HISTOIRE DE LA RUSSIE

 

LIVRE PREMIER.

 

 

I

Il plane un mystère, presque impénétrable à l'œil de l'histoire, sur le berceau des peuples, comme il plane un nuage sur les sources des fleuves qui descendent de leurs glaciers pour inonder les continents. Quels que soient les efforts et les systèmes des savants pour remonter aux origines des nations, et pour suivre race par race et pas à pas les migrations immenses et inexpliquées de ces débordements d'hommes, tous partis, selon eux, des plateaux de la haute Tartarie, l'esprit se trouble aux récits hypothétiques de ces historiens du mystère ; on n'aperçoit que des lueurs confuses, on n'explique une énigme que par une autre énigme, et si on est doué d'un esprit sincère et lucide qui ne se satisfait pas de paroles, mais qui veut marcher à la lumière vraie sur un terrain solide, on finit par abandonner ces poètes des ténèbres qu'on appelle les érudits, et par dire humblement le mot du vulgaire, qui est aussi le mot des philosophes, j'ignore.

 

II

Ces réflexions sont la conclusion des lectures auxquelles nous nous sommes condamné pour retrouver, à travers les peuplades innombrables qu'on prétend émigrées de la haute Tartarie, celle à qui appartient véritablement le grand peuple russe, et pour distinguer cette peuplade de cette vaste tribu des Scythes, nom générique donné dans l'antiquité aux peuples presque fabuleux du nord de l'Europe et de l'Asie.

« Il y a un peuple cimmérien, dit Homère, ce devin de l'histoire, il y a une ville appelée Cimmérion, couverte d'éternels nuages et de brouillards épais ; jamais le soleil n'éclaire cette triste contrée où règne sans cesse une nuit profonde. »

C'est de ces nuages, de ces brouillards, de cette obscurité que la mer Noire a pris son nom. L'expédition navale des Argonautes, chantée par un Orphée qui était à la fois matelot et poète du fameux navire, découvrit aux Grecs le passage des Dardanelles, la mer Propontide aujourd'hui mer de Marmara, le Bosphore et l'ouverture de la mer Noire ou Pont-Euxin dont il côtoya les rivages. La douceur et la sérénité de caractère des Scythes qui habitaient ces contrées, où l'âme est froide comme la terre, frappèrent l'imagination des Grecs, chez qui les passions sont filles du soleil ; ils firent des mœurs des Scythes hyperboréens des tableaux séduisants, retracés d'après eux par Pomponius Méla et par Pline, ce poète de la géographie et de la nature.

« Leur pays est fertile, disent-ils, l'air y est pur et serein ; leur vie est plus longue et plus heureuse que celle de tous les autres hommes, car ils ne connaissent ni les maladies, ni les crimes, ni la guerre. Satisfaits de leur médiocrité, ils coulent leurs jours dans un doux loisir au sein des jouissances innocentes ; ils habitent dans les forêts et dans des bocages délicieux ; les fruits de ces arbres sont leur nourriture. Ils meurent sans regrets et, seulement alors qu'ils sont las d'une vie devenue onéreuse, ils donnent un festin d'adieu à leurs parents et à leurs amis, ils se couronnent de fleurs et se précipitent dans la mer écumante. »

 

III

Ces rivages de la mer Noire et surtout de la Chersonèse Taurique, aujourd'hui la Crimée, tentèrent l'esprit aventureux des Grecs. 500 ans avant J.-C. ils fondèrent des colonies sur les côtes de la mer Noire. Ces colonies, bien accueillies par les Scythes habitants du littoral, y portèrent l'agriculture, les arts, la littérature de leur patrie. Sous le règne de Trajan, ces Scythes mêlés de Grecs lisaient Platon, récitaient de mémoire les poèmes d'Homère et chantaient ses vers dans les combats.

La mer civilise ceux qui la fréquentent. Leur roi se fit construire, au lieu de ses tentes, dans les environs d'Odessa, une vaste maison décorée par les architectes grecs ou égyptiens de sculptures, de sphinx, de griffons en marbre. Son peuple cultivait déjà le blé, cette nourriture et ce commerce immémorial de ces plaines. «'autres branches de ces mêmes Scythes, appelées branches royales, peuplaient la Crimée et immolaient les étrangers à leurs dieux sur le promontoire où s'élève aujourd'hui Sébastopol.

Hérodote, ce chroniqueur sans critique des traditions populaires, parle des peuplades scythes de l'intérieur des terres, qui se transformaient tous les ans pendant six mois en loups, c'est-à-dire qui se revêtaient de fourrures pendant leurs rudes hivers. En énumérant, sur la foi des esclaves ou des voyageurs, les peuples scythes qui vivaient encore plus loin dans le nord, à peu près sur l'emplacement de Kief ou de Moscou, il suppose que ; ces Scythes hyperboréens dorment, comme certains animaux, d'un sommeil de plusieurs mois, engourdis comme leur terre. La Scythie russe, selon lui, n'est qu'une plaine immense entrecoupée de bouquets de bois toujours verts, et où l'air est rempli de plumes légères, c'est-à-dire de flocons de neige.

Ces Scythes russes de l'intérieur, moins civilisés par le contact des Grecs, conservaient dans leurs mœurs plus d'empreintes de la barbarie, toujours fille de l'isolement et de l'ignorance. Ils adoraient littéralement l'épée, qui donne la mort ; ils buvaient le sang de leurs ennemis ; dans des crânes façonnés en coupes ; ils tannaient la peau des hommes tombés dans les combats pour s'en faire des. vêtements.

Le philosophe Anacharsis un de leurs premiers, citoyens, voulut leur rapporter d'Athènes les lois de Solon, et fut immolé comme sacrilège de la barbarie ; Philippe de Macédoine, Alexandre, et Mithridate, roi de Pont, furent les premiers conquérants qui les heurtèrent et les refoulèrent, avec les armes, des peuples civilisés, dans leurs déserts. Mithridate, maître déjà des rives méridionales de la mer Noire, s'appropria tout le royaume du Bosphore. Les Romains le repoussèrent à son tour jusqu'au pied du Caucase. Les Sarmates, qui furent depuis les Polonais, peuple inquiet et belliqueux, campé sur les bords du Don, exterminèrent les restes des Scythes en se conquérant, par effroi des Romains, une partie moins exposée à l'invasion dans le nord. Les Scythes disparaissent à cette époque de l'histoire pour reparaître plus tard sous le nom de Bulgares, de Huns, de Slaves, peuplades détachées du bloc scythe.

« Qui peut nous ravir notre liberté ? répondaient-ils,500 ans après J.-C. aux généraux de Byzance qui les combattaient déjà sur le Dniester et sur le Danube ; nous sommes accoutumés à conquérir les terres de nos voisins et non à céder celles que nous conquérons, et il en sera ainsi tant que la terre appartiendra aux braves ; et tant qu'il y aura du fer entre les mains des hommes. »

 

IV

Les Slaves étaient, dès cette époque, répartis en tribus disséminées et de mœurs diverses, depuis les bords de l'Adriatique, vers Venise, jusqu'aux bords de la mer Noire, vers le Don, et jusqu'aux bords de la mer Baltique, vers la Suède. C'était la race mère des Russes, des Polonais, des Bohémiens, des Croates, coupée en tronçons et se renouant ou se séparant tour à tour. Leur nom signifiait gloire. Ils dominaient partout où ils se montraient ; mais ils avaient la mobilité et l'inconsistance des races où l'imagination prévaut sur la raison. Tantôt héros, tantôt esclaves, mais toujours remuants comme de nos jours. Ceux de la mer Baltique avaient été engourdis par le climat du Nord, qui rend sédentaire et pensif ; ils avaient perdu leur aptitude à la guerre et s'étaient efféminés dans leurs foyers.

« Les Grecs, dit un historien byzantin, avaient fait prisonniers trois hommes qui au lieu d'armes ne portaient que des harpes et des luths. L'empereur leur demanda qui ils étaient.

« — Nous sommes Slaves, répondirent les captifs, de ceux qui habitent les bords de la mer Baltique. Inhabiles à manier les armes, nous ne savons que jouer des instruments. Le fer est inconnu dans notre pays, et, passionnés pour la musique, nous y vivons en paix. »

« L'empereur admira les mœurs douces de ces hommes du Nord, leur haute stature et la beauté de leur corps ; il leur accorda l'hospitalité et leur procura les moyens de retourner dans leur pays. Ils avaient marché quinze mois à travers les forêts et les neiges pour venir en ambassade auprès du khan des Avars, qui leur avait fait demander leur concours pour combattre Byzance. »

Ils se répandirent de la Russie centrale, où ils labouraient la terre, dans la Moldavie, la Valachie, la Servie, la Bosnie, la Dalmatie, emportant partout un souvenir lointain et une parenté occulte avec les Slaves de la Baltique éléments concassés de peuples propres à se recomposer dans une unité lointaine sous un autre nom. Ils se confondirent tellement avec les Scythes russes, qu'il est impossible de dire aujourd'hui ce qui est russe, scythe ou slave dans ces populations cimentées en une par le temps.

Les Finois, autre race mystérieuse dont parle Tacite, s'y mêlèrent dans ce bassin commun de la Russie. Ils étaient disséminés depuis la mer Baltique jusqu'à la mer Glaciale, de la Sibérie à la Laponie. « Ne cherchant, dit Tacite, leur sûreté que dans leur misère, ils n'ont ni maisons, ni chevaux, ni armes ; ils se nourrissent d'herbes, ils se couvrent de peaux d'animaux, ils s'abritent des injures de l'air sous des huttes formées de branches d'arbres entrelacées. »

Ils fondèrent pourtant les premiers des cités permanentes dans les solitudes les plus reculées de la Russie. Fuyant le soleil et les hommes pour garder leur liberté, ils sont la souche des paysans serfs de la Russie actuelle, incorporés au sol ; population saine, sobre, laborieuse, fidèle, qui aime le joug pourvu qu'il soit doux. Les tribus plus guerrières qui les assujettissaient leur imposaient un écureuil par maison, et leur accordaient un glaive à un seul tranchant par foyer pour défendre la patrie commune. « Nous serons bientôt tributaires de ces hommes-là, disaient les Finois russes en parlant des Slaves russes, car leur glaive est à deux tranchants, et le nôtre n'en a qu'un ! »

La civilisation était toute patriarcale chez ce mélange confus de races jetées dans le même bassin de peuple. Les mœurs étaient lois, les familles étaient nation, les chefs de tribu étaient législateurs et souverains. Tout commence par ce gouvernement de la nature avant d'arriver au gouvernement de la politique. Le pouvoir militaire s'y établit le premier, parce que le premier on lui remit les armes. Ce pouvoir usurpé après les guerres se fit peu à peu héréditaire et civil ; ce fut l'origine des boyards ou nobles possesseurs de terres, et des sujets ou serfs.

La religion y était, comme partout, idolâtre dans ses symboles, déiste dans.sa foi générale et philosophique ; par-dessus les dieux matériels et nationaux un être invisible, universel et parfait, Dieu des sages qui laissent adorer les dieux inférieurs et secondaires à la multitude. Nous négligeons le tableau de ces superstitions, rêve à peu près semblable à tous ceux qui sont éclos de l'imagination des peuples enfants, et qui se perpétuent avec tant d'analogie de songes dans l'imagination des peuples vieillis. Les mêmes crédulités, les mêmes terreurs et les mêmes espérances créent partout les mêmes fantômes avant que le jour tardif de la raison éveille le genre humain.

Leur langue était pauvre comme leurs pensées, mais musicale et mélancolique comme les brises de leurs forêts. Elle s'enrichit et s'accentua en se mêlant aux dialectes des races limitrophes, colonies de mots qui contribuèrent à former, dans le russe proprement dit, une des plus douces et des plus fortes langues de l'univers. On y sent le confluent d'images et de sons de l'Europe, de la Grèce et de l'Asie.

 

V

Cette confédération républicaine de Slaves, de Finois de Russes, domiciliée à Novogorod, et déchirée par les guerres civiles, se lassa en 865 de son anarchie. Les chefs, trop jaloux les uns des autres pour se soumettre à une tyrannie de leur race se choisirent un chef étranger, né, élevé et grandi parmi les Varrègues russes, tribu de pirates Scandinaves, à qui la mer et la guerre avaient donné la gloire et l'ambition de la souveraineté. Ce chef de pirates se nommait Rurik. « Venez nous gouverner, lui firent dire les tribus sédentaires de la Russie agricole, notre pays est vaste et fertile, mais les dissensions le stérilisent. Régnez sur nous, nous vous résignons la liberté pour la paix ! »

Rurik accourut avec deux de ses frères, suivi d'une borde guerrière de Scandinaves. Il établit la tyrannie et la cimenta dans le sang des chefs de parti qui voulurent revendiquer l'antique liberté. Il aggloméra successivement de nouvelles provinces et de nouvelles villes à ses États encore limités, et fonda ainsi la monarchie russe.

Parmi les Scandinaves, compagnons de Rurik, une partie avait conservé le génie de la mer ; ils se séparèrent de lui, s'emparèrent de Kief et s'y établirent ; ils armèrent sur le Dniéper une flottille de cinq cents barques, découvrirent la mer Noire, voguèrent vers Constantinople et assiégèrent les Grecs dans leur capitale en 866. Un prodige étonna ces barbares et les convertit au christianisme. Le patriarche grec promena processionnellement dans Constantinople une prétendue robe de la Vierge, mère du Christ, et plongea sa relique dans l& Bosphore pour conjurer le danger de la patrie. Les flots s'émurent au souffle des vents, et une tempête soudaine e fracassa les cinq cents vaisseaux des Russes contre les rochers des deux rives. Un petit nombre de Russes échappa au désastre et rentra à Kief, racontant la puissance surnaturelle des reliques chrétiennes ; les Russes crédules envoyèrent des ambassadeurs à l'empereur grec, Michel III, pour lui demander le baptême et l'Évangile. Le peuple de Kief se soumit en masse aux prêtres grecs envoyés pour le catéchiser. Le Christ et Odin, dieu des Scandinaves, se partagèrent longtemps l'imagination des Slaves.

Rurik, après un long règne, mourut en 879, laissant le trône à son fils encore enfant, Igor, et la régence à Oleg.

 

VI

Oleg acheva par la guerre et par la ruse de rassembler en un seul faisceau monarchique tous les Slaves des deux Russies. Pour perpétuer son ascendant sur son pupille Igor, il lui fait épouser sa fille Olga, type de beauté et de vertu célèbre jusqu'à nos jours par les traditions populaires des Russes, Clotilde d'un autre Clovis. Deux mille barques fabriquées de nouveau sur le Dniéper portèrent une armée de Russes sous les murs de Constantinople. Oleg commandait l'expédition. Arrivé sans obstacle dans le Bosphore, il fit avant Mahomet II ce que ce conquérant turc devait imiter pour assiéger Byzance. Ses barques, transportées ou roulées sur des roues par-dessus le promontoire de Galata qui sépare le Bosphore du port de Byzance, voguèrent bientôt sur la Corne d'Or, et pressèrent les murs de Constantinople. L'empire grec se racheta du pillage par de honteux tributs. Oleg, chargé de dépouilles, suspendit insolemment en signe de possession son bouclier à la porte principale de Constantinople, sûr d'avoir frayé la route à son peuple vers un empire que ses habitants efféminés savaient marchander mais non défendre (904).

Ce héros, vieilli dans la gloire, mourut d'une de ces morts étranges ou fabuleuses que les peuples superstitieux se plaisent à consigner dans leurs traditions. Il avait renoncé à monter à cheval dans les dernières années de sa vie par crédulité à une prophétie qui lui annonçait que son cheval favori serait la cause de sa mort. Ayant demandé un jour des nouvelles de son vieux coursier, on lui répondit que l'animal était mort dans les pâturages de Kief depuis quatre ans. a Je veux demain aller visiter, dit-il, les ossements desséchés de ce généreux compagnon de mes exploits. » Conduit sur les steppes où gisait le cadavre, Oleg s'attendrit, et, retournant du pied la tête du cheval, il en brisa le crâne sous sa semelle. Un serpent venimeux sortit de la cavité du crâne, dont il avait fait son asile, et mordit l'orteil du héros. Oleg expira près des restes de son coursier. Le peuple entier versa des larmes aux funérailles du tuteur du roi, qui avait ajouté à la monarchie les vastes territoires conquis entre les monts Krapacks, rempart de la Hongrie, le Dniester, Smolensk et la mer Noire.

 

VII

Igor, son pupille, ne gouverna qu'après la mort de ce héros, en 913 ; il eut à combattre les Petchénèques, nation inconnue qu'il mit hors d'état de lui nuire. Dix mille barques armées le portèrent à son tour sous les murs de Constantinople. La décadence des empires appelle toujours les barbares. Le feu grégeois, dernière protection des Grecs, consuma une partie de sa flotte. Il fit une nouvelle expédition en 944, mais ne dépassa pas la Crimée ; l'usurpateur Romain Ier lui paya tribut. Revenu en Russie, Igor voulut exiger deux tributs au lieu d'un d'une des provinces de l'empire ; vaincu par les rebelles indignés de cette conduite, il fut attaché par les pieds et par les mains à deux bouleaux rapprochés et flexibles que des cordes tiraient en sens contraires, et écartelé ainsi par ses sujets (945).

Sa veuve Olga, régente pendant la minorité de son fils, Swiatoslaf, vengea sa mort en faisant enterrer vifs les députés de la province insurgée dans une fosse creusée sous les murs de son palais, et en massacrant ses hôtes sur la tombe d'Igor.

Après avoir remis le gouvernement pacifié à son fils, elle partit pour Constantinople et se fit baptiser par le patriarche. L'empereur Constantin Porphyrogénète fut son parrain. Le récit de cette conversion et de cette pompe chrétienne illustra l'histoire byzantine. Les Grecs dégénérés imposaient leur culte à leurs vainqueurs. Le' christianisme, religion de la faiblesse, de la chasteté, de l'amour et de l'espérance, retrouvait dans les forêts de la- Moscovie une autre Hélène dans Olga.

Son fils Swiatoslaf, encore fidèle au culte des Scandinaves, tolérait le christianisme sans oser le professer. Il conquit les rives du Don, du Volga, de l'Oka, de la mer d'Azof, du Danube. Séduit par le climat et par la fertilité des rives de ce fleuve il résolut d'y établir sa capitale.

« Assiste au moins à mes funérailles, lui dit sa mère Olga, et alors tu iras où tu voudras, puisque aussi bien la vieillesse et les infirmités ne tarderont pas à m'ouvrir la tombe ! »

Elle mourut quatre jours après ces supplications prophétiques à son fils. L'histoire l'accuse de perfidies, de cruautés et de nouvelles tortures qu'elle inventait pour satisfaire, sa vengeance ; l'Église partiale la canonisa pour avoir converti une partie de son peuple.

 

VIII

Avant dé partir pour là Bulgarie, où il transportait. le siège de son empire, Swiatoslaf. institua deux de ses fils légitimes ses vice-rois à Novogorod et à Kief. Un troisième fils, Wladimir, fils de l'amour, qu'il avait eu d'une esclave d'Olga, reçut le gouvernement de Novogorod par le choix du peuple.

Après de longues guerres en Bulgarie contre les Grecs unis aux, Bulgares pour repousser ce jeune barbare, la paix fut signée dans une entrevue sur le Danube entre l'empereur grec Zimiscès et Swiatoslaf, qui l'obtint au prix de l'abandon de toutes ses conquêtes (972).

Les chroniques byzantines dépeignent ainsi ce conquérant étranger : « Il était vêtu d'une étoffe de laine blanche ; assis dans une barque, il ramait lui-même ; sa taille était moyenne et bien dessinée, sa physionomie sombre et farouche il avait la poitrine large et proéminente, le cou gros, les yeux bleus, les sourcils touffus, le nez écrasé, de longues moustaches, la barbe rare, une seule touffe de cheveux sur la tête, signe de sa noblesse à une de ses oreilles pendait un anneau d'or orné de deux perles et d'un rubis. »

En rentrant avec un petit nombre de ses soldats dans sa patrie, Swiatoslaf, attendu près de la cataracte du Dniéper par les Petchénèques, tenta, malgré l'avis d'un de ses boyards ; de s'ouvrir un passage à travers leurs rangs, mais il périt dans sa défaite ; on lui trancha la tête, et les chefs petchénèques burent l'hydromel dans son crâne (973).

 

IX

Ses fils se combattaient déjà pour se disputer ses dépouilles. L'un d'eux, Oleg, vaincu par son frère Yaropolk, périt écrasé sous un monceau de chevaux morts, tombés sur lui dans la bataille. Wladimir va chercher des guerriers de sa race en Scandinavie pour combattre Yaropolk. Il lui ravit en passant sa fiancée, la belle Roguéda, fille d'un boyard, l'épouse, et fait assassiner Yaropolk dans une entrevue à Novogorod. Ce prince laissait en mourant une veuve enceinte, belle religieuse grecque de Constantinople, captive de son père. Il allait cependant épouser Roguéda, son autre fiancée, exemple de polygamie encore fréquent chez les descendants d'Olga (980).

Wladimir, maître de l'empire par la victoire et par le crime, le consolide par sa condescendance aux idolâtries de son peuple, mal supprimées par les prêtres grecs d'Olga. Il immole en masse les sectateurs du dogme chrétien, et donne au peuple de Kief le spectacle des sacrifices humains aux dieux sanguinaires de leur race. Un père est massacré par le peuple fanatique en disputant son fils unique aux prêtres qui l'ont choisi pour victime.

Il épouse la religieuse grecque, veuve et enceinte de son frère assassiné. Il chasse de son palais, pour y introduire de nouvelles épouses, sa première femme Roguéda. Il menace de mort cette infortunée princesse, qui lui reproche ses ingratitudes et ses infidélités. Son fils Isiaslaf détourne le poignard dont Wladimir va percer sa mère. Il se contente de l'exiler avec son enfant dans le gouvernement de Vitepsk.

 

X

Tour à tour aussi crédule que Julien et aussi politique que Constantin, Wladimir rassemble à Kief des théologiens mahométans, catholiques romains, grecs et juifs, pour décider quel Dieu il donnera enfin aux Russes. Le paradis de Mahomet le tente, mais la sobriété musulmane le repousse. « Le vin, dit-il, fait la joie des Russes, nous ne pouvons nous en passer. » Les catholiques l'indignent par l'obéissance à un pontife, homme absolu et infaillible. « Retournez à Rome, leur dit-il, ce n'est pas d'un pape que nos pères ont reçu leur religion. » Les juifs le scandalisent par leur dispersion sur la surface du globe. « Vous voulez donner le ciel aux autres, leur dit-il, et vous n'avez pas même de patrie sur la terre ! » Enfin il cède aux séductions de parole d'un philosophe grec qui lui embellit les traditions bibliques et les dogmes de l'Évangile de toute la poésie de son climat. Les félicités éternelles des justes le ravissent, les supplices sans fin des méchants le glacent d'effroi. « Recevez le baptême, lui dit le missionnaire, et vous aurez le paradis pour royaume. »

Il rassembla ses boyards pour leur soumettre la question.

« Ne nous décidons pas sans voir, lui dirent-ils. Tout homme trouve sa religion la meilleure. Envoyez des commissaires dans tous les pays, afin de juger quel est celui de tous les peuples qui honore Dieu d'un culte plus digne de lui ».

Les ambassadeurs partirent et firent leur rapport au retour. En Bulgarie, ils virent des temples rustiques, semblables à des chaumières, desservis par des prêtres indigents, célébrant les sacrifices. dans des vases de cuivre et de bois ; en Germanie, des cérémonies sans luxe et sans pompes ; à Constantinople, au contraire, la vue du patriarche célébrant les mystères dans un costume royal sous les dûmes de Sainte-Sophie incrustés de pierres précieuses et sur des parvis pavés de marbre, au son des instruments de musique, aux chœurs alternatifs d'une armée de moines, aux parfums des encensoirs d'argent, éblouit leur piété sensuelle et leur parut le témoignage de la divinité du culte grec ; la simplicité nue des mosquées des mahométans les scandalisa ; la sobriété des cérémonies de l'Église catholique les refroidit.

« Tout homme, dirent-ils à leurs compatriotes, qui a goûté le miel se détourne de ce qui est amer ; c'est pourquoi, maintenant que nous avons savouré la religion des Grecs, nous n'en voulons pas d'autre. «'ailleurs, ajoutèrent-ils, si cette religion n'était pas la meilleure, Olga, notre sage princesse et votre aïeule, l'aurait-elle adoptée ? »

Le prince et le peuple se précipitèrent comme des troupeaux dans les fleuves pour être baptisés en plein courant (988).

 

XI

Wladimir, après cette immersion religieuse, marcha sur Cherson, colonie grecque qui occupait l'emplacement de Sébastopol. Un long siège par terre et par mer et la disette d'eau dans, la ville, dont il avait coupé les aqueducs, le rendirent maître de cette ville capitale du commerce de la mer Noire. Basile et Constantin, empereurs de Constantinople, intimidés par la conquête de Cherson, accordèrent pour épouse au barbare leur sœur Anne. La princesse, livrée ainsi en rançon de son peuple, acheva la conversion de son époux. Elle lui persuada dé remettre Cherson à ses frères, d'élever une église sur le cap Chersonèse, et de n'emmener pour dépouilles en Russie que des prêtres, des vases sacrés et des reliques. Kief et les villes de Russie se couvrirent d'églises en pierre et en bois, de séminaires où les prêtres grecs instruisirent des milliers de lévites. Wladimir y recrutait par force les jeunes enfants des premières familles de l'empire. Devenu clément comme sa nouvelle doctrine, il abolit la peine de mort même pour les meurtriers. Les évêques la lui firent rétablir au nom de la sûreté publique et de l'autorité sans limites' des princes établie de Dieu. Ils- le poussèrent aussi malgré lui à des guerres contre la Norvège et contre ses autres voisins pour faire de lui un Constantin du Nord.

 

XII

Un de ses douze fils, Iaroslaf, qu'il avait fait prince de Novogorod, impatient de régner, marcha contre son père. Wladimir mourut de vieillesse, laissant l'empire à Boris, un autre de ses fils, alors absent de la capitale. Un neveu de Wladimir, Swiatopolk, adopté par son oncle, soulève la ville et envoie des assassins égorger Boris dans son camp. Un autre fils de' Wladimir, atteint près des monts Krapacks par les émissaires de son cousin, tombe également sous leurs poignards (1015).

Des guerres confuses et atroces entre les frères amènent à Kief le roi de Pologne, Boleslas, beau-père de Swiatopolk. Une trahison patriotique de ce dernier égorge dans une nuit les Polonais. La victoire d'Alta, remportée par Iaroslaf, vengeur de son frère Boris, chasse Swiatopolk couvert de ses crimes inutiles au fond de la Bohême, où il meurt proscrit et déshonoré (1019).

Iaroslaf reconquiert ville à ville l'empire démembré par ces guerres fratricides. Il règne depuis la Baltique jusqu'à l'Asie ; il attaque la Hongrie et la Moldavie, et menace Constantinople une troisième fois. Il s'allie à Casimir, roi de Pologne, en lui donnant sa sœur. Il donne sa fille Élisabeth à Harold, roi de Norvège. Sa seconde fille, Anne, épouse le roi de France Henri I". La troisième, Anastasie, épouse André, roi de Hongrie. Quoique pieux, il dépossède les patriarches grecs des pouvoirs temporels et religieux qu'ils affectaient sur ces nouveaux chrétiens, et fait élire le premier un métropolitain russe avec les attributions de patriarche pour l'empire.

Agé de près de quatre-vingts ans, il distribue ses provinces entre ses six fils, et nomme pour son successeur principal au trône de Kief son premier-né Isiaslaf. Il meurt plein de jours et d'œuvres entre les bras du plus jeune et du plus aimé de ses fils, Usevolod. On l'ensevelit à Kief sous la coupole de Sainte-Sophie, où il avait fait ensevelir lui-même, après les avoir fait baptiser, les os de son aïeul Oleg. Son plus durable monument fut le code des lois civiles des Russes, extrait des traditions et des usages recueillis et complétés par ses soins (1055).

 

XIII

Son fils Isiaslaf, après une anarchie sanglante où tout est sang et ténèbres, périt dans une bataille contre Oleg et Boris, ses neveux. Prince pieux et doux comme son père, il confirma l'abolition de la peine de mort, et fonda les premiers monastères en Russie à l'imitation des moines grecs du mont Athos (1055-1078).

Son frère Usevolod lui succéda. Après la mort d'Usevolod, en 1093, son fils Wladimir Monomaque céda le trône de Kief à son cousin ; Swiatopolk, fils d'Usevolod, fut proclamé souverain de toutes les Russies. Wladimir et Swiatopolk combattirent ensemble les Polowtzi, peuplade belliqueuse qui ravageait tour à tour les provinces de la Russie, et dont les princes ambitieux empruntaient les services contre la patrie commune.

Un congrès de princes est convoqué à Lubetsch par le vertueux Monomaque, prince lui-même, pour purifier l'empire. Les dissensions se renouvellent après ce congrès.

Vasiliko, prince allié de Monomaque, est attiré à Kief par Swiatopolk sous l'apparence d'une amicale hospitalité. Il communie avec Swiatopolk en signe d'indissoluble fraternité. En sortant de l'église on le conduit au palais. Des bourreaux entrent dans sa chambre, le renversent sur le plancher, l'écrasent sous un plateau de chêne posé en travers sur sa poitrine, lui arrachent les yeux avec la pointe de leurs poignards, l'emportent évanoui à Wladimir, croyant n'emporter qu'un cadavre. Arrêtés pour prendre leur repas dans une taverne sur la route, ils déposent le corps, le dépouillent de sa chemise ensanglantée, et ordonnent à l'hôtesse de blanchir la chemise du prince assassiné ; à l'aspect de ce visage aveuglé, l'hôtesse jette un cri d'horreur qui rappelle Vasiliko au sentiment.

« Où suis-je ? » dit-il. Il demande un verre d'eau ; il tâte ses paupières et ses vêtements, il se sent aveugle et nu. « Pourquoi, dit-il, m'avez-vous ôté ma chemise ensanglantée ? C'est avec ce témoin de votre crime que je voulais paraître aux yeux du Juge suprême ! »

On le jette pour toute réponse dans les cachots de Wladimir.

Monomaque jette le cri de vengeance à ses alliés. Ils marchent sur Kief. Swiatopolk se justifie en rejetant le crime sur un autre. Les prêtres s'interposent et font jurer aux princes un mutuel pardon.

Cette paix dure peu. Swiatopolk marche en Volhynie contre d'autres ennemis. Au moment de la bataille, Vasiliko, guéri de ses blessures, paraît entre les deux camps, comme son propre fantôme, la croix à la main, et prophétise la défaite et la mort de son assassin. Swiatopolk vaincu s'enfuit à Kief.

 

XIV

Une ligue des princes pour le salut de la patrie, inspirée par Monomaque pacifie une seconde fois la Russie. Swiatopolk meurt en 1113. La reconnaissance nationale offre la couronne à Monomaque, ce Nestor des Russes. Il la refuse par désintéressement. L'anarchie renaissante le force à l'accepter plus tard (1113-1125). Sous le nom de Wladimir et sous le titre de grand prince, Il règne en arbitre plus qu'en souverain. Il meurt en laissant à la Russie l'exemple et la mémoire du règne de la vertu sans tache sur le trône. Ses conseils à ses fils, écrits par lui sur parchemin et conservés dans les monuments de l'histoire russe, sont le code des rois. Ce saint Louis de la Russie avait la sagesse de Salomon et l'éloquence de Cicéron. Son testament est le commentaire de sa vie. Il avait épousé une princesse d'Angleterre, Gydda, fille d'Harold.

Son fils Mstislaf hérita du titre de grand-prince. Il vécut assez pour mériter le nom de grand homme. L'anarchie renaquit de sa mort. Usevold, son neveu, ne régna que de nom. L'œil se trouble, l'histoire perd le fil des événements obscurs et compliqués de son règne nominal.

Igor, son frère, régent, est précipité du trône par Iaserlof, et languit captif dans un souterrain de Pereïslave. Moscou est fondée par Georges Dolgorouki en 1147, troisième Rome, disent les historiens de la Russie. Elle donne, comme Rome, son nom à un empire.

 

XV

De 1154 à 1215, cette agglomération et ce déchirement alternatifs des princes et des principautés destinées à former bientôt l'unité russe se perpétuent. L'invasion des Tartares les force à s'unir. Des masses irrésistibles s'avancent de Samarkande jusqu'à la mer d'Azof et jusqu'au Dniéper, dissipent l'armée coalisée des princes russes sur les rives de la Valka, et, après d'horribles dévastations, se retirent d'eux-mêmes comme un débordement passager (1223).

Ils reviennent en 1238, assiègent, emportent, incendient, égorgent Wladimir. « Les têtes russes tombent comme l'herbe des champs sous la faux, disent les chroniques. Tel qu'une bête féroce, Bâty dévorait les provinces entières, dont il déchirait, avec ses griffes, les misérables restes. Les plus vaillants des princes russes avaient perdu la vie dans les combats ; les autres erraient sur des terres étrangères, cherchant, parmi les peuples de religion différente, des défenseurs qu'ils ne trouvaient pas ils avaient tout perdu, eux qui naguère se vantaient de leurs richesses ! Les mères désolées pleuraient leurs enfants écrasés, à leurs yeux, par les chevaux des Tartares, et les vierges déploraient la perte de leur innocence un grand nombre d'entre elles, pour conserver ̃ leur vertu, se perçaient le cœur ou se précipitaient dans des rivières profondes. Les femmes des boyards, qui jamais n'avaient connu le travail, qui peu de temps auparavant étaient couvertes de riches vêtements, ornées de colliers d'or et de bijoux, entourées enfin d'une foule d'esclaves, devinrent les servantes des barbares. Elles portaient de l'eau pour leurs femmes, tournaient la meule au moulin, et brûlaient leurs mains délicates en apprêtant la nourriture des infidèles ! Les vivants enviaient aux morts la tranquillité des tombeaux. » Les Suédois se jettent alors sur la Russie ; mais le jeune Alexandre, fils d'Iaroslaf, plus connu sous le nom d'Alexandre Newski, après sa victoire sur les bords de la Neva, sauvé Novogorod en ne désespérant pas de la patrie, d'un côté il résiste aux Tartares, de l'autre il combat les Suédois ses exploits et ses prodiges rappellent les fables de Roland. Il dompte les Allemands, il envahit la Finlande. Les Tartares, 'refoulés du nord de la Russie par son patriotisme, s'établissent en maîtres avec leur chef Bâty dans la Crimée, dans le Caucase, dans la Géorgie. Ils se contentent d'imposer aux princes russes du Nord leur suzeraineté et leurs tributs. Saint Louis, roi de France, qui, en 1253, était à Chypre, poursuivant sa mission armée pour convertir l'Orient à sa foi, leur envoie des ambassadeurs, persuadés, comme lui, que les Tartares étaient ou des athées ou des idolâtres. « Allez en paix, répond le chef des Tartares Mongols à ces moines français, les Mongols n'ignorent pas qu'il existe un Dieu et ils l'adorent de toute leur âme, et il y a autant de routes pour arriver au ciel qu'il y a de doigts dans la main. Si Dieu vous a donné la Bible, il nous a donné notre livre saint et nos prophètes. La différence, c'est que vous ne suivez point les maximes de votre Évangile, et que nous obéissons à nos docteurs. Nous ne disputons avec personne. Voulez-vous de l'or, prenez-en dans mon trésor. »

Alexandre Newski, lé héros et le saint de la Newa, après avoir éloigné les Tartares, fit alliance avec eux et visita leur prince dans sa cour. Il mourut à son retour de cette conférence pacifique, regretté et presque adoré de toute la Russie.

« Il s'est couché, le soleil de la patrie ! s'écrièrent les prêtres et les peuples dans toutes les villes et dans toutes les campagnes ; Alexandre n'est plus ; nous allons périr ! »

Son corps, sanctifié par la reconnaissance nationale, fut enseveli à Novogorod et transporté dans le dix-septième siècle sur les bords de la Newa, comme le palladium de la nation russe et de sa nouvelle capitale (1263).

 

XVI

Iaroslaf, le frère d'Alexandre Newski, lui succéda. Des discordes civiles affaiblirent la Russie sous son règne et sous ses successeurs, qui, pendant plus d'un siècle, furent tributaires et vassaux des Tartares. Des dissensions intestines suspendirent pendant quelque temps leur oppression. Leurs invasions recommencèrent dans le cours du quatorzième siècle, et, maîtres de la Russie méridionale, les Tartares fondèrent Caffa et Crim, ville capitale de la Tauride, qui changea le nom de cette presqu'île en celui de Crimée. La ville de Crim était alors si vaste, dit l'historien des Mongols ; qu'un cavalier monté sur un cheval tartare pouvait à peine en faire le tour en un jour. Une mosquée fameuse décorée de marbre et de porphyre, des mosquées nombreuses, des palais, des bains ; des bazars, des écoles publiques, faisaient à Crim l'admiration des Mongols et des Russes. La route de Kiva, en Crimée, était parcourue avec sûreté par les caravanes. Le commerce, les arts, la civilisation, pressaient la Russie de toute part à l'Orient et à l'Occident. Moscou, devenue la rivale de Novogorod, s'agrandissait sous ses princes aux proportions de la capitale de Crimée. Les grands-princes, jusque-là résidant à Kief ou à Novogorod, y concentrèrent la monarchie fédérative de la Russie. En 1367, à la suite d'un incendie qui dévore Moscou, le Kremlin, bâti jusque-là en bois, est reconstruit en pierre.

 

XVII

Malgré les guerres civiles et le long assujettissement- aux Tartares, l'agriculture, le commerce, les arts, la poésie même, ce premier art des peuples primitifs, parce qu'il est le cri ou le chant de l'âme, : avaient fait de la civilisation russe, aux quatorzième et quinzième siècles, une civilisation mixte, participant à la fois de l'extrême barbarie et de l'extrême raffinement des mœurs. Le tableau qu'en trace l'historien russe Karamsin prophétise un grand peuple germant de ce mélange de races asiatiques et européennes dans ces immensités, presque inconnues alors de steppes, de neiges, de lacs et de forêts.

« Le commerce dit-il était considérable déjà en Russie ; nous commencions à adopter les monnaies de métal au lieu des peaux de zibeline, longtemps notre unique monnaie.

« L'antique et célèbre voie grecque (le Dniéper) s'était, il est vrai, fermée pour nous ; mais nos marchands parvinrent à s'ouvrir de nouvelles communications avec l'Orient, par les Tartares de la horde, et avec Constantinople et l'Occident, en descendant le Don jusqu'à Azof. Ceux qui faisaient le commerce des tissus de soie portaient, à Moscou, le nom de Sourojéens, pris de la mer de Souroge ou d'Azof. Ces négociants tenaient le premier rang parmi leurs confrères, avec ceux qui vendaient les draps d'Allemagne qu'ils recevaient de Novogorod, où florissait alors le commerce des villes hanséatiques. Les Russes échangeaient leurs fourrures contre ces marchandises étrangères.

« La Russie, abondant en bêtes fauves et en oiseaux, était le paradis des chasseurs. La terre était encore couverte de forêts épaisses, impénétrables ; et la tranquillité qui régnait dans ces profondes solitudes favorisait la propagation des animaux de toute espèce de même que .dans le onzième siècle les chevaux sauvages, les buffles, les sangliers et les cerfs erraient dans les forêts de la Russie méridionale, ainsi vers le quinzième les castors, les chèvres et les élans jouissaient de toute leur liberté dans nos provinces du Nord ; les cygnes nageaient par troupes nombreuses dans nos fleuves et dans nos lacs.

« Nouvellement peuplée, en proie à des guerres sanglantes, fréquemment exposée aux horreurs de la famine et de la peste, la Russie, pauvre en hommes, était par cela même riche de ces trésors bruts de la nature, dont une trop grande population tarit bientôt la source. Les marchands de la horde, domiciliés à Moscou, à Tver et à Rostof, nous amenaient les produits de l'industrie asiatique, ainsi que des chevaux, et, indépendamment de nos fourrures précieuses, ou de celles de la Permie, ils prenaient en échange une grande quantité de faucons et d'autours apportés des pays de la Dvina dans la grande principauté. Les Russes fournissaient aux Mongols les draps de l'Allemagne, et procuraient aux Allemands les marchandises de l'Asie. Kazan, qui avait remplacé. le royaume de Bulgarie, servait d'entrepôt aux marchands moscovites ainsi qu'à ceux de l'Orient. Il était de l'intérêt des khans de protéger un commerce qui, en nous enrichissant, nous mettait à même de payer plus exactement le tribut à la horde.

« Marc-Paul, célèbre voyageur vénitien, qui, en 1270, fit un voyage dans la grande Tartarie, en Perse et sur les bords de la mer Caspienne, parle de la glaciale Russie. Il rapporte que ses habitants sont blancs ; qu'ils ont une belle figure, et que leur pays est riche en mines d'argent. Nous n'en avions point ; mais, effectivement, nous possédions une grande quantité de ce métal que l'on recevait de l'Allemagne et de la Sibérie, par les Yougres. Les Novogorodiens promirent à Michel de Tver six mille livres d'argent, et en payèrent, en effet, à Vitovie près de soixante pouds, ce qui était énorme avant la découverte de l'Amérique. Nous ne savons point au juste la valeur du tribut annuel que nous payions aux khans ; mais il est de fait qu'en 1384, chaque village était imposé à douze zolotniks d'argent, et un village était alors composé de deux ou trois maisons. Les villes donnaient quelquefois de l'or ; les laboureurs versaient au trésor du grand-prince une grivna par soc de charrue, de même que les forgerons, les pêcheurs et les détaillants. Cette grivna équivalait à plus de deux zolotniks d'argent. Mais le commerce établi avec la horde nous ramenait, en effectif, tout le tribut envoyé aux Mongols. Enfin, nous avions tant d'argent, qu'il nous fut possible de renoncer aux kounes, c'est-à-dire à nos anciens assignats en circulation depuis plus de cinq cents ans, et dont, au défaut de métaux, l'introduction n'avait pas peu contribué aux progrès du commerce et de l'industrie. Le trésor public, en empêchant la trop grande émission de cette monnaie de peau, sut en conserver la valeur jusqu'au temps de l'invasion de Bâty, époque à laquelle les kounes tombèrent tout à fait, les Mongols ayant refusé de les prendre pour de l'argent. Cependant elles eurent cours pendant quelque temps encore à Novogorod et à Pskof, dont les relations avec la horde étaient très bornées. Mais bientôt on y renonça, même dans ces deux villes, en raison des difficultés survenues dans les affaires commerciales avec les autres Russes, qui n'attachaient plus de prix aux kounes. Ce nom fut bientôt remplacé par celui de dienngui, et l'ancienne monnaie de peau fut, d'après le taux de l'argent, évaluée à la dixième partie d'un rouble. Il n'y a aucun doute que ce changement aurait pu avoir des suites fâcheuses pour le commerce intérieur de la Russie, où la quantité du numéraire se trouva tout à coup diminuée. Les villes marchandes avaient de l'argent ; mais celles qui n'exerçaient qu'un petit commerce se virent obligées de recourir à différents signes pour représenter la valeur des objets. C'est ainsi que, dans la province de la Dvina, les morceaux de peau ou kounes ayant été abolis, on y substitua de nouveau, comme monnaie, les peaux de martre et d'écureuil tout entières, ainsi que cela s'était pratiqué dans la plus haute antiquité ; c'est-à-dire qu'on renouvela l'échange immédiat des marchandises, en usage parmi les nations à demi barbares.

« Nous remarquerons, relativement à notre commerce intérieur, que la liberté et les avantages dont il devait jouir étaient toujours un des articles des traités politiques. En fixant la taxe légale imposée sur chaque convoi ou vaisseau marchand, les princes souverains ajoutaient dans leurs traités « Et les marchands feront le commerce librement et sans aucunes entraves. » Dans plusieurs provinces, les habitants ne se contentaient pas de transporter d'une ville à une autre les productions qu'ils recevaient de l'étranger ils avaient aussi leurs objets particuliers de commerce. C'était, le houblon et le chanvre chez les Novogorodiens, les cuirs chez les habitants de Torjek, le sel chez ceux de Galitch et de la Dvina. En 1364, les Pskoviens établirent aussi des salines, qu'ils abandonnèrent bientôt après. La principale branche du commerce de l'intérieur était le blé et le poisson aussi les négociants avaient l'art de profiter, pour s'enrichir, des années stériles dont le peuple avait à souffrir.

« Quoique les Mongols nous eussent, pour ainsi dire, séparés du reste de l'Europe ; que les souverains de l'Occident ne contractassent plus aucune alliance avec les nôtres, et qu'à l'exception de l'ambassade d'Innocent à Alexandre Newski et du voyage d'Isidore en Italie, il n'existât aucune relation entre nous et l'Europe ; bien qu'en général les annales étrangères ne fassent aucune mention de la Russie ; cependant, au moyen des rapports commerciaux établis entre Novogorod et l'Allemagne, les Moscovites connurent bientôt les importantes découvertes européennes, telles que l'invention du papier et de la poudre à canon. Dès le quinzième siècle, nous substituâmes au parchemin le papier acheté aux Allemands ; ils nous procuraient aussi des munitions et de l'artillerie. Moscou et Galitch avaient des canons pour se défendre ; mais comme, dans la description des combats de ce temps, livrés en rase campagne, on ne nous parle que de flèches, de sabres et de piques, il faut présumer que les canons et les pierriers n'étaient destinés qu'à défendre les places fortes. Il faut encore ajouter aux arts connus alors en Russie celui de battre monnaie, oublié depuis Iaroslaf le Grand.

« Quelques églises, que l'on voit encore à Moscou et dans quelques autres provinces, sont les seuls monuments qui nous soient restés de l'architecture de cette époque. On lit dans les annales que sainte Olga demeurait déjà dans un palais de pierre, tandis qu'à Moscou il n'y eut, jusqu'au quinzième siècle, d'autres édifices en pierre que les églises et les murs de la ville ; les princes et les seigneurs préféraient les maisons de bois, comme plus favorables à la santé. Les fréquentes révolutions, le désordre qui régnait dans l'État, étaient une autre raison pour empêcher les riches de bâtir des habitations solides ; car on voit rarement des édifices stables dans les lieux où la tranquillité de l'ordre social n'est point assurée. En 1433, Euphème, archevêque de Novogorod, se fit construire, par des architectes allemands, un palais en pierre qui avait trente portes, et qui fut embelli de peintures et d'une horloge. En 1449, le métropolitain Jonas s'en construisit un semblable avec une chapelle. Il y avait encore dans l'enceinte de la ville actuelle de Moscou des prairies et des bois ; les princes, les boyards, possédaient des moulins, des jardins et des maisons de campagne hors des murs de la ville. Le luxe consistait à avoir un grand nombre de domestiques, des habits magnifiques, une maison élevée, des caves remplies de vin et d'hydromel mais plus encore à fonder des églises, à enrichir de pierres précieuses les châsses des saints. Ayant fait mention des domestiques, nous observerons qu'à l'exemple des princes, les seigneurs, au moment de mourir, affranchissaient toujours leurs esclaves.

« Il est certain que l'ancienne Kief, embellie par les chefs-d'œuvre des artistes byzantins, animée par l'affluence des marchands grecs, allemands et italiens, l'emportait de beaucoup sur la ville de Moscou du quinzième siècle ; cependant nos mœurs n'étaient pas devenues assez grossières pour faire perdre à notre esprit toute espèce de force créatrice, pour l'empêcher de faire aucun progrès. La Grèce, jusqu'au moment de sa chute, ne cessa d'influer sur l'état de la Russie. Nous lui fournissions de l'argent, et si, en échange, elle nous envoyait des reliques, elle nous procurait aussi des livres. La Bibliothèque des patriarches à Moscou, connue dans le monde savant, fut fondée, par nos métropolitains, à l'époque même où nous gémissions le plus sous le joug des Tartares ; et, riche en manuscrits théologiques, elle ne l'était pas moins en productions anciennes de la littérature grecque. La connaissance de cette langue était presque indispensable aux membres du haut clergé, continuellement en relation avec Constantinople ; et la dépendance de notre Église, si nuisible sous le rapport de la politique, favorisait en Russie la propagation des lumières, ou, du moins, en entretenait toujours quelques étincelles parmi les ecclésiastiques.

« Les laïques, curieux de s'instruire, allaient puiser la science dans les monastères ; ils interrogeaient les religieux sur les principes du christianisme, sur les bases de la morale, et même sur les événements politiques des temps passés, car c'était là, comme jadis, que vivait l'histoire de Russie ; c'était là que l'éloquence patriotique des moines déplorait le sort de la patrie, et mêlait d'utiles leçons au récit touchant de ses malheurs. L'annaliste de Volhynie cite quelques passages d'Homère ; celui de Moscou parle de Pythagore et de Platon. Indépendamment des livres d'église et de piété, nous avions reçu des Grecs l'histoire universelle et différents récits historiques, moraux et fabuleux ; par exemple les Exploits d'Alexandre le Grand, traduction d'Arrien ; Sinagripe, roi des Adors ; les Héros de l’antiquité ; les Richesses de l’Inde, etc. La seconde de ces nouvelles est un conte arabe publié en langue française dans la continuation des Mille et une Nuits, vraisemblablement traduit du grec en russe au treizième ou au quatorzième siècle. Les plus remarquables productions de notre littérature, à cette époque, sont la description poétique de la bataille de Koulikof, et l'éloge de Dimitri Donskoï. Le premier de ces poèmes, composé par un prêtre rézanais, nommé Sophronime, nous rappelle, dans plusieurs passages, le fameux chant d'Igor, quoiqu'il soit moins poétique.

« Nous en citerons les passages suivants. Voici comme le prince Wladimir parle à Dimitri :

« — Nos voïevodes sont intrépides, les chevaliers russes indomptables ; ils ont des coursiers agiles, d'impénétrables armures, des boucliers couleur de pourpre, des lances dorées, de lourds cimeterres. La Pologne leur a fourni des poignards ; l'Italie des carquois, et l'Allemagne des javelots. Les bords de l'Oka et tous ses détours sont connus à nos guerriers. Ils ont juré de mourir pour la religion chrétienne et pour venger l'injure faite au grand-prince Dimitri. La grande-princesse Eudoxie, renfermée dans son palais doré avec les épouses des voïevodes, est assise à la fenêtre qui regarde vers le midi ; elle suit des yeux son époux chéri ; des ruisseaux de larmes s'échappent de ses beaux yeux, et, les mains jointes, elle adresse au Tout-Puissant cette invocation :

« — Grand Dieu écoute favorablement la prière de ton humble servante ; ramène-moi le prince Dimitri, mon bien-aimé ; ramène-le-moi rayonnant de gloire, au milieu de ses voïevodes ! Prête-lui ton bras puissant pour terrasser ses ennemis ! Puissent les chrétiens ne pas tomber aujourd'hui sous le fer de l'infidèle Mamaï, comme jadis sous celui du cruel Bâty ! Daigne sauver le reste de ces braves guerriers, et que ton nom soit à jamais sanctifié ; c'est en toi seul, œil à qui rien n'échappe, que la triste Russie a placé sa confiance. J'ai deux fils qui n'ont d'autre arme que leur innocence qui les protégera contre le souffle impétueux des vents, contre la brûlante ardeur de la canicule ? Ô mon Dieu fais qu'ils revoient leur père et qu'eux-mêmes règnent un jour pendant de longues années... »

« La veille de la bataille, au plus fort de la nuit, l'illustre prince de Volhynie, capitaine rempli d'expérience, appelle le grand-prince dans la campagne pour lui apprendre quel sera le sort de la patrie. Ils ont devant eux le camp de Mamaï, derrière est celui des Russes. (Septembre 1580.)

« — Ecoute ! dit le héros volhynien. Aussitôt Dimitri, se tournant du coté du camp de Mamaï, entend de grands cris et un bruit semblable à celui qui règne dans un vaste marché, dans une ville dont on élève les édifices, ou bien encore aux sons qui s'échapperaient d'un grand nombre de trompettes ; plus loin se font entendre les cris des bêtes féroces, les croassements des corbeaux ; des troupes d'oies et de cygnes font retentir les bords de la Niépriadva du bruit de leurs ailes, et semblent annoncer une horrible tempête.

« — Maintenant tourne-toi vers le camp des Russes, » dit le Volhynien qu'entends-tu ? — Tout est calme, répond Dimitri ; j'aperçois seulement les feux du ciel qui confondent leur éclat avec la brillante aurore. » Le prince de Volhynie descend de cheval ; il se couche par terre et prête attentivement l'oreille. Il écoute longtemps enfin il se lève et garde un profond silence. « Eh bien ? lui demande le grand-prince. — Ah lui répond le prudent héros, nous éprouverons tour à tour la bonne et la mauvaise fortune ; les deux partis gémissent, l'un comme une veuve qui déplore la perte de son époux, l'autre comme une jeune vierge dont la voix plaintive ressemble aux sons du chalumeau. Nous triompherons, ô Dimitri ; mais, hélas ! la victoire nous coûtera bien cher. »

« A ces mots les yeux du grand-prince se remplissent de larmes.

« Cependant, enveloppées d'un épais, brouillard, les deux armées se joignent. Les étendards des chrétiens sont déployés. Les coursiers restent immobiles sous leurs cavaliers ; le son de nos trompettes est aigu, celui des clairons tartares est plus sourd. La terre gémit à l'Orient jusqu'à la mer, et à l'Occident jusqu'au Danube. Le champ de bataille cède sous le poids des guerriers qui le foulent ; les eaux des fleuves ont inondé les campagnes. L'heure fatale a sonné chaque soldat pique son coursier et s'élance en criant : « Grand Dieu ! sois favorable aux chrétiens. » On combat corps à corps ; les guerriers sont foulés sous les pieds des chevaux, sont étouffés dans la mêlée. De sanglantes étincelles jaillissent des glaives éclatants ; des forêts de piques se croisent et se brisent dans leur choc. Semblables à des arbres majestueux, nos valeureux guerriers se courbent vers la terre. Ô prodige ! le ciel s'entr'ouvre au-dessus des légions de Dimitri, et l'on aperçoit, au milieu d'un brillant nuage, des milliers de mains qui tiennent des couronnes resplendissantes préparées aux vainqueurs. Cependant les troupes du prince Wladimir s'élancent de leur embuscade et fondent sur Mamaï, comme des faucons sur une troupe d'oies, ou tels que des convives qui se pressent vers un festin de noces. Rien ne résiste à leur impétuosité, et l'ennemi prend la fuite en criant « Malheur à toi, Mamaï ! tu étais dans les cieux et te voilà maintenant précipité dans les enfers ! etc. »

Voici comment l'auteur dépeint l'amour mutuel de Dimitri et de la grande-princesse Eudoxie son épouse :

« C'était en deux corps une seule âme, guidée par la vertu. Tous deux vivaient ensemble comme des pigeons à la gorge d'or, comme des colombes au doux ramage. Tous deux se regardaient avec attendrissement dans le miroir pur et sans tache de leur conscience.

« A l'aspect de son époux étendu sur un lit de mort, des larmes amères et brûlantes inondent le beau visage de la grande-princesse. Sa voix ressemble au roucoulement matinal de la tourterelle, au son mélodieux d'un orgue.

« — Elle s'est éteinte pour jamais, la lumière de mes yeux ! s'écrie-t-elle dans sa douleur ; je l'ai perdu, le trésor de ma vie ! Où es-tu, mon héros ! Pourquoi faut-il que tu sois sourd à la voix de ton épouse ? Fleur majestueuse pourquoi t'être flétrie de si bonne heure ? Vigne fertile, c'en est fait, tu ne porteras plus la douceur de tes fruits dans mon sein. Regarde, oh ! regarde-moi ! De ton lit de mort, tourne tes yeux vers moi ; encore un mot, un seul mot de toi ! Eh quoi ! m'aurais-tu déjà oubliée ? Regarde voilà ta femme, voilà tes enfants. A qui confies-tu ton épouse ? qui prendra soin de tes orphelins ? Ô mon bien-aimé ! qu'est devenue ta gloire ? Naguère souverain de toute la Russie, tout, jusqu'à la vie, t'abandonne aujourd'hui ! Vainqueur du peuple, te voilà vaincu par la mort. Hélas ! ton sort brillant a changé en même temps que tes traits majestueux. Ô vie de mon âme par quelles caresses te prouver mon amour ? De misérables vêtements ont remplacé la riche pourpre qui te couvrait. Qu'ils sont différents de ceux dont j'aimais à te parer ! Au lieu de diadème, ta noble tête n'est plus enveloppée que d'un linge grossier Tu quittes ton palais somptueux pour descendre dans un cercueil ! Ah ! si le Seigneur daignait exaucer ma prière ! Mais toi, prie aussi pour ta bien-aimée ; obtiens du ciel qu'elle te suive dans la tombe, elle qui jamais ne te quitta pendant ta vie ! Nous sommes jeunes encore ; la triste vieillesse ne nous a pas encore frappés. Ah ! pourquoi ai-je si peu joui de mon bien aimé ! La joie a fait place aux larmes, le bonheur a cédé à la plus cruelle affliction. Pourquoi suis-je venue au monde, ou plutôt pourquoi ne t'ai-je pas précédé dans l'éternelle nuit ? je n'aurais pas vu ton trépas et ma misère Mais tes oreilles sont fermées à mes tristes discours ; tu n'es pas attendri de mes larmes amères ! Ô prince chéri, ton sommeil est trop profond j'essayerais vainement de t'éveiller ! Quelle guerre pleine de fatigue viens-tu de terminer, ô mon bien-aimé pour être plongé dans cet état de léthargie ? Les bêtes fauves retournent dans leurs antres, les oiseaux du ciel revolent vers leur nid ; et toi, cher époux, tu fuis à jamais ta demeure ! »

Après la bataille de Koulikof, qui avait presque anéanti la puissance des Tartares en Crimée, Timour, suivi de cinquante mille hommes, renouvela, en 1395, l'invasion de Bâty-Khan. Cette guerre civile entre Mongols et Mongols affaiblit encore les Tartares et facilita l'affranchissement des Russes dans leurs possessions méridionales.

 

XVIII

Le règne de quarante-trois ans d'Ivan III Vasiliewich, commencé à l'âge de vingt-deux ans en 1462, affranchit la Russie des Tartares, élargit l'empire au nord, à l'occident, à l'orient, complète l'unité, organise l'armée, aguerrit les Russes. Il combat, négocie et traite avec la Suède, la Pologne, la Hongrie ; fonde, au lieu d'une féodalité, un empire immense. Une terreur raisonnée asservit à ce prince tous les boyards et tous les princes ; il prend le nom antique de tsar, qui ne dérive point de César, comme on l'a écrit, mais qui dérive de l'hébreu et de l'arabe, où ce mot signifie puissance, trône, majesté. Il corrige le code civil et l'approprie à son temps ; il réforme le calendrier comme Jules César ; il convoque des conciles nationaux pour régler les doctrines et les disciplines de son clergé. Il déshérite, emprisonne son fils Dimitri, et meurt en laissant un empire au lieu d'une ville à son neveu, et la postérité indécise s'il mérita mieux le surnom de grand que de terrible (1505).

Les princes de Moscou subjuguèrent ou rattachèrent successivement les principautés de Tver, de Smolensk et de Novogorod. La Russie fortifiée semblait au moment de retrouver son indépendance. Les princes de Moscou prennent le titre et le rang d'autocrates de toutes les Russies.

 

XIX

A la mort d'Ivan III, Vasiliewich IV, son successeur (de 1505 à 1533), continua son règne en l'adoucissant. Il vécut en roi et mourut en saint. Le récit de sa fin chrétienne rappelle la mort du juste bénissant la terre et voyant déjà dans le ciel le prix de ses vertus. Son peuple assista à son agonie, et la Russie entière retentit de sanglots comme pour la perte d'un père. Un ambassadeur allemand envoyé à sa cour fait en ces termes le portrait de ce prince et de sa suite en 1523

« Le grand-prince s'occupait de l'administration des affaires depuis le matin jusqu'à son dîner, après lequel il prenait quelque repos. Aimant les plaisirs tranquilles de la campagne, il passait l'été à Ostrof, à Vorobief, ou à Moscou, dans le champ de Voronzof ; il visitait souvent les villes des environs, et allait chasser à Mojaïsk et à Volok-Lamsky ; mais les soins qu'il devait à l'État l'occupaient jusque dans ces divertissements. Il travaillait avec ses conseillers et ses secrétaires, et quelquefois donnait audience aux ambassadeurs étrangers. »

Voici comme le baron de Herberstein décrit la chasse du grand-prince

« Dès que nous eûmes aperçu le monarque russe dans la campagne, nous mîmes pied à terre, et nous nous avançâmes vers lui. Il était monté sur un beau coursier et magnifiquement vêtu ; sa tête était couverte d'un bonnet fort élevé, brodé en pierres précieuses et surmonté de plumes dorées que le vent faisait flotter ; un poignard et deux couteaux étaient attachés à sa ceinture. Il avait à sa droite Aley, tsar de Kazan, armé d'un arc et de flèches ; à sa gauche, deux jeunes princes, dont l'un tenait une hache, et l'autre une masse d'armes. Sa suite était composée de plus de trois cents cavaliers.

« A l'approche de la nuit on descendait de cheval et l'on dressait des tentes dans une prairie ; le grand-prince, après avoir changé d'habit, s'asseyait dans la sienne, sur un fauteuil, rassemblait ses boyards et s'entretenait gaiement avec eux sur le bon ou le mauvais succès de la chasse ; des domestiques présentaient ensuite une collation, du vin et de l'hydromel. Nos plus anciens princes, Vsevolod Ier, Monomaque, etc., aimaient aussi le plaisir de la chasse ; mais Vasili fut, dit-on, le premier qui introduisit l'usage des meutes dans ces sortes d'amusements, car les Russes avaient autrefois les chiens en horreur, les regardant comme des animaux impurs.

« La cour de Vasili était brillante. Il augmenta le nombre de ses officiers, en y ajoutant les inspecteurs d'armes et des chasses, les kraïtchis et les rendis. Le kraïtchi était ce que nous appelons aujourd'hui grand échanson, et on nommait rendis des écuyers choisis parmi les jeunes gens nobles, distingués par leur beauté, les traits délicats de leur physionomie, et une exacte proportion dans leur taille. Vêtus de manteaux de satin blanc, et armés de petites haches d'argent, ils marchaient devant le grand-prince lorsqu'il paraissait en public ; et au palais, placés auprès de son trône, ils semblaient aux étrangers des anges descendus des cieux ; à la guerre, ils étaient chargés de la garde des armes du prince.

« Humble à l'église où, éloignant sa nombreuse cour, il restait toujours seul, près du mur, appuyé sur son bâton, Vasili aimait la magnificence dans toutes les autres assemblées solennelles, surtout dans les audiences qu'il donnait aux ambassadeurs étrangers. Pour leur donner une grande idée de la nombreuse population de la Russie, de la richesse de ses habitants, ainsi que de la gloire et de la puissance du grand-prince, le jour de leur présentation on fermait toutes les boutiques, on suspendait les travaux et les affaires ; les citoyens, vêtus de leurs plus beaux habits, se pressaient en foule autour des murs du Kremlin. On faisait venir les enfants boyards de toutes les villes voisines, les troupes étaient sous les armes et les officiers les plus distingués allaient à la rencontre des ambassadeurs. Dans la salle d'audience, remplie d'une multitude de spectateurs, régnait le plus profond silence. On voyait le monarque sur son trône, ayant près de lui une image suspendue à la muraille ; à sa droite était posé son bonnet, à sa gauche le sceptre. Les boyards étaient assis sur des bancs, couverts d'habits enrichis de perles, avec des bonnets fort élevés.

‘Les dîners du grand-prince se prolongeaient quelquefois jusqu'à la nuit. On disposait plusieurs rangs de tables dans la grande salle les frères du prince ou le métropolitain occupaient les places d'honneur auprès du monarque, et plus loin se plaçaient les seigneurs et officiers, parmi lesquels on voyait aussi quelquefois de simples soldats qui s'étaient distingués par des actions d'éclat. Au milieu, sur une table plus élevée, brillaient un grand nombre de vases d'or, de coupes, de tasses. Le premier plat se composait toujours de cygnes rôtis. On présentait des coupes remplies de malvoisie et d'autres vins de Grèce. Le monarque, en signe de faveur, envoyait lui-même les mets à quelques-uns des convives ; alors ils se levaient et le saluaient les autres en faisaient autant à leur égard, et il fallait les remercier encore par des salutations particulières. Afin de chasser l'ennui, .il était permis aux convives de converser librement entre eux, car Vasili ; aimait une conversation inspirée par la gaieté et la décence, libre de toute contrainte. Pendant le dîner, il parlait avec bonté aux étrangers, faisait l'éloge de leurs souverains il les engageait à rester quelque temps à Moscou, afin de se délasser des fatigues d'un long voyage, et de reprendre de nouvelles forces pour retourner dans leur patrie ; il leur adressait ensuite différentes questions, etc. »

« Quand nous revenions le soir du palais du grand prince, écrit François Da-Collo, ambassadeur de Maximilien, les rues de Moscou étaient si bien éclairées, que la nuit ressemblait au jour. »

Outre les présents, on fournissait tous les jours aux ambassadeurs ce qui leur était nécessaire et on aurait regardé comme une offense de leur voir acheter la moindre chose. Des fonctionnaires particuliers lisaient, pour ainsi dire, dans les yeux de ces illustres hôtes, et ils étaient responsables du plus léger sujet de mécontentement de leur part.

L'Europe de cette époque n'appelait un tel empire barbare que parce qu'il lui était inconnu.

 

XX

Une régence d'Hélène, sa veuve, gouverna la minorité d'Ivan IV, fils de Vasili, qui n'avait que quatre ans à la mort de son père. Elle sacrifie sa politique à ses amours et immole son fidèle ministre pour complaire à son amant. Des supplices atroces la vengent de ses sujets révoltés ; elle meurt du poison, dans la fleur de sa vie, en 1538 ; son favori périt après elle. L'oligarchie des princes ou boyards se dispute la minorité d'Ivan IV et ensanglante Moscou de leurs dissensions. A l'âge de dix-huit ans, il se fait enfin couronner, avec une pompe moitié tartare, moitié chrétienne, dans la cathédrale de Moscou, sous le titre de tsar. Ses envoyés parcourent la Russie pour trouver une épouse digne de lui parmi les plus belles filles de l'empire. Anastasie, fille de Roman, d'où descendent les Romanof, fixe leur choix et le sien. Un incendie dévore pour la troisième fois cette ville qui semble dévouée aux flammes et qui en ressort toujours plus vaste et plus riche.

« La ville entière, dit l'annaliste, et le Kremlin présentaient l'aspect d'un immense bûcher embrasé, couvert d'une fumée noire et épaisse. Les édifices en bois disparurent entièrement ; ceux en pierre ne présentaient plus que des décombres ; le fer étincelait comme dans une fournaise, et la force de la chaleur avait liquéfié le cuivre le mugissement de la tempête, l'écroulement des édifices, les cris de désolation du peuple, étaient, de moments à autres, étouffés par l'explosion des poudres déposées au Kremlin et dans quelques parties de la ville. Les palais du tsar, le trésor, les choses précieuses, les armes, les images, les archives, les livres et jusqu'aux saintes reliques, tout fut détruit dans l'embrasement de Moscou ! Le métropolitain, presque étouffé par la fumée, était encore en prières dans la basilique de l'Assomption on fut obligé d'employer la force pour l'en faire sortir, et, comme il ne restait plus d'autre moyen de le sauver que de le faire glisser le long d'une corde à nœuds jusqu'à la Moskova, on parvint à l'y décider ; mais, n'ayant pas la force de se soutenir, il fit une chute tellement dangereuse, qu'il fallut le transporter à demi mort. »

 

XXI

Le peuple, convaincu que l'incendie est un avertissement céleste qui commande aux Russes de purger le palais de ses vices, se soulève et massacre l'aïeul et les oncles d'Ivan. Un moine, nommé Sylvestre, apostrophe Ivan lui-même et lui reproche ses faiblesses. Ivan se convertit, verse des larmes, imite les vertus de sa femme Anastasie, ressaisit le pouvoir, refoule le peuple, immole et assujettit les ambitieux boyards. Son règne se régularise et s'adoucit sous l'inspiration de Sylvestre. Une assemblée des plus sages boyards de l'empire convoqués au Kremlin en 1550, réforme les lois politiques, le code civil, le clergé, et appelle en Russie les étrangers capables d'éclairer le peuple par les sciences et les arts. Ivan conquiert, en 1552, sur les Tartares, l'opulente ville de Kazan, cette Samarkande du Volga, capitale d'une autre Mongolie son retour à Moscou est un triomphe de trois cents lieues. Sa femme Anastasie l'attend aux portes de la ville portant dans ses bras le fils qu'elle lui a donné pendant son absence. La campagne suivante lui soumet le royaume d'Astrakan, la Circassie, les Tartares Noghaïs les Sibériens reconnaissent la suzeraineté russe ; la Livonie, la Suède, la Finlande, sont envahies par ses armées. Ivan IV substitue la solde en argent aux fiefs en terre dont les tsars jusqu'à lui payaient les services militaires de leurs boyards. La Livonie vaincue est arrachée à l'ordre Teutonique et annexée à l'empire des tsars ; la Crimée envahie subit ses conditions et ses tributs. La mort précoce d'Anastasie enlève à la fois à Ivan IV sa -fortune et sa vertu (1560).

Son désespoir l'endurcit et fait un tyran du plus héroïque et du plus généreux des princes. Il emprisonne le moine Sylvestre dans un monastère et son ministre Adascbeff à Dorpat. Ce Germanicus devient en peu d'années le Néron de la Russie ses débauches, ses meurtres, ses ivresses de sang, attestent de quels délires la tyrannie est capable et quelle servitude les courtisans peuvent supporter. Le souvenir des chastes délices qu'il a goûtées dans sa première union avec une femme vertueuse lui fait prendre pour seconde épouse une princesse circassienne d'une beauté célèbre dans sa nation il l'achète à sa famille, la fait élever à Moscou et la place sur le trône. La nature sauvage et féroce de la Circassienne irrite au lieu de tempérer, sa soif de sang. Il se dégoûte de cette femme et se passionne pour la veuve d'un de ses frères la princesse Julienne religieuse dans le monastère du Kremlin.

Tout à coup il disparaît de Moscou sans qu'on sache le lieu de sa retraite, et, semblable à Tibère écrivant au sénat de Rome pour lui dénoncer ses ennemis, il écrit aux habitants de Moscou pour leur désigner les boyards traîtres à la Russie. Il les menace de déposer la couronne s'ils hésitent à le venger. Les lâches chefs de la capitale, craignant un piège, se rendent au lieu de sa retraite pour le supplier de les tyranniser encore. Ils lui promettent à ce prix tout le sang qu'il voudra faire couler. Il revient à Moscou précédé de soldats, de prêtres et de bourreaux. Le peuple simule là joie pour cacher la terreur. Le portrait d'Ivan par les annalistes témoins de son entrée à Moscou rappelle l'insensé sous le tyran.

« Il était de haute taille, disent-ils, les épaules fortes, les bras énormes, la poitrine large, des cheveux flottants, de longues moustaches, le nez aquilin, les yeux fauves, pleins d'éclairs errants, assombris quelquefois comme sous des nuages ; un reste de beauté dans la physionomie altérée par l'empreinte des vices, si livide qu'à peine ses sujets pouvaient le reconnaître une sombre férocité se révélait dans l'expression de ses traits déformés ; il avait le regard éteint, il était chauve au sommet de la tête, il ne lui, restait plus que quelques poils de barbe il semblait avoir été consumé par un feu intérieur. »

Il demanda pour sa sûreté une garde particulière, indépendante des troupes fournies par les boyards il déclara presque toutes les grandes villes de l'empire, Moscou et ses dépendances, propriété personnelle du tsar ; il se choisit mille satellites parmi les fils de boyards, à qui il distribuait, pour prix de leur dévouement, les fiefs enlevés à ses ennemis supposés ; il s'attribua à lui et à ses gardes tous les quartiers de Moscou voisins du Kremlin, d'où il relégua les princes et les boyards loin de la forteresse dans des rues écartées il se fit construire une forteresse pour palais.

Le lendemain les supplices commencèrent. La première victime fut le célèbre voïevode, prince Alexandre Gorbati-Schouisky, descendant de saint Wladimir, de Vsevolod le Grand et des anciens princes de Souzdal. Cet homme, animé d'un égal amour de la religion et de la patrie, qui avait puissamment contribué à la conquête du royaume de Kazan, fut condamné à mort ainsi que son fils Pierre, jeune homme de dix-sept ans. Ils se rendirent tous deux au lieu du supplice avec calme et dignité, sans frayeur et se tenant par la main. Afin de ne pas être témoin de la mort de l'auteur de ses jours, Pierre présenta le premier sa tête au glaive mais son père le fit reculer en disant avec émotion « Non, mon fils, que je ne te voie pas mourir ! » Le jeune homme lui cède la place, et aussitôt-là tête du prince est détachée du corps son fils la prend entre ses mains, la couvre de ses baisers, et, levant les yeux au ciel, il se livre de lui-même aux mains du bourreau. Le beau-frère de Gorbati, Pierre Khovrin, Grec d'origine ; le grand officier Golovin, le prince Soukhoï-Kachin, grand échanson, le prince Pierre Gorensky, furent décapités le même jour.

D'autres princes furent empalés et chantèrent des cantiques sur le pal qui déchirait leurs entrailles. Le sang coula comme le vin dans les cours du Kremlin.

 

XXII

Après ces longues proscriptions, le tsar s'enferma avec six mille prétoriens dans la forteresse d'Alexandrovsky, enceinte de fossés, hérissée de canons ; campé en ennemi public plutôt que régnant en prince au milieu de son peuple, il y mêlait dans sa démence la vie du cénobite à la vie du bourreau. Le tableau de cette communauté militaire et monacale, dont il s'était constitué l'abbé, est un phénomène historique qu'un pays aussi reculé que la Russie pouvait seul offrir au seizième siècle.

« Le nouveau palais avait l'apparence d'une forteresse inexpugnable. Cependant le tsar ne s'y croyait pas encore en sûreté, et, prenant en aversion le séjour de Moscou, il fixa, depuis ce moment, sa résidence la plus ordinaire dans le bourg d'Alexandrovsky, qui devint une ville embellie d'églises, de maisons et de boutiques en pierre. Son célèbre temple de Notre-Dame resplendissait à l'extérieur de l'éclat des couleurs les plus vives, enrichies d'or et d'argent sur chaque brique était représentée une croix. Le tsar habitait un grand palais entouré d'un fossé et d'un rempart ; les officiers de la cour, fonctionnaires civils et militaires, occupaient des maisons séparées ; les légionnaires avaient leur rue particulière, ainsi que les marchands. Il était expressément défendu d'entrer ou de sortir à l'insu d'Ivan, et, pour faire exécuter cette mesure de surveillance, on établit un corps de garde à trois verstes de la Slobode. Dans ce château menaçant, environné de sombres forêts, le tsar consacrait au service divin la plus grande partie de son temps, cherchant à calmer le trouble de son âme par de continuels exercices de dévotion il imagina même de transformer son palais en monastère et ses favoris en moines. Il donna le nom de frères à trois cents légionnaires choisis parmi les plus dépravés, prit le titre d'abbé, puis institua le prince Athanase Viazemsky trésorier, et Maluta Skouratof sacristain. Après leur avoir distribué des calottes et des soutanes noires, sous lesquelles ils portaient des habits éclatants d'or, garnis de fourrures de martre, il composa la règle du couvent et prêcha l'exemple dans son étroite observance.

« Voici la description de cette singulière vie monastique. A trois heures du matin, le tsar, accompagné de ses enfants et de Skouratof, allait au clocher pour sonner matines ; aussitôt tous les frères se rendaient à l'église ; celui qui manquait à ce devoir était puni par huit jours de prison. Pendant le service, qui durait jusqu'à six ou sept heures, le tsar chantait, lisait, priait avec tant de ferveur, que toujours il lui restait sur le front des marques de ses prosternations. A huit heures, on se réunissait de nouveau pour entendre la messe, et à dix tout le monde se mettait à table, excepté Ivan, qui lisait, debout et à haute voix, de salutaires instructions. L'abondance régnait dans les repas on y prodiguait le vin, l'hydromel, et chaque jour paraissait un jour de fête. Les restes du festin étaient portés sur la place publique pour être distribués aux pauvres. L'abbé, c'est-à-dire le tsar, dînait après les autres ; il s'entretenait, avec ses favoris, des choses de la religion, sommeillait ensuite, ou bien allait dans les prisons pour faire appliquer quelques malheureux à la torture. Ce spectacle horrible semblait l'amuser il en revenait chaque fois avec une physionomie rayonnante de contentement. Il plaisantait, il causait avec plus de gaieté que d'ordinaire. A-huit heures, on allait à vêpres ; enfin, à dix, Ivan se retirait dans sa chambre à coucher, où, l'un après l'autre, trois aveugles lui faisaient des contes, qui l'endormaient pour quelques heures. A minuit, il se levait et commençait sa journée par la prière. Quelquefois on lui faisait à l'église des rapports sur les affaires du gouvernement ; quelquefois les ordres les plus sanguinaires étaient donnés au chant des matines ou pendant la messe Pour rompre l'uniformité de cette vie, Ivan faisait ce qu'il appelait des tournées. Il visitait alors les monastères voisins ou éloignés, ou il allait poursuivre les bêtes fauves dans les forêts, préférant à tout la chasse de l'ours. »

Dans ses moments lucides il recherchait cependant, entre tous, les Livoniens prisonniers, et cherchait à substituer les étrangers aux Russes dans sa cour et dans les emplois, pour former son peuple sur le modèle' des nations germaniques.

 

XXIII

Des accès de fureur entrecoupaient ces loisirs. Moscou recevait tout à coup l'ordre de supplicier ses premiers citoyens. Quelquefois il se réservait à lui-même le rôle de bourreau. Un jour il fit asseoir sur le trône son grand écuyer, Féodorof ; lui posa la couronne sur la tête, le sceptre dans la main ; le tsar s'inclina devant ce fantôme de tsar.

« Salut, lui dit-il, grand tsar de Russie, tu reçois de moi l'honneur que tu convoitais, mais si j'ai eu la puissance de te créer souverain, j'ai aussi celle de te précipiter du trône. » Et il lui plongea son poignard dans le cœur. Son corps fut jeté aux chiens, et sa femme égorgée sur son cadavre. Le tsar repoussait du pied avec de cyniques railleries les têtes des boyards qu'on amoncelait dans leur sang devant lui. Un moine osa fulminer en présence du tyran les menaces divines. Des milliers de moines expièrent par leur mort cette sainte audace.

Au mois de juillet 1568, à minuit, ses favoris enfoncent les portes des principaux boyards et négociants de Moscou, enlèvent les femmes renommées pour leur beauté, les entraînent hors des murs. Au lever du soleil, ils sont rejoints par le tsar en personne, escorté de mille satellites. On se met en route à la première couchée, on lui présente les femmes, parmi lesquelles il en choisit quelques-unes, abandonnant les autres à ses favoris. Ensuite il fait avec eux le tour des murs de Moscou, brûlant les métairies des boyards disgraciés, mettant à mort leurs fidèles serviteurs, exterminant jusqu'aux bestiaux, surtout dans les villages de Kolomma, qui appartenaient au grand écuyer Féodorof. Rentré dans Moscou, il fit reconduire chez elles les femmes enlevées, dont plusieurs moururent de honte et de douleur.

Bientôt las de supplices isolés, il extermine des villes et des provinces entières ; mais dans les intervalles lucides de sa démence furieuse, il négocie avec habileté, il combat ou fait combattre avec bonheur, il organise avec sagesse, il réforme avec vigueur homme double, moitié brute, moitié prince de génie, répondant par son caractère aux populations sauvages qu'il dompte et par son intelligence supérieure à sa mission de fondateur d'empire, il vieillit ainsi entre l'horreur et l'admiration de ses peuples.

Dans un de ses accès de colère il tue son fils aîné d'un coup de son bâton ferré asséné sur la tête ; il le pleure ensuite comme la plus tendre mère, s'accuse de son crime, implore à genoux son pardon des hommes et du ciel, et suit couvert de cendres ses funérailles. Il meurt enfin, le 18 mars 1584, pleuré par son peuple et laissant dans la mémoire des vieux Russes une popularité qui est le mystère de la gloire et l'encouragement des peuples à la tyrannie.

 

XXIV

Son second fils, le faible et vertueux Fédor 1er, lui succède sans contestation. Boris Goudounof, déjà favori d'Ivan IV et frère de la tsarine Hélène, épouse de Fédor, gouverne l'empire avec le titre de régent.

Pendant que Fédor prie et psalmodie dans son palais transformé en monastère, Goudounof continue d'un esprit supérieur et d'une main énergique les pensées d'Ivan. Cette régence est le plus beau règne de la première dynastie des tsars de Moscou. Les historiens de Russie qui ont écrit leurs annales sous la dynastie des Romanof chargent la mémoire de Goudounof de perfidies, de meurtres et de trahisons que rien ne justifie dans son caractère. Il donne un patriarche à l'Église russe pour l'empêcher de tomber sous la servitude de l'Eglise grecque ou de l'Église romaine. Il éloigne de Moscou, disent ces chroniques, la tsarine douairière, veuve d'Ivan, avec son fils Dimitri, âgé de sept ans, successeur éventuel de Fédor, dont le mariage était jusque-là stérile. Goudounof, selon ses accusateurs, conspirait la mort du jeune Dimitri, afin de prétendre lui-même à la couronne des tsars à la mort de Fédor.

Le récit de la légende de Dimitri est une des scènes les plus pathétiques de l'histoire de Russie. Nous la reproduisons sans y croire.

Le samedi 15 mai 1591, dès la sixième heure du jour, la tsarine revenait de l'église avec son fils et se préparait à dîner. Ses frères ne se trouvaient pas au palais ; les domestiques étaient occupés à servir. Dans cet instant, la gouvernante Volokhoff appelle Dimitri pour le faire promener dans la cour ; la tsarine qui voulait le suivre, malheureusement distraite de cette idée, s'arrête. La nourrice voulait retenir le tsarévitch sans aucun motif dont elle pût se rendre compte, mais la gouvernante l'entraîne par force dans le vestibule et, de là, sur l'escalier, où ils rencontrèrent Joseph Volokhoff, Daniel Bitiagofsky et Katchaloff. Le premier, en prenant Dimitri par la main, lui dit « Seigneur, vous avez un nouveau collier. L'enfant, en levant la tête, et avec le sourire de l'innocence, lui répond : « Non, c'est l'ancien. » Dans ce moment, le fer assassin le frappe ; mais, après avoir à peine effleuré la gorge du prince, il tombe des mains de Volokhoff. La nourrice jette des cris d'effroi, en serrant dans ses bras l'enfant souverain. Volokhoff prend la fuite ; mais Daniel Bitiagofsky et Katchaloff arrachent le tsarévitch à sa nourrice, le poignardent, et se précipitent au bas de l'escalier, au moment même où la tsarine y arrivait, sortant du vestibule. Le jeune martyr, âgé de neuf ans, était étendu, ensanglanté dans les bras de celle qui l'avait nourri, et qui avait voulu le défendre aux dépens de sa vie. Il palpitait comme une colombe, et il exhala son dernier soupir sans entendre les lamentations de sa mère au désespoir. La nourrice montrait du doigt l'infâme gouvernante, troublée, par le crime, et les assassins qui traversaient la cour. Personne ne se trouva là pour les arrêter mais le vengeur céleste était présent.

 

XXV

Fédor meurt en 1598 ; le peuple et les boyards prêtent serment à la tsarine sa veuve, sœur du régent Goudounof. Elle renonce au trône et se retire dans un couvent. Goudounof l'y suit pour lui persuader de reprendre le sceptre. L'empire, sans prince, sans tsarine et sans régent, tremble de retomber dans l'anarchie. Le clergé, les boyards, le peuple, assiègent les portes du couvent pour contraindre Goudounof à continuer le règne sous le titre de tsar. Il refuse avec une habile obstination jusqu'à ce que le cri de la Russie entière le proclame l'homme nécessaire et le chef d'une troisième dynastie : Ce cri s'élève unanime de toutes les provinces et de toutes les classes de la nation. Comment la reconnaissance publique aurait-elle couronné un empoisonneur et un assassin ? Il faut se défier des partis et croire aux nations. Goudounof était peut-être un ambitieux, mais il était un grand homme.

Il fonde sa dynastie sur d'immenses services rendus à sa patrie. L'empire s'agrandit : la Lithuanie, lassée de combats, se prépare à l'annexion ; la Suède, anarchisée, cesse de disputer aux Russes les bords du golfe de Finlande le sultan Mahomet III oublie les progrès des Russes sur la mer Noire pour combattre la Perse et l'Autriche, ennemis plus invétérés de l'empire ottoman ; les Cosaques auxiliaires conquièrent les neiges de la Sibérie, Goudounof fortifie les pentes du Caucase contre les Turcs et s'assure un port sur la Baltique. Il s'allie avec les Danois, ennemis éternels des Suédois, il négocie avec l'Autriche, il contracte la première amitié avec l'Angleterre, dont le génie commercial et navigateur cherche par tout le globe des exportations, et importe la civilisation avec ses marchandises.

 

XXVI

Sa passion paternelle pour son fils Fédor suscite des soupçons sinistres dans son âme contre les grands. Il relègue et décime les Romanof, dont la popularité menace son trône. Le jeune Michel Romanof, destiné à devenir le chef de la dynastie actuelle, languit dans le village de ses pères. Des bandes de brigands se forment dans les provinces pour venger l'emprisonnement ou le meurtre des Romanof ou des grands boyards. La noblesse le craint et le hait.

Un jeune moine errant, d'un monastère de Souzdal, nommé Jouri Otrepief, vient à Moscou, admire les pompes du tsar, se pénètre des récits populaires qui attribuent à Goudounof le meurtre du jeune Dimitri, successeur légitime d'Ivan IV, construit une fable sur ces fondements, se jure à lui-même de devenir tsar à son tour. Le bruit court bientôt sur les traces du moine que le vrai Dimitri, échappé miraculeusement par les soins de sa nourrice à la mort, vit et attend dans le mystère l'heure de punir son assassin et de monter sur son trône.

Il se jette en Lithuanie avec quelques compagnons crédules ou complices de sa fraude. Un prince de Lithuanie, Vichnewelsky, se laisse séduire à l'espoir de donner un maître à la Russie. Les jésuites polonais et le roi Sigismond de Pologne stimulent la foi à ses impostures. Le nonce du pape l'accueille en prince à Varsovie. Le roi lui fournit des subsides. Les jésuites reçoivent son abjuration de la religion grecque et se flattent de faire du futur tsar de Russie le Constantin catholique du Nord. Ils le sacrent empereur des Russes dans leur chapelle. Autorisé par Sigismond, un vieux prince polonais, Mnischek, arme pour sa cause ses vassaux, et lui fiance sa fille Marine, Polonaise, douée de la beauté et du génie aventureux de sa race (1603).

Son armée, grossie de tous les vagabonds de Pologne et des Cosaques Zaporogues, pénètre en Russie. Des proclamations semées d'avance sur sa route et démenties en vain par le tzar Goudounof, fanatisent les peuples, toujours amoureux du surnaturel. Le roi Sigismond appuie d'un manifeste royal ces proclamations de l'imposture. Les villes lui ouvrent leurs portes et lui livrent leurs magistrats enchaînés. Novogorod s'apprête à le recevoir en souverain. Campé sous les murs de cette capitale défendue seulement par les strélitz, il attend l'armée de Goudounof et triomphe dans une première bataille. Mais les inconstants Polonais et son beau-père lui-même, le prince Mnischek, l'abandonnent aussi légèrement qu'ils l'avaient adopté. Défait dans une seconde bataille, il s'enfuit sur un cheval blessé chez les Cosaques du Don, et continue de là à agiter l'empire. Goudounof meurt avant l'âge, en 1605, en recommandant son fils au peuple de Moscou.

 

XXVII

Le jeune tsar Fédor, fils de Goudounof, nomme généralissime l'intrépide Basmanoff, défenseur et sauveur de Novogorod. Basmanoff, homme énergique dans le combat, nul au conseil, arrive à l'armée dévouée à Fédor, trouve l'armée travaillée par les proclamations de Dimitri et prête à trahir ; il se hâte de devancer ses soldats en trahissant le prince Fédor. Il proclame Dimitri souverain de Moscou et tsar de toutes les Russies.

Le prince Galitzin se fait garrotter par ses serviteurs, afin de paraître céder à la violence en trahissant son devoir et son serment. L'imposteur, appelé et salué par l'armée, s'avance avec cent mille hommes contre Moscou. Le peuple ému par son approche s'ameute, escalade le Kremlin, jette, chargé de chaînes, dans un cachot, le jeune tsar légitime, semblable à un ange d'innocence et de beauté, disent les témoins, sa mère et sa sœur. On traîne cheveux dans la poussière le patriarche revêtu de ses habits pontificaux, qui résiste seul à l'imposture triomphante.

Le faux Dimitri entre enfin dans Moscou. Son premier acte est d'immoler à son ambition satisfaite et à sa fortune future le jeune tsar Fédor, sa mère Marie, sa sœur Xénie. L'ombre d'un monastère ne lui promet pas une garantie suffisante contre le désillusionnement du peuple russe et contre leur retour. Les princes Galitzin, Massalsky entrent avec une poignée de féroces strélitz dans la petite maison du Kremlin, où ces trois infortunées victimes attendaient leur sort. Fédor et sa sœur Xénie, y assis aux pieds de leur mère, priaient Dieu les mains jointes sur les genoux de Marie. Ils se jettent, à l'aspect des bourreaux, dans le sein de leur mère. Les strélitz les en arrachent, et, les traînant tous trois dans des chambres séparées, étranglent la veuve de Goudounof. Fédor lutte avec toute la vigueur de l'âge et du désespoir contre quatre assassins. Il succombe enfin, et les bourreaux jettent dans la cour son cadavre sur celui de sa mère. Par un supplice pire que la mort, la fille de Goudounof, Xénie, dont la beauté éveille la convoitise du barbare Dimitri, est donnée ensuite par lui en esclave au prince Massalsky (juin 1605). Ainsi finit la dynastie de Boris-Goudounof, élevée par un crime imaginaire, éteinte par le plus odieux de tous les crimes.

 

XXVIII

« Le temps de la paix, de l'amour et de la joie est arrivé, » écrivent au faux Dimitri les princes de Moscou dans leur adresse de félicitation. Il parcourt les rues de la capitale, précédé des Polonais, ses complices. Monté sur un cheval de parade, revêtu d'un habit d'or, un collier de pierreries flottant sur sa poitrine, entouré d'un cortége de soixante princes et du clergé chantant des hymnes, il va baiser les saintes reliques.

Sa prétendue mère, la tsarine Marpha, enfermée depuis quinze ans dans un monastère, gagnée et intimidée, affecte de reconnaître l'imposteur pour son fils. Le peuple, témoin de cette fausse reconnaissance, applaudit aux embrassements publics de la mère et du fils. Il règne quelques mois avec l'assurance et l'habileté d'un souverain habitué au trône. Bientôt ses mœurs brutales et dissolues, sa partialité pour les Polonais, sa faveur pour les jésuites qui l'ont suivi à Moscou, ses habitudes triviales, sa prodigalité de brigand qui se hâte de jouir de ses dépouilles, scandalisent les vieux Russes.

Le luxe de sa cour dépassait tout ce que le Nord avait emprunté aux magnificences de l'Asie : il aimait à monter des étalons sauvages et indomptés, et à tuer, de sa propre main, des ours, en présence de la cour et du peuple. Il éprouvait lui-même les canons neufs, et s'en servait, pour tirer au but, avec une adresse particulière. Il exerçait les troupes, les disciplinait, prenait d'assaut les forteresses faites en terre, se précipitait dans les mêlées ; et, dans ces sortes de luttes, il souffrait qu'on le heurtât avec violence jusqu'à le faire quelquefois tomber. C'est ainsi qu'il se glorifiait des talents du cavalier, du chasseur,' de t'artilleur, de l'athlète, oubliant la dignité du monarque.

Il en perdait également le souvenir dans ses accès de violence pour la moindre faute ou maladresse, il se mettait hors de lui, et frappait d'un bâton les officiers les plus distingués. La bassesse dans un souverain répugne au peuple, encore plus que la cruauté. On reprochait aussi au nouveau tsar une prodigalité démesurée ;' il semait l'argent et récompensait sans discernement. Il donnait aux musiciens étrangers des appointements que n'avaient point les premiers dignitaires de l'État. Passionné pour le luxe et la magnificence, il achetait continuellement, commandait toute sorte de choses précieuses ; et dans l'espace de trois mois il dépensa plus de sept millions de roubles. Le peuple n'aime point la prodigalité dans les souverains, car il redoute les impôts.

Dans la description que les étrangers font de la magnificence qui existait alors à la cour de Moscou, ils parlent avec surprise du trône du faux Dimitri, qui était d'or massif, orné de glands en diamants et en perles ; il était soutenu par deux lions en argent, et couvert de quatre riches boucliers, posés en croix, au-dessus desquels brillaient une boule en or et un bel aigle du même métal. Quoique l'imposteur sortît toujours à cheval, même pour aller à l'église, il avait une quantité de chars et de traîneaux, ornés d'argent et garnis de velours et de zibeline les selles, les brides et les étriers de ses fiers coursiers d'Asie resplendissaient d'or, d'émeraudes et de rubis. Les cochers et les palefreniers du tsar étaient mis comme les plus grands seigneurs de la cour. Il n'aimait pas à voir les murs nus dans les appartements du Kremlin, il les trouvait tristes.

Après avoir fait détruire le palais de Boris, qu'il regardait comme un monument détesté, il fit construire pour lui, plus près de la Moskova, un nouveau palais également en bois il en orna les murs d'étoffes précieuses de Perse ; les poêles de faïence étaient décorés de grillages en argent, et les serrures des portes étaient dorées. A la grande surprise des Moscovites, il fit placer devant cette habitation favorite l'image sculptée du gardien des enfers, un énorme Cerbère en bronze, dont les trois gueules s'ouvraient et bruissaient au plus léger attouchement. « Par cet emblème, disent les annalistes, le faux Dimitri présageait la demeure qu'il aurait dans l'éternité l'enfer et les ténèbres. »

Agissant ainsi contre les usages russes et contre la prudence, le faux Dimitri méprisait également les principes les plus sacrés de la morale. Il ne voulait point réprimer ses passions, il violait publiquement les lois de la chasteté et de la décence, comme pour ressembler par là à son père prétendu. Il reprend au prince Massalsky l'infortunée Xénie, fille et sœur de ses victimes, et la force de partager sa couche.

 

XXIX

Reconnu par un moine de son ancien couvent, des doutes commencent à s'élever sur son imposture. Le moine indiscret est étranglé dans sa prison. Un de ses principaux complices, le prince Schouisky, laisse éclater ses remords et confesse tout bas que la Russie est aux pieds d'un imposteur. Enfin son père, sa mère véritables, ses oncles viennent à Moscou le voient et le reconnaissent l'exil en Sibérie le délivre de ces témoins importuns. Il fait trancher la tête au prince Tourghenief et à un riche marchand de Moscou, Fédor, qui répandent la vérité dans le peuple. Son mariage avec Marine, fille de son premier complice polonais, le prince Mnischek, sa partialité pour cette famille étrangère, ses rapports avec le pape Paul V, dont l'ambassadeur le comblait d'adulations, enfin l'inconstance naturelle, la force de la vérité, la brièveté des succès de l'imposture, soulèvent Moscou. Le prince Schouisky conspire avec les boyards, fait sonner le tocsin, appelle la ville aux armes, pénètre dans le Kremlin, égorge le faux Dimitri, rassemble les principaux citoyens et se fait élire lui-même tsar de toutes les Russies par l'acclamation d'une seule ville (17 mai 1606).

Il règne quelques années. Il a tour à tour à se défendre contre plusieurs imposteurs, dont l'un se dit fils du tsar Fédor, dont l'autre se dit Dimitri lui-même échappé à la révolte de Moscou. Ce dernier est même reconnu par Marine, veuve du dernier tsar, comme son époux. Les Polonais soutiennent l'imposteur et sont vainqueurs dans plusieurs batailles. Le peuple de Moscou se soulève contre Schouisky et le jette avec sa femme dans un monastère (1610). Quelque temps après, l'imposteur est abandonné par les Polonais et meurt misérablement.

Trois ans d'anarchie démembrent l'empire. Les. Suédois et les Polonais se disputent les lambeaux de la Russie. Des troupes patriotiques levées par les boyards délivrent la capitale des mains des Polonais. La tsarine Marine, veuve de Dimitri et fille du Polonais Mnischek, est ramenée captive à Moscou. Son fils, âgé de trois ans, est pendu sous les yeux de sa mère. Elle expire bientôt elle-même, victime de sa beauté, de ses intrigues et de la haine des Russes contre les. Polonais, fauteurs de la honte et de la servitude de leur patrie.

 

XXX

La capitale délivrée convoque les représentants de la nation entière à Moscou pour élire un tsar. Un enfant de seize ans, Michel Romanof, est appelé au trône. Il descendait' d'une famille prussienne, mais antique en Russie et illustrée par ses services. Une tradition populaire rapportait qu'Ivan IV en mourant avait désigné cette famille comme digne d'hériter de la couronne, si son fils venait à mourir sans enfants. Cette prophétie et la jalousie des boyards entre eux, qui préféraient un enfant sans appui à un prince tenté par sa puissance et sa famille de devenir un tyran, réunit les voix sur ce jeune homme (1613).

Sa mère, veuve de Fédor Nikititch, victime de Dimitri, l'élevait à l'ombre d'un cloître. Elle pleura sur sa grandeur, bordée de tant de précipices. Ces craintes furent trompées. Le règne de trente ans de Michel Romanof laissa respirer la Russie les Suédois et les Polonais, moyennant la cession de quelques provinces (1616) accordèrent une longue paix à ce règne.

Le fils de Michel, Alexis, lui succéda sans troubles à l'âge de quinze ans (1645). Le boyard Boris Ivanovitch Morozof gouverna sous son nom. Ce ministre ambitieux fait épousera Alexis la belle Marie, fille d'un simple gentilhomme, Ilia Miloslavski il épouse lui-même la sœur de la tsarine. Ce règne, agité par quelques séditions populaires, par une courte guerre avec la Suède et par une invasion d'un chef de Cosaques rebelles qui pille et égorge Astrakhan, finit dans la paix (1676).

Alexis, mort à quarante-huit ans, laisse, de sa première épouse Marie Miloslavski, deux fils, Fédor et Ivan, et six filles de son second mariage avec Nathalie Narichkin deux enfants, le tzar Pierre et la tsarine Nathalie.

Fédor II, son héritier, réforme les privilèges militaires de la noblesse, et' meurt à vingt-cinq ans sans enfants (1682).

 

XXXI

Son frère Ivan, écarté du trône par les boyards à cause de la faiblesse de sa constitution et de son intelligence, allait faire place à Pierre, fils de Nathalie Narichkin. La princesse Sophie, sœur d'Ivan, indignée de l'injustice commise envers son frère, exclu du trône par l'ambition des Narichkin, appelle secrètement vingt mille strélitz à Moscou elle fait semer le bruit de l'assassinat du jeune Ivan dans le palais par les Narichkin. Le peuple, soulevé par ce crime supposé, prend parti pour l'innocence et le droit, s'élance au Kremlin avec les strélitz.

« Livrez-nous les assassins et les traîtres ! » s'écrient les soldats et les marchands. La tsarine Nathalie, son frère Narichkin, son fils Pierre encore enfant, se présentent au peuple sous le vestibule, conduisant par la main le jeune Ivan, dont la mort n'était qu'une habile calomnie de Sophie.

Le peuple s'apaise à cet aspect ; mais bientôt de nouveaux cris s'élèvent : « Choisissons celui des deux que nous voulons pour régner sur nous ! » Le nom d'Ivan jaillit de toutes les bouches, les lances des strélitz s'abaissent pour le saluer tsar. Tous les partisans supposés de Nathalie et de Pierre sont égorgés et précipités par les fenêtres sur les pointes des lances des strélitz le carnage se prolonge dans la nuit et se renouvelle au jour. Le peuple et les soldats reviennent demander de nouvelles victimes au palais. Le père et le frère de la tsarine Nathalie sont arrachés de leurs asiles pour le supplice. Nathalie, Sophie elle-même, se jettent en vain à genoux devant les meurtriers pour obtenir la vie de ces princes. Les strélitz entraînent dans la cour les deux Narichkin, se jettent les uns aux autres le frère de la tsarine reçu à la pointe des lances, lui coupent les pieds, les mains, la-tête, dépècent ses membres en lambeaux, tandis que ces barbares forcent le vieux Narichkin, père de leur souveraine, à assister au martyre de son fils. Le jeune Pierre, présent, du haut d'une terrasse du palais, au carnage de son grand-père et de son oncle et à l'humiliation de sa mère, conçoit contre les strélitz une vengeance tardive, mais qui ne doit jamais mourir dans son cœur.

 

XXXII

La clameur publique partage stupidement le trône entre les deux enfants des deux mères, Ivan V et Pierre Ier. La princesse Sophie, sœur aînée d'Ivan, incapable de règne autant que de vengeance, reçoit la tutelle des deux tsars et le gouvernement de l'empire jusqu'à leur majorité. Les strélitz se proclament eux-mêmes gardes de la cour et arbitres des droits au trône, surveillent et agitent ce triple règne d'une femme et de deux enfants dans un même palais.

Ainsi, en anéantissant les privilèges institués de la noblesse, Fédor n'avait fait que constituer la tyrannie d'une soldatesque. Il était réservé à Pierre d'asseoir sur les débris de ces deux factions l'unité et l'indépendance de la monarchie.

 

XXXIII

La princesse Sophie et Galitzin, son ministre, voulaient perpétuer leur règne après. la mort d'Ivan, dont la santé chancelante ne promettait pas un long avenir. Dans l'espoir de prolonger leur tutelle sur un fils du tsar, ils lui donnent pour épouse Praskovie, fille d'un Soltikof, lu plus belle personne de la noblesse russe. Cette union, dont elle espère des fruits, la rassure contre la rivalité de Nathalie mère du tsar Pierre (1683).

Le général des strélitz, Khavanskoï, longtemps honoré de sa faveur et maintenant oublieux de ses bienfaits, l'inquiète par son insolent ascendant sur ses troupes. Elle fait semer le bruit d'une conspiration de Khavanskoï et des strélitz pour égorger les deux tsars et les deux impératrices. Elle se réfugie, comme sous l'impression d'une terreur réelle, derrière les fortes murailles du monastère de la Trinité. Elle appelle de là, par des émissaires, les troupes de toutes les villes voisines au secours de la monarchie menacée. Moscou s'émeut et s'attroupe en armes autour du monastère. Khavanskoï accourt lui-même pour se justifier mais sa tête tombe sous la main des bourreaux de Sophie, aux pieds des strélitz désavoués par le peuple.

Les strélitz complotent de venger le sang de leur chef par le massacre général de tous les nobles. Mais bientôt, abandonnés par la capitale et menacés par les troupes qui arrivent des provinces, ils se repentent, s'accusent eux-mêmes, demandent leur grâce, et apportent au pied des murs du couvent de la Trinité les cordes, les billots, les haches symboles et instruments de leur propre supplice (1685).

Sophie donne d'avance ainsi au tsar Pierre l'exemple de la sédition provoquée et réprimée, mais gouverne avec indépendance et gloire sous les inspirations de Galitzin. Elle signe une paix de vingt ans avec les Turcs, une alliance avec l'Autriche, la Pologne, Venise ; elle combat par l'épée de Galitzin les Tartares de Crimée. Elle donne pour hetman aux Cosaques l'aventurier Mazeppa, tour à tour utile et traître à tous ses maîtres.

 

XXXIV

Cependant Sophie, assez ambitieuse pour vouloir régner longtemps dans le palais, n'était pas assez dénaturée pour vouloir acheter l'empire au prix du sang du jeune tsar Pierre, le fils de son père et de Nathalie.

Ce jeune prince, âgé de seize ans, commençait à prendre dans le conseil et dans la cour l'importance qui appartenait à un futur héritier du trône. Sophie le souffrait par force autant que par tendresse. Les vices, les débauches, les turbulences de Pierre, offraient à Moscou tous les scandales d'une vie odieuse aux Russes. Ces désordres rassuraient également Sophie sur l'ambition de cet indocile enfant. Avant de régner, il serait reconnu par les Russes indigne du trône. Il donnait des ombrages au parti national par sa partialité pour de jeunes aventuriers étrangers, anglais, français, polonais, allemands, écume des nations portée à Moscou par l'amour de l'inconnu et par l'espoir des grandes fortunes. Quelques-uns étaient des hommes de talent dans la guerre, dans la navigation, dans la politique, tels que l'Anglais Gordon, le Génevois Lefort, le Breton Villebois, véritables ministres de la première civilisation russe sous le futur tsar.

Pour contre-balancer le crédit sur la nation que la fécondité de Praskovie, femme d'Ivan, son collègue à l'empire, pouvait donner à ce prince, ces étrangers conseillèrent à Pierre d'épouser aussi une de ses sujettes. Il épousa en effet, le 17 janvier 1689, Eudoxie, fille du boyard Lapoukin. Plus heureuse que Praskovie, Eudoxie donna, la première année de son mariage, un fils au tsar. La nature se déchirait ainsi pour la dynastie de Pierre contre celle d'Ivan. Le peuple russe vit dans cette naissance un arrêt du ciel qui se prononçait pour le fils de Nathalie. On redoutait le caractère turbulent de Pierre, mais on déplorait la nullité absolue d'Ivan.

 

XXXV

Si on en croit les interprétations souvent aventurées des historiens nationaux ou étrangers de cette époque, la tutrice des deux jeunes tsars, la princesse Sophie, sentit s'accroître les ombrages qu'elle avait conçus contre Pierre, et résolut de l'écarter violemment du trône pour régner plus libre et plus absolue sous le nom d'Ivan.

Mais rien ne justifie, ni dans cette princesse ni dans son ministre Galitzin, la pensée d'un crime d'État, démentie par sa vie entière. Elle avait eu, dans un seul geste de sa main, la vie ou la mort de son frère Pierre et de sa mère Nathalie, au moment des massacres des Narichkin par les strélitz. Elle avait laissé vivre et régner ce frère, elle lui avait donné asile sur le trône, elle avait imploré elle-même à genoux et avec larmes la pitié des assassins pour la mère et pour le fils. Était-ce donc pour les assassiner ensuite elle-même ?

Il faut se défier des historiens qui faussent le caractère connu des princes. L'estime et le respect que Pierre lui-même témoigna au ministre de sa sœur, Galitzin, après son triomphe, attestent assez que ce prince ne vit jamais dans ce favori de Sophie le conseiller et le conspirateur de sa mort.

Le seul fondement à ces calomnies de l'histoire contre Sophie, c'est que le trône de Moscou était trop étroit pour deux tsars et une tsarine qu'une rivalité naturelle et quelquefois envenimée existait entre le tsar Pierre, son frère et sa sœur ; que la subordination à Galitzin, ministre habile et tout-puissant, pesait à un jeune homme impatient de régner et de régner seul ; et que de ces dissensions domestiques dans le conseil et dans le palais naissaient inévitablement des partis et des factions dans l'empire.

Celle de Pierre grandissait avec ses années.