HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME SIXIÈME

 

LIVRE QUARANTE-HUITIÈME.

 

 

Première idée de l'expédition d'Alger. — Dispositions diverses du roi et des ministres à cet égard. — Projet momentané d'alliance avec le vice-roi d'Égypte pour cette conquête, abandonné par le ministère. — Embarras intérieur, symptômes menaçants, incendies de la Normandie. — Préparatifs de l'expédition d'Afrique, prévisions défavorables de l'opinion et des officiers supérieurs de la flotte. — Le prince Léopold de Saxe-Cobourg refuse la couronne de Grèce. — Débarquement de l'armée expéditionnaire, victoire de Sidi-Ferruch, prise d'Alger. — Effet de cette victoire sur l'opinion. — Élections de 1830. — Résistance de la cour, approche de la crise. — Rapport de M. de Chantelauze. — Signature des ordonnances. — Marmont promu au commandement de l'armée de Paris. — Impression de la capitale à la lecture des ordonnances. — Protestation des journalistes : arrêts des tribunaux. — Agitation. — Assurance de la cour.

 

I.

Pendant que l'opinion, prévoyant trop les embûches tendues par le gouvernement, se préparait par des organisations patentes ou occultes à la résistance ou à l'agression au moment où la dissolution inévitable donnerait le signal de l'agitation électorale, le gouvernement s'occupait avec ardeur de se populariser par un de ces grands actes extérieurs et militaires qui éblouissent l'orgueil national et qui font pardonner même à la tyrannie. L'expédition d'Alger était l'objet des délibérations assidues du gouvernement. Une offense du dey d'Alger, qui avait levé la main sur le consul de France, et qui refusait obstinément les réparations dues au droit des nations, motivait cette revendication armée. Un inutile et onéreux blocus fatiguait depuis trois ans nos escadres sans rien obtenir. M. de Villèle répugnait aux coups de force qui pouvaient dépasser le but, soulever des questions européennes, agiter les cabinets, inquiéter la paix. M. de Martignac, plus aventureux et plus jaloux de popularité légitime, avait entrevu la solution héroïque conforme aussi à l'esprit chevaleresque et national de M. de La Ferronnays.

Le roi souriait, comme on l'a vu, à l'idée d'illustrer son règne par une entreprise à la fois militaire, politique et religieuse qui avait tenté plusieurs fois la chrétienté, et devant laquelle l'Autriche, l'Espagne et l'Angleterre avaient échoué. Cependant sa dernière résolution n'était pas arrêtée dans son esprit. On hésitait, non sur l'extinction de la piraterie du dey d'Alger, mais sur les moyens les plus propres à atteindre ce but. Il n'y en avait qu'une digne de la France si elle daignait se mesurer avec une de ces régences barbaresques, c'était une expédition navale. Mais, il faut l'avouer à la charge des amiraux qui commandaient alors la marine française, ils s'exagéraient tous à eux-mêmes ou ils exagéraient par esprit d'opposition au gouvernement les impossibilités de l'entreprise.

Le prince de Polignac, en entrant aux affaires, ne semblait pas avoir entrevu toute la portée politique d'une expédition triomphale sur laquelle le roi et lui fondèrent bientôt après tant d'espérances. Dans le courant du mois de décembre 18e9, le président du conseil, à l'insu de ses collègues, avait signé les préliminaires d'une convention avec Méhémet-Ali, vice-roi d'Égypte, dans le but d'affranchir enfin le gouvernement des frais et des périls du blocus 1 et de venger la France d'un barbare par la main d'un antre barbare. Par cette convention sans bienséance pour la France et sans prévisions pour l'Orient, le vice-roi d'Égypte se chargeait à forfait, au prix de dix millions et de quatre vaisseaux de ligne que lui livrait le gouvernement français, de faire marcher une armée ottomane en longeant la côte d'Afrique par Tripoli et Tunis jusqu'à Alger, de s'emparer de cette régence et de la gouverner lui-même en donnant des gages à la sécurité des mers. C'était octroyer à l'Égypte, déjà trop puissante, le littoral de l'Afrique, et changer un ennemi faible contre un ennemi redoutable et tout-puissant. C'était de plus humilier le pavillon et l'honneur de la France en consentant à l'effacer sur la Méditerranée ou à le faire porter par une autre puissance. Les premiers à-compte des millions promis à Méhémet-Ali étaient cependant déjà partis pour Toulon.

Cette convention, produite enfin devant le roi et devant le conseil des ministres, souleva un murmure général. Le prince de Polignac sentit lui-même l'inconvenance d'un traité qui dénationalisait la guerre et qui ravalait la dignité nationale. Il déchira la convention projetée, rappela les millions à Paris, et se décida avec enthousiasme à une expédition navale et militaire. Le général Bourmont, ministre de la guerre, fut chargé d'en préparer l'exécution de concert avec le ministre de la marine.

Les officiers généraux de la marine, convoqués pour éclairer le roi et le conseil, décidèrent à l'unanimité qu'un débarquement était impraticable sur la côte d'Alger. Deux jeunes marins, N. Dupetit-Thouars et un autre capitaine de frégate, osèrent seuls combattre les objections de leurs chefs. Ils démontrèrent que tout était possible à la bravoure et au talent d'une escadre française, et ils firent résoudre l'expédition.

Marmont sollicitait le commandement de l'armée de terre. Le duc d'Angoulême, le roi et les ministres jetèrent les yeux de préférence sur Bourmont, afin de ne pas accumuler exclusivement toute l'illustration militaire du pays sur un lieutenant de l'empereur, et d'accoutumer la France à faire aussi leur part de services et de gloire aux généraux de la monarchie. Les préparatifs furent pressés avec intelligence, secret et vigueur par le gouvernement.

 

II,

Le roi et le duc d'Angoulême se complaisaient dans cette perspective d'éclat pour le nouveau règne, et détournaient leur pensée du pays en la reportant sur l'armée.

Cependant les mois s'écoulaient, la fermentation de l'opinion présageait des élections désespérées ; on commença pour la première fois à se poser dans le cabinet du roi les terribles hypothèses du coup d'état. Le roi et le prince de Polignac les masquaient encore au conseil, et se les dérobaient à eux-mêmes sous le texte de l'article 14 de la Charte, qui autorisait le roi dans les circonstances suprêmes à prendre toutes les mesures de salut public. Le prince de Polignac, en posant à ses collègues ces hypothèses de triomphe de l'opposition devant le pays, n'hésitait pas à conseiller au roi la dictature que lui décernait, pensait-il, cet article ambigu de la Charte. M. de Bourmont, comme tous les soldats, offrait son épée, loi suprême contre des lois douteuses ; M. de Montbel, esprit scrupuleux, n'y consentait qu'à des conditions de droit évident et de nécessité absolue qui justifiassent sa politique et sa conscience. M. de Chabrol en ajournait l'exercice après les tentatives les plus obstinées de gouvernement légal ; M. de Courvoisier et M. Guernon de Ranville écartaient ces suppositions comme un crime, et déclaraient que dans l'hypothèse d'une Chambre hostile au système du gouvernement, le devoir du roi était de se soumettre à l'arrêt du pays. Le ministre de la marine opinait, comme celui de la guerre, pour la force.

Ces divergences de pensée sur un sujet si grave firent sentir la nécessité d'un remaniement du ministère qui rétablit l'accord dans le conseil. Cependant on suspendit toute résolution définitive à un autre temps. On s'accorda à espérer que les élections, faites sous le prestige irrésistible d'une victoire et d'une conquête à Alger, écarteraient ces nécessités funestes. Le roi décida que la dissolution de la Chambre serait fixée au 16 mai, époque à laquelle le duc d'Angoulême serait de retour du voyage qu'il allait faire dans le Midi pour présider à l'expédition militaire, et que les électeurs seraient convoqués pour le 25 juin.

 

III.

M. de Courvoisier pressait néanmoins le moment de sa retraite d'un cabinet derrière lequel il entrevoyait trop clairement une direction mystérieuse et fatale. Des incendies, semblables à ceux par lesquels les mécontents de Constantinople avertissaient le gouvernement de la désaffection muette du peuple, consternaient les provinces de la Normandie. Aucune recherche de la justice et de la police ne parvenait à en découvrir les auteurs. Ces crimes privés ou politiques, semblables à ceux de la journée du brigandage en 1789, sont restés encore énigmatiques aujourd'hui. M. de Courvoisier présenta au roi un tableau sinistre de ces présages. Étaient-ce des sectaires ? étaient-ce des factieux ? étaient-ce des torches soldées pour donner aux populations des vertiges sanguinaires ? Les royalistes accusaient les sociétés secrètes, les libéraux accusaient les royalistes, la rumeur populaire accusait la faction des jésuites, la cour et le prince de Polignac. Ces calomnies mutuelles n'éclaircissaient rien et envenimaient tout. Le peuple épouvanté était poussé par la terreur aux agitations intestines. Tous les fléaux portent les hommes au désespoir, et du désespoir au crime il n'y a qu'un signal. On faisait marcher des régiments de la garde royale en Normandie et on découvrait ainsi Paris lui-même. Le roi attristé semblait se réfugier dans la force. Le prince de Polignac affectait l'incrédulité ou le dédain de ces symptômes. La France reportait ses regards vers Toulon, où les préparatifs de l'embarquement sous les yeux du duc d'Angoulême donnaient quelque distraction à ses terreurs. Les journaux libéraux, pressentant et s'exagérant à eux-mêmes la force que la royauté allait emprunter à la victoire s'acharnaient avec un dénigrement passionné à prophétiser la ruine de l'escadre et de l'armée. Jamais l'émigration n'avait davantage abdiqué son patriotisme devant ses haines de parti.

L'Angleterre de son côté, feignant d'être alarmée de l'ascendant qu'un triomphe de notre marine allait nous donner sur la Méditerranée, échangeait note sur note avec le gouvernement français pour demander des explications sur nos projets ultérieurs en Afrique : Le roi et le prince de Polignac y répondaient avec la dignité d'un grand peuple qui s'offense même d'être interrogé. Ils désavouaient toute pensée actuelle de conquête permanente sur ce continent, mais ils ne s'interdisaient pas pour l'avenir les développements d'occupation que les événements pourraient rendre nécessaires, s'engageant seulement à ne rien décider que d'accord avec toutes les puissances.

 

IV.

L'armée, enfin embarquée) mit à la voile le 11 mai, aux acclamations de la multitude accourue à Toulon pour saluer le pavillon et pour implorer la fortune. Depuis l'expédition d'Égypte, jamais la Méditerranée n'avait porté une pareille flotte. La France allait courir avec elle un des plus beaux hasards de sa destinée militaire. Les royalistes attachaient à son retour un enthousiasme de plus. Elle devait ramener au roi la force de sauver la monarchie et la popularité nécessaire pour lutter contre les Motions. Le duc d'Angoulême, en revenant de Toulon ivre de l'ivresse de l'armée, rapporta au roi la confiance anticipée du succès et le fanatisme des troupes. « Tout est assuré, » dit-il au conseil, « avec une armée animée d'un pareil esprit. »

Cependant les incendies continuaient à agiter la Normandie. Les ministres, qui n'étaient pas dans la dernière confidence des desseins du roi et du président du conseil, s'étonnaient de la résistance qu'éprouvait l'envoi de nouveaux détachements de la garde royale dans ces départements ; les arrière-pensées du prince et de son ministre perçaient à demi dans cette hésitation à désarmer Paris. Cependant les bataillons partirent, mais en petit nombre.

Les dissentiments qui s'étaient produits dans le cabinet à l'occasion des mesures extrêmes à prévoir et à préparer dans l'hypothèse d'une élection hostile, avaient dès longtemps décidé le roi à rétablir l'homogénéité de résolution dans le ministère, et à fortifier son conseil d'hommes aussi extrêmes que les circonstances et que ses résolutions. Le prince de Polignac dédaigna ses anciens collègues pour négocier seul et sans l'aveu des ministres restants l'entrée des nouveaux ministres. Après avoir complété le conseil par la nomination de M. de Peyronnet, de M. de Chantelauze et de M. Capelle, il se rendit chez M. Guernon de Banville, qui avait témoigné le désir de suivre M. de Courvoisier dans sa retraite, et après l'avoir entretenu de choses indifférentes : « Eh bien ! » lui dit- il, « nous avons trois nouveaux collègues ! — Vous me comblez de joie, » répondit le ministre de l'instruction publique, heureux de se sentir soulagé d'une responsabilité qui pesait d'avance sur sa vie, et que l'honneur seul l'empêchait de fuir par une démission volontaire. Il témoigna au prince son bonheur de rentrer dans la vie privée. « Que dites-vous ? » reprit N. de Polignac, « mais vous nous restez ! » Il lui apprit pour la première fois alors que M. de Chantelauze remplaçait M. de Courvoisier au ministère de la justice, que le ministère de l'intérieur serait à M. de Peyronnet, et qu'un nouveau ministère formé du démembrement de celui de l'intérieur était créé pour M. Capelle, l'homme du roi.

Étonné de cette présomption du premier ministre, qui avait assez compté sur la subalternité de ses collègues pour lier ensemble sans les avoir même interrogés des hommes qui allaient partager une responsabilité si haute et si collective, M. de Ranville insista pour se retirer. « Bah ! bah ! » reprit en souriant le prince de Polignac, « vous êtes l'homme aux objections ! vous verrez que tout ira bien et que nous nous entendrons à merveille ! »

M. de Montbel, traité avec la même légèreté, n'avait cédé qu'aux instances du roi. « Eh quoi ! » lui avait dit le prince en le serrant dans ses bras et en invoquant sa fidélité par des larmes, « c'est vous qui m'abandonneriez dans les embarras et les périls qui m'assiègent de toutes parts ! » M. de Montbel, qu'on influençait surtout par le cœur, avait sacrifié ses scrupules et sa vie à une larme de son maître. M. .de Peyronnet, qui n'avait ni justice ni pardon à attendre du parti libéral, séparé désormais de M. de Villèle, sentant son courage, fier de sa supériorité de parole et de volonté sur un cabinet dont il serait l'âme, n'avait de refuge que dans les extrémités de gouvernement. Le parti de la cour voyait en lui son homme d'État, l'audace entreprenante de son caractère abordait sans crainte les situations escarpées ; la cour se sentait invincible avec lui, elle le comparait à Danton par les ressources et par l'intrépidité de tribune. Le prince de Polignac, sûr de la confidence absolue et paternelle du roi, introduisait M. de Peyronnet sans redouter en lui un rival. Il était la pensée de la cour, M. de Peyronnet la parole, M. de Bourmont l'action.

 

V.

A la première réunion du nouveau conseil des ministres, Charles X prit la parole et traça lui-même la route de son gouvernement. « Messieurs, » dit-il, « je dois vous faire connaître en peu de mots le système que je prétends suivre et que j'ai développé plusieurs fois devant mes ministres. Ma ferme volonté est le maintien de la Charte ; je ne veux m'en écarter sur aucun point, mais je ne souffrirai pas que d'autres s'en écartent. J'espère que la Chambre future sera composée d'hommes sages, assez amis de leur pays pour répondre à mes intentions ; s'il en était autrement, je saurais sans sortir de la ligne constitutionnelle faire respecter mon droit, que je regarde comme la meilleure garantie de la tranquillité publique et du bonheur de la France. Voilà mes intentions, » ajouta-t-il avec majesté, « c'est à vous de les seconder chacun dans la partie de l'administration qui lui est confiée ! »

On arrêta que le roi, intervenant pour la première fois dans la conscience publique par un appel direct et personnel à l'opinion, adresserait la veille des élections une proclamation royale aux électeurs. M. de Peyronnet présenta au roi une liste des présidents des colléges électoraux ; on lut les rapports des préfets sur les dispositions de leurs départements et sur les probabilités des élections prochaines. Ces rapports, expression habituelle des illusions des administrateurs flattés par leurs subalternes, flattaient à leur tour les ministres, qui flattaient le roi. On apprit que la flotte qui portait l'armée à Alger avait relâché à Palma ; les lenteurs, les hésitations, les murmures de l'amiral en opposition avec l'élan et l'impatience du général Bourmont, commandant les troupes de débarquement ; inquiétèrent le roi et son conseil sur les dispositions secrètes de l'amiral Duperré, dont chaque objection et chaque doute étaient applaudis par l'opposition. On craignit qu'une entreprise aussi hardie et qui exigeait promptitude et mystère n'échouât par la timidité systématique et peut-être malveillante du commandant de la flotte. Le sort de la monarchie était dans les mains d'un marin suspect à la cour d'intelligence avec l'opposition.

Le roi, instruit des mauvaises dispositions de l'Angleterre, raconta au conseil le propos d'un homme politique du parlement anglais, qui annonçait la chute prochaine des Bourbons et leur exil à Rome avec les derniers membres de la famille des Stuarts.

 

VI.

Le prince Léopold de Saxe-Cobourg, alors à Paris, désigné par les puissances pour régner sur la Grèce, mais n'ayant pu obtenir du gouvernement français un emprunt de soixante millions pour son nouveau royaume, et ayant négocié alors en vain son mariage avec une fille du duc d'Orléans, partait la nuit de Paris en envoyant au roi son refus de la couronne de Grèce. Le roi, indigné de cette abdication d'une couronne dont les périls mêmes relevaient le prix, décida que le silence était la seule réponse convenable à une pareille démission pour une pareille cause. « C'est un ingrat à qui la gloire s'offre et qui manque la gloire ! » s'écria le duc d'Angoulême, amoureux par instinct des hasards.

La nouvelle du débarquement de l'armée à Sidi-Ferruch et de la conquête héroïque d'Alger arriva au roi le 23 juin. Ce n'était pas seulement pour ce prince la conquête d'Alger, c'était la conquête de son royaume. Il ne doutait pas que l'enthousiasme de ce triomphe ne lui rendit le cœur et le vote du pays dans les élections qui allaient s'ouvrir.

 

VII.

Cette expédition, épisode glorieux pendant cette lutte intérieure entre la Restauration et le pays, est une histoire à part qui ne trouverait pas son espace dans ce récit ; il suffit d'en indiquer les principaux souvenirs.

Les délais de l'amiral n'avaient été que la prudence du marin chargé de la responsabilité de quarante mille vies et de l'honneur de la flotte. Après une relâche à Palma pour laisser passer en sûreté les symptômes menaçants d'une tempête, la flotte aborda le 14 juin à la côte d'Afrique. Le général Bourmont, dont le plan sagement conçu et vaillamment exécuté consistait à épargner la vie de ses soldats en attaquant les fortifications d'Alger du côté de la terre où elles étaient le moins meurtrières, opéra sa descente à cinq lieues d'Alger dans une rade abritée, et sous le canon d'une tour autrefois construite par les Espagnols. Il établit sur une presqu'île entourée de circonvallations de campagne le quartier général et sa base solide d'opération. Attaqué avant le débarquement complet de ses troupes et de son artillerie par cinquante mille Turco-Arabes, commandés par le gendre du dey, descendus à lui pour le rejeter à la mer, Bourmont, secondé par ses lieutenants Loverdo, Berthezène, d'Escars, reçut le choc, tourna le camp des Arabes, leur tua cinq mille combattants, et s'éleva sur leurs cadavres au-dessus du plateau de Staouëli.

Mais comme si *la victoire eût voulu lui faire acheter au prix de son propre sang la gloire de son triomphe, son fils, Amédée de Bourmont, fut frappé à mort dans ce premier combat. La ville, ainsi découverte et attaquée à la fois le 5 juillet par l'artillerie de terre et par l'escadre, se défendit en vain avec l'énergie désespérée du fatalisme. Le dey, enfermé avec ses derniers défenseurs dans l'enceinte du château, se rendit prisonnier à la merci de la France ; son trésor de cinquante millions enfoui dans les souterrains de son palais, et sept cents pièces de canon furent la dépouille de l'armée française. La France eut le pied sur l'Afrique. L'avenir dira si ce fut une force ou un affaiblissement pour elle. Ce fut du moins dans ces premiers jours une pure et éclatante gloire ; Bourmont la cueillit et la pleura.

Le roi, ivre de ce triomphe, s'efforça de communiquer son ivresse à la nation par des fiâtes et des récompenses auxquelles on mesurait sa joie. Ces tètes furent tristes, ces récompenses contestées, cette gloire presque accusée par l'opposition. La France, distraite ou aigrie, ne voyait pas ses propres dangers intérieurs inévitablement accrus par la confiance que cette victoire donnait au parti de la cour. L'archevêque de Paris, M. de Quélen, qui portait l'esprit de parti jusque dans le sanctuaire, envenima cette disposition des esprits par les paroles à double sens, mais à transparente intention, qu'il adressa au roi à la porte de sa cathédrale. « Puisse Votre Majesté, » venir bientôt remercier le Seigneur d'autres victoires non moins » douces et non moins éclatantes ! » Il avait écrit quelques jours avant dans une lettre pastorale à ses diocésains, en parlant de la prochaine ruine des infidèles d'Afrique i u Ainsi soient traités partout et a toujours les ennemis de notre seigneur et Roi ! » Imprudent pontife, qui, en révélant avant l'heure la pensée dominatrice de sa faction, dénonçait en même temps celle de la cour, qu'il encourageait de la voix à tout oser pour tout perdre. Une colonne rostrale fut élevée à Toulon sur le rivage où l'armée s'était embarquée ; l'amiral Duperré fut nommé pair de France, le général Bourmont fut créé maréchal. Rn conquérant dignement ce grade, il perdait un fils et il ne devait plus retrouver de patrie.

 

VIII.

Mais la France entière était en proie à l'agitation électorale. Le roi lui avait adressé en vain une proclamation touchante ; on croyait voir le piège jusque sous la bonté. « La dernière Chambre, » disait le roi à son peuple, « a méconnu mes intentions ; j'avais droit de compter sur son concours pour faire le bien que je méditais, elle me l'a refusé ; comme père de mon peuple, mon cœur s'en afflige ; comme roi, j'en ai été offensé. Hâtez-vous de vous rendre dans vos colléges, qu'une négligence repréhensible ne les prive pas de votre présence, qu'un même sentiment vous anime, qu'un même drapeau vous rallie ; c'est votre roi qui vous le demande ; C'est un père qui vous appelle ! Rem- plissez votre devoir, je saurai remplir le mien ! »

Tout fut vain. Les élections, cet oracle du peuple inintelligible avant qu'il soit rendu, donnèrent presque partout la victoire à l'opposition. La France vengeait les rédacteurs et les votants de la dernière adresse ; en leur rendant un nouveau mandat, on leur rendait une nouvelle audace. Le roi ne dissimula pas son abattement d'esprit à la lecture des premiers noms que le télégraphe apportait à Paris. L'heure de combattre ou de céder sonnait pour lui et pour ses conseillers. Ils se réunirent pour délibérer sur la situation suprême que de telles élections faisaient à la couronne. Nul n'osait prendre l'initiative des résolutions. Un des plus obscurs jusque-là, M. de Chantelauze, homme qui sous une apparence modeste et timide cachait l'audace des fortes convictions et l'obstination du martyre, prit la parole dans un discours évidemment prémédité avec le duc d'Angoulême et le roi : il proposa le premier le recours à l'article 14 de la Charte. On savait dans le conseil et dans le public que M. de Chantelauze, magistrat sans renommée politique jusqu'à ce moment, nourri loin de Paris des théories du pouvoir antique, sophisme de contre-temps de M. de Maistre et de M. de Bonald ; royaliste et religieux selon le passé, et non selon l'avenir, orateur disert, écrivain habile, sollicité longtemps par le prince de Polignac de venir appliquer ses théories dans un ministère sauveur de l'Église et du trône, dépourvu d'ambition, amoureux du silence, tremblant devant les grandes responsabilités de conscience, n'avait pu être décidé à venir à Paris prêter sa force présumée au cabinet que par les instances réitérées du duc d'Angoulême. Ce prince avait passé à Grenoble uniquement pour entraîner M. de Chantelauze à ce poste, qui n'était pour lui qu'une brèche. Les conclusions de ce long discours tendaient formellement à une de ces trois mesures, dont chacune était un coup d'État arrêté dans la pensée, indécis dans le mode, par l'orateur :

« Ou suspendre entièrement le régime constitutionnel et gouverner arbitrairement jusqu'au rétablissement du système monarchique sur des bases fortes ;

« Ou déclarer nulles les élections de tous les députés réélus qui avaient voté l'adresse des 221 ;

« Ou dissoudre la nouvelle Chambre aussitôt que les élections seraient terminées, et en faire élire une autre d'après un système électoral établi par ordonnance, et combiné de manière à amurer la majorité du parti de la couronne ;

« Enfin, faire précéder la déclaration de l'une ou de l'autre de ces mesures par un vaste déploiement de force armée, en distribuant vingt à trente mille hommes dans les quatre villes les plus importantes du royaume, Paris, Lyon, Bordeaux, Rouen, et en plaçant ces villes en état de siège. »

 

IX.

Un morne et anxieux silence suivit ce discours de M. de Chantelauze : l'approche du péril rapproche les réflexions. Mais on avait trop osé pour reculer sans faiblesse et sans honte mutuelles. M. de Montbel se borna à demander si les jurisconsultes, mem• bras du cabinet, pensaient, en conscience d'hommes et de juristes, que l'article 14 conférât réellement au roi l'autorité nécessaire à l'application des mesures extrêmes provoquées par des circonstances de salut public. Nul n'hésita à le reconnaître ; la doctrine de la préexistence de la souveraineté royale était celle de tous les ministres délibérants. Mais sur le choix et l'application des moyens indiqués par M. do Chantelauze, la controverse s'engagea. M. Guernon de Ranville, esprit plus entraîné que convaincu, s'éleva contre une suppression entière du régime constitutionnel, qui transformerait la royauté en dictature ; contre une annulation arbitraire des élections, qui dépasserait le 18 fructidor ; contre un état de siège enfin, qui serait la déclaration de guerre par la couronne au pays. M. de Peyronnet ajourna également ces résolutions excessives, irrévocables, et selon lui prématurées. M. de Ranville et lui, en quittant le conseil ensemble, s'étonnèrent d'une initiative contenue jusque - là, éclatant sans indices et paraissant indiquer dans M. de Chantelauze le concert préalable et mystérieux avec une puissance de cour ou de secte qui commandait en inspirant.

 

X.

Quelques jours après, M. de Peyronnet lui-même, convaincu de plus en plus de l'impossibilité de rallier une majorité à la couronne dans la Chambre, se prononça pour un recours inévitable à l'article 1 4, et lut à ses collègues un plan conforme à cette résolution. Ce plan, renouvelé de l'assemblée des notables, créait à la place des Chambres un grand conseil de France, nommé par les ministres et présidé par l'héritier du trône. Ce grand conseil résoudrait les questions élevées entre le roi et son peuple. Le prince de Polignac soutint ce plan, chimérique comme tous les systèmes à contre-temps, avec une chaleur qui semblait révéler en lui la première conception de cette idée. M. de Peyronnet, peu convaincu du génie du plan dont il s'était fait l'organe, le défendit mollement, puis l'abandonna tout à fait. La majorité du conseil l'écarta comme elle avait écarté celui de M. de Chantelauze. Les routes du sophisme sont aussi nombreuses que les esprits qui les parcourent, mais elles aboutissent toutes à l'abîme. On y est arrêté au premier pas.

D'autres plans, proposés presque à chaque réunion, furent éliminés aussitôt après avoir été discutés ; un seul prévalut, non parce qu'il était meilleur, mais parce qu'il en fallait un : « Dissoudre la Chambre nouvelle avant sa réunion, et faire appel à une autre Chambre en modifiant souverainement la loi électorale ; suspendre en même temps la liberté de la presse et prendre, au nom de l’article 14 de la Charte, la dictature momentanée sur la Charte elle-même. »

Le ministre de l'instruction publique persista seul encore à soutenir que l'offensive, prise ainsi d'avance par le gouvernement, était à la fois odieuse et anticipée ; qu'un acte d'une Chambre qui n'existait pas encore ne pouvait motiver suffisamment aux yeux du pays sa dissolution ; que des noms n'étaient pas des crimes ; qu'on pouvait légalement espérer que le parti de la défection, composant une des forces de la majorité aujourd'hui révolutionnaire, s'en détacherait devant le péril évident de la royauté ; qu'en tout cas la justice, la prudence, la tactique commandaient d'attendre une agression de l'Assemblée. Ces motifs, qui enlevaient à la cour la cause do guerre, lui enlevaient aussi l'occasion de victoire dont elle se croyait certaine. Ils ne pouvaient convenir à des hommes pressés de l'impatience de corriger la Charte, et ne voulant pas laisser échapper le prétexte de dictature que les élections leur offraient. Ils furent unanimement dédaignés.

La résolution prise fut communiquée et soumise au roi le lendemain par tous les ministres réunis. Le roi y accéda sans hésiter et appuya son approbation de quelques paroles convaincues, tristes et irritées : « Ce n'est pas le ministère, » s'écria-t-il, « sachez-le bien, c'est la royauté qu'on attaque, c'est ici la cause du trône contre la révolution. Il faut que l'un ou l'autre succombe. J'ai vécu plus que vous, messieurs ; votre âge ne vous a pas » permis de voir comment procèdent les révolutions et les révolutionnaires ! J'ai le triste avantage de l'expérience et des années sur vous ; je me souviens de ce qui se passa en 4789, la première retraite que fit mon malheureux frère devant eux fut le signal de sa perte ! Eux aussi, ils lui faisaient des protestations d'amour et de fidélité, eux aussi ils lui demandèrent seulement le renvoi de ses ministres. Il céda, tout fut perdu !... Ils feignent aujourd'hui de n'en vouloir qu'à vous, ils me disent : Renvoyez vos ministres, et nous nous entendrons !... Messieurs, je ne vous renverrai pas ! d'abord parce que j'ai pour vous de l'affection et de la confiance, mais aussi parce que, si je vous renvoyais, ils finiraient par nous traiter tous — en montrant son fils, le duc d'Angoulême, à ses côtés — comme ils ont traité mon frère !... Non, » dit-il en se reprenant avec un redoublement d'énergie, « qu'ils nous conduisent à l'échafaud, car nous nous battrons, et ils ne nous tueront qu'à cheval !...

» Ainsi, marchons comme vous avez résolu ! » ajouta-t-il d'un accent où la fatalité retentissait autant que le courage.

 

XI.

M. de Peyronnet présenta trois projets d'ordonnance conformes aux décisions de la veille : l'un suspendant toute liberté de la presse, l'autre prononçant la dissolution de la Chambre des députés, le troisième modifiant dictatorialement la loi d'élection et rappelant les premières dispositions électorales contenues dans la Charte et modifiées par les lois organiques successives, code actuel des élections, en sorte que le pouvoir arbitraire se masquait ici sous un retour à la Constitution.

Ces débats intérieurs du conseil dans le cabinet du roi furent attristés encore par la comparaison que faisaient le roi et son fils entre la gloire de leurs armes au dehors et les extrémités de leur gouvernement au dedans. Chaque séance apportait au roi un triomphe et une douleur, son âme s'exaltait et s'abattait le même jour ; il signait de la même main des remercîments et des récompenses à ses troupes, et des mesures de défiance et de reproches à son peuple. Son esprit, quoique résolu et inflexible dans la pensée qu'il s'était laissé donner de réformer la Charte et de relever l'Église et la couronne, était ému, tragique d'expressions, quelquefois attendri jusqu'aux larmes. Le duc d'Angoulême calquait pieusement sa physionomie et ses paroles sur celles de son père ; il se considérait comme un soldat qui répond par son épée de l'honneur et de la volonté de son chef ; il se croyait identifié depuis la guerre du Midi de 181 5 et depuis la guerre d'Espagne avec l'armée.

Le ministre de la marine, M. d'Haussez, ayant proposé de décorer l'arc de triomphe de l'Étoile de bas-reliefs fondus avec le bronze conquis à Alger, le prince, à qui la ville de Paris avait dédié cet arc à son retour triomphal de Madrid, s'offensa d'une consécration nouvelle de ce monument qui effaçait sa gloire et celle de l'armée d'Espagne. Mais ces vaines prééminences de gloire n'étaient que de courtes diversions aux pensées de la cour et des ministres. On rédigeait, on discutait, on arrêtait mystérieusement toutes les dispositions de détail du plan convenu. M. de Chantelauze, organe plus confidentiel et plus personnel de la pensée du roi et du duc d'Angoulême, était devenu par analogie d'idées le publiciste du coup d'État ; en énonçant les volontés du roi, il énonçait les siennes. Sa conscience exaltée donnait l'accent d'une foi à ses opinions. Il lut le 24 juillet le préambule raisonné de la dictature, œuvre lentement et habilement élaborée, et que les ministres supposèrent avoir reçu d'avance la secrète approbation du roi, parce qu'il fut décidé avant de l'entendre que ce préambule ne serait pas discuté.

« Sire, » disait M. de Chantelauze, « vos ministres seraient peu dignes de la confiance dont Votre Majesté les honore, s'ils tardaient plus longtemps à placer sous vos yeux un aperçu de notre situation intérieure, et à signaler à votre haute sagesse les dangers de la presse périodique.

« A aucune époque, depuis quinze années, cette situation ne s'était présentée sous un aspect plus grave et plus affligeant. Malgré une prospérité matérielle dont nos annales n'avaient jamais offert d'exemple, des signes de désorganisation et des symptômes d'anarchie se manifestent sur presque tous les points du royaume.

« Les causes successives qui ont concouru à affaiblir les ressorts du gouvernement monarchique tendent aujourd'hui à en altérer et à en changer la nature : déchue de sa force normale, l'autorité, soit dans la capitale, soit dans les provinces, ne lutte plus qu'avec désavantage contre les factions ; des doctrines pernicieuses et subversives, hautement professées, se répandent et se propagent dans toutes les classes de la population ; des inquiétudes trop généralement accréditées agitent les esprits et tourmentent la société. De toutes parts on demande au présent des gages de sécurité pour l'avenir.

« Une malveillance active, ardente, infatigable, travaille à ruiner tous les fondements de l'ordre et à ravir à la France le bonheur dont elle jouit sous le sceptre de ses rois. Habile à exploiter tous les mécontentements et à soulever toutes les haines, elle fomente parmi les peuples un esprit de défiance et d'hostilité envers le pouvoir, et cherche à semer partout des germes de troubles et de guerre civile.

« L'expérience, sire, parle plus hautement que les théories. Des hommes éclairés sans doute, et dont la bonne foi, d'ailleurs, n'est pas suspecte, entraînés par l'exemple mal compris d'un peuple voisin, ont pu croire que les avantages de la presse périodique en balanceraient les inconvénients, et que ses excès se neutraliseraient par des excès contraires. Il n'en a pas été ainsi, l'épreuve est décisive, et la question est maintenant jugée dans la conscience publique.

« A toutes les époques, en effet, la presse périodique a été, et il est dans sa nature de n'être qu'un instrument de désordre et de sédition.

« Que de preuves nombreuses et irrécusables à apporter à l'appui de cette vérité ! C'est par l'action violente et non interrompue de la presse que s'expliquent les variations trop subites, trop fréquentes de notre politique intérieure. Elle n'a pas permis qu'il s'établît en France un système régulier et stable de gouvernement, ni qu'on s'occupât avec quelque suite d'introduire dans toutes les branches de l'administration publique les améliorations dont elles sont susceptibles. Tous les ministères depuis 184 à, quoique formés sous des influences diverses et soumis à des directions opposées, ont été en butte aux mêmes traits, aux mêmes attaques et au même déchaînement de passions. Les sacrifices de tout genre, les concessions du pouvoir, les alliances de partis, rien n'a pu les soustraire à cette commune destinée.

« La presse a jeté ainsi le désordre dans les intelligences les plus droites, ébranlé les convictions les plus fermes, et produit au milieu de la société une confusion de principes qui se prête » aux tentatives les plus funestes. C'est par l'anarchie dans les doctrines qu'elle prélude à l'anarchie dans l'État...

« On ne peut qualifier en termes moins sévères la conduite des journaux de l'opposition dans des circonstances plus récentes. Après avoir eux-mêmes provoqué une adresse attentatoire aux prérogatives du trône, ils n'ont pas craint d'ériger... en principe la réélection des 224 députés dont elle est l'ouvrage. Et cependant Votre Majesté avait repoussé cette adresse comme offensante ; elle avait porté un blâme public sur le refus de concours qui y était exprimé : elle avait annoncé sa résolution immuable de défendre les droits de sa couronne si ouvertement compromis. Des feuilles périodiques n'en ont tenu compte ; elles ont pris, au contraire, à tâche de renouveler, de perpétuer et d'aggraver l'offense. Votre Majesté décidera si cette attaque téméraire doit rester plus longtemps impunie...

« La presse périodique n'a pas mis moins d'ardeur à poursuivre de ses traits envenimés la religion et le prêtre. Elle veut, elle voudra toujours déraciner dans le cœur des peuples jusqu'au dernier germe des sentiments religieux. Sire, ne doutez pas qu'elle n'y parvienne, en attaquant les fondements de la foi, en altérant les sources de la morale publique, et en prodiguant à pleines mains la dérision et le mépris aux ministres des autels...

« L'insuffisance ou plutôt l'inutilité des précautions établies dans les lois en vigueur est démontrée par les faits. Ce qui est également démontré par les faits, c'est que la sûreté publique est compromise par la licence de la presse. Il est temps, il est plus que temps d'en arrêter les ravages.

« Entendez, sire, ce cri prolongé d'indignation et d'effroi qui part de tous les points de votre royaume. Les hommes paisibles, les gens de bien, les amis de l'ordre, élèvent vers Votre Majesté des mains suppliantes. Tous lui demandent de les préserver du retour des calamités dont leurs pères ou eux-mêmes eurent tant à gémir. Ces alarmes sont trop réelles pour n'être pas écoutées, ces vœux sont trop légitimes pour n'être pas accueillis...

« Il ne faut pas s'abuser. Nous ne sommes plus dans les conditions ordinaires du gouvernement représentatif. Les principes sur lesquels il a été établi n'ont pu demeurer intacts, au milieu des vicissitudes politiques. Une démocratie turbulente, qui a pénétré jusque dans nos lois, tend à se substituer au pouvoir légitime. Elle dispose de la majorité des élections par le moyen de ses journaux et le concours d'affiliations nombreuses. Elle a paralysé, autant qu'il dépendait d'elle, l'exercice régulier de la plus essentielle prérogative de la couronne, celle de dissoudre la Chambre élective. Par cela même, la constitution de l'État est ébranlée : Votre Majesté seule conserve la force de la rasseoir et de la raffermir sur ses bases.

« Le droit, comme le devoir, d'en assurer le maintien, est l'attribut inséparable de la souveraineté. Nul gouvernement sur la terre ne resterait debout, s'il n'avait le droit de pourvoir à sa sûreté. Ce pouvoir est préexistant aux lois, parce qu'il est dans la nature des choses. Ce sont là, sire, des maximes qui ont pour elles et la sanction du temps, et l'aveu de tous les publicistes de l'Europe.

« Mais ces maximes ont une autre sanction plus positive encore, celle de la Charte elle-même. L'article 14 a investi Votre Majesté d'un pouvoir suffisant, non sans doute pour changer nos institutions, mais pour les consolider et les rendre plus immuables.

« D'impérieuses nécessités ne permettent plus de différer l'exercice de ce pouvoir suprême. Le moment est venu de recourir à des mesures qui rentrent dans l'esprit de la Charte, mais qui sont en dehors de l'ordre légal dont toutes les ressources ont été inutilement épuisées.

« Ces mesures, sire, vos ministres, qui doivent en assurer le succès, n'hésitent pas à vous les proposer, convaincus qu'ils sont que force restera à la justice. »

 

XII.

Ce préambule, comme on le voit, était le rapport éloquemment et véridiquement tracé du grand procès pendant devant les siècles entre l'autorité et la liberté. Le roi, l'Église, la cour ; M. de Chantelauze et ses collègues, comme M. de Maistre, M. de Bonald et leur école, esprits à la fois absolus et faibles, renonçant à le résoudre par le génie des gouvernements de discussion, la majorité, le tranchaient comme un nœud gordien des temps modernes, par le sceptre d'abord, puis par l'épée. C'était la proclamation des deux autorités, l'Église et la royauté, se déclarant en révolte franche et ouverte contre le temps, c'est-à-dire contre Dieu lui-même, qui inspire l'esprit des temps ; c'était une sorte de catholicisme monarchique donnant pour règle suprême aux choses et aux opinions politiques le dernier mot de la royauté ; c'était enfin une sorte d'interdit royal jeté sur l'opinion, semblable à celui que le souverain pontificat de Rome jetait autrefois sur le raisonnement. Mais l'interdit de l'Église, -qui ne soumet que la conscience, pouvait être accepté volontairement par la foi, qui ne discute pas ; l'interdit royal de M. de Chantelauze ne pouvait l'être par la liberté, qui discute tout. Ses maximes étaient le code de la servilité de l'esprit humain. Avec ces principes on pouvait gouverner encore, on ne pouvait ni marcher, ni progresser, ni agir. La vie du roi était la vie dans le peuple, la nation s'absorbait dans le gouvernement ; le monde se pétrifiait pour éviter le mouvement et les excès de son mouvement.

 

XIII.

n faut l'avouer cependant avec l'impartialité de l'histoire qui n'épargne la vérité à aucune opinion, les griefs articulés dans ce préambule des ordonnances contre les abus de la presse et les hostilités de l'opinion n'étaient que trop fondées. Ce sens nouveau, que l'imprimerie a donné à la pensée et à la liberté, s'était souvent égaré, comme il s'égarera longtemps encore avant de prendre la régularité et l'équilibre d'un sens divin, et de pouvoir être comme les autres sens abandonné tout entier à lui-même sous la seule tutelle de sa moralité. Il y a des lois régulatrices de tous les sens de l'homme, parce que tous ses sens sont des puissances, et que toutes ces puissances ont besoin de limites, ou dans les lois, ou dans la conscience, ou dans les mœurs. Seulement dans les pays libres ces lois sont des volontés et des sagesses délibérées par la raison elle-même pour refréner ses propres abus, au lieu d'être des prescriptions arbitraires, promulguées par le pouvoir absolu pour s'abriter contre le raisonnement. Le coup d'État de M. de Chantelauze contre la presse n'était pas seulement un coup d'État contre le journalisme en France, c'était un coup d'État contre l'esprit humain.

 

XIV.

Après la lecture de ce préambule des ordonnances, on donna une nuit encore à l'obstination ou au remords du roi et des ministres qui allaient attacher leurs noms, leur vie et leur mémoire à cette irrévocable déclaration de guerre à la liberté.

Ce jour se leva enfin le 25 juillet. La nuit, qui avait fait réfléchir les esprits, n'avait pas fait hésiter les courages. Les conspirations mêmes ont leur honneur qui l'emporte au moment suprême sur les consciences, et qui ordonne d'accomplir avec héroïsme ce qu'on a commencé avec hésitation. La retraite au moment de l'exécution aurait paru une défection à ces complices. Ils se rendirent tous à Saint-Cloud dès le matin, et le dernier conseil s'ouvrit devant le roi et son fils. Bien que le secret des délibérations précédentes eût été fidèlement gardé par des hommes dont une indiscrétion pouvait perdre le roi et compromettre leur tête, une certaine rumeur sourde et inquiète, présage de grands événements, transpirait dans l'intérieur du palais. Il y a des mystères qui transpirent d'eux-mêmes ; les événements ont leur physionomie sur laquelle les observateurs des cours savent lire d'avance, et composent eux-mêmes leurs conjectures.

Le baron de Vitrolles, sevré depuis le commencement du règne de Charles X des intimités de son prince, et relégué dans un poste diplomatique honorable, mais secondaire, en Italie, était alors à Paris attentif aux variations du vent de la cour. S'approchant aussi près que possible des secrets d'État qu'on ne lui confiait pas, fréquentant les chefs des partis divers, écoutant les bruits de la ville et les chuchotements du palais, son instinct des mystères lui révélait, par le silence même qui se faisait autour du roi, un complot près d'éclater. Il était à Saint-Cloud avant les ministres. En sortant de la chapelle où le roi, suivi par eux, préludait par la prière aux œuvres du jour, M. de Vitrolles, abordant et tirant à l'écart le ministre de l'instruction publique dans l'intention de le pressentir ou dans l'intention de l'éclairer, lui dit à voix basse : « Je ne vous demande pas le secret de l'État, mais je vous conjure de bien réfléchir avant de prendre des mesures décisives. Le moment ne serait pas bien choisi ; une fermentation extrême agite Paris, et un mouvement populaire serait à craindre. » M. de Banville, étonné de ce renseignement officiel en contradiction avec la sécurité de M. de Peyronnet, ministre chargé d'étudier l'état de l'opinion, interrogea quelques moments après M. Mangin, préfet de police de la capitale, et lui parla des symptômes observés par M. de Vitrolles.

Le préfet, œil et main du parti de la cour sur les mouvements du jour, rassura en souriant le ministre : « Je me doute, » lui répondit-il, « des motifs qui éveillent vos sollicitudes ; mais tout ce que je peux vous dire, c'est que quelque chose que vous fassiez Paris ne remuera pas ; ainsi, marchez hardiment. Je réponds sur ma tête de l'immobilité de Paris ! »

 

XV.

Les portes du cabinet du roi se refermèrent, le prince donna la parole à ses conseillers. Ce fut la répétition tout entière du coup d'État : M. de Chantelauze lut d'abord son préambule interrompu à plusieurs passages par l'approbation ardente du roi et du duc d'Angoulême. Ces infortunés princes retrouvaient dans ce rapport contre la presse la vengeance légitime et accumulée des insomnies qu'elle leur donnait depuis tant d'années. La main qui l'insultait avant de l'immoler leur paraissait la main de la rémunération divine.

La lecture achevée et les admirations épuisées, le prince de Polignac, à titre de président du conseil des ministres, se leva, et présenta à signer au roi les quatre ordonnances déjà consenties en silence par les ministres. Tout l'avenir de sa dynastie apparut à cet instant suprême à Charles X dans ces quatre crimes contre la Charte réputés par lui nécessités et vertus, longtemps médités, patiemment attendus, renfermant le sort de sa vieillesse, de son fils, de sa nièce, de son petit-fils, et présentés à sa main tremblante par l'homme de son cœur. Son visage se voila et pâlit sous la contention du doute. Il écarta la plume, suspendit la signature, irrévocable arrêt de sa destinée rendu de sa propre main. Un profond silence régna un moment dans le cabinet. Quelques-uns des ministres tremblèrent, quelques autres espérèrent secrètement que le roi indécis les soulagerait lui-même d'une responsabilité qu'ils encouraient par dévouement plus que par conviction. Le roi, la tête appuyée sur une main dont il se voilait les yeux, comme pour recueillir toutes ses hésitations dans son âme, la plume reprise dans l'autre main suspendue et immobile à quelques lignes du papier, demeura cinq minutes dans l'attitude du doute religieux qui cherche par la pensée à se résoudre, puis relevant son front, découvrant ses yeux, et comme attestant le ciel d'un long regard : « Plus j'y pense, » dit-il avec un accent triste mais consciencieux à ses ministres, « plus je demeure convaincu qu'il m'est impossible de ne pas faire ce que je fais ! »

Et il signa !

Et les ministres contresignèrent.

Le silence ne fut interrompu entre les acteurs de cette grande scène que par le bruit de la plume du roi sur le papier et par la respiration qui souleva enfin le poids de sa poitrine oppressée par le doute, après un acte irrévocable jeté au destin.

 

XVI.

On décida, pour éviter tout retour possible sur une résolution sans appel et tout ébruitement des mesures destinées à surprendre autant qu'à frapper, que le Moniteur du lendemain contiendrait les ordonnances. Le prince de Polignac, qui dirigeait le ministère de la guerre en l'absence du maréchal Bourmont, interrogé sur les dispositions militaires prises pour comprimer une émotion populaire à redouter, répondit à tout. « Il n'y a, » affirma-t-il au roi, « aucun mouvement populaire à redouter, mais à tout événement Paris est armé de forces suffisantes pour écraser toute rébellion et garantir la tranquillité publique. » On convint éventuellement de donner au maréchal Marmont, duc de Raguse, capitaine des gardes, le commandement général des forces militaires de Paris si les séditions devenaient des révoltes, mais on ne donna aucune communication préalable ni du coup d'État, ni de ce commandement au maréchal, qui en était investi à son insu ; en sorte que la monarchie, jetée dans cette crise par la témérité, était défendue par le hasard.

 

XVII.

Le maréchal Marmont était une fatalité dans une fatalité. Guerrier intrépide sur le champ de bataille, savant en tactique, indolent et mou dans le détail, sans expédients dans les extrémités, lié à la dynastie des Bourbons par l'impardonnable malheur de sa défection en 4 814, mais traînant son malheur comme un reproche, et aspirant sans cesse à faire oublier ses torts dans les camps par ses services à la cause libérale, caressant l'opposition, caressé par elle, se ménageant entre la cour et le peuple, peu aimé des soldats, aux yeux desquels son nom portait la juste colère des bonapartistes, l'injuste malédiction de la patrie, Marmont était de tous les généraux en chef le moins propre à se sacrifier doux fois et à jouer dans une crise suprême une gloire et un dévouement désarmés d'avance par le sort.

En quittant Paris le maréchal Bourmont avait prémuni M. de Polignac contre la pensée de confier le sort de la monarchie à Marmont. « Marmont est brave et sûr, » avait-il dit au prince en montant en voiture pour se rendre à Toulon, « mais il n'est pas heureux. Un malheur constant à la guerre n'est pas seulement une étoile, comme le disent les soldats, c'est l'indice obscur de l'absence de quelqu'une des grandes qualités naturelles on acquises qui constituent l'homme do guerre, De plus Marmont, intéressé à reconquérir une popularité perdue dans les camps, sera involontairement entraîné à des transactions bonnes dans la paix, fatales une fois que l'épée est tirée coutre le peuple, Jures-moi de m'attendre pour livrer le combat de la monarchie s'il doit y avoir combat, mais dans le cas où les événements vous gagneraient de vitesse et où le roi serait en péril avant mon retour, souvenez-vous de no pas confier la défense à Marmont ! »

Ce conseil attestait l'inspiration aussi politique que militaire du conquérant d'Alger, Le prince de Polignac, qui Croyait trop à sa propre inspiration et è la protection miraculeuse de la Providence pour écouter des conseils humains, avait précipité l'événement se croyant suffisant aux circonstances ; il nomma au commandement le seul homme quo la prévoyance de son collègue en avait doigté,

Le général Curial, attaché de cour à Charles X, on partant pour la retraite où il allait mourir, avait dit au roi : « Je viens prendre congé du roi et de la vie, la brièveté des jours qui me restent à vivre me désintéresse de toute autre pensée que l'attachement personnel et profond que j'ai pour Votre Majesté. Permettez un dernier conseil à mon affection. Une conspiration étendue, active, infatigable sape votre trône ; si elle éclate et que le gouvernement soit forcé d'employer les armes pour défendre la couronne, n'ayez pas une confiance absolue dans Marmont, il a trop à racheter du parti révolutionnaire, et les chefs de faction ont su lui lier les mains. » Un mécontentement que Marmont avait éprouvé de la préférence donnée à Bourmont pour le commandement de l'expédition d'Alger, pouvait mal prédisposer ce maréchal à la défense désespérée d'un gouvernement qui l'avait négligé ainsi ; Bourmont avait adouci en partant la blessure faite à l'ambition de son collègue, par une splendide gratification de la main à la main sur les fonds de la guerre. Marmont, dont la fortune était toujours inégale aux généreuses prodigalités, aux entreprises aventureuses et aux plaisirs, avait gémi dans le sein d'un ami sur les déplorables nécessités de recevoir des munificences ou des indemnités de la main d'un rival qui lui enlevait une si belle occasion de gloire et de fortune. Tel était l'homme à qui la monarchie se confiait le jour suprême. Marmont était incapable de la trahir, mais tous étaient plus propres à la sauver.

 

XVIII.

Soit fatalisme d'esprit, soit affectation de sécurité pour donner à des mesures si énormes l'apparence d'un acte presque usité de gouvernement, aucune précaution de discrétion ou de force ne devança la publication des ordonnances. On les envoya pour l'impression au Moniteur comme on y aurait envoyé l'ordre du jour d'une revue ou d'une cérémonie. Le directeur de ce recueil des actes publics, M. Sauvo, homme qu'une longue expérience de l'opinion publique dans des fonctions qu'il exerçait depuis l'Assemblée constituante en traversant toutes les péripéties des révolutions avait exercé au pressentiment des choses politiques, pâlit en lisant ce qu'on lui adressait. Malgré la nature toute passive et toute machinale de ses fonctions, il trembla de prêter ses caractères et ses presses à un acte qui lui parut au premier coup d'œil ou le crime, ou la démence du gouvernement, et dans les deux cas sa perte. Il se refusa à livrer ces pièces à l'impression avant de s'être assuré par lui-même de leur authenticité ; et il courut à la chancellerie pour conjurer, en invoquant la réflexion des ministres, la ruine qu'il prévoyait pour son pays. On lui ordonna d'obéir. Ses présages furent sinistres, la réalité les dépassa.

 

XIX.

Les ordonnances insérées la nuit dans le Moniteur surprirent Paris à son réveil. Le peuple, occupé dans cette splendide saison de l'été, de ses trafics et de MI délassements, et à qui les textes de lois ou d'ordonnances du gouvernement n'arrivent que tard par les feuilles les plus populaires, s'aperçut à peine de la promulgation des ordonnances, ou n'y préta qu'une attention fugitive et indifférente. L'émotion commença par un chuchotement, dans les rues et dans les jardins publics, entre les hommes de loisir et de fortune qui ont un temps et des pensées de luxe à donner eut passions d'esprit. Les premiers qui avalent lu le Moniteur abordaient sans les connaître ceux qui ne se doutaient pas encore de l'explosion de la nuit ; ils échangeaient leur étonnement, puis leur scandale, bientôt leur colère ; des conversations animées, mais à voix basse, s'engageaient entre eux. D'autres passants, attirés par l'animation du geste et par la consternation des visages, s'art-étaient, écoutaient, grossissaient les groupes, se retiraient avec des signes muets d'indignation ou de terreur, ou, se répandant eux-mêmes dans d'autres quartiers, allaient semer l'alarme et multiplier la rumeur publique.

En peu d'heures la nouvelle avait levé tout Paris debout comme en sursaut. La beauté de la saison, la chaleur du jour favorisaient encore cette contagion du sentiment général ; l'agitation qu'on apercevait dans les rues faisait sortir de leurs boutiques ou descendre de leurs étages les citoyens curieux ou inquiets ; des rassemblements se formaient à toutes les portes. La ville entière était debout, mais bien qu'elle fût sombre, la physionomie de Paris ne révélait encore aucun orage.

 

XX.

Il y a pour la sensibilité morale comme pour la sensation physique un intervalle nécessaire entre le coup et le contre-coup. On appelle ces intervalles stupeur. Un choc atteint une partie du corps, sa violence même détruit momentanément la sensibilité, bientôt le sang y afflue, la douleur s'y révèle, la main s'y porte, le cri échappe, c'est le contrecoup. Il en est de même des grandes impressions politiques ; on ne les ressent dans toute leur force qu'après les avoir réfléchies. Les masses sont lentes à la réflexion. Mais l'instinct des hommes exercés à la passion publique devance ces réflexions, et court du premier mouvement à l'attaque, à la défense, à la tribune, à la feuille publique, à la sédition ou aux armes.

Les premiers frappés par le coup d'État contre la presse étaient les chefs d'opposition, les écrivains, les journalistes, les ouvriers de la pensée, rédacteurs, compositeurs, protes, imprimeurs, distributeurs de journaux, classe intéressée par l'intelligence comme par la profession à défendre son talent, son influence, sa popularité, son métier, son salaire, son pain ; composée dans Paris de plus de trente mille hommes, levain des masses par la supériorité d'intelligence et de passions, armée de l'agitation, à qui en enlevant la liberté on enlève la vie. Cette classe agitée et agitatrice s'émut la première et courut à ses journaux et à ses ateliers, demandant conseil à ses chefs d'opinion, vengeance à ses tribuns, appui au peuple.

 

XXI.

A midi, la nouvelle était descendue dans les dernières classes de la population. Elle attendait, sans donner encore aucun signe de guerre, l'exemple et le mot d'ordre des classes élevées. Celles-ci tremblèrent, et les fonds publics, symptôme chiffré de la confiance ou de la défiance intimes des citoyens, baissèrent à la Bourse, marché des rentes, comme à l'annonce d'un danger public. Les banquiers crurent sentir trembler leurs fortunes acquises et conservées sous ce gouvernement qu'ils voulaient bien insulter, mais à qui ils ne permettaient pas de s'ébranler lui - même. Les hommes de lettres et de science, qui voulaient concilier les loisirs de la paix publique avec les popularités sans péril de l'opposition, s'assombrirent et se soulevèrent de terreur plus encore que de véritable indignation. Le maréchal Marmont, membre de l'Académie des sciences, y courut comme pour protester d'avance contre le rôle militaire auquel le crime des ministres allait peut-être le condamner. « Eh bien ! » s'écriait-il avec le geste de la malédiction sur les insensés du conseil, « les ordonnances viennent de paraître. Les malheureux ! Je l'avais bien dit ! Dans quelle horrible situation ils me placent ! il faudra peut-être que je tire l'épée pour soutenir des mesures que je déteste ! »

 

XXII.

Le peuple semblait attendre les chefs de faction et les chefs de faction attendre le peuple. C'est presque toujours le hasard, rarement l'audace, qui prend l'initiative des grands événements. Nul ici n'osait la prendre, tant on croyait à des préparatifs de surprise et de force, cachés encore mais invincibles, dans le gouvernement. La journée se consumait en stériles expectatives ; la laisser s'achever sans actes, c'était pour les chefs de faction avouer la lâcheté ou l'impuissance, et accoutumer le peuple à voir se lever impunément d'autres soleils sur l'attentat de la royauté.

Quelques journalistes, hommes de délibération plus que d'action, voulurent du moins se servir, pour protester en faveur des lois, de l'ombre des lois qui subsistaient encore. Renfermés ainsi dans les limites inviolables entre la légalité et la révolte, ils rédigèrent une proclamation au peuple qui en appelait avec mesure, mais avec énergie, de la violence au droit, et qui défiait le gouvernement de violer impunément la liberté de la presse. Citoyens et pas encore tribuns, ils invoquaient dans cette pièce non les armes, mais les tribunaux. Les principaux signataires de cette protestation, qui ne craignirent plus comme Hampden et Sidney de jeter leurs noms à la tyrannie, étaient MM. Thiers et Carrel, dont l'Histoire de la Révolution et la rédaction du National avaient popularisé les noms ; M. Coste, directeur du Temps, écrivain ordinairement mesuré, mais capable de résolution imprévue ; M. Bande, homme d'une audace réfléchie, plus fait encore pour le combat que pour le conseil ; derrière ces noms, enfin, tous ceux qui servaient depuis quinze ans dans la presse ou les factions républicaines ou bonapartistes, ou les factions orléanistes, ou la liberté.

 

XXIII.

Les bureaux de journaux, devenus ainsi des centres de délibération et de résistance, furent assaillis à la fin du jour par tous les hommes passionnés, députés, électeurs, écrivains, banquiers, journalistes, factieux ou patriotes, séditieux ou libéraux, étudiants, ouvriers, que le tourbillon précurseur d'un événement soulève les premiers dans une capitale. La délibération s'y établit en permanence dans plusieurs foyers que des émissaires officieux faisaient correspondre entre eux dans tous les quartiers agités du vent politique. Les uns, comme M. de Schonen, allié de M. de La layette, poussant l'indignation jusqu'aux sanglots et offrant leur sang à la liberté ; let autres, comme M. de Laborde, esprit tumultueux et versatile, provoquant l'appel au peuple, dernière raison des cames désespérées ; ceux-ci, comme M. Villemain, orateur classique devenu populaire par la passion, exhortant les citoyens au civisme ; ceux-là, comme M. Casimir Périer, banquier fougueux recommandant aven colère la patience et la longanimité pour laisser le tempo du repentir à la monarchie ; quelques-uns enfin, tels que M. Thiers et M. Mignet, couple inséparable par l'opinion comme par l'amitié, conservant le sang-froid d'hommes réservés jusque dans la chaleur de la sédition imminente, ménageant à la fois des issues à la monarchie et des retraites à l'opposition, et s'obstinant à ne combattre pour les lois qu'avec des armes légales. Quelques journaux, tentant cette voie, s'adressèrent aux tribunaux pour faire juger entre les ordonnances et les lois.

M. de Belleyme, président du tribunal compétent, n'hésita pas, quoique royaliste, à se prononcer comme magistrat pour la loi contre l'arbitraire. Son arrêt arma le lendemain la résistance des journalistes de l'autorité d'un jugement. Ce jugement légalisait du même coup le droit et la révolte armée.

La nuit tomba sur ces conciliabules sans qu'aucune explosion grave eût alarmé le ministère ou éventé l'agitation publique. Les agitateurs l'employèrent à répandre les manifestes des journalistes, et à convoquer pour le lendemain le peuple des faubourgs et des ateliers à la défense de la Charte et à la vengeance du coup d'État. Les banquiers, les manufacturiers, les grands exploitateurs d'industrie de Paris, qui tenaient à leur solde les éléments d'une révolution devant laquelle ils allaient sitôt trembler eux-mêmes, licencièrent tous leurs ouvriers, pour grossir le lendemain l'agitation civique et pour surexciter par la faim la colère endormie du peuple.

M. de Polignac se félicitait d'une journée qui n'avait produit qu'un murmure ; et soit confiance réelle, soit affectation de dédain pour une émotion publique superficielle et déjà évaporée, Charles X, plus attentif en apparence à ses plaisirs qu'aux événements, partait avant le jour pour une chasse royale dans les forêts de Rambouillet.