Première idée de
l'expédition d'Alger. — Dispositions diverses du roi et des ministres à cet
égard. — Projet momentané d'alliance avec le vice-roi d'Égypte pour cette
conquête, abandonné par le ministère. — Embarras intérieur, symptômes
menaçants, incendies de la Normandie. — Préparatifs de l'expédition d'Afrique,
prévisions défavorables de l'opinion et des officiers supérieurs de la
flotte. — Le prince Léopold de Saxe-Cobourg refuse la couronne de Grèce. —
Débarquement de l'armée expéditionnaire, victoire de Sidi-Ferruch, prise
d'Alger. — Effet de cette victoire sur l'opinion. — Élections de 1830. —
Résistance de la cour, approche de la crise. — Rapport de M. de Chantelauze.
— Signature des ordonnances. — Marmont promu au commandement de l'armée de
Paris. — Impression de la capitale à la lecture des ordonnances. —
Protestation des journalistes : arrêts des tribunaux. — Agitation. —
Assurance de la cour.
I. Pendant
que l'opinion, prévoyant trop les embûches tendues par le gouvernement, se
préparait par des organisations patentes ou occultes à la résistance ou à
l'agression au moment où la dissolution inévitable donnerait le signal de
l'agitation électorale, le gouvernement s'occupait avec ardeur de se
populariser par un de ces grands actes extérieurs et militaires qui
éblouissent l'orgueil national et qui font pardonner même à la tyrannie.
L'expédition d'Alger était l'objet des délibérations assidues du gouvernement.
Une offense du dey d'Alger, qui avait levé la main sur le consul de France,
et qui refusait obstinément les réparations dues au droit des nations,
motivait cette revendication armée. Un inutile et onéreux blocus fatiguait
depuis trois ans nos escadres sans rien obtenir. M. de Villèle répugnait aux
coups de force qui pouvaient dépasser le but, soulever des questions
européennes, agiter les cabinets, inquiéter la paix. M. de Martignac, plus
aventureux et plus jaloux de popularité légitime, avait entrevu la solution
héroïque conforme aussi à l'esprit chevaleresque et national de M. de La
Ferronnays. Le roi
souriait, comme on l'a vu, à l'idée d'illustrer son règne par une entreprise
à la fois militaire, politique et religieuse qui avait tenté plusieurs fois
la chrétienté, et devant laquelle l'Autriche, l'Espagne et l'Angleterre
avaient échoué. Cependant sa dernière résolution n'était pas arrêtée dans son
esprit. On hésitait, non sur l'extinction de la piraterie du dey d'Alger,
mais sur les moyens les plus propres à atteindre ce but. Il n'y en avait
qu'une digne de la France si elle daignait se mesurer avec une de ces
régences barbaresques, c'était une expédition navale. Mais, il faut l'avouer
à la charge des amiraux qui commandaient alors la marine française, ils
s'exagéraient tous à eux-mêmes ou ils exagéraient par esprit d'opposition au
gouvernement les impossibilités de l'entreprise. Le
prince de Polignac, en entrant aux affaires, ne semblait pas avoir entrevu
toute la portée politique d'une expédition triomphale sur laquelle le roi et
lui fondèrent bientôt après tant d'espérances. Dans le courant du mois de
décembre 18e9, le président du conseil, à l'insu de ses collègues, avait
signé les préliminaires d'une convention avec Méhémet-Ali, vice-roi d'Égypte,
dans le but d'affranchir enfin le gouvernement des frais et des périls du
blocus 1 et de venger la France d'un barbare par la main d'un antre barbare.
Par cette convention sans bienséance pour la France et sans prévisions pour
l'Orient, le vice-roi d'Égypte se chargeait à forfait, au prix de dix
millions et de quatre vaisseaux de ligne que lui livrait le gouvernement
français, de faire marcher une armée ottomane en longeant la côte d'Afrique
par Tripoli et Tunis jusqu'à Alger, de s'emparer de cette régence et de la
gouverner lui-même en donnant des gages à la sécurité des mers. C'était
octroyer à l'Égypte, déjà trop puissante, le littoral de l'Afrique, et
changer un ennemi faible contre un ennemi redoutable et tout-puissant.
C'était de plus humilier le pavillon et l'honneur de la France en consentant
à l'effacer sur la Méditerranée ou à le faire porter par une autre puissance.
Les premiers à-compte des millions promis à Méhémet-Ali étaient cependant
déjà partis pour Toulon. Cette
convention, produite enfin devant le roi et devant le conseil des ministres,
souleva un murmure général. Le prince de Polignac sentit lui-même
l'inconvenance d'un traité qui dénationalisait la guerre et qui ravalait la
dignité nationale. Il déchira la convention projetée, rappela les millions à
Paris, et se décida avec enthousiasme à une expédition navale et militaire.
Le général Bourmont, ministre de la guerre, fut chargé d'en préparer
l'exécution de concert avec le ministre de la marine. Les
officiers généraux de la marine, convoqués pour éclairer le roi et le
conseil, décidèrent à l'unanimité qu'un débarquement était impraticable sur
la côte d'Alger. Deux jeunes marins, N. Dupetit-Thouars et un autre capitaine
de frégate, osèrent seuls combattre les objections de leurs chefs. Ils
démontrèrent que tout était possible à la bravoure et au talent d'une escadre
française, et ils firent résoudre l'expédition. Marmont
sollicitait le commandement de l'armée de terre. Le duc d'Angoulême, le roi
et les ministres jetèrent les yeux de préférence sur Bourmont, afin de ne pas
accumuler exclusivement toute l'illustration militaire du pays sur un
lieutenant de l'empereur, et d'accoutumer la France à faire aussi leur part
de services et de gloire aux généraux de la monarchie. Les préparatifs furent
pressés avec intelligence, secret et vigueur par le gouvernement. II, Le roi
et le duc d'Angoulême se complaisaient dans cette perspective d'éclat pour le
nouveau règne, et détournaient leur pensée du pays en la reportant sur
l'armée. Cependant
les mois s'écoulaient, la fermentation de l'opinion présageait des élections
désespérées ; on commença pour la première fois à se poser dans le cabinet du
roi les terribles hypothèses du coup d'état. Le roi et le prince de Polignac
les masquaient encore au conseil, et se les dérobaient à eux-mêmes sous le
texte de l'article 14 de la Charte, qui autorisait le roi dans les
circonstances suprêmes à prendre toutes les mesures de salut public. Le
prince de Polignac, en posant à ses collègues ces hypothèses de triomphe de
l'opposition devant le pays, n'hésitait pas à conseiller au roi la dictature
que lui décernait, pensait-il, cet article ambigu de la Charte. M. de
Bourmont, comme tous les soldats, offrait son épée, loi suprême contre des
lois douteuses ; M. de Montbel, esprit scrupuleux, n'y consentait qu'à des
conditions de droit évident et de nécessité absolue qui justifiassent sa
politique et sa conscience. M. de Chabrol en ajournait l'exercice après les
tentatives les plus obstinées de gouvernement légal ; M. de Courvoisier et M.
Guernon de Ranville écartaient ces suppositions comme un crime, et
déclaraient que dans l'hypothèse d'une Chambre hostile au système du
gouvernement, le devoir du roi était de se soumettre à l'arrêt du pays. Le
ministre de la marine opinait, comme celui de la guerre, pour la force. Ces
divergences de pensée sur un sujet si grave firent sentir la nécessité d'un
remaniement du ministère qui rétablit l'accord dans le conseil. Cependant on
suspendit toute résolution définitive à un autre temps. On s'accorda à
espérer que les élections, faites sous le prestige irrésistible d'une
victoire et d'une conquête à Alger, écarteraient ces nécessités funestes. Le
roi décida que la dissolution de la Chambre serait fixée au 16 mai, époque à
laquelle le duc d'Angoulême serait de retour du voyage qu'il allait faire
dans le Midi pour présider à l'expédition militaire, et que les électeurs
seraient convoqués pour le 25 juin. III. M. de
Courvoisier pressait néanmoins le moment de sa retraite d'un cabinet derrière
lequel il entrevoyait trop clairement une direction mystérieuse et fatale.
Des incendies, semblables à ceux par lesquels les mécontents de
Constantinople avertissaient le gouvernement de la désaffection muette du
peuple, consternaient les provinces de la Normandie. Aucune recherche de la
justice et de la police ne parvenait à en découvrir les auteurs. Ces crimes
privés ou politiques, semblables à ceux de la journée du brigandage en 1789,
sont restés encore énigmatiques aujourd'hui. M. de Courvoisier présenta au
roi un tableau sinistre de ces présages. Étaient-ce des sectaires ?
étaient-ce des factieux ? étaient-ce des torches soldées pour donner aux
populations des vertiges sanguinaires ? Les royalistes accusaient les
sociétés secrètes, les libéraux accusaient les royalistes, la rumeur
populaire accusait la faction des jésuites, la cour et le prince de Polignac.
Ces calomnies mutuelles n'éclaircissaient rien et envenimaient tout. Le
peuple épouvanté était poussé par la terreur aux agitations intestines. Tous
les fléaux portent les hommes au désespoir, et du désespoir au crime il n'y a
qu'un signal. On faisait marcher des régiments de la garde royale en
Normandie et on découvrait ainsi Paris lui-même. Le roi attristé semblait se
réfugier dans la force. Le prince de Polignac affectait l'incrédulité ou le
dédain de ces symptômes. La France reportait ses regards vers Toulon, où les
préparatifs de l'embarquement sous les yeux du duc d'Angoulême donnaient
quelque distraction à ses terreurs. Les journaux libéraux, pressentant et
s'exagérant à eux-mêmes la force que la royauté allait emprunter à la
victoire s'acharnaient avec un dénigrement passionné à prophétiser la ruine
de l'escadre et de l'armée. Jamais l'émigration n'avait davantage abdiqué son
patriotisme devant ses haines de parti. L'Angleterre
de son côté, feignant d'être alarmée de l'ascendant qu'un triomphe de notre
marine allait nous donner sur la Méditerranée, échangeait note sur note avec
le gouvernement français pour demander des explications sur nos projets
ultérieurs en Afrique : Le roi et le prince de Polignac y répondaient avec la
dignité d'un grand peuple qui s'offense même d'être interrogé. Ils
désavouaient toute pensée actuelle de conquête permanente sur ce continent,
mais ils ne s'interdisaient pas pour l'avenir les développements d'occupation
que les événements pourraient rendre nécessaires, s'engageant seulement à ne
rien décider que d'accord avec toutes les puissances. IV. L'armée,
enfin embarquée) mit à la voile le 11 mai, aux acclamations de la multitude
accourue à Toulon pour saluer le pavillon et pour implorer la fortune. Depuis
l'expédition d'Égypte, jamais la Méditerranée n'avait porté une pareille
flotte. La France allait courir avec elle un des plus beaux hasards de sa
destinée militaire. Les royalistes attachaient à son retour un enthousiasme
de plus. Elle devait ramener au roi la force de sauver la monarchie et la
popularité nécessaire pour lutter contre les Motions. Le duc d'Angoulême, en
revenant de Toulon ivre de l'ivresse de l'armée, rapporta au roi la confiance
anticipée du succès et le fanatisme des troupes. « Tout est assuré, » dit-il
au conseil, « avec une armée animée d'un pareil esprit. » Cependant
les incendies continuaient à agiter la Normandie. Les ministres, qui
n'étaient pas dans la dernière confidence des desseins du roi et du président
du conseil, s'étonnaient de la résistance qu'éprouvait l'envoi de nouveaux
détachements de la garde royale dans ces départements ; les arrière-pensées
du prince et de son ministre perçaient à demi dans cette hésitation à
désarmer Paris. Cependant les bataillons partirent, mais en petit nombre. Les
dissentiments qui s'étaient produits dans le cabinet à l'occasion des mesures
extrêmes à prévoir et à préparer dans l'hypothèse d'une élection hostile,
avaient dès longtemps décidé le roi à rétablir l'homogénéité de résolution
dans le ministère, et à fortifier son conseil d'hommes aussi extrêmes que les
circonstances et que ses résolutions. Le prince de Polignac dédaigna ses
anciens collègues pour négocier seul et sans l'aveu des ministres restants
l'entrée des nouveaux ministres. Après avoir complété le conseil par la
nomination de M. de Peyronnet, de M. de Chantelauze et de M. Capelle, il se
rendit chez M. Guernon de Banville, qui avait témoigné le désir de suivre M.
de Courvoisier dans sa retraite, et après l'avoir entretenu de choses
indifférentes : « Eh bien ! » lui dit- il, « nous avons trois nouveaux
collègues ! — Vous me comblez de joie, » répondit le ministre de
l'instruction publique, heureux de se sentir soulagé d'une responsabilité qui
pesait d'avance sur sa vie, et que l'honneur seul l'empêchait de fuir par une
démission volontaire. Il témoigna au prince son bonheur de rentrer dans la
vie privée. « Que dites-vous ? » reprit N. de Polignac, « mais vous nous
restez ! » Il lui apprit pour la première fois alors que M. de Chantelauze
remplaçait M. de Courvoisier au ministère de la justice, que le ministère de
l'intérieur serait à M. de Peyronnet, et qu'un nouveau ministère formé du
démembrement de celui de l'intérieur était créé pour M. Capelle, l'homme du
roi. Étonné
de cette présomption du premier ministre, qui avait assez compté sur la
subalternité de ses collègues pour lier ensemble sans les avoir même
interrogés des hommes qui allaient partager une responsabilité si haute et si
collective, M. de Ranville insista pour se retirer. « Bah ! bah ! » reprit en
souriant le prince de Polignac, « vous êtes l'homme aux objections ! vous
verrez que tout ira bien et que nous nous entendrons à merveille ! » M. de
Montbel, traité avec la même légèreté, n'avait cédé qu'aux instances du roi.
« Eh quoi ! » lui avait dit le prince en le serrant dans ses bras et en
invoquant sa fidélité par des larmes, « c'est vous qui m'abandonneriez dans
les embarras et les périls qui m'assiègent de toutes parts ! » M. de Montbel,
qu'on influençait surtout par le cœur, avait sacrifié ses scrupules et sa vie
à une larme de son maître. M. .de Peyronnet, qui n'avait ni justice ni pardon
à attendre du parti libéral, séparé désormais de M. de Villèle, sentant son
courage, fier de sa supériorité de parole et de volonté sur un cabinet dont
il serait l'âme, n'avait de refuge que dans les extrémités de gouvernement.
Le parti de la cour voyait en lui son homme d'État, l'audace entreprenante de
son caractère abordait sans crainte les situations escarpées ; la cour se
sentait invincible avec lui, elle le comparait à Danton par les ressources et
par l'intrépidité de tribune. Le prince de Polignac, sûr de la confidence
absolue et paternelle du roi, introduisait M. de Peyronnet sans redouter en
lui un rival. Il était la pensée de la cour, M. de Peyronnet la parole, M. de
Bourmont l'action. V. A la
première réunion du nouveau conseil des ministres, Charles X prit la parole
et traça lui-même la route de son gouvernement. « Messieurs, » dit-il,
« je dois vous faire connaître en peu de mots le système que je prétends
suivre et que j'ai développé plusieurs fois devant mes ministres. Ma ferme
volonté est le maintien de la Charte ; je ne veux m'en écarter sur aucun
point, mais je ne souffrirai pas que d'autres s'en écartent. J'espère que la
Chambre future sera composée d'hommes sages, assez amis de leur pays pour
répondre à mes intentions ; s'il en était autrement, je saurais sans sortir
de la ligne constitutionnelle faire respecter mon droit, que je regarde comme
la meilleure garantie de la tranquillité publique et du bonheur de la France.
Voilà mes intentions, » ajouta-t-il avec majesté, « c'est à vous de les seconder
chacun dans la partie de l'administration qui lui est confiée ! » On
arrêta que le roi, intervenant pour la première fois dans la conscience
publique par un appel direct et personnel à l'opinion, adresserait la veille
des élections une proclamation royale aux électeurs. M. de Peyronnet présenta
au roi une liste des présidents des colléges électoraux ; on lut les rapports
des préfets sur les dispositions de leurs départements et sur les
probabilités des élections prochaines. Ces rapports, expression habituelle
des illusions des administrateurs flattés par leurs subalternes, flattaient à
leur tour les ministres, qui flattaient le roi. On apprit que la flotte qui
portait l'armée à Alger avait relâché à Palma ; les lenteurs, les
hésitations, les murmures de l'amiral en opposition avec l'élan et
l'impatience du général Bourmont, commandant les troupes de débarquement ;
inquiétèrent le roi et son conseil sur les dispositions secrètes de l'amiral
Duperré, dont chaque objection et chaque doute étaient applaudis par
l'opposition. On craignit qu'une entreprise aussi hardie et qui exigeait
promptitude et mystère n'échouât par la timidité systématique et peut-être
malveillante du commandant de la flotte. Le sort de la monarchie était dans
les mains d'un marin suspect à la cour d'intelligence avec l'opposition. Le roi,
instruit des mauvaises dispositions de l'Angleterre, raconta au conseil le
propos d'un homme politique du parlement anglais, qui annonçait la chute
prochaine des Bourbons et leur exil à Rome avec les derniers membres de la
famille des Stuarts. VI. Le
prince Léopold de Saxe-Cobourg, alors à Paris, désigné par les puissances
pour régner sur la Grèce, mais n'ayant pu obtenir du gouvernement français un
emprunt de soixante millions pour son nouveau royaume, et ayant négocié alors
en vain son mariage avec une fille du duc d'Orléans, partait la nuit de Paris
en envoyant au roi son refus de la couronne de Grèce. Le roi, indigné de
cette abdication d'une couronne dont les périls mêmes relevaient le prix,
décida que le silence était la seule réponse convenable à une pareille
démission pour une pareille cause. « C'est un ingrat à qui la gloire s'offre
et qui manque la gloire ! » s'écria le duc d'Angoulême, amoureux
par instinct des hasards. La
nouvelle du débarquement de l'armée à Sidi-Ferruch et de la conquête héroïque
d'Alger arriva au roi le 23 juin. Ce n'était pas seulement pour ce prince la
conquête d'Alger, c'était la conquête de son royaume. Il ne doutait pas que
l'enthousiasme de ce triomphe ne lui rendit le cœur et le vote du pays dans
les élections qui allaient s'ouvrir. VII. Cette
expédition, épisode glorieux pendant cette lutte intérieure entre la
Restauration et le pays, est une histoire à part qui ne trouverait pas son
espace dans ce récit ; il suffit d'en indiquer les principaux souvenirs. Les
délais de l'amiral n'avaient été que la prudence du marin chargé de la
responsabilité de quarante mille vies et de l'honneur de la flotte. Après une
relâche à Palma pour laisser passer en sûreté les symptômes menaçants d'une tempête,
la flotte aborda le 14 juin à la côte d'Afrique. Le général Bourmont, dont le
plan sagement conçu et vaillamment exécuté consistait à épargner la vie de
ses soldats en attaquant les fortifications d'Alger du côté de la terre où
elles étaient le moins meurtrières, opéra sa descente à cinq lieues d'Alger
dans une rade abritée, et sous le canon d'une tour autrefois construite par
les Espagnols. Il établit sur une presqu'île entourée de circonvallations de
campagne le quartier général et sa base solide d'opération. Attaqué avant le
débarquement complet de ses troupes et de son artillerie par cinquante mille
Turco-Arabes, commandés par le gendre du dey, descendus à lui pour le rejeter
à la mer, Bourmont, secondé par ses lieutenants Loverdo, Berthezène,
d'Escars, reçut le choc, tourna le camp des Arabes, leur tua cinq mille
combattants, et s'éleva sur leurs cadavres au-dessus du plateau de Staouëli. Mais
comme si *la victoire eût voulu lui faire acheter au prix de son propre sang
la gloire de son triomphe, son fils, Amédée de Bourmont, fut frappé à mort
dans ce premier combat. La ville, ainsi découverte et attaquée à la fois le 5
juillet par l'artillerie de terre et par l'escadre, se défendit en vain avec
l'énergie désespérée du fatalisme. Le dey, enfermé avec ses derniers
défenseurs dans l'enceinte du château, se rendit prisonnier à la merci de la
France ; son trésor de cinquante millions enfoui dans les souterrains de son
palais, et sept cents pièces de canon furent la dépouille de l'armée
française. La France eut le pied sur l'Afrique. L'avenir dira si ce fut une
force ou un affaiblissement pour elle. Ce fut du moins dans ces premiers
jours une pure et éclatante gloire ; Bourmont la cueillit et la pleura. Le roi,
ivre de ce triomphe, s'efforça de communiquer son ivresse à la nation par des
fiâtes et des récompenses auxquelles on mesurait sa joie. Ces tètes furent
tristes, ces récompenses contestées, cette gloire presque accusée par
l'opposition. La France, distraite ou aigrie, ne voyait pas ses propres
dangers intérieurs inévitablement accrus par la confiance que cette victoire
donnait au parti de la cour. L'archevêque de Paris, M. de Quélen, qui portait
l'esprit de parti jusque dans le sanctuaire, envenima cette disposition des
esprits par les paroles à double sens, mais à transparente intention, qu'il
adressa au roi à la porte de sa cathédrale. « Puisse Votre Majesté, »
venir bientôt remercier le Seigneur d'autres victoires non moins » douces et
non moins éclatantes ! » Il avait écrit quelques jours avant dans une lettre
pastorale à ses diocésains, en parlant de la prochaine ruine des infidèles d'Afrique
i u Ainsi soient traités partout et a toujours les ennemis de notre seigneur
et Roi ! » Imprudent pontife, qui, en révélant avant l'heure la pensée
dominatrice de sa faction, dénonçait en même temps celle de la cour, qu'il
encourageait de la voix à tout oser pour tout perdre. Une colonne rostrale
fut élevée à Toulon sur le rivage où l'armée s'était embarquée ; l'amiral
Duperré fut nommé pair de France, le général Bourmont fut créé maréchal. Rn
conquérant dignement ce grade, il perdait un fils et il ne devait plus
retrouver de patrie. VIII. Mais la
France entière était en proie à l'agitation électorale. Le roi lui avait
adressé en vain une proclamation touchante ; on croyait voir le piège jusque
sous la bonté. « La dernière Chambre, » disait le roi à son peuple, « a
méconnu mes intentions ; j'avais droit de compter sur son concours pour faire
le bien que je méditais, elle me l'a refusé ; comme père de mon peuple, mon
cœur s'en afflige ; comme roi, j'en ai été offensé. Hâtez-vous de vous rendre
dans vos colléges, qu'une négligence repréhensible ne les prive pas de votre
présence, qu'un même sentiment vous anime, qu'un même drapeau vous rallie ;
c'est votre roi qui vous le demande ; C'est un père qui vous appelle ! Rem-
plissez votre devoir, je saurai remplir le mien ! » Tout
fut vain. Les élections, cet oracle du peuple inintelligible avant qu'il soit
rendu, donnèrent presque partout la victoire à l'opposition. La France
vengeait les rédacteurs et les votants de la dernière adresse ; en leur
rendant un nouveau mandat, on leur rendait une nouvelle audace. Le roi ne
dissimula pas son abattement d'esprit à la lecture des premiers noms que le
télégraphe apportait à Paris. L'heure de combattre ou de céder sonnait pour
lui et pour ses conseillers. Ils se réunirent pour délibérer sur la situation
suprême que de telles élections faisaient à la couronne. Nul n'osait prendre
l'initiative des résolutions. Un des plus obscurs jusque-là, M. de
Chantelauze, homme qui sous une apparence modeste et timide cachait l'audace
des fortes convictions et l'obstination du martyre, prit la parole dans un
discours évidemment prémédité avec le duc d'Angoulême et le roi : il proposa
le premier le recours à l'article 14 de la Charte. On savait dans le conseil
et dans le public que M. de Chantelauze, magistrat sans renommée politique
jusqu'à ce moment, nourri loin de Paris des théories du pouvoir antique,
sophisme de contre-temps de M. de Maistre et de M. de Bonald ; royaliste et
religieux selon le passé, et non selon l'avenir, orateur disert, écrivain habile,
sollicité longtemps par le prince de Polignac de venir appliquer ses théories
dans un ministère sauveur de l'Église et du trône, dépourvu d'ambition,
amoureux du silence, tremblant devant les grandes responsabilités de
conscience, n'avait pu être décidé à venir à Paris prêter sa force présumée
au cabinet que par les instances réitérées du duc d'Angoulême. Ce prince
avait passé à Grenoble uniquement pour entraîner M. de Chantelauze à ce
poste, qui n'était pour lui qu'une brèche. Les conclusions de ce long
discours tendaient formellement à une de ces trois mesures, dont chacune
était un coup d'État arrêté dans la pensée, indécis dans le mode, par
l'orateur : « Ou
suspendre entièrement le régime constitutionnel et gouverner arbitrairement
jusqu'au rétablissement du système monarchique sur des bases fortes ; « Ou
déclarer nulles les élections de tous les députés réélus qui avaient voté
l'adresse des 221 ; « Ou
dissoudre la nouvelle Chambre aussitôt que les élections seraient terminées,
et en faire élire une autre d'après un système électoral établi par
ordonnance, et combiné de manière à amurer la majorité du parti de la
couronne ; « Enfin,
faire précéder la déclaration de l'une ou de l'autre de ces mesures par un
vaste déploiement de force armée, en distribuant vingt à trente mille hommes
dans les quatre villes les plus importantes du royaume, Paris, Lyon,
Bordeaux, Rouen, et en plaçant ces villes en état de siège. » IX. Un
morne et anxieux silence suivit ce discours de M. de Chantelauze : l'approche
du péril rapproche les réflexions. Mais on avait trop osé pour reculer sans
faiblesse et sans honte mutuelles. M. de Montbel se borna à demander si les
jurisconsultes, mem• bras du cabinet, pensaient, en conscience d'hommes et de
juristes, que l'article 14 conférât réellement au roi l'autorité nécessaire à
l'application des mesures extrêmes provoquées par des circonstances de salut
public. Nul n'hésita à le reconnaître ; la doctrine de la préexistence de la
souveraineté royale était celle de tous les ministres délibérants. Mais sur
le choix et l'application des moyens indiqués par M. do Chantelauze, la
controverse s'engagea. M. Guernon de Ranville, esprit plus entraîné que
convaincu, s'éleva contre une suppression entière du régime constitutionnel,
qui transformerait la royauté en dictature ; contre une annulation arbitraire
des élections, qui dépasserait le 18 fructidor ; contre un état de siège
enfin, qui serait la déclaration de guerre par la couronne au pays. M. de
Peyronnet ajourna également ces résolutions excessives, irrévocables, et
selon lui prématurées. M. de Ranville et lui, en quittant le conseil
ensemble, s'étonnèrent d'une initiative contenue jusque - là, éclatant sans
indices et paraissant indiquer dans M. de Chantelauze le concert préalable et
mystérieux avec une puissance de cour ou de secte qui commandait en
inspirant. X. Quelques
jours après, M. de Peyronnet lui-même, convaincu de plus en plus de
l'impossibilité de rallier une majorité à la couronne dans la Chambre, se
prononça pour un recours inévitable à l'article 1 4, et lut à ses collègues
un plan conforme à cette résolution. Ce plan, renouvelé de l'assemblée des
notables, créait à la place des Chambres un grand conseil de France, nommé
par les ministres et présidé par l'héritier du trône. Ce grand conseil
résoudrait les questions élevées entre le roi et son peuple. Le prince de
Polignac soutint ce plan, chimérique comme tous les systèmes à contre-temps,
avec une chaleur qui semblait révéler en lui la première conception de cette
idée. M. de Peyronnet, peu convaincu du génie du plan dont il s'était fait
l'organe, le défendit mollement, puis l'abandonna tout à fait. La majorité du
conseil l'écarta comme elle avait écarté celui de M. de Chantelauze. Les
routes du sophisme sont aussi nombreuses que les esprits qui les parcourent,
mais elles aboutissent toutes à l'abîme. On y est arrêté au premier pas. D'autres
plans, proposés presque à chaque réunion, furent éliminés aussitôt après
avoir été discutés ; un seul prévalut, non parce qu'il était meilleur, mais
parce qu'il en fallait un : « Dissoudre la Chambre nouvelle avant sa réunion,
et faire appel à une autre Chambre en modifiant souverainement la loi
électorale ; suspendre en même temps la liberté de la presse et prendre, au
nom de l’article 14 de la Charte, la dictature momentanée sur la Charte
elle-même. » Le
ministre de l'instruction publique persista seul encore à soutenir que
l'offensive, prise ainsi d'avance par le gouvernement, était à la fois
odieuse et anticipée ; qu'un acte d'une Chambre qui n'existait pas encore ne
pouvait motiver suffisamment aux yeux du pays sa dissolution ; que des noms
n'étaient pas des crimes ; qu'on pouvait légalement espérer que le parti de
la défection, composant une des forces de la majorité aujourd'hui
révolutionnaire, s'en détacherait devant le péril évident de la royauté ;
qu'en tout cas la justice, la prudence, la tactique commandaient d'attendre
une agression de l'Assemblée. Ces motifs, qui enlevaient à la cour la cause
do guerre, lui enlevaient aussi l'occasion de victoire dont elle se croyait
certaine. Ils ne pouvaient convenir à des hommes pressés de l'impatience de
corriger la Charte, et ne voulant pas laisser échapper le prétexte de
dictature que les élections leur offraient. Ils furent unanimement dédaignés. La
résolution prise fut communiquée et soumise au roi le lendemain par tous les
ministres réunis. Le roi y accéda sans hésiter et appuya son approbation de
quelques paroles convaincues, tristes et irritées : « Ce n'est pas le
ministère, » s'écria-t-il, « sachez-le bien, c'est la royauté qu'on
attaque, c'est ici la cause du trône contre la révolution. Il faut que l'un
ou l'autre succombe. J'ai vécu plus que vous, messieurs ; votre âge ne vous a
pas » permis de voir comment procèdent les révolutions et les révolutionnaires
! J'ai le triste avantage de l'expérience et des années sur vous ; je me
souviens de ce qui se passa en 4789, la première retraite que fit mon
malheureux frère devant eux fut le signal de sa perte ! Eux aussi, ils lui
faisaient des protestations d'amour et de fidélité, eux aussi ils lui
demandèrent seulement le renvoi de ses ministres. Il céda, tout fut perdu
!... Ils feignent aujourd'hui de n'en vouloir qu'à vous, ils me disent :
Renvoyez vos ministres, et nous nous entendrons !... Messieurs, je ne vous
renverrai pas ! d'abord parce que j'ai pour vous de l'affection et de la
confiance, mais aussi parce que, si je vous renvoyais, ils finiraient par
nous traiter tous — en montrant son fils, le duc d'Angoulême, à ses côtés —
comme ils ont traité mon frère !... Non, » dit-il en se reprenant avec un
redoublement d'énergie, « qu'ils nous conduisent à l'échafaud, car nous
nous battrons, et ils ne nous tueront qu'à cheval !... »
Ainsi, marchons comme vous avez résolu ! » ajouta-t-il d'un accent où la
fatalité retentissait autant que le courage. XI. M. de
Peyronnet présenta trois projets d'ordonnance conformes aux décisions de la
veille : l'un suspendant toute liberté de la presse, l'autre prononçant la
dissolution de la Chambre des députés, le troisième modifiant
dictatorialement la loi d'élection et rappelant les premières dispositions
électorales contenues dans la Charte et modifiées par les lois organiques
successives, code actuel des élections, en sorte que le pouvoir arbitraire se
masquait ici sous un retour à la Constitution. Ces
débats intérieurs du conseil dans le cabinet du roi furent attristés encore
par la comparaison que faisaient le roi et son fils entre la gloire de leurs
armes au dehors et les extrémités de leur gouvernement au dedans. Chaque
séance apportait au roi un triomphe et une douleur, son âme s'exaltait et
s'abattait le même jour ; il signait de la même main des remercîments et des
récompenses à ses troupes, et des mesures de défiance et de reproches à son
peuple. Son esprit, quoique résolu et inflexible dans la pensée qu'il s'était
laissé donner de réformer la Charte et de relever l'Église et la couronne,
était ému, tragique d'expressions, quelquefois attendri jusqu'aux larmes. Le
duc d'Angoulême calquait pieusement sa physionomie et ses paroles sur celles
de son père ; il se considérait comme un soldat qui répond par son épée de
l'honneur et de la volonté de son chef ; il se croyait identifié depuis la
guerre du Midi de 181 5 et depuis la guerre d'Espagne avec l'armée. Le
ministre de la marine, M. d'Haussez, ayant proposé de décorer l'arc de
triomphe de l'Étoile de bas-reliefs fondus avec le bronze conquis à Alger, le
prince, à qui la ville de Paris avait dédié cet arc à son retour triomphal de
Madrid, s'offensa d'une consécration nouvelle de ce monument qui effaçait sa
gloire et celle de l'armée d'Espagne. Mais ces vaines prééminences de gloire
n'étaient que de courtes diversions aux pensées de la cour et des ministres.
On rédigeait, on discutait, on arrêtait mystérieusement toutes les
dispositions de détail du plan convenu. M. de Chantelauze, organe plus
confidentiel et plus personnel de la pensée du roi et du duc d'Angoulême,
était devenu par analogie d'idées le publiciste du coup d'État ; en énonçant
les volontés du roi, il énonçait les siennes. Sa conscience exaltée donnait
l'accent d'une foi à ses opinions. Il lut le 24 juillet le préambule raisonné
de la dictature, œuvre lentement et habilement élaborée, et que les ministres
supposèrent avoir reçu d'avance la secrète approbation du roi, parce qu'il
fut décidé avant de l'entendre que ce préambule ne serait pas discuté. « Sire,
» disait M. de Chantelauze, « vos ministres seraient peu dignes de la
confiance dont Votre Majesté les honore, s'ils tardaient plus longtemps à
placer sous vos yeux un aperçu de notre situation intérieure, et à signaler à
votre haute sagesse les dangers de la presse périodique. « A
aucune époque, depuis quinze années, cette situation ne s'était présentée
sous un aspect plus grave et plus affligeant. Malgré une prospérité
matérielle dont nos annales n'avaient jamais offert d'exemple, des signes de
désorganisation et des symptômes d'anarchie se manifestent sur presque tous
les points du royaume. « Les
causes successives qui ont concouru à affaiblir les ressorts du gouvernement
monarchique tendent aujourd'hui à en altérer et à en changer la nature :
déchue de sa force normale, l'autorité, soit dans la capitale, soit dans les
provinces, ne lutte plus qu'avec désavantage contre les factions ; des
doctrines pernicieuses et subversives, hautement professées, se répandent et
se propagent dans toutes les classes de la population ; des inquiétudes trop
généralement accréditées agitent les esprits et tourmentent la société. De
toutes parts on demande au présent des gages de sécurité pour l'avenir. « Une
malveillance active, ardente, infatigable, travaille à ruiner tous les
fondements de l'ordre et à ravir à la France le bonheur dont elle jouit sous
le sceptre de ses rois. Habile à exploiter tous les mécontentements et à
soulever toutes les haines, elle fomente parmi les peuples un esprit de
défiance et d'hostilité envers le pouvoir, et cherche à semer partout des
germes de troubles et de guerre civile. « L'expérience,
sire, parle plus hautement que les théories. Des hommes éclairés sans doute,
et dont la bonne foi, d'ailleurs, n'est pas suspecte, entraînés par l'exemple
mal compris d'un peuple voisin, ont pu croire que les avantages de la presse
périodique en balanceraient les inconvénients, et que ses excès se
neutraliseraient par des excès contraires. Il n'en a pas été ainsi, l'épreuve
est décisive, et la question est maintenant jugée dans la conscience
publique. « A
toutes les époques, en effet, la presse périodique a été, et il est dans sa
nature de n'être qu'un instrument de désordre et de sédition. « Que
de preuves nombreuses et irrécusables à apporter à l'appui de cette vérité !
C'est par l'action violente et non interrompue de la presse que s'expliquent
les variations trop subites, trop fréquentes de notre politique intérieure.
Elle n'a pas permis qu'il s'établît en France un système régulier et stable
de gouvernement, ni qu'on s'occupât avec quelque suite d'introduire dans
toutes les branches de l'administration publique les améliorations dont elles
sont susceptibles. Tous les ministères depuis 184 à, quoique formés sous des
influences diverses et soumis à des directions opposées, ont été en butte aux
mêmes traits, aux mêmes attaques et au même déchaînement de passions. Les
sacrifices de tout genre, les concessions du pouvoir, les alliances de partis,
rien n'a pu les soustraire à cette commune destinée. « La
presse a jeté ainsi le désordre dans les intelligences les plus droites,
ébranlé les convictions les plus fermes, et produit au milieu de la société
une confusion de principes qui se prête » aux tentatives les plus funestes.
C'est par l'anarchie dans les doctrines qu'elle prélude à l'anarchie dans
l'État... « On
ne peut qualifier en termes moins sévères la conduite des journaux de
l'opposition dans des circonstances plus récentes. Après avoir eux-mêmes
provoqué une adresse attentatoire aux prérogatives du trône, ils n'ont pas
craint d'ériger... en principe la réélection des 224 députés dont elle est
l'ouvrage. Et cependant Votre Majesté avait repoussé cette adresse comme
offensante ; elle avait porté un blâme public sur le refus de concours qui y
était exprimé : elle avait annoncé sa résolution immuable de défendre les
droits de sa couronne si ouvertement compromis. Des feuilles périodiques n'en
ont tenu compte ; elles ont pris, au contraire, à tâche de renouveler, de
perpétuer et d'aggraver l'offense. Votre Majesté décidera si cette attaque
téméraire doit rester plus longtemps impunie... « La
presse périodique n'a pas mis moins d'ardeur à poursuivre de ses traits
envenimés la religion et le prêtre. Elle veut, elle voudra toujours déraciner
dans le cœur des peuples jusqu'au dernier germe des sentiments religieux.
Sire, ne doutez pas qu'elle n'y parvienne, en attaquant les fondements de la
foi, en altérant les sources de la morale publique, et en prodiguant à
pleines mains la dérision et le mépris aux ministres des autels... « L'insuffisance
ou plutôt l'inutilité des précautions établies dans les lois en vigueur est
démontrée par les faits. Ce qui est également démontré par les faits, c'est
que la sûreté publique est compromise par la licence de la presse. Il est
temps, il est plus que temps d'en arrêter les ravages. « Entendez,
sire, ce cri prolongé d'indignation et d'effroi qui part de tous les points
de votre royaume. Les hommes paisibles, les gens de bien, les amis de
l'ordre, élèvent vers Votre Majesté des mains suppliantes. Tous lui demandent
de les préserver du retour des calamités dont leurs pères ou eux-mêmes eurent
tant à gémir. Ces alarmes sont trop réelles pour n'être pas écoutées, ces
vœux sont trop légitimes pour n'être pas accueillis... « Il
ne faut pas s'abuser. Nous ne sommes plus dans les conditions ordinaires du
gouvernement représentatif. Les principes sur lesquels il a été établi n'ont
pu demeurer intacts, au milieu des vicissitudes politiques. Une démocratie
turbulente, qui a pénétré jusque dans nos lois, tend à se substituer au
pouvoir légitime. Elle dispose de la majorité des élections par le moyen de
ses journaux et le concours d'affiliations nombreuses. Elle a paralysé,
autant qu'il dépendait d'elle, l'exercice régulier de la plus essentielle
prérogative de la couronne, celle de dissoudre la Chambre élective. Par cela
même, la constitution de l'État est ébranlée : Votre Majesté seule conserve
la force de la rasseoir et de la raffermir sur ses bases. « Le
droit, comme le devoir, d'en assurer le maintien, est l'attribut inséparable
de la souveraineté. Nul gouvernement sur la terre ne resterait debout, s'il
n'avait le droit de pourvoir à sa sûreté. Ce pouvoir est préexistant aux
lois, parce qu'il est dans la nature des choses. Ce sont là, sire, des
maximes qui ont pour elles et la sanction du temps, et l'aveu de tous les
publicistes de l'Europe. « Mais
ces maximes ont une autre sanction plus positive encore, celle de la Charte
elle-même. L'article 14 a investi Votre Majesté d'un pouvoir suffisant, non
sans doute pour changer nos institutions, mais pour les consolider et les
rendre plus immuables. « D'impérieuses
nécessités ne permettent plus de différer l'exercice de ce pouvoir suprême.
Le moment est venu de recourir à des mesures qui rentrent dans l'esprit de la
Charte, mais qui sont en dehors de l'ordre légal dont toutes les ressources
ont été inutilement épuisées. « Ces
mesures, sire, vos ministres, qui doivent en assurer le succès, n'hésitent
pas à vous les proposer, convaincus qu'ils sont que force restera à la
justice. » XII. Ce
préambule, comme on le voit, était le rapport éloquemment et véridiquement
tracé du grand procès pendant devant les siècles entre l'autorité et la
liberté. Le roi, l'Église, la cour ; M. de Chantelauze et ses collègues,
comme M. de Maistre, M. de Bonald et leur école, esprits à la fois absolus et
faibles, renonçant à le résoudre par le génie des gouvernements de
discussion, la majorité, le tranchaient comme un nœud gordien des temps
modernes, par le sceptre d'abord, puis par l'épée. C'était la proclamation
des deux autorités, l'Église et la royauté, se déclarant en révolte franche
et ouverte contre le temps, c'est-à-dire contre Dieu lui-même, qui inspire
l'esprit des temps ; c'était une sorte de catholicisme monarchique donnant
pour règle suprême aux choses et aux opinions politiques le dernier mot de la
royauté ; c'était enfin une sorte d'interdit royal jeté sur l'opinion,
semblable à celui que le souverain pontificat de Rome jetait autrefois sur le
raisonnement. Mais l'interdit de l'Église, -qui ne soumet que la conscience,
pouvait être accepté volontairement par la foi, qui ne discute pas ;
l'interdit royal de M. de Chantelauze ne pouvait l'être par la liberté, qui
discute tout. Ses maximes étaient le code de la servilité de l'esprit humain.
Avec ces principes on pouvait gouverner encore, on ne pouvait ni marcher, ni
progresser, ni agir. La vie du roi était la vie dans le peuple, la nation
s'absorbait dans le gouvernement ; le monde se pétrifiait pour éviter le
mouvement et les excès de son mouvement. XIII. n faut
l'avouer cependant avec l'impartialité de l'histoire qui n'épargne la vérité
à aucune opinion, les griefs articulés dans ce préambule des ordonnances
contre les abus de la presse et les hostilités de l'opinion n'étaient que
trop fondées. Ce sens nouveau, que l'imprimerie a donné à la pensée et à la
liberté, s'était souvent égaré, comme il s'égarera longtemps encore avant de
prendre la régularité et l'équilibre d'un sens divin, et de pouvoir être
comme les autres sens abandonné tout entier à lui-même sous la seule tutelle
de sa moralité. Il y a des lois régulatrices de tous les sens de l'homme,
parce que tous ses sens sont des puissances, et que toutes ces puissances ont
besoin de limites, ou dans les lois, ou dans la conscience, ou dans les
mœurs. Seulement dans les pays libres ces lois sont des volontés et des
sagesses délibérées par la raison elle-même pour refréner ses propres abus,
au lieu d'être des prescriptions arbitraires, promulguées par le pouvoir
absolu pour s'abriter contre le raisonnement. Le coup d'État de M. de
Chantelauze contre la presse n'était pas seulement un coup d'État contre le
journalisme en France, c'était un coup d'État contre l'esprit humain. XIV. Après
la lecture de ce préambule des ordonnances, on donna une nuit encore à
l'obstination ou au remords du roi et des ministres qui allaient attacher
leurs noms, leur vie et leur mémoire à cette irrévocable déclaration de
guerre à la liberté. Ce jour
se leva enfin le 25 juillet. La nuit, qui avait fait réfléchir les esprits,
n'avait pas fait hésiter les courages. Les conspirations mêmes ont leur
honneur qui l'emporte au moment suprême sur les consciences, et qui ordonne
d'accomplir avec héroïsme ce qu'on a commencé avec hésitation. La retraite au
moment de l'exécution aurait paru une défection à ces complices. Ils se
rendirent tous à Saint-Cloud dès le matin, et le dernier conseil s'ouvrit devant
le roi et son fils. Bien que le secret des délibérations précédentes eût été
fidèlement gardé par des hommes dont une indiscrétion pouvait perdre le roi
et compromettre leur tête, une certaine rumeur sourde et inquiète, présage de
grands événements, transpirait dans l'intérieur du palais. Il y a des
mystères qui transpirent d'eux-mêmes ; les événements ont leur physionomie
sur laquelle les observateurs des cours savent lire d'avance, et composent
eux-mêmes leurs conjectures. Le
baron de Vitrolles, sevré depuis le commencement du règne de Charles X des
intimités de son prince, et relégué dans un poste diplomatique honorable,
mais secondaire, en Italie, était alors à Paris attentif aux variations du
vent de la cour. S'approchant aussi près que possible des secrets d'État
qu'on ne lui confiait pas, fréquentant les chefs des partis divers, écoutant
les bruits de la ville et les chuchotements du palais, son instinct des
mystères lui révélait, par le silence même qui se faisait autour du roi, un
complot près d'éclater. Il était à Saint-Cloud avant les ministres. En
sortant de la chapelle où le roi, suivi par eux, préludait par la prière aux
œuvres du jour, M. de Vitrolles, abordant et tirant à l'écart le ministre de
l'instruction publique dans l'intention de le pressentir ou dans l'intention
de l'éclairer, lui dit à voix basse : « Je ne vous demande pas le secret de
l'État, mais je vous conjure de bien réfléchir avant de prendre des mesures
décisives. Le moment ne serait pas bien choisi ; une fermentation extrême
agite Paris, et un mouvement populaire serait à craindre. » M. de Banville,
étonné de ce renseignement officiel en contradiction avec la sécurité de M.
de Peyronnet, ministre chargé d'étudier l'état de l'opinion, interrogea quelques
moments après M. Mangin, préfet de police de la capitale, et lui parla des
symptômes observés par M. de Vitrolles. Le
préfet, œil et main du parti de la cour sur les mouvements du jour, rassura
en souriant le ministre : « Je me doute, » lui répondit-il, « des
motifs qui éveillent vos sollicitudes ; mais tout ce que je peux vous dire,
c'est que quelque chose que vous fassiez Paris ne remuera pas ; ainsi,
marchez hardiment. Je réponds sur ma tête de l'immobilité de Paris ! » XV. Les
portes du cabinet du roi se refermèrent, le prince donna la parole à ses
conseillers. Ce fut la répétition tout entière du coup d'État : M. de
Chantelauze lut d'abord son préambule interrompu à plusieurs passages par
l'approbation ardente du roi et du duc d'Angoulême. Ces infortunés princes
retrouvaient dans ce rapport contre la presse la vengeance légitime et
accumulée des insomnies qu'elle leur donnait depuis tant d'années. La main
qui l'insultait avant de l'immoler leur paraissait la main de la rémunération
divine. La
lecture achevée et les admirations épuisées, le prince de Polignac, à titre
de président du conseil des ministres, se leva, et présenta à signer au roi
les quatre ordonnances déjà consenties en silence par les ministres. Tout
l'avenir de sa dynastie apparut à cet instant suprême à Charles X dans ces
quatre crimes contre la Charte réputés par lui nécessités et vertus,
longtemps médités, patiemment attendus, renfermant le sort de sa vieillesse,
de son fils, de sa nièce, de son petit-fils, et présentés à sa main
tremblante par l'homme de son cœur. Son visage se voila et pâlit sous la
contention du doute. Il écarta la plume, suspendit la signature, irrévocable
arrêt de sa destinée rendu de sa propre main. Un profond silence régna un
moment dans le cabinet. Quelques-uns des ministres tremblèrent, quelques
autres espérèrent secrètement que le roi indécis les soulagerait lui-même
d'une responsabilité qu'ils encouraient par dévouement plus que par conviction.
Le roi, la tête appuyée sur une main dont il se voilait les yeux, comme pour
recueillir toutes ses hésitations dans son âme, la plume reprise dans l'autre
main suspendue et immobile à quelques lignes du papier, demeura cinq minutes dans
l'attitude du doute religieux qui cherche par la pensée à se résoudre, puis
relevant son front, découvrant ses yeux, et comme attestant le ciel d'un long
regard : « Plus j'y pense, » dit-il avec un accent triste mais consciencieux
à ses ministres, « plus je demeure convaincu qu'il m'est impossible de ne pas
faire ce que je fais ! » Et il
signa ! Et les
ministres contresignèrent. Le
silence ne fut interrompu entre les acteurs de cette grande scène que par le
bruit de la plume du roi sur le papier et par la respiration qui souleva
enfin le poids de sa poitrine oppressée par le doute, après un acte
irrévocable jeté au destin. XVI. On
décida, pour éviter tout retour possible sur une résolution sans appel et
tout ébruitement des mesures destinées à surprendre autant qu'à frapper, que
le Moniteur du lendemain contiendrait les ordonnances. Le prince de Polignac,
qui dirigeait le ministère de la guerre en l'absence du maréchal Bourmont,
interrogé sur les dispositions militaires prises pour comprimer une émotion
populaire à redouter, répondit à tout. « Il n'y a, » affirma-t-il
au roi, « aucun mouvement populaire à redouter, mais à tout événement
Paris est armé de forces suffisantes pour écraser toute rébellion et garantir
la tranquillité publique. » On convint éventuellement de donner au
maréchal Marmont, duc de Raguse, capitaine des gardes, le commandement
général des forces militaires de Paris si les séditions devenaient des
révoltes, mais on ne donna aucune communication préalable ni du coup d'État,
ni de ce commandement au maréchal, qui en était investi à son insu ; en sorte
que la monarchie, jetée dans cette crise par la témérité, était défendue par
le hasard. XVII. Le
maréchal Marmont était une fatalité dans une fatalité. Guerrier intrépide sur
le champ de bataille, savant en tactique, indolent et mou dans le détail, sans
expédients dans les extrémités, lié à la dynastie des Bourbons par
l'impardonnable malheur de sa défection en 4 814, mais traînant son malheur
comme un reproche, et aspirant sans cesse à faire oublier ses torts dans les
camps par ses services à la cause libérale, caressant l'opposition, caressé
par elle, se ménageant entre la cour et le peuple, peu aimé des soldats, aux
yeux desquels son nom portait la juste colère des bonapartistes, l'injuste
malédiction de la patrie, Marmont était de tous les généraux en chef le moins
propre à se sacrifier doux fois et à jouer dans une crise suprême une gloire
et un dévouement désarmés d'avance par le sort. En
quittant Paris le maréchal Bourmont avait prémuni M. de Polignac contre la
pensée de confier le sort de la monarchie à Marmont. « Marmont est brave et
sûr, » avait-il dit au prince en montant en voiture pour se rendre à Toulon, « mais
il n'est pas heureux. Un malheur constant à la guerre n'est pas seulement une
étoile, comme le disent les soldats, c'est l'indice obscur de l'absence de
quelqu'une des grandes qualités naturelles on acquises qui constituent
l'homme do guerre, De plus Marmont, intéressé à reconquérir une popularité
perdue dans les camps, sera involontairement entraîné à des transactions
bonnes dans la paix, fatales une fois que l'épée est tirée coutre le peuple,
Jures-moi de m'attendre pour livrer le combat de la monarchie s'il doit y
avoir combat, mais dans le cas où les événements vous gagneraient de vitesse
et où le roi serait en péril avant mon retour, souvenez-vous de no pas
confier la défense à Marmont ! » Ce
conseil attestait l'inspiration aussi politique que militaire du conquérant
d'Alger, Le prince de Polignac, qui Croyait trop à sa propre inspiration et è
la protection miraculeuse de la Providence pour écouter des conseils humains,
avait précipité l'événement se croyant suffisant aux circonstances ; il
nomma au commandement le seul homme quo la prévoyance de son collègue en
avait doigté, Le
général Curial, attaché de cour à Charles X, on partant pour la retraite où
il allait mourir, avait dit au roi : « Je viens prendre congé du
roi et de la vie, la brièveté des jours qui me restent à vivre me
désintéresse de toute autre pensée que l'attachement personnel et profond que
j'ai pour Votre Majesté. Permettez un dernier conseil à mon affection. Une
conspiration étendue, active, infatigable sape votre trône ; si elle éclate
et que le gouvernement soit forcé d'employer les armes pour défendre la couronne,
n'ayez pas une confiance absolue dans Marmont, il a trop à racheter du parti
révolutionnaire, et les chefs de faction ont su lui lier les mains. » Un
mécontentement que Marmont avait éprouvé de la préférence donnée à Bourmont
pour le commandement de l'expédition d'Alger, pouvait mal prédisposer ce
maréchal à la défense désespérée d'un gouvernement qui l'avait négligé ainsi
; Bourmont avait adouci en partant la blessure faite à l'ambition de son
collègue, par une splendide gratification de la main à la main sur les fonds
de la guerre. Marmont, dont la fortune était toujours inégale aux généreuses
prodigalités, aux entreprises aventureuses et aux plaisirs, avait gémi dans
le sein d'un ami sur les déplorables nécessités de recevoir des munificences
ou des indemnités de la main d'un rival qui lui enlevait une si belle
occasion de gloire et de fortune. Tel était l'homme à qui la monarchie se
confiait le jour suprême. Marmont était incapable de la trahir, mais tous
étaient plus propres à la sauver. XVIII. Soit
fatalisme d'esprit, soit affectation de sécurité pour donner à des mesures si
énormes l'apparence d'un acte presque usité de gouvernement, aucune
précaution de discrétion ou de force ne devança la publication des
ordonnances. On les envoya pour l'impression au Moniteur comme on y aurait
envoyé l'ordre du jour d'une revue ou d'une cérémonie. Le directeur de ce
recueil des actes publics, M. Sauvo, homme qu'une longue expérience de
l'opinion publique dans des fonctions qu'il exerçait depuis l'Assemblée constituante
en traversant toutes les péripéties des révolutions avait exercé au
pressentiment des choses politiques, pâlit en lisant ce qu'on lui adressait.
Malgré la nature toute passive et toute machinale de ses fonctions, il
trembla de prêter ses caractères et ses presses à un acte qui lui parut au
premier coup d'œil ou le crime, ou la démence du gouvernement, et dans les
deux cas sa perte. Il se refusa à livrer ces pièces à l'impression avant de
s'être assuré par lui-même de leur authenticité ; et il courut à la
chancellerie pour conjurer, en invoquant la réflexion des ministres, la ruine
qu'il prévoyait pour son pays. On lui ordonna d'obéir. Ses présages furent
sinistres, la réalité les dépassa. XIX. Les
ordonnances insérées la nuit dans le Moniteur surprirent Paris à son réveil.
Le peuple, occupé dans cette splendide saison de l'été, de ses trafics et de
MI délassements, et à qui les textes de lois ou d'ordonnances du gouvernement
n'arrivent que tard par les feuilles les plus populaires, s'aperçut à peine
de la promulgation des ordonnances, ou n'y préta qu'une attention fugitive et
indifférente. L'émotion commença par un chuchotement, dans les rues et dans
les jardins publics, entre les hommes de loisir et de fortune qui ont un
temps et des pensées de luxe à donner eut passions d'esprit. Les premiers qui
avalent lu le Moniteur abordaient sans les connaître ceux qui ne se doutaient
pas encore de l'explosion de la nuit ; ils échangeaient leur étonnement, puis
leur scandale, bientôt leur colère ; des conversations animées, mais à voix
basse, s'engageaient entre eux. D'autres passants, attirés par l'animation du
geste et par la consternation des visages, s'art-étaient, écoutaient,
grossissaient les groupes, se retiraient avec des signes muets d'indignation ou
de terreur, ou, se répandant eux-mêmes dans d'autres quartiers, allaient
semer l'alarme et multiplier la rumeur publique. En peu
d'heures la nouvelle avait levé tout Paris debout comme en sursaut. La beauté
de la saison, la chaleur du jour favorisaient encore cette contagion du
sentiment général ; l'agitation qu'on apercevait dans les rues faisait sortir
de leurs boutiques ou descendre de leurs étages les citoyens curieux ou
inquiets ; des rassemblements se formaient à toutes les portes. La ville
entière était debout, mais bien qu'elle fût sombre, la physionomie de Paris
ne révélait encore aucun orage. XX. Il y a
pour la sensibilité morale comme pour la sensation physique un intervalle
nécessaire entre le coup et le contre-coup. On appelle ces intervalles
stupeur. Un choc atteint une partie du corps, sa violence même détruit
momentanément la sensibilité, bientôt le sang y afflue, la douleur s'y
révèle, la main s'y porte, le cri échappe, c'est le contrecoup. Il en est de
même des grandes impressions politiques ; on ne les ressent dans toute leur
force qu'après les avoir réfléchies. Les masses sont lentes à la réflexion.
Mais l'instinct des hommes exercés à la passion publique devance ces
réflexions, et court du premier mouvement à l'attaque, à la défense, à la
tribune, à la feuille publique, à la sédition ou aux armes. Les
premiers frappés par le coup d'État contre la presse étaient les chefs
d'opposition, les écrivains, les journalistes, les ouvriers de la pensée,
rédacteurs, compositeurs, protes, imprimeurs, distributeurs de journaux,
classe intéressée par l'intelligence comme par la profession à défendre son
talent, son influence, sa popularité, son métier, son salaire, son pain ;
composée dans Paris de plus de trente mille hommes, levain des masses par la
supériorité d'intelligence et de passions, armée de l'agitation, à qui en
enlevant la liberté on enlève la vie. Cette classe agitée et agitatrice
s'émut la première et courut à ses journaux et à ses ateliers, demandant
conseil à ses chefs d'opinion, vengeance à ses tribuns, appui au peuple. XXI. A midi,
la nouvelle était descendue dans les dernières classes de la population. Elle
attendait, sans donner encore aucun signe de guerre, l'exemple et le mot
d'ordre des classes élevées. Celles-ci tremblèrent, et les fonds publics,
symptôme chiffré de la confiance ou de la défiance intimes des citoyens,
baissèrent à la Bourse, marché des rentes, comme à l'annonce d'un danger
public. Les banquiers crurent sentir trembler leurs fortunes acquises et
conservées sous ce gouvernement qu'ils voulaient bien insulter, mais à qui
ils ne permettaient pas de s'ébranler lui - même. Les hommes de lettres et de
science, qui voulaient concilier les loisirs de la paix publique avec les
popularités sans péril de l'opposition, s'assombrirent et se soulevèrent de
terreur plus encore que de véritable indignation. Le maréchal Marmont, membre
de l'Académie des sciences, y courut comme pour protester d'avance contre le
rôle militaire auquel le crime des ministres allait peut-être le condamner. «
Eh bien ! » s'écriait-il avec le geste de la malédiction sur les insensés du
conseil, « les ordonnances viennent de paraître. Les malheureux ! Je l'avais
bien dit ! Dans quelle horrible situation ils me placent ! il faudra
peut-être que je tire l'épée pour soutenir des mesures que je déteste ! » XXII. Le
peuple semblait attendre les chefs de faction et les chefs de faction
attendre le peuple. C'est presque toujours le hasard, rarement l'audace, qui
prend l'initiative des grands événements. Nul ici n'osait la prendre, tant on
croyait à des préparatifs de surprise et de force, cachés encore mais
invincibles, dans le gouvernement. La journée se consumait en stériles
expectatives ; la laisser s'achever sans actes, c'était pour les chefs de
faction avouer la lâcheté ou l'impuissance, et accoutumer le peuple à voir se
lever impunément d'autres soleils sur l'attentat de la royauté. Quelques
journalistes, hommes de délibération plus que d'action, voulurent du moins se
servir, pour protester en faveur des lois, de l'ombre des lois qui
subsistaient encore. Renfermés ainsi dans les limites inviolables entre la
légalité et la révolte, ils rédigèrent une proclamation au peuple qui en
appelait avec mesure, mais avec énergie, de la violence au droit, et qui
défiait le gouvernement de violer impunément la liberté de la presse.
Citoyens et pas encore tribuns, ils invoquaient dans cette pièce non les
armes, mais les tribunaux. Les principaux signataires de cette protestation,
qui ne craignirent plus comme Hampden et Sidney de jeter leurs noms à la
tyrannie, étaient MM. Thiers et Carrel, dont l'Histoire de la Révolution et
la rédaction du National avaient popularisé les noms ; M. Coste, directeur du
Temps, écrivain ordinairement mesuré, mais capable de résolution imprévue ;
M. Bande, homme d'une audace réfléchie, plus fait encore pour le combat que
pour le conseil ; derrière ces noms, enfin, tous ceux qui servaient depuis
quinze ans dans la presse ou les factions républicaines ou bonapartistes, ou
les factions orléanistes, ou la liberté. XXIII. Les
bureaux de journaux, devenus ainsi des centres de délibération et de
résistance, furent assaillis à la fin du jour par tous les hommes passionnés,
députés, électeurs, écrivains, banquiers, journalistes, factieux ou
patriotes, séditieux ou libéraux, étudiants, ouvriers, que le tourbillon
précurseur d'un événement soulève les premiers dans une capitale. La
délibération s'y établit en permanence dans plusieurs foyers que des émissaires
officieux faisaient correspondre entre eux dans tous les quartiers agités du
vent politique. Les uns, comme M. de Schonen, allié de M. de La layette,
poussant l'indignation jusqu'aux sanglots et offrant leur sang à la liberté ;
let autres, comme M. de Laborde, esprit tumultueux et versatile, provoquant
l'appel au peuple, dernière raison des cames désespérées ; ceux-ci, comme M.
Villemain, orateur classique devenu populaire par la passion, exhortant les
citoyens au civisme ; ceux-là, comme M. Casimir Périer, banquier fougueux
recommandant aven colère la patience et la longanimité pour laisser le tempo
du repentir à la monarchie ; quelques-uns enfin, tels que M. Thiers et M.
Mignet, couple inséparable par l'opinion comme par l'amitié, conservant le
sang-froid d'hommes réservés jusque dans la chaleur de la sédition imminente,
ménageant à la fois des issues à la monarchie et des retraites à
l'opposition, et s'obstinant à ne combattre pour les lois qu'avec des armes
légales. Quelques journaux, tentant cette voie, s'adressèrent aux tribunaux
pour faire juger entre les ordonnances et les lois. M. de
Belleyme, président du tribunal compétent, n'hésita pas, quoique royaliste, à
se prononcer comme magistrat pour la loi contre l'arbitraire. Son arrêt arma
le lendemain la résistance des journalistes de l'autorité d'un jugement. Ce
jugement légalisait du même coup le droit et la révolte armée. La nuit
tomba sur ces conciliabules sans qu'aucune explosion grave eût alarmé le
ministère ou éventé l'agitation publique. Les agitateurs l'employèrent à
répandre les manifestes des journalistes, et à convoquer pour le lendemain le
peuple des faubourgs et des ateliers à la défense de la Charte et à la
vengeance du coup d'État. Les banquiers, les manufacturiers, les grands
exploitateurs d'industrie de Paris, qui tenaient à leur solde les éléments
d'une révolution devant laquelle ils allaient sitôt trembler eux-mêmes,
licencièrent tous leurs ouvriers, pour grossir le lendemain l'agitation
civique et pour surexciter par la faim la colère endormie du peuple. M. de Polignac se félicitait d'une journée qui n'avait produit qu'un murmure ; et soit confiance réelle, soit affectation de dédain pour une émotion publique superficielle et déjà évaporée, Charles X, plus attentif en apparence à ses plaisirs qu'aux événements, partait avant le jour pour une chasse royale dans les forêts de Rambouillet. |