le
nom de grand homme. L'anarchie renaquit de sa mort. Usevold, son neveu, ne
régna que de nom. L'œil se trouble, l'histoire perd le fil des événements
obscurs et compliqués de son règne nominal. Igor,
son frère, régent, est précipité du trône par Iaserlof, et languit captif
dans un souterrain de Pereïslave. Moscou est fondée par Georges Dolgorouki en
1147, troisième Rome, disent les historiens de la Russie. Elle donne, comme
Rome, son nom à un empire. XV De 1154
à 1215, cette agglomération et ce déchirement alternatifs des princes et des
principautés destinées à former bientôt l'unité russe se perpétuent. L'invasion
des Tartares les force à s'unir. Des masses irrésistibles s'avancent de
Samarkande jusqu'à la mer d'Azof et jusqu'au Dniéper, dissipent l'armée
coalisée des princes russes sur les rives de la Valka, et, après d'horribles
dévastations, se retirent d'eux-mêmes comme un débordement passager (1223). Ils
reviennent en 1238, assiègent, emportent, incendient, égorgent Wladimir. «
Les têtes russes tombent comme l'herbe des champs sous la faux, disent les
chroniques. Tel qu'une bête féroce, Bâty dévorait les provinces entières,
dont il déchirait, avec ses griffes, les misérables restes. Les plus
vaillants des princes russes avaient perdu la vie dans les combats ; les
autres erraient sur des terres étrangères, cherchant, parmi les peuples de
religion différente, des défenseurs qu'ils ne trouvaient pas ils avaient tout
perdu, eux qui naguère se vantaient de leurs richesses ! Les mères désolées
pleuraient leurs enfants écrasés, à leurs yeux, par les chevaux des Tartares,
et les vierges déploraient la perte de leur innocence un grand nombre d'entre
elles, pour conserver ̃ leur vertu, se perçaient le cœur ou se
précipitaient dans des rivières profondes. Les femmes des boyards, qui jamais
n'avaient connu le travail, qui peu de temps auparavant étaient couvertes de
riches vêtements, ornées de colliers d'or et de bijoux, entourées enfin d'une
foule d'esclaves, devinrent les servantes des barbares. Elles portaient de
l'eau pour leurs femmes, tournaient la meule au moulin, et brûlaient leurs
mains délicates en apprêtant la nourriture des infidèles ! Les vivants
enviaient aux morts la tranquillité des tombeaux. » Les Suédois se jettent
alors sur la Russie ; mais le jeune Alexandre, fils d'Iaroslaf, plus connu
sous le nom d'Alexandre Newski, après sa victoire sur les bords de la Neva,
sauvé Novogorod en ne désespérant pas de la patrie, d'un côté il résiste aux
Tartares, de l'autre il combat les Suédois ses exploits et ses prodiges
rappellent les fables de Roland. Il dompte les Allemands, il envahit la
Finlande. Les Tartares, 'refoulés du nord de la Russie par son patriotisme,
s'établissent en maîtres avec leur chef Bâty dans la Crimée, dans le Caucase,
dans la Géorgie. Ils se contentent d'imposer aux princes russes du Nord leur
suzeraineté et leurs tributs. Saint Louis, roi de France, qui, en 1253, était
à Chypre, poursuivant sa mission armée pour convertir l'Orient à sa foi, leur
envoie des ambassadeurs, persuadés, comme lui, que les Tartares étaient ou
des athées ou des idolâtres. « Allez en paix, répond le chef des
Tartares Mongols à ces moines français, les Mongols n'ignorent pas qu'il
existe un Dieu et ils l'adorent de toute leur âme, et il y a autant de routes
pour arriver au ciel qu'il y a de doigts dans la main. Si Dieu vous a donné
la Bible, il nous a donné notre livre saint et nos prophètes. La différence,
c'est que vous ne suivez point les maximes de votre Évangile, et que nous
obéissons à nos docteurs. Nous ne disputons avec personne. Voulez-vous de
l'or, prenez-en dans mon trésor. » Alexandre
Newski, lé héros et le saint de la Newa, après avoir éloigné les Tartares,
fit alliance avec eux et visita leur prince dans sa cour. Il mourut à son
retour de cette conférence pacifique, regretté et presque adoré de toute la
Russie. « Il
s'est couché, le soleil de la patrie ! s'écrièrent les prêtres et les peuples
dans toutes les villes et dans toutes les campagnes ; Alexandre n'est plus ;
nous allons périr ! » Son
corps, sanctifié par la reconnaissance nationale, fut enseveli à Novogorod et
transporté dans le dix-septième siècle sur les bords de la Newa, comme le
palladium de la nation russe et de sa nouvelle capitale (1263). XVI Iaroslaf,
le frère d'Alexandre Newski, lui succéda. Des discordes civiles affaiblirent
la Russie sous son règne et sous ses successeurs, qui, pendant plus d'un
siècle, furent tributaires et vassaux des Tartares. Des dissensions
intestines suspendirent pendant quelque temps leur oppression. Leurs
invasions recommencèrent dans le cours du quatorzième siècle, et, maîtres de
la Russie méridionale, les Tartares fondèrent Caffa et Crim, ville capitale
de la Tauride, qui changea le nom de cette presqu'île en celui de Crimée. La
ville de Crim était alors si vaste, dit l'historien des Mongols ; qu'un
cavalier monté sur un cheval tartare pouvait à peine en faire le tour en un
jour. Une mosquée fameuse décorée de marbre et de porphyre, des mosquées
nombreuses, des palais, des bains ; des bazars, des écoles publiques,
faisaient à Crim l'admiration des Mongols et des Russes. La route de Kiva, en
Crimée, était parcourue avec sûreté par les caravanes. Le commerce, les arts,
la civilisation, pressaient la Russie de toute part à l'Orient et à
l'Occident. Moscou, devenue la rivale de Novogorod, s'agrandissait sous ses
princes aux proportions de la capitale de Crimée. Les grands-princes,
jusque-là résidant à Kief ou à Novogorod, y concentrèrent la monarchie
fédérative de la Russie. En 1367, à la suite d'un incendie qui dévore Moscou,
le Kremlin, bâti jusque-là en bois, est reconstruit en pierre. XVII Malgré
les guerres civiles et le long assujettissement- aux Tartares, l'agriculture,
le commerce, les arts, la poésie même, ce premier art des peuples primitifs,
parce qu'il est le cri ou le chant de l'âme, : avaient fait de la
civilisation russe, aux quatorzième et quinzième siècles, une civilisation
mixte, participant à la fois de l'extrême barbarie et de l'extrême
raffinement des mœurs. Le tableau qu'en trace l'historien russe Karamsin
prophétise un grand peuple germant de ce mélange de races asiatiques et
européennes dans ces immensités, presque inconnues alors de steppes, de
neiges, de lacs et de forêts. « Le
commerce dit-il était considérable déjà en Russie ; nous commencions à
adopter les monnaies de métal au lieu des peaux de zibeline, longtemps notre
unique monnaie. « L'antique
et célèbre voie grecque (le Dniéper) s'était, il est vrai, fermée pour nous ; mais nos
marchands parvinrent à s'ouvrir de nouvelles communications avec l'Orient,
par les Tartares de la horde, et avec Constantinople et l'Occident, en
descendant le Don jusqu'à Azof. Ceux qui faisaient le commerce des tissus de
soie portaient, à Moscou, le nom de Sourojéens, pris de la mer de Souroge ou
d'Azof. Ces négociants tenaient le premier rang parmi leurs confrères, avec
ceux qui vendaient les draps d'Allemagne qu'ils recevaient de Novogorod, où
florissait alors le commerce des villes hanséatiques. Les Russes échangeaient
leurs fourrures contre ces marchandises étrangères. « La
Russie, abondant en bêtes fauves et en oiseaux, était le paradis des
chasseurs. La terre était encore couverte de forêts épaisses, impénétrables ;
et la tranquillité qui régnait dans ces profondes solitudes favorisait la
propagation des animaux de toute espèce de même que .dans le onzième siècle
les chevaux sauvages, les buffles, les sangliers et les cerfs erraient dans
les forêts de la Russie méridionale, ainsi vers le quinzième les castors, les
chèvres et les élans jouissaient de toute leur liberté dans nos provinces du
Nord ; les cygnes nageaient par troupes nombreuses dans nos fleuves et dans
nos lacs. « Nouvellement
peuplée, en proie à des guerres sanglantes, fréquemment exposée aux horreurs
de la famine et de la peste, la Russie, pauvre en hommes, était par cela même
riche de ces trésors bruts de la nature, dont une trop grande population
tarit bientôt la source. Les marchands de la horde, domiciliés à Moscou, à
Tver et à Rostof, nous amenaient les produits de l'industrie asiatique, ainsi
que des chevaux, et, indépendamment de nos fourrures précieuses, ou de celles
de la Permie, ils prenaient en échange une grande quantité de faucons et
d'autours apportés des pays de la Dvina dans la grande principauté. Les
Russes fournissaient aux Mongols les draps de l'Allemagne, et procuraient aux
Allemands les marchandises de l'Asie. Kazan, qui avait remplacé. le royaume
de Bulgarie, servait d'entrepôt aux marchands moscovites ainsi qu'à ceux de
l'Orient. Il était de l'intérêt des khans de protéger un commerce qui, en
nous enrichissant, nous mettait à même de payer plus exactement le tribut à
la horde. « Marc-Paul,
célèbre voyageur vénitien, qui, en 1270, fit un voyage dans la grande
Tartarie, en Perse et sur les bords de la mer Caspienne, parle de la glaciale
Russie. Il rapporte que ses habitants sont blancs ; qu'ils ont une belle
figure, et que leur pays est riche en mines d'argent. Nous n'en avions point
; mais, effectivement, nous possédions une grande quantité de ce métal que
l'on recevait de l'Allemagne et de la Sibérie, par les Yougres. Les
Novogorodiens promirent à Michel de Tver six mille livres d'argent, et en
payèrent, en effet, à Vitovie près de soixante pouds, ce qui était énorme
avant la découverte de l'Amérique. Nous ne savons point au juste la valeur du
tribut annuel que nous payions aux khans ; mais il est de fait qu'en 1384,
chaque village était imposé à douze zolotniks d'argent, et un village était
alors composé de deux ou trois maisons. Les villes donnaient quelquefois de
l'or ; les laboureurs versaient au trésor du grand-prince une grivna par soc
de charrue, de même que les forgerons, les pêcheurs et les détaillants. Cette
grivna équivalait à plus de deux zolotniks d'argent. Mais le commerce établi
avec la horde nous ramenait, en effectif, tout le tribut envoyé aux Mongols.
Enfin, nous avions tant d'argent, qu'il nous fut possible de renoncer aux kounes,
c'est-à-dire à nos anciens assignats en circulation depuis plus de cinq cents
ans, et dont, au défaut de métaux, l'introduction n'avait pas peu contribué
aux progrès du commerce et de l'industrie. Le trésor public, en empêchant la
trop grande émission de cette monnaie de peau, sut en conserver la valeur
jusqu'au temps de l'invasion de Bâty, époque à laquelle les kounes tombèrent
tout à fait, les Mongols ayant refusé de les prendre pour de l'argent.
Cependant elles eurent cours pendant quelque temps encore à Novogorod et à
Pskof, dont les relations avec la horde étaient très bornées. Mais bientôt on
y renonça, même dans ces deux villes, en raison des difficultés survenues
dans les affaires commerciales avec les autres Russes, qui n'attachaient plus
de prix aux kounes. Ce nom fut bientôt remplacé par celui de dienngui, et
l'ancienne monnaie de peau fut, d'après le taux de l'argent, évaluée à la
dixième partie d'un rouble. Il n'y a aucun doute que ce changement aurait pu
avoir des suites fâcheuses pour le commerce intérieur de la Russie, où la
quantité du numéraire se trouva tout à coup diminuée. Les villes marchandes
avaient de l'argent ; mais celles qui n'exerçaient qu'un petit commerce se
virent obligées de recourir à différents signes pour représenter la valeur
des objets. C'est ainsi que, dans la province de la Dvina, les morceaux de
peau ou kounes ayant été abolis, on y substitua de nouveau, comme monnaie,
les peaux de martre et d'écureuil tout entières, ainsi que cela s'était
pratiqué dans la plus haute antiquité ; c'est-à-dire qu'on renouvela
l'échange immédiat des marchandises, en usage parmi les nations à demi
barbares. « Nous
remarquerons, relativement à notre commerce intérieur, que la liberté et les
avantages dont il devait jouir étaient toujours un des articles des traités
politiques. En fixant la taxe légale imposée sur chaque convoi ou vaisseau
marchand, les princes souverains ajoutaient dans leurs traités « Et les
marchands feront le commerce librement et sans aucunes entraves. » Dans
plusieurs provinces, les habitants ne se contentaient pas de transporter
d'une ville à une autre les productions qu'ils recevaient de l'étranger ils
avaient aussi leurs objets particuliers de commerce. C'était, le houblon et
le chanvre chez les Novogorodiens, les cuirs chez les habitants de Torjek, le
sel chez ceux de Galitch et de la Dvina. En 1364, les Pskoviens établirent
aussi des salines, qu'ils abandonnèrent bientôt après. La principale branche
du commerce de l'intérieur était le blé et le poisson aussi les négociants
avaient l'art de profiter, pour s'enrichir, des années stériles dont le
peuple avait à souffrir. « Quoique
les Mongols nous eussent, pour ainsi dire, séparés du reste de l'Europe ; que
les souverains de l'Occident ne contractassent plus aucune alliance avec les
nôtres, et qu'à l'exception de l'ambassade d'Innocent à Alexandre Newski et
du voyage d'Isidore en Italie, il n'existât aucune relation entre nous et
l'Europe ; bien qu'en général les annales étrangères ne fassent aucune
mention de la Russie ; cependant, au moyen des rapports commerciaux établis
entre Novogorod et l'Allemagne, les Moscovites connurent bientôt les
importantes découvertes européennes, telles que l'invention du papier et de
la poudre à canon. Dès le quinzième siècle, nous substituâmes au parchemin le
papier acheté aux Allemands ; ils nous procuraient aussi des munitions
et de l'artillerie. Moscou et Galitch avaient des canons pour se défendre ;
mais comme, dans la description des combats de ce temps, livrés en rase
campagne, on ne nous parle que de flèches, de sabres et de piques, il faut
présumer que les canons et les pierriers n'étaient destinés qu'à défendre les
places fortes. Il faut encore ajouter aux arts connus alors en Russie celui
de battre monnaie, oublié depuis Iaroslaf le Grand. « Quelques
églises, que l'on voit encore à Moscou et dans quelques autres provinces,
sont les seuls monuments qui nous soient restés de l'architecture de cette
époque. On lit dans les annales que sainte Olga demeurait déjà dans un palais
de pierre, tandis qu'à Moscou il n'y eut, jusqu'au quinzième siècle, d'autres
édifices en pierre que les églises et les murs de la ville ; les princes et
les seigneurs préféraient les maisons de bois, comme plus favorables à la
santé. Les fréquentes révolutions, le désordre qui régnait dans l'État,
étaient une autre raison pour empêcher les riches de bâtir des habitations
solides ; car on voit rarement des édifices stables dans les lieux où la
tranquillité de l'ordre social n'est point assurée. En 1433, Euphème,
archevêque de Novogorod, se fit construire, par des architectes allemands, un
palais en pierre qui avait trente portes, et qui fut embelli de peintures et
d'une horloge. En 1449, le métropolitain Jonas s'en construisit un semblable
avec une chapelle. Il y avait encore dans l'enceinte de la ville actuelle de
Moscou des prairies et des bois ; les princes, les boyards, possédaient des
moulins, des jardins et des maisons de campagne hors des murs de la ville. Le
luxe consistait à avoir un grand nombre de domestiques, des habits
magnifiques, une maison élevée, des caves remplies de vin et d'hydromel mais
plus encore à fonder des églises, à enrichir de pierres précieuses les
châsses des saints. Ayant fait mention des domestiques, nous observerons qu'à
l'exemple des princes, les seigneurs, au moment de mourir, affranchissaient
toujours leurs esclaves. « Il
est certain que l'ancienne Kief, embellie par les chefs-d'œuvre des artistes
byzantins, animée par l'affluence des marchands grecs, allemands et italiens,
l'emportait de beaucoup sur la ville de Moscou du quinzième siècle ;
cependant nos mœurs n'étaient pas devenues assez grossières pour faire perdre
à notre esprit toute espèce de force créatrice, pour l'empêcher de faire
aucun progrès. La Grèce, jusqu'au moment de sa chute, ne cessa d'influer sur
l'état de la Russie. Nous lui fournissions de l'argent, et si, en échange,
elle nous envoyait des reliques, elle nous procurait aussi des livres. La
Bibliothèque des patriarches à Moscou, connue dans le monde savant, fut
fondée, par nos métropolitains, à l'époque même où nous gémissions le plus
sous le joug des Tartares ; et, riche en manuscrits théologiques, elle ne
l'était pas moins en productions anciennes de la littérature grecque. La
connaissance de cette langue était presque indispensable aux membres du haut
clergé, continuellement en relation avec Constantinople ; et la dépendance de
notre Église, si nuisible sous le rapport de la politique, favorisait en
Russie la propagation des lumières, ou, du moins, en entretenait toujours
quelques étincelles parmi les ecclésiastiques. « Les
laïques, curieux de s'instruire, allaient puiser la science dans les
monastères ; ils interrogeaient les religieux sur les principes du
christianisme, sur les bases de la morale, et même sur les événements
politiques des temps passés, car c'était là, comme jadis, que vivait
l'histoire de Russie ; c'était là que l'éloquence patriotique des moines
déplorait le sort de la patrie, et mêlait d'utiles leçons au récit touchant
de ses malheurs. L'annaliste de Volhynie cite quelques passages d'Homère ;
celui de Moscou parle de Pythagore et de Platon. Indépendamment des livres
d'église et de piété, nous avions reçu des Grecs l'histoire universelle et
différents récits historiques, moraux et fabuleux ; par exemple les Exploits
d'Alexandre le Grand, traduction d'Arrien ; Sinagripe, roi des Adors
; les Héros de l’antiquité ; les Richesses de l’Inde, etc. La
seconde de ces nouvelles est un conte arabe publié en langue française dans
la continuation des Mille et une Nuits, vraisemblablement traduit du
grec en russe au treizième ou au quatorzième siècle. Les plus remarquables
productions de notre littérature, à cette époque, sont la description
poétique de la bataille de Koulikof, et l'éloge de Dimitri Donskoï. Le
premier de ces poèmes, composé par un prêtre rézanais, nommé Sophronime, nous
rappelle, dans plusieurs passages, le fameux chant d'Igor, quoiqu'il soit
moins poétique. « Nous
en citerons les passages suivants. Voici comme le prince Wladimir parle à
Dimitri : « —
Nos voïevodes sont intrépides, les chevaliers russes indomptables ; ils ont
des coursiers agiles, d'impénétrables armures, des boucliers couleur de
pourpre, des lances dorées, de lourds cimeterres. La Pologne leur a fourni
des poignards ; l'Italie des carquois, et l'Allemagne des javelots. Les bords
de l'Oka et tous ses détours sont connus à nos guerriers. Ils ont juré de
mourir pour la religion chrétienne et pour venger l'injure faite au
grand-prince Dimitri. La grande-princesse Eudoxie, renfermée dans son palais
doré avec les épouses des voïevodes, est assise à la fenêtre qui regarde vers
le midi ; elle suit des yeux son époux chéri ; des ruisseaux de larmes
s'échappent de ses beaux yeux, et, les mains jointes, elle adresse au
Tout-Puissant cette invocation : « —
Grand Dieu écoute favorablement la prière de ton humble servante ; ramène-moi
le prince Dimitri, mon bien-aimé ; ramène-le-moi rayonnant de gloire, au
milieu de ses voïevodes ! Prête-lui ton bras puissant pour terrasser ses
ennemis ! Puissent les chrétiens ne pas tomber aujourd'hui sous le fer de
l'infidèle Mamaï, comme jadis sous celui du cruel Bâty ! Daigne sauver le
reste de ces braves guerriers, et que ton nom soit à jamais sanctifié ; c'est
en toi seul, œil à qui rien n'échappe, que la triste Russie a placé sa
confiance. J'ai deux fils qui n'ont d'autre arme que leur innocence qui les
protégera contre le souffle impétueux des vents, contre la brûlante ardeur de
la canicule ? Ô mon Dieu fais qu'ils revoient leur père et qu'eux-mêmes
règnent un jour pendant de longues années... » « La
veille de la bataille, au plus fort de la nuit, l'illustre prince de
Volhynie, capitaine rempli d'expérience, appelle le grand-prince dans la
campagne pour lui apprendre quel sera le sort de la patrie. Ils ont devant
eux le camp de Mamaï, derrière est celui des Russes. (Septembre
1580.) « —
Ecoute ! dit le héros volhynien. Aussitôt Dimitri, se tournant du coté du
camp de Mamaï, entend de grands cris et un bruit semblable à celui qui règne
dans un vaste marché, dans une ville dont on élève les édifices, ou bien
encore aux sons qui s'échapperaient d'un grand nombre de trompettes ; plus
loin se font entendre les cris des bêtes féroces, les croassements des
corbeaux ; des troupes d'oies et de cygnes font retentir les bords de la
Niépriadva du bruit de leurs ailes, et semblent annoncer une horrible
tempête. « —
Maintenant tourne-toi vers le camp des Russes, » dit le Volhynien
qu'entends-tu ? — Tout est calme, répond Dimitri ; j'aperçois seulement
les feux du ciel qui confondent leur éclat avec la brillante aurore. »
Le prince de Volhynie descend de cheval ; il se couche par terre et prête
attentivement l'oreille. Il écoute longtemps enfin il se lève et garde un
profond silence. « Eh bien ? lui demande le grand-prince. — Ah lui
répond le prudent héros, nous éprouverons tour à tour la bonne et la mauvaise
fortune ; les deux partis gémissent, l'un comme une veuve qui déplore la
perte de son époux, l'autre comme une jeune vierge dont la voix plaintive
ressemble aux sons du chalumeau. Nous triompherons, ô Dimitri ; mais, hélas !
la victoire nous coûtera bien cher. » « A
ces mots les yeux du grand-prince se remplissent de larmes. « Cependant,
enveloppées d'un épais, brouillard, les deux armées se joignent. Les
étendards des chrétiens sont déployés. Les coursiers restent immobiles sous
leurs cavaliers ; le son de nos trompettes est aigu, celui des clairons
tartares est plus sourd. La terre gémit à l'Orient jusqu'à la mer, et à
l'Occident jusqu'au Danube. Le champ de bataille cède sous le poids des
guerriers qui le foulent ; les eaux des fleuves ont inondé les campagnes.
L'heure fatale a sonné chaque soldat pique son coursier et s'élance en criant
: « Grand Dieu ! sois favorable aux chrétiens. » On combat corps à corps ;
les guerriers sont foulés sous les pieds des chevaux, sont étouffés dans la
mêlée. De sanglantes étincelles jaillissent des glaives éclatants ; des
forêts de piques se croisent et se brisent dans leur choc. Semblables à des
arbres majestueux, nos valeureux guerriers se courbent vers la terre. Ô
prodige ! le ciel s'entr'ouvre au-dessus des légions de Dimitri, et l'on
aperçoit, au milieu d'un brillant nuage, des milliers de mains qui tiennent
des couronnes resplendissantes préparées aux vainqueurs. Cependant les
troupes du prince Wladimir s'élancent de leur embuscade et fondent sur Mamaï,
comme des faucons sur une troupe d'oies, ou tels que des convives qui se
pressent vers un festin de noces. Rien ne résiste à leur impétuosité, et
l'ennemi prend la fuite en criant « Malheur à toi, Mamaï ! tu étais dans les
cieux et te voilà maintenant précipité dans les enfers ! etc. » Voici
comment l'auteur dépeint l'amour mutuel de Dimitri et de la grande-princesse
Eudoxie son épouse : « C'était
en deux corps une seule âme, guidée par la vertu. Tous deux vivaient ensemble
comme des pigeons à la gorge d'or, comme des colombes au doux ramage. Tous
deux se regardaient avec attendrissement dans le miroir pur et sans tache de
leur conscience. « A
l'aspect de son époux étendu sur un lit de mort, des larmes amères et
brûlantes inondent le beau visage de la grande-princesse. Sa voix ressemble
au roucoulement matinal de la tourterelle, au son mélodieux d'un orgue. « —
Elle s'est éteinte pour jamais, la lumière de mes yeux ! s'écrie-t-elle dans
sa douleur ; je l'ai perdu, le trésor de ma vie ! Où es-tu, mon héros !
Pourquoi faut-il que tu sois sourd à la voix de ton épouse ? Fleur
majestueuse pourquoi t'être flétrie de si bonne heure ? Vigne fertile, c'en
est fait, tu ne porteras plus la douceur de tes fruits dans mon sein.
Regarde, oh ! regarde-moi ! De ton lit de mort, tourne tes yeux vers moi
; encore un mot, un seul mot de toi ! Eh quoi ! m'aurais-tu déjà oubliée ?
Regarde voilà ta femme, voilà tes enfants. A qui confies-tu ton épouse ? qui
prendra soin de tes orphelins ? Ô mon bien-aimé ! qu'est devenue ta gloire ?
Naguère souverain de toute la Russie, tout, jusqu'à la vie, t'abandonne
aujourd'hui ! Vainqueur du peuple, te voilà vaincu par la mort. Hélas ! ton
sort brillant a changé en même temps que tes traits majestueux. Ô vie de mon
âme par quelles caresses te prouver mon amour ? De misérables vêtements ont
remplacé la riche pourpre qui te couvrait. Qu'ils sont différents de ceux
dont j'aimais à te parer ! Au lieu de diadème, ta noble tête n'est plus
enveloppée que d'un linge grossier Tu quittes ton palais somptueux pour
descendre dans un cercueil ! Ah ! si le Seigneur daignait exaucer ma prière !
Mais toi, prie aussi pour ta bien-aimée ; obtiens du ciel qu'elle te suive
dans la tombe, elle qui jamais ne te quitta pendant ta vie ! Nous sommes
jeunes encore ; la triste vieillesse ne nous a pas encore frappés. Ah !
pourquoi ai-je si peu joui de mon bien aimé ! La joie a fait place aux
larmes, le bonheur a cédé à la plus cruelle affliction. Pourquoi suis-je
venue au monde, ou plutôt pourquoi ne t'ai-je pas précédé dans l'éternelle
nuit ? je n'aurais pas vu ton trépas et ma misère Mais tes oreilles sont
fermées à mes tristes discours ; tu n'es pas attendri de mes larmes amères ! Ô
prince chéri, ton sommeil est trop profond j'essayerais vainement de
t'éveiller ! Quelle guerre pleine de fatigue viens-tu de terminer, ô mon
bien-aimé pour être plongé dans cet état de léthargie ? Les bêtes fauves
retournent dans leurs antres, les oiseaux du ciel revolent vers leur nid ; et
toi, cher époux, tu fuis à jamais ta demeure ! » Après
la bataille de Koulikof, qui avait presque anéanti la puissance des Tartares
en Crimée, Timour, suivi de cinquante mille hommes, renouvela, en 1395,
l'invasion de Bâty-Khan. Cette guerre civile entre Mongols et Mongols
affaiblit encore les Tartares et facilita l'affranchissement des Russes dans
leurs possessions méridionales. XVIII Le
règne de quarante-trois ans d'Ivan III Vasiliewich, commencé à l'âge
de vingt-deux ans en 1462, affranchit la Russie des Tartares, élargit
l'empire au nord, à l'occident, à l'orient, complète l'unité, organise
l'armée, aguerrit les Russes. Il combat, négocie et traite avec la Suède, la
Pologne, la Hongrie ; fonde, au lieu d'une féodalité, un empire immense. Une
terreur raisonnée asservit à ce prince tous les boyards et tous les princes ;
il prend le nom antique de tsar, qui ne dérive point de César, comme on l'a
écrit, mais qui dérive de l'hébreu et de l'arabe, où ce mot signifie
puissance, trône, majesté. Il corrige le code civil et l'approprie à son
temps ; il réforme le calendrier comme Jules César ; il convoque des conciles
nationaux pour régler les doctrines et les disciplines de son clergé. Il
déshérite, emprisonne son fils Dimitri, et meurt en laissant un empire au
lieu d'une ville à son neveu, et la postérité indécise s'il mérita mieux le
surnom de grand que de terrible (1505). Les
princes de Moscou subjuguèrent ou rattachèrent successivement les
principautés de Tver, de Smolensk et de Novogorod. La Russie fortifiée
semblait au moment de retrouver son indépendance. Les princes de Moscou
prennent le titre et le rang d'autocrates de toutes les Russies. XIX A la
mort d'Ivan III, Vasiliewich IV, son successeur (de 1505 à
1533), continua son
règne en l'adoucissant. Il vécut en roi et mourut en saint. Le récit de sa
fin chrétienne rappelle la mort du juste bénissant la terre et voyant déjà
dans le ciel le prix de ses vertus. Son peuple assista à son agonie, et la
Russie entière retentit de sanglots comme pour la perte d'un père. Un
ambassadeur allemand envoyé à sa cour fait en ces termes le portrait de ce
prince et de sa suite en 1523 « Le
grand-prince s'occupait de l'administration des affaires depuis le matin
jusqu'à son dîner, après lequel il prenait quelque repos. Aimant les plaisirs
tranquilles de la campagne, il passait l'été à Ostrof, à Vorobief, ou à
Moscou, dans le champ de Voronzof ; il visitait souvent les villes des
environs, et allait chasser à Mojaïsk et à Volok-Lamsky ; mais les soins
qu'il devait à l'État l'occupaient jusque dans ces divertissements. Il
travaillait avec ses conseillers et ses secrétaires, et quelquefois donnait
audience aux ambassadeurs étrangers. » Voici
comme le baron de Herberstein décrit la chasse du grand-prince « Dès
que nous eûmes aperçu le monarque russe dans la campagne, nous mîmes pied à
terre, et nous nous avançâmes vers lui. Il était monté sur un beau coursier
et magnifiquement vêtu ; sa tête était couverte d'un bonnet fort élevé, brodé
en pierres précieuses et surmonté de plumes dorées que le vent faisait
flotter ; un poignard et deux couteaux étaient attachés à sa ceinture. Il
avait à sa droite Aley, tsar de Kazan, armé d'un arc et de flèches ; à sa
gauche, deux jeunes princes, dont l'un tenait une hache, et l'autre une masse
d'armes. Sa suite était composée de plus de trois cents cavaliers. « A
l'approche de la nuit on descendait de cheval et l'on dressait des tentes
dans une prairie ; le grand-prince, après avoir changé d'habit, s'asseyait
dans la sienne, sur un fauteuil, rassemblait ses boyards et s'entretenait
gaiement avec eux sur le bon ou le mauvais succès de la chasse ; des
domestiques présentaient ensuite une collation, du vin et de l'hydromel. Nos
plus anciens princes, Vsevolod Ier, Monomaque, etc., aimaient aussi le
plaisir de la chasse ; mais Vasili fut, dit-on, le premier qui introduisit
l'usage des meutes dans ces sortes d'amusements, car les Russes avaient
autrefois les chiens en horreur, les regardant comme des animaux impurs. « La
cour de Vasili était brillante. Il augmenta le nombre de ses officiers, en y
ajoutant les inspecteurs d'armes et des chasses, les kraïtchis et les rendis.
Le kraïtchi était ce que nous appelons aujourd'hui grand échanson, et on
nommait rendis des écuyers choisis parmi les jeunes gens nobles, distingués
par leur beauté, les traits délicats de leur physionomie, et une exacte
proportion dans leur taille. Vêtus de manteaux de satin blanc, et armés de
petites haches d'argent, ils marchaient devant le grand-prince lorsqu'il
paraissait en public ; et au palais, placés auprès de son trône, ils
semblaient aux étrangers des anges descendus des cieux ; à la guerre, ils
étaient chargés de la garde des armes du prince. « Humble
à l'église où, éloignant sa nombreuse cour, il restait toujours seul, près du
mur, appuyé sur son bâton, Vasili aimait la magnificence dans toutes les
autres assemblées solennelles, surtout dans les audiences qu'il donnait aux
ambassadeurs étrangers. Pour leur donner une grande idée de la nombreuse
population de la Russie, de la richesse de ses habitants, ainsi que de la
gloire et de la puissance du grand-prince, le jour de leur présentation on
fermait toutes les boutiques, on suspendait les travaux et les affaires ; les
citoyens, vêtus de leurs plus beaux habits, se pressaient en foule autour des
murs du Kremlin. On faisait venir les enfants boyards de toutes les villes
voisines, les troupes étaient sous les armes et les officiers les plus
distingués allaient à la rencontre des ambassadeurs. Dans la salle
d'audience, remplie d'une multitude de spectateurs, régnait le plus profond
silence. On voyait le monarque sur son trône, ayant près de lui une image
suspendue à la muraille ; à sa droite était posé son bonnet, à sa gauche le
sceptre. Les boyards étaient assis sur des bancs, couverts d'habits enrichis
de perles, avec des bonnets fort élevés. ‘Les
dîners du grand-prince se prolongeaient quelquefois jusqu'à la nuit. On
disposait plusieurs rangs de tables dans la grande salle les frères du prince
ou le métropolitain occupaient les places d'honneur auprès du monarque, et
plus loin se plaçaient les seigneurs et officiers, parmi lesquels on voyait
aussi quelquefois de simples soldats qui s'étaient distingués par des actions
d'éclat. Au milieu, sur une table plus élevée, brillaient un grand nombre de
vases d'or, de coupes, de tasses. Le premier plat se composait toujours de
cygnes rôtis. On présentait des coupes remplies de malvoisie et d'autres vins
de Grèce. Le monarque, en signe de faveur, envoyait lui-même les mets à
quelques-uns des convives ; alors ils se levaient et le saluaient les autres
en faisaient autant à leur égard, et il fallait les remercier encore par des
salutations particulières. Afin de chasser l'ennui, .il était permis aux
convives de converser librement entre eux, car Vasili ; aimait une
conversation inspirée par la gaieté et la décence, libre de toute contrainte.
Pendant le dîner, il parlait avec bonté aux étrangers, faisait l'éloge de
leurs souverains il les engageait à rester quelque temps à Moscou, afin de se
délasser des fatigues d'un long voyage, et de reprendre de nouvelles forces
pour retourner dans leur patrie ; il leur adressait ensuite différentes
questions, etc. » « Quand
nous revenions le soir du palais du grand prince, écrit François Da-Collo,
ambassadeur de Maximilien, les rues de Moscou étaient si bien éclairées, que
la nuit ressemblait au jour. » Outre
les présents, on fournissait tous les jours aux ambassadeurs ce qui leur
était nécessaire et on aurait regardé comme une offense de leur voir acheter
la moindre chose. Des fonctionnaires particuliers lisaient, pour ainsi dire,
dans les yeux de ces illustres hôtes, et ils étaient responsables du plus
léger sujet de mécontentement de leur part. L'Europe
de cette époque n'appelait un tel empire barbare que parce qu'il lui était
inconnu. XX Une
régence d'Hélène, sa veuve, gouverna la minorité d'Ivan IV, fils de Vasili,
qui n'avait que quatre ans à la mort de son père. Elle sacrifie sa politique
à ses amours et immole son fidèle ministre pour complaire à son amant. Des
supplices atroces la vengent de ses sujets révoltés ; elle meurt du poison,
dans la fleur de sa vie, en 1538 ; son favori périt après elle. L'oligarchie
des princes ou boyards se dispute la minorité d'Ivan IV et ensanglante Moscou
de leurs dissensions. A l'âge de dix-huit ans, il se fait enfin couronner,
avec une pompe moitié tartare, moitié chrétienne, dans la cathédrale de
Moscou, sous le titre de tsar. Ses envoyés parcourent la Russie pour trouver
une épouse digne de lui parmi les plus belles filles de l'empire. Anastasie,
fille de Roman, d'où descendent les Romanof, fixe leur choix et le sien. Un
incendie dévore pour la troisième fois cette ville qui semble dévouée aux
flammes et qui en ressort toujours plus vaste et plus riche. « La
ville entière, dit l'annaliste, et le Kremlin présentaient l'aspect d'un
immense bûcher embrasé, couvert d'une fumée noire et épaisse. Les édifices en
bois disparurent entièrement ; ceux en pierre ne présentaient plus que des
décombres ; le fer étincelait comme dans une fournaise, et la force de la
chaleur avait liquéfié le cuivre le mugissement de la tempête, l'écroulement
des édifices, les cris de désolation du peuple, étaient, de moments à autres,
étouffés par l'explosion des poudres déposées au Kremlin et dans quelques
parties de la ville. Les palais du tsar, le trésor, les choses précieuses,
les armes, les images, les archives, les livres et jusqu'aux saintes
reliques, tout fut détruit dans l'embrasement de Moscou ! Le métropolitain,
presque étouffé par la fumée, était encore en prières dans la basilique de
l'Assomption on fut obligé d'employer la force pour l'en faire sortir, et,
comme il ne restait plus d'autre moyen de le sauver que de le faire glisser
le long d'une corde à nœuds jusqu'à la Moskova, on parvint à l'y décider ;
mais, n'ayant pas la force de se soutenir, il fit une chute tellement dangereuse,
qu'il fallut le transporter à demi mort. » XXI Le
peuple, convaincu que l'incendie est un avertissement céleste qui commande
aux Russes de purger le palais de ses vices, se soulève et massacre l'aïeul
et les oncles d'Ivan. Un moine, nommé Sylvestre, apostrophe Ivan lui-même et
lui reproche ses faiblesses. Ivan se convertit, verse des larmes, imite les
vertus de sa femme Anastasie, ressaisit le pouvoir, refoule le peuple, immole
et assujettit les ambitieux boyards. Son règne se régularise et s'adoucit
sous l'inspiration de Sylvestre. Une assemblée des plus sages boyards de
l'empire convoqués au Kremlin en 1550, réforme les lois politiques, le code
civil, le clergé, et appelle en Russie les étrangers capables d'éclairer le
peuple par les sciences et les arts. Ivan conquiert, en 1552, sur les
Tartares, l'opulente ville de Kazan, cette Samarkande du Volga, capitale
d'une autre Mongolie son retour à Moscou est un triomphe de trois cents
lieues. Sa femme Anastasie l'attend aux portes de la ville portant dans ses
bras le fils qu'elle lui a donné pendant son absence. La campagne suivante
lui soumet le royaume d'Astrakan, la Circassie, les Tartares Noghaïs les
Sibériens reconnaissent la suzeraineté russe ; la Livonie, la Suède, la
Finlande, sont envahies par ses armées. Ivan IV substitue la solde en argent
aux fiefs en terre dont les tsars jusqu'à lui payaient les services
militaires de leurs boyards. La Livonie vaincue est arrachée à l'ordre
Teutonique et annexée à l'empire des tsars ; la Crimée envahie subit ses
conditions et ses tributs. La mort précoce d'Anastasie enlève à la fois à
Ivan IV sa -fortune et sa vertu (1560). Son
désespoir l'endurcit et fait un tyran du plus héroïque et du plus généreux
des princes. Il emprisonne le moine Sylvestre dans un monastère et son
ministre Adascbeff à Dorpat. Ce Germanicus devient en peu d'années le Néron
de la Russie ses débauches, ses meurtres, ses ivresses de sang, attestent de
quels délires la tyrannie est capable et quelle servitude les courtisans
peuvent supporter. Le souvenir des chastes délices qu'il a goûtées dans sa
première union avec une femme vertueuse lui fait prendre pour seconde épouse
une princesse circassienne d'une beauté célèbre dans sa nation il l'achète à
sa famille, la fait élever à Moscou et la place sur le trône. La nature
sauvage et féroce de la Circassienne irrite au lieu de tempérer, sa soif de
sang. Il se dégoûte de cette femme et se passionne pour la veuve d'un de ses
frères la princesse Julienne religieuse dans le monastère du Kremlin. Tout à
coup il disparaît de Moscou sans qu'on sache le lieu de sa retraite, et,
semblable à Tibère écrivant au sénat de Rome pour lui dénoncer ses ennemis,
il écrit aux habitants de Moscou pour leur désigner les boyards traîtres à la
Russie. Il les menace de déposer la couronne s'ils hésitent à le venger. Les
lâches chefs de la capitale, craignant un piège, se rendent au lieu de sa
retraite pour le supplier de les tyranniser encore. Ils lui promettent à ce
prix tout le sang qu'il voudra faire couler. Il revient à Moscou précédé de
soldats, de prêtres et de bourreaux. Le peuple simule là joie pour cacher la
terreur. Le portrait d'Ivan par les annalistes témoins de son entrée à Moscou
rappelle l'insensé sous le tyran. « Il
était de haute taille, disent-ils, les épaules fortes, les bras énormes, la
poitrine large, des cheveux flottants, de longues moustaches, le nez aquilin,
les yeux fauves, pleins d'éclairs errants, assombris quelquefois comme sous
des nuages ; un reste de beauté dans la physionomie altérée par l'empreinte
des vices, si livide qu'à peine ses sujets pouvaient le reconnaître une
sombre férocité se révélait dans l'expression de ses traits déformés ; il
avait le regard éteint, il était chauve au sommet de la tête, il ne lui,
restait plus que quelques poils de barbe il semblait avoir été consumé par un
feu intérieur. » Il
demanda pour sa sûreté une garde particulière, indépendante des troupes
fournies par les boyards il déclara presque toutes les grandes villes de
l'empire, Moscou et ses dépendances, propriété personnelle du tsar ; il se
choisit mille satellites parmi les fils de boyards, à qui il distribuait,
pour prix de leur dévouement, les fiefs enlevés à ses ennemis supposés ; il
s'attribua à lui et à ses gardes tous les quartiers de Moscou voisins du
Kremlin, d'où il relégua les princes et les boyards loin de la forteresse
dans des rues écartées il se fit construire une forteresse pour palais. Le
lendemain les supplices commencèrent. La première victime fut le célèbre
voïevode, prince Alexandre Gorbati-Schouisky, descendant de saint Wladimir,
de Vsevolod le Grand et des anciens princes de Souzdal. Cet homme, animé d'un
égal amour de la religion et de la patrie, qui avait puissamment contribué à
la conquête du royaume de Kazan, fut condamné à mort ainsi que son fils
Pierre, jeune homme de dix-sept ans. Ils se rendirent tous deux au lieu du
supplice avec calme et dignité, sans frayeur et se tenant par la main. Afin
de ne pas être témoin de la mort de l'auteur de ses jours, Pierre présenta le
premier sa tête au glaive mais son père le fit reculer en disant avec émotion
« Non, mon fils, que je ne te voie pas mourir ! » Le jeune homme lui cède la
place, et aussitôt-là tête du prince est détachée du corps son fils la prend
entre ses mains, la couvre de ses baisers, et, levant les yeux au ciel, il se
livre de lui-même aux mains du bourreau. Le beau-frère de Gorbati, Pierre
Khovrin, Grec d'origine ; le grand officier Golovin, le prince
Soukhoï-Kachin, grand échanson, le prince Pierre Gorensky, furent décapités
le même jour. D'autres
princes furent empalés et chantèrent des cantiques sur le pal qui déchirait
leurs entrailles. Le sang coula comme le vin dans les cours du Kremlin. XXII Après
ces longues proscriptions, le tsar s'enferma avec six mille prétoriens dans
la forteresse d'Alexandrovsky, enceinte de fossés, hérissée de canons ; campé
en ennemi public plutôt que régnant en prince au milieu de son peuple, il y
mêlait dans sa démence la vie du cénobite à la vie du bourreau. Le tableau de
cette communauté militaire et monacale, dont il s'était constitué l'abbé, est
un phénomène historique qu'un pays aussi reculé que la Russie pouvait seul
offrir au seizième siècle. « Le
nouveau palais avait l'apparence d'une forteresse inexpugnable. Cependant le
tsar ne s'y croyait pas encore en sûreté, et, prenant en aversion le séjour
de Moscou, il fixa, depuis ce moment, sa résidence la plus ordinaire dans le
bourg d'Alexandrovsky, qui devint une ville embellie d'églises, de maisons et
de boutiques en pierre. Son célèbre temple de Notre-Dame resplendissait à
l'extérieur de l'éclat des couleurs les plus vives, enrichies d'or et
d'argent sur chaque brique était représentée une croix. Le tsar habitait un
grand palais entouré d'un fossé et d'un rempart ; les officiers de la cour,
fonctionnaires civils et militaires, occupaient des maisons séparées ; les
légionnaires avaient leur rue particulière, ainsi que les marchands. Il était
expressément défendu d'entrer ou de sortir à l'insu d'Ivan, et, pour faire
exécuter cette mesure de surveillance, on établit un corps de garde à trois
verstes de la Slobode. Dans ce château menaçant, environné de sombres forêts,
le tsar consacrait au service divin la plus grande partie de son temps,
cherchant à calmer le trouble de son âme par de continuels exercices de
dévotion il imagina même de transformer son palais en monastère et ses
favoris en moines. Il donna le nom de frères à trois cents légionnaires choisis
parmi les plus dépravés, prit le titre d'abbé, puis institua le prince
Athanase Viazemsky trésorier, et Maluta Skouratof sacristain. Après leur
avoir distribué des calottes et des soutanes noires, sous lesquelles ils
portaient des habits éclatants d'or, garnis de fourrures de martre, il
composa la règle du couvent et prêcha l'exemple dans son étroite observance. « Voici
la description de cette singulière vie monastique. A trois heures du matin,
le tsar, accompagné de ses enfants et de Skouratof, allait au clocher pour
sonner matines ; aussitôt tous les frères se rendaient à l'église ; celui qui
manquait à ce devoir était puni par huit jours de prison. Pendant le service,
qui durait jusqu'à six ou sept heures, le tsar chantait, lisait, priait avec
tant de ferveur, que toujours il lui restait sur le front des marques de ses
prosternations. A huit heures, on se réunissait de nouveau pour entendre la
messe, et à dix tout le monde se mettait à table, excepté Ivan, qui lisait,
debout et à haute voix, de salutaires instructions. L'abondance régnait dans
les repas on y prodiguait le vin, l'hydromel, et chaque jour paraissait un
jour de fête. Les restes du festin étaient portés sur la place publique pour
être distribués aux pauvres. L'abbé, c'est-à-dire le tsar, dînait après les
autres ; il s'entretenait, avec ses favoris, des choses de la religion,
sommeillait ensuite, ou bien allait dans les prisons pour faire appliquer
quelques malheureux à la torture. Ce spectacle horrible semblait l'amuser il
en revenait chaque fois avec une physionomie rayonnante de contentement. Il
plaisantait, il causait avec plus de gaieté que d'ordinaire. A-huit heures,
on allait à vêpres ; enfin, à dix, Ivan se retirait dans sa chambre à
coucher, où, l'un après l'autre, trois aveugles lui faisaient des contes, qui
l'endormaient pour quelques heures. A minuit, il se levait et commençait sa
journée par la prière. Quelquefois on lui faisait à l'église des rapports sur
les affaires du gouvernement ; quelquefois les ordres les plus sanguinaires
étaient donnés au chant des matines ou pendant la messe Pour rompre
l'uniformité de cette vie, Ivan faisait ce qu'il appelait des tournées. Il
visitait alors les monastères voisins ou éloignés, ou il allait poursuivre
les bêtes fauves dans les forêts, préférant à tout la chasse de l'ours. » Dans
ses moments lucides il recherchait cependant, entre tous, les Livoniens
prisonniers, et cherchait à substituer les étrangers aux Russes dans sa cour
et dans les emplois, pour former son peuple sur le modèle' des nations
germaniques. XXIII Des
accès de fureur entrecoupaient ces loisirs. Moscou recevait tout à coup
l'ordre de supplicier ses premiers citoyens. Quelquefois il se réservait à
lui-même le rôle de bourreau. Un jour il fit asseoir sur le trône son grand
écuyer, Féodorof ; lui posa la couronne sur la tête, le sceptre dans la main
; le tsar s'inclina devant ce fantôme de tsar. « Salut,
lui dit-il, grand tsar de Russie, tu reçois de moi l'honneur que tu
convoitais, mais si j'ai eu la puissance de te créer souverain, j'ai aussi
celle de te précipiter du trône. » Et il lui plongea son poignard dans
le cœur. Son corps fut jeté aux chiens, et sa femme égorgée sur son cadavre.
Le tsar repoussait du pied avec de cyniques railleries les têtes des boyards
qu'on amoncelait dans leur sang devant lui. Un moine osa fulminer en présence
du tyran les menaces divines. Des milliers de moines expièrent par leur mort
cette sainte audace. Au mois
de juillet 1568, à minuit, ses favoris enfoncent les portes des principaux
boyards et négociants de Moscou, enlèvent les femmes renommées pour leur
beauté, les entraînent hors des murs. Au lever du soleil, ils sont rejoints
par le tsar en personne, escorté de mille satellites. On se met en route à la
première couchée, on lui présente les femmes, parmi lesquelles il en choisit
quelques-unes, abandonnant les autres à ses favoris. Ensuite il fait avec eux
le tour des murs de Moscou, brûlant les métairies des boyards disgraciés,
mettant à mort leurs fidèles serviteurs, exterminant jusqu'aux bestiaux,
surtout dans les villages de Kolomma, qui appartenaient au grand écuyer
Féodorof. Rentré dans Moscou, il fit reconduire chez elles les femmes
enlevées, dont plusieurs moururent de honte et de douleur. Bientôt
las de supplices isolés, il extermine des villes et des provinces entières ;
mais dans les intervalles lucides de sa démence furieuse, il négocie avec
habileté, il combat ou fait combattre avec bonheur, il organise avec sagesse,
il réforme avec vigueur homme double, moitié brute, moitié prince de génie,
répondant par son caractère aux populations sauvages qu'il dompte et par son
intelligence supérieure à sa mission de fondateur d'empire, il vieillit ainsi
entre l'horreur et l'admiration de ses peuples. Dans un
de ses accès de colère il tue son fils aîné d'un coup de son bâton ferré
asséné sur la tête ; il le pleure ensuite comme la plus tendre mère, s'accuse
de son crime, implore à genoux son pardon des hommes et du ciel, et suit
couvert de cendres ses funérailles. Il meurt enfin, le 18 mars 1584, pleuré
par son peuple et laissant dans la mémoire des vieux Russes une popularité
qui est le mystère de la gloire et l'encouragement des peuples à la tyrannie. XXIV Son
second fils, le faible et vertueux Fédor 1er, lui succède sans contestation.
Boris Goudounof, déjà favori d'Ivan IV et frère de la tsarine Hélène, épouse
de Fédor, gouverne l'empire avec le titre de régent. Pendant
que Fédor prie et psalmodie dans son palais transformé en monastère,
Goudounof continue d'un esprit supérieur et d'une main énergique les pensées
d'Ivan. Cette régence est le plus beau règne de la première dynastie des
tsars de Moscou. Les historiens de Russie qui ont écrit leurs annales sous la
dynastie des Romanof chargent la mémoire de Goudounof de perfidies, de
meurtres et de trahisons que rien ne justifie dans son caractère. Il donne un
patriarche à l'Église russe pour l'empêcher de tomber sous la servitude de
l'Eglise grecque ou de l'Église romaine. Il éloigne de Moscou, disent ces
chroniques, la tsarine douairière, veuve d'Ivan, avec son fils Dimitri, âgé
de sept ans, successeur éventuel de Fédor, dont le mariage était jusque-là
stérile. Goudounof, selon ses accusateurs, conspirait la mort du jeune
Dimitri, afin de prétendre lui-même à la couronne des tsars à la mort de
Fédor. Le
récit de la légende de Dimitri est une des scènes les plus pathétiques de
l'histoire de Russie. Nous la reproduisons sans y croire. Le
samedi 15 mai 1591, dès la sixième heure du jour, la tsarine revenait de
l'église avec son fils et se préparait à dîner. Ses frères ne se trouvaient
pas au palais ; les domestiques étaient occupés à servir. Dans cet instant,
la gouvernante Volokhoff appelle Dimitri pour le faire promener dans la cour
; la tsarine qui voulait le suivre, malheureusement distraite de cette idée,
s'arrête. La nourrice voulait retenir le tsarévitch sans aucun motif dont
elle pût se rendre compte, mais la gouvernante l'entraîne par force dans le
vestibule et, de là, sur l'escalier, où ils rencontrèrent Joseph Volokhoff,
Daniel Bitiagofsky et Katchaloff. Le premier, en prenant Dimitri par la main,
lui dit « Seigneur, vous avez un nouveau collier. L'enfant, en levant la
tête, et avec le sourire de l'innocence, lui répond : « Non, c'est
l'ancien. » Dans ce moment, le fer assassin le frappe ; mais, après
avoir à peine effleuré la gorge du prince, il tombe des mains de Volokhoff.
La nourrice jette des cris d'effroi, en serrant dans ses bras l'enfant
souverain. Volokhoff prend la fuite ; mais Daniel Bitiagofsky et Katchaloff
arrachent le tsarévitch à sa nourrice, le poignardent, et se précipitent au
bas de l'escalier, au moment même où la tsarine y arrivait, sortant du
vestibule. Le jeune martyr, âgé de neuf ans, était étendu, ensanglanté dans
les bras de celle qui l'avait nourri, et qui avait voulu le défendre aux
dépens de sa vie. Il palpitait comme une colombe, et il exhala son dernier
soupir sans entendre les lamentations de sa mère au désespoir. La nourrice
montrait du doigt l'infâme gouvernante, troublée, par le crime, et les
assassins qui traversaient la cour. Personne ne se trouva là pour les arrêter
mais le vengeur céleste était présent. XXV Fédor
meurt en 1598 ; le peuple et les boyards prêtent serment à la tsarine sa
veuve, sœur du régent Goudounof. Elle renonce au trône et se retire dans un
couvent. Goudounof l'y suit pour lui persuader de reprendre le sceptre.
L'empire, sans prince, sans tsarine et sans régent, tremble de retomber dans
l'anarchie. Le clergé, les boyards, le peuple, assiègent les portes du
couvent pour contraindre Goudounof à continuer le règne sous le titre de
tsar. Il refuse avec une habile obstination jusqu'à ce que le cri de la
Russie entière le proclame l'homme nécessaire et le chef d'une troisième
dynastie : Ce cri s'élève unanime de toutes les provinces et de toutes les
classes de la nation. Comment la reconnaissance publique aurait-elle couronné
un empoisonneur et un assassin ? Il faut se défier des partis et croire aux
nations. Goudounof était peut-être un ambitieux, mais il était un grand
homme. Il
fonde sa dynastie sur d'immenses services rendus à sa patrie. L'empire
s'agrandit : la Lithuanie, lassée de combats, se prépare à l'annexion ; la
Suède, anarchisée, cesse de disputer aux Russes les bords du golfe de
Finlande le sultan Mahomet III oublie les progrès des Russes sur la mer Noire
pour combattre la Perse et l'Autriche, ennemis plus invétérés de l'empire
ottoman ; les Cosaques auxiliaires conquièrent les neiges de la Sibérie,
Goudounof fortifie les pentes du Caucase contre les Turcs et s'assure un port
sur la Baltique. Il s'allie avec les Danois, ennemis éternels des Suédois, il
négocie avec l'Autriche, il contracte la première amitié avec l'Angleterre,
dont le génie commercial et navigateur cherche par tout le globe des
exportations, et importe la civilisation avec ses marchandises. XXVI Sa
passion paternelle pour son fils Fédor suscite des soupçons sinistres dans
son âme contre les grands. Il relègue et décime les Romanof, dont la
popularité menace son trône. Le jeune Michel Romanof, destiné à devenir le
chef de la dynastie actuelle, languit dans le village de ses pères. Des
bandes de brigands se forment dans les provinces pour venger l'emprisonnement
ou le meurtre des Romanof ou des grands boyards. La noblesse le craint et le
hait. Un
jeune moine errant, d'un monastère de Souzdal, nommé Jouri Otrepief, vient à
Moscou, admire les pompes du tsar, se pénètre des récits populaires qui
attribuent à Goudounof le meurtre du jeune Dimitri, successeur légitime
d'Ivan IV, construit une fable sur ces fondements, se jure à lui-même de
devenir tsar à son tour. Le bruit court bientôt sur les traces du moine que
le vrai Dimitri, échappé miraculeusement par les soins de sa nourrice à la
mort, vit et attend dans le mystère l'heure de punir son assassin et de
monter sur son trône. Il se
jette en Lithuanie avec quelques compagnons crédules ou complices de sa
fraude. Un prince de Lithuanie, Vichnewelsky, se laisse séduire à l'espoir de
donner un maître à la Russie. Les jésuites polonais et le roi Sigismond de
Pologne stimulent la foi à ses impostures. Le nonce du pape l'accueille en
prince à Varsovie. Le roi lui fournit des subsides. Les jésuites reçoivent
son abjuration de la religion grecque et se flattent de faire du futur tsar
de Russie le Constantin catholique du Nord. Ils le sacrent empereur des
Russes dans leur chapelle. Autorisé par Sigismond, un vieux prince polonais,
Mnischek, arme pour sa cause ses vassaux, et lui fiance sa fille Marine,
Polonaise, douée de la beauté et du génie aventureux de sa race (1603). Son
armée, grossie de tous les vagabonds de Pologne et des Cosaques Zaporogues,
pénètre en Russie. Des proclamations semées d'avance sur sa route et
démenties en vain par le tzar Goudounof, fanatisent les peuples, toujours
amoureux du surnaturel. Le roi Sigismond appuie d'un manifeste royal ces
proclamations de l'imposture. Les villes lui ouvrent leurs portes et lui
livrent leurs magistrats enchaînés. Novogorod s'apprête à le recevoir en
souverain. Campé sous les murs de cette capitale défendue seulement par les
strélitz, il attend l'armée de Goudounof et triomphe dans une première
bataille. Mais les inconstants Polonais et son beau-père lui-même, le prince
Mnischek, l'abandonnent aussi légèrement qu'ils l'avaient adopté. Défait dans
une seconde bataille, il s'enfuit sur un cheval blessé chez les Cosaques du
Don, et continue de là à agiter l'empire. Goudounof meurt avant l'âge, en
1605, en recommandant son fils au peuple de Moscou. XXVII Le
jeune tsar Fédor, fils de Goudounof, nomme généralissime l'intrépide
Basmanoff, défenseur et sauveur de Novogorod. Basmanoff, homme énergique dans
le combat, nul au conseil, arrive à l'armée dévouée à Fédor, trouve l'armée
travaillée par les proclamations de Dimitri et prête à trahir ; il se hâte de
devancer ses soldats en trahissant le prince Fédor. Il proclame Dimitri
souverain de Moscou et tsar de toutes les Russies. Le
prince Galitzin se fait garrotter par ses serviteurs, afin de paraître céder
à la violence en trahissant son devoir et son serment. L'imposteur, appelé et
salué par l'armée, s'avance avec cent mille hommes contre Moscou. Le peuple
ému par son approche s'ameute, escalade le Kremlin, jette, chargé de chaînes,
dans un cachot, le jeune tsar légitime, semblable à un ange d'innocence et
de beauté, disent les témoins, sa mère et sa sœur. On traîne cheveux dans
la poussière le patriarche revêtu de ses habits pontificaux, qui résiste seul
à l'imposture triomphante. Le faux
Dimitri entre enfin dans Moscou. Son premier acte est d'immoler à son
ambition satisfaite et à sa fortune future le jeune tsar Fédor, sa mère
Marie, sa sœur Xénie. L'ombre d'un monastère ne lui promet pas une garantie
suffisante contre le désillusionnement du peuple russe et contre leur retour.
Les princes Galitzin, Massalsky entrent avec une poignée de féroces strélitz
dans la petite maison du Kremlin, où ces trois infortunées victimes
attendaient leur sort. Fédor et sa sœur Xénie, y assis aux pieds de leur
mère, priaient Dieu les mains jointes sur les genoux de Marie. Ils se
jettent, à l'aspect des bourreaux, dans le sein de leur mère. Les strélitz
les en arrachent, et, les traînant tous trois dans des chambres séparées,
étranglent la veuve de Goudounof. Fédor lutte avec toute la vigueur de l'âge
et du désespoir contre quatre assassins. Il succombe enfin, et les bourreaux
jettent dans la cour son cadavre sur celui de sa mère. Par un supplice pire
que la mort, la fille de Goudounof, Xénie, dont la beauté éveille la
convoitise du barbare Dimitri, est donnée ensuite par lui en esclave au
prince Massalsky (juin 1605).
Ainsi finit la dynastie de Boris-Goudounof, élevée par un crime imaginaire,
éteinte par le plus odieux de tous les crimes. XXVIII « Le
temps de la paix, de l'amour et de la joie est arrivé, » écrivent au faux
Dimitri les princes de Moscou dans leur adresse de félicitation. Il parcourt
les rues de la capitale, précédé des Polonais, ses complices. Monté sur un
cheval de parade, revêtu d'un habit d'or, un collier de pierreries flottant
sur sa poitrine, entouré d'un cortége de soixante princes et du clergé
chantant des hymnes, il va baiser les saintes reliques. Sa
prétendue mère, la tsarine Marpha, enfermée depuis quinze ans dans un
monastère, gagnée et intimidée, affecte de reconnaître l'imposteur pour son
fils. Le peuple, témoin de cette fausse reconnaissance, applaudit aux
embrassements publics de la mère et du fils. Il règne quelques mois avec
l'assurance et l'habileté d'un souverain habitué au trône. Bientôt ses mœurs
brutales et dissolues, sa partialité pour les Polonais, sa faveur pour les
jésuites qui l'ont suivi à Moscou, ses habitudes triviales, sa prodigalité de
brigand qui se hâte de jouir de ses dépouilles, scandalisent les vieux
Russes. Le luxe
de sa cour dépassait tout ce que le Nord avait emprunté aux magnificences de
l'Asie : il aimait à monter des étalons sauvages et indomptés, et à tuer, de
sa propre main, des ours, en présence de la cour et du peuple. Il éprouvait
lui-même les canons neufs, et s'en servait, pour tirer au but, avec une
adresse particulière. Il exerçait les troupes, les disciplinait, prenait
d'assaut les forteresses faites en terre, se précipitait dans les mêlées ;
et, dans ces sortes de luttes, il souffrait qu'on le heurtât avec violence
jusqu'à le faire quelquefois tomber. C'est ainsi qu'il se glorifiait des
talents du cavalier, du chasseur,' de t'artilleur, de l'athlète, oubliant la
dignité du monarque. Il en
perdait également le souvenir dans ses accès de violence pour la moindre
faute ou maladresse, il se mettait hors de lui, et frappait d'un bâton les
officiers les plus distingués. La bassesse dans un souverain répugne au
peuple, encore plus que la cruauté. On reprochait aussi au nouveau tsar une
prodigalité démesurée ;' il semait l'argent et récompensait sans
discernement. Il donnait aux musiciens étrangers des appointements que
n'avaient point les premiers dignitaires de l'État. Passionné pour le luxe et
la magnificence, il achetait continuellement, commandait toute sorte de
choses précieuses ; et dans l'espace de trois mois il dépensa plus de sept
millions de roubles. Le peuple n'aime point la prodigalité dans les
souverains, car il redoute les impôts. Dans la
description que les étrangers font de la magnificence qui existait alors à la
cour de Moscou, ils parlent avec surprise du trône du faux Dimitri, qui était
d'or massif, orné de glands en diamants et en perles ; il était soutenu par
deux lions en argent, et couvert de quatre riches boucliers, posés en croix,
au-dessus desquels brillaient une boule en or et un bel aigle du même métal.
Quoique l'imposteur sortît toujours à cheval, même pour aller à l'église, il
avait une quantité de chars et de traîneaux, ornés d'argent et garnis de
velours et de zibeline les selles, les brides et les étriers de ses fiers
coursiers d'Asie resplendissaient d'or, d'émeraudes et de rubis. Les cochers
et les palefreniers du tsar étaient mis comme les plus grands seigneurs de la
cour. Il n'aimait pas à voir les murs nus dans les appartements du Kremlin,
il les trouvait tristes. Après
avoir fait détruire le palais de Boris, qu'il regardait comme un monument
détesté, il fit construire pour lui, plus près de la Moskova, un nouveau
palais également en bois il en orna les murs d'étoffes précieuses de Perse ;
les poêles de faïence étaient décorés de grillages en argent, et les serrures
des portes étaient dorées. A la grande surprise des Moscovites, il fit placer
devant cette habitation favorite l'image sculptée du gardien des enfers, un
énorme Cerbère en bronze, dont les trois gueules s'ouvraient et bruissaient
au plus léger attouchement. « Par cet emblème, disent les annalistes, le
faux Dimitri présageait la demeure qu'il aurait dans l'éternité l'enfer et
les ténèbres. » Agissant
ainsi contre les usages russes et contre la prudence, le faux Dimitri
méprisait également les principes les plus sacrés de la morale. Il ne voulait
point réprimer ses passions, il violait publiquement les lois de la chasteté
et de la décence, comme pour ressembler par là à son père prétendu. Il
reprend au prince Massalsky l'infortunée Xénie, fille et sœur de ses
victimes, et la force de partager sa couche. XXIX Reconnu
par un moine de son ancien couvent, des doutes commencent à s'élever sur son
imposture. Le moine indiscret est étranglé dans sa prison. Un de ses
principaux complices, le prince Schouisky, laisse éclater ses remords et
confesse tout bas que la Russie est aux pieds d'un imposteur. Enfin son père,
sa mère véritables, ses oncles viennent à Moscou le voient et le
reconnaissent l'exil en Sibérie le délivre de ces témoins importuns. Il fait
trancher la tête au prince Tourghenief et à un riche marchand de Moscou,
Fédor, qui répandent la vérité dans le peuple. Son mariage avec Marine, fille
de son premier complice polonais, le prince Mnischek, sa partialité pour
cette famille étrangère, ses rapports avec le pape Paul V, dont l'ambassadeur
le comblait d'adulations, enfin l'inconstance naturelle, la force de la
vérité, la brièveté des succès de l'imposture, soulèvent Moscou. Le prince
Schouisky conspire avec les boyards, fait sonner le tocsin, appelle la ville
aux armes, pénètre dans le Kremlin, égorge le faux Dimitri, rassemble les
principaux citoyens et se fait élire lui-même tsar de toutes les Russies par
l'acclamation d'une seule ville (17 mai 1606). Il
règne quelques années. Il a tour à tour à se défendre contre plusieurs
imposteurs, dont l'un se dit fils du tsar Fédor, dont l'autre se dit Dimitri
lui-même échappé à la révolte de Moscou. Ce dernier est même reconnu par
Marine, veuve du dernier tsar, comme son époux. Les Polonais soutiennent
l'imposteur et sont vainqueurs dans plusieurs batailles. Le peuple de Moscou
se soulève contre Schouisky et le jette avec sa femme dans un monastère (1610). Quelque temps après, l'imposteur
est abandonné par les Polonais et meurt misérablement. Trois
ans d'anarchie démembrent l'empire. Les. Suédois et les Polonais se disputent
les lambeaux de la Russie. Des troupes patriotiques levées par les boyards
délivrent la capitale des mains des Polonais. La tsarine Marine, veuve de
Dimitri et fille du Polonais Mnischek, est ramenée captive à Moscou. Son
fils, âgé de trois ans, est pendu sous les yeux de sa mère. Elle expire
bientôt elle-même, victime de sa beauté, de ses intrigues et de la haine des
Russes contre les. Polonais, fauteurs de la honte et de la servitude de leur
patrie. XXX La
capitale délivrée convoque les représentants de la nation entière à Moscou
pour élire un tsar. Un enfant de seize ans, Michel Romanof, est appelé au
trône. Il descendait' d'une famille prussienne, mais antique en Russie et
illustrée par ses services. Une tradition populaire rapportait qu'Ivan IV en
mourant avait désigné cette famille comme digne d'hériter de la couronne, si
son fils venait à mourir sans enfants. Cette prophétie et la jalousie des
boyards entre eux, qui préféraient un enfant sans appui à un prince tenté par
sa puissance et sa famille de devenir un tyran, réunit les voix sur ce jeune
homme (1613). Sa
mère, veuve de Fédor Nikititch, victime de Dimitri, l'élevait à l'ombre d'un
cloître. Elle pleura sur sa grandeur, bordée de tant de précipices. Ces
craintes furent trompées. Le règne de trente ans de Michel Romanof laissa
respirer la Russie les Suédois et les Polonais, moyennant la cession de
quelques provinces (1616) accordèrent une longue paix à ce règne. Le fils
de Michel, Alexis, lui succéda sans troubles à l'âge de quinze ans (1645). Le boyard Boris Ivanovitch
Morozof gouverna sous son nom. Ce ministre ambitieux fait épousera Alexis la
belle Marie, fille d'un simple gentilhomme, Ilia Miloslavski il épouse
lui-même la sœur de la tsarine. Ce règne, agité par quelques séditions
populaires, par une courte guerre avec la Suède et par une invasion d'un chef
de Cosaques rebelles qui pille et égorge Astrakhan, finit dans la paix (1676). Alexis,
mort à quarante-huit ans, laisse, de sa première épouse Marie Miloslavski,
deux fils, Fédor et Ivan, et six filles de son second mariage avec Nathalie
Narichkin deux enfants, le tzar Pierre et la tsarine Nathalie. Fédor
II, son héritier, réforme les privilèges militaires de la noblesse, et' meurt
à vingt-cinq ans sans enfants (1682). XXXI Son
frère Ivan, écarté du trône par les boyards à cause de la faiblesse de sa
constitution et de son intelligence, allait faire place à Pierre, fils de
Nathalie Narichkin. La princesse Sophie, sœur d'Ivan, indignée de l'injustice
commise envers son frère, exclu du trône par l'ambition des Narichkin,
appelle secrètement vingt mille strélitz à Moscou elle fait semer le bruit de
l'assassinat du jeune Ivan dans le palais par les Narichkin. Le peuple,
soulevé par ce crime supposé, prend parti pour l'innocence et le droit,
s'élance au Kremlin avec les strélitz. « Livrez-nous
les assassins et les traîtres ! » s'écrient les soldats et les
marchands. La tsarine Nathalie, son frère Narichkin, son fils Pierre encore
enfant, se présentent au peuple sous le vestibule, conduisant par la main le
jeune Ivan, dont la mort n'était qu'une habile calomnie de Sophie. Le
peuple s'apaise à cet aspect ; mais bientôt de nouveaux cris s'élèvent :
« Choisissons celui des deux que nous voulons pour régner sur nous ! »
Le nom d'Ivan jaillit de toutes les bouches, les lances des strélitz
s'abaissent pour le saluer tsar. Tous les partisans supposés de Nathalie et
de Pierre sont égorgés et précipités par les fenêtres sur les pointes des
lances des strélitz le carnage se prolonge dans la nuit et se renouvelle au
jour. Le peuple et les soldats reviennent demander de nouvelles victimes au
palais. Le père et le frère de la tsarine Nathalie sont arrachés de leurs
asiles pour le supplice. Nathalie, Sophie elle-même, se jettent en vain à
genoux devant les meurtriers pour obtenir la vie de ces princes. Les strélitz
entraînent dans la cour les deux Narichkin, se jettent les uns aux autres le
frère de la tsarine reçu à la pointe des lances, lui coupent les pieds, les
mains, la-tête, dépècent ses membres en lambeaux, tandis que ces barbares
forcent le vieux Narichkin, père de leur souveraine, à assister au martyre de
son fils. Le jeune Pierre, présent, du haut d'une terrasse du palais, au
carnage de son grand-père et de son oncle et à l'humiliation de sa mère,
conçoit contre les strélitz une vengeance tardive, mais qui ne doit jamais
mourir dans son cœur. XXXII La
clameur publique partage stupidement le trône entre les deux enfants des deux
mères, Ivan V et Pierre Ier. La princesse Sophie, sœur aînée d'Ivan,
incapable de règne autant que de vengeance, reçoit la tutelle des deux tsars
et le gouvernement de l'empire jusqu'à leur majorité. Les strélitz se
proclament eux-mêmes gardes de la cour et arbitres des droits au trône,
surveillent et agitent ce triple règne d'une femme et de deux enfants dans un
même palais. Ainsi,
en anéantissant les privilèges institués de la noblesse, Fédor n'avait fait
que constituer la tyrannie d'une soldatesque. Il était réservé à Pierre
d'asseoir sur les débris de ces deux factions l'unité et l'indépendance de la
monarchie. XXXIII La
princesse Sophie et Galitzin, son ministre, voulaient perpétuer leur règne
après. la mort d'Ivan, dont la santé chancelante ne promettait pas un long
avenir. Dans l'espoir de prolonger leur tutelle sur un fils du tsar, ils lui
donnent pour épouse Praskovie, fille d'un Soltikof, lu plus belle personne de
la noblesse russe. Cette union, dont elle espère des fruits, la rassure
contre la rivalité de Nathalie mère du tsar Pierre (1683). Le
général des strélitz, Khavanskoï, longtemps honoré de sa faveur et maintenant
oublieux de ses bienfaits, l'inquiète par son insolent ascendant sur ses
troupes. Elle fait semer le bruit d'une conspiration de Khavanskoï et des
strélitz pour égorger les deux tsars et les deux impératrices. Elle se
réfugie, comme sous l'impression d'une terreur réelle, derrière les fortes
murailles du monastère de la Trinité. Elle appelle de là, par des émissaires,
les troupes de toutes les villes voisines au secours de la monarchie menacée.
Moscou s'émeut et s'attroupe en armes autour du monastère. Khavanskoï accourt
lui-même pour se justifier mais sa tête tombe sous la main des bourreaux de
Sophie, aux pieds des strélitz désavoués par le peuple. Les
strélitz complotent de venger le sang de leur chef par le massacre général de
tous les nobles. Mais bientôt, abandonnés par la capitale et menacés par les
troupes qui arrivent des provinces, ils se repentent, s'accusent eux-mêmes,
demandent leur grâce, et apportent au pied des murs du couvent de la Trinité
les cordes, les billots, les haches symboles et instruments de leur propre
supplice (1685). Sophie
donne d'avance ainsi au tsar Pierre l'exemple de la sédition provoquée et
réprimée, mais gouverne avec indépendance et gloire sous les inspirations de
Galitzin. Elle signe une paix de vingt ans avec les Turcs, une alliance avec
l'Autriche, la Pologne, Venise ; elle combat par l'épée de Galitzin les
Tartares de Crimée. Elle donne pour hetman aux Cosaques l'aventurier Mazeppa,
tour à tour utile et traître à tous ses maîtres. XXXIV Cependant
Sophie, assez ambitieuse pour vouloir régner longtemps dans le palais,
n'était pas assez dénaturée pour vouloir acheter l'empire au prix du sang du
jeune tsar Pierre, le fils de son père et de Nathalie. Ce
jeune prince, âgé de seize ans, commençait à prendre dans le conseil et dans
la cour l'importance qui appartenait à un futur héritier du trône. Sophie le
souffrait par force autant que par tendresse. Les vices, les débauches, les
turbulences de Pierre, offraient à Moscou tous les scandales d'une vie
odieuse aux Russes. Ces désordres rassuraient également Sophie sur l'ambition
de cet indocile enfant. Avant de régner, il serait reconnu par les Russes
indigne du trône. Il donnait des ombrages au parti national par sa partialité
pour de jeunes aventuriers étrangers, anglais, français, polonais, allemands,
écume des nations portée à Moscou par l'amour de l'inconnu et par l'espoir
des grandes fortunes. Quelques-uns étaient des hommes de talent dans la
guerre, dans la navigation, dans la politique, tels que l'Anglais Gordon, le
Génevois Lefort, le Breton Villebois, véritables ministres de la première
civilisation russe sous le futur tsar. Pour
contre-balancer le crédit sur la nation que la fécondité de Praskovie, femme
d'Ivan, son collègue à l'empire, pouvait donner à ce prince, ces étrangers
conseillèrent à Pierre d'épouser aussi une de ses sujettes. Il épousa en
effet, le 17 janvier 1689, Eudoxie, fille du boyard Lapoukin. Plus heureuse
que Praskovie, Eudoxie donna, la première année de son mariage, un fils au
tsar. La nature se déchirait ainsi pour la dynastie de Pierre contre celle
d'Ivan. Le peuple russe vit dans cette naissance un arrêt du ciel qui se
prononçait pour le fils de Nathalie. On redoutait le caractère turbulent de
Pierre, mais on déplorait la nullité absolue d'Ivan. XXXV Si on
en croit les interprétations souvent aventurées des historiens nationaux ou
étrangers de cette époque, la tutrice des deux jeunes tsars, la princesse
Sophie, sentit s'accroître les ombrages qu'elle avait conçus contre Pierre,
et résolut de l'écarter violemment du trône pour régner plus libre et plus
absolue sous le nom d'Ivan. Mais
rien ne justifie, ni dans cette princesse ni dans son ministre Galitzin, la
pensée d'un crime d'État, démentie par sa vie entière. Elle avait eu, dans un
seul geste de sa main, la vie ou la mort de son frère Pierre et de sa mère
Nathalie, au moment des massacres des Narichkin par les strélitz. Elle avait
laissé vivre et régner ce frère, elle lui avait donné asile sur le trône,
elle avait imploré elle-même à genoux et avec larmes la pitié des assassins
pour la mère et pour le fils. Était-ce donc pour les assassiner ensuite
elle-même ? Il faut
se défier des historiens qui faussent le caractère connu des princes.
L'estime et le respect que Pierre lui-même témoigna au ministre de sa sœur,
Galitzin, après son triomphe, attestent assez que ce prince ne vit jamais
dans ce favori de Sophie le conseiller et le conspirateur de sa mort. Le seul
fondement à ces calomnies de l'histoire contre Sophie, c'est que le trône de
Moscou était trop étroit pour deux tsars et une tsarine qu'une rivalité
naturelle et quelquefois envenimée existait entre le tsar Pierre, son frère
et sa sœur ; que la subordination à Galitzin, ministre habile et
tout-puissant, pesait à un jeune homme impatient de régner et de régner seul
; et que de ces dissensions domestiques dans le conseil et dans le palais
naissaient inévitablement des partis et des factions dans l'empire. Celle de Pierre grandissait avec ses années. |