Ministère de M. de
Martignac. — Le ministère de l'instruction publique est offert à M.
Chateaubriand, qui le redise. — M. de Vatimesnil l'accepte. — M.
Royer-Collard est nommé président de la Chambre des députés. — Discours de la
couronne ; vote de l'adresse. — Réponse de Charles X. — M. Hyde de Neuville
est nommé ministre de la marine, M. Feutrier ministre des cultes et M. de
Chateaubriand ambassadeur à Rome. — Le Journal des Débats. — Lois sur les
élections et sur la presse. — Ordonnance contre les jésuites. — Effet de ces
mesures. — La Gazette de France. — M. de Genoude ; son portrait. — Fin de la
session. — Voyage de Charles X en Alsace. — Ouverture de la session de 1829.
— Profession de foi du prince de Polignac à la Chambre des pairs. —
Présentation des lois municipale et départementale ; discussion. — Retrait de
ces lois. — Chute du ministère Martignac. — Avènement du prince de Polignac.
— Composition du nouveau ministère. — Portrait de M. de Polignac. — M. de La
Bourdonnaie. — M. de Bourmont. MM. de Montbel, Courvoisier, de Chabrol,
d'Haussez. — La Fayette à Lyon. — Retraite de M. de La Bourdonnaie. — M.
Guenon de Banville. — MM. Guizot et Berryer entrent à la Chambre. — Ouverture
de la session de 1830. — Discours de la couronne. — Adresse des 221. —
Intentions réelles de M. de Polignac. — Entrevue de l'auteur de cette
histoire avec Charles X. — Réponse du roi à l'adresse. — Prorogation des
Chambres.
I. M. de
Villèle en se retirant ne voulait pas emporter la monarchie avec lui.
Ministre usé, mais homme intègre, il aimait sa patrie, la monarchie et le
roi. Il ne se dissimulait aucun des dangers que son éloignement des affaires
allait créer pour Charles X. Ces dangers n'étaient pas seulement dans ses
ennemis, ils étaient surtout dans ses amis. Il aida sincèrement le roi à
former un ministère capable de le remplacer devant les Chambres. Il n'y en
avait en apparence que deux : un ministère de gauche ou un ministère
d'extrême droite. Ces deux factions, coalisées pour les élections, formaient
à elles deux la majorité de la Chambre Si M. de Villèle n'avait pensé qu'à se
faire regretter, il aurait conseillé au roi un de ces partis absolus, car un
ministère de gauche, en soulevant d'effroi les royalistes et les centres,
aurait promptement bouleversé l'assemblée et ravivé la lutte à mort de 1815.
Un ministère d'extrême droite, en faisant violence à l'opinion, aurait aussi
promptement aliéné et effrayé les centres, et fait tomber la couronne en
irrémédiable impopularité. Après l'une ou l'autre de ces épreuves, M. de
Villèle, regretté et proclamé nécessaire, revenait vainqueur du roi et de ses
ennemis ; mais il n'était pas de ces hommes qui cherchent leur propre importance
dans la ruine de leur parti, et qui se déclarent ennemis du jour où ils ne
sont plus reconnus nécessaires. D'autres
pensées occupaient les derniers moments dans le conseil du roi. Charles X,
parti pour Compiègne, où il se délassait dans ses chasses des soucis du
trône, avait laissé à M. de Villèle le soin de lui préparer pour son retour
un ministère. « Je veux, » lui avait dit le roi, « déclarer le 1er
janvier ce nouveau conseil aux Chambres ! » Le roi sous-entendait que M. de
Villèle lui-même serait encore le chef de ce cabinet renouvelé. Le ministre
plus clairvoyant se sentait impossible. Il négocia activement pendant
l'absence du roi, il ajusta des noms intermédiaires, tels que ceux de M.
Portalis, de M. de Martignac, de M. Roy, de M. de Saint-Cricq, hommes qui ne
portaient en eux jusque-là aucune signification trop répulsive, ni pour la
droite, ni pour la gauche, ni pour la cour ; mais, quand Charles X revint de
Compiègne, rien n'était encore combiné. M. de Villèle demandait du temps. Le
roi interrogea M. de Chabrol, qui possédait à un haut degré sa confiance. M.
de Chabrol lui désigna les noms les plus éclatants pour un cabinet d'extrême
droite : M. de Chateaubriand, M. de La Bourdonnaie, M. de Fitz-James, M. de
La Ferronnays. Il est probable qu'un ministère si extrême était mentionné par
M. de Chabrol, d'accord avec M. de Villèle, plutôt pour faire l'épreuve des
sentiments du roi que pour l'incliner à de tels choix. Le roi se déclara
offensé par le nom seul de M. de Chateaubriand, qui avait illustré la
coalition de ses passions et de ses audaces d'écrivain. Il répugna également
à M. de La Ferronnays, qui avait été le compagnon d'enfance du duc de Berry,
et qui dans un moment de juste colère avait parlé à ce prince le langage du
gentilhomme offensé au lieu du langage du courtisan respectueux. Il traita
avec légèreté la consistance et la capacité politiques de M. de Fitz-James.
Il représenta que M. de La Bourdonnaie, caractère agressif et violent,
acharné depuis cinq ans contre M. de Villèle, serait incompatible avec les
nombreux amis que ce ministre conservait dans la Chambre. De tous ces
candidats, sincèrement ou hypothétiquement présentés, un seul fut accepté
dans le cas où le duc d'Angoulême consentirait à l'agréer pour les affaires
étrangères, ce fut M. de La Ferronnays. On
avait sondé M. Lainé. Lassé des affaires, qui n'avaient plus de séductions
pour lui dès qu'elles ne présentaient plus de dangers suprêmes, M. Lainé
s'était retiré dans le désintéressement du philosophe ; il refusa le
ministère de la justice ou de l'intérieur, mais il indiqua M. de Martignac,
son compatriote, son émule et son ami. M. de Martignac, agréable au duc
d'Angoulême, fut accepté. M. Roy reprit les finances, M. Portalis la justice,
M. de Caux, administrateur consommé, la guerre, M. de Frayssinous l'instruction
publique, M. de Chabrol la marine ; M. de Belleyme, jeune magistrat studieux,
actif, modéré et sûr, fut nommé préfet de police à la place de M. de Lavau,
homme suspect d'un dévouement trop exclusif au parti religieux. M. de
Saint-Cricq fut placé à la tête du commerce. Aucun des ministres ne devait
présider le conseil, parce qu'aucun d'eux n'avait une autorité assez
constatée dans l'opinion pour imposer son nom à une politique. Charles X, qui
pensait depuis longtemps à appeler à ce poste le prince de Polignac, avait
laissé le conseil ainsi décapité, dans le secret espoir d'y appeler ce favori
de son cœur et de sa conscience. II. Le
ministère ainsi composé témoignait dans M. de Villèle une sollicitude de
l'opinion et une prudence pour la monarchie qui survivaient à son pouvoir. Il
témoignait dans le roi lui-même un esprit de mesure et de modération qui ne
se refusait pas à fléchir devant les démonstrations et les symptômes de
l'esprit public. L'intention de ces choix était évidente : ils tendaient tous
à amortir l'irritation que les longues provocations du parti absolutiste,
trop obéi par M. de Villèle et par M. de Peyronnet, avaient allumée dans le
pays. C'était un cabinet de réconciliation, par lequel la royauté faisait le
premier pas vers la concorde. M. de
Martignac, homme nouveau, initié par M. de Richelieu aux grandes affaires,
ami de M. Lainé, dont l'amitié était un gage, éloquent, gracieux, agréable
d'extérieur comme de caractère, séduisant même pour tous les esprits de bonne
foi par la loyauté et l'ouverture de son cœur, jeune encore, et par cette
jeunesse même échappant aux ressentiments et aux récriminations du passé,
impartial par le tempérament et par les années autant qu'on peut l'être dans
des temps de parti, sincèrement dévoué à la pensée la plus générale du
moment, celle de naturaliser en France la monarchie représentative en
enlevant leurs préjugés aux royalistes et leurs préventions aux libéraux, M.
de Martignac était le ministre le mieux choisi pour présenter aux deux partis
les clauses d'un traité de paix, où le roi reconquérait de l'amour et le
peuple de la sécurité. Parmi
ses collègues aucun ne jurait par ses antécédents avec cet esprit général de
la circonstance : M. de Caux était un patriote intègre et habile qui
n'apportait que des titres d'estime universellement reconnus à
l'administration de la guerre, et qui n'avait pas assez d'éclat militaire
pour offusquer le duc d'Angoulême, jaloux de garder son ascendant sur
l'armée. M. Roy, plus conservateur que royaliste, et plus financier que
politique, n'avait de fanatisme pour aucun gouvernement ; mais ayant par son
immense fortune des intérêts bien entendus à la stabilité de tous, il
possédait à ce titre la confiance de la pairie, de la haute propriété, de la
banque, du commerce, des industries et de ces aristocrates de la bourse, tels
que les Laffitte et les Périer, qui avaient, il est vrai, la popularité
révolutionnaire, mais qui avaient la fortune conservatrice. M. de Saint-Cricq
était un économiste moderne du premier ordre, capable d'imprimer des
initiatives hardies à la liberté du commerce, et d'apporter dans les lois de
douane et de prohibition les réformes commandées par les vrais intérêts du
peuple et du fisc. M. Portalis, dont on ne connaissait pas encore, à cette
époque, la complaisance persévérante à tous les régimes, et la fidélité
immuable à la fortune des gouvernements, portait un nom illustré dans la
législation révolutionnaire, et donnait lui-même un gage à la piété du. roi
par la disgrâce qu'il avait encourue dans sa jeunesse en servant l'orthodoxie
religieuse du souverain pontife contre les entreprises de l'empereur. M. de
Chabrol, plus administrateur qu'homme d'État, associé par ses antécédents an
gouvernement impérial, par ses sentiments à la Restauration, était un de ces
noms à deux natures dont chaque parti peut revendiquer une moitié, et qui
réconcilient deux temps dans un même homme. M. de La Ferronays enfin, ancien
émigré, compagnon d'armes et d'exil du duc de Berry, homme de cour, mais plus
encore homme de patrie, avait représenté la France comme ambassadeur auprès
de l'empereur de Russie, et avait appris, dans ce foyer des négociations de
l'Europe depuis 181 fi, à bien comprendre, à bien placer et à bien défendre
les intérêts permanents de son pays, inséparables selon lui des intérêts de
la liberté constitutionnelle. Son libéralisme, quoique récent, faisait partie
en lui de son royalisme ; en servant les institutions représentatives il
croyait servir le roi. Intelligence plus élevée qu'étendue, et surtout
honnête, il voyait les choses de haut plus qu'il ne les voyait de très-loin ;
mais cette disposition de son esprit lui rendait facile l'impartialité, cette
vertu des ministres destinés à neutraliser des factions. On connaît la
sagesse de M. de Frayssinous, moins prêtre que beaucoup de laïques dans le
conseil. III. Le roi,
qui avait reçu ce ministère de la main de M. de Villèle plus qu'il ne l'avait
choisi lui-même, ne le considérait malheureusement pas avec le sérieux
respect qu'un roi constitutionnel doit aux hommes qui se dévouent pour lui.
Ces hommes lui paraissaient un peu subalternes, destinés seulement à lui faire
traverser un moment difficile et à exécuter aveuglément ses inspirations plus
qu'à lui imprimer leur système. Un homme de cour ou un grand homme
parlementaire manquait à ses yeux dans ce cabinet pour lui donner autorité
sur son esprit. Cette légèreté de considération pour ses nouveaux ministres
éclata dès la première séance du conseil. On sentit le dédain dans son
attitude et dans son accent. « Vous devez savoir, » dit le roi à ses
ministres, « que je me sépare malgré moi de M. de Villèle ; son système était
mon système. J'espère que vous vous y conformerez. » M. de Martignac,
confondu d'un tel langage, qui enlevait d'un mot toute dignité et toute
indépendance au ministère en lui laissant la responsabilité d'une pensée
imposée, fit respectueusement observer au roi que les changements d'hommes
sous les gouvernements constitutionnels étaient au moins des modifications de
choses, et que la fidélité même des ministres sur lesquels il avait daigné
arrêter son choix leur défendrait de présenter des conseils et des mesures
qui n'auraient pas préalablement l'acquiescement de leur conscience et de
leur appréciation personnelle. Ils conjurèrent le roi, avec une honorable
modestie, de leur donner l'éclat et l'illustration qui leur manquaient, en
formant un ministère nouveau du démembrement du ministère de l'instruction
publique et de l'intérieur, et en appelant M. de Chateaubriand au conseil
avec le titre de ministre de l'instruction publique. Le roi, qui avait déjà
une première fois refusé ce grand nom, refusa encore. « J'aimerais mieux
Casimir Périer ! » s'écria-t-il ; puis revenant avec sa facilité
habituelle sur ce qu'il avait dit : « Vous le voulez ? eh bien, faites comme
vous voudrez. » M. de
Martignac concerta avec le roi le discours d'ouverture des Chambres. Le roi
se prêta sans difficulté au langage constitutionnel et conciliateur que la
sagesse commandait devant une Chambre inquiète et ombrageuse. Il fit proposer
le ministère à M. de Chateaubriand. M. de Chateaubriand s'empressa
d'accepter, heureux de triompher ainsi de M. de Villèle ; et confiant dans
l'autorité que son nom, son génie, sa clientèle lui assureraient bientôt dans
ce gouvernement presque anonyme, il fit connaître son acceptation au roi.
Mais, quelques heures après, ses amis du Journal des Débats, de la cour et de
la Chambre qu'il avait entraînés dans la coalition libérale contre la
couronne, tremblant de voir leur chef et leur gloire absorbés dans ce conseil
dont ils étaient exclus, lui firent honte des fonctions subalternes qu'on lui
offrait dans l'administration et le conjurèrent de se réserver pour un
ministère dont la défection royaliste fournirait les éléments, et qu'il
présiderait de son nom et de son esprit sur les ruines de ces cabinets
transitoires. Il envoya au roi son refus. Le ministère, qui tenait à
satisfaire la Chambre en séparant les cultes de l'instruction publique pour
faire évanouir l'ombre des jésuites qui offusquait l'opinion, laissa les
cultes à M. de Frayssinous, et donna le ministère de l'instruction publique à
un homme nouveau, M. de Vatimesnil. M. de
Vatimesnil avait pour le ministère les inconvénients d'un homme ancien sans
en avoir les avantages. Il passait pour un des sectaires les plus impétueux
du parti ambitieux du clergé. Éloquent, mais de cette éloquence accusatrice
des révolutions, qui flagelle et qui supplicie par la parole plus qu'elle ne
persuade, amer même devant la justice, zélé de foi et d'opinion jusqu'au
fanatisme et jusqu'à l'implacabilité d'accent, M. de Vatimesnil avait trempé,
an second rang au ministère de la justice, sous M. de Peyronnet, dans toutes
les impopularités que les lois de rigueur, de censure et de sacrilège avaient
fait rejaillir sur le précédent ministère. Son nom, agréable à la cour pour
ses services, paraissait un gage au parti de l'intolérance, une menace au
parti du siècle. Quoique jeune d'années, beau de visage, le feu sombre de ses
yeux, l'émotion de ses traits, le tremblement fébrile de sa voix à la
tribune, rappelaient moins en lui un ministre de conciliation qu'un organe de
terreur. Sa conduite au ministère ne tarda pas à démentir ces présages. Il
plia au temps et réprima avec fermeté le parti qui l'avait élevé ; odieux aux
libéraux en entrant au ministère, odieux aux jésuites en le quittant, son
éloquence, sur laquelle le ministère avait compté devant les Chambres, s'évanouit
avec sa colère. Accoutumé aux emportements de l'accusateur public, sa parole,
pour être forte, avait besoin de tonner sur des coupables ; pour convaincre
elle avait trop de passion. D'autres temps l'attendaient, et il y reconquit
de l'éloquence. IV. Le
ministère, autorisé par le roi à donner satisfaction à l'opinion sur la
domination qu'on attribuait aux jésuites dans l'éducation publique, nomma une
commission composée des noms les moins suspects d'asservissement à cet ordre
religieux, pour examiner les moyens d'assurer l'indépendance des
établissements d'instruction publique. On y comptait M. Lainé, M. Séguier, M.
Mounier, M. de La Bourdonnaie, M. Dupin. Ces noms amortirent la colère
publique. M. de
Martignac et M. de La Ferronnays rédigèrent de concert le discours de la
couronne. Les premiers scrutins à la Chambre, en donnant à M. Hyde de
Neuville et à M. de Lalot, les deux orateurs les plus véhéments du parti de
l'opposition monarchique, les voix les plus nombreuses pour la présidence,
indiquèrent que ce parti, qui se réunissait chez N. Agier, concentrait encore
toutes les forces des deux oppositions qui l'avaient fait triompher de la
couronne dans les élections. Le roi, à qui la nomination définitive
appartenait, nomma M. Royer-Collard, élu par sept départements, et le symbole
de la plus honnête popularité dans le pays. V. Le
discours prononcé par le roi, à l'ouverture des Chambres, n'était qu'un appel
bienveillant à l'harmonie des pouvoirs. Un seul mot rappelait le monarque,
dernier arbitre des événements. Les trois oppositions, gauche, extrême droite
et défection, c'est-à-dire les trois groupes de l'Assemblée personnifiés dans
La Fayette, Hyde de Neuville et La Bourdonnais, y répondirent par une adresse
qui à cette mansuétude opposait le défi. Inspirés par M. de Chateaubriand,
ils ne se contentaient pas d'avoir abattu M. de Villèle, ils craignaient
tellement que ce ministre ne se relevât, qu'ils voulurent le flétrir, n'osant
encore l'accuser. Un des orateurs les plus affidés de ce parti, nœud de la
coalition, M. de Lalot, tête ardente et parole légère, fut chargé de cette vengeance.
En rédigeant l'adresse, il y introduisit une phrase qui, en invectivant le
ministère tombé, rejaillissait sur le roi lui-même, lèse-majesté indirecte,
mais transparente, qui donnait par la bouche des royalistes le premier
exemple de l'insulte personnelle au roi : « Les
plaintes de la France, » disait M. de Lalot, « ont repoussé le système
déplorable qui avait rendu vos promesses illusoires. » Les girondins de
l'Assemblée de 91 ne parlaient pas à Louis XVI un langage plus irrespectueux.
La réunion de la défection aux oppositions de gauche emporta néanmoins ce
vote de haine et de ressentiment. Le roi
s'en indigna et commença à se repentir d'avoir offert à l'opinion une paix
ainsi repoussée. Il appela M. de Martignac et M. Portalis aux Tuileries. Son
visage disait sa colère et son découragement d'inutiles efforts pour prévenir
un conflit entre la couronne et la Chambre. « Eh bien ! messieurs, » dit-il à
ces deux ministres en montrant de la main le journal du soir qui contenait la
phrase et le vote, « vous voyez où l'on nous entraîne ! Je ne souffrirai
pas qu'on jette ma couronne dans la boue ! Convoquez la Chambre dans mon
grand cabinet ; là, en face des députés qui ont insulté la majesté du trône,
je déclarerai à la Chambre que je la congédie et la dissous ! » M. de
Martignac apaisa difficilement le prince, il atténua la portée intentionnelle
du paragraphe, il représenta au roi que c'était la dernière vibration de la
colère de l'opinion contre cinq années de ministère impopulaire, qu'il n'y
avait peut-être pas d'autre moyen d'éviter la mise en accusation de M. de
Villèle dans la Chambre, scandale qui commencerait une révolution et qui
renouvellerait le procès de Strafford, sous un prince plus intrépide qu'un
Stuart. Le roi, qui s'emportait et qui se calmait avec la même promptitude,
comme un homme gouverné par des impressions plus que par des idées, céda à M.
de Martignac. « Eh
bien, » reprit-il, « je recevrai l'adresse comme mon frère reçut celle
qui fut votée contre M. de Richelieu son ministre. J'admettrai seulement le
président et deux secrétaires de l'Assemblée, et je leur ferai une réponse
qui sera une sévérité, mais non une rupture. Rédigez-moi quelques mots qui
contiennent mon mécontentement sans laisser éclater mon indignation. » M. de
Martignac prit la plume et écrivit. Sa rédaction, qu'il avait proportionnée à
l'irritation et à la dignité offensée du roi, parut cette fois trop vive au
roi lui-même. Charles X lui retira le papier et effaçant de sa propre main
les termes où le ressentiment se faisait trop entendre, il adoucit, jusqu'à,
un reproche presque tendre, les expressions de sa réplique à l'adresse. « En
vous appelant à travailler avec moi au bonheur de la France, » disait le
monarque, « j'ai compté sur le concours de vos sentiments autant que sur le
concours de vos lumières. Mes paroles avaient été adressées à la Chambre
entière, il m'aurait été doux que sa réponse eût pu être unanime Vous
n'oublierez pas, j'en suis sûr, que vous êtes les gardiens naturels de la
majesté du trône, la première et la plus noble de vos garanties ! Vos travaux
prouveront à la France votre profond respect pour la mémoire du souverain qui
vous octroya la Charte, et votre juste confiance dans celui que vous appelez
le fils de Henri IV et de Saint-Louis ! » VI. Décidé
à dévorer cette offense, le roi poussa de lui-même la condescendance plus
loin. Il comprit que M. de Chabrol et M. de Frayssinous, deux vestiges de
l'ancien ministère dans le nouveau, ne pouvaient rester avec convenance en
face d'une assemblée qui venait de flétrir ainsi leur administration. Quoique
irrité contre M. Hyde de Neuville, que son amitié pour M. de Chateaubriand et
la fougue de son caractère avaient jeté à la tête de la défection royaliste
dans la Chambre, la vieille affection pour ce serviteur dévoué des mauvais jours
prévalut dans l'esprit du roi sur des mécontentements passagers ; il l'appela
à la place de M. de Chabrol au ministère de la marine. On ne pouvait confier
à des mains plus chevaleresques la dignité du pavillon de la France ni la
sécurité de la couronne à un cœur plus fidèle. Il accepta le ministère. M.
Feutrier, évêque de Beauvais, ancien curé d'une des églises de Paris, jeune,
élégant de mœurs, éloquent de paroles, modéré d'opinion, agréable à la
bourgeoisie, dont son nom modeste n'offusquait pas l'orgueil, libre du joug
des factions politiques, reçut le ministère des cultes. Enfin M. de
Chateaubriand, celui qui embarrassait le plus la situation, dominant s'il
entrait dans le conseil, hostile s'il était dehors, maitre du Journal des
Débats, oracle redouté de l'opinion parlementaire, consentit après ces
longues négociations à accepter un exil opulent et nécessaire dans
l'ambassade de Rome. Ses amis toutefois mirent à son départ la condition que
la cour paierait préalablement les dettes dont il était obéré. Une première
somme donnée à cet usage par le roi n'ayant pas suffi à la liquidation de cet
homme d'État plus attentif à sa renommée qu'à sa fortune, et M. de
Chateaubriand continuant à inquiéter le roi par sa présence à Paris, un
supplément considérable de subsides fut alloué par la cassette du roi pour
affranchir le ministère de ce dangereux concurrent. Le ministère ne se sentit
en sécurité qu'après le départ de M. de Chateaubriand. VII. Le
Journal des Débats, dirigé par des hommes d'État qui en avaient fait leur
tribune quotidienne et illustré par M. de Chateaubriand, avait à cette époque
l'importance d'une institution politique. Aucun prix n'était trop élevé pour
le reconquérir au gouvernement. S'il eût été une feuille vénale faisant
trafic de ses opinions et commerce de sou appui, la déconsidération dans
laquelle il n'aurait pas tardé à tomber lui aurait enlevé en peu de temps son
autorité sur les esprits. Ce journal ne se vendait pas, mais il se laissait
allouer des subsides, qui, sans corrompre ses opinions, rémunéraient son zèle
et ses services. Au commencement du ministère de M. de Villèle, qu'il avait
l'intention de soutenir, le Journal des Débats recevait douze mille francs
par mois. Lorsque M. de Chateaubriand, que les Bertin n'hésitèrent pas à
suivre dans sa disgrâce et dans sa colère, fut congédié par M. de Villèle, le
journal répudia le lendemain sa subvention pour rester libre de servir les
ressentiments de son plus éclatant écrivain. L'intérêt fut sacrifié à
l'amitié. A la chute de M. de Villèle, le roi et M. de Martignac sentirent le
besoin de s'attacher un si puissant ami, un si dangereux ennemi. Le roi
lui-même vit M. Bertin, un des trois propriétaires de cette feuille, et l'engagea
à se réconcilier avec son ministère. « Ce
ministère ? » répondit M. Bertin avec une audace qui offensa profondément le
prince et comme de puissance à puissance, « ce ministère, c'est moi qui
l'ai fait ; qu'il se conduise convenablement avec moi, sans quoi je pourrai
bien le défaire comme j'ai renversé l'autre ! » Le roi dissimula dans le
moment son humeur, mais peu de mois après cet entretien il raconta lui-même cette
anecdote à un de ses ministres dans des termes que nous transcrivons
littéralement. Ils attestent la ro-fonde irritation d'un prince obligé de
s'humilier ainsi devant ses organes et de marchander l'appui de ses sujets. « Au
reste, » ajoutait Charles X en racontant le propos de M. Bertin, « qu'attendre
d'organes politiques qui laissent mettre à prix leurs services ? le ministère
Richelieu donnait cent quarante-quatre mille francs par an au Journal des
Débats. Villèle et Corbière ne voulaient rien lui donner. Quand le
ministre Martignac arriva, il rétablit la subvention, mais les propriétaires
de cette feuille exigèrent en outre qu'on leur payât ce qu'ils appelaient
l'arriéré, c'est-à-dire le montant de la subvention retranché pendant le
temps qu'avait duré le ministère de M. de Villèle et la solde même de la
guerre qu'ils avaient faite sous ce ministre à mon gouvernement. Ils reçurent
alors cinq cent mille francs, dont trois cent mille francs pour Bertin le
jeune, et deux cent mille pour Chateaubriand ; et cela, j'en suis sûr ! »
ajouta le roi en appuyant sur ses paroles. « Le
roi se trompait sur quelques détails, » expliqua le ministre à qui ces
confidences furent faites par Charles X. « Le Journal des Débats
avait été hostile à M. de Richelieu. M. de Villèle lui alloua cent
quarante-quatre mille francs de subsides. En apprenant la disgrâce de M. de
Chateaubriand, leur ami, les Bertin renvoyèrent noblement la subvention et
déclarèrent la guerre à mort au ministère. Le reste est authentique ; à
l'entrée de M. de Martignac aux affaires, il n'y avait pas dans les caisses
des ministères les fonds suffisants pour solder les cinq cent mille francs
d'arriéré dont le roi spécifiait plus haut l'emploi. Le roi consentit à
parfaire la somme sur sa cassette privée. Il avança au ministère cent mille
francs qui devaient lui être restitués plus tard par les caisses des
différents ministères, mais dont le remboursement n'a jamais eu lieu. » Ces
détails et ces confidences du roi, que nous nous bornons à copier, sont
authentiques. On
rougit de montrer à quel prix on influence les tribunes, les journaux et les
discours dans les gouvernements d'opinion. Il est pénible pour l'historien et
pour le philosophe de trouver quelquefois un or occulte au fond des plus
grandes affaires humaines, ou comme solde de la corruption des consciences,
ou comme salaire légitime mais douloureux des sentiments. Sans doute, dans
cette circonstance, ni les Bertin, ni M. de Chateaubriand ne vendaient leur
dévouement aux Bourbons, puisqu'ils n'hésitaient ni les uns ni les autres à
rejeter au pouvoir ses munificences pour demeurer fidèles à des opinions ou à
des amitiés politiques. Mais, comme Mirabeau en 1794, ils recevaient la
récompense ou l'indemnité de leurs services, et il était permis au roi, qui
connaissait le prix de ces services, d'en parler avec amertume et de les
estimer moins haut que s'ils eussent été entièrement désintéressés. VIII. De
nombreux changements dans les ambassades et dans l'administration du royaume
signalèrent dès les premiers jours la signification modérée que M. de
Martignac voulait donner au gouvernement. Le roi y résistait avec
obstination. Il fallait lui arracher homme par homme. Peu confiant dans la durée
de son nouveau conseil, et peut-être peu sincère dans son retour aux
concessions, il craignait évidemment de décourager ses amis de 1815, et de
livrer la France à ses ennemis. Il consultait sur les noms que lui présentait
M. de Martignac un comité secret et confidentiel de renseignements dirigé par
M. Franchet, ancien directeur de la police du royaume sous M. de Villèle,
homme investi, comme M. de Renneville, de la confiance intime du parti
religieux. M. de Martignac sentait qu'il y avait dans les coulisses du palais
un gouvernement en observation et en expectative qui lui livrait la main du
roi, mais qui se réservait sa conscience et qui lui soufflait ses
résolutions. Le roi
néanmoins, difficile à convaincre sur la nécessité de changer les agents de
la couronne, résistait peu aux réformes libérales proposées par son ministre
sur les choses. M. de Martignac présenta ainsi, fit accepter par le roi et
voter par la Chambre plusieurs lois qui attestaient un retour complet à
l'esprit de la Charte et un développement large des libertés publiques : Une loi
qui émancipait l'élection des députés des mains suspectes de l'administration
et qui donnait toutes les garanties de sincérité et de légalité aux listes où
s'inscrivaient les électeurs ; Une
loi, sur la presse périodique, qui réduisait à des conditions faciles la
création des journaux, et qui multipliait ainsi les voix de l'opinion
publique ; Une loi
qui créait un impôt de quatre-vingts millions pour armer le gouvernement des
moyens suffisants de forces navales et militaires destinées à l'émancipation
de la Grèce : loi à la suite de laquelle le ministère donnait au général
Maison le commandement d'une expédition populaire en Morée. Ibrahim, désarmé
par l'incendie de la flotte égyptienne à Navarin, avait déjà conclu une
convention avec l'Angleterre pour rentrer en Égypte quand le général Maison
arriva en Morée ; Des
ordonnances enfin, les plus pénibles à arracher à la conscience du roi,
contre l'existence tolérée des jésuites. A la première parole que les
ministres adressèrent à Charles X sur ce sujet, « Cela est grave, » dit-il, «
et je ne puis me décider sans prendre conseil. » Le conseil fut unanime. Le
duc d'Angoulême, dont la ferveur n'alla jamais jusqu'à l'asservissement
d'esprit, appuya énergiquement les ministres. M. de Frayssinous, appelé au
conseil, déclara qu'il n'aurait pas fait peut-être les ordonnances que les
ministres présentaient à signer au roi, mais que le refus de signer ces
ordonnances équivaudrait à un renvoi de ce ministère, le seul possible dans
les circonstances pré sentes, et que devant un semblable péril il n'osait
conseiller la résistance au roi. Le conseil de conscience du roi, son
confesseur lui-même, tout-puissants sur son âme, autorisèrent une sévérité
momentanée contre l'ordre religieux dont le nom même troublait le royaume et
menaçait jusqu'à la religion. Le roi
déclara enfin qu'il était prêt à signer. « Sire, » lui dit respectueusement
M. de Martignac, « vos ministres ne veulent peser en rien par une
précipitation inconvenante sur la liberté réfléchie de votre résolution, nous
supplions le roi de donner encore des jours à sa délibération personnelle. —
Non, non, » répondit le roi, « je vais signer à l'instant ! » L'évêque de
Beauvais, M. Feutrier, lui présentant la plume : « Mon cher ministre, »
lui dit le roi, « je ne dois pas vous dissimuler que cette signature est ce
qui m'a le plus coûté dans ma vie, je me déclare ainsi en hostilité avec mes
plus fidèles serviteurs, avec ceux que j'estime et que j'aime le plus :
fatale situation des princes chez qui le devoir domine le cœur ! » Puis,
ayant enfin signé, il se retourna, comme dans un dernier doute qui demandait
à être rassuré, vers l'évêque ministre. « Eh bien ! » lui dit-il, « monsieur
l'évêque, vous croyez donc que nous ne faisons pas de mal ? — Oh ! non, sire,
» répondit avec une fermeté héroïque dans sa situation l'évêque de Beauvais,
« vous sauvez la religion d'une grande ruine ! » La
première de ces ordonnances, fatale nécessité qui frappait par la main d'un
roi pieux sur les maîtres mêmes de son âme, supprimait les établissements
dirigés en France par les jésuites, réintégrait ces établissements dans les
attributions de l'Université, interdisait d'enseigner à tout ecclésiastique
qui n'aurait pas juré qu'il n'appartenait à aucune congrégation religieuse
proscrite par les lois du royaume. La
seconde limitait à vingt mille le nombre des élèves des séminaires, maximum
que l'esprit du siècle imposait aux vocations sacerdotales. Les
autres donnaient aux évêques la nomination des directeurs des écoles
ecclésiastiques et leur attribuaient des subventions, larges compensations
des rigueurs que la révolte de l'opinion publique imposait au gouvernement
contre les jésuites. IX. La
puissance de ce parti, qui se confondait avec la religion elle-même dans
l'esprit de la cour, de l'Église et des hautes classes aristocratiques,
n'éclata jamais plus qu'à la promulgation de ces ordonnances. Le roi fut
traité en impie, le ministère en persécuteur, l'évêque de Beauvais en
apostat. Une protestation des évêques français, répandue à cent mille
exemplaires dans les familles, sema la plainte, le gémissement, le trouble
dans les âmes pieuses. L'archevêque de Toulouse, Clermont-Tonnerre, s'insurgea
dans une lettre contre le gouvernement et refusa d'obéir. M. Clausel de
Coussergues, évêque de Chartres, prophétisa la ruine d'une administration
impie. Le roi
ne se troubla pas de ces clameurs. Il fit parler le pape dans un bref qui
innocentait l'acte purement politique du gouvernement français, et qui
répudiait formellement dans le Saint-Siège la pensée d'imposer telle ou telle
congrégation religieuse au royaume de France. Ce bref, adressé à M. de Latil,
un des évêques de cour les plus puissants sur la conscience du roi et les
moins suspects de concession au siècle, apaisa le tumulte, mais non le
murmure. Les jésuites se retirèrent en Suisse ou dans les États limitrophes,
où la confiance des familles les suivit et livra la jeunesse aristocratique à
leur discipline. Telle
fut la persécution de la religion par la main du roi le plus chrétien de nom
et le plus catholique de cœur de l'Europe. La liberté de conscience et
l'affranchissement réciproque de l'État et de l'Église par une législation
plus libérale aurait prévenu cette guerre inégale entre une nation et
quelques religieux, mais le concordat liait les mains de la religion pendant
que la loi civile appliquée à la conscience liait les mains du roi. La
religion la liberté et la philosophie se dégradaient également dans une
pareille lutte. Les peuples apprendront enfin par cet exemple de plus à ne
pas aliéner l'exercice de leur foi à la loi civile, et à ne pas aliéner la
loi civile dans des concordats au pontificat religieux. X. La
session finit sans que la confiance ou la défiance contre le ministère se
fussent caractérisées dans les Chambres, pour présager ou une stabilité
solide ou une ruine prochaine au cabinet : il comptait des ennemis
implacables dans le parti sacerdotal, mortellement offensé par l'expulsion
des jésuites ; dans le parti des royalistes exaltés de l'extrême .droite à la
Chambre et dans le parti de M. de Villèle, qui n'avait jamais consenti à sa
défaite et qui se recrutait tous les jours du repentir et de l'estime qui
avaient accompagné ce ministre dans sa retraite. Le ministère Martignac
n'avait que des amis précaires, douteux et exigeants dans la gauche et dans
le centre gauche de la Chambre, partis qui se prêtaient et ne se donnaient
pas. Ces discussions orageuses et acerbes avaient suffisamment montré au roi,
pendant la session qui venait de s'écouler, que les exigences de ces deux
partis de la Chambre s'accroîtraient dans les sessions prochaines en
proportion des nouvelles forces que les élections partielles de chaque année
leur enverraient, et qu'après avoir toléré un ministère conciliateur, les
libéraux demanderaient un ministère asservi. La lecture assidue des journaux
et sur. tout de la Gazette de France, organe de M. de Villèle, rédigée par un
écrivain dévoué de convictions et de cœur à ce ministre, M. de Genoude,
nourrissait ces défiances du roi ; son conseil était dans les pages de ce
journal. La Gazette de France était véritablement pour Charles X l'oreille de
Denys de Syracuse, par laquelle il écoutait le murmure et croyait entendre la
vraie pensée des royalistes. Elle dut à cette époque, à la circonstance et à
l'insinuation de ses écrivains une influence décisive et souvent fatale sur
l'esprit du prince, et sur les dispositions des royalistes, qu'elle détourna
obstinément, dans l'intérêt de M. de Villèle, d'une adhésion nécessaire au
ministère Martignac. Un sentiment honorable, la reconnaissance, autant que la
conviction, avait inféodé le cœur de ces écrivains politiques au ministre
tombé. Ils ne voyaient qu'en lui seul l'intelligence et le salut de la
monarchie ; leur rêve était de réunir dans un même cabinet le prince de
Polignac, qui leur assurerait le cœur du roi, et M. de Villèle, qui leur
assurerait l'habile administration des affaires ; et de composer ainsi, à
l'aide de ces deux influences, un gouvernement royaliste répondant d'un côté
à la cour, de l'autre au pays, gouvernement dont ils seraient l'inspiration
et l'organe, et qui les ferait participer au pouvoir dans la proportion de
leurs services. M. de Villèle écrivait quelquefois de sa propre main des
articles anonymes dans la Gazette de France. Son principal écrivain était M.
de Genoude. XI. M. de
Genoude a eu à cette époque et depuis une influence assez intime sur
l'opinion et sur les fautes de la cour et du parti royaliste pour laisser une
trace dans l'histoire de son pays. C'était un jeune homme alors, né à
Grenoble, d'une famille plébéienne entre le peuple et la bourgeoisie. La
nature l'avait doué d'un extérieur qui prévenait le regard, d'une
intelligence ouverte, d'un caractère à la fois diplomate et impérieux. Il
commençait par séduire pour avoir le droit de commander. Sa famille le destinait
à l'état ecclésiastique, profession qui dépayse, qui débaptise les hommes et
qui, plongeant ses degrés subalternes jusque dans les dernières classes
populaires, les élève ensuite par le talent, par la faveur ou par la vertu,
sans offusquer l'envie, jusqu'au premier degré de l'aristocratie sociale.
Élevé en province par des prêtres, qui voyaient en lui un espoir et un
honneur pour leur corps, appelé à Paris pour des études plus fortes, il avait
commencé à ébaucher son nom dans l'Église par une traduction de livres sacrés
empreinte d'un certain éclat de style, œuvre qui lui avait acquis le
patronage que la piété et l'esprit de corps accordent facilement aux
néophytes. Ce travail, sa jeunesse, ses sentiments royalistes et religieux,
la grâce et l'habileté naturelle de son caractère, cette assiduité caressante
que les hommes d'une origine modeste cultivent plus naturellement que les
autres autour des puissances du jour, lui avaient conquis la familiarité
précoce do M. de Chateaubriand, de M. de Lamennais, de M. de Bonald, de M. de
Montmorency, de M. le duc de Rohan, du prince Jules de Polignac, et enfin de
M. de Villèle. Le parti aristocratique voyait en lui un client, le parti
religieux un adepte. Il se préparait, disait-on, à entrer promptement dans le
sanctuaire. Mais
soit que sa vocation sacerdotale fût encore indécise dans son âme, soit que
la perspective d'une fortune plus libre et plus rapide dans le monde
l'emportât sur la lente et austère ambition du sacerdoce, ses patrons
apprirent tout à coup avec humeur qu'il venait d'épouser une jeune personne
d'un rang distingué, d'une fortune supérieure à ses espérances, et qui lui
apportait en dot la protection et la faveur de la duchesse de Bourbon,
belle-fille du prince de Condé. Cette princesse avait, disait-on, avec cette
jeune personne des rapports d'intimité qui lui assuraient dans la maison de
Condé une tendresse presque maternelle. Le roi, à la demande de l'auteur de
cette histoire, accorda au jeune écrivain, en considération de ce mariage,
des titres de noblesse qui transformaient son nom. M. de Villèle lui donna la
Gazette de France. Il se jeta dans la politique, il y porta ses
souvenirs religieux, son ardeur monarchique, ses complaisances de cœur pour
l'aristocratie, et on ne sait quel secret remords de son sang plébéien, qui
lui rappelai les révoltes populaires du Dauphiné, sa patrie, aux assemblées
de Vizille, et qui lui faisait concilier, dans un inconciliable sophisme, le
pouvoir absolu des rois, l'autorité indiscutable du sacerdoce avec la
souveraineté idéale du peuple. Il y
porta surtout une activité infatigable, un talent plus quotidien qu'éclatant,
une diplomatie de plume, pliant à tout sans rompre, des formes de discussion
qui n'insultaient jamais en frappant toujours, une obstination invincible, un
désintéressement qui ne marchandait pas sa fortune contre une idée, et une
fidélité à M. de Villèle, qui honorait même l'erreur quand elle était
couverte du fanatisme de la reconnaissance et du dévouement. Quoique lié
d'antécédents et de foi avec le parti de la congrégation politique, cet
écrivain n'en subissait pas le joug, trop intelligent pour n'en pas
apercevoir la médiocrité ; trop absolu pour s'asservir aux systèmes d'autrui,
il ne pouvait pas s'affilier à une discipline mène de son parti : on peut
dire qu'il était à lui seul une secte. Il ne tarda pas à s'associer dans son
œuvre de journalisme un homme d'une constance égale, mais d'un talent de
publiciste supérieur au sien, M. de Lourdoueix, en qui sa politique survit
encore. Tel
était alors M. de Genoude, qui, sans voir jamais Charles X, parlait tous les
soirs à l'oreille du roi dans ses pages implacables contre le ministère de
concession, et qui plongeait l'esprit de ce prince dans le doute le plus
funeste au crédit de M. de Martignac. Le ministère tremblait toutes les fois
qu'en entrant au conseil il apercevait le journal de M. de Genoude sur la
table du roi, et quand M. de La Ferronnais ou M. de Martignac lui faisaient
en souriant un reproche de cette lecture, infidélité à leur système : « Que voulez-vous, »
répondait le roi en s'excusant, « c'est un ancien » ami, c'est une
vieille habitude ! » XII. L'opposition
au ministère n'était pas si timide dans l'intérieur du palais. Les évêques de
l'ancienne intimité du comte d'Artois, quoiqu'ils eussent acquiescé sous
l'empire de la nécessité à l'expulsion momentanée des jésuites, n'en
gémissaient pas moins amèrement sur les lâchetés d'un ministère qui
sacrifiait par la main du roi les hommes de Dieu aux répugnances du peuple.
Le parti de la congrégation, qui ne faisait qu'un désormais avec le parti des
jésuites, tenait ses conciliabules dans les murs mêmes des Tuileries. Le
parti de la cour et de l'émigration, groupé autour des princesses,
s'indignait tout haut de la défection du roi, désertant sa noblesse et son
clergé pour se livrer, comme son malheureux frère Louis XVI, à un ministère
impie et plébéien, qui ne différait du ministère girondin de Roland que par
la déférence et la grâce, et qui conduisait la monarchie d'une main moins
rude, mais d'une main aussi sûre, à sa honte et à sa perte. Le duc
de Rivière, gouverneur du duc de Bordeaux, qui venait de mourir, avait été
remplacé par le baron de Damas. Le baron de Damas, cœur pur, âme fervente,
esprit sans éclat, mais d'une grinde droiture, avait par ses vertus et par sa
modestie la confiance du duc d'Angoulême, et un ascendant involontaire sur
l'esprit du roi. Bien que le baron de Damas fût incapable d'intrigue, et que
sa raison froide lui fit admettre la nécessité, au moins temporaire, de
l'administration de M. de Martignac et des concessions à l'opinion, dont il
faisait la part dans une restauration constitutionnelle, son rang à la cour,
ses fonctions élevées de gouverneur de l'héritier du trône, son royalisme
avéré, sa piété sincère, l'influence qu'on lui supposait sur l'esprit du chef
de la dynastie groupaient autour de lui tous les murmures et tous les
ressentiments de la cour et de l'Église. Son salon aux Tuileries, redouté des
ministres, était un centre d'opposition domestique qui formait autour du roi
lui-même une atmosphère de conspiration contre le gouvernement officiel. Enfin
le parti royaliste de Paris, des Chambres, des journaux, des provinces encore
imprégnées des passions de 1815, voyant s'accroître d'année en année dans les
élections le nombre des députés de l'opposition révolutionnaire, les adresses
des Chambres s'élever du ton de la servilité au ton de l'insulte, le
ministère de M. de Villèle tomber devant l'ombre d'une assemblée, et le roi
lui-même obéir, évidemment à contre-cœur, à un ministère qui pesait du poids
de l'opinion jusque sur sa conscience, croyait voir dans ces sages
concessions qui préviennent les révolutions les faiblesses qui les
encouragent, et, fanatisés les uns par la piété, les autres par la peur,
s'acharnaient avec délire sur le ministère pacificateur interposé entre leurs
passions et des révolutions nouvelles. Le roi,
influencé malgré lui par cette rumeur universelle de son parti, soutenait
encore ses ministres, mais il les soutenait en les livrant à la dérision de
ses amis, comme un expédient de règne dont il avait besoin, mais dont il
avait honte, et avec dédain pour des subalternes nécessaires. Telle était la
situation du ministère à la fin de la session. XIII. M. de
Martignac sentait cet ébranlement de faveur à la cour et de majorité dans la
Chambre. Il adressa au roi un mémoire confidentiel sur l'état des esprits et
sur la nécessité de pactiser avec la Chambre et d'y chercher dans des mesures
de plus en plus constitutionnelles une réconciliation avec les hommes du
centre gauche, que l'obstination de la droite rendait indispensable à la
couronne. Il savait qu'on nourrissait dans l'esprit du roi l'idée téméraire
d'une nouvelle dissolution de la Chambre. Il lui prophétisait dans un pareil
acte l'irritation du pays et la lutte directe et toujours fatale entre la
souveraineté héréditaire et la souveraineté électorale. M. de La Ferronnays
affecté de la froideur que lui témoignaient le roi et le duc d'Angoulême
depuis qu'il avait consenti à descendre de son rang d'homme de cour et
d'émigré, serviteur des princes, au rang de ministre complice d'une politique
nationale, demandait à se retirer. M. de Martignac proposait au roi, pour le
remplacer, M. Pasquier, ministre d'une incontestable capacité et d'une
banalité de services qui décolorerait sa signification au conseil. M. Hyde de
Neuville, qui prenait toujours ses sentiments pour de la politique,
recommandait de nouveau M. de Chateaubriand. Le roi les rejetait l'un et l'autre
par des prétextes qui cachaient dans son cœur le nom toujours présent du
prince de Polignac. On ne résolut rien, et le roi, voulant s'assurer par ses
propres yeux de son ascendant personnel sur le cœur du peuple, partit pour
visiter les provinces de l'Alsace. M. de Martignac l'accompagna. Le
voyage fut un perpétuel triomphe. Les peuples par leur sens aiment les rois
comme une personnification visible de la patrie ; quand ils se trouvent face
à face, les ombrages qui les séparent s'évanouissent et font place à
l'intérêt qui les emporte. Charles X représentait physiquement la royauté par
un visage qui charmait le peuple. Il réunissait en lui alors l'élégance
survivant à la jeunesse, à la majesté des années, la vigueur sous les cheveux
blancs. Sa grâce à cheval fascinait le peuple. Les concessions que son
ministère lui avait inspirées récemment avaient ouvert le cœur des
adversaires mêmes de la royauté. Les libéraux s'étudiaient à encourager par
une popularité politique ses premiers pas vers eux. Benjamin Constant,
Casimir Périer, les grands fabricants, les députés de l'Alsace l'entourèrent
de leurs ouvriers et de leurs paysans dans les ateliers des villes et dans les
campagnes. Le roi décora de sa main Casimir Périer. Le sourire et les
caresses de ces provinces libérales, la sincérité de leur enthousiasme, lui
persuadèrent de nouveau que son ministère lui rendait le cœur de la nation.
Il rentra à Paris avec une résolution affermie de le maintenir. Cependant
le prince de Polignac, avec qui il entretenait une secrète correspondance,
pensa que l'heure était propice pour se placer à la tête du conseil, et que
le voyage triomphal du roi aurait inspiré à ce prince assez de confiance en
lui-même pour oser avouer son ami. Le ministère des affaires étrangères était
vacant par l'absence de M. de La Ferronnays. Quelques intelligences dans le
conseil du roi et dans le Journal des Débats, qui voulaient caresser dans le
prince de Polignac la faiblesse cachée du roi, l'engagèrent à quitter Londres
et à paraître inopinément à Paris, où l'attendait un ministère. Le roi
lui-même, pour donner un motif plausible à la présence du prince de Polignac
à Paris, ordonna à M. Portalis de l'appeler. M.
Portalis, qui remplissait par intérim les fonctions de ministre des affaires
étrangères, représenta respectueusement au roi que la présence du prince,
effroi à tort ou à raison de l'opinion libérale et espoir de l'absolutisme,
porterait ombrage aux esprits. Le roi insista sans écouter d'observations. La
lettre partit. Le prince de Polignac, en la recevant, se crut déjà ministre,
et communiqua au duc de Wellington, chef du cabinet britannique, la confiance
qu'il apportait à Paris, il tenait cette certitude du roi lui-même. Sa
présence à la cour souleva la rumeur annoncée an roi par les ministres. Ils
déclarèrent unanimement à Charles X que si M. de Polignac entrait au conseil,
ils en sortiraient à l'instant pour ne pas colorer leur politique des
arrière-pensées que l'opinion publique supposait à ce ministre futur. Le roi
sentit qu'il avait trop présumé de la complaisance de son conseil. Il ajourna
l'avènement de son favori et l'accomplissement de ses propres désirs. M. de
Polignac tenta néanmoins quelques combinaisons de ministère discordant, dans
lesquelles il s'efforça de faire entrer M. Pasquier, un nom qui n'effrayait
aucune opinion, et M. Lainé, qui les rassurait toutes. M. Pasquier écouta,
mais il était trop clairvoyant pour consentir. M. Lainé, dont l'âme attristée
prophétisait d'avance les malheurs de la monarchie et de ta liberté qu'il
avait voulu concilier enfin sur les ruines de la tyrannie, avait déjà retiré
son grand nom dans cette philosophie civique, qui était le fond de son
-caractère. Nul homme sensé ne consentait à prêter sa responsabilité à une
conspiration de palais dans le roi ou à un caprice d'orgueil dans le prince
de Polignac, qui ne pouvaient se dénouer aux yeux de tous que par une
catastrophe. Le roi et M. de Polignac furent forcés d'ajourner leur témérité. Le roi
ouvrit la session de 1829 dans un discours inspiré par M. de Martignac, qui
désavouait plus explicitement que jamais toute pensée rétrograde. « L'expérience, »
disait le roi en finissant ce tableau rassurant de la situation générale et
en faisant allusion aux systèmes absolus qu'on lui prêtait, « l'expérience
a dissipé le prestige des théories insensées. La France sait comme vous sur
quelles bases son bonheur repose, et ceux qui le chercheraient ailleurs que
dans l'union sincère de s l'autorité royale et des libertés consacrées par la
Charte seraient honteusement désavoués par elle ! » La
France à ces paroles reprit confiance dans l'avenir. Le centre gauche, la
gauche même applaudirent. Ces deux fractions, grandies par les trois
élections précédentes, ouvrirent les bras pour embrasser d'avance le
gouvernement qui venait à elles. Tout parut sourire un moment à la sagesse
inespérée du roi. Le prince de Polignac, qui était resté quelques semaines de
plus à Paris, sous prétexte d'assister à l'ouverture des Chambres, profita de
la discussion de l'adresse dans la Chambre des pairs pour faire une
profession de foi, qui ressemblait à une préface mystérieuse concertée avec
le roi pour populariser la cour. Ce prince, qui n'avait jamais parlé dans les
discussions publiques, parut tout à coup à la tribune pour y parler non de
l'adresse en discussion, mais de lui : « Des
feuilles publiques, » dit-il, « ont dirigé contre moi depuis quelques jours
leurs plus violentes calomnies, sans provocation de ma part, sans vérité,
sans vraisemblance, sans un seul fait qui leur servit de motif ou de prétexte
; elles ont osé me montrer à la France entière comme nourrissant dans mon
cœur un secret éloignement contre nos institutions représentatives, qui
semblent avoir acquis la sanction du bien et une sorte d'autorité
imprescriptible depuis que la main royale qui nous les a données repose
glorieusement dans la tombe ; si les auteurs, quels qu'ils soient, de ces
inculpations calomnieuses, pouvaient pénétrer dans l'intérieur de ma maison,
ils y trouveraient la meilleure de toutes les réfutations et de toutes les
réponses ; ils m'y verraient entouré des fruits de mes continuelles études,
ayant toutes pour objet et pour but la défense, la consolidation de nos
institutions actuelles, le désir et le dessein d'en faire hériter mes enfants
; oui, nos institutions, » ajouta, avec l'accent d'un serment, le prince de
Polignac ; « me paraissent concilier tout ce que peuvent réclamer d'un côté
la force et la dignité du trône, de l'autre une juste indépendance nationale
; c'est donc d'accord avec ma conscience et ma conviction que j'ai pris
l'engagement solennel de concourir à les maintenir... Et de quel droit
penserait-on aujourd'hui que je reculerai devant cet engagement ? De quel
droit me supposerait-on l'intention de sacrifier des libertés légitimement
acquises ? M'a-t-on jamais vu le servile adorateur du pouvoir ? Ma foi
politique s'est-elle ébranlée à l'aspect du péril ? S'il était possible
d'interroger la conscience et la vie de mes accusateurs, ne les trouverais-je
pas eux- mêmes fléchissant le genou devant l'idole quand, plus indépendant
qu'eux, je bravais dans les fers les dangers et la mort ?... » Ce
discours, où la personnalité inattendue d'un homme qu'on savait le favori, et
pour ainsi dire le fils de la pensée du roi, produisit un double étonnement
et une double émotion dans le pays. Les uns y virent avec bonheur une
émanation rassurante des opinions de Charles X imposant à sa cour même le
retour sincère à la Constitution, qui signalait depuis une année ses actes
publics. Les autres y virent le programme d'un ministre de cour avoué
d'avance par le roi. Il éclata comme un coup de foudre sur la tête de M. de
Martignac. Ce ministre comprit que le roi lui préparait un successeur, et que
l'ébranlement de son crédit dans les Chambres allait suivre nécessairement
l'ébranlement de son crédit présumé dans le cœur du roi. Il aborda avec moins
d'espoir, mais non avec moins de patriotisme, la double tâche que créait pour
le gouvernement la candidature ainsi proclamée d'un rival. Les
premiers scrutins de l'Assemblée pour la nomination de son président, en
donnant la majorité à M. Royer-Collard, mais 153 voix à M. Casimir Périer et
90 à M. de La Bourdonnaie, lui montrèrent la force redoutable de deux
oppositions qui, en se réunissant, feraient à leur gré chanceler son
gouvernement. Le
centre même appartenait plus à M. de Villèle qu'au ministère. Ce ministre
déchu du pouvoir, mais non du cœur de ses anciens amis, s'était retiré dans
sa terre des environs de Toulouse pour enlever son nom aux intrigues des
partis. Mais il inspirait de là ses amis et il les détournait d'attaquer trop
violemment un cabinet dont M. de Polignac affectait maintenant l'héritage. La
Gazette de France, son principal organe, comme nous l'avons expliqué, avait
en même temps des liens d'opinion, de religion, d'amitié, de reconnaissance
avec M. de Polignac. Embarrassé entre ses deux amis, M. de Genoude
s'efforçait de les réunir malgré des antipathies criantes. M. de Villèle,
convaincu depuis longtemps de la supériorité dans la faveur du roi et de
l'infériorité dans l'opinion publique du collègue qu'on lui ménageait,
résistait inébranlablement à une telle alliance. De là l'indécise immobilité
du centre droit dans l'Assemblée. Cette immobilité donnait seule du temps et
une apparence d'aplomb au ministère. Il engagea le roi avec persévérance à
nommer M. Royer-Collard, qui se ménageait entre tous les partis dans la
Chambre. Ce choix paraissait alors politique, l'événement le prouva fatal. XIV. Après
quelques discours modérés dans la discussion de l'adresse, le gouvernement
présenta aux Chambres, comme complément organique et libéral de la Charte,
une loi populaire sur les conseils municipaux, qui restituait aux villes et
aux campagnes une large part d'intervention dans leurs pouvoirs et dans leurs
intérêts locaux. C'était l'émancipation des communes dans tout ce qui ne
tenait pas essentiellement au pouvoir central et à l'unité d'administration
monarchique. Le roi exigea que son ministère présentât en même temps une loi
organique sur les conseils d'arrondissement et de département, loi libérale
et représentative aussi dans son esprit, mais favorable à l'aristocratie territoriale
dans ses résultats prévus, demandée par les royalistes comme une compensation
aux libertés trop démocratiques des municipalités et comme une base de leur
ascendant dans l'administration des départements. Le roi,
convaincu, disait-on, que l'un de ces deux projets succomberait devant la
résistance des royalistes, avait exigé pour consentir à leur présentation que
les deux lois seraient connexes et indivisibles dans la discussion. Cette
ruse, indigne de la loyauté d'un prince, fut peut-être une calomnie de
l'opinion. Elle parut justifiée cependant par l'attitude des royalistes,
confidents présumés des intentions de la cour dans le débat et dans le vote.
Le premier projet ne soulevait pas de grandes oppositions. Le second, amendé
par la commission de la Chambre, qui supprimait les conseils d'arrondissement
pour créer des assemblées de canton plus multipliées et plus populaires, fut
rejeté par une obstination insensée de la gauche et du centre gauche, plus
pressés de se populariser par une opposition de tribuns intempestifs que de
se fortifier par l'acceptation loyale de larges concessions offertes à la
liberté. Ce vote
était la chute du ministère. La gauche et le centre gauche le savaient. M. de
Martignac n'avait laissé ignorer ni à M. Sébastiani, ni à M. Casimir Périer,
ni à M. Guizot, qui les dirigeaient, que le roi ne passerait jamais la borne
des condescendances libérales qu'il avait assignées à ses ministres, et qu'en
fournissant à ce prince le prétexte de congédier son ministère pacificateur,
ils rejetaient la cour dans les ministères de démence, le pays dans les
convulsions, la liberté dans les problèmes et peut-être dans la tyrannie.
Aucune sagesse ne put ni éclairer, ni fléchir ces hommes. Ils eurent pour
toute politique ce pessimisme, crime et suicide de tous les corps délibérants
où la passion préfère toujours la popularité des orateurs au salut du peuple.
Les royalistes de leur côté, vainement et éloquemment implorés par M. de
Martignac et par M. Hyde de Neuville de venir au secours de la loi et de
prévenir la ruine commune en votant avec les conseillers de la couronne,
restèrent immobiles sur leurs bancs, souriant de l'embarras du ministère,
triomphant du triomphe de leurs ennemis et se réjouissant en secret de la
chute prochaine d'une administration dont ils espéraient se partager les
dépouilles. M. de
Martignac, atterré du vote, se retira un moment de la Chambre pour aller
prendre les ordres du roi. Un ministre moins dévoué et qui aurait plus songé
à sa vengeance qu'à son devoir aurait répudié un ministère où les libéraux
répondaient aux concessions par des exigences, où les royalistes conspiraient
contre eux-mêmes avec la révolution, où la cour tournait en dérision le
dévouement, où le roi lui-même semblait se réjouir du revers de ses meilleurs
serviteurs pour avoir le droit de faire appel aux extrémités et aux favoris. M. de
Martignac sentait avec une amertume patriotique tous ces déboires de la
fidélité et toutes ces tentations de la faiblesse ; mais il avait puisé dans
son âme et dans son commerce avec M. Lainé un sentiment du devoir supérieur à
ces dégoûts de l'homme d'État. Il n'hésita pas à rester au poste où il
pouvait amortir le choc entre la couronne et la Chambre. Il ne se flattait
plus, mais il combattait encore. En rentrant une heure après dans
l'assemblée, le visage attristé mais calme, il monta à la tribune et il
annonça à la Chambre que le roi retirait les deux lois. Une consternation
tardive saisit la gauche, le centre gauche et le centre. Une joie maligne
parcourait les bancs de M. de La Bourdonnaie et des royalistes. Les membres
du parti libéral qui avaient poussé par leurs coupables exigences le roi à se
repentir de ces concessions se récrièrent contre la précipitation de la
prérogative irritée du roi, et parurent regretter leur faute. Il était trop
tard. Le ministère, discrédité à la cour par sa défaite devant la Chambre,
humilié devant les royalistes par le refus de ses avances au parti libéral,
durait encore et ne vivait plus. L'agitation
saisit la France, l'avenir s'assombrit. M. de La Ferronnays frappé d'une
maladie subite dans le cabinet du roi, laissa le ministère des affaires
étrangères à la convoitise de toutes les ambitions. Ou y portait encore M. de
Chateaubriand. Le roi y avait placé en expectative M. Portalis comme pour
garder confidentiellement la place à N. de Polignac. En récompense de cette
complaisance, le roi promit par écrit à M. Portalis de lui réserver la place
inamovible et lucrative de premier président de la cour de cassation, laissée
vacante par la mort du magistrat le plus intègre et le plus vénéré du
royaume, M. Henrion de Pansey. Un membre jusque-là obscur de la Chambre, M.
Bourdeau, fut appelé à cause de son obscurité même au ministère de la
justice.' La cour, les courtisans, les princesses, tournaient eux-mêmes en
dérision les hommes promus aux premières fonctions du gouvernement. On eût
dit que le prince motivait d'avance le congé déjà donné dans son cœur à un
ministère de dédain. XV. Le
budget fut voté comme dans une trêve tacite et morne entre les partis. La
discussion n'en fut signalée que par de mesquines chicanes de la Chambre sur
les fonds employés par M. de Peyronnet à la construction plus ou moins
splendide d'une salle à manger au ministère de la justice, et sur la
suppression de quelques aides de camp du roi et des princes. Le roi cachait
mal son dédain de ces chicanes et son intention arrêtée de secouer le joug de
la Chambre et de la presse. Le soir
d'une discussion où la solde de l'armée avait été violemment disputée au
gouvernement, le ministre de la guerre, M. de Caux, entra dans le cabinet du
roi encore aigri de la lutte qu'il avait été forcé de soutenir : « Eh bien !
» lui dit le roi en entrant dans sa pensée, « que dites-vous d'une telle
assemblée ? » — « Abominable, sire ! » répondit le ministre. Le roi,
heureux de trouver ses propres impressions dans le cœur d'un de ses
conseillers, entraina à ce mot M. de Caux dans l'embrasure d'une fenêtre. «
Vous convenez donc enfin, » lui dit-il à voix basse, « que ceci ne peut pas
durer ? Suis-je sûr de l'armée ? » ajouta le prince d'un ton significatif et
caressant et en prenant dans ses mains les mains du ministre. « Sire, »
répliqua M. de Caux, « il faut savoir pourquoi ? » — « Sans condition ? »
reprit le roi. — « Eh bien ! sire, l’armée ne manquera jamais au roi
pour la défense du trône et de la Charte, mais s'il s'agissait de rétablir
l'ancien régime !... » — « La Charte ! la Charte ! » reprit avec impatience
le roi, « qui veut la violer ? Sans doute c'est une œuvre imparfaite, mon
frère était si pressé de régner à tout prix ! Je la respecterai néanmoins ;
mais qu'est-ce que l'armée a de commun avec la Charte ? » Des
conférences nocturnes rapprochaient déjà en secret le roi des royalistes les
plus exaltés de la majorité de 1815. M. Ferdinand de Berthier conduisait le
soir M. de La Bourdonnaie, en costume de ville, par le logement du premier
valet de chambre dans l'appartement de Charles X. Un comité parlementaire,
composé de M. Rayez, que le mécontentement contre le ministère avait incliné
à M. de Polignac ; de M. de Chantelauze, avocat général à Grenoble, magistrat
fanatique d'autorité ; de M. de Montbel, ami loyal mais inaliénable alors de
M. de Villèle, dressait pour le roi des plans d'administration, des listes de
majorité, des compositions de ministère à quelques pas de la salle du conseil
où les ministres se dévouaient encore à la conciliation de la couronne et de
la Chambre. Le prince de Polignac, qui était retourné à Londres après son
apparition étrange à la tribune, arriva de nouveau à Paris, comme mandé à
l'insu des ministres par un signe mystérieux de la cour. Une lettre du roi
lui-même l'avait rappelé. Ce prince, en apparence tout entier à la chasse ou
aux étiquettes de cour ; ne parlait plus de politique à M. de Martignac. Le
silence préludait à l'ingratitude. Les ministres flottaient dans un doute qui
suspendait tout, même leurs pensées. Le roi devait partir pour un voyage dans
la Normandie ; on ne s'attendait à 'aucune résolution avant son retour. Le 6
août, dans la matinée, M. Portalis, ministre des affaires étrangères, fut
appelé inopinément à Saint-Cloud. Le roi lui annonça la dissolution du
ministère. « Les concessions m'ont affaibli sans satisfaire mes ennemis,
» lui dit le roi. M. Portalis réclama alors la promesse, écrite mais gardée
par le roi, de la place de premier président de la cour de cassation, en
récompense de tant de services. « Je ne suis pas assez content de vous
pour vous donner une si éclatante marque de satisfaction, » lui répondit le
roi ; « d'ailleurs, c'est une place trop haute pour que mon nouveau
conseil ne soit pas appelé à la décerner lui-même. » Le
ministre des finances, M. Roy, apprit quelques moments après de la bouche du
prince le renvoi des ministres ; le roi le conjura do rester dans son
conseil. Le ministre des finances fut inflexible. M. Hyde
de Neuville, sûr de sa conscience et fier de ses succès pendant son
administration, ne pouvait croire à sa disgrâce. Les ministres,
successivement informés par M. Portalis, portèrent leurs portefeuilles à
Saint-Cloud et prirent congé du roi. Il parla avec bonté et reconnaissance à
M. de Martignac, avec sévérité à M. Feutrier, évêque de Beauvais, avec
rudesse à M. de Vatisménil. Il pardonnait le libéralisme aux hommes qui
avaient dans leur passé le droit de croire à la liberté, il ne pardonnait pas
ce qu'il nommait des complaisances révolutionnaires aux hommes qui ne lui
semblaient chercher que leur ambition ou leur popularité dans leur désertion
récente du parti de la cour ou de la congrégation. Le soir
le ministère nouveau, enfin composé dans la journée, éclata comme un tocsin
de révolution dans Paris. Ce
ministère se composait du prince DE POLIGNAC, ministre des affaires
étrangères ; De M. DE LA BOURDONNAIE, ministre de l'intérieur ; De M. DE BOURMONT, ministre de la guerre ; De M. DE MONTBEL, ministre de l'instruction
publique ; De M. DE COURVOISIER, ministre de la justice ; De M. DE CHABROL, ministre des finances ; Enfin
de M. D'HAUSSEZ, ministre de la marine. Le
prince de Polignac avait nommé sans le consulter M. de Rigny, encore tout
éclatant de sa popularité de Navarin, à ce dernier poste ; M. de Rigny
refusa. Le duc d'Angoulême, indigné d'un refus qu'il considérait presque
comme une insubordination dans un militaire et comme une offense à son père,
dit à M. de Rigny en lui reprochant sa [ici manque une page] ... Versailles,
comme pour emporter avec elle le prétexte des malédictions publiques et les
dangers de la cour ; élevé et comme adopté par le comte d'Artois au nombre de
ses aides de camp pendant l'émigration ; avant de toucher à l'adolescence,
associé aux poursuites du complot de Georges contre le premier consul ;
arrêté à Paris à cette époque suspecte avec son frère ; condamné à mort comme
complice de cet attentat ; menacé de sa grâce à cause de son intéressante
jeunesse, et disputant généreusement la mort à son frère plus âgé que lui ;
attendrissant par ce combat sublime les juges et le premier consul lui-même ;
emprisonné à Vincennes à perpétuité ; pardonné et relâché plus tard ; sorti
de nouveau de sa patrie pour rejoindre son prince ; rentré avec lui en 1814 ;
investi par la faveur du comte d'Artois de grades militaires et de fonctions
diplomatiques à Rome, où sa ferveur religieuse lui conciliait d'avance la
confiance intime de la papauté ; réfugié à Gand en 1815, puis combattant en
Savoie à la tête d'un soulèvement de royalistes français contre l'empereur ;
discutant presque seul à la tribune de la Chambre des pairs le serment que la
constitution demandait à la Charte, et faisant à ce serment des réserves qui
ne touchaient que sa conscience de chrétien, mais qui semblaient réserver en
même temps ses opinions de royaliste sans condition ; envoyé ensuite en
ambassade à Londres comme pour essuyer dans l'absence son impopularité
natale, et pour le mûrir aux affaires d'État ; inconnu de sa personne à la
France, connu seulement par son nom et par tous les préjugés attachés à ce
nom ; considéré à tort ou à raison comme l'espérance du parti sacerdotal,
dont les principaux membres émigrés à Londres avaient allaité son enfance de
doctrines incompatibles avec la liberté et l'égalité des cultes, comme le
favori du parti aristocratique et courtisanesque, dont le crédit dans l'État
renaîtrait avec son nom, enfin, comme le séide dévoué mais aveugle d'un roi
dont la volonté était pour lui l'arrêt du ciel : tel se présentait à
l'opinion des masses le prince de Polignac. Ceux
qui, comme l'auteur de ce récit, le regardaient de plus près et le jugeaient
avec moins de préventions voyaient dans M. de Polignac, non ce que la
naissance et le hasard des cours, mais ce que l'âge, les vicissitudes de la
vie, les longues captivités, les affaires, les études en avaient fait : un
homme d'un extérieur qui rappelait sur son visage et dans l'élégance de son
maintien la beauté aristocratique et féminine de sa mère, empreinte de la
mélancolie des longues prisons, d'une intelligence facile et gracieuse
appliquée tardivement aux choses politiques, n'ayant sous des apparences
méditatives que la superficie de la réflexion, d'un royalisme qui faisait du
roi non-seulement un père, mais une ombre de Dieu sur la terre, d'une piété
plus convenable à un cloître qu'à un palais, et qui s'exaltait quelquefois
jusqu'à l'extase et jusqu'aux interventions surnaturelles de la grâce divine
dans les destinées humaines, d'une bonté qui excluait en lui toute
intolérance, encore plus toute persécution de conscience et de parti, et
d'une opinion politique qui aurait admis très-sincèrement les institutions
représentatives, pourvu que ces institutions, que son esprit inattentif
calquait sur celles de l'Angleterre sans rien comprendre à la révolution
française de 4789, eussent composé une trinité indissoluble des communes, de
l'Église et de l'aristocratie. XVII. M. de
La Bourdonnaie représentait aux yeux du pays un terroriste de la royauté,
voulant combattre la révolution avec les mêmes armes dont la révolution
s'était servie pour combattre le royalisme. Homme chez qui l'opinion était
inséparable de la colère et chez qui l'excès faisait partie de l'éloquence,
un tribun vendéen de 1815 devenu l'homme d'État de I8Q9 ; son nom seul, qui
avait si souvent fait pâlir les bonapartistes et les libéraux quand il
demandait des proscriptions par catégories à Louis XVIII, faisait aujourd'hui
frémir les hommes modérés de tous les partis, quand ils voyaient celui qui
accusait M. de Peyronnet de mollesse, devenu le modérateur et l'arbitre des
conseils de Charles X. Cette
violence de M. de La Bourdonnaie était néanmoins dans l'attitude plus que
dans le caractère. Ses théories absolues et implacables à la tribune
n'étaient au fond que des satisfactions de parole jetées en pâture à la
renommée de force qu'il aimait à se faire dans les salons de l'aristocratie
et dans les châteaux de la Vendée. Elles ne revêtaient ni des systèmes
arrêtés ni une volonté active d'homme d'État. Ce feu s'évaporait dans la
polémique. Le retentissement d'un discours soigneusement écrit jusqu'aux
extrémités du pays suffisait à sa vanité. Menaçant toujours, ne frappant
jamais, il voulait la renommée plus que le pouvoir. Son ambition était le
bruit, il tonnait pour être entendu de ses amis bien plus que pour foudroyer
ses ennemis. Charles X, qui avait pris l'orateur pour l'homme et qui espérait
trouver dans M. de La Bourdonnaie un Mirabeau monarchique, ne fut pas
longtemps à s'apercevoir qu'il n'avait introduit dans son conseil qu'une
parole sonore, une pensée absente, une volonté sans impulsion, sans route et
sans but. M. de
Bourmont, ministre de la guerre, était la Vendée elle-même appelée par son
nom au conseil pour donner des lois à la France ; ce nom rappelait
non-seulement l'esprit de parti armé, la haine sanglante de 1798 entre les
blancs et les bleus, la guerre civile, il rappelait par Waterloo la défection
à l'étranger au milieu d'une campagne, et il rappelait, par le procès du
maréchal Ney, contre lequel M. de Bourmont, son lieutenant, avait témoigné
sans ménagement, une des sévérités les plus implacables de la Restauration et
une des morts tragiques les plus amèrement reprochées aux Bourbons. Le choix
d'un tel ministre de la guerre ressemblait à une révocation de l'amnistie que
la sagesse de Louis XVIII avait jetée sur la gloire et sur les fautes de
l'armée française. Il semblait aussi remuer impolitiquement le sang de
Waterloo pour en retracer sans cesse la douleur et l'humiliation nationale
dans le nom du transfuge de l'armée. M. de
Bourmont, il est vrai, rachetait ces malheurs de son nom par tous les dons du
militaire, du chef de parti, de l'homme d'État ; la guerre civile, qui
l'avait pris au berceau, l'avait trempé, dès ses premières années, dans
l'intrépidité de ses champs de bataille, et dans les mystères de ses complota
; les guerres de l'empire, qu'il avait faites ensuite avec gloire, après la
pacification de la Bretagne, lui avaient donné pour émules ces mêmes généraux
de la république qu'il avait eus autrefois pour ennemis. Napoléon l'avait
distingué comme homme de guerre au milieu de tous ces enfants de la guerre
formés à côté de lui ou sous lui au métier des armes. Mais M. de Bourmont
était plus qu'un soldat, c'était une intelligence et une ambition capables
d'affecter et de dépasser tous les rôles que la volubilité des temps de
révolution présentent aux caractères qui ont le génie de leur fortune. Mobile
et fataliste à la fois, tantôt s'endormant comme les Orientaux dans une
oisiveté et dans une mollesse qui laissaient tout faire aux événements,
tantôt se réveillant comme en sursaut à l'appel des circonstances et
déployant cette activité qui multiplie le temps, dévorant les affaires,
prudent et hardi, mystérieux et confiant, capable de longues patiences et de
coups d'audace, esprit solide et souple en même temps, négociateur par
nature, caressant avec ses supérieurs, ouvert avec ses égaux, agréable avec
ses subordonnés ; sortant tout à coup de son silence habituel par des éclairs
d'éloquence, qui illuminaient le conseil de guerre ou les combinaisons de la
politique ; fidèle de sang et d'honneur plus que de fanatisme à la cause de
ses premières années, et, par cette insouciance même sur les principes, plus
propre que tout autre à servir une restauration sans participer à ses
vertiges ; son front pensif, son œil de feu, sa lèvre fine, son sourire
intelligent, son teint bruni par le soleil du bivouac, sa taille élégante, sa
démarche légère son geste familier, sa parole brève exprimaient au premier
aspect l'homme supérieur à ce qui l'entourait. Il était impossible de
l'entrevoir au milieu d'un groupe de généraux sens demander son nom, et de
l'avoir entrevu sans se souvenir de lui. Tel était. le ministre de la guerre
; son seul malheur était de s'appeler Bourmont. Charles X et M. de Polignac
n'y avaient pas pensé ; mais la France crut qu'ils y pensaient et que la
guerre civile entrait avec lui au conseil. XVIII. M. de
Montbel était un nom nouveau dans les affaires ; il n'y entrait qu'avec une
demi-renommée faite honorablement dans l'administration de la ville de
Toulouse, dont il était maire, et à la tribune de la Chambre des députés, où
il avait soutenu avec noblesse et courage le pouvoir et la disgrâce de son
ami M. de Villèle : c'était évidemment une main tendue au retour de M. de
Villèle dans le conseil du roi. C'était de plus une parole honorée et
agréable dans la Chambre, où tous les partis rendaient hommage à son
caractère. M. de
Courvoisier était l'orateur en titre de ce conseil. Son nom avait une
signification moins alarmante pour la Constitution. Il avait défendu avec une
éloquence diffuse et passionnée le système de M. Decazes, mais depuis son
esprit solitaire et saccadé l'avait jeté, disait-on, dans les systèmes
mystiques de M. le comte de Maistre et de M. de Bonald et dans les sophismes
pieux du parti du clergé. On pouvait également retrouver dans cet orateur,
depuis longtemps enseveli dans sa retraite du mont Jura, ou l'ancien
fanatique de la Charte ou le fanatique nouveau de l'absolutisme. Ce nom était
moins une menace qu'une énigme dans le ministère. On
connaît M. de Chabrol, administrateur obstiné, s'effaçant ou se subordonnant
à tous les régimes politiques ; ne donnant ni gages, ni alarmes à l'opinion,
et consentant à compléter complaisamment, sous la main du roi, un ministère
de coup d'État aussi bien qu'un ministère de Charte. Quant à
M. d'Haussez, préfet de Grenoble, il était inconnu ; mais le choix qu'on
avait fait de lui le faisait connaître. On le préjugeait ce qu'il était :
capable de dévouement, incapable de résistance à des mesures qui seraient
colorées de fidélité et de péril pour le salut du roi. XIX. La
presse et l'opinion, qui se préparaient depuis quelques mois à tout apprendre
et à tout oser contre une tentative désespérée de la couronne, éclatèrent dès
le lendemain en colères, en menaces ou en tristesses qui ébranlèrent en
quelques heures le pays. « Coblentz ! Waterloo ! 1815 ! » s'écria le Journal
des Débats en analysant les noms des ministres, « L'émigration dans
M. de Polignac ! la désertion à l'ennemi dans M. de Bourmont ! les
fureurs de la proscription dans M. de La Bourdonnaie, voilà les trois
principes dans les trois personnages du ministère ! Pressez-le, il ne
dégoutte qu'humiliation, malheur et danger ! malheureuse France !
malheureux roi !... » M.
Guizot et M. Thiers, l'un dans le journal le Temps, l'autre dans le National,
journal qu'il accrédita depuis par une polémique où l'on pressentait sous la
verve de l'homme de plume la pensée de l'homme de gouvernement futur,
fulminèrent contre la démence du roi. Les écrivains d'une opposition plus
populaire encore se félicitèrent hautement de ce qu'une guerre franchement
déclarée par de tels noms à la constitution déchirait enfin le voile
hypocrite derrière lequel l'Église, l'aristocratie, la cour ourdissaient
depuis six ans leurs trames contre toutes les libertés. Les sociétés secrètes
ou patentes, telles que le comité directeur de M. de La Fayette, et la
société Aide-toi, le ciel t'aidera, de MM. de Broglie et Guizot, se
préparèrent à l'attaque ou à la résistance ; des associations et des
cotisations pour la défense des institutions menacées s'ouvrirent dans toutes
les villes du royaume et s'engagèrent au refus d'impôt qui avait précédé avec
Sidney la chute des Stuarts en Angleterre. M. de La Fayette, aussi ardent
dans sa vieillesse à la ruine de la monarchie qu'aux premières scènes de
1789, parcourut le Dauphiné, contrée insurrectionnelle où la révolution avait
eu à Vizille son premier champ de bataille. Il y reçut des couronnes de
chêne. Il entra en triomphateur à Lyon dans une calèche attelée de quatre
chevaux blancs, souvenir du cheval de la fédération immortalisée dans les
souvenirs du peuple. Cent mille âmes lui faisaient cortége. Trois cents
jeunes gens à cheval précédaient sa voiture. Les citoyens le haranguèrent aux
portes de la ville. « Aujourd'hui,
» leur répondait-il, « je me trouve au milieu de vous dans un moment que
j'appellerais critique, si je ne voyais dans cette puissante cité cette
fermeté calme et même dédaigneuse d'un grand peuple qui conne ses droits et
qui sent sa force ! » Il n'y avait plus besoin, pour lui de conspirer ; le
gouvernement conspirait pour lui, et la France conspirait avec lui. Une
attente inquiète et une immobilité terrible furent, pendant ces derniers mois
de 1829, les préludes de la guerre inévitable entre un gouvernement et un pays
qui se mesuraient face à face comme pour savoir qui frapperait le premier. XX. Cependant
le ministère semblait reculer devant ce qu'il avait tenté en se constituant.
On eût dit que sa politique était d'user à force d'immobilité et d'innocence
l'émotion et les soupçons qui l'assaillaient. M. de La Bourdonnaie publia une
circulaire aux préfets qui n'annonçait ni projets hostiles à la Constitution,
ni tension violente des ressorts du gouvernement. M. de Polignac s'occupait
des dépêches et du mécanisme diplomatique de son ministère. Tout à
coup des dissensions intestines, qui couvaient déjà dans le conseil entre des
hommes que la volonté du roi plus que des sympathies concertées entre eux y
avait groupés, éclatèrent au dehors par la retraite de M. de La Bourdonnaie.
On crut que cette retraite dénonçait dans le conseil des éventualités de coup
de force auxquelles ce ministre s'était refusé. Les alarmes publiques
s'accrurent contre une politique d'excès qui faisait hésiter même un pareil
homme. Il n'en était rien, une vaine prééminence dans le conseil, dont le
prince de Polignac affectait la présidence, et que M. de La Bourdonnaie ne
voulait pas subir, servit d'occasion et de prétexte à ce démembrement du ministère.
Le roi, qui avait espéré rencontrer dans M. de La Bourdonnaie une inspiration
et une force, avait été frappé du néant de ses pensées. Il n'est donné à
aucun homme d'avoir du génie contre l'instinct de tout un peuple et contre la
vérité d'une situation. La Charte était la vérité de la Restauration, en
cherchant contre cette vérité des sophismes les hommes les plus ingénieux ne
trouvaient rien. M. de La Bourdonnaie lui-même saisit avec empressement le
premier prétexte pour sortir avant un aveu d'impuissance, ou avant la
responsabilité d'une catastrophe, de la combinaison où il était témérairement
entré. Deux essais de pouvoir sans autre action possible que des actes de
démence, l'avaient puni de quinze ans d'opposition irréfléchie. Il fut
enseveli à la pairie avec les honneurs de la sépulture des ambitieux déçus,
et son nom s'y éteignit dans le silence. XXI. Les
impérieuses injonctions de la Gazette de France forcèrent le prince de
Polignac à donner le ministère de l'intérieur à M. de Montbel pour y servir
de gage ou d'espérance au parti de M. de Villèle, dont M. de Montbel était le
précurseur ou le continuateur aux yeux de M. de Genoude. On cherchait un
ministre de l'instruction publique pour remplacer M. de Montbel. On voulait
un orateur : un jeune magistrat, d'un caractère et d'un talent qui l'avaient
élevé par son seul mérite au second poste du ministère de la justice, M.
Rocher, fut consulté par le roi sur l'aptitude et sur l'éloquence des hommes
de paroles dans les différentes cours de justice du royaume ; M. Rocher
indiqua M. Guernon de Ranville, qu'un beau talent dénonça ainsi à son insu à
l'éclat et aux malheurs du pouvoir dans une heure de crise et de ténèbres.
Accepter était un dévouement, refuser pouvait paraître une lâcheté, M.
Guernon de Ranville accepta. Pendant
ces mutations, dans lesquelles le roi et M. de Polignac cherchaient l'aplomb
de leur gouvernement, les élections justifiaient l'opposition dans la Chambre
par les hommes les plus ombrageux contre les desseins supposés de la cour ;
tout respirait une guerre prochaine. Des deux côtés on envoyait, non des
conseillers pacifiques, mais des combattants. XXII. Deux
hommes historiques parurent alors pour la première fois dans les assemblées
politiques, comme pour présager les agitations auxquelles ils allaient associer
leur longue renommée : l'un était M. Guizot, l'autre M. Berryer. On
connaissait M. Guizot depuis 1814 : confident d'abord inaperçu de l'abbé de
Montesquiou sous un ministère royaliste ; agent avoué des négociations des
légitimistes à Gand ; rentré de cette courte émigration politique pour prêter
sa plume au ministère Richelieu, qui voulait rajeunir le royalisme en le
confondant avec la liberté ; conseiller intime et publiciste confidentiel de
M. Decazes, qu'il appuyait avec ses amis, M. Villemain, M. de Broglie, M. de
Staël, M. de Ba-rente, partisans de ses théories empruntées à l'histoire des
Stuarts et mal adaptées à son pays ; adepte de M. Royer-Collard, dont il
s'était fait le disciple avant d'en devenir le rival ; créant avec lui la
secte des doctrinaires, ce schisme tour à tour austère et remuant du
royalisme ; s'avançant de plus en plus dans le libéralisme à mesure que
l'esprit représentatif assurait plus de victoires et plus d'honneur à ses
organes ; acceptant la disgrâce do la cour après la chute de M. Decazes avec
autant de soin qu'il avait brigué sa faveur ; tombant noblement avec ses amis,
se relevant seul par la supériorité de sa volonté et de son talent dans le
journalisme, dans les lettres, dans le professorat de l'histoire. Écrivain
laborieux, professeur éloquent, publiciste infatigable, homme de parti utile
se donnant la tâche de créer des théories, des idées, des sophismes et même
des passions à l'usage des hommes irréfléchis mais ambitieux de sa secte ;
renommée qui couvait dans l'ombre entre le trône et le peuple pour s'imposer
à propos à la légitimité ou à la révolution selon l'heure ; jeune homme
superbe, qui n'avait sur le visage ni la modestie, ni la timidité, grâces de
la jeunesse, mais qui dans sa beauté pensive et dans son œil ardent laissait
entrevoir le feu sombre de la volonté plutôt que la flamme du génie et de
l'enthousiasme, devenu l'âme d'une opposition encore monarchique ; le
patronage de l'opposition révolutionnaire venait enfin de porter M. Guizot au
pied de la tribune où il devait monter, dominer et tomber avec tant de bruit
et tant de ruine. M.
Berryer était un jeune homme alors inconnu ailleurs qu'au barreau ; le don de
la parole, l'éclair de l'intelligence, la splendeur du front, la loyauté du
regard, la magnanimité de l'âme, la cordialité et la force du geste, la
vibration mâle et gracieuse de l'accent commençaient à le signaler à ses
rivaux comme un de ces prodiges de tribune qui éclatent dès qu'ils se
montrent dans les assemblées, et dont on accepte la supériorité avec orgueil
pour son pays, parce que cette supériorité, voilée de candeur et de modestie
juvéniles, se fait pardonner par le caractère ce que le talent aurait
d'humiliant pour l'envie et d'écrasant pour la rivalité. M. Berryer, lié de
famille et de société avec les hauts rangs de l'aristocratie et des lettres
vers lesquels l'élégance de la vie et de la pensée l'attirait par nature et
par habitude, était l'espoir du parti de la cour, de l'Église, de la
monarchie. On l'y caressait comme une faveur inespérée, on l'attendait à la
tribune politique comme un vengeur ; la révolution avait eu son Mirabeau, la
Providence devait son Berryer à la légitimité. Le roi et M. de Polignac
n'avaient rien négligé pour lui ouvrir la Chambre, il y entrait précédé de la
faveur de la couronne et des ministres ; ils comptaient sur des miracles de
lui. Porté par cette popularité de cour, de salons et de châteaux, fidèle aux
espérances qu'on fondait sur lui comme à un serment de son génie ; séduit par
son courage et par le péril des circonstances, il y entrait malheureusement
lui-même plus pressé de combattre que de se faire une politique, et il allait
parler avant d'avoir pensé. Tel
était alors ce grand orateur. XXIII. Le
conseil des ministres, ainsi recomposé, délibérait sur le langage qu'il
mettrait dans la bouche du roi à l'ouverture de la session. La majorité du
ministère conseillait une parole inoffensive et paternelle qui, en attestant
la longanimité de la couronne, aggravât par le contraste les torts de la
Chambre, si elle se laissait emporter comme la dernière assemblée à des
sommations ou à des insinuations irrespectueuses. Mais le roi semblait pressé
d'ouvrir la lutte ; M. de Polignac lui communiquait sa confiance surnaturelle
dans la toute-puissance de la majesté divine ; sa cour devant laquelle il
avait prononcé si souvent depuis son avènement au trône des paroles de dédain
pour la révolution, jusqu'au duc d'Angoulême, si sage jusque-là de la sagesse
de son oncle Louis XVIII, si identifié maintenant par le dévouement filial
aux irritations de son père et de son roi, tout poussait le prince aux
mesures et aux paroles de force. Dompter le pays était le mot de la cour. Les
visages mêmes du roi, des princes, des princesses avaient pris la physionomie
de ces pensées. On assure que le duc d'Orléans lui-même encourageait le roi à
des tons de maitre. On ne respirait que la menace aux Tuileries. Le
monarque, en recevant les grands corps de l'État à l'occasion du premier jour
de l'année 1830, avait été bref et dédaigneux dans ses réponses ; la duchesse
d'Angoulême, renchérissant sur la froideur calculée du roi, avait été presque
insultante au moment où la magistrature, que la cour accusait de lâche
complaisance pour la révolution dans quelques arrêts récents en matière
politique, s'était présentée et inclinée devant elle. « Passez, messieurs ! »
avait-elle dit à la magistrature en montrant du geste la porte de la salle du
trône. Ce mot avait retenti dans Paris comme une vengeance de femme contre
l'impartialité de la justice : l'opinion s'envenimait. On attendait avec
anxiété le choc inévitable du trône et du pays dans les paroles du roi et de
l'Assemblée. M. de Courvoisier avait enfin rédigé celles du roi, elles
étaient dignes et convenables jusqu'au dernier paragraphe, ainsi conçu : « Si de
coupables manœuvres suscitaient à mon gouvernement des obstacles que je ne
veux pas prévoir, je trouverais la force de les surmonter dans ma résolution
de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français et dans
l'amour qu'ils ont toujours montré pour leur roi. » Cette phrase qui, en
montrant le roi seul comme dernière raison de l'ordre et comme arbitre
suprême de la paix publique, semblait effacer les Chambres et en appeler
éventuellement au pouvoir supérieur et suprême de la couronne, fut combattue
par le nouveau ministre de l'instruction publique, M. Guernon de Banville ;
il demandait que le roi associât l'appui constitutionnel des Chambres à son
action personnelle, dans la prévision des mesures monarchiques à signaler. Sa
jeunesse fit dédaigner cette sage observation ; le roi voulait se montrer roi
au-dessus des institutions octroyées dans la perspective des événements. Le mars
il prononça son discours devant les deux Chambres réunies au Louvre. Jamais
la majesté royale ne s'était entourée d'une plus grande pompe militaire et
civile ; jamais l'accent du prince n'avait eu plus de résolution. Les
Chambres écoutèrent dans un recueillement inquiet ces paroles, et la France
attentive n'y comprit pas au premier moment un défi. Les applaudissements des
spectateurs couvrirent le silence des députés. M.
Royer-Collard, porté par les trois oppositions réunies formant désormais la
majorité dans la Chambre, fut nommé encore par le roi. Ce prince ne pouvait
se résoudre à voir un adversaire de sa couronne dans un homme qui avait été
pendant tant d'années le conspirateur avoué de la légitimité et le conseil
secret de sa dynastie. La Chambre, peu touchée de cette condescendance,
chargea MM. de Preissac, de Kératry, Dupont (de l'Eure), Gauthier, Sébastiani, Dupin,
de Sade, Lepelletier-d'Aulnay, de lui préparer un projet d'adresse en réponse
au discours du roi ; les noms seuls des rédacteurs disaient d'avance les
paroles. C'étaient tous des hommes de la défection, du centre gauche, de
l'extrême gauche, ou, comme M. Étienne, du parti bonapartiste des cent-jours,
adversaires plus personnels de la dynastie des Bourbons. Cette
adresse, rédigée par M. Étienne, écrivain exercé aux habiletés et aux ruses
mémos du style par l'habitude de l'opposition dans le journal la Minerve,
arsenal de toutes les colères et de toutes les tactiques de parti contre les
Bourbons, déguisait merveilleusement l'hostilité des intentions sous la
mesure et sous la loyauté extérieure des paroles. Un royaliste sincère,
affectueux et affligé l'aurait écrite, tout homme attaché à la monarchie
pouvait la signer, l'adulation même pour la personne du roi y couvrait la
violation, justifiée par l'affection, de la prérogative royale dans le libre
choix de ses ministres. Jamais l'opposition n'avait porté une main si hardie
sur la couronne, jamais elle n'avait accentué encore, par la voix de ses
organes, une profession de foi si monarchique et si bourbonienne. Après la
réponse habituelle aux textes d'affaires, de diplomatie et de finances : « Sire,
» disait l'adresse, « au milieu des sentiments unanimes de respect et
d'affection dont votre peuple vous entoure, il se manifeste dans les esprits
une vive inquiétude qui trouble la sécurité dont la France avait commencé à
jouir, altère les sources de sa prospérité et pourrait, si elle se
prolongeait, devenir funeste à son repos. Notre conscience, notre honneur, la
fidélité que nous avons jurée et que nous vous garderons toujours nous
imposent le devoir de vous en dévoiler la cause. La Charte que nous devons à
la sagesse de votre auguste prédécesseur, et dont Votre Majesté a la ferme
volonté de consolider le bienfait, consacre, comme un droit, l'intervention
du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention devait
être, et elle est en effet indirecte, sagement mesurée, circonscrite dans les
limites exactement tracées et que nous ne souffrirons jamais que l'on ose
tenter de franchir ; mais elle est positive dans son résultat, car elle fait
du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux
de votre peuple la condition indispensable de la marche régulière des
affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement nous condamnent à
vous dire que ce concours n'existe pas. Une défiance injuste des sentiments
et de la raison de la France est aujourd'hui la pensée fondamentale de
l'administration ; votre peuple s'en afflige, parce qu'elle est injurieuse
pour lui ; il s'en inquiète, parce qu'elle est menaçante pour ses libertés.
Cette défiance ne saurait approcher de votre noble cœur. Non, Sire, la France
ne veut pas plus de l'anarchie que vous ne voulez du despotisme ; elle est
digne que vous ayez foi dans sa loyauté comme elle a foi dans vos promesses ;
entre ceux qui méconnaissent une nation si calme, si fidèle, et nous qui,
avec une conviction profonde, venons déposer dans votre sein les douleurs de
tout un peuple jaloux de l'estime et de la confiance de son roi, que la haute
sagesse de Votre Majesté prononce. Les royales prérogatives ont placé dans
ses mains les moyens d'assurer entre les pouvoirs de l'État cette harmonie
constitutionnelle, première et nécessaire condition de la force du trône et
de la grandeur de la France. » XXIV. Il y
avait deux sens dans cette adresse, et le roi bien conseillé pouvait à son
gré prendre l'un ou l'autre. Dans la forme, la Chambre n'outre-passait pas le
droit constitutionnel des représentants du pays en avertissant le roi que des
ombrages existaient entre elle et ses ministres, et que le concours
nécessaire des deux pouvoirs était suspendu. Une nation loyale et forte ne
pouvait le dire dans un langage plus respectueux et même plus affligé. Dans le
fond, la Chambre, dont le seul droit constitutionnel écrit dans la Charte
était d'accorder ou de refuser ses votes aux ministres, sans intervenir
autrement dans leur choix, violait la Charte, usurpait la prérogative du roi,
anéantissait sa responsabilité en anéantissant sa liberté, se substituait à
la couronne, lui dictait impérieusement et d'avance ses choix, et
transformait la souveraineté monarchique en souveraineté parlementaire. Le roi
pouvait feindre de n'avoir entendu l'adresse que dans le premier sens,
remercier et rassurer sur ses intentions la Chambre inquiète mais fidèle, et
attendre qu'elle se prononçât constitutionnellement en acceptant ou en
rejetant les lois plus ou moins sages qu'il aurait fait présenter par ses
ministres. Tout véritable ami de la monarchie, zélé pour la préservation du
trône et de la liberté, aurait conseillé au prince une telle attitude. Il y a
toujours entre les ressorts délicats du gouvernement représentatif quelque
chose d'indécis que les deux pouvoirs doivent laisser dans le vague et qu'on
détruit en voulant le définir avec trop de rigueur. Aucun pouvoir, ni celui
des rois, ni celui du peuple, ne peut se passer de sagesse. Le roi et son
conseil n'avaient que de la colère, ils se hâtèrent de prendre le sens
répréhensible de l'adresse pour texte d'un conflit ouvert avec le pays. La cour
ne cacha pas sa joie de cette occasion offerte enfin au roi d'émanciper la
couronne ou de briser la Charte. L'esprit de vertige soufflait autour de
Charles X. L'adresse,
dont la discussion avait lieu en comité secret dans la Chambre, fut combattue
avec énergie par M. de Lépine, par M. de Conny, par M. de Montbel. L'athlète
futur du ministère, M. Berryer, monta pour la première fois à la tribune, et,
déchirant toutes les réticences et tous les faux respects de la commission,
montra à nu l'usurpation des attributs de la couronne, l'audace cachée sous
l'hypocrisie des paroles, le règne de deux pouvoirs rivaux, l'anarchie des
prétentions de la coalition, la Chambre anéantie par la couronne, ou la
couronne abolie dans la première de ses attributions par la Chambre. Il fut
le prophète de la catastrophe, il éclata de vérité ; mais ce prophète était
l'avocat de M. de Polignac, mais derrière cette vérité du discours il y avait
la vérité d'une contre-révolution apparaissant au pays sous un déguisement
constitutionnel dans la personne de M. de Polignac. On ne
put qu'admirer et frémir, on ne fut pas convaincu ; M. Berryer descendit
vaincu de la tribune, et M. Royer-Collard, dont les oracles ambigus se
laissaient interpréter alors complaisamment par les deux partis, s'écria en
montrant du geste le jeune orateur : « Ce n'est pas seulement un
orateur, c'est une puissance qui vient d'apparaître parmi nous ! » Tout
fut vain, l'adresse répondait à une majorité de coalition : les uns la
votaient pour sa loyauté, les autres pour sa perfidie, ceux-ci pour son
respect, ceux-là pour son audace. Un député modéré et conciliateur des
centres, M. de Lorgeril, offrit un amendement de transaction qui laissait
subsister l'avertissement sans violenter la prérogative : « Non, non, »
s'écria M. Guizot, a gardons-nous d'atténuer nos expressions ! La vérité a
déjà assez de peine à pénétrer jusqu'au cabinet des rois, ne l'y envoyons pas
faible et pâle ! » Les premières paroles de l'homme d'État futur furent des
paroles de tribun, elles poussèrent la Chambre aux obstinations extrêmes. L'adresse
fut votée par deux cent vingt et un membres de la gauche, du centre gauche,
des doctrinaires, de la défection ; cent quatre-vingt-un votes protestèrent
vainement contre la déclaration de guerre à la prérogative royale. L'heure
des vertiges avait sonné des deux côtés. XXV. Le
ministère répondit à ce vote par la destitution immédiate de tous les députés
fonctionnaires publics qui avaient voté contre lui. M. de Polignac fit offrir
à M. Berryer la direction générale d'un grand service public enlevé à un des
votants. « Aujourd'hui, » répondit M. Berryer, « je suis trop
nouveau dans la Chambre pour mériter une telle récompense, l'année prochaine
elle sera peut» être au-dessous de moi. » M. de
Suleau, jeune écrivain du Conservateur, d'un talent classique et d'un haut
avenir, eut l'imprudence et la précipitation d'accepter un rôle dans ce
drame, dont le dénouement trop prévu ne pouvait être que mortel à la couronne
ou à la Charte. La témérité sourit aux jeunes courages, mais il n'y a point
de vrais courages contre le bon sens. On regretta M. de Suleau, qui
s'enrôlait dans une secte et qui n'avait rien du sectaire. Tous
les hommes considérables de la diplomatie, de l'administration, du conseil
d'État se séparèrent avec éclat du ministère par des démissions authentiques.
M. de Chateaubriand ne voulut rien tenir d'un cabinet qui conduisait la
monarchie aux abîmes. Il revint de Rome, renonçant à sa fortune pour sa
conscience et pour sa renommée. Les
hommes jeunes et secondaires de l'opinion monarchique et constitutionnelle
s'écartèrent avec la même prévoyance des faveurs que le ministère de M. de
Polignac offrait à leur dévouement. Ils pressentaient avec toute la France
que les noms aventurés dans ce conflit insensé seraient des noms à jamais
funestes dans l'histoire de leur pays. M. de
Marcellus, fils de l'orateur de ce nom célèbre par son zèle pour la
solidarité intempestive des trônes et des autels, déclina le poste de
sous-secrétaire d'État du prince de Polignac ; il ne crut pas déserter la
royauté en refusant les faveurs de ceux qui l'égaraient. Moi-même j'étais lié
d'une certaine familiarité avec le premier ministre. Me trouvant alors en
congé en France, le prince de Polignac m'écrivit pour m'appeler à Paris, et
pour me confier la direction des affaires étrangères. Je répondis en
m'excusant sur ma jeunesse et sur mon insuffisance. Le premier ministre
insista. Je vins à Paris. « Eh bien ! » me dit-il avec bonté et du ton du
reproche, « vous êtes donc du nombre de ceux qui me calomnient, en m'accusant
de vouloir renverser les institutions qui soutiennent à la fois le trône et
la liberté ? Vous croyez donc que je rêve un coup d'État ? — Non, mon prince, »
lui dis-je, « je ne crois pas qu'un coup d'État soit dans vos pensées, mais
je crois qu'un coup d'État est dans la fatalité inévitable de la situation
que le roi et le ministère prennent devant le pays, et, comme je suis jeune
et attaché à la dynastie par sentiment traditionnel et par amour sincère pour
la liberté régulière, je ne veux pas attacher mon nom, quelque obscur qu'il
soit, à la catastrophe de la légitimité et de la Charte. » M. le prince de
Polignac, m'entraînant alors dans son grand cabinet et se promenant avec moi
d'un bout à l'autre de la pièce pendant deux heures d'un entretien
confidentiel et passionné, protesta avec une énergie, évidemment sincère,
contre toute pensée de renverser ou même d'atténuer la Charte, et me conjura
avec plus de force de croire en lui, et d'accepter le poste de confiance
qu'il me gardait dans son ministère. Je fus reconnaissant, attendri, mais
inflexible. Il s'affligea, mais il ne s'offensa pas. Il me
nomma peu de jours après ministre plénipotentiaire auprès du nouveau roi de
la Grèce, aujourd'hui roi des Belges. Je continuai à voir familièrement le
prince de Polignac pendant les négociations relatives au nouveau royaume de
Grèce, qui se terminèrent inopinément par le refus de la couronne et par le
départ de Paris du prince Léopold de Saxe-Cobourg. Son
langage fut constamment le même pendant ces longs mois d'agonie de la France
qui précédèrent le coup d'État. Il me parut démontré en effet que M. le
prince de Polignac ne songeait nullement, alors, à rétablir le pouvoir absolu
de la royauté en France, et que son plan était de créer une sorte
d'aristocratie épiscopale conservatrice de la religion dont il voulait être
le restaurateur. Aristocratie politique, non de naissance, mais de propriété
territoriale, double aristocratie qui imiterait en France la pairie anglaise,
et qui donnerait au trône appui et résistance en même temps. Ses idées
n'allaient pas plus loin qu'une hiérarchie mobile, mais conservatrice comme
la propriété dans son pays. Mais ces idées loyales, et même libérales
d'intention, me semblaient aussi confuses qu'obstinées dans son esprit. Elles
avaient, à mes yeux, le double vice de ne correspondre en rien à la liberté
de l'esprit humain en matière religieuse, conquête du dix-huitième siècle
cimentée par la révolution de 89, et de correspondre moins encore à l'esprit
démocratique de la France, qui a pour dernière expression l'élection, signe
plus intellectuel et plus moral, lorsqu'elle est libre, que le signe purement
matériel de la propriété. XXVI. C'étaient
sans doute aussi les idées loyales, mais irréfléchies du roi, dont M. de
Polignac n'était que le confident et la main. Une entrevue que j'eus avec
Charles X, à la même époque, me confirma dans ces conjectures. Introduit dans
le cabinet du roi, où j'avais été mandé pour lui donner quelques
renseignements sur l'expédition projetée d'Alger et sur les manœuvres
très-hostiles de l'Autriche contre la France et contre la maison de Bourbon
en Italie, je trouvai ce prince seul debout devant une longue table chargée
de cartes et de dépêches. Il y avait dans son attitude une douce majesté, de
la sérénité sur son visage, de la bonté dans son regard. « Vous voyez, »
me dit-il en posant le doigt sur une longue dépêche de moi sur sa table, « que
je m'occupe de vous, et que je lis tout ce qui a rapport à mes affaires
étrangères. Je viens de lire le mémoire que je vous ai fait demander sur
l'expédition que mon gouvernement médite à Alger, et je suis content de vous,
très-content, » ajouta-t-il en insistant avec un sourire sur le mot ; « si
content, que c'est la lecture de votre travail qui m'a décidé en grande
partie à l'expédition. » Je remerciai le roi de ce témoignage de sa
satisfaction. Il faisait allusion à un mémoire qui m'avait été demandé par le
baron de Damas pendant le ministère Villèle sur les résultats politiques
d'une expédition française contre les pirates barbaresques, sur les
inconvénients ou les avantages qu'aurait, relativement à la Méditerranée, au
commerce et à nos influences sur les côtes d'Italie et d'Espagne, une telle
entreprise. Seul représentant de la France alors dans la haute Italie, par
l'absence du duc de Laval et par la mort du marquis de La Maisonfort, le
hasard m'avait désigné pour ce travail. Il avait été communiqué au roi. Il
concluait à la ruine d'Alger, à l'extinction de la piraterie, non à la
conquête intérieure de l'Afrique. Il coïncidait avec les idées personnelles
de Charles X, qui voulait illustrer son règne par une gloire motivée, honnête
et utile. L'entretien s'étendit sur ce sujet. Mais le
roi, rejetant bientôt le mémoire qu'il avait à la main, et passant avec une
certaine précipitation juvénile de démarche de l'autre côté de la table où il
était en face de moi, se rapprocha, me prit avec une noble et indulgente
familiarité par le bras, et m'entraînant avec lui de la fenêtre au fond du
cabinet, et du fond du cabinet à la fenêtre, s'ouvrit complaisamment sur la
question intérieure, qui était le fond comme le remords de sa pensée. Il me
reprocha l'injuste défiance que j'avais de son ministère. Il me parla, avec
la même affirmation que M. de Polignac, de sa forte et sincère volonté de
maintenir la Charte, mais de maintenir en Même temps son droit monarchique.
Il fut sensé, vif, énergique, élevé, éloquent, homme d'État. Il était évident
que la vérité coulait de ses lèvres. Rien, excepté sa fausse situation avec
un ministère antipathique à l'opinion publique, n'indiquait le prince qui,
peu de mois après, jetterait le défi aux révolutions. Le respect me fermait
la bouche et me permettait seulement quelques indices de doute et
d'inquiétude à ses paroles. Je sortis convaincu qu'un roi si intelligent et
si loyal ne méditait aucune trahison contre son pays, mais que la fatalité de
son ministère l'entraînait vers une extrémité où il n'aurait plus à choisir
qu'entre une humiliation ou une violence. Je
revis familièrement le prince de Polignac après cette audience du roi, et
jusqu'à l'extrémité de son ministère et aux élections qui précédèrent la
crise. Il avait une confiance si naturelle, et pour ainsi dire si mystique
dans sa mission de résoudre triomphalement les difficultés et de rasseoir
l'Église et le trône sur la base de la Constitution améliorée, qu'au moment
où tout tremblait sous la lutte déjà commencée du roi et du peuple, ayant été
prendre congé de lui et partant pour l'étranger, il me garda à dîner avec sa
famille, et m'accompagnant après le dîner dans le salon de réception : «
Adieu, » me dit-il en me serrant la main, « vous partez, vous êtes bien
heureux ; quand vous reviendrez, vous vous reposerez à l'ombre de ce que
j'aurai accompli. » Ce furent les dernières paroles que j'entendis de sa
bouche. Quand je revins, il n'y avait plus de trône légitime, le roi Charles
X était en Écosse, et le prince de Polignac à Vincennes, expiant non son
crime, mais son aveuglement. XXVII. Remontons
au lendemain de l'adresse, d'où cet épisode a distrait l'historien. Le roi
irrité et les ministres humiliés tinrent conseil sur les mesures que
nécessitait un conflit ainsi déclaré dès la première séance[1] ; le conseil éclata d'indignation.
La Chambre se transformait en assemblée de factieux, l'adresse était un
préambule de révolution, on allait recommencer 89 : tels étaient les propos
des ministres avant la délibération. Le roi était silencieux, mais son calme
disait sa résolution déjà prise. Avant toute délibération, les ministres
crurent devoir lui poser respectueusement d'abord cette question qu'il lui
appartenait, à lui seul, de résoudre : « Le roi est-il disposé à céder à
l'injonction de l'adresse en changeant de ministère ? — Non, » répondit le
roi, « ce serait l'avilissement de ma couronne et l'abdication de la
prérogative royale. D'ailleurs quel ministère s'entendrait jamais avec une
pareille Chambre ? Quand je voulus changer le ministère Martignac, dont les
concessions reçues par l'ingratitude me menaient à l'abîme, je consultai
Royer-Collard sur les hommes qui auraient le plus de chances d'avoir la
majorité dans la Chambre. « Aucun ! » m'a répondu cet homme découragé par l'incohérence
des éléments de l'Assemblée qu'il préside. » M. de
Montbel développa le mot de M. Royer-Collard. Tous les ministres, à
l'exception de M. Guernon de Ranville, conclurent à la dissolution de la
Chambre et à un appel au pays, préparé par une lente élaboration des
électeurs et par un temps donné à la réflexion de la France avant les futures
élections. M. Guernon de Ranville objecta avec justesse que la dissolution
immédiate de la Chambre avait ce danger de placer le pays tout entier, au
lieu d'une Chambre anarchique, en opposition apparente avec la couronne et
face à face avec le roi. « N'entendons pas ou feignons, » dit-il, a de
ne pas avoir entendu l'adresse ; présentons des lois sages et nationales, et
si la Chambre les rejette parce qu'elles viennent du roi, dissolvons-la, mais
seulement en flagrant délit d'opposition systématique au bien du pays. » II
appuya son opinion des considérations les plus hardies contre la pensée
présumée du roi et de ses collègues. Il craignait d'avoir offensé la pensée
du roi dans son cœur. Mais ce prince, en levant la séance, s'approcha de ce
jeune homme, lui prit le bras avec une bienveillante familiarité, et le
louant de sa franchise : « C'est bien, » dit-il, « c'est bien,
j'aime la vérité et je sais l'entendre ! Continuez à me dire, non ce que je
veux, mais ce que vous pensez. » On méta
que les Chambres seraient d'abord ajournées jusqu'au 8 septembre et tenues
ainsi en suspens pendant que le gouvernement préparerait l'esprit public par
l'influence confidentielle de ses agents, après quoi la Chambre des députés
serait dissoute. Le roi, prenant ensuite une plume de la main d'un de ses
ministres, écrivit lui-même le projet de réponse qu'il ferait à l'adresse des
députés. Cet autographe de la main du roi, que nous transcrivons et que nous
avons sous les yeux, était ainsi conçu : « J'ai
rempli mon devoir de roi en recevant l'adresse que vous venez de me
présenter. Vous avez connu mes intentions dans ma réponse à l'adresse à la
Chambre des pairs, je n'en dévierai jamais ! « Retournez
dans la salle de vos séances, mes ministres vous feront connaître mes
volontés. » « La
Chambre joue un gros jeu en s'attaquant à ma couronne, » ajouta-t-il en
ouvrant son cœur quelques moments plus tard. « Je veux parler en roi à
ces députés. » XXVIII. M.
Royer-Collard, introduit dans le cabinet du roi, lui lut d'une voix émue et
respectueuse l'adresse de la Chambre. Le visage de M. Royer-Collard, quoique
austère, semblait corriger par l'affliction de ses traits les dures paroles
que ses fonctions de président l'obligeaient à prononcer. Le roi, affectant
un majestueux dédain, les écouta avec des signes d'impatience et y répondit à
peu près dans les termes qu'il avait préparés le matin. L'ordonnance qui
ajournait la Chambre au 3 septembre fut portée immédiatement après à
l'Assemblée. La guerre déclarée ainsi entre les deux pouvoirs laissait
quelques mois de trêve aux esprits. Le ministère paraissait à ses amis mêmes
inégal à la crise qu'il avait eu l'audace de soulever. La Gazette de France,
organe de M. de Villèle jusque dans le cœur du roi, ne cessait de recommander
le rappel de ce ministre et de dénoncer l'insuffisance d'un gouvernement de
cour. M. de Villèle crut que M. de Polignac, déjà ébranlé, allait ou lui
céder la place ou faire alliance avec lui. Il arriva à Paris. De sourdes
négociations s'ouvrirent d'un côté entre les amis de M. de Villèle et les
amis de M. de Polignac pour les réunir, de l'autre entre M. de Villèle et M.
de Peyronnet pour former ensemble un ministère de combat capable de dominer
les circonstances. Ces deux anciens collègues se virent dans cette intention
sans pouvoir s'entendre. M. de Villèle supportait difficilement un égal et M.
de Peyronnet ne supportait déjà plus de supérieur. Le roi lui-même, heureux
de se soustraire au joug des ministres parlementaires et de gouverner seul
dans son esprit personnel par la main d'un favori, témoigna par sa froideur à
M. de Villèle que sa présence à Paris lui était désagréable. Le ministre,
disgracié par la physionomie du prince, s'éloigna en emportant d'avance le
deuil de la monarchie. Son départ déchaîna contre le prince de Polignac
l'animosité encore contenue du parti Villèle. M. de Genoude, qui avait écrit quelques
semaines avant à l'auteur de ce récit pour lui reprocher de ne pas croire au salut
de la royauté par l'intervention d'un ministre qu'il appelait le lion de la
monarchie, gourmanda tous les jours dans sa feuille la superbe incapacité du
ministère Polignac. Mais le roi et M. de Polignac avaient détaché de cette
ligue M. de Peyronnet. La certitude de fortifier prochainement le conseil du
nom et de l'intrépidité de cet orateur, leur donnait une confiance secrète
contre les entreprises du parti Villèle. Cette confiance de M. de Polignac
paraissait même à ceux qui l'approchaient indépendante des hommes et fondée
sur des augures surnaturels. Il marchait comme en songe, sans sentir les
aspérités de la route et sans voir les abîmes. Le jour de la discussion de
l'adresse en comité secret, quelqu'un lui demandant s'il s'était suffisamment
rendu compte des difficultés de la tribune pour un homme d'État qui
l'abordait pour la première fois, et s'il avait préparé un discours :
« A quoi bon ? » avait-il répondu ; « le lieu et les circonstances
inspirent assez. » Il était monté à la tribune dans cette foi à
l'infaillibilité de l'inspiration, et il n'avait pu que balbutier quelques
paroles. Le jour où il se rendait à l'Assemblée pour y porter l'ordonnance de prorogation, un de ses collègues, ému de la gravité de l'acte, cherchait à revenir sur cette mesure et à le convaincre que cette Chambre, ramenée à la raison par des conseils de paix, pourrait s'entendre encore avec la couronne et donner une majorité au roi. u Une majorité ? » répliqua vivement le prince en laissant échapper le secret de son âme, « j'en serais bien fâché, je ne saurais qu'en faire. » Les avances de paix n'étaient déjà plus dans son esprit et dans l'esprit du roi que des griefs cherchés pour justifier la guerre. |
[1]
Nous prévenons le lecteur que d'ici à la fin de cette histoire tous les détails
que nous donnons sur le cabinet du roi et sur les secrets du conseil sont
authentiques, et puisés dans un récit, heure par heure, d'un des témoins et des
acteurs les plus véridiques de ce grand drame. Son journal, ouvert sous nos
yeux, est le procès-verbal des derniers mois du règne.