HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME SIXIÈME

 

LIVRE QUARANTE-NEUVIÈME.

 

 

Préparatifs de la lutte. — Aspect de Paris et de la cour. — Poursuites contre les journaux. — Résistance légale de la rédaction du Temps. — Collisions. — Premières fusillades autour du Palais-Royal. — Soulèvement des faubourgs. — Indécision de l'opposition parlementaire. — Dispositions militaires de Marmont. — Marche des troupes. La bataille s'engage sur tous les points. — Attitude des troupes de ligne. — Délibérations à l'hôtel Lafitte. — Négociations avec Marmont : M. Arago. — Anxiété et agitation à Saint-Cloud. — Succès de l'Insurrection t M. de La Fayette en prend la direction. — Conférences chez le roi ; MM. de Sémonville, de Vitrolles, d'Argout. — Prise du Louvre. — Le peuple maitre de Paris. — Marmont à Saint-Cloud.

 

I.

La journée du 27 s'était écoulée ainsi sans que rien révélât aux ministres les événements couvés par la nuit. Tout s'était borné à une physionomie sombre de la ville pendant la matinée, à des agitations intérieures dans les bureaux des journaux et dans les cabinets des chefs politiques au milieu du jour, et le soir à des promenades populaires sur le boulevard aux cris de Vive la Charte ! à quelques insultes et à quelques pierres lancées contre les fenêtres du ministère des affaires étrangères, où le conseil des ministres était rassemblé chez M. de Polignac ; enfin à un gendarme tué dans une rixe populaire sur la place du Palais - Royal en cherchant à dissiper des groupes.

Le maréchal Marmont, informé par une simple lettre tardivement reçue de sa nomination au commandement général des troupes, vint à dix heures du soir chez le prince de Polignac pour se concerter avec le président du conseil. Le prince lui confirma sa nomination, et lui dit de se rendre le lendemain matin à Saint-Cloud, où le roi s'était réservé le plaisir de lui remettre directement cette haute preuve de sa confiance, avec ses lettres de service. Le salon des ministres se remplit le soir des principaux inspirateurs du coup d'État, qui venaient applaudir à l'heureuse audace du gouvernement, et de cette multitude flairant le succès à la porte de toutes les puissances qui se lèvent, apportant d'avance ses félicitations et ses enthousiasmes aux événements quels qu'ils soient, pour prendre date avec la fortune.

Quelques-uns des ministres cependant, déjà troublés intérieurement par la morne attitude du peuple et par le bouillonnement des boulevards, dont ils avaient entendu le sourd murmure des fenêtres de M. de Polignac, recevaient avec embarras ces félicitations de leurs flatteurs, et se demandaient avec anxiété si c'était une fin d'émeute ou un commencement de révolution. Les troupes étaient rentrées dans leurs casernes, les rues étaient désertes et silencieuses. Rien n'indiquait une ville prête à faire explosion quelques heures plus tard.

 

II.

Les rues se remplirent lentement après le lever du soleil. Jusqu'à midi l'émotion de la ville parut s'assoupir ou languir, mais un acte avait été accompli par les journalistes signataires de la protestation, acte devant lequel le gouvernement devait fléchir ou sévir. Fléchir, c'était s'avouer vaincu ; sévir, c'était donner au peuple la cause et le signal du combat. Le gouvernement avait résolu de sévir, et pour motiver les violences contre la loi et contre la justice qui s'était prononcée pour les lois par l'organe de M. de Belleyme, il avait dans la nuit déclaré Paris en état de siège.

Un commissaire de police, accompagné de gendarmes, se présente dans la rue de Richelieu à la porte de l'hôtel occupé par le journal le Temps, pour saisir les presses de ce journal, contenant la protestation. M. Coste et M. Baude, résolus de fournir dans leurs personnes un motif de révolte légale au peuple ou des victimes à la violence, descendent avec leurs amis et leurs ouvriers dans la cour, et répondent aux sommations par un refus. « Voua venez briser nos presses au nom de l'arbitraire, » dit avec énergie M, Bauds aux agents du ministère ; « nous vous sommons, nous, au nom de la loi, de les respecter. » Ces paroles, prononcées avec l'accent tragique d'une résolution calculée, le visage pile et éloquent de M. Bauds, le cortége qui l'entoure, la lutte de paroles qui s'établit et se prolonge entre les agents de l'arbitraire et les citoyens défenseurs de leur porte, de leur foyer et de la loi, arrêtent et groupent une foule émue et croissante dans la rue de Richelieu, voisine du boulevard. Le commissaire de police hésite, incertain s'il représente la loi ou le crime ; il se décide enfin à obéir, il envoie chercher un serrurier pour enfoncer les portes de l'imprimerie. L'ouvrier, découragé de l'obéissance par la foule qu'il a traversée, refuse ses outils à une violation de domicile, il se retire applaudi par la multitude. Un autre le remplace, Mi lui arrache ses outils ; un troisième enfin, ouvrier employé par le gouvernement à forger les fers des bagnes et contraint à l'obéissance par la nécessité, force les portes de l'imprimerie ; les presses sont saisies aux cris d'indignation et de vengeance de la multitude. Elle se disperse et court sur les boulevards répandre ce scandale de groupe en groupe comme un acte qui crie vengeance dans le cœur Cie chaque citoyen,

A ce bruit, le peuple, dépourvu même de l'organe «de ses protestations et de ses murmures, se rassemble d'heure en heure en masses innombrables de la place de la 'Instille à la place de la Madeleine, et des marches de l'hôtel de ville à la colonnade du Louvre. Des colonnes populaires s'avancent, s'arrêtent, reprennent lentement leur courant dans les rues larges et populeuses parallèles au boulevard, flottent indécises, se nouent et se dénouent à la voix des orateurs spontanés qui les agitent, grondent comme une marée, et éclatent de temps en temps d'un cri unanime et irrité de Vive la Charte ! à bas los ministres !

Les citoyens, ouvrant leurs fenêtres au passage de ces masses menaçantes, répondaient par les nul-mes cris et par des gestes encourageants à la multitude. Les troupes peu nombreuses, inquiètes de leur droit et da leur devoir, laissaient écouler ce torrent entre les baïonnettes, sympathisant de l'œil et du cœur aveu la foule, et saluées des cris de Vive la ligne ! vivent les frères el los enfants du peuple ! La gendarmerie seule, armée répressive des tumultes quotidiens de la foule, recevait des menaces, des Insultes et des pierres. Cette cavalerie rangée devant le palais du duc d'Orléans avait été forcée de faire feu pour se défendre ; les troupes stationnées dans une rue adjacente avaient tiré, quelques hommes étaient tombés sous les balles ; un Anglais fanatique de révolution, parent de l'orateur révolutionnaire Fox, avait fait le premier feu sur les soldats d'une fenêtre de l'hôtel qu'il habitait dans la rue Saint-Honoré. Les soldats, indignés de cet assassinat gratuit par un étranger qui n'avait pas même le droit d'avoir une passion commune avec des Français, avaient répondu par une décharge sur sa fenêtre, et l'avaient étendu mort, lui et ses deux domestiques, sur le théâtre de son attentat.

Le retentissement de ces rares coups de feu, multiplié par l'élévation des maisons, avait excité les nerfs de la multitude ; on relevait des cadavres, on voyait du sang, on respirait la poudre, on criait à l'assassinat ; des jeunes gens et des ouvriers élevaient une première barricade à l'entrée de la rue de Richelieu, près du portique du Théâtre-Français ; un escadron de lanciers la renversait et balayait, le sabre à la main, les rues voisines du Palais-Royal ; on enfonçait les magasins des armuriers pour distribuer des armes aux défenseurs de ces redoutes populaires. On dépavait la rue Saint-Honoré, pour en élever à l'embouchure du marché des Innocents, dans le faubourg Saint-Denis et sur la place du Panthéon ; les fusils et les piques commençaient à ondoyer çà et là sur la foule ; un drapeau tricolore était impunément promené par un étudiant sur les quais de la Seine, symbole significatif d'une révolution montrée plutôt en menace qu'adoptée encore par l'insurrection. L'école Polytechnique, au bruit des décharges et à l'instigation des élèves qui rentraient animés de la passion publique, s'insurgeait contre son commandant et envoyait une députation chez MM. Lafitte, Casimir Périer et La Fayette, députés de Paris, pour offrir ses bras à la défense de la liberté.

Le peuple descendait de tous les faubourgs à l'approche de la nuit ; les larges avenues du boulevard contenaient à peine le fleuve d'hommes qui s'accumulait entre leurs murs ; les troupes, immobiles, pressées contre les maisons ou sillonnant péniblement cette foule, disparaissaient sous ces masses ; le sentiment de leur infériorité numérique les écrasait, elles se sentaient désarmées d'avance par cette unanimité d'indignation contre les mesures qu'elles étaient chargées de soutenir. De ce doute à la défection il n'y avait qu'un cri ; le peuple le leur suggérait en passant, et les conjurait de ne pas souiller leurs baïonnettes du sang de leurs frères au profit de leurs tyrans. Les soldats et les officiers de la ligne entendaient ces signes et ces mots d'intelligence avec une triste complicité de cœur ; des barricades s'élevaient impunément sous leurs yeux, quelques coups -de feu de loin en loin soulevaient un cri prolongé dans la foule ; de rares cadavres, étalés sur les marches des monuments publics, ou élevés comme des drapeaux sur les bras nus d'hommes apostés pour accroître par les yeux la colère des cœurs ; quelques postes incendiés jetant leurs flammes et leur fumée sur le ciel, tel était, à la chute du second jour, l'aspect de Paris. L'armée de la révolution était lovée, elle combattait sans ordre y elle implorait une cause et des chefs.

 

III.

Ceux-ci, surpris de leur force, délibéraient toujours et ne se montraient pas. Ils s'effrayaient de l'excès même de l'agitation, si lentement et si obstinément préméditée par eux. Ces masses indomptables, ce peuple en haillons, ces faubourgs dans les rues opulentes, ces armes inusitées, ces piques, souvenirs de la terreur, ces outils changés en instruments de guerre civile, ces pillages des armuriers, ces torches agitées par de mains frénétiques de rue en rue, ce sang, dont les premières gouttes pouvaient en entraîner des flots, les faisaient hésiter, réfléchir, trembler devant leur ouvrage.

« Non, ce n'est pas une révolution que nous avons voulue, » s'écriait M. de Rémusat dans le conciliabule de ses amis du Globe, qui voulaient l'entraîner plus loin que sa conscience ; « c'est une résistance civile ! ce n'est pas un appel au meurtre, c'est un appel aux lois ! » Il était trop tard, la révolution emportait l'opposition. M. de Rémusat, anéanti par la prévision des catastrophes, se voilait le visage peur ne pas voir le lendemain de cette terrible nuit.

M. Thiers, quoique plus décidé tint révolutions, répugnait aux mouvements par les niasses ; il les voulait à Son image, politiques, mi populaires ; il s'efforçait de retenir l'impatience irréfléchie de la jeunesse républicaine dont il était entouré. Il craignait que la victoire dii peuple ne dépassât le changement de dynastie, terme de ses théories et de son audace. La république et le bonapartisme osaient plus, parce qu'ils voulaient davantage. La faction dit duc d'Orléans, composée surtout des députés de Paris ou présents à Paris, se précipitait chez le banquier le plus populaire de la capitale, M. Laffitte, où sa délibération confuse et indécise comme l'événement était en permanence depuis trente-six heures. Un régiment cantonné à Vincennes, et appelé par le prince de Polignac sur la fin du jour, s'avançait à la clarté des torches vers la porte Saint-Denis. La nuit séparait encore les combattants § Sans qu'on pût prévoir le sort du lendemain.

 

IV.

Marmont avait enfin pris le commandement général des troupes. Il avait été consterné de leur petit nombre. La garnison de Paris ne s'élevait pas à plus de onze mille hommes, la garde royale à cinq mille hommes. Le palais des Tuileries et la place du Carrousel, forteresse naturelle du pouvoir, avaient été choisis par le maréchal pour quartier général. Ces douze ou quinze mille soldats étaient suffisants pour y recevoir l'assaut d'une sédition comme celle du 10 août 1792, mais c'était un acte de démence de songer à livrer soi-même bataille à un peuple avec cette poignée de combattants. Le maréchal était assez expérimenté pour le comprendre ; mais au moment où il s'installa aux Tuileries pour y prendre la direction militaire, les événements de la veille et du jour étaient déjà tellement engagés par la situation réciproque du peuple et des troupes, qu'on était nécessairement indécis s'il fallait apaiser une sédition ou combattre une révolution, et qu'une retraite immédiate des postes avancés et des troupes engagées sur le Carrousel pouvait paraître un aveu d'impuissance, et donner d'avance au peuple le sentiment et l'audace d'une victoire.

Le maréchal, aussi indécis lui-même que l'événement, sans conviction du droit de la cause qu'il allait défendre, sans confiance dans son armée qu'il ne reconnaissait pas, sans vivres, sans solde et sans munitions préparées, sans sympathie pour le prince de Polignac et pour le gouvernement qu'il maudissait, et dont il invoquait la chute dans son âme en lui prêtant son bras, fut fatalement induit à poursuivre un faux système de lutte partielle à force inégale avec le peuple, au lieu de s'avouer franchement sa faiblesse et d'adopter le système défensif, qui seul peut-être pouvait sauver le roi en donnant du temps à ses réflexions.

 

V.

Le peuple matinal des faubourgs, livré à lui-même par l'insuffisance des régiments dans la nuit du el au 28, s'arma librement avant le jour par le pillage général des armuriers, par des distributions de fusils faites par un député républicain de Paris, Audry de Puyraveau, et enfin par les dépouilles de l'arsenal, des poudrières, de la manutention militaire, des casernes, des vétérans et des postes désarmés partout, au nord et à l'est de la capitale. Quarante mille fusils de gardes nationaux licenciés, neutres quand ils n'étaient pas hostiles, servirent à armer le reste. Avant huit heures du matin cent mille combattants étaient armés dans Paris. Le maréchal avait replié ses forces et fait son plan de bataille pendant la nuit. Il consistait à masser ses troupes aux Tuileries, aux Champs-Élysées, à occuper l'École militaire, le Panthéon, le Palais-de-Justice, les boulevards intérieurs, les casernes, le Palais-Royal, le Louvre, l'hôtel de ville, afin de conserver libres les grandes avenues de Paris, et de porter au besoin par ces avenues libres des renforts aux postes les plus assaillis. Ce plan, excellent avec une armée de soixante mille hommes était illusoire avec un si petit nombre de combattants.

 

VI.

Le peuple ne lui donna pas le temps d'achever la distribution de ses différents corps aux postes qu'il leur avait désignés. Une colonne de peuple et de gardes nationaux, conduite par un groupe de républicains intrépides, assaillit à huit heures le poste de la place des Petits-Pères, s'empara de la mairie, s'en distribua les armes et les tambours et parcourut les rues voisines pour rallier les citoyens épars à ce noyau de combattants, s'avança jusqu'au Palais-Royal et prit possession de la Banque pour sauver d'une main la liberté, de l'autre la fortune publique.

Au même moment toutes les rues qui débouchent du nord de Paris sur le boulevard versaient des colonnes armées sur cette artère des révolutions ; le quartier du Panthéon se levait en masse à la suite de l'école Polytechnique, qui forçait ses portes pour marcher en armes à la tête du peuple. L'aspect de cette jeunesse offrant d'elle-même la fleur de la patrie au feu du despotisme exaltait jusqu'au délire l'enthousiasme de ces quartiers plébéiens et soldatesques. Les quais des deux rives de la Seine se couvraient de deux cent mille citoyens, les uns combattants, les autres spectateurs, tous prêts à submerger de faibles bataillons sous ces flots d'hommes. Le maréchal détacha deux divisions de son armée, l'une chargée de marcher à l'hôtel de ville par les quais de la Seine, l'autre à la Bastille par les boulevards ; cette dernière division devait, après avoir balayé le boulevard, opérer sa jonction par la rue Saint-Antoine avec la division dm quais. Deux bataillons de la garde royale, élite de ces troupes, marchaient en même temps par les rues du centre de Paris et occupaient le marché des Innocents ; ils devaient se bifurquer dans la rue Saint-Denis, la parcourir dans tous les sens et la conserver libre aux mouvements de la population inoffensive et des troupes.

Des flots de sang allaient couler sur le passage de ces trois colonnes, sans que leur petit nombre leur permit de profiter de la victoire et d'assurer seulement leur retour. Ces régiments et ces bataillons n'avaient que le plus petit nombre de cartouches qu'on laisse dans les gibernes en temps de paix, aucune distribution de vivres ne leur était ménagée sur les lignes et dans les positions où on les lançait. L'occupation de la manutention militaire par le peuple les privait même de pain ; le ministère de la guerre, dirigé pendant l'absence du maréchal Bourmont par un jeune et excellent officier, le vicomte de Champagny, n'avait été prévenu d'aucun mouvement par le conseil des ministres. Une agression préméditée depuis tant de mois commençait comme une surprise du gouvernement par une conspiration.

Cependant quelques chefs de faction refusant la responsabilité d'une bataille rangée contre la royauté, ou répugnant à l'horreur de la guerre civile imminente, ou intimidés par les forces supérieures qu'ils présumaient au gouvernement, sortirent de Paris avant le combat ; de ce nombre fut M. Thiers. Il se retira dans une maison de campagne éloignée de la vallée de Montmorency, chez une parente d'un rédacteur du Journal des Débats, pour y attendre l'événement et pour y déplorer le sang qui allait couler. Un jeune écrivain du National, Carrel, illustre depuis par sa lutte contre la seconde monarchie, témoigna autant de douleur d'un sang vainement répandu et autant de découragement dans les efforts désordonnés du peuple.

 

VII.

Le général Talon, officier aguerri, calme et capable de prendre conseil des dangers mémés, guidait la colonne des deux bataillons qui s'avançaient par les quais sur l'hôtel de ville ; il entraîna un moment avec lui le quinzième régiment de ligne rencontré à moitié chemin, et laissant bientôt ce régiment indécis et à moitié embauché sur le marché aux Fleurs, il fondit sur la place de Grève, où le tocsin de Notre-Dame accumulait des essaims de peuple, démasqua deux pièces de canon, tira à mitraille sur ces masses, joncha la place de cadavres et se faisant jour jusqu'au perron du palais, il en chassa les insurgés et s'y établit inébranlablement pour attendre la colonne du boulevard.

Le 15e régiment de ligne, témoin de cet assaut et de cette victoire de la garde royale, ne prêta aucun concours au général Talon. Frappés de stupeur, saisis de doute devant cette levée en masse du peuple et devant ce cri presque unanime d'une capitale soulevée, craignant également de commettre une lâcheté ou un parricide, ces régiments cherchaient à s'interposer plus qu'à combattre. Beaucoup de leurs officiers brisaient leur épée pour ne pas la tourner contre la nation ; les soldats enveloppés depuis deux jours par des masses renaissantes qui les provoquaient à la concorde, ne pouvaient croire que le droit fût d'un côté, le peuple de l'autre, et qu'il y eût une discipline militaire plus sainte que le patriotisme. Accoutumés à marcher avec sécurité de devoir derrière la garde nationale, la présence des gardes nationaux en uniforme et en armes dans les groupes des insurgés las déconcertait ; ils se bornaient à rester sous les armes dans les positions qu'on leur avait assignées et à refouler avec douceur les masses impatientes de combats, Quelquefois même ils laissaient passer les citoyens armés qui couraient d'une barricade è l'autre et d'un assaut à un autre. M. de Polignac et le maréchal Marmont, en disséminant et eu isolant ces corps, leur avaient enlevé cette force morale de cohésion et d'unité qui fait les armées, Le 9 5' régiment, bientôt submergé par les combattants qui descendaient des rues indigentes du Panthéon et du quartier prolétaire de Bercy, laissa fusiller d'un bord à l'autre la garde royale, maîtresse de l'hôtel de ville, mais emprisonnée dans sa conquête. Quelques colonnes Intrépides de jeunes gens enivrés d'ardeur et de poudre osèrent s'avancer sur le pont balayé par la mitraille de la garde et succombèrent en cherchant à le franchir.

Ce fut là qu'un adolescent inconnu, tenant à la main un drapeau tricolore et s'élançant à une mort, certaine pour frayer la route aux survivants, tomba sous les balles enveloppé de son drapeau et pensant à la gloire à son dernier soupir, s'écria : « Mes amis, souvenez-vous seulement que je Ms nomme d'Arcola ! » Il baptisa de son sang son premier monument, et le peuple, frappé de la consonance, donna ce nom héroïque au pont qui la porte encore.

 

VIII,

Le seconde colonne de la garda qui marchait par le boulevard à la Bastille et qui de la Bastille devait, par la rue Saint-Antoine, rejoindre le général Talon à l'heel de ville, se heurta à la porte Saint-Denis contre l'insurrection du faubourg, qu'elle enfonça à coups de canon, Mais à peine le général Saint-Chamand, qui commandait cette aile détachée du corps, avait-il traversé ou dispersé devant lui la multitude, qu'elle refluait sur ses flancs et sur sou arrière-garde et que des barricades innombrables s'élevaient pour lui fermer le retour, Cette colonne, parvenue jusqu'à la place de la Bastille, s'y trouva tellement cernée par les barricades et par les mai• sons crénelées de la rue Saint-Antoine, dont un feu meurtrier pleuvait d'en haut sur les soldats, que le général, dans l'impossibilité de reculer ou d'avancer vers le but de son mouvement, Deal de ville, continua sa marche vers le pont d'Austerlitz, et traversa ça pont pour tourner par les boulevards du sud et pour rejoindre l'armée par une routa découverte.

Un escadron de cuirassiers et le 50e régiment de ligne se rencontrant fortuitement quelques moments après sur la place de la Bastille, tentèrent néant moins de traverser ensemble la rue Saint-Antoine sous le feu des barricades successivement emportées et sous les meubles et les pavés qui les écrasaient du haut des maisons ; ils atteignirent, décimés et découragés, la place de Grève, que le général Talon disputait depuis deux heures au peuple par des sorties réitérées. Le 50° régiment de ligne, lassé de combattre et ébranlé par l'unanimité de révolte qu'il contemplait depuis le matin, était prêt à se retirer de la lutte soutenue par la garde royale presque seule ; ce régiment entra à l'abri du feu dans les cours de l'hôtel de ville et livra ses cartouches aux troupes du général Talon, qui croyait devoir au roi une fidélité personnelle jusqu'à la mort. Un bataillon de Suisses, renfort envoyé à l'hôtel de ville par le maréchal Marmont, y pénétrait au même instant en s'enveloppant d'un feu qui foudroyait sur toute la route les masses compactes à travers lesquelles il s'était ouvert le passage. Déjà les différents corps de l'armée du maréchal ne communiquaient plus avec lui que par des émissaires déguisés en hommes du peuple qui portaient les ordres ou les informations d'un détachement à l'autre.

Ces troupes séparées de leur centre, sans pain, sans vin, sans munitions, sans ambulances pour leurs blessés, sans renforts pour réparer leurs pertes, anéanties par quarante-huit heures de combat, et par la chaleur de solstice qui brûlait les pavés, emprisonnées dans leurs positions, assaillies par des feux couverts qui les frappaient sans qu'elles pussent répondre, se demandant pour qui et contre qui elles combattaient, succombaient à la fois à la soif, à la faim, à la lassitude, au doute, au remords. Le spectacle de leur capitale en feu, les supplications des vieillards et des femmes qui les conjuraient, les mains jointes, d'épargner leur patrie et d'embrasser leurs frères, la tristesse de leurs officiers que l'honneur seul retenait à leur poste, la vue de ce drapeau tricolore, idole exhumée du soldat, contre lequel le feu qui le déchirait lui paraissait sacrilège ; les cris de : Vive la Charte ! vive l'armée ! vive la liberté ! vive la France ! à bas les ministres, assassins du peuple ! la multitude toujours croissante qui dans la lutte même ne leur montrait que du sang mais point de victoire possible ; enfin cette rumeur immense qui s'élevait de Paris en grossissant toujours comme le gémissement sourd de la mère commune immolée par ses propres enfants, tout achevait de consterner les soldats. Ils s'apercevaient eux-mêmes des défauts de plan, d'unité, d'ensemble, de liaison dans les dispositions ou dans les tâtonnements de leur général. Beaucoup déchargeaient leurs fusils en l'air, quelques - uns les livraient au peuple, un plus grand nombre pactisaient avec lui. N'obéissant plus aux ordres transmis par le quartier général, ils gardaient aux applaudissements de la foule une neutralité sous les armes. La garde seule combattait encore, mais que pouvaient cinq ou six mille soldats héroïques, harassés de trois jours et trois nuits de lutte contre une intarissable population ?

Déjà les masses populaires, s'accumulant de plus en plus autour des quartiers, avenues du palais, fusillaient la colonnade du Louvre du haut des toits et des fenêtres des petites rues qui débouchaient sur ce monument. Le vieux général vendéen d'Autichamp, commandant du Louvre, que le poids des années empêchait de se tenir debout, assis sur une chaise au pied de la colonnade, encourageait par son exemple les Suisses qui défendaient ces abords du palais des rois.

Le régiment chargé d'occuper le marché des Innocents, écrasé par les pavés qui pleuvaient des toits sur sa tête, marchant d'assaut en assaut pour franchir les barricades accumulées dans ces rues étroites, regagnait les boulevards sans pouvoir remonter vers la rue de Richelieu, et cherchant enfin une issue plus qu'une victoire, remontait au hasard la rue Saint-Denis, rapportant sur ses fusils entrelacés son colonel, M. de Pleine-Selve, frappé à mort, et conservant le sang-froid et l'intrépidité de sa vie.

Marmont, réduit à un petit nombre de bataillons et d'escadrons occupant à peine le Carrousel, la rue de Rivoli, la place de la Concorde, la place Vendôme, le Louvre, sentait enfin la ville lui échapper, et se voyait réduit par la nécessité à la seule tactique à suivre dans les soulèvements populaires, séparer les troupes du peuple, et concentrer l'armée dans une enceinte circonscrite et dominante d'où elle peut frapper des coups décisifs, et se replier au besoin sur elle-même sans être atteinte. Il envoyait des officiers déguisés porter à l'hôtel de ville et à tous les détachements épars l'autorisation de se retirer pendant les ténèbres sur les Tuileries. Quelques-uns recevaient cet ordre et se disposaient à y obéir ; le plus grand nombre, parmi les troupes de ligne, le recevaient et se réservaient d'y désobéir. Trois ou quatre de ces régiments avaient déjà fait leurs traités tacites avec la sédition. Les habitants des quartiers où stationnaient ces troupes épuisées les désarmaient de toute hostilité par leurs soins et par leurs caresses. On voyait les femmes, les filles, les sœurs des combattants s'apitoyer sur le sort des soldats mourant de soif, leur apporter des vivres et du pain, et soigner elles-mêmes leurs blessés. Aussitôt qu'un combattant tombait, il devenait sacré pour les deux partis. La guerre civile, toute politique et pour ainsi dire de situation plus que de cœur, n'avait point étouffé l'humanité dans le peuple de Paris. Il combattait, il n'assassinait pas ; un ennemi désarmé devenait un frère. Les enfants seuls de Paris, des ateliers, des faubourgs, des tavernes et des échoppes, vagabonds sans autre famille que la foule et sans autre foyer que les tumultes, se signalèrent par des audaces que la pitié qu'on a pour leur âge rendait parfois, mais rarement, sans danger pour eux. Ce furent des mains d'enfants irresponsables qui tuèrent des officiers de la garde immolés dans cette lutte. Ils rachetèrent plus tard cette renommée de l'enfance de Paris par leur intrépidité, par leur dévouement et par leur discipline, quand une révolution prudente les enrégimenta dans la garde mobile, où ils devinrent les sauveurs de la ville dont ils avaient été les fléaux.

 

IX.

Au bruit de cette longue et confuse mêlée, à laquelle l'immobilité du roi à Saint .Cloud, l'obstination du prince de Polignac et la molle impéritie de Marmont ne laissaient déjà plus d'autre perspective qu'une révolution, les chefs de faction continuèrent à délibérer dans l'hôtel de M. Laffitte et de M. de La Fayette. Ces délibérations sans énergie ne répondaient ni à l'exaltation du peuple, ni à l'urgence des résolutions. M. Audry de Puyraveau convoqua dans sa maison tous les députés présents à Paris et tous les organes influents de la presse libérale, bonapartiste, républicaine, appelés par la notoriété de leur nom et de leur opinion à imprimer à une soudaine commotion une pensée et un but en proportion avec sa grandeur. Une jeunesse ardente, reste encore calciné de tous les foyers mal éteints des conspirations de quinze ans, se pressait dans les vestibules et dans les cours de la maison de M. de Puyraveau, prête à obéir si les résolutions étaient énergiques, prête à souffler ses turbulences sur le conseil si elles étaient molles prête à aller chercher des chefs plus résolus si elles trompaient son impatience de renversement.

M. Mauguin, jeune orateur du barreau, que la nature avait fait pour la tribune, qui avait dans la pensée, dans la physionomie et dans la voix ce tranchant de Danton, son secret modèle, qui donne à chaque parole la brièveté, la promptitude et la portée d'un coup assené sur l'événement, vit d'un coup d'œil au fond de cet abime. Il avait l'orgueil de ne pas se laisser devancer par l'imprévu. « C'est une révolution, » dit-il, « ce n'est pas une émeute. Voulez-vous la conduire, commencez par la comprendre ; voulez-vous qu'elle prenne d'autres chefs, hésitez. Entre le peuple et la garde royale vous avez à choisir, entre le peuple et ses ennemis il n'y a de place que pour les lâches, bientôt répudiés par les deux partis. Prononcez-vous pour la révolution, ou la révolution se fera sans vous et contre vous ! »

Les hommes nombreux qui attendent les événements accomplis de peur de se tromper d'heure murmurèrent à ces paroles, et s'abritèrent dans la légalité défensive. M. Guizot lut un projet de déclaration des députés illégalement dissous, disait-il, et réclamant leur titre de représentants légaux de la nation, dont la violence seule les empêchait de faire usage pour conseiller la couronne et préserver le pays. M. de La Fayette et le parti républicain s'indignèrent des protestations de fidélité au monarque contenues dans cette déclaration, à la fois timide et insurrectionnelle, pendant que les troupes de ce monarque levaient le fer et le feu sur la tête du peuple. Les amis du général Sébastiani y voyaient au contraire une révolte déclarée contre les prérogatives trompées mais légales de la couronne, une médiation impérative et révolutionnaire des députés sans mandat réel, attentant à la fois aux droits du peuple et du trône. M. de La Fayette souriait de dédain aux scrupules de M. Guizot, comme aux scrupules de ses contradicteurs ; l'insurrection, base de sa vie politique, lui semblait légitime dès qu'elle était possible. Casimir Périer, déjà embarrassé d'un excès de victoire, homme également antipathique à la révolution, qu'il redoutait par souvenir, et à la contre-révolution, qu'il abhorrait par orgueil, penchait pour des négociations d'où le libéralisme plébéien mais monarchique sortirait inévitablement maître à la fois de la cour et du peuple. Il croyait à la puissance de la popularité sur le cœur de Marmont, et il espérait en la tentation de l'or sur ses besoins. « Quatre millions ne seraient pas mal employés ici, » dit-il à l'oreille de M. Laffitte, qui avait autant à perdre dans des ruines et autant à conserver dans des transactions que lui-même, « il faut traiter avec Marmont. »

Cette insinuation évasive des résolutions extrêmes fut accueillie par la majorité des députés présents. M. Laffitte fut chargé de désigner lui-même les négociateurs qui se rendraient avec lui aux Tuileries pour porter au maréchal les reproches et les supplications du peuple. On remit les résolutions suprêmes après cette entrevue, dont les plénipotentiaires officieux devaient rapporter les résultats le soir chez un autre député de Paris nommé Bérard.

 

X.

Un homme que la science avait lié avec Marmont, M. Arago, son collègue à l'Institut, avait devancé aux Tuileries la députation. Confident la veille des anxiétés du maréchal, plaignant dans son cœur le rôle funeste que le hasard faisait à son ami vaincu ou vainqueur, détestant la guerre civile, entraîné par ses enthousiasmes vers la république, retenu par honnêteté dans la monarchie, M. Arago accourait de lui-même au secours du maréchal pour lui suggérer un de ces partis intempestifs qui perdent une cause en sauvant un général.

Marmont devina sur le visage de son ami les ouvertures sincères et inacceptables qu'on venait lui faire au milieu du feu. « Non, non, » dit-il avant que M. Arago eût parlé, « ne me proposez rien qui » me déshonore. » M. Arago conjura le maréchal de déposer à l'instant le commandement et de se retirer vers Charles X en lui offrant son épée pour sa défense personnelle, mais en la refusant au crime de ses ministres. Ce conseil, que le zèle aveugle de l'amitié pouvait seul inspirer à un homme réfléchi, honorable la veille, ne pouvait s'appeler le lendemain que d'un nom qui répugne aux soldats, défection sous les armes. Marmont le rejeta avec douleur, mais avec un soulèvement de son honneur militaire qui détourne de sa mémoire toute ombre de trahison. « Vous savez mieux que personne, » dit-il à M. Arago, « si j'approuve ces odieuses et fatales mesures ! mais je suis soldat ! Je suis au poste où la confiance du roi m'a placé ! Aban- donner ce poste sous le feu d'une sédition, manquer à mes troupes, découvrir mon prince, ce serait la désertion, la fuite, l'ignominie ! Mon sort est affreux, mais il est fatal, il faut qu'il s'accomplisse ! »

M. Arago insistait encore, quand des officiers couverts de sang vinrent demander au maréchal des renforts et des canons pour ses lieutenants engagés à forces inégales au marché des Innocents et à l'hôtel de ville. « Je n'ai pas de troupes à leur envoyer, » répondit le général désespéré, « qu'ils se suffisent à eux-mêmes ! » On annonça en ce moment les députés conduits par M. Laffitte. M. Arago se retira. M. Laffitte tenait sa fortune d'une famille alliée à celle de Marmont ; il avait sur l'esprit du maréchal l'influence que donne une longue et tendre familiarité. M. Laffitte entra et présenta au maréchal ses quatre collègues, le général Lobau, le général Gérard, MM. Mauguin et Casimir Périer, tous hommes capables de comprendre et de ménager les susceptibilités de l'honneur militaire et les gravités d'une négociation. L'entretien fut long, triste, pathétique, du côté des députés, désespéré du côté du général ; il y eut dans les regards autant d'intelligence douloureuse que de contradiction officielle dans les situations. Marmont avait des larmes dans les yeux ; on ne lui demandait que de suspendre le feu : c'était une trêve ; une trêve, pour qu'elle fût honorable et sûre, devait être réciproque. Il demandait à son tour que le peuple désarmât devant ses troupes ; les députés n'avaient pas mandat du feu populaire pour le faire éteindre à leur voix ; rien ne pouvait se conclure entre des hommes dont les uns demandaient à l'autre de se déshonorer. « Eh bien ! » s'écria M. Laffitte, « puisque le sang va couler encore, je passe du côté de ceux qu'on mitraille ! — Que puis-je faire ? » répondit Marmont avec l'accent d'un homme qui tente sans espoir un dernier parti, « je ne puis qu'écrire au roi, je vais lui écrire !... » Les députés se levèrent pour se retirer. « Attendez un instant, » dit le maréchal, comme s'il eût eu l'inspiration soudaine d'un dernier espoir. Les députés attendirent, Marmont ouvrit une porte et sortit.

 

XI.

Le conseil des ministres, en permanence depuis la journée du Q7, était réuni aux Tuileries, afin de délibérer plus près des événements et d'abriter leur vie contre la fureur du peuple dans le seul asile qui restât au gouvernement sous le canon de l'armée. Ils n'agissaient pas néanmoins, et ne pouvaient agir depuis que le gouvernement, qui n'était plus que le combat, avait passé tout entier entre les mains du maréchal. Ils représentaient seulement au château l'autorité suprême du roi, et ils pouvaient seuls prendre en son nom les décisions politiques inspirées par les événements. Toujours convaincus que l'émotion artificielle et maîtrisée d'une partie du peuple n'était qu'une sédition prête à s'éteindre dans le sang de quelques factieux, ils n'éprouvaient ni remords, ni crainte de cette explosion révolutionnaire, d'où la monarchie sortirait d'autant plus invincible, qu'elle aurait été plus combattue. Le prince de Polignac venait de communiquer à ses collègues une liste des quelques grands noms populaires et suspects qu'il allait remettre au maréchal Marmont, pour qu'il ordonnât à la gendarmerie de les enlever de leur domicile et de les frapper d'impuissance en les jetant dans les prisons.

Le maréchal, les traita bouleversés par le combat qui se livrait dans son âme, ouvrit la porte de la chambre du conseil, et, prenant à part le prince de Polignac, il lui communiqua l'état de Paris, l'obstination de la lutte, les efforts héroïques mais insuffisants de la garde royale, l'ébranlement et le commencement de défection de la troupe de ligne. « Eh bien ! » répliqua avec une aveugle énergie d'inflexibilité le prince, « si les troupes passent au peuple, il faut tirer sur les troupes ! »

Marmont raconta aux ministres la visite des députés qu'il venait de recevoir, et la substance de son entretien avec eux. Espérant que la douleur et le patriotisme de ces citoyens, les plus influents de Paris, exerceraient une certaine pression de compassion ou de crainte sur l'esprit ou sur le cœur du président du conseil, il lui demanda s'il consentirait à les voir lui-même. Le prince de Polignac parut accueillir avec empressement cette entrevue, et permit au maréchal de les faire entrer. Un aide de camp reçut ordre d'aller les chercher et de les introduire. Mais à peine l'aide de camp était-il sorti de la chambre du conseil, que le prince, réfléchissant qu'une conférence pour laquelle il était résolu à ne rien accorder ne serait aux yeux de la révolte qu'une apparence de négociation qu'on traduirait en faiblesse, rappela le messager et chargea le maréchal de répondre aux cinq députés qu'il n'avait rien à entendre, puisqu'il n'avait rien à répondre.

Les négociateurs, trompés dans leurs espérances, allèrent rapporter à leurs amis et au peuple leur découragement et leur indignation. Les ministres, entourés du petit nombre d'affidés qui flattent jusqu'à la mort les pouvoirs debout, se complurent jusqu'au soir dans de vaines proclamations aux troupes et au peuple, qui ne passaient pas même les murs de l'enceinte où elles étaient conçues. Ils commencèrent à se défier de la fidélité du maréchal, à interpréter en trahisons ses malheurs et ses revers, à s'étonner de son immobilité dans le palais, pendant que sa présence et son épée auraient dit, selon eux, commander la victoire à ses colonnes. Quelques-uns allèrent jusqu'à redouter les millions dont Casimir Périer avait parlé à la réunion des députés. Le peuple, de son côté, accusait les millions de la cour, chimériquement prodigués au maréchal pour acheter le sang du peuple, et vociférait sous le plomb de la garde : « C'est Marmont qui paye ses dettes ! » Odieuse calomnie des deux côtés, qui n'attestait que la fatalité du rôle et l'impardonnable indécision du général.

 

XII.

Marmont, fidèle à la promesse qu'il avait faite aux députés, écrivit au roi que la sédition n'était plus une émeute, mais une révolution debout, que la couronne pouvait être encore sauvée par des mesures spontanées de son cœur, que le lendemain ces prudences deviendraient peut-être des nécessités dégradantes pour la royauté, que les députés qu'il avait entretenus promettaient de tout calmer si le roi retirait les ordonnances, que, du reste, les troupes concentrées par lui dans une position inexpugnable pouvaient y braver pendant plus d'un mois les forces désordonnées du peuple. Le prince de Polignac écrivait de son côté à Saint-Cloud des lettres empreintes de la confiance imperturbable de son Arne, et le roi répondait de ne rien céder, de se concentrer autour du palais et de déployer des masses contre les assaillants. Ces muses imaginaires ne consistaient plus qu'en quatre mille cinq cents hommes de la garde royale, dont plus de deux mille étaient cernés loin des Tuileries et de la main du général. « Paris est dans l'anarchie, » disait le roi, « l'anarchie le ramènera à mes pieds ! » En vain quelques officiers au coup d'œil exercé, tels que le général Vincent et le général Alexandre de Girardin, grand veneur, après avoir parcouru le champ de bataille, pénétrèrent-ils jusqu'à lui pour lui révéler le péril et lui insinuer la prudence. La duchesse de Berry, téméraire comme la passion, accourut et s'emporta contre des concessions qui découronneraient son fils. « Hélas ! madame, » répondit le général Girardin, « ce ne sont pas mes intérêts que je défends ici, mais bien les vôtres ; le roi ne joue pas seulement sa couronne, il joue celle de son fils, il joue celle de votre fils, madame ! » Mais les princesses, tantôt par leur exaltation, tantôt par leur abattement, toujours à contre-temps, devaient pousser trois fois la royauté à sa perte. Elles rendaient au chef de la dynastie les illusions dont on les avait si longtemps flattées. Le prince de Polignac et le coup d'État qu'elles accusèrent le lendemain étaient en partie leur ouvrage. Leur entourage, qui avait fanatisé le roi, l'empêchait maintenant de regarder à deux pas devant lui et de se détourner pour sauver sa race et elles-mêmes. Le duc d'Angoulême répondait à tout : « Je suis le premier sujet de mon père, et je ne dois avoir d'autre volonté que la sienne ! »

M. de Vitrolles lui-même, toujours jeté à travers les événements, pour saisir l'heure où les princes subissent les conseils officieux, parvint jusqu'au roi. Il lui conseilla de fléchir devant la nécessité pour se relever ensuite sur de meilleures circonstances. Il cita au roi l'exemple des grands politiques, qui louvoient devant l'obstacle pour reprendre le vent et revenir au but. Le roi, capable de fanatisme, mais incapable de machiavélisme, rejeta bien loin ces exemples et ces conseils ; il aimait mieux briser sa couronne que son caractère, il ne croyait ni les dangers aussi extrêmes, ni les moyens qu'on lui présentait de toute part compatibles avec son honneur ; il évitait même, autant qu'il le pouvait, tout entretien sur les affaires publiques avec ces conseillers bénévoles qui assiégeaient en ce moment la porte de ses appartements à Saint-Cloud, et qui, après l'avoir poussé quinze ans aux témérités et aux aventures, le poussaient maintenant à la retraite au milieu de l'action, et aux lâchetés devant le feu.

 

XIII.

Quelques-uns de ces hommes l'abandonnaient déjà à son obstination, qui était leur ouvrage, et couraient tenter la duchesse de Berry par l'exemple de Marie-Thérèse, conquérant la fidélité de ses Hongrois par l'enthousiasme et par l'acclamation pour une femme. On lui proposait de s'échapper de Saint-Cloud avec un groupe d'officiers et de soldats dévoués, de surprendre en passant à Neuilly le duc d'Orléans, de le décider à la fidélité par la force, ou de l'enlever à la révolution en le gardant en otage ; d'entrer dans Paris, son fils, le duc de Bordeaux, dans ses bras, de parcourir les boulevards en invoquant pour cet enfant d'un martyr et pour cette victime de la démence d'un vieillard la pitié du peuple, d'émouvoir les ennemis mômes de la royauté par ce spectacle théâtral, infaillible sur les sens pathétiques d'une multitude, et de reconquérir avec des larmes un trône qu'on ne pouvait plus retenir avec du sang. La jeune duchesse souriait à cette scène, où l'héroïsme romanesque qui plaît aux femmes se trouvait associé à la tendresse d'une mère et à l'ambition d'une princesse. Révélée au roi par un confident de cette pensée fugitive, l'entreprise n'alla pas au-delà d'une chimère. Charles X défendit au baron de Damas de consentir à une folie maternelle, qui livrait son pupille à la révolution sous prétexte de la dompter. Le peuple, sans doute, disait-il, pouvait adopter dans une exaltation subite la veuve et l'orphelin du trône, et les ramener aux Tuileries ; mais il lui aurait arraché en même temps toutes les conditions d'une royauté illusoire et asservie aux caprices populaires ; il aurait fait du petit-fils l'usurpateur forcé de la couronne de son oncle et de son aïeul, et cet enfant, le matin espoir et amour du duc d'Angoulême et de Charles X, devenait le soir entre les mains du peuple le roi de la guerre civile et l'ennemi né de toute sa maison. Le roi d'ailleurs, quoique justement étonné de l'absence du duc d'Orléans, premier prince du sang et comblé de ses bienfaits, dans un moment qui appelait tous les défenseurs naturels du trône auprès du monarque, aurait rougi de soupçonner ce prince d'une pensée criminelle et de prévenir une défection par une violence. La duchesse de Berry et ses conseillers furent désavoués et surveillés dans le château. Le roi se renferma le reste du jour avec son fils dans ses appartements inaccessibles, attendant la victoire et gourmandant la lenteur de Marmont.

 

XIV.

Pendant ces premières agitations à Saint-Cloud, le peuple continuait à combattre et à vaincre, les députés et les chefs de faction à se concerter. A onze heures du soir une troisième réunion s'agitait dans la maison de M. Audry de Puyraveau. Après avoir entendu avec indignation le récit fait par M. Laffitte de l'entrevue des commissaires avec Marmont, et du refus de M. de Polignac d'écouter même les gémissements du peuple, on convint, si rien n'avait changé pendant la nuit, de se prononcer enfin, non plus en médiateurs, mais en ennemis, d'arborer le drapeau tricolore, de se mettre à la tête du peuple et de fermer tout retour à la royauté en proclamant le roi et ses ministres ennemis publics. Le lieu de cette délibération suprême fut assigné dans l'hôtel de M. Laffitte à six heures du matin. Le général Sébastiani se prononça seul avec une froide prévision d'homme d'État contre une résolution qui rendrait la couronne et le peuple irréconciliables. M. Guizot resta pensif et muet. M. de La Fayette, appuyé sur le bras de M. de Lasteyrie, fut reconnu par le peuple en sortant de la réunion, et provoqué par des acclamations républicaines à achever enfin la révolution qu'il fomentait depuis quarante ans, et qu'un mot de lui allait faire éclore. Il rentra dans sa maison enivré de popularité, serrant les mains des républicains, souriant à leur pensée, retenant le mot sur leurs lèvres, attendant le lendemain, provoquant toujours, n'éclatant jamais : éternel préambule d'une république qu'il n'avait cessé toute sa vie de conspirer et d'ajourner.

A la même heure toutes les colonnes et tous les postes de la garde royale, profitant des ténèbres de la nuit et du sommeil du peuple, qui conquiert bien un champ do bataille, mais qui ne le garde jamais, se repliaient vers les Tuileries en emportant leurs blessés sur leurs fusils entrelacés, et en laissant une longue trace de sang sur les pavés des barricades ; Paris entier était à l'insurrection.

 

XV.

Cette évacuation complète de la capitale et les découragements du quartier général pendant cette funèbre nuit avaient enfin ébranlé aux Tuileries la confiance des ministres et brisé à moitié l'âme de M. de Polignac. Ils se sentirent trop tard inégaux aux forces qu'ils avaient provoquées, et résolurent de se rendre tous ensemble à Saint-Cloud pour remettre leur gouvernement vaincu et ensanglanté au roi, et lui conseiller les concessions, seule condition désormais de la couronne.

 

XVI.

Au moment où ils se préparaient à monter en voiture pour conduire à Saint-Cloud ce cortége de la monarchie, quatre membres de la Chambre des pairs forcèrent avec l'autorité de leurs noms l'entrée du palais ; ils demandèrent impérieusement à entretenir le maréchal, le prince de Polignac et les ministres. C'étaient M. de Sémonville, M. d'Argout, M. de Vitrolles et M. Alexandre de Girardin. On connaît M. de Vitrolles et M. de Girardin, déjà porteurs de conseils importants la veille à Saint-Cloud, accourus à Paris pendant la nuit pour éventer d'autres événements et pour intervenir par de nouveaux zèles. M. d'Argout, jeune alors, royaliste par naissance, libéral par bon sens et par des liaisons intimes avec M. Decazes et les doctrinaires, d'un coup d'œil juste et perçant dans les affaires, d'une résolution prompte, d'une âme forte et active, était de ces hommes qui n'ont ni système exclusif, ni préjugés, ni superstitions pour ou contre les institutions ou les dynasties, mais qui considèrent les gouvernements comme un mécanisme habile, nécessaire et pour ainsi dire artistique à la tête des peuples, et qui s'affligent par sentiment et par patriotisme quand ces beaux mécanismes, chefs-d'œuvre de l'esprit humain, s'écroulent, se pulvérisent en fange et en sang sous les démences du pouvoir ou sous les excès du peuple, et menacent les nations d'anarchie, et qui enfin se hâtent d'en recueillir les débris avant le complet renversement pour en recomposer un autre gouvernement.

Quant à M. de Sémonville, il faudrait remonter aux temps de Rome et d'Athènes pour trouver en un seul nom tant de souplesse à revêtir et à dépouiller tous les rôles, tant de banalité dans les dévouements, tant de promptitude aux défections, tant d'audace dans les revirements, tant de prostration dans la flatterie, tant d'à-propos dans l'insolence, tant de coup d'œil à deviner ceux qui s'élèvent, tant de précision à déserter ceux qui tombent, tant d'équilibre entre les fortunes encore indécises, tant de célérité à devancer même le hasard pour arriver le premier à l'événement nouveau et pour prendre poste dans le succès. Son nom, orné de beaucoup de dignités, salaire de ses défections, s'était aplati dans la considération publique, mais insinué par son aplatissement même dans tous les gouvernements successifs depuis 1789 jusqu'à la République, à l'Empire et à la Restauration. Homme inévitable, qu'on aurait voulu toujours éloigner, mais qui trouvait moyen d'entrer toujours, parce qu'il avait l'adresse de se confondre avec une nécessité du moment ; il avait en lui ce don des prophéties que donne le besoin d'utiliser les circonstances. Quand on voulait savoir où soufflait le vent, on regardait M. de Sémonville. Homme, du reste, qui n'avait rien d'odieux ni de sinistre dans les actes et dans les souvenirs de sa vie ; personnage de la haute comédie et non de la tragédie des révolutions, il était parvenu en serpentant jusqu'à la dignité de grand référendaire de la Chambre des pairs, sorte de surintendance domestique plus que politique de ce grand corps de l'État, qui lui donnait ascendant sur les habitudes plus que sur les opinions de ce sénat.

 

XVII.

M. de Sémonville apostropha le prince de Polignac avec la véhémence jouée que lui donnait le sentiment anticipé d'une ruine immense, lui demandant compte, au nom de la pairie, du roi et de la nation, du sang répandu et de la monarchie perdue. M. de Polignac, qui connaissait l'homme, ne s'offensa pas de ces éclats de colère faits pour retentir au dehors, entremêlés de conseils familiers, et que le peu de gravité de l'interlocuteur encourageait assez à dédaigner. Les ministres, déjà résolu à la retraite, prêtèrent une oreille plus attentive aux conseils de M. d'Argout, qui leur peignit, sans exagération comme sans outrage, la situation de Paris, et qui ne leur laissa voir de salut pour le roi que dans le rappel immédiat des ordonnances et dans la prompte nomination d'un ministère de réconciliation et de paix. Cet avis était tellement déjà celui du ministère, que M. de Polignac autorisa M. de Sémonville et M. d'Argout à le suivre à Saint-Cloud, on il leur procurerait une audience immédiate du roi pour parler à son maitre contre lui-même. M. de Vitrolles, quoique son nom eût une signification bien anti-libérale, s'adjoignit encore à ces deux négociateurs de concessions, et partit avec eux pour Saint-Cloud. M. de Sémonville, en quittant les ministres et en traversant l'appartement du maréchal, insinua, dit-on, à Marmont de prendre lui-même l'initiative du salut forcé du roi en arrêtant M. de Polignac et tous les ministres. Le maréchal, en prenant sur lui une telle dictature, aurait ainsi détrôné son maitre avec l'épée reçue de lui pour le défendre ; il rejeta loin de lui une si coupable insinuation.

Le maréchal, interrogé par les ministres avant de quitter Paris et Saint-Cloud, leur montra ses positions concentrées autour du château, et leur dit en propres termes : « Vous pouvez affirmer au roi que, quoi qu'il arrive, et sans avoir besoin de nouveaux renforts, la population tout entière de Paris s'armât-elle contre moi, je puis tenir quinze jours !... Oui, » répéta-t-il en appuyant sur sa conviction, « cette position est inexpugnable, et j'y tiendrais contre tout Paris pendant quinze jours ! »

Les ministres partirent aux premiers coups de feu qui retentissaient sur les quais et à l'attaque de la colonnade du Louvre par le peuple. Il était neuf heures. Ils trouvèrent en arrivant à Saint-Cloud le roi en conférence avec M. de Sémonville, M. d'Argout et M. de Vitrolles. Ils respectèrent le caractère confidentiel de cet entretien, et attendirent dans le salon qui précédait le cabinet du roi que ce prince eût congédié ces trois médiateurs. Ils trouvèrent le roi prémuni d'avance par une inflexible résolution, par une incrédulité obstinée contre les avertissements sinistres qu'ils le conjuraient d'entendre. Le calme de la force était sur ses traits. « Eh bien ! sire, faut-il tout vous dire enfin ? » s'écria M. de Sémonville, autorisé à ces paroles par le silence de ses collègues ; « si dans une heure les ordonnances ne sont pas révoquées, plus de roi, plus de royauté ! —Vous m'accorderez bien deux heures ? » leur répondit le roi avec une confiante ironie et en se retirant. M. de Sémonville, acteur consommé, qui aimait les scènes théâtrales, et qui avait des larmes dans le rôle, même quand il n'en avait pas dans le cœur, se jeta aux pieds du monarque, embrassa ses genoux, le retint par ses habits, et se tramant à genoux sur le parquet, s'écria en sanglotant : « La dauphine ! sire, songez à la dauphine ! » espérant vaincre par l'image détrônée de la fille de Louis XVI la résistance du roi. Le prince s'éloigna, échappant avec peine aux supplications importunes d'un homme qu'il n'estimait pas assez pour croire à son désespoir. Sully l'aurait touché et convaincu, M. de Sémonville le laissa froid et incrédule. Un homme manqua à ces grands moments.

En sortant du cabinet du roi, MM. de Sémonville, d'Argout, de Vitrolles trouvèrent les ministres qui attendaient la fin de leur audience pour entrer au conseil. Le prince de Polignac, en passant dotant M. de Sémonville, lui dit avec une tragique familiarité en faisant le geste qui décapite : « Eh bien ! vous venez de demander ma tête ? N'importe, j'ai voulu que le roi entendit mon accusateur. » Et le conseil s'ouvrit.

 

XVIII.

Mais, pendant ce voyage de Paris à Saint-Cloud, cette audience du roi aux médiateurs officieux, cette attente des ministres dans les salles du palais, les événements se précipitaient à Paris. Les casernes, à peine défendues par quelques centaines d'hommes abandonnés à eux-mêmes, tombaient une à une au pouvoir du peuple ; l'hôtel de ville, vide par la retraite de la nuit, était occupé par M. Bande, qui y installait d'autorité un gouvernement insurrectionnel. Les mairies étaient à la fois envahies et défendues par les gardes nationaux armés pour le salut des propriétés. Des colonnes et des détachements de prolétaires, guidés par la jeunesse des écoles, descendaient de toutes les hauteurs de Paris et s'accumulaient autour du Louvre ; les régiments de ligne épars dans le centre de la capitale rendaient leurs armes ou pactisaient avec le peuple. Un aventurier nommé Dubourg, ancien officier cherchant fortune dans la cause du jour, achetait un uniforme de général à la friperie ; et se faisant suivre du peuple, qui cherchait un chef, prenait le commandement militaire de l'hôtel de ville et y arborait le drapeau noir, en deuil symbolique de la liberté attaquée.

Les bandes armées qui remontaient vers les Tuileries par la rue Saint-Honoré et par la place de la Madeleine, se fusillaient avec les avant-postes du maréchal sur la place du Palais-Royal et sur la place Vendôme ; des cadavres tombaient des deux côtés. Les troupes de ligne détachées sur la place Vendôme parlementaient avec les assaillants et allaient livrer passage sur le jardin des Tuileries. Un aide de camp vint annoncer cette défection au maréchal ; il donna ordre au commandant des régiments suisses, M. de Salis, posté au Louvre avec deux bataillons de ses compatriotes, de lui en envoyer un pour aller couvrir la place Vendôme. M. de Salis voulant faire reposer un de ses deux bataillons, qui combattait depuis le matin dans la colonnade et aux fenêtres du Louvre, lui ordonna de cesser le feu, de descendre et de se rendre à l'ordre du maréchal ; il ordonna à l'autre bataillon, qui stationnait dans la cour du Louvre, de monter à son tour dans la colonnade et d'y remplacer le premier.

Par une inadvertance fatale à la journée, un intervalle de quelques minutes s'écoule entre la descente du bataillon relevé et l'arrivée du bataillon neuf, le feu cesse aux fenêtres et sous la colonnade. Le peuple croit que ce silence et cette disparition des Suisses est une retraite, il redouble le feu sans qu'on y réponde ; les plus hardis franchissent impétueusement la place Saint-Germain-l'Auxerrois, s'approchent des grilles, les enfoncent et inondent la cour pendant que d'autres montent en se suspendant aux moulures de l'édifice du côté du quai jusqu'aux fenêtres, y pénètrent sans obstacle, tendent de là leur main à d'autres assaillants, poussent des cris de victoire, font feu dans l'intérieur des galeries sur les derniers soldats suisses, qui se précipitent par toutes les issues pour gagner la cour ; et, brisant les portes de communication entre le Louvre et les Tuileries, fusillent à leur tour par les fenêtres la réserve du maréchal, postée sur le Carrousel.

A ce feu plongeant sur leurs têtes, aux cris des colonnes populaires qui débouchent en même temps par les avenues du Louvre, les faibles restes de la garde royale se replient en désordre sur la cour des Tuileries et s'engouffrent sons la voûte du pavillon de l'Horloge pour s'abriter dans le jardin. Marmont voit de ses fenêtres cette irruption du peuple par tous les guichets et par toutes les fenêtres du Louvre ; il retrouve son âme de soldat dans le péril et dans la honte de ses troupes, il descend, monte à cheval, tire son épée, s'élance, suivi de quelques officiers, sur la place du Carrousel, brave héroïquement le feu du Louvre et des tirailleurs du peuple, les fait refluer un moment sous les charges du petit groupe qui l'entoure, rallie ses bataillons et ses escadrons, rompus par la panique, commande la retraite en ordre sur les Champs-Élysées, et, restant le dernier sur la place en tenant les bandes insurgées à distance par des feux de peloton, ne passe lui-même dans le jardin qu'après avoir couvert de son corps le dernier soldat de son armée.

 

XIX.

Pendant que la garde traversait en désordre le jardin pour aller se concentrer dans les Champs-Élysées, et que l'ordre de suivre ce mouvement de retraite était envoyé à tous les corps stationnés à la Madeleine, à la place Vendôme, dans la rue de Rivoli, au Palais-Royal, le peuple, étonné de sa victoire, entrait à la fois par la galerie des tableaux, par le grand escalier et par les fenêtres dans le palais, plantait le drapeau tricolore au sommet de l'édifice, et portant le cadavre d'un de ses combattants, élève de l'école polytechnique, sur le trône, reprochait ainsi à la royauté, par cette exposition symbolique, le sang que ses ministres avaient provoqué et répandu. Il frappait de ses balles égarées, il déchirait de ses baïonnettes, il foulait sous ses pieds nus les portraits, les tentures, le luxe des appartements des princes et des princesses, jouissant de profaner, fier de détruire, mais se surveillant lui-même, et s'interdisant le pillage au sein de la dévastation. Les chefs lettrés des combattants, les gardes nationaux, les ouvriers de luxe, les artistes, les citoyens innombrables, jaloux de la probité du peuple, de l'honneur de la révolution, de la splendeur et des monuments de leur pays, ne tardèrent pas à se précipiter dans le palais et dans les musées au bruit de l'occupation des Tuileries et du Louvre, et à faire du peuple lui-même le gardien de ces monuments et de ces trésors dont il était le conquérant.

Pendant ces combats multiples la mobilité du peuple passait en un moment de la colère à la pitié, au gré de ses impressions soudaines et des premières inspirations qui sortaient de la foule.

Près du Pont-Royal un groupe de furieux s'était rué sur trois malheureux soldats suisses que l'on accablait de coups et d'injures en s'efforçant de les entraîner vers le parapet pour les précipiter dans la Seine. Attiré par ce tumulte, un jeune homme d'une grande force physique et d'une plus grande énergie morale, M. de Chamborant, se jette au-devant des victimes : « Depuis quand, » s'écrie-t-il, « des Français massacrent-ils ainsi des ennemis vaincus et désarmés ? Avant de consommer ce crime, vous passerez sur mon corps ! » Ces mots excitent des bravos sympathiques. Ceux qui laissaient tout à l'heure commettre ce crime en le déplorant sans doute retrouvent le courage d'appuyer les reproches de M. de Chamborant. Celui-ci répond des malheureux soldats, plus morts que vifs. Il leur fait crier Vive la Charte ! pour désarmer le peuple. Aidé de quelques braves ouvriers, il les guide jusque dans une maison de la rue voisine, et les fait évader sous un déguisement populaire.

L'insurrection était maîtresse des Tuileries, et après les combattants venaient les pillards. M. de Chamborant, mêlé à la foule, parcourait avec elle les appartements royaux. Dans ceux de la Dauphine, il aperçoit un homme qui s'emparait insolemment de quelques objets précieux. Indigné, M. de Chamborant s'élance et lui fait lâcher prise : celui-ci décharge sur son agresseur un coup de pistolet qui ne fait qu'effleurer ses habits. On entoure les deux lutteurs : la mise de M. de Chamborant, son langage, les injures de son adversaire, semblent révéler en lui un ami ou un défenseur du château, et compliquent son danger. Une voix amie l'en tire : « Vive le fils du général La Fayette ! » s'écrie-t-elle. a C'est lui, je le reconnais ! honte et » mort aux voleurs ! »

La foule répète ces acclamations, et ce nouveau péril est conjuré par l'inspiration d'un homme du peuple.

A l'exception de la rue de Rohan, au confluent de la rue Saint-Honoré et de la rue de Richelieu, près du Théâtre-Français, où Marmont avait négligé de relever un poste qui couvrait le Carrousel, le feu cessa partout, au cri de victoire que la prise des Tuileries répandit dans la ville. Là, cent hommes, fortifiés dans une maison changée en redoute, se défendaient d'étage en étage contre l'invasion acharnée du peuple, et périrent avec leurs officiers, bravement attaqués pendant le combat, lâchement assassinés après la victoire. Un certain nombre de Suisses et de gendarmes, cruellement poursuivis par les hommes de carnage qui déshonorent partout les hommes de combat, expièrent par la mort le crime de leur uniforme odieux au peuple et de leur devoir militaire fidèlement accompli ; un plus grand nombre fut abrité, déguisé, sauvé, embrassé par le peuple lui-même. L'injuste colère ne survécut pas au feu, la pitié et l'humanité du peuple furent dignes de sa cause et égales à son héroïsme. Le nombre des morts et des blessés, exagéré, comme toujours, par la jactance des deux partis, ne dépassa pas quelques centaines de victimes dans l'armée et dans le peuple. Le plus illustre de ces martyrs de la loi outragée fut un jeune écrivain qui promettait une gloire de plus à la philosophie française, Georges Farcy. Malgré les pressentiments prophétiques de quelques amis dévoués, il avait marché au feu le second jour de la bataille : en débouchant avec le peuple sur la place du Carrousel il fut frappé d'une balle dans la poitrine. Jeune homme antique, chez qui la grâce cachait le courage, en qui l'héroïsme du cœur s'alliait à la sérénité de l'esprit, et qui était né pour être, selon les temps, un disciple de Platon ou un compagnon de Léonidas.

 

XX.

Le maréchal, après avoir replié toute l'armée entre l'arc de triomphe de l'Étoile et la porte du bois de Boulogne, galopa à travers le bois vers Saint-Cloud pour rapporter au roi son épée. Il entra, seul, couvert de la poussière du combat et de l'humiliation de la défaite, dans le cabinet du roi, à qui, une heure avant, il avait juré de défendre quinze jours au moins sa capitale et sa couronne. « Sire ! » lui dit-il avec le visage consterné et l'accent désespéré, mais ferme, d'un homme accoutumé aux grands revers, « j'ai la douleur d'annoncer à Votre Majesté que je n'ai pu maintenir son autorité dans Paris. Les Suisses, que j'avais chargés de la défense du Louvre, saisis d'une terreur papi- que, ont abandonné ce poste important ; entraîné alors moi-même dans une déroute générale, je n'ai pu rallier mes bataillons qu'à l'arc de l'Étoile, et j'ai donné l'ordre de continuer le mouvement de retraite sur Saint-Cloud. Une balle dirigée contre moi a tué le cheval de mon aide de camp à mes côtés ; je regrette qu'elle ne m'ait pas traversé la tête ! ... La mort me serait moins affreuse que le triste spectacle dont je viens d'être témoin ! »

Le roi, sans adresser un seul reproche au maréchal, leva les yeux au ciel et reconnut la fortune de sa race. Il congédia Marmont en le priant d'aller prendre les ordres de son fils le duc d'Angoulême, qu'il venait de nommer généralissime de l'armée royale ; et il fit rentrer les ministres. Ils venaient eux-mêmes, pendant l'entretien du roi et de son général, d'apprendre les détails de l'évacuation de Paris par le général de Coëtlosquet, accouru à Saint-Cloud.

 

XXI.

Le roi, vaincu mais non découragé, ne paraissait pas sentir que sa couronne était tombée dans la défaite de ses troupes. Il raconta d'une voix ferme à ses ministres son entrevue avec Marmont, et les propositions que lui avaient suggérées M. de Sémonville, M. d'Argout et M. de Vitrolles. Ces négociateurs, auxquels il se plaisait à supposer un mandat qu'ils n'avaient reçu de personne, lui demandaient, dit-il, le changement des ministres et la révocation des ordonnances. A ces deux conditions, ils prenaient sur eux de réconcilier la couronne et le peuple, et de donner à cette réconciliation les formes et les respects qui sauvaient l'honneur du trône et la dignité du roi. La Chambre des pairs, les cours de justice de Paris se rendraient en corps à Saint-Cloud, supplieraient le roi de pardonner à sa capitale les désordres auxquels elle s'était livrée par excès d'amour pour la Charte. Le roi répondrait qu'il consentait à tout oublier pourvu que chacun rentrât immédiatement dans le devoir. Puis une amnistie générale couvrirait les vainqueurs et les vaincus.

Tel était ce rêve ; des hommes aussi légers d'influence sur la multitude que M. de Sémonville et M. de Vitrolles se flattaient de le faire accepter à un peuple qui ne les connaissait que par leur impopularité. Le roi, défait et humilié, se flattait lui-même de cette chimère. Les ministres sourirent intérieurement de pitié et de dédain pour de tels vertiges. Ils n'eurent pas le courage de déchirer inutilement ce dernier bandeau sur les yeux du roi. Le changement de ministère et le nom des ministres étaient une délibération qui appartenait au roi. Ils se bornèrent à délibérer sur la révocation des ordonnances. Presque tous, craignant trop tard d'entraîner la couronne dans leur chute par une obstination que la fortune venait de condamner, conseillèrent au roi cette faiblesse. C'était, selon eux, le seul moyen d'arrêter l'effusion du sang et de sauver la famille royale, exposée à périr sous les débris du trône renversé pour la troisième fois. « J'ignore si la mesure proposée, » dit enfin M. Guernon de Ranville, « aurait amené quelque résultat salutaire hier ou ce matin ; alors toutefois je l'aurais conseillée au roi comme un moyen de suspendre au moins les malheurs de la guerre civile ; mais en ce moment elle ne serait à mes yeux qu'un acte de faiblesse, elle n'aurait d'autre effet que de légitimer en quelque sorte la révolte, et d'enlever à la couronne jusqu'à la dignité du courage malheureux.

« On suppose qu'après s'être compromise jusqu'à violer le palais du roi, l'insurrection se trouvera satisfaite du retrait de ces ordonnances, qui n'ont été évidemment que le prétexte d'un mouvement combiné et préparé depuis longtemps. Cet espoir n'est, selon moi, qu'une illusion : pour peu que l'on veuille examiner la marche des événements, on doit demeurer convaincu qu'il ne s'agit plus maintenant ni du ministère ni des ordonnances, mais du pouvoir royal tout entier, et que la lutte, au point où elle est parvenue, est un combat à mort entre la légitimité et la révolution. Dans une telle position, la mesure proposée ne serait de la part de la couronne que l'aveu d'une défaite absolue et sans ressource ; ce serait l'équivalent d'une abdication, car la main qui l'aurait signée serait à l'instant même frappée d'tine irrémédiable impuissance. Si une chute définitive et sans retour s'en trouvait empêchée pour le moment, ce ne serait qu'un répit que suivrait bientôt une effroyable catastrophe. Et ce répit, serait-on même sûr de l'obtenir ? Quelle garantie apporte-t-on que la paix serait le prix immédiat de l'humiliation. de la couronne ? Vous n'avez que la parole douteuse de deux hommes sans mission ; les grands corps de l'État ratifieraient-ils l'engagement pris en leur nom de sauver au moins quelques apparences en venant demander pardon au nom de la révolte victorieuse ? Les révoltés consentiraient-ils à cette étrange démarche ? Ont-ils seulement promis de déposer les armes aussitôt que la royauté aura capitulé ? S'est-on assuré qu'en leur livrant sans réserve la prérogative royale, on rachèterait par ce sacrifice l'hérédité du trône ? S'est-on du moins informé si, dans l'ivresse de leur triomphe, ils ne repousseraient pas avec une sorte de mépris cette concession que l'état des choses rendra peut-être dérisoire à leurs yeux ? En un mot, au nom de qui, en vertu de quels pouvoirs MM. de Sémonville et d'Argout sont-ils venus proposer au roi une capitulation qu'ils n'auraient pas la puissance de faire accepter aux vainqueurs ?

« Le trône est déjà renversé, dit-on... Le mal est grand, mais je crois qu'on l'exagère, et je ne puis me persuader que la monarchie soit ainsi brisée sans combat. Car il faut bien le reconnaître, la déplorable guerre de rues dont nous avons été témoins depuis deux jours, quoiqu'elle ait malheureusement fait couler beaucoup de sang, ne constitue pas une résistance énergique telle qu'on doit l'attendre des meilleures troupes de l'Europe... Quoi qu'il en soit, Paris n'est pas la France : les masses ont pu être égarées par les déclamations du libéralisme, mais elles ne veulent pas de révolution. Les Chambres n'en veulent pas davantage ; la majorité de l'armée est fidèle ; la garde, un moment ébranlée, aura bientôt repris l'attitude qui lui convient ; et si la royauté ne s'abandonne pas elle-même, avec de tels appuis, elle triomphera de cette nouvelle tentative révolutionnaire. Si pourtant le génie du mal doit encore une fois l'emporter, si le trône légitime doit encore une fois tomber, qu'il tombe du moins avec honneur, la honte seule n'a pas d'avenir....

« Il me parait au reste indispensable de rapporter une des ordonnances du 23, non pour satisfaire aux exigences de la révolte, mais parce que l'intérêt de la couronne lui en impose la nécessité, c'est celle qui prononce la dissolution de la Chambre nouvellement élue ; le gouvernement du roi est dans la légalité, il doit conserver l'avantage de cette position, et Sa Majesté sera bien forte contre les révolutionnaires lorsqu'elle se montrera appuyée par la Chambre... Si le roi adoptait ce parti, il serait d'ailleurs indispensable de reculer de quelques jours l'ouverture de la session qui était fixée au 3 août, et surtout de réunir les Chambres dans une ville autre que Paris, ainsi que la Charte l'autorise. »

 

XXII.

Ces paroles énergiques d'un homme qui conseillait la veille les concessions avant la défaite, mais qui, après la défaite, déconseillait le déshonneur, furent applaudies du duc d'Angoulême, soldat du moins s'il n'était plus prince. « Je regrette, » dit-il à son père, « que la majorité du conseil ne l'accepte pas ; au reste, si nous sommes réduits à la terrible nécessité de prolonger la lutte, nous trouverons de nombreux auxiliaires dans la fidélité des provinces ; mais fussions-nous abandonnés de tous, le jour qui se lève dût-il être le dernier jour de notre dynastie, nous saurions illustrer notre chute en périssant du moins les armes à la main ! »

Si le roi eût pensé et senti ainsi, il pouvait encore ou conserver ou donner le trône ; mais amolli par de longues habitudes de résignation aux disgrâces du sort, n'ayant jamais eu de martial que le geste, vieilli quoique jeune de corps, il avait la témérité qui joue et qui perd les causes sans avoir l'élan qui ranime la fortune. Il ne pouvait plus régner qu'à cheval, comme il l'avait dit tant de fois, il ne se décida pas à combattre et il voulut encore régner. Il se hâta de signer la révocation des ordonnances, de nommer M. de Mortemart président du conseil et ministre des affaires étrangères, de désigner M. Casimir Périer pour ministre de l'intérieur et le général Gérard pour ministre de la guerre. Le duc d'Angoulême, honteux mais muet, assistait en frémissant à tous ces désaveux que le roi se donnait avec tant de hâte à lui-même. Il se promenait avec une agitation fébrile et presque convulsive autour de la table de l'abdication, laissant échapper de temps en temps quelques demi-mots qui révélaient le monologue intérieur de son âme et dont la signification, brisée pour ceux qui les entendaient, se révéla bientôt après par son propre dégoût du sceptre. « En vérité, » disait ce prince en levant les bras au ciel, « on serait tenté de faire comme mon oncle de Savoie !... Mais non !... le duc de Bordeaux !... un enfant sur le trône ! Non, c'est impossible ! »

 

XXIII.

Le roi, après ces signatures et ces nominations qui semblèrent décharger sa responsabilité et rendre le calme à son âme, remercia ses ministres de leur dévouement à sa personne et à sa politique, et les congédia en prince dont le revers ne change pas le cœur. Ils laissaient la couronne perdue par leur complaisance et par leur fanatisme, sur le seuil de ce cabinet où ils ne devaient plus rentrer. Aucun d'eux ne parut y laisser un remords. L'esprit de parti devient chez les hommes une seconde conscience qui trompe sincèrement la conscience innée sur la moralité de certains actes. Ils se croyaient victimes de l'impéritie du prince de Polignac, de la mollesse intéressée de Marmont ; coupables, non. Leur défaite pesait sur leur front plus que leur faute. Leur véritable faute, dans ce palais, était d'avoir échoué. Les princesses et les courtisans qui les exaltaient la veille les regardaient déjà avec dédain et bientôt avec colère. Ils n'avaient d'asile que dans ce palais : la mort les attendait à Paris, le soulèvement à leur nom dans les provinces, le reproche et le mépris dans l'armée, l'ingratitude dans cette faction du clergé de cour pour laquelle ils s'étaient dévoués et perdus. Ils s'enfoncèrent un à un dans les appartements et dans les jardins les plus reculés du château, dérobant leurs visages et leurs noms comme des proscrits qui portent malheur à leur asile et qui cependant ne peuvent en changer. M. de Polignac seul resta dans l'arrière-scène comme dans le cœur du roi, oracle dont on s'éloignait officiellement, mais qu'on écoutait encore, ami surtout qu'on n'accusait pas de son malheur, sûr qu'on était de son dévouement.

Le général Alexandre de Girardin, officier intrépide et populaire qui traversait les deux camps à cheval avec la célérité et l'audace heureuse du parlementaire, galopa vers Paris pour y porter la révocation des ordonnances et pour appeler M. de Mortemart à Saint-Cloud. Tout semblait suspendu pendant ces heures de négociation qui suivirent la victoire et la défaite. Le duc d'Angoulême monta à cheval et vint visiter les avant-postes de l'armée royale, mais sans trouver sur ses lèvres une de ces paroles qui relèvent le soldat. La duchesse de Berry, à qui le roi communiqua les résolutions qu'il venait de prendre en lui assurant que, grâce à ces accommodements, elle serait le lendemain avec son fils à Paris : « Qui, moi, » répondit-elle, « que j'aille montrer aux Parisiens mon visage humilié ?... non, non, jamais ! »

On attendait d'heure en heure l'arrivée de M. de Mortemart et le résultat des négociations promises par M. de Sémonville, M. d'Argout et M. de Vii colles. Rien n'arrivait que l'immense rumeur de Paris, le bruit des défections successives des troupes Id ligne, les fugitifs de la capitale insurgée, grossissant par leurs récits les calamités des trois jours, la nouvelle de l'insurrection de Versailles et des campagnes de la banlieue de Paris, qui cernait de plus en plus la cour et les régiments fidèles mais tristes de la garde royale, venant camper dans les jardins et sous les terrasses du palais. M. de Mortemart était arrivé et s'était entretenu plusieurs fois avec le roi. Homme d'une naissance illustre, d'une fortune immense, sa jeunesse toute militaire, passée dans les camps de l'armée française sous Napoléon, ses services à la Restauration comme ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, sa familiarité avec l'empereur de Russie, dont il avait conquis la sévère estime, ses opinions constitutionnelles à la Chambre des pairs, son intelligence des conditions nouvelles imposées au gouvernement par le système représentatif, un dédain des chimères de cour et des théories mystiques du parti sacerdotal, avaient donné au nom de M. de Mortemart une de ces considérations libérales qui ne s'élevaient pas comme celle du duc de Broglie jusqu'à la faveur passionnée de l'opposition, mais qui, par leur modestie même, étaient de nature à inspirer confiance à la liberté et sécurité à la dynastie. Son sens droit, sa parole nette, son dévouement froid, sa physionomie noble mais impassible, sa véracité sévère, sa répugnance à rien flatter, même le malheur, lui donnaient quelque ressemblance avec M. de Richelieu, dont il semblait appelé à renouveler le ministère. Une inspiration juste, mais tardive, soit qu'elle vint de M. d'Argout et de ses collègues, soit qu'elle vint du roi lui-même, avait mis le doigt de Charles X sur ce nom.

Mais bien que M. de Mortemart fût accouru avec un loyal empressement à la voix de son maitre, et qu'il eût reçu de lui le mandat de composer un cabinet aussi désespéré que la circonstance, le roi, qui semblait attendre on ne sait d'où quelque retour miraculeux de fortune, retardait toujours par les formalités et les lenteurs de l'étiquette les actes nécessaires à l'exercice patent et officiel du pouvoir par M. de Mortemart. Prompt à la faute, lent à la réparation, il donnait le temps à la faction d'organiser la victoire et de la pousser jusqu'à un détrônement. Tout se bornait à des conversations dans lesquelles Charles X limitait ses concessions avec son épée, répétait à son nouveau ministre ce qu'il avait si souvent dit à sa cour : « Je n'ai point oublié comment les choses se sont passées il y a quarante ans, je ne veux pas, comme mon frère, monter en charrette, je veux monter à cheval, c'est bien assez que les révolutionnaires ne m'imposent que vous I » Et continuant au milieu de l'écroulement de sa vie les indolentes habitudes des jours paisibles de sa cour, il s'asseyait dans une apparente sécurité à une table de jeu avec la duchesse de Berry, le duc de Luxembourg, le duc de Duras, et jouait quelques poignées de jetons au whist dans un salon d'où l'on voyait les feux des bivouacs de sa garde vaincue, et sa capitale où il avait déjà cessé de régner !

 

XXIV.

A peine osait-on le distraire de son jeu pour lui demander une autorisation ou un ordre. « A demain, » répondait-il à ces importunités du moment. M. de Mortemart, impatient des heures qui emportaient la couronne et qui rendaient son dévouement stérile, conjura le duc d'Angoulême de donner aux régiments campés sur l'avenue de Paris une consigne pour faciliter l'envoi de ses émissaires dans cette ville ; le prince, aussi timide devant son père qu'il était brave devant le feu, répondit à peine. M. de Mortemart se retira, découragé et attristé des paroles et des délais du roi, dans un appartement qu'on lui avait assigné au château. Il se sentait à la fois importun et nécessaire, il allait bientôt se sentir inutile ; il passa la nuit debout, attendant un signe du roi. Le roi dormait.

 

XXV.

Cependant les courses du général Alexandre de Girardin et le bruit de l'appel de M. de Mortemart à Saint-Cloud se répandaient dans la capitale de bouche en bouche. M. de Girardin, homme de haute naissance, d'activité débordante, lié avec la cour par ses fonctions, avec l'armée par son grade, avec les chefs de faction par son ubiquité dans tous les salons de Paris, était plus propre que tout autre, s'il eût été secondé, à grouper rapidement les hommes de salut autour des débris de la monarchie. Il était à lui seul le mouvement et la renommée d'une capitale. Son zèle cherchait les occasions de servir par nature autant que par sentiment. Familier à Charles X par la direction de ses chasses, son seul plaisir, M. de Girardin avait l'ascendant d'un service quotidien sur son esprit ; homme de guerre et d'empire, plus accoutumé à briser qu'à dénouer les situations, il avait été au commencement du ministère Polignac plus enclin au coup d'État qu'il ne convenait à son rôle actuel ; mais l'impéritie de l'exécution l'avait promptement rejeté dans le parti contraire. Il rachetait par son ardeur à sauver le roi le tort qu'il avait eu de trop complaire aux emportements qui avaient amené ses dangers. II se multipliait dans Paris pour convier les hommes populaires à une pacification dont le roi faisait les avances à la liberté.

 

XXVI.

Mais les hommes populaires des deux Chambres, de la bourgeoisie et des factions armées, qui auraient accepté la veille les noms de M. de Mortemart, de Casimir Périer et du général Gérard comme un gage inespéré de triomphe et de sécurité, étaient eux-mêmes le matin emportés au-delà de leur pensée par l'élan de la victoire et par la colère indomptable du peuple. Des drapeaux blancs, signe de trêve, arborés sur le boulevard par des émissaires à cheval de M. de Girardin, étaient abattus et conspués par la multitude. Le sang était trop chaud sur le pavé pour qu'on fit entendre des propositions de paix à côté des cadavres. La garde nationale, si intempestivement dissoute par M. de Villèle, sortait en masse de ses maisons et affectait de partager l'animation implacable du peuple pour avoir le droit de le contenir.

Casimir Périer, consterné au fond de l'âme d'un bouillonnement qui menaçait plus qu'un trône, était reconnu par le peuple, proclamé tribun malgré lui, et conduit en triomphe chez M. Laffitte, où l'instinct du jour avait rassemblé depuis le matin les chefs de tous les partis dominants. On y amenait d'heure en heure les débris de troupes, qui venaient rendre leurs armes et prêter serment à la révolution avant qu'elle eût d'autre nom que les noms du peuple vainqueur et de M. Laffitte, idole de la bourgeoisie populaire. Ses vastes cours, ses jardins, son hôtel, semblable à un palais, étaient devenus à la fois le camp et le comice de la multitude. Le duc de Choiseul, M. Dupin, M. Audry de Puyraveau, Béranger, que l'instinct inné de la politique arrachait malgré lui à son insouciance littéraire, pour imprimer d'une main cachée, mais influente, une impulsion décisive, quoique désintéressée d'ambition, aux événements, Casimir Périer, ses frères, plébéiens aussi superbes et presque aussi impérieux que lui, le général Gérard, que l'opposition avait grandi comme elle grandissait tous les soldats de l'Empire, à la proportion de tribuns armés, Labbe y de Pompières, orateur pénible, mais persévérant, La Fayette et cette tribu nombreuse, active, superstitieuse envers cette idole de famille que 89 avait gardée à 4830, Alexandre de Laborde, Montalivet, Baude, Mignet, Garnier-Pagès, Bertin de Vaux, Carbonnel, Sarrans, aide de camp de La Fayette, qui l'inspirait de son ardeur et qui le couvrait de son corps, Bérard, Cauchois-Lemaire, les deux Arago, l'un illustre par la science, l'autre célèbre par effervescence des opinions, Mauguin, Guizot, Odilon Barrot, Lobau, Odier, de Schonen, Cor-celles, Chardelle, Bavoux, Pajol, Sébastiani, Villemain, et cette foule d'hommes désignés par la tribune, par le journalisme, par les sociétés politiques, par le rang, par la richesse, par le crédit sur leurs factions ou sur leurs quartiers, ou par le seul vertige du tourbillon, pour s'élever au-dessus de la foule et pour incarner son esprit dans des noms populaires, avaient cessé de délibérer et agissaient d'acclamation et d'inspiration, chacun dans l'esprit de sa faction ; mais tous en ce moment sous la pression du mouvement du peuple, impatient de se créer un centre d'action avant de se donner un gouvernement. Une première proclamation, imprimée et affichée dans la ville par les rédacteurs du journal le Constitutionnel, désignait pour la direction de la force publique le duc de Choiseul, le général Gérard et La Fayette, hommes de même date, représentants de 89. Béranger avait indiqué ces trois noms propres à concilier l'aristocratie, la démocratie et la gloire révolutionnaire, formant le faisceau d'une liberté forte, mais modérée. Ils sortirent à la fois de plusieurs autres conciliabules dont les pensées portaient plus loin qu'un changement de dynastie. La Fayette, dont le cœur ne fléchissait devant aucune témérité, comme son esprit ne reculait devant aucune chimère, se hâta d'accepter le premier prétexte d'un grand rôle : « Si nous ne pouvons retrouver le vertueux Bailly, » s'écria avec une feinte admiration Bertin de Vaux, pour encourager La Fayette, « félicitons-nous d'avoir retrouvé le chef illustre de la première garde nationale ! »

La Fayette, entouré d'un groupe de jeunesse et du cortége de ses souvenirs, se rend à pied à l'hôtel de ville. Tout s'incline devant lui, il s'y établit comme dans les Tuileries du peuple, au milieu des ombres du 14 juillet, du 6 octobre, de la Commune de Paris et de thermidor. Le général Gérard monte à cheval et parcourt les boulevards en donnant des ordres volontairement obéis à la garde nationale et aux troupes de ligne. M. Guizot, qui n'ose rien préjuger encore de l'événement définitif, s'oppose à la nomination d'un gouvernement provisoire, demandée par M. Mauguin, qui veut constater par ce mot l'écroulement du gouvernement royal. On se borne à créer une sorte de dictature de la capitale, sous le nom de commission municipale ; les noms de Casimir Périer, Laffitte, Gérard, La Fayette, Puyraveau, Lobau, de Schonen, Mauguin, sortent du scrutin. Une proclamation brève et vague annonce ce centre d'autorité au peuple de Paris. M. Odilon Barrot, investi avant l'âge d'une grande autorité d'opinion, de pureté et de talent, est nommé secrétaire général, c'est- à-dire premier ministre, de ce gouvernement ; M. Bavoux, préfet de police ; M. Chaudel, homme inconnu, directeur des postes. Ce pouvoir indécis et timide hésite à arborer les couleurs tricolores, qui rendraient irréconciliables les partis encore en présence. Un de ces hommes, véritables natures des révolutions, qui agissent avant de réfléchir, et dont le fanatisme impérialiste survit à son héros, le colonel Dumoulin, déploie de lui-même le drapeau aux trois couleurs au balcon du palais ; le duc de Choiseul, fier d'avoir combattu pour la Charte, mais s'arrêtant devant toute mesure qui dépasse la résistance, refuse d'occuper son poste dans ce gouvernement contre un gouvernement.

 

XXVII.

Cette ombre de gouvernement ou plutôt ce foyer de pensées contraires était à peine installé dans la salle de la Liberté de l'hôtel de ville, quand M. de Sémonville, M. d'Argout, et M. de Vitrolles partirent de Saint- Cloud pour apporter aux Parisiens la révocation des ordonnances et les noms pacificateurs des nouveaux ministres. Du haut de la calèche découverte qui les entraînait vers la place de Grève, M. de Sémonville, flattant le peuple par des apostrophes triviales et par des malédictions grossières aux vaincus dont il venait d'embrasser les genoux et de serrer la main, feignait d'entrer dans ses passions et de participer à son triomphe pour le disposer à la paix. Le confident des révoltes intimes du comte d'Artois contre la révolution et la Charte, l'auteur de la note secrète, M. de Vitrolles, maintenant transformé en otage de la liberté et de la couronne, devait s'étonner de remplir ce nouveau rôle, et de porter au peuple les repentirs et les concessions de la royauté. Mais son nom était connu à la multitude, et, dans ces tumultes, on ne demande pas à un homme ce qu'il est, mais ce qu'il fait.

M. Marrast, qui préludait sur les marches de l'hôtel de ville aux longs combats qu'il devait livrer à un autre trône, introduisit les négociateurs devant la commission, présidée par M. de La Fayette. On s'étonne de la présence de M. de Vitrolles, reconnu alors par quelques-uns des commissaires. On se défie d'un intermédiaire qui n'a donné pour gage à la Charte que sa présence dans ce gouvernement occulte en flagrante conspiration contre l'œuvre et le règne de son fondateur. M. de Sémonville dissipe ces préventions et se fait la caution de son collègue. a Eh ! mon Dieu ! » dit M. de Vitrolles à un des membres les plus ombrageux du gouvernement, a je suis plus ami de la Charte que vous-même, car c'est moi qui ai inspiré en 1844 la déclaration royale de Saint-Ouen ! » M. de Sémonville, écouté sinon avec faveur, au moins avec la tolérance que des vainqueurs doivent aux dernières supplications des vaincus, attendrit ses auditeurs sans les convaincre : « IL EST TROP TARD ! » s'écrie M. de Schonen, familier de La Fayette, « le trône de Charles X s'est écroulé dans le sang ! » M. Mauguin, plus désintéressé de parti et plus politique, cherche à renouer les négociations, dont il pense pouvoir tirer plus d'avantages et moins de périls que d'une révolution sans chef et sans but. Il demande aux émissaires de la cour s'ils ont des pouvoirs écrits ; ils répondent qu'ils n'ont que des paroles. « S'il en est ainsi, » s'écrie M. de Puyraveau tremblant d'une entrevue dont pourrait ressortir un trône, « retirez-vous, ou je fais monter le peuple ! » M. de Sémonville se retire et abandonne la révolution à elle-même.

M. d'Argout, encouragé tout bas par Casimir Périer, veut tenter un dernier effort sur le comité de M. Laffitte, qu'il suppose moins livré aux ressentiments et aux inspirations de M. de La Fayette. Il laisse à la porte M. de Vitrolles, qui dérobe son nom sous un nom d'emprunt, pour éviter la clameur publique ; il entre chez M. Laffitte, il annonce la révocation des ordonnances et des ministres populaires ; le même mot lui répond comme un écho de celui de l'hôtel de ville : « IL EST TROP TARD ! » M. Laffitte, M. Bertin de Vaux et leurs collègues témoignent en vain la douleur de ne pas oser renouer des négociations dont la rupture les épouvante sur le sort de leur pays, la pression des combattants dont ils sont entourés les domine. « Plus de transactions ! plus de Bourbons ! » est le cri unanime qui s'élève sur les pas de M. d'Argoat et de M. de Vitrolles ; ils vont déplorer dans la nuit qui tombe leur impuissance et leur deuil. De retour à Saint-Cloud, ils conjurent M. de Mortemart d'accourir lui- même à Paris pour disputer la dernière minute de la révolution imminente. M. de Mortemart pensait comme eux : « Mais que puis-je faire, » leur dit-il, « à quel signe me faire reconnaître dans Paris pour le ministre du roi ? puis-je y paraître en aventurier politique, désavoué peut-être avant d'avoir agi ? Le roi n'a rien signé encore ! »

 

XXVIII.

Cependant, sur la foi des paroles du roi, M. de Mortemart et M. d'Argout préparent les actes qui révoquent les ordonnances, et qui investissent les nouveaux ministres de leurs fonctions. Mais la nuit, les consignes, l'étiquette sacrée de la porte du roi étaient des obstacles presque invincibles à toute communication des ministres, des négociateurs et du prince. M. de Mortemart franchit avec peine ces barrières au nom du salut de la monarchie. Arrivé à la porte de la chambre de Charles X, l'huissier la lui interdit obstinément par ordre de son maitre. M. de Mortemart élève la voix pour être entendu à travers les murs. « Je vous adjure, » s'écrie-t-il, u je vous rends responsable de la vie du roi ! »

Charles X, éveillé par ces voix, ordonne d'ouvrir. M. de Mortemart s'approche de son lit. « Ah ! c'est vous ? » lui dit languissamment le vieillard, comme un homme qui retrouve sa douleur dans sa mémoire à son réveil ; « eh bien ! qu'y a-t-il ? » M. de Mortemart lui raconte l'état de Paris, l'insuccès de M. de Sémonville, le retour nocturne de MM. d'Argout et de Vitrolles, et posant sur son lit les ordonnances préparées, le supplie de les signer. « Non, non, » dit le monarque, « il n'est pas temps encore ; attendons ! » M. de Mortemart insiste, il conjure le roi ile ne pas se faire d'illusions funestes, et d'entendre lui-même M. de Vitrolles et M. d'Argout, qui lui peindront les choses qui se précipitent à Paris. Le roi répugne à recevoir M. d'Argout, qui n'avait point de familiarité avec sa cour et qui lui rappelait le ministère ennemi de M. Decazes, et consent à voir N. de Vitrolles. « Eh quoi ! » lui dit-il avec une physionomie de reproche, « c'est vous qui venez m'engager à céder à des sujets rebelles ?... » M. de Vitrolles s'excuse de déplaire au prince pour le servir, ne lui dissimule pas que sa rentrée dans Paris lui semble problématique, lui dévoue sa vie dans toutes les fortunes, et lui parle de l'hypothèse d'une guerre avec plus de chances d'accommodement, transportée loin de la capitale dans les provinces de l'Ouest.

Charles X parut tout à la fois espérer et craindre à ce nom de la Vendée. Le sang et le feu dans le cœur de son pays pour sa cause soulevaient sa conscience comme son honneur de roi. Plus chrétien encore que prince, il pensa au compte terrible que les calamités d'une guerre civile établiraient devant Dieu contre son âme, devant la postérité contre sa mémoire. Il avait passé la nuit à balancer dans son esprit ces résolutions et ces irrésolutions. Très-sensible à l'honneur, il avait trop de fierté pour rentrer humilié et désarmé dans sa capitale triomphante. Il l'a dit depuis lui-même dans les épanchements de l'exil : en signant la révocation des ordonnances et le renvoi de M. de Polignac, il signait en même temps mentalement sa déchéance du trône et sa disparition de sa patrie. Il n'avait tant ajourné sa signature que pour donner le temps à Paris de lui envoyer les députations et les intercessions promises par M. de Sémonville, et pour sauver ainsi la dignité de sa retraite et l'indépendance de la couronne de son fils. Mais ces députations ne se présentant pas, et n'ayant plus à choisir qu'entre une guerre parricide et des concessions qui n'avilissaient que lui seul, il avait fait son sacrifice à Celui qui lit dans les cœurs. Il se découronnait ici-bas pour se justifier dans le ciel. Il ne combattait plus avec lui-même que sur l'heure et sur la forme du sacrifice.

Le retour désespéré de ses négociateurs, la voix de M. de Mortemart, l'urgence de la nuit le décidèrent. Il rappela son premier ministre, et, semblable à un homme qui craint un retour de sa propre incertitude en faisant un acte enfin résolu, il apporta lui-même dans la signature autant de hâte et d'irrévocabilité qu'il avait mis de temporisation et de répugnance à la consentir. Sa main tremblait, non de vieillesse, mais d'impatience d'arrêter le sang au prix de son honneur.

M. de Polignac, aussi pieux que son maitre, n'avait pas les mêmes scrupules. Convaincu que le devoir de la couronne était de livrer le combat sacré pour restaurer l'autorité antique et exclusive de l'Église[1], se sentant de bonne foi le champion de la foi de saint Louis, et résigné au besoin à être son martyr, il était résolu à la victoire ou à la mort. Il croyait de plus qu'un roi qui a tiré l'épée ne peut la rendre à son peuple qu'en rendant en même temps la monarchie et en livrant l'Europe à la révolution. Il n'obséda pas son malheureux maitre à ces derniers moments, pour ne pas briser l'âme d'un ami et d'un vieillard qui s'était perdu en écoutant ses conseils, mais sa conviction personnelle ne fléchit pas. Il aurait combattu jusqu'au dernier tronçon des armes royales. En disant adieu à M. de Mortemart, qui partait de Saint-Cloud avant le jour pour Paris : « Quel malheur, » s'écriait-il, « que mon épée se soit brisée entre mes mains ! j'aurais affermi la Charte sur des bases indestructibles ! » Ces paroles, qui semblent insensées, étaient vraies dans l'acception qu'il leur donnait. Ce n'était pas la liberté civile de la France qu'il voulait ravir, c'était sa conscience religieuse qu'il voulait soumettre. Sa conduite est inexplicable aux historiens qui prétendent l'expliquer autrement que par un consciencieux fanatisme. La politique entre le roi et lui n'était pas une politique, c'était une secte.

 

XXIX.

M. de Mortemart, à pied, son habit sur le bras comme un piéton, ruisselant de sueur, franchit difficilement les avant- postes des deux armées. Il tourna le bois de Boulogne, traversa la Seine et la plaine déserte de Grenelle pour entrer inaperçu dans Paris. Il y pénétra tard, confondu avec une masse d'ouvriers qui accouraient des campagnes voisines au secours de la révolution. Une brèche dans le mur d'enceinte lui ouvrit la capitale, où il venait tenter de relever seul un trône abattu. Au moment où il y pénétrait, la ville, ivre d'orgueil, d'anarchie et de gloire, débordait de peuple armé et retentissait de cris d'A bas les Bourbons !

La dérision ou la mort attendait tout homme assez téméraire pour revendiquer au nom d'un roi, ennemi public, une autorité abolie. Le drapeau tricolore flottait sur les palais, les armes de la dynastie étaient brûlées sur les places publiques ou effacées à la hâte sur les enseignes des fournisseurs de la couronne. Le nom même de la royauté était un crime aux yeux de la multitude, et les chefs momentanés d'une ombre de gouvernement flottaient incertains, ainsi que M. de La Fayette, entre des souvenirs sanglants de la première république et des regrets timides de monarchie. Il était évident que M. de Mortemart, alors même qu'il aurait parlé, ne trouverait plus une oreille pour l'entendre, encore moins mie bouche pour lui répondre. Toutefois, son devoir envers le roi était d'oser au-delà même de toute espérance. Les révolutions ont des retours qu'il n'est donné à personne de prévoir ou de décourager avant leur dernier mot. Dans certaines situations, désespérer c'est trahir. M. de Mortemart ne trahit pas, mais il laissa tomber de main en main le mandat tardif qu'il avait reçu de son maître. Il eût été plus dur, mais plus salutaire, de ne pas l'accepter. Ce refus aurait peut-être sauvé une ignominie à la couronne.

Blessé au talon par la marche, anéanti de lassitude et de douleur, incertain de l'émotion que sa présence et sa requête produiraient à l'hôtel de ville, il remit les ordonnances à un pair de France son ami, M. Collin de Sussy, qui les porta courageusement à l'hôtel de ville, où M. de La Fayette se borna à lui en accuser réception, et où la commission municipale les renvoya, comme une vaine pétition de règne, de poste en poste et d'heure en heure, à la pitié ou au dédain du peuple. M. de Mortemart ne renoua des négociations que vingt-quatre heures après, mais avec le duc d'Orléans. Ces négociations, qui avaient pour objet les dernières réserves de Charles X en faveur de son petit-fils auprès du lieutenant général du royaume, échouèrent comme celles de Saint-Cloud. On s'étonna bientôt de 'voir le dernier ministre et le dernier négociateur de Charles X passer sans bienséance du cabinet du roi détrôné dans la familiarité prématurée du duc d'Orléans, et devenir l'ambassadeur de celui à qui il disputait la veille le prix de la révolution.

 

 

 



[1] Les motifs du prince de Polignac ne peuvent être douteux pour ceux qui ont lu ses écrits et vu de près dans son âme. Ce n'était pas une guerre de monarchie, c'était une guerre de religion qu'il affrontait. On lit dans sa protestation contre la Charte : « Avec quelle douleur, sire, l'examen de certaines dispositions de la Charte nous a-t-il démontré que la foi de nos pères, que la religion chrétienne s'y trouve blessée dans des points sensibles et importants Tous les cultes également autorisés et protégés peuvent offrir ; dans les États du roi très-chrétien le spectacle d'outrages continuels dirigés contre l'autel du vrai Dieu ! » — Là est tout le secret du règne de Charles X et des ordonnances.