HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME SIXIÈME

 

LIVRE CINQUANTIÈME.

 

 

Attitude du duc d'Orléans pendant la lutte. — Sa retraite an Raincy : ses hésitations. — Intrigues de ses partisans. — Son entrée à Paris : sa feinte résistance. — Réunion du Palais-Bourbon. — La couronne lui est offerte. — Première proclamation orléaniste. — Scènes de l'hôtel de ville. — Charles X offre au duc d'Orléans la lieutenance générale du royaume. — Refus du prince. —Dispositions des princesses d'Orléans : témoignage de M. de Chateaubriand. — Scènes de Saint-Cloud : le maréchal Marmont, le duc d'Angoulême. — Charles X quitte Trianon devant les avant-postes populaires : il se retire à Rambouillet. — Agitations intérieures de la cour : arrivée de la duchesse d'Angoulême. — Abdication en faveur du duc de Bordeaux : lettre de Charles X au duc d'Orléans. — Celui-ci envoie trois commissaires à Rambouillet : l'armée révolutionnaire les suit. — Départ pour Cherbourg : licenciement de la garde, adieux pathétiques. — Fuite des ministres : arrestations de MM. de Polignac, Peyronnet, Guernon de Banville et Chantelauze. —Embarquement de Charles X à Cherbourg. — Conclusion.

 

I.

Pendant que Charles X attendait encore à Saint-Cloud le retour et l'effet des négociations de M. de Mortemart, le nom d'un homme se répandait dans Paris, et ce nom devenait toute la révolution. C'était le nom du duc d'Orléans.

Nous avons peint ce prince dans sa jeunesse en racontant la première révolution. Nous avons dit sa naissance sur les marches du trône, son éducation livrée aux mains de madame de Genlis, favorite de son père, femme qui savait recouvrir du vernis de la bienséance et de la vertu les astuces d'ambition et les hypocrisies de cour. Nous avons dit le naturel heureux et les lumières précoces de ce jeune prince, sa popularité révolutionnaire briguée avant l'àge dans la réunion des jacobins, héritier malgré lui des complicités de son père dans le jugement parricide du roi, ses premières armes sous Dumouriez, qui méditait d'en faire pour la Convention un second prince d'Orange ; sa bravoure à Jemmapes et à Valmy, ce4 Thermopyles françaises, son émigration avec son général, sa destinée errante à l'étranger, ses grâces, ses talents, son repentir touchant du crime de son père, son pardon honorablement demandé et noblement reçu des frères de Louis XVI à Londres, son mariage avec une fille de Ferdinand, roi de Naples et de Sicile, son ardeur à servir contre Napoléon avec les Espagnols et les Anglais pour l'affranchissement de l'Europe et pour le droit de sa race, son retour en France avec sa femme, ses enfants et sa sœur, en 1814, son attitude équivoque en Angleterre pendant le second exil des Bourbons, son second retour à Paris, son obséquiosité à la cour sous Louis XVIII, son affectation timide, mais constante, à caresser en même temps l'opposition bonapartiste dans l'armée, et l'opposition révolutionnaire dans les Chambres, les dons splendides et les grâces presque royales dont il avait été comblé par des lois spéciales à l'avènement de Charles X, qui l'avait rapproché du trône par le titre d'Altesse Royale, et qui avait élevé sa fortune au-dessus de toutes les fortunes de particulier ou de prince en Europe par ses apanages et par l'indemnité des émigrés. Une épouse vertueuse, une sœur dévouée, des enfants nombreux, des princesses douées de toutes les grâces et de tous les mérites de leur sexe, des princes qu'on aurait distingués par leur nature avant de les distinguer par leur nom, composaient le bonheur de famille du duc d'Orléans. Rien ne manquait à cette félicité, pas même la modération des désirs qui semblait se complaire dans cette sécurité du second rang, et se confondre avec les citoyens pour jouir des dons du pouvoir suprême sans en affronter les orages et sans en porter les responsabilités. Tel était le duc d'Orléans la veille de la promulgation des ordonnances.

 

II.

Cet événement le forçait à sortir malgré lui de l'attitude réservée, passive mais néanmoins suspecte, qu'il gardait avec une habileté double entre le roi et la nation. Deux rôles également grands s'offraient à lui, ou se jeter franchement dans le parti de l'opposition légale, se mettre à la tête du peuple qui l'y conviait, devenir le premier citoyen de la France, courir au besoin venger la Constitution, et recevoir en récompense la couronne ramassée dans une révolte nationale, provoquée par l'impénitence de sa race. Ce rôle était d'un ingrat, mais d'un ingrat au moins courageux.

Ou bien écouter avant tout le cri du sang, de la reconnaissance, de la famille, du devoir, du sentiment, cri toujours plus infaillible que les conseils astucieux de la politique ; oublier un moment la faute du roi, son parent, son bienfaiteur et son ami, pour ne voir que son danger, manifester son blâme de citoyen contre les ministres, mais se ranger à Saint-Cloud autour du trône, donner l'exemple si populaire et si entraînant en lui du dévouement à la couronne et au droit héréditaire de famille, devenir ainsi le médiateur loyal entre Charles X et sa capitale, rallier l'armée, enlever un chef à l'usurpation, recevoir, comme la nécessité contraignait à le lui décerner, le titre de lieutenant général de son cousin, l'abdication peut-être, et protéger ensuite de son double titre de prince irréprochable et de citoyen populaire l'enfance et la minorité de son neveu. Ce rôle était d'un honnête homme et d'une grande âme.

De ces deux rôles, il n'en avait pris aucun, ou plutôt il en avait pris un troisième, le rôle qui le fit roi, mais qui, en l'élevant dans l'estime intéressée du vulgaire, le diminua dans la conscience et surtout dans le cœur de la postérité.

 

III.

Au premier bruit de la révolte de Paris, le duc d'Orléans, craignant ou d'être enlevé par la cour, ou d'être enlevé par le peuple, et d'être ainsi sommé d'expliquer l'énigme de sa vie, avait laissé sa femme, sa sueur, ses enfants, sa cour, dans son palais de Neuilly, résidence champêtre aux portes de Paris. Il s'était retiré seul au Raincy, maison de plaisance dans la forêt de Bondy. Nul n'y connaissait sa retraite. Sa famille et sa domesticité à Neuilly avaient eu ordre de répondre qu'elles l'ignoraient elles-mêmes, et d'intercepter ainsi toute communication entre le monde et lui ; il se prémunissait ainsi par un alibi matériel contre tout accusation future de complicité, soit avec la cour, soit avec les factions, incertain peut-être lui-même des désirs réels qui se combattaient dans son âme, laissant se déclarer l'événement, et laissant tout faire à la fortune.

Elle ne pouvait manquer d'agir pour lui à Paris, si le peuple triomphait. Tous les chefs populaires, obligés de chercher un contraste à la dynastie vieillie dans un homme, s'étaient entendus pour faire du duc d'Orléans une idole voilée mais prestigieuse de la multitude. Pour les hommes de la république, c'était le fils de Philippe-Égalité dont le nom pouvait appartenir à la royauté, mais dont le cœur appartenait à la révolution, et qui ne pouvait sévir contre le régicide sans sévir contre la mémoire de son propre père. Pour les bonapartistes, c'était le soldat de Jemmapes, le défenseur du drapeau tricolore, le prince qui avait mollement combattu à Lyon le retour armé de l'île d'Elbe, qui s'était déclaré neutre pendant les cent jours, qui avait eu des condoléances pour Waterloo, qui avait exclu de sa cour les émigrés et les officiers royalistes pour s'entourer exclusivement des jeunes généraux de Napoléon. Pour les constitutionnels, c'était l'admirateur de Fox et des institutions représentatives, et presque républicaines de la Grande-Bretagne. Pour les hommes de lettres, c'était le protecteur des poètes et des écrivains libéraux, qui récompensait par les faveurs de son opulente domesticité tous ceux à qui la cour retirait ses grâces. Pour les artistes, c'était le rémunérateur économe mais utile des peintres, des sculpteurs, des architectes employés à la décoration de ses nombreux palais : Pour les banquiers, c'était le plus riche possesseur de terres, de forêts, de capitaux du royaume, qui donnerait à l'argent la sécurité, la noblesse et la prépondérance que l'industrie et le commerce préparaient à cette nouvelle puissance dans le siècle des intérêts. Pour la bourgeoisie, c'était le père de famille intègre, modeste, vertueux, échappant à tous les vices qui corrompaient jadis de si haut le peuple par le scandale, faisant élever ses fils dans les colléges où il ne prétendait pour eux d'autre inégalité que celle de l'intelligence. Pour le peuple enfin, c'était un prince hostile à la cour, odieux aux courtisans, suspect au clergé, à qui l'on supposait gratuitement toutes les pensées ennemies qu'on nourrissait soi-même contre la Restauration, et à qui l'on pardonnait d'être le premier des patriciens, à condition de haïr et d'abattre l'aristocratie.

 

IV.

Il avait cultivé avec un artifice habile toutes ces faveurs diverses de l'opinion sans jamais rompre néanmoins avec les bienséances de sa situation à la cour. Ses salons étaient depuis 1815 l'asile des opinions libérales, le refuge des mécontentements personnels, le foyer des murmures couverts contre la Restauration. M. de Talleyrand, depuis qu'il pressentait un schisme dynastique dans la légitimité, le général Sébastiani, le général Foy, Benjamin Constant, Casimir Périer, Laffitte surtout, l'homme le plus séductible par les vanités plébéiennes, tous les membres influents de l'opposition dans les deux Chambres, tous les chefs des factions passées ou futures, tous les journalistes éminents qui disposaient d'une partie quelconque de la popularité, étaient accueillis, plaints, loués, caressés avec une familiarité empressée qui descendait quelquefois jusqu'à la subalternité et à une courtisanerie de haut en bas, renversant les rangs pour capter les services. Il n'y avait pas eu une conspiration d'idée ou d'ambition depuis quinze ans dans le parti populaire dont le duc d'Orléans ne fût au fond le dernier mot. M. de La Fayette seul se posait à part comme le souvenir vivant ou comme l'espérance future d'un parti plus entier. Mais les républicains eux-mêmes subissaient le duc d'Orléans comme une compensation forcée de la république.

 

V.

Ce prince néanmoins avait constamment refusé son nom aux conspirations qu'on rêvait pour lui. Soit intégrité, soit reconnaissance, il avait lassé, impatienté di son innocence obstinée, les chefs qui le tentaient sans cesse et en vain d'une couronne. M. Thiers et ses patrons dans le Constitutionnel et dans le National lui créaient malgré lui une candidature à la royauté. Le prince repoussait avec une douce mais inflexible sévérité ces avances. Cette candidature des factions avait failli éclater malgré le duc d'Orléans dans une nuit de fête qu'il avait donnée dans son palais à Charles X. La jeunesse et le peuple, accourus en foule dans ses jardins, s'y étaient livrés sous les yeux du roi son hôte à des tumultes et à des vociférations injurieuses pour la cour. Les chaises des jardins, accumulées au pied des galeries parcourues par Charles X, avaient été incendiées aux cris inintelligibles mais hostiles de la multitude. Ces cris, ces vertiges, ces bûchers, ces flammes réverbérées sur les fenêtres du banquet royal, avaient rendu à ce jardin l'aspect et les agitations sinistres des premières scènes de la révolution de 1789. Le roi s'était retiré, le prince avait gémi, des troupes avaient assombri la fête en faisant évacuer les abords du palais.

Peu de jours après cette émotion populaire, M. Thiers, s'entretenant avec l'auteur de ce livre dans les jardins du Palais-Royal, s'était efforcé de le convaincre de la nécessité de se rallier au parti du duc d'Orléans, d'abandonner les Bourbons .de la branche légitime à la démence et au malheur de leur destinée, et de fonder sur la popularité de ce prince une royauté révolutionnaire ; L'interlocuteur de M. Thiers lui avait répondu que la fidélité ne se discutait pas, qu'il déplorait les fautes de Charles X et de sa cour, qu'il ne se dissimulait pas l'abîme où l'esprit de vertige les poussait à grands pas, mais que le devoir dominait dans son àme les opinions, et qu'il resterait attaché à leur cause jusqu'au jour où par des actes coupables, et qu'il ne voulait pas prévoir, ils la sépareraient de la cause de la nation. « Vous serez à nous, » ajouta M. Thiers, « car ce jour viendra. » Puis, montrant du geste les fenêtres du palais habité par le duc d'Orléans, « Ah ! » dit-il, « si cet homme-là n'était pas si invincible dans ses refus, ce serait déjà fait ! » Nul n'était plus avant que M. Thiers, déjà célèbre et déjà influent, dans le secret des pensées de M. de Talleyrand, de M. Laffitte et des hommes qui préparaient la révolution. Son témoignage, qui s'échappait alors comme un gémissement de sa poitrine, atteste la résistance du duc d'Orléans aux instances de ses partisans.

 

VI.

Quoi qu'il en soit, M. Laffitte et ses amis avaient leur royauté en perspective et leur candidat à l'usurpation sous la main pendant que le peuple combattait et que la victoire hésitait encore. C'est la certitude de donner à propos un nom à la révolution et un roi k l'anarchie qui leur donnait aussi tant de sang-froid et tant de sérénité dans l'attente. Aussitôt que Paris fut évacué par Marmont et que les propositions conciliatrices du roi leur donnèrent la mesure de sa faiblesse et la certitude qu'une armée royale ne rentrerait dans Paris que pour y ressaisir la couronne, M. Laffitte et ses amis firent éclater dans une proclamation rédigée par M. Thiers, mais anonyme comme l'instinct du peuple, le nom du duc d'Orléans : c'était la monarchie saisie au vol.

M. Thiers, rentré la veille dans Paris, de l'asile où il avait écouté l'événement et réfléchi sur sa solution, était encore chez M. Laffitte, patron de sa jeunesse et appréciateur de son talent.

« Charles X, disait cette affiche, ne peut plus régner dans Paris ; il a fait couler le sang du peuple !

« La république nous exposerait à d'affreuses convulsions, elle nous brouillerait avec l'Europe !

« Le duc d'Orléans est dévoué à la révolution !

« Le duc d'Orléans ne s'est jamais battu contre nous !

« Le duc d'Orléans était à Jemmapes I

« Le duc d’Orléans est un roi-citoyen I

« Le duc d'Orléans a porté enfin les couleurs tricolores, le duc d'Orléans peut seul les porter encore, nous n'en voulons point d'autre !

« Le duc d'Orléans ne se prononce pas, il attend  notre vote ; proclamons ce vote, et il acceptera la Charte comme nous l'avons entendue et voulue.

« C'est du peuple français qu'il tiendra sa couronne. »

Cette proclamation qui résumait le moment, le prince et le pays dans une exclamation habile et opportune, était la médaille du duc d'Orléans jetée sur les pas indécis de chaque citoyen. Elle y fut ramassée et convertie promptement en clameur publique. MM. Laffitte, Bérard, Mignet, Béranger lui-même, républicain de théorie, monarchique de prudence, M. Sébastiani, M. Guizot, M. de Broglie et la foule jusque-là indécise des hommes qui n'avaient qu'un pied dans la révolution, prêts à retirer l'autre, se décidèrent enfin à toucher à la couronne et à la décerner au nom du peuple au duc d'Orléans. M. Thiers, pressé de prendre date et d'inscrire son nom sur la première page du règne futur, courut au nom de ce conciliabule à Neuilly avec M. Scheffer, jeune et grand artiste enflammé de l'enthousiasme des combats.

La duchesse d'Orléans, mère et épouse inquiète, reçut M. Thiers avec une sollicitude fébrile sur son mari et sur ses enfants. Elle se plaignait avec une indignation caressante qu'on estimât assez peu ses sentiments de famille envers un roi à qui sa maison devait tant, pour lui parler de sa couronne ! Sa belle- sœur, madame Adélaïde, princesse virile, âme des conseils domestiques de sa maison, rompue dès l'enfance aux vicissitudes et aux tragédies des révolutions, accourut protester comme sa sœur contre la cime où l'on voulait porter son frère au risque de l'en précipiter. Elle parut dans ses entretiens plus préoccupée du danger que du crime, et après avoir offert de se rendre elle - même à Paris, comme otage du patriotisme de sa famille, elle finit par se rendre aux spécieux sophismes de M. Thiers, et par promettre qu'elle communiquerait à son frère les offres de la révolution. Un des gentilshommes attachés à sa maison, le comte Anatole de Montesquiou, courut au Raincy conjurer le prince de prévenir la république en se dévouant à la couronne. Le duc d'Orléans interrogé hésite, temporise encore, monte enfin dans la voiture qui doit le ramener à Paris, puis, comme un homme dont l'esprit chancelle, s'arrête à moitié de l'avenue, fait retourner sa voiture vers le Raincy, revient de nouveau sur son remords, reprend au galop la route de Paris, y pénètre sans être reconnu dans les ténèbres, semble s'y cacher encore à lui-même, et se jette accablé de la lassitude de ses pensées sur le lit d'un de ses serviteurs dans une chambre haute et inaccessible de son vaste palais.

 

VII.

Dès le matin du jour suivant les députés qui avaient résolu la veille son couronnement chez M. Laffitte se réunissaient, non plus chez un de leurs collègues, mais dans le palais même de la représentation nationale, indiquant ainsi avec une habile audace par ce choix du lieu le caractère désormais public de leur autorité. M. Laffitte, confident avéré du duc d'Orléans, était porté à la présidence pour ramener les motions égarées ou contraires au but convenu de la réunion.

M. Hyde de Neuville, presque seul fidèle à la monarchie de sa jeunesse, et convaincu que dans la ruine des personnes on pouvait sauver encore un principe, demande qu'on désigne des commissions de pairs et de députés pour proposer les mesures de salut public de nature à concilier les intérêts et à sauver les consciences. Cette motion, d'où devait sortir selon son auteur un nouveau règne ou une régence sous un prince gardien du trône et du peuple, est votée dans un autre esprit par l'assemblée. Les commissaires Augustin Périer, frère de Casimir, Sébastiani, Guizot, Delessert, banquier, adepte alors ardent de l'école genevoise, Hyde de Neuville enfin, éloquente et vaine protestation contre la majorité de ses collègues, se rendent au Luxembourg, palais de la pairie. Les membres de cette Chambre haute, les plus résolus à presser ou à combattre l'avènement de la nouvelle royauté, Molé, de Broglie, Choiseul, de Coigny, Macdonald, de Brézé, le duc de Mortemart, Chateaubriand lui-même, à la fois vengé et consterné, y attendaient les envoyés do la Chambre des députés. L'offre de la lieutenance générale du royaume au duc d'Orléans y fut aussitôt votée qu'énoncée. Elle ne préjugeait rien et elle préparait tout. M. de Chateaubriand, ivre de reconnaissance pour les acclamations dont la jeunesse révolutionnaire venait de couvrir son nom en le conduisant en triomphe jusqu'à la porte du palais, se consolait de la tyrannie future en jurant par son génie qu'une plume et deux mois de journalisme relèveraient par lui un trône ! On laissait cette illusion de l'éloquence à un homme qui avait tout précipité et qui ne devait rien arrêter dans la fortune des Bourbons.

Les députés, au retour de leurs commissaires, votèrent l'appel immédiat du duc d'Orléans à Paris pour y remplir les fonctions de lieutenant général du royaume, et le vœu de rendre à la nation les couleurs tricolores. Une députation fut nommée pour porter au prince ce gage certain de la couronne. M. de La Fayette, espoir toujours trompeur des républicains à l'hôtel de ville, et dont un geste et un mot pouvaient écarter cette royauté naissante, apaisa lui-même le frémissement et les murmures de ses amis, laissa échapper, avec plus de joie secrète que de mécontentement apparent, le rêve de sa vie, qui se réalisait en vain sous sa main. Il se contenta des honneurs de la dictature que ce vote lui enlevait avec la république. Il parut d'intelligence avec ses ennemis, et poussa la complaisance pour la monarchie jusqu'à faire avertir M. Laffitte de hâter la délibération, qu'une émeute de républicains menaçait de dissoudre. Homme étrange, toujours à contre-temps dans les événements, qui, après avoir conspiré sans cesse contre toutes les royautés, conspirait encore contre lui-même !

 

VIII.

Mais déjà le duc d'Orléans était dans Paris, et M. Laffitte, informé par lui dans la nuit de sa présence, précipitait les résolutions. Ce prince cependant, combattu entre son devoir de famille et son ambition, semblait hésiter encore ; il fit appeler avant le jour M. de Mortemart, comme s'il eût reconnu en lui le ministre de Charles X. Il l'entretint avec une confidence éplorée de l'horreur de la situation qui lui était faite. Des cris de Vive le duc d'Orléans ! éclataient dans les ténèbres sous les fenêtres du palais. « Vous l'entendez, » lui dit M. de Mortemart, « ces cris vous désignent ! — Non, non ! » s'écria le duc, « je me ferai plutôt tuer que d'accepter la couronne ! » Il écrivit à Charles X une lettre loyale et pathétique, dont l'âme de ce prince a seule le secret, et qu'il chargea M. de Mortemart de remettre à Saint-Cloud.

Bientôt les députés entrèrent, lui apportèrent le vœu de la Chambre, et le conjurèrent de faire violence à son désintéressement pour sauver son pays. Il écouta avec une terreur mêlée de joie les instances de ses anciens amis, qui lui apportaient aujourd'hui, au nom de la patrie, les paroles qu'ils lui avaient si souvent insinuées au nom de l'opposition libérale. Il se retira avant de répondre, et, comme s'il eût voulu avant de dire le mot sans retour consulter l'oracle de la fortune, il envoya secrètement le général Sébastiani chez M. de Talleyrand, pour savoir s'il devait accepter ou décliner l'empire. « Qu'il accepte, » dit négligemment M. de Talleyrand. Le général Sébastiani revint porteur du mot de la destinée.

Une courte proclamation, qui faisait allusion à la violence que le péril commun faisait à sa modestie et qui mentionnait les couleurs tricolores, apprit à la Chambre et à la France qu'elles avaient un dictateur en attendant qu'elles eussent un roi. L'assemblée répondit à ce message par un programme libéral et monarchique de gouvernement, que rédigèrent des hommes consommés dans l'art de séduire l'opinion par la parole : MM. Villemain, Guizot, Benjamin Constant. M. Laffitte, président de la réunion, accompagné au Palais-Royal du cortége de tous ses collègues et de cette multitude qu'entraînent tous les courants, lut au prince cette déclaration de la Chambre. Le duc d'Orléans l'écouta avec respect comme organe de la nation, puis cédant ou feignant de céder à l'entraînement de son amitié pour l'homme populaire, il le serra dans ses bras, l'arrosa de larmes d'émotion, l'entraîna au balcon de son palais, et, comme s'il eût voulu symboliser en deux hommes l'alliance indissoluble du roi et du peuple, il l'y retint longtemps par la main sous les yeux de la multitude et aux cris de Vive le duc d'Orléans, vive Laffitte ! L'un, fier de donner un trône ; l'autre, heureux de le recevoir de son ami. Cette scène à la fois grandiose et familière émut le peuple et le disposa à suivre de son cortège et de ses acclamations la marche du prince à l'hôtel de ville.

C'était le camp de la révolution, où La Fayette commandait encore. Des rumeurs sinistres couraient dans Paris sur les dispositions de cette armée du peuple. On assurait que la commission municipale, les combattants, les républicains, la jeunesse, les chefs des factions radicales, les conspirateurs éternels de la liberté, les conjurés souterrains de la démagogie, la faction des prolétaires et la faction des bonapartistes, élevaient drapeau contre drapeau à l'arrivée du prince qui venait demander une couronne à l'insurrection contre la couronne. On parlait d'une proclamation de la dictature démocratique sous le nom de La Fayette, de l'enlèvement du roi futur, de la dispersion de quelques députés sans mandat, venant confisquer au profit d'une faction de cour une victoire nationale, d'un accueil semblable à celui que le cirque fit à Antoine, offrant, malgré le peuple, un diadème à César, d'armes chargées, de poignards cachés, d'ambitieux recevant la mort au lieu de l'empire.

Il n'en fut rien. La popularité de Laffitte et la complaisance de La Fayette ouvraient une route sûre au triomphateur. Le prince, acclamé par la foule, s'avança à cheval vers l'hôtel de ville, suivi de M. Laffitte, porté sur un fauteuil par quatre hommes salariés en haillons, qui symbolisaient le prolétariat vainqueur et soumis volontairement à la richesse. Les députés, dont les noms populaires marchaient devant eux, entouraient le duc d'Orléans et son ami de la faveur et de l'autorité de leur renommée libérale. Quelques protestations énergiques des républicains rendues impuissantes par leur petit nombre, les inquiétèrent un moment, mais ne servirent qu'à manifester, par le contraste de leur isolement, l'entraînement irréfléchi de la multitude.

Le prince et son cortége franchirent les barricades aplanies par le peuple sous leurs pas, et montèrent les degrés de l'hôtel de ville. M. de La Fayette, aussi heureux de déposer que de conquérir un pouvoir qui flattait son orgueil, mais qui pesait à ses mains, souriait à cette royauté venant détrôner sa république ; il prit le candidat au trône par la main et le présenta au peuple comme caution du règne du haut des balcons de l'édifice. Les deux comparses de la royauté et de la république s'embrassèrent à l'ombre du drapeau tricolore déployé sur leurs têtes aux yeux de la multitude. Baiser complaisant d'un côté, judaïque de l'autre, qui vendait la liberté et la légitimité, qui ne trompait que ceux qui voulaient être trompés, et qui, au lieu de la concorde, devait enfanter la courte et fausse mêlée des principes et des partis. Le peuple n'y vit que le drapeau tricolore ; ébloui par un lambeau d'étoffe, comme le taureau à qui on cache le glaive ou le sang.

Le duc d'Orléans rentra déjà roi au Palais-Royal. Les jeunes chefs de l'opinion républicaine, les plus intraitables jusque-là, isolés par l'exemple de M. Laffitte, abandonnés par les députés libéraux, domptés par la défection de La Fayette, se réunirent le soir dans les bureaux du National, et se laissèrent entraîner par M. Thiers chez le prince. L'entrevue n'eut d'autres résultats que de colorer cette soumission forcée d'une apparence de réserve de conscience et de murmure. On eût dit qu'ils ne cherchaient qu'un prétexte à l'illusion. Jeunesse courageuse de cœur, faible d'idées, ardente au feu, incertaine du but, quoique obstinée d'aspiration vers une démocratie vague ; Godefroy Cavaignac, Bastide, Guinard, Boinvilliers, Thomas, Chevallon et les nombreux adeptes de l'opinion républicaine de 1830 eurent dans cette journée avec le duc d'Orléans l'attitude de vainqueurs et le rôle de vaincus. Ils se vengeaient par la mâle énergie des paroles de l'abdication contrainte de leur théorie. Ils firent quelques conditions illusoires, pour honorer plutôt que pour assurer leur capitulation. Nul ne s'y trompa. Il se trouva qu'au fond de ces partis qui avaient miné la royauté au nom de la république, il y avait beaucoup de conspirateurs et peu de républicains. Le programme confus de cette usurpation des deux principes monarchique et républicain par une intrigue fut un trône entouré d'institutions républicaines. « C'est la meilleure des républiques ! » s'était écrié M. Odilon Barrot en montrant au peuple le nouveau roi.

 

IX.

Il ne restait qu'à le proclamer. La Chambre était prête, il n'y fallait plus pour les députés que la bienséance d'une délibération apparente envers le peuple, et pour le prince la bienséance de l'ingratitude envers son souverain et son parent. Il voulait confondre jusqu'au dernier moment dans sa personne le titre de lieutenant général du royaume qu'il tenait de la Chambre et le même titre qu'il tenait du roi, laissant à la force des choses, qui s'accumulait d'heure en heure, à accomplir seule le crime ou le malheur de l'usurpation.

Nous n'entrerons pas dans les détails de cet empiétement successif des marches du trône pendant les cinq jours qui précédèrent l'élection d'un faux titulaire par un faux parlement à une fausse royauté. Ces détails appartiennent à l'histoire de la monarchie d'Orléans plus qu'à celle de la Restauration. Plus faits par leur nature pour un cardinal de Retz que pour un Tacite, ils descendent de la tragédie à. la haute comédie d'intrigue. Le drame s'achevait tout entier dans les coulisses, nous ne l'y suivrons pas. On n'acheta pas l'empire, comme à Rome, mais on apaisa les scrupules de quelques consciences par des gratifications avérées à quelques tribuns pressés de se laisser corrompre. Nous ne citerons que deux traits qui attestent jusqu'à la dernière heure l'hésitation de la conscience dans l'ambition de l'usurpateur.

Il avait reçu ses ministres des mains de la commission municipale à l'hôtel de ville. Dupont de l'Eure y représentait l'intégrité incorruptible du civisme qui inclinait à la république, mais qui se ralliait par patriotisme à la monarchie limitée ; le baron Louis, l'influence cachée de M. de Talleyrand, que la pudeur républicaine empêchait de découvrir encore ; Gérard, le bonapartisme confondu dans la faction d'Orléans ; Rigny, la gloire navale de Navarin qui flattait la France ; Bignon, la rancune de la patrie contre les humiliations de 1815 ; Guizot, les théories historiques de l'usurpation de 1888 en Angleterre, légitimant par l'exemple changé en droit l'usurpation française de 1830. Il n'allait pas tarder à y appeler le duc de Broglie, représentant l'aristocratie révolutionnaire s'élevant comme sur son propre trône sur les popularités plébéiennes, et M. Laffitte, personnifiant la bourgeoisie triomphant de l'aristocratie humiliée. Il tenta Béranger, l'idole des prolétaires. Béranger, dont le génie pénétrant, sagace et philosophique, réservait toujours son nom en mêlant son esprit aux choses, déclina Ms honneurs pour conserver l'indépendance de ses jugements. Ce ministère était la pierre d'attente de tous les partis.

 

X.

Charles X, informé par les émissaires de la cour qui revenaient de Paris de l'apparition du duc d'Orléans dans la capitale, et plein de confiance dans la fidélité de ce prince payé par lui de tant de titres, de tant de richesses et de tant d'abandon, lui avait adressé, dans la nuit du 31 juillet, une ordonnance par laquelle il le nommait son lieutenant général. C'était un lien autant qu'une toute - puissance pour le duc d'Orléans. Il enchaînait son cœur en s'abandonnant à sa probité. Le prince en fut à la fois embarrassé et attendri. Son âme lui conseillait d'accepter ce gage de confiance et d'y répondre en sauvant la vieillesse du roi, l'enfance du duc de Bordeaux, la sainteté consacrée du principe d'hérédité de la couronne et le droit du sang, qui était à lui - même son seul droit à l'acclamation égarée du peuple. Son sens politique, faussé peut - être par la tentation du trône, tentation qui obsédait depuis soixante ans la maison d'Orléans, sa prévision de la faiblesse des régences, sa terreur fondée pour un prince de laisser une heure à la république, son scrupule de perdre par une vertu de sentiment une patrie qu'une ambition stoïque le condamnait à sauver en sacrifiant comme Brutus, non la vie, mais la royauté de son bienfaiteur, troublèrent sa pensée jusqu'au vertige. Il frappait son front de ses mains crispées. Il fallait répondre cependant ; l'heure et le messager le pressaient. Le silence, en retour d'un tel abandon du roi, était le plus dédaigneux des outrages. Son conseil intime assistait à ses angoisses. Sa conscience parlait tout haut. Accepter le mandat royal c'était répudier celui du peuple. M. Dupin, caractère à la fois mobile et dur, aussi prompt aux retours qu'implacable aux défaites de la politique, plébéien pressé de désarmer le peuple, avocat du prince, pressé de couronner son client, fut chargé de préparer, au nom du duc d'Orléans, la réponse de l'élu de la révolution à l'investiture du roi. Cette réponse rompait sans retour avec la couronne. Elle, était décente, mais rude comme la destinée. Le duc d'Orléans la lut, parut l'approuver devant ses ministres ; mais prétextant la convenance de consulter sa femme avant de l'expédier, il passa dans un autre appartement du palais, supprima clandestinement la lettre de M. Dupin, en écrivit de sa propre main une autre plus pénétrée de respect, de douleur, d'espérance, la glissa dans l'enveloppe d'où il avait retiré la première, et rentrant dans le conseil, cette enveloppe à la main, y apposa son cachet en présence de ses ministres et la remit au messager de Saint-Cloud. C'était une supercherie plus honorable pour ses scrupules que pour sa franchise. Cette lettre entretint quelques jours de plus la confiance du roi dans la fidélité de son lieutenant général. Elle facilita l'abdication par l'illusion entretenue de la régence.

 

XI.

Une autre anecdote, révélée après sa mort par M. de Chateaubriand, semblerait attester que le duc d'Orléans dans ses incertitudes ne trouva pas autour de lui, comme on l'avait naturellement supposé, cette vérité de sentiment que la nature place ordinairement dans le cœur des femmes pour détourner ce qu'elles aiment d'un mauvais dessein. Nou ; laissons parler le grand écrivain, dont le style ne fait pas moins partie de l'histoire que son récit.

« Je fus donc tout étonné quand je me vis recherché par la nouvelle royauté. Charles X avait dédaigné mes services ; le duc d'Orléans fit un effort pour m'attacher à lui. D'abord M. Arago me parla avec élévation et vivacité de la part de madame Adélaïde ; ensuite le comte Anatole de Montesquiou vint un matin chez M. Récamier et m'y rencontra. Il me dit que madame la duchesse d'Orléans et M. le duc d'Orléans seraient charmés » de me voir, si je voulais aller au Palais-Royal. On s'occupait alors de la déclaration qui devait transe former la lieutenance générale du royaume en royauté. Peut-être, avant que je me prononçasse, le duc d'Orléans avait-il jugé à propos d'essayer d'affaiblir mon opposition. Il pouvait aussi penser que je me regardais comme dégagé par la fuite des trois rois.

« Les ouvertures de M. de Montesquiou me sur- prirent. Je ne les repoussai cependant pas ; car sans me flatter d'un succès, je pensais que je pouvais faire entendre des vérités utiles. Je me » rendis au Palais-Royal avec le chevalier d'honneur de la reine future. Introduit par l'entrée qui donne sur la rue de Valois, je trouvai madame la duchesse d'Orléans et madame Adélaïde dans leurs petits appartements. J'avais eu l'honneur de leur être présenté autrefois. Madame la duchesse d'Orléans me fit asseoir auprès d'elle, et sur-le-champ elle me dit : — Ah ! monsieur de Chateaubriand, nous sommes bien malheureux ! Si tous les partis voulaient se réunir, peut-être pourrait- on encore se sauver. Que pensez -vous de tout cela ?

« — Madame, répondis-je, rien n'est si aisé : Charles X et monsieur le Dauphin ont abdiqué ; Henri est maintenant le roi, monseigneur le duc d'Orléans est lieutenant général du royaume ; qu'il soit régent pendant la minorité de Henri V, et tout est fini. —Mais, monsieur de Chateaubriand, le peuple est très-agité ; nous tomberons dans l'anarchie. — Madame ! oserai-je vous demander quelle est l'intention de monseigneur le duc d'Orléans ? Acceptera-t-il la couronne, si on la lui offre ?

« Les deux princesses hésitèrent à répondre. Madame la duchesse d'Orléans repartit après un moment de silence :

« — Songez, monsieur de Chateaubriand, aux malheurs qui peuvent arriver : il faut que tons les honnêtes gens s'entendent pour nous sauver de la république. A Rome, monsieur de Chateaubriand, vous pourriez rendre de si grands services, ou même si vous ne vouliez plus quitter la France...

« — Madame n'ignore pas mon dévouement au » jeune roi et à sa mère.

« — Ah ! monsieur de Chateaubriand, ils vous ont si bien traité ! — Votre Altesse Royale ne voudrait pas que je démentisse toute ma vie. — Monsieur de Chateaubriand, vous ne connaissez pas ma nièce : elle est si légère !... Pauvre Caroline !... Je vais envoyer chercher monseigneur le duc d'Orléans, il vous persuadera mieux que moi.

« La princesse donna des ordres, et Louis-Philippe arriva au bout d'un demi-quart d'heure. Il était mal vêtu, et avait l'air extrêmement fatigué. Je me levai, et le lieutenant général du royaume en m'abordant :

« — Madame la duchesse d'Orléans a dû vous dire combien nous sommes malheureux !

« Et sur-le-champ il fit une idylle sur le bonheur dont il jouissait à la campagne, sur la vie tranquille et selon ses goûts qu'il passait au milieu de ses enfants. Je saisis le moment d'une pause entre deux strophes pour prendre à mon tour respectueusement la parole, et pour répéter à peu près ce que j'avais dit aux princesses :

« — Ah ! s'écria-t-il, c'est là mon désir ! Combien je serais satisfait d'être le tuteur et le sou- tien de cet enfant ! Je pense tout comme vous, monsieur de Chateaubriand : prendre le duc de Bordeaux serait certainement ce qu'il y aurait de mieux à faire ; je crains seulement que les événements ne soient plus forts que nous. — Plus forts que nous, monseigneur ? N'êtes-vous pas investi de tous les pouvoirs ? Allons rejoindre Henri V ; appelez auprès de vous, hors de Paris, les Chambres et l'armée ; sur le seul bruit de votre départ, toute cette effervescence tombera, et l'on cherchera un abri sous votre pouvoir éclairé et protecteur.

« Pendant que je parlais, j'observais le duc d'Orléans. Mon conseil le mettait mal à l'aise, je lus écrit sur son front le désir d'être roi. — Monsieur de Chateaubriand, me dit-il sans me regarder, la chose est plus difficile que vous ne le pensez ; cela ne va pas comme cela ; vous ne savez pas dans quel péril nous sommes. Une bande furieuse peut se porter contre les Chambres aux derniers excès ; nous n'avons rien encore pour nous dé- fendre.

« Cette phrase échappée à M. le duc d'Orléans me fit plaisir, parce qu'elle me fournissait une réplique péremptoire. — Je conçois cet embarras, monseigneur, mais il y a un moyen sûr de l'écarter ; si vous ne croyez pas pouvoir rejoindre Henri, et comme je le proposais tout à l'heure, vous pouvez prendre une autre route. La session va s'ouvrir ; quelle que soit la première proposition qui sera faite par les députés, déclarez que la Chambre actuelle n'a pas les pouvoirs nécessaires — ce qui est la vérité pure — pour disposer de la forme du gouvernement ; dites qu'il faut que la France soit consultée, et qu'une nouvelle assemblée soit élue avec des pouvoirs ad hoc pour décider une aussi grande question. Votre Altesse Royale se mettra de la sorte dans la position la plus populaire. Le parti républicain, qui fait aujourd'hui votre danger, vous portera aux nues. Dans les deux mois qui s'écouleront jusqu'à l'arrivée de la nouvelle législature, vous organiserez la garde nationale ; tous vos amis et les amis du jeune roi travailleront avec vous dans les provinces. Laissez venir alors les députés, laissez se plaider publiquement à la tribune la cause que je défends. Cette cause, favorisée en secret par vous, obtiendra l'immense majorité des suffrages. Le moment d'anarchie étant passé, vous n'aurez plus rien à craindre de la violence des républicains. Je ne vois pas même qu'il soit difficile d'attirer à vous le général La Fayette et M. Laffitte. Quel rôle pour vous, monseigneur ! vous pouvez régner quinze ans sous le nom de votre pupille. ; dans quinze ans l'Age du repos sera arrivé pour nous tous ; vous aurez eu la gloire uni- que dans l'histoire d'avoir pu monter au trône et de l'avoir laissé à l'héritier légitime ; en même temps vous aurez élevé cet enfant dans les lumières du siècle, et vous l'aurez rendu capable de régner sur la France : une de vos filles pourrait un jour porter le sceptre avec lui.

« Le duc d'Orléans promenait ses regards vaguement au-dessus de sa tête : — Pardon, me dit-il, monsieur de Chateaubriand, j'ai quitté pour m'entretenir avec vous une députation auprès de laquelle il faut que je retourne. Madame la duchesse d'Orléans vous aura dit combien je serais heureux de faire ce que vous pourriez désirer ; mais, croyez-le bien, c'est moi seul qui retiens une foule menaçante. Si le parti royaliste n'est pas massacré, il ne doit sa vie qu'à mes efforts. — Monseigneur, répondis-je à cette déclaration si inattendue et si loin du sujet de notre conversation, j'ai vu des massacres. Ceux qui ont passé à travers la révolution sont aguerris. Les moustaches grises ne se laissent pas effrayer par les objets qui font peur aux conscrits.

« Le duc d'Orléans se retira, et j'allai retrouver mes amis.

« — Eh bien ? s'écrièrent-ils.

« — Eh bien, il veut être roi.

« — Elle veut être reine.

» — Ils vous l'ont dit ?

» — L'un m'a parlé de bergeries et l'autre des périls qui menaçaient la France, et de la légèreté de la pauvre Caroline ; tous deux ont bien voulu me faire entendre que je pourrai leur être utile, et ni l'un ni l'autre ne m'ont regardé en face.

« Madame la duchesse d'Orléans désira me voir encore une fois. M. le duc d'Orléans ne vint pas se mêler à cette conversation. Madame Adélaïde s'y trouva comme à la première. Madame la duchesse d'Orléans s'expliqua plus clairement sur les faveurs dont M. le duc d'Orléans se proposait de m'honorer. Elle eut la bonté de me rappeler ce qu'elle nommait ma puissance sur l'opinion, les sacrifices que j'avais faits, l'aversion que Charles X et sa famille m'avaient toujours montrée, malgré mes services. Elle me dit que si je voulais rentrer au ministère des affaires étrangères, le duc d'Orléans se ferait un grand bonheur de me réintégrer dans cette place, mais que j'aimerais peut-être mieux retourner à Rome, et qu'elle — madame la duchesse d'Orléans — me verrait prendre ce dernier parti avec un extrême plaisir dans l'intérêt de notre sainte religion.

« — Madame, répondis-je avec une sorte de vivacité, je vois que le parti de M. le duc d'Orléans est pris, et qu'il en a pesé les conséquences, qu'il a vu les années de misères et de périls divers qu'il aura à traverser, je n'ai donc plus rien à dire. Je ne viens point ici pour manquer de respect au sang des Bourbons, je ne dois d'abord que de la reconnaissance aux bontés de Madame. Laissons donc de côté les grandes objections, les raisons puisées dans les principes et dans les événements. Je supplie Votre Altesse Royale de consentir à m'entendre en ce qui me touche.

« Elle a bien voulu me parler de ce qu'elle appelle ma puissance sur l'opinion. Eh bien ! si cette puissance est réelle, elle n'est fondée que sur l'estime publique ; or je la perdrais, cette estime, au moment où je changerais de drapeau. M. le duc d'Orléans aurait cru acquérir un appui, et il n'aurait à son service qu'un misérable faiseur de phrases, qu'un parjure dont la voix ne serait plus écoutée, qu'un renégat à qui chacun aurait le droit de jeter de la boue et de cracher au visage. Aux paroles incertaines qu'il balbutierait en faveur de Louis-Philippe, on lui opposerait des volumes entiers qu'il a publiés en faveur de la famille tombée. N'est-ce pas moi, madame, qui ai écrit la brochure de Bonaparte et des Bourbons, les articles sur l'arrivée de Lotus XVIII à Compiègne, le Rapport sur le conseil du roi à Gand, l'Histoire de la vie et de la mort de M. le duc de Berry ? Je ne sais s'il y a une seule page de moi où le nom de mes anciens rois ne se trouve pour quelque chose, et où il ne soit environné de mes protestations d'amour et de fidélité, chose qui porte un caractère d'attachement individuel d'autant plus remarquable, que Madame sait que je ne crois pas aux rois. A la seule pensée d'une désertion, le rouge me monte au visage, j'irais le lendemain me jeter dans la Seine. Je supplie Madame d'excuser la vivacité de mes paroles ; je suis pénétré de ses bontés ; j'en garderai un profond et reconnaissant souvenir, mais elle ne voudrait pas me déshonorer ; plaignez-moi, madame, plaignez-moi !

« J'étais resté debout et, m'inclinant, je me retirai. Mademoiselle d'Orléans n'avait pas prononcé un mot. Elle se leva, et, en s'en allant, elle me dit : — Je ne vous plains pas, monsieur de Chateaubriand, je ne vous plains pas Je fus étonné de ce peu de mots, et de l'accent avec lequel ils furent prononcés. »

 

XII.

Ce récit, s'il est exact, et il est difficile de croire qu'un écrivain posthume emprunte avec une lente préméditation l'asile sacré de la tombe pour calomnier les survivants ; ce récit explique plus que tout autre la situation morale du duc d'Orléans pendant cette péripétie de neuf jours et de neuf nuits où son âme flotta entre la vertu et le trône. Les cœurs sur lesquels il s'appuyait fléchirent ; la mère tremblant pour ses enfants, la sœur pour son frère, ne virent de salut que dans la solidarité apparente et forcée du prince avec le pays. Le prince lui-même, probe dans la vie domestique, devait réprouver plus que tout autre l'improbité dans l'ambition. L'ambition même dont on l'a trop accusé n'était pas son vice ; il aspirait plus par sa nature à conserver qu'à conquérir ; il avait les instincts du père de famille plus que de l'usurpateur. Plus préoccupé d'intérêts que de gloire, il aurait été vraisemblablement heureux d'échapper par un rôle secondaire sûr et irréprochable au poste où son parti le poussait malgré lui. Il fut pendant cette longue crise ou le plus machiavélique des comédiens, ou simplement un homme faible et irrésolu, cédant à regret à une fortune qui se présentait sous les apparences de la nécessité et du patriotisme. Sa famille tremblait, son parti commandait, la république menaçait, le peuple mugissait, la peur montrait l'anarchie, la séduction montrait le trône, la fausse politique lui persuada que la révolution n'obéirait qu'à un complice. La nature protestait en vain dans son Arne ; cette &ne sans enthousiasme calculait toujours et sentait peu ; il écouta la politique et trahit la nature, seule politique qui ne trompe jamais les grands cœurs. L'histoire doit le plaindre presque autant que l'accuser. Il ne sut être ni héroïquement criminel, ni magnanimement honnête. Est-ce sa faute ? Non, c'est celle de sa nature. Il était habile, il n'était pas grand.

 

XIII.

Revenons à Saint-Cloud.

Le trouble y faisait éclater ces récriminations intestines qui sont l'agonie, les convulsions, le suicide des partis vaincus et désespérés. Des scènes nocturnes, des colloques tragiques y remplissaient le palais de pas, de voix, de confusion, de cris, de larmes, presque de sang. On a vu que Marmont y était rentré ainsi que les ministres, se dérobant les uns et les autres, dans l'obscurité des jardins ou dans les combles du château, à l'animadversion des courtisans. Le duc d'Angoulême y avait reçu le commandement général des troupes. Ce prince intrépide, désintéressé du trône pour lui-même, voulait à tout prix sauver l'honneur, sinon le trône. Il ne concevait la déchéance que sur le champ de bataille par un boulet. Il songeait à défendre jusqu'à la mort la position militaire de Saint-Cloud, à rallier à ce noyau de la garde et à la ligne qui était sortie de Paris avec quarante pièces de canon, au nombre de treize mille hommes, les camps de Saint-Omer et de Nancy, qui formaient encore vingt-cinq mille hommes, à livrer bataille aux Parisiens avec ces trente-huit mille soldats fidèles, grossis bientôt des troupes et des volontaires de l'Ouest, et secourus au midi par l'armée de Bourmont, qu'un vent favorable pouvait rapporter en France en peu de jours. A la tête de pareilles forces, il se croyait invincible, et s'il ne ramenait pas son père à Paris, il y ramènerait du moins son neveu ; il ignorait encore en ce moment que peu d'heures avant d'évacuer Paris, Marmont, cédant en partie aux instances de M. Laffitte et de ses amis, et à son propre trouble, avait commencé une sorte de capitulation avec les maires de Paris, qui avaient offert et sollicité une trêve, et qu'il avait promis lui-même une suspension d'armes par une proclamation intempestive, qui empiétait dans sa chambre. Le prince, honteux et blessé à la main, se jette sur un siège en déplorant sa violence et son malheur. L'aspect du maréchal prisonnier et désarmé, conduit par les gardes de corps à travers les salles du palais, sème partout les images tragiques de trahison et d'assassinat.

Le roi informé fait appeler son fils. Il entend de sa bouche le récit de sa violence ; il juge son général avec plus de justice et de sang-froid que le duc d'Angoulême. Il fait relâcher le maréchal, le comble de consolations et d'excuses, et le conjure de pardonner à l'égarement et au repentir de son fils. Marmont, attendri par les larmes du vieillard, consent à aller offrir et recevoir une réparation du prince ; mais, gardant au fond du cœur le ressentiment de l'indigne soupçon dont il avait été flétri, en s'inclinant devant lui et en recevant ses excuses, il refusa de toucher la main qui l'avait désarmé.

Quelques moments après cette scène, la duchesse de Berry, éveillée en sursaut par les nouvelles sinistres qu'on lui apportait de Paris, s'échappait à demi nue de sa couche, et, réveillant par ses cris le duc d'Angoulême, lui reprochait de livrer par son inutile courage le château à l'assaut du peuple, et le conjurait par ses larmes et par la vie de son fils de pourvoir au salut du roi et de la famille royale en repliant ses troupes et en entraînant la cour loin de la capitale. Ce prince attendri plus que convaincu, se levait, allait à son tour réveiller son père et le décidait au départ nocturne, lui indiquait le château royal de Trianon pour résidence provisoire, et, faisant protéger le roi et la cour par une colonne de gardes du corps, se préparait lui-même à combattre au lever du jour à Saint-Cloud et à Sèvres pour l'honneur et pour le salut de Trianon.

Il était deux heures du matin quand le roi quitta en fugitif le palais de ses pères. Il n'avait reçu aucune nouvelle depuis vingt-quatre heures du duc de Mortemart. Cette absence et ce silence lui révélaient l'inutilité de ses concessions et l'écroulement de ses dernières espérances. Il fit dire à M. de Polignac et à ses collègues qu'il se livrait de nouveau à leurs conseils, et les emmena à sa suite à Trianon, gouvernement posthume pris par témérité, abandonné par repentir, repris par désespoir, mais qui n'avait plus de salut pour ses membres que dans un dévouement jusqu'à la mort au roi.

 

XIV.

A peine le roi était-il descendu de voiture à Trianon, ce palais des plus riants souvenirs de sa jeunesse et des plaisirs de Marie-Antoinette, qu'il convoqua M. de Polignac et ses anciens ministres en conseil dans son cabinet. Les ministres, reprenant leur ascendant par l'inutilité des concessions qui réduisait le roi à la guerre pour toute politique, engagent le roi à n'être plus que le premier soldat de son royaume. Appeler les troupes éloignées de la capitale, concentrer la garde royale autour du roi, monter à cheval, passer en revue ses régiments animés encore par sa présence et par l'extrémité de ses périls, opposer un noyau inébranlable de soldats fidèles et aguerris aux incursions désordonnées du peuple, foudroyer l'émeute en rase campagne, ressaisir le prestige évanoui du sceptre par la victoire, attendre les renforts de Normandie, de Saint-Omer, de Nancy, d'Alger, de la Vendée, former l'armée de la monarchie en face de la ville de la révolution, et reconquérir par l'épée le droit de raffermir un trône sapé par la Charte : tel fut l'avis unanime des ministres et du roi lui-même. La communauté de cause et de péril avait recréé la communauté de courage. Il ne restait plus qu'à exécuter ce plan, le seul plan logique conçu par ce ministère depuis son avènement.

Cependant les ministres s'étonnaient de voir leur maitre, au lieu de commander ses chevaux et le rassemblement des régiments de son escorte pour passer la revue concertée et commencer l'exécution de ce conseil militaire, user les heures en vaines conversations et temporiser encore avec un désastre qui ne temporisait plus. Le roi paraissait écouter au dehors plus qu'au dedans, et attendre de minute en minute un message qui n'arrivait pas, et avant l'arrivée duquel il ne voulait pas agir. Ce message arriva enfin. Il était du duc d'Angoulême. On le communiqua à l'oreille et à voix basse an roi. Les ministres ne l'entendirent pas. Mais à peine le roi l'eut-il entendu qu'il rompit précipitamment le conseil et ajourna ses ministres. On ne sait quelle froideur dans la physionomie et dans l'accent fit comprendre à M. de Polignac et à ses collègues que la résolution venait de fléchir de nouveau dans l'esprit du roi, qui n'avait plus de salut à présent qu'en eux, et que leur présence tout à l'heure invoquée était devenue un embarras et une impopularité pour leur maitre. Ils se retirèrent, comme à Saint-Cloud, dans les appartements les plus secrets du palais.

 

XV.

Le message qui venait de renverser à leur insu les résolutions de Charles X était, comme nous l'avons dit, du duc d'Angoulême, Ce prince était resté à Saint-Cloud pour couvrir la retraite de son père et pour combattre. A peine le roi était-il en sûreté, qu'il monta à cheval, parcourut les régiments bivouaqués dans le parc, les anima de sa fidélité, et trouva en eux l'écho de son propre cœur. Il ne doutait pas que les colonnes populaires qu'on voyait accourir par bandes confuses des hauteurs de Saint-Cloud dans la plaine de Paris, pour passer la Seine à Sèvres, ne fussent refoulées et contenues comme une vaine écume au-delà du fleuve. Il galopa lui-même sans inquiétude au-devant de ces tirailleurs par l'avenue de Sèvres jusqu'au pont de ce village, occupé par un bataillon de la ligne et par du canon.

A l'entrée du pont, il envoie ordre au bataillon de fondre sur ces masses, qui les insultent et les fusillent d'une rive à l'autre. Le commandant de ce bataillon, nommé Quartery, et le bataillon lui-même restent sourds, muets, immobiles à cet ordre. Indigné de cette défection sous le feu, le duc d'Angoulême s'élance seul, suivi du duc de Guiche, adjure les soldats, s'expose comme un but au milieu du pont aux balles qui le visent, fait rougir des soldats français d'abandonner ainsi leur général et leur prince, sans pouvoir les faire combattre. Les officiers le ramènent frémissant sur la place de Sèvres, qui fait face au pont. Là il ordonne aux troupes de ligne débandées de se former en bataille devant la grille du parc, et les apostrophant avec l'accent du commandement, de l'honneur et du reproche : « A vos rangs et sous les armes ! » leur dit-il, « et puisque vous voulez m'abandonner, abandonnez-moi du moins avec l'attitude et la dignité de soldats français, et si vous ne respectez pas votre prince, respectez-vous vous-mêmes ! »

A ces mots, les bataillons de ligne obéissent par un reste d'habitude et de décence dans la défection ; mais rien ne peut les retourner contre le peuple. Les tirailleurs de Paris passent impunément le pont de Sèvres, fraternisent avec les soldats, tirent sur son entourage, et, maîtres de la Seine, peuvent se porter rapidement sur Versailles et sur Trianon. Le duc d'Angoulême replie tout ce qui lui reste de régiments fidèles et la garde royale sur cette résidence, et envoie prévenir son père qu'il faut abandonner même Trianon. C'est cet avis qui, changeant tout à coup la physionomie et l'accent du roi, lui a fait comprendre que l'énergie tardive est aussi vaine que les tardifs repentirs ; et que, réduit désormais à chercher son salut dans l'intérieur des provinces à demi soulevées, la présence et les noms de ses ministres, réprouvés par son armée même, jetteront autour de lui le vide et la désaffection. Il charge M. Capelle, son confident le plus affidé, de leur faire sentir, sans les blesser, que leur assiduité auprès de lui portait ombrage et malheur à sa destinée, et de leur offrir tous les moyens de pourvoir à leur sûreté personnelle.

Pendant que le roi, reconnaissant mais contraint par la clameur de son propre palais, cherchait ainsi à persuader le départ à son conseil, les ministres, réunis hors de sa présence, se consultaient encore sur les mesures à prendre pour sauver les débris de sa couronne. M. Guernon de Ranville, qui avait toujours penché pour les mesures constitutionnelles et pour l'appel au pays, proposait de transporter à Tours le siège du gouvernement, d'y convoquer les Chambres, d'y abriter la famille royale derrière la Loire, entourée de l'armée, de la représentation nationale, adossée aux provinces royalistes de l'Ouest, et là, de traiter sous les armes et sous la Charte avec l'opinion.

Quelques jours plus tôt, ce parti pouvait être un salut ; il n'était maintenant qu'un regret. Le royaume 'tout entier avait ressenti l'émotion et suivi le mouvement de Paris. La France, blessée également à tous les points sensibles de sa dignité et de sa liberté par les ordonnances, avait éprouvé les mêmes convulsions. Il n'y avait déjà plus une ville qui pût offrir asile à cette déroute de la monarchie absolue, et il n'y avait de route pour sa fuite que celle qu'elle pouvait s'ouvrir avec les armes.

Ce fut au milieu de ce dernier conseil que M. Capelle accomplit auprès de ses collègues la pénible mission qu'il avait reçue de son malheureux maître, et qu'il leur offrit les secours et les passe-ports nécessaires pour leur éloignement. Le prince de Polignac, plus cher et plus personnellement affidé au roi, avait déjà reçu de lui les adieux et les larmes de la séparation : il allait disparaître de la cour dans ce même palais de Trianon où le favoritisme de sa mère dans le cœur de Marie-Antoinette avait tant porté malheur à cette reine. C'était dans ces mêmes jardins que ces deux femmes s'étaient arrachées avec larmes des bras l'une de l'autre, et que la reine avait été obligée, par la terreur de son peuple, de sacrifier et d'éloigner son amie. M. de Polignac croyait encore à ce dernier moment que Charles X allait suivre l'avis de M. Guernon de Ranville. Il aborda ses collègues au moment où ils descendaient le perron du château pour monter inaperçus dans la voiture des prêtres de la chapelle du roi : « Eh bien ! » dit-il à voix basse à M. de Ranville, « votre avis a prévalu, nous allons à Tours. » Et il disparut.

Quelques officiers supérieurs de la garde royale ayant reconnu les ministres au moment où ils cherchaient place dans les bagages de la cour, les repoussèrent sans pitié, en leur disant que leur présence menacerait même la sûreté du roi. Proscrits des deux camps, ils expiaient déjà leur témérité par les outrages de ceux qu'ils avaient voulu servir !

 

XVI.

Le, duo d'Angoulême en arrivant à Trianon avait pressé le départ de son père. Ce prince s'arracha à cette demeure qui n'avait été pour lui qu'une halte d'une matinée. Il prit avec les gardes du corps et les régiments de la garde la route de Rambouillet par les bois. L'insurrection de Versailles ne lui permettait pas même de revoir le palais de ses pères. Il était à cheval à côté de son fils. Un silence morne régnait dans les rangs des gardes du corps et des régiments de la garde qui précédaient ou suivaient ce deuil. En passant devant Saint- Cyr, école militaire de sa jeune noblesse, la fidélité militaire et la noble compassion pour ce désastre de la royauté arrachèrent à cette jeunesse sous les armes un long cri de Vive le roi ! qui consola le cœur du monarque.

On arriva la nuit au château dé Rambouillet, et l'armée bivouaqua dans le parc. Le roi était convaincu que le château serait le terme de sa fuite et qu'il y recevrait le lendemain les conditions de la pacification ménagée par la prudence et par la fidélité du duc d'Orléans. Il y fut entouré de toutes les somptuosités et de toutes les étiquettes ordinaires de cette résidence royale, chère à ses goûts de chasse. Entouré de douze mille hommes de troupes de sa garde dévouée comme une famille militaire et commandés par son fils, il pouvait y braver longtemps les vaines menaces du peuple soulevé, mais sans canon, sans discipline et sans armes. D'autres régiments de la garde rappelés de Rouen accouraient à lui. Il pouvait à son gré faire la guerre, dicter ou discuter des conditions. Sa nuit fut triste, mais confiante. Son réveil ne fut troublé que par les coups de feu des officiers de son armée, qui tuaient pour nourrir leurs troupes les daims et les chevreuils de ses forêts.

Au lever du jour, une calèche de voyage, sans escorte et sans livrée, s'arrêta à la grille du parc. Les gardes étonnés reconnurent la fille de Louis XVI, si chère à leur mémoire et à leur enthousiasme. Ils rachetèrent par leurs acclamations les outrages et les tristesses de cette scène. La duchesse d'Angoulême n'avait pour toute suite qu'un brave officier de sa cour, le comte de Faucigny-Lucinge, qui avait revêtu un costume civil pour ne pas faire reconnaître la princesse sur la route déjà soulevée. La duchesse d'Angoulême, absente de Paris par la tendre sollicitude du roi pendant le coup d'État, était partie des bains de Vichy, ignorant encore la promulgation des ordonnances. En passant à Mâcon, elle en reçut la première nouvelle confidentielle par M. le comte de Puymaigre, préfet de Saône-et-Loire, chez lequel elle était descendue. Elle apprit en même temps, non le soulèvement, mais les premiers bouillonnements de Paris. Inquiète, agitée, sombre pendant la soirée, la foule, qui ne soupçonnait pas encore l'événement de Paris, s'offensait d'une froideur de physionomie et d'une sécheresse de langage qui répondaient mal à ses hommages. On attribuait au ressentiment de la femme implacable de souvenir ce qui n'était que le pressentiment d'une seconde ruine.

Le lendemain elle partit pour Dijon. Le soulèvement de la capitale y était déjà connu. La princesse, voulant braver l'émotion hostile de la ville, parut le soir au théâtre. L'opinion publique lui attribuait, sinon le texte, au moins l'esprit du coup d'État. Des cris de : Vive la Charte ! à bas les ministres ! des regards, des gestes, des agitations tumultueuses accueillirent la princesse à son entrée dans sa loge. La colère de la nation remonta jusqu'à elle, elle sortit avec difficulté du théâtre, les yeux humides de larmes d'indignation. Le peuple, qui sait rarement se défendre sans outrager ce qu'il renverse, oublia le sexe, la vertu, le rang, le malheur, pour se venger de l'opinion présumée. Il ébranla pendant la nuit son hôtel de clameurs menaçantes.

Elle partit avant le jour et reçut sur la route tous les contre-coups de l'ébranlement de Paris. Le danger de sa famille l'y précipitait plus vite. Son courage bravait, comme à Bordeaux, les visages, les murmures, le fer et le feu.

A quelque distance de Joigny, le jeune duc de Chartres, fils allié du duc d'Orléans, qui commandait un régiment de chasseurs, accourut avec la fidélité du sang, de l'âge et de la pitié, à la portière de sa voiture, arrosa ses mains de larmes, et lui offrit son régiment et lui-même pour escorte. Elle aimait ce jeune prince dont elle avait cultivé l'enfance, elle s'attendrit de son dévouement ; mais sachant le roi déjà hors de Paris, elle préféra le rejoindre inconnue et en tournant la capitale. Renvoyant sa voiture et sa suite, elle monta, vêtue avec une simplicité bourgeoise, dans une voiture sans armoiries, et instruite de relais en relais par la rumeur publique des désastres du roi qu'elle pleurait plus que sa propre couronne, elle arrivait à Rambouillet.

Charles X, informé par les acclamations de ses gardes, de la présence de sa nièce chérie, courut à elle les bras ouverts, les larmes aux yeux, la honte sur le front : u Ah ! ma fille, » lui dit-il, « ne me faites pas de reproches ! — Des reproches ! » s'écria la princesse en se jetant dans ses bras et en le couvrant de caresses filiales, « ah ! jamais, jamais un mot de ma bouche n'accusera mon père ! Nous sommes réunis ! nous resterons réunis pour toujours ! C'est le seul trône et le seul bonheur que je demande au ciel ! » Le duc d'Angoulême, la duchesse de Berry, le vieux roi, l'enfant royal, confondirent leurs embrassements et leur joie. Jamais Charles X, dans sa puissance et dans son bonheur, n'avait été entouré de plus de piété et de plus de tendresse. Sa famille le vengeait de sa fortune.

 

XVII.

Celle-ci l'abandonnait sans retour. L'insurrection ne lui laissait de tout son royaume que le château et le parc de Rambouillet, et le noyau armé qui campait dans sa forêt. Il ne restait que deux partis à prendre, la guerre royale ou l'abdication. Nous avons vu qu'avant de quitter Saint-Cloud il avait religieusement fléchi son cœur sous la main de Dieu, et abdiqué d'avance une couronne qu'il ne pourrait retrouver que dans les flots de sang de son peuple. Il ne conservait donc à Rambouillet les armes à la main que pour imposer, mais non pour combattre.

Instruit de l'unanimité du soulèvement, de l'abandon ou de l'ébranlement des troupes de ligne, de l'impuissance de son fils de conserver les positions de Saint-Cloud, de Trianon, et la ligne de la Seine, de la désertion qui commençait à débander les régiments mêmes de sa garde, il crut le moment venu de déclarer sa résolution à sa famille et à son peuple. Il rassembla autour de lui, non plus ses ministres ni ses généraux, mais le conseil intime de son cœur et de son sang, son fils, la duchesse d'Angoulême, plus qu'une fille pour lui, car elle était la sienne et celle de son frère, et il lui devait un trône ; la duchesse de Berry, et son petit-fils, l'enfant de tous ces cœurs, incapable encore de comprendre la tendre solennité de cette réunion où l'on allait lui donner à la fois et lui enlever un empire. Les portes restèrent fermées à tout ce qui n'était pas le sang de Louis XVI. Nul ne sait quelles paroles, quelles prières, quelles résistances, quelles résignations sublimes, quelles larmes tour à tour amères et pieuses signalèrent ce• mystérieux conseil d'où sortirent deux abdications-volontaires. Il serait téméraire et coupable d'interpréter de tels secrets de la piété, de la politique et du cœur : tout. ce qu'il est permis de dire d'après quelques paroles échappées la veille et le lendemain au fils de Charles X, et d'après les regrets mal couverts de l'infortunée duchesse d'Angoulême pendant son exil, c'est que ce prince ne résista pas un instant aux ordres de son père, qui crut que l'innocence d'un enfant serait un gage de réconciliation plus unanimement accepté de la France ; c'est que la duchesse d'Angoulême déplora d'avoir été deux fois précipitée des degrés d'un trône qui devait la consoler de tant de revers, et qu'elle se sacrifia à son neveu en sentant toute la douleur du sacrifice ; c'est que la duchesse de Berry reconnut par sa joie et par ses larmes la grandeur de ces résignations, qui en couronnant son fils lui donnaient la tutelle inespérée d'un empire. Père aussi obéi qu'il était roi impuissant et outragé, Charles X écrivit à l'issue de ce conseil la lettre au duc d'Orléans qui contenait l'âme et le résultat de cette scène.

« Je suis, » disait-il, « trop profondément peiné des maux qui affligent ou qui pourraient menacer mes peuples pour n'avoir pas cherché un moyen de les prévenir. J'ai donc pris la résolution d'abdiquer la couronne en faveur de mon petit-fils ; le dauphin, qui partage mes sentiments, renonce aussi à ses droits en faveur de son neveu. Vous aurez donc, en votre qualité de lieutenant général du royaume, à faire proclamer l'avènement d'Henri V à la couronne. Vous prendrez d'ailleurs toutes les mesures qui vous concernent pour régler la forme du gouvernement pendant la minorité du nouveau roi ; ici je me borne à faire connaître ces dispositions, c'est un moyen d'éviter bien des maux.

« Vous communiquerez mes intentions au corps diplomatique, et vous me ferez connaître le plus tôt possible la proclamation par laquelle mon petit-fils sera reconnu roi sous le nom d'Henri V.

« Je charge le lieutenant général vicomte de Latour-Foissac de vous remettre cette lettre. Il a ordre de s'entendre avec vous sur les arrangements à prendre en faveur des personnes qui m'ont accompagné, ainsi que sur les arrangements pour ce qui me concerne et le reste de ma famille.

« Nous réglerons ensuite les autres mesures qui seront la conséquence du changement de règne.

« Je vous renouvelle, mon cousin, l'assurance des sentiments avec lesquels je suis votre affectionné cousin.

« CHARLES. »

Il était singulier que Charles X eût rédigé sous forme de lettre l'acte important qui changeait l'ordre de successibilité à la couronne. Une pareille négligence était remarquable, surtout de la part d'un monarque observateur scrupuleux des lois de l'étiquette ; mais les assurances de dévouement contenues dans la lettre du duc d'Orléans avaient fermé l'esprit de Charles X à la défiance. La manière même dont l'acte d'abdication fut rédigé en était une preuve solennelle. Le duc d'Orléans, dans cet acte, était considéré comme le protecteur naturel de l'enfance d'Henri V, et on le laissait arbitre suprême de toutes les mesures que pouvait commander la fatalité des circonstances.

 

XVIII.

On sait le reste par ce que nous avons raconté plus haut des intrigues et des courants, de Paris.

Cependant le duc d'Orléans s'alarmait de sentir Charles X si près de sa capitale au milieu d'une année qui pouvait ou refluer sur Paris ou devenir l'avant-garde d'une armée vendéenne. Sous prétexte de protéger la famille royale contre la vengeance du peuple, il lui envoya des commissaires pour veiller à sa sûreté. C'étaient M. de Schonen, M. Odilon Barrot et le maréchal Maison. Ces commissaires s'étant présentés aux avant-postes de l'armée royale, en furent repoussés. Revenus à Paris, le duc les fit repartir avec des injonctions plus impérieuses. « Qu’il parte ! » leur dit-il en parlant du roi, « qu'il parte à l'instant ; et pour l'y contraindre il faut l'effrayer ! — Mais si l'on nous livre le duc de Bordeaux pour le ramener à Paris, » demanda au duc un des commissaires, « que ferons-nous ? — Le duc de Bordeaux ! » repartit avec une loyauté sincère ou simulée le prince, « mais c'est votre roi ! — Ah ! » s'écria la duchesse d'Orléans en se jetant sur le sein de son mari comme pour récompenser de si nobles sentiments, « vous êtes le plus honnête homme du royaume ! » Tout flottait encore, et le cœur éclatait d'un mot pendant que la politique éclatait d'un autre.

Le général Jacqueminot et quelques autres officiers de l'empire semèrent le bruit que Charles X marchait sur Paris. La Fayette, qui commandait les gardes nationales du royaume, fit battre le rappel pour lever l'armée de la révolution. En quelques heures dix ou douze mille hommes, presque tous adolescents, fiévreux encore des luttes des trois journées, s'enrôlèrent, s'armèrent, et se jetant pour courir plus vite à la poursuite de la royauté dans les voitures de luxe ou de trafic de la capitale, s'élancèrent sur la route de Rambouillet. Le général Jacqueminot, Georges La Fayette, fils du dictateur, chez qui la liberté était une piété filiale et la révolution une vertu, marchaient à la tête de ces colonnes. Le général Pajol, brave soldat qui cherchait une renommée dans tous les hasards, commandait en chef cette multitude, plus semblable à une émeute ambulante qu'à une armée. Les politiques du parti vainqueur voyaient avec un secret plaisir cette jeunesse révolutionnaire encore frémissante affranchir le pavé de la capitale d'une agitation transportée plus loin. Ces colonnes s'avançaient avec intrépidité vers Rambouillet. Excelmans, qui avait offert son épée de soldat à Marmont pendant les trois jours, rendu maintenant à la liberté de ses opinions, dirigeait une avant-garde. Les deux armées se touchèrent à la chute du jour. On différa l'attaque pour attendre les commissaires, que Charles X cette fois avait consenti à recevoir.

MM. de Schonen, Odilon Barrot, Maison arrivèrent au château à la nuit tombante. Ils trouvèrent le roi irrité des délais qu'on apportait à reconnaître la royauté de son petit-fils, et commençant à suspecter l'inutilité de ses sacrifices. « Que me voulez-vous ? » leur dit-il d'une voix souveraine. « J'ai tout réglé avec le duc d'Orléans, mon lieutenant général. » M. Odilon Barrot, que la modération de ses opinions et les convenances de ses sentiments rendaient un interlocuteur plus agréable au prince que ses collègues, l'adoucit, lui parla pathétiquement et respectueusement de l'imminence d'une lutte tragique dont il allait être responsable, du compte que les rois doivent à l'humanité de la vie des hommes, du feu qui s'allumerait dans le royaume par la première cartouche brûlée par l'ordre du roi, du danger et de l'illusion de cimenter du sang de la France le trône éventuel de son petit-fils. Le roi paraissait ému, et ne demandait évidemment qu'un prétexte honorable pour céder à une force majeure des choses évidente à tous les yeux. Il entraîna dans une embrasure de fenêtre le maréchal Maison, dont l'autorité militaire lui servirait au moins d'excuse devant lui-même et devant l'Europe. « Monsieur le maréchal, » lui dit-il en faisant appel à sa sincérité, « dites-moi sur l'honneur que l'armée de Paris qui marche contre mes troupes est en effet composée de quatre-vingt mille hommes ! — Sire, » répondit le maréchal en trompant pour l'éloigner le roi qu'il avait abandonné dans son infortune, « je n'oserais énoncer un chiffre précis, mais cette armée est nombreuse, et peut-être bien s'élève-t-elle à ce nombre. — C'en est assez, » répondit le roi, « je vous crois, et je consens à tout pour épargner le sang de mes gardes. »

Le maréchal Maison devait son nom à son courage et à son talent militaire sous la République et sous l'Empire, mais il devait à Charles X son commandement en Grèce et son rang supérieur dans l'armée. Il se montra dans cette circonstance du nombre de ces soldats qui font de la noble profession des armes un métier de gloire plus qu'un devoir de fidélité.

 

XIX.

Le roi et la famille royale partirent pour Cherbourg sous l'escorte de leur armée jusqu'au château de Maintenon, maison presque royale de la famille de Noailles, qui porte le nom de sa fondatrice. Ils y furent reçus par le duc et la duchesse de Noailles, famille royaliste dont le dévouement traditionnel à la couronne était redoublé et attendri par la piété pour le malheur de la dynastie. Ces fidèles serviteurs et toute leur maison se pressèrent de cœur autour du roi, et des princesses comme pour les empêcher de sentir dans leur foyer cette première halte vers l'exil. Le roi, conformément à ce qu'il avait promis aux commissaires, y licencia la garde royale par une courte proclamation qui ordonnait aux régiments de se rendre à Paris et d'y faire leur soumission au lieutenant général du royaume. C'est ainsi que le à août Charles X désignait encore le duc d'Orléans.

Il ne garda pour escorte que les gardes du corps et la gendarmerie d'élite avec six pièces de canon. Le maréchal Marmont, qui l'accompagnait, reçut de nouveau le commandement général de ces troupes : réparation que la bonté du roi croyait devoir à la douleur du maréchal et à la violence de son fils. Le maréchal Maison, logé avec ses collègues, MM. de Schonen et Odilon Barrot, au château de Maintenu, y traçait sur la carte, moins en maréchal de France qu'en proconsul du peuple, l'itinéraire du roi et ses stations vers Cherbourg, oubliant que c'était lui-même qui avait eu l'honneur, au nom de la France militaire, d'aller recevoir Louis XVIII à Calais !...

Après le déjeuner du roi, le lendemain, l'armée tout entière se rangea en bataille devant le château et sur la route pour jeter son dernier cri de fidélité à la monarchie et son dernier regard à la famille royale. La duchesse de Noailles, sur le seuil de sa demeure, pleurait en s'inclinant devant ses augustes hôtes. Le visage du roi était triste mais calme, comme une conscience vaincue par le sort, mais sûre de la droiture de ses volontés ; le duc d'Angoulême, plus attentif à l'affliction de son père qu'à la perte de son propre règne ; la duchesse d'Angoulême, redoublant de noble fierté dans la déchéance, donnant sa main à baiser aux officiers de la garde, dont elle était l'idole, et leur disant à travers ses sanglots mal contenus : « Mes amis, soyez heureux ! » La duchesse de Berry, vêtue en homme et tenant son fils par la main, ne pouvait croire à une longue éclipse d'une si haute fortune, et semblait penser au retour plus qu'à la séparation.

Le cortége royal sortit des cours et s'avança lentement sur la route de Dreux. Un escadron des gardes du corps ouvrait la marche, troupe de famille associée depuis Louis XIV à toutes les pompes, à toutes les gloires et à toutes les catastrophes de la famille royale. Le duc d'Angoulême à cheval précédait les voitures des enfants, des princesses et de son père. Le roi pleurait au fond de sa voiture en regardant sa garde rangée sur la route et qui pleurait sous les armes de cette défaite sans combat. La duchesse de Berry, en passant devant les régiments, fit ouvrir la portière, et présentant son fils aux soldats, semblait leur reprocher des fautes, des faiblesses et des exils dont ils étaient innocents. La colère féminine animait ses traits ; elle oubliait que les provocations étourdies de son intérieur à la témérité du roi avaient encouragé les fautes dont elle accusait alors les auteurs. « Mes amis, » disait aussi la duchesse d'Angoulême aux généraux qui la saluaient de leur épée, « sachez du moins, sachez bien que je ne suis pour rien dans ce désastre ! » Elle tenait à se laver du soupçon d'avoir fomenté le coup d'État. Il était vrai qu'elle avait redouté l'inexpérience et le fatalisme du prince de Polignac dans l'exécution ; mais, centre du parti de la cour et du parti de l'Église aux Tuileries, plus intrépide que politique, nulle n'avait fait rougir davantage le roi de ses ménagements pour ce qu'on appelait à la cour la révolution, et disposé autant l'esprit de son oncle et de son mari aux défis téméraires de la force du peuple. Une longue et douloureuse acclamation des troupes déchira l'air comme un sanglot de l'armée. Le cortége disparut sur la route de Dreux. Les régiments reprirent la route de Chartres et de Paris.

 

XX.

Le roi quittait son royaume plus indigent qu'il n'y était entré. Le peu d'or qu'il avait à Saint-Cloud dans sa cassette pour ses aumônes ou pour ses gratifications 'avait été dépensé en vivres pour les troupes et en solde pour tes gardes. Il fut obligé de faire vendre son argenterie à Dreux et à Verneuil pour payer la nourriture de ces derniers. Les fidèles serviteurs dont il était entouré conservaient pour lui et la famille royale, dans toutes les haltes de la route et dans les plus humbles maisons dont il empruntait le toit, le cérémonial et l'étiquette des Tuileries. Tous les jours se ressemblaient par la monotonie et par la tristesse de œ convoi. Le roi, pour éviter dans les villes le regard lutinaient ou insu !-tant du peuple, sortait le matin en voiture de la maison où il avait couché ; une demi-heure après il montait à cheval et marchait au pas à côté de son fils entre les rangs de son escorte. Une demi-heure avant d'arriver à la station du soir il remontait dans sa voiture. Marmont était à cheval derrière la voiture du roi. La cour des princes et des princesses était restreinte mais décente, et fidèle au revers comme à la grandeur. .0a y trouvait des noms à qui l'histoire doit compte de la gloire si rare du devoir et de la reconnaissance accompli : Marmont, malheureux, irrésolu, mais coupable seulement de son caractère ; le duc de Luxembourg ; le prince de Croï ; Solre, capitaine des gardes ; le général Auguste de La Rochejacquelein, nom qui grandit dans les revers de la monarchie ; le duc Armand de Polignac, premier écuyer ; le duc de Guiche et le duc de Levis, aides de camp du duc d'Angoulême ; madame de Sainte-Maure, dame d'honneur de la duchesse ; la comtesse de Bouillé, dame d'honneur de la duchesse de Berry ; le comte de Mesnard, son premier écuyer, et le comte de Brissac, son chevalier d'honneur ; le baron de Damas, gouverneur du duc de Bordeaux, M. de Barbançois et M. de Maupas, ses sous-gouverneurs, veillaient mu cet enfant comme sur le débris et l'espoir de tant de trônes ; la comtesse de Gontant sur sa jeune sœur.

Le peuple sur toute la route était muet, décent, respectueux. L'ombre de cotte monarchie lui imposait plus que cette monarchie même ; il y avait de la nature autant que du royalisme dans sa tristesse. Les grandes catastrophes donnent de grands contre-coups à l'imagination des hommes. On honorait d'autant plus la chute du roi qu'on ne redoutait plus son retour. On lui épargna presque partout, par une bienséance d'inspiration, la vue du drapeau et de la cocarde tricolores, signes visibles de sa déchéance. On craignit dans deux ou trois villes manufacturières de la Normandie des émotions et des insultes des ouvriers. Craintes vaines ; toutes les démonstrations se bornaient à quelques murmures menaçants contre Marmont, que sa renommée de 1814 précédait partout comme un rassentiment militaire et national. Il fut obligé en approchant de Cherbourg d'enlever les décorations qui couvraient sa poitrine pour ne pas révéler son rang, son grade et son nom à la rancune du peuple.

Le roi lisait tous les jours le Moniteur pour suivre des yeux le spectacle de sa propre ruine. A Carentan, il apprit l'usurpation consommée du duc d'Orléans. Il ne se permit à haute voix ni un reproche, ni une mauvaise interprétation des actes de ce prince, soit qu'il comptât toujours sur les assurances que le duc d'Orléans lui avait fait transmettre à Saint-Cloud et à Rambouillet, soit qu'il crût que ce prince n'acceptait la couronne que par une nécessité momentanée des circonstances, pour la rendre après l'avoir Sauvée à son petit - fils, soit plutôt qu'il trouvât plus digne de son âme de subir en silence et sans se plaindre la plus cruelle et la dernière des félonies, celle de son propre sang !

Il séjourna deux jours à Valognes, afin de donner le temps d'arriver à Cherbourg aux vaisseaux préparés pour le recevoir. Il y rassembla autour de lui les officiers et les six plus anciens gardes de chacune des compagnies qui l'escortaient plus en père qu'en roi. Le duc d'Angoulême, la duchesse sa femme, la duchesse de Berry, le duc de Bordeaux, sa sœur, étaient groupés autour de lui pour imprimer dans les regards et dans la mémoire de tous les membres de la famille proscrite les noms, les visages, les larmes de leurs derniers et fidèles soldats. Charles X, recevant de leurs mains les drapeaux de leurs compagnies comme un roi qui licencie son peuple, les remercia d'une voix brisée par les sanglots de leur inébranlable et tendre fidélité. « Je reçois ces étendards, et cet enfant vous les rendra un jour, » dit-il en touchant de sa main tremblante le front du duc de Bordeaux ; « les noms de chacun des gardes inscrits sur vos registres et conservés par mon petit-fils demeureront enregistrés dans les archives de la famille royale, pour attester à jamais mes malheurs et les consolations que j'ai trouvées dans votre fidélité ! »

Cet adieu pathétique arracha des larmes à tous les soldats de cette petite armée et au peuple même de la ville. La fidélité de ces corps pour leur prince, héritiers de leurs pères qui la tenaient de leurs aïeux, n'était pas seulement un devoir, elle était un sentiment. C'était plus que le chef de la patrie, c'était le premier gentilhomme et le père que cette jeune noblesse pleurait dans le roi.

Charles X et le duc d'Angoulême, après cet adieu à leurs troupes, se dépouillèrent eux-mêmes de l'habit et des insignes militaires qu'ils avaient portés jusque-là. Ils s'effacèrent aux regards du peuple, et prirent d'avance le vêtement de l'exil, auquel ils touchaient de si près.

 

XXI.

Ce voyage avait duré quinze jours avec une lenteur affectée qui irritait l'impatience des commissaires et du nouveau roi, et qui semblait attendre quelque événement inconnu, comme si Paris n'avait pas dit le dernier mot de la France. Les tins y virent le regret d'un vieillard qui arrache avec effort chacun de ses pas au sol adoré et perdu de la patrie ; les autres, l'attente d'un soulèvement de l'Ouest et du Midi à la suite d'un débarquement de Bourmont ramenant l'armée d'Afrique au secours de la monarchie ; ceux-ci, un temps donné aux négociations toujours pendantes avec le duc d'Orléans ; ceux-là enfin, une attitude royale, conservée même dans la défaite pour affronter dignement la mauvaise fortune, et pour imprimer aux peuples une sainte idée du fantôme même de la royauté.

Quoi qu'il en soit, et vraisemblablement par toutes ces causes à la fois, Charles X se retira pas à pas et lentement de l'empire, comme un droit qui abdique, mais qui ne se laisse pas chasser ni insulter, et qui, pour être respecté du monde, se respecte lui-même jusque dans ses revers. Il ne s'enfuit pas, comme un roi de théâtre, sous quelque ignoble déguisement ; il se retourna pour regarder face à face son royaume révolté, mais respectueux dans sa révolte. Ces deux disparitions de la monarchie légitime en un demi-siècle attestèrent, sa force même dans sa faiblesse, et ne déshonorèrent du moins pas les rois. De ces deux rois, de ces deux frères qui l'emportaient avec eux, aucun ne mêla l'ignominie an malheur. L'un, Louis XVI, partit de l'échafaud ; l'antre, Charles X, partit du rivage dans toute la majesté royale : deux départs dignes de la royauté française. Leur peuple les vainquit et les immola, mais il n'eut pas le droit de mépriser leur infortune. Charles X fut respecté jusqu'à son dernier pas sur la plage de la France.

 

XXII.

Le peuple sembla garder toute sa colère et toute sa vengeance contre ses ministres, comme si en les accusant d'avoir attenté à la liberté il les eût accusés en même temps d'avoir attenté à ta monarchie et rendus responsables du vide que la Restauration évanouie allait laisser dans l'empire.

Pendant que le roi s'avançait vers Cherbourg, sa dernière étape, ses ministres fuyaient par différentes routes la colère populaire, qui les devançait et les menaçait partout.

Le prince de Polignac, dont le nom résumait pour le peuple tout le crime et pour les royalistes tout le malheur de la situation, était resté à Trianon jusqu'à la dernière heure, combattu entre sa tendresse filiale pour le roi qu'il vénérait comme un père, et la crainte de nuire par sa présence aux négociations ouvertes pour sauver sinon son trône, du moins le trône de son petit-fils. Situation cruelle, dans laquelle le dévouement commandait de rester et un plus grand dévouement commandait de partir. Les perplexités furent longues et les adieux déchirants entre le vieux roi et le ministre funeste mais fidèle, qui après avoir offert sa responsabilité offrait son sang. Charles N, supérieur en cela à Charles ler d'Angleterre, était incapable de livrer un autre Strafford en rançon et en victime à son peuple. « Partez, je vous l'ordonne, » dit-il en père au prince de Polignac ; « je ne me souviens que de votre courage, et je ne vous accuse pas de notre malheur. Notre cause était celle de Dieu, celle du trône et de mon peuple ; la Providence éprouve ses serviteurs et trompe souvent les meilleurs desseins dans des vues supérieures à nos courtes vues ; mais elle ne trompe jamais les consciences droites. Rien n'est perdu encore pour ma maison. Je vais combattre d'une main et transiger de l'autre. Rendez-vous derrière la Loire, où vous serez à couvert des séditions et des vengeances du peuple égaré, au milieu de mon armée, qui a ordre de se rendre à Chartres. » Le prince de Polignac couvrit de larmes en les embrassant les mains du roi.

 

XXIII.

La princesse de Polignac, seconde femme du prince, était une Anglaise jeune, belle, courageuse, étrangère par sa patrie aux querelles qui déchirent la nôtre, et n'ayant pour cause dans nos débats intérieurs que la cause de sa tendresse et de son dévouement à son mari. Retirée à la campagne, au château de Millemont, pendant le coup d'État, enceinte de six mois, veillant à la fois sur les enfants du premier lit du prince et sur les siens, deux fois mère par cette double sollicitude, et troublée des hasards qu'allait courir son époux, elle n'eut pas plutôt appris le soulèvement de Paris et la fuite de Saint-Cloud qu'elle accourut, malgré toutes les instances de ceux qui l'entouraient, pour partager le péril de celui qu'elle aimait dans toutes les fortunes. Mais avant que sa voiture, escortée de quatre gendarmes, eût atteint les portes de Versailles, l'insurrection s'était étendue sur toutes les mutes qui conduisaient à Saint-Cloud ; le peuple de Versailles, ému à la vue de son escorte, frémissant à son nom, l'avait insultée. Menacée de mort et conduite à la municipalité, dont elle n'était sortie que sous les vêtements d'une femme du peuple, pour rejoindre, à travers les bois, son mari à Trianon, elle y arrivait au moment où l'insurrection qui s'approchait en chassait le roi. Le prince n'eut que le temps de confier la princesse à des mains sûres pour la reconduire par des chemins détournés à ses enfants dans l'asile où son sexe et leur Age les abriteraient contre son nom. Lui-même, trouvant dans la courageuse amitié de madame de Morfontaine, fille de Lepelletier de Saint-Fargeau, adoptée autrefois par la République, une protection non suspecte au peuple, se déguisa en serviteur de cette maison, et prenant place sous ce déguisement sur le siège de la voiture de madame de Morfontaine, il traversa sans être connu la Normandie insurgée, et s'abrita aux environs de Granville dans l'opulente demeure de sa libératrice. Il était à l'abri de toute recherche et de tout soupçon dans la maison d'une femme dont le nom révolutionnaire répondait pour tous ses hôtes.

 

XXIV.

Des émissaires discrets affrétèrent pour lui une barque de pêcheur qui le jetterait sur la côte d'Angleterre. Le prince se rendit à Granville pour s'y embarquer mais le vent contraire et la mer orageuse ayant empêché la barque de lever l'ancre, N. de Polignac fut contraint de passer dans une hôtellerie rurale de Granville les jours pendant lesquels on attendait le vent. L'élégance de sa taille, la noblesse de ses traits, la finesse de son linge, un anneau à son doigt, un livre dont la lecture abrégeait son attente dans sa chambre, tous ces indices, contrastant avec les habits grossiers dont il était vêtu, inspirèrent des soupçons aux hôtes habituels de cette hôtellerie ; ils communiquèrent leurs observations à quelques gardes nationaux réunis pour proclamer l'abolition du règne et l'installation du nouveau gouvernement. Saisi, conduit à la municipalité, interrogé, menacé, s'il était un des ministres de Charles X, du poignard du peuple, il fut vaine dans la prison de Granville sans que son nom avoué pût autoriser encore la fureur indécise de la multitude.

Le lendemain, le prince, en présence du maire de Granville, déclara sou nom ; les magistrats le turent pour sa sûreté et le transférèrent h Saint sous une escorte de gardes nationaux ; mais la rumeur publique le devançait : en traversant la ville de Coutances, la populace ameutée autour de la maison du poste, fanatisée de colère par les calomnies qui attribuaient à ses agents les incendies de la Normandie, menaça de le massacrer. Il vit des couteaux levés sur sa poitrine, et n'échappa à la mort que par son impassibilité et par le courage de son escorte. De Saint-Lô il fut conduit sous un faux nom au château de Vincennes, où il subit avec une résignation passive et pieuse le supplice de la haine de tout un peuple et le supplice plus grand de la ruine du trône qu'il avait juré de raffermir et de relever.

 

XXV.

Ce même donjon avait été l'origine et était devenu l'expiation de ses torts politiques. C'était à Vincennes qu'un compagnon de sa première captivité en 1800 avait versé dans son âme alors incrédule cette foi ardente et concentrée dans les vérités du christianisme catholique qui était devenue la consolation de son cachot, la règle de sa vie, et malheureusement plus tard la vue dominante de sa politique. Il avait cru devoir à son pays le rétablissement politique des doctrines et des institutions religieuses qui satisfaisaient son esprit et qui sanctifiaient son âme. Restaurer l'Église par le trône et• soutenir le trône par l'Église avait été depuis cette époque la seule grande ambition de sa vie. Cette ambition impersonnelle n'était en lui que la passion sainte d'une théocratie gouvernementale qui répondait également à la piété réelle mais étroite de Charles X. Ils n'étaient ni l'un ni l'autre avides d'une autorité absolue, encore moins tyrannique ; ils ne voulaient reconstituer le pouvoir que pour livrer par les mains du pouvoir la France à Dieu ; ils oubliaient que la foi n'est sainte dans tous les cultes qu'à la condition d'être libre, et que toute religion imposée par les gouvernements tombe avec eux ; ils étaient sincères l'un et l'autre en disant qu'ils ne voulaient point attenter à la Charte ; les libertés politiques et représentatives les auraient trouvés libéraux, pourvu que le zèle de leurs convictions l'eût trouvé ; ils n'attentaient qu'à l'esprit humain.

Ame pure, caractère honnête, esprit cultivé, cœur dévoué du reste, M. de Polignac était un de ces hommes si fréquents dans l'histoire qui ont fait de grandes ruines avec de bonnes intentions et auxquels on ne peut reprocher pour tout crime qu'une erreur qui accuse les bornes de leur intelligence et qui attriste leur mémoire, mais qui ne déshonore pas leur nom.

M. de Peyronnet venait d'être arrêté dans sa fuite et emprisonné à Tours. Son audace au pouvoir était devenue du courage dans les cachots. Ennemi vaincu de la révolution, il n'aurait pas craint d'être sa victime ; amoureux de renommée, il savait que la gloire des grandes morts rachète souvent pour la postérité les grandes fautes ; l'échafaud de Strafford ne lui répugnait pas.

 

XXVI.

Nous avons laissé M. Guernon de Banville et M. de Chantelauze sur les marches du perron de Trianon, au moment où, congédiés par le roi et outragés par les courtisans, ils trouvaient asile dans la voiture des prêtres de la chapelle royale pour suivre la famille fugitive à Rambouillet. Arrivés la nuit dans le parc, odieux aux troupes si leurs noms avaient été prononcés dans les bivouacs, craignant de demander asile au château, où leur présence enlevait aux négociations du roi le caractère de sincérité et de repentir que la révocation des ordonnances comportait, ils descendirent de voiture à la grille du palais, et, se perdant dans les ténèbres, ils allèrent quêter un abri pour une nuit dans une hôtellerie obscure du faubourg ; l'encombrement de la résidence royale e des routes qui y aboutissent était tel, que les deux fugitifs cherchèrent en vain une voiture ou une charrette pour les conduire à Chartres, d'où ils espéraient gagner Tours et les pays vendéens. M. Guernon de Ranville, jeune et vigoureux, aurait pu facilement s'évader par les sentiers à travers champs et atteindre la Loire, s'il n'eût pensé qu'à lui seul ; mais il ne pouvait se résoudre à abandonner aux hasards de la fuite son collègue et son ami, M. de Chantelauze, dont la maladie et la faiblesse ralentissaient les pas. Munis de faux passe-ports et vêtus d'humbles habits souillés par la route, ils partirent à pied, et n'atteignirent Chartres qu'après une marche de quatorze heures, sans cesse ralentie par l'évanouissement des forces de M. de Chante, lauze. Les conversations qu'ils avaient liées sur le grand chemin avec les hommes du peuple et les piétons leur avaient révélé partout l'exécration du pays contre les ministres et les évêques, accusés par la calomnie populaire des incendies qui dévastaient ces provinces. Les noms du prince de Polignac et de ses collègues étaient devenus déjà une injure triviale parmi les populations des campagnes.

En arrivant à Chartres, ils s'avancèrent en hésitant à l'ombre des drapeaux tricolores arborés aux fenêtres des maisons et aux cris de Mort aux ministres ! Ils passèrent la nuit dans un cabaret de la Ville sans éveiller les soupçons, et montèrent avant le jour dans une voiture publique pour se rendre à Châteaudun. Leurs compagnons de route, déserteurs de l'armée, trafiquants du pays, orateurs de tavernes, fanatiques de haine contre la cour, ne cessèrent d'invectiver Charles X, son clergé, ses ministres, et de prophétiser la vengeance du peuple contre les scélérats qui avaient fait couler le sang de la nation.

A Châteaudun, les deux fugitifs parvinrent à se soustraire encore à l'inquisition spontanée de la multitude et à trouver une charrette qui les conduisit jusqu'aux portes de Tours. Ils congédièrent leur voiture et tentèrent de tourner la ville à pied à la faveur des ténèbres ; mais les précautions inquiètes que semblaient prendre ces deux voyageurs les trahirent, et, bientôt poursuivis et atteints par les gardes nationaux de la campagne, ils furent ramenés et emprisonnés à Tours, où leurs véritables noms ne tardèrent pas à être découverts. Les deux fugitifs furent peu de jours après conduits à Vincennes ; d'autres parvinrent à franchir les frontières sous des noms d'emprunt. Une voiture de la suite du roi, que l'on croyait vide et dont les vasistas, soigneusement fermés pendant toute la route, interdisaient l'intérieur à l'escorte du prince, cachait, dit-on, les conseillers de sa cour les plus compromis et les plus signalés au ressentiment du peuple. On ne peut reprocher à ce prince que de n'avoir pas eu la même sollicitude envers des ministres qui avaient joué leur tête pour raffermir sa couronne. Dans la retraite royale devant le peuple, il ne faut pas laisser de prisonniers, car les prisonniers peuvent être le lendemain des victimes.

 

XXVII.

Le roi touchait aux portes de Cherbourg ; du sommet de la côte qui domine la ville, la mer de l'exil se déroulait à ses yeux. Ils se voilèrent de larmes. On avait répandu le bruit d'une agitation tumultueuse du peuple de Cherbourg, qui menaçait la sécurité ou la dignité du roi et de sa famille. La duchesse d'Angoulême fit arrêter sa voiture, et voulut se placer dans celle du roi pour partager ses périls. Ce bruit était une calomnie des sentiments populaires dans ces contrées pleines de la mémoire des bienfaits de Louis XVI, dont Cherbourg est la création. La population entière de la ville et des campagnes, rangée en haie sur le passage de Charles X, s'attendrit à l'aspect de ces trois générations de roi qui allaient abandonner un royaume sans savoir même où ils trouveraient une patrie. Les femmes et les enfants surtout, jamais coupables, toujours victimes, touchaient le cœur des pères, des époux, des mères de cette foule, par leurs regards étonnés du malheur et par leur naïveté qui sourit sur leurs naufrages. On avait enlevé les drapeaux tricolores des fenêtres des maisons particulières sur le passage du cortége pour épargner une humiliation gratuite au roi vaincu.

 

XXVIII.

Le roi et Son escorte ne s'arrêtèrent pas dans la ville, ils entrèrent dans une enceinte entourée de grilles qui sépare la place de l'embarcadère de Cherbourg ; on referma la grille sur eux. Le peuple s'y pressa et s'y suspendit en foule pour assister au plus grand spectacle des destinées humaines, l'ostracisme d'un roi, héritier sans patrie de soixante rois. La famille royale descendit pour la dernière fois de voiture sur l'extrémité de la plage lavée par les Rois ; la duchesse d'Angoulême, baignée de pleurs et chancelante sous l'émotion de son dernier exil perdait à la fois un royaume et une patrie. M. de La Rochejacquelein l'aida à franchir le pas suprême, qu'elle franchit au moins sur un bras héroïque. M. de Charette, autre officier vendéen, dont le nom était un présage, conduisit la duchesse de Berry. Il y avait plus d'indignation que de douleur sur le visage de cette jeune veuve en quittant une terré qui avait bu le sang de son mari et qui proscrivait avant l'âge et sans crime son enfant. Le baron de Damas, fidèle comme le devoir, serein comme la piété, porta dans ses bras comme un dépôt de la Providence son élève, devenu roi avant le temps, et commençant sa royauté par la catastrophe. L'enfant résistait de ses faibles bras à l'exil.

Le roi Charles X resta le dernier sur la plage, comme pour couvrir la retraite de toute sa maison. Tous les officiers de sa garde défilèrent une dernière fois devant lui en baisant sa main baignée de leurs larmes ; il passa ensuite sans se retourner sur le vaisseau où l'attendait sa famille, et s'enferma seul pour prier et pour pleurer. Un silence de deuil régnait sur la côte de France ; bien des gémissements et pas une insulte, le suivirent sur les flots. Le vaisseau l'emportait vers l'Écosse, où l'Angleterre lui préparait une solitaire hospitalité à Holy-Rood, palais abandonné de Marie Stuart, plein de tragédies, de tristesses et de leçons des dynasties détrônées• pour avoir tenté d'imposer à leurs peuples, par une piété politique, le joug de Rome, et attenté à la liberté de l'esprit humain dans son asile le plus inviolable, la conscience de leur nation.

 

XXIX.

Telle fut la fin de la Restauration, gouvernement le plus difficile de tous ceux que l'histoire retrace en leçon aux hommes, et où les fautes sont les plus inévitables, même aux plus droites intentions, parce que les choses abolies par la révolution, et personnifiées dans les dynasties proscrites, s'efforcent par nature de revenir avec ces dynasties et portent ombrage aux choses nouvelles ; et parce que les rois et le peuple, qui se regrettent mutuellement et qui voudraient se réconcilier, sont éternellement aigris l'un contre l'autre par leurs souvenirs et par les vieux partis, qui veulent retrouver leurs dogmes ou leurs privilèges, au hasard des peuples et des rois. Les royautés neuves périssent par leurs ennemis, les restaurations par leurs amis. Rien ne survit que la souveraineté divine, qui se manifeste par la souveraineté du peuple, et qui se légitime par la liberté.

 

FIN DU SIXIÈME VOLUME ET DE L’HISTOIRE DE LA RESTAURATION