HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME SIXIÈME

 

LIVRE QUARANTE-SIXIÈME.

 

 

Mort de l'empereur Alexandre. — Noble conduite du grand-duc. — Tentative d'insurrection à Saint-Pétersbourg. — Abdication du grand-duc Constantin : son portrait ; Nicolas est proclamé empereur de Russie. — Ces événements causent en France une vive émotion. — Émancipation de Saint-Domingue. — Loi sur le droit d'aînesse. — Empire croissant du parti sacerdotal. — Le jubilé. Les missions. — Dénonciation de M. de Montlosier. — Le duc de Rivière et M. Tharin sont chargés de l'éducation du duc de Bordeaux. — M. Hyde de Neuville en Portugal. — Loi contre la presse. — Discours de M. Royer-Collard. — Discussion à la Chambre des pairs de la pétition de M. de Montlosier. —Mort du duc de Larochefoucauld-Liancourt ; profanation de son cercueil. — Charles X retire la loi contre la presse. — Revue de la garde nationale ; les légions crient Vive la Charte ! — Irritation de la cour. — Licenciement de la garde nationale. — Effet de cette mesure. — M. de Villèle essaie de donner quelques satisfactions à l'opinion irritée. — Dissolution de la Chambre des députés. — Mort de Manuel. — Jugement sur Manuel par Béranger. — Nomination de soixante-seize pairs nouveaux. Élections de 1828. — Coalition des libéraux et des royalistes. Victoire de l'opposition. — Émeute dans Paris ; le sang coule dans les rues Saint-Denis et Saint-Martin. — Chute du ministère Villèle. — Bataille de Navarin.

 

I.

La mort de l'empereur Alexandre suivit de près les funérailles du général Foy. La maladie le surprit à la Taganrog, dans une visite qu'il faisait de ses nouvelles provinces de Crimée. Il expira avec la résignation d'un cénobite ; son âme depuis longtemps s'était tournée au ciel. Les grands revers et les grands succès de sa courte existence en avaient fait le héros du Nord et l'arbitre de l'Europe. Il donna l'exemple d'éclatantes vertus et popularisa plus qu'aucun de ses prédécesseurs le nom de la Russie. La liberté, pour laquelle une partie de ses peuples asiatiques ou barbares n'étaient pas mûrs, lui doit en Europe un grand souvenir. Il fut en 181 4 un des inspirateurs et le plus magnanime garant de la Charte. Plus tard il craignit les excès, mais jamais les lueurs de la liberté. L'histoire doit l'inscrire parmi ce petit nombre de princes qui régnèrent en présence de Dieu et de leur conscience, et qui subordonnèrent pieusement leur gloire et leur grandeur personnelles à la gloire et à la grandeur de l'humanité. Le caractère du règne de l'empereur Alexandre, c'est qu'il ne fut pas tant un règne russe qu'un règne européen. La Russie le pleura, l'impératrice mourut de sa douleur, la France et l'Europe, un moment ingrates, ne rendirent qu'une tardive justice à ses vertus.

 

Il.

La transition de son règne à celui de son successeur fut pleine de mystères, de troubles, de péripéties, de conjurations, de tragédies même à Saint-Pétersbourg. Quelques jeunes militaires de ses armées et quelques princes de sa cour rêvaient, depuis leur fréquentation avec les révolutions de Paris et de Londres, une révolution prématurée, où les institutions précéderaient les principes et les mœurs dans un empire, fédération despotique de peuples à peine nationalisés. Ce groupe de conjurés voulut profiter de l'interrègne pour révolutionner la Russie. Les circonstances favorables à quelques tragédies de palais ou de caserne les tentaient et les trompaient sur la possibilité d'une révolution nationale.

L'empereur Alexandre laissait trois frères, Constantin, Nicolas et Michel. La primogéniture décernait l'empire à Constantin. Constantin était un Scythe ayant l'extérieur, la rudesse, la fougue, la bravoure d'un barbare avec l'âme d'un enfant, le dévouement d'un séide, la fidélité d'un esclave, la sensibilité d'une femme. Il redoutait tellement les orages de son cœur et les emportements de sa nature sur un trône absolu où ses passions, qui n'agitaient que lui, agiteraient un empire, qu'il s'était déposé lui-même avant le temps, et qu'agenouillé aux pieds de sa mère, divinité domestique pour les Russes, il avait fait le serment de ne jamais régner. Un amour frénétique et vertueux pour une belle Polonaise, la princesse Lowietz, dont il préférait le cœur et la possession à tous les trônes, avait contribué à cette abdication anticipée. L'impératrice sa mère et l'empereur Alexandre n'avaient consenti au divorce de Constantin avec sa première femme et à son mariage avec une sujette qu'à la condition qu'il renoncerait à la faire asseoir avec lui sur le trône des Romanoff. Depuis ce sacrifice, récompensé par l'amour et par le bonheur dont la princesse Lowietz l'enivrait, Constantin, relégué en Pologne, y régnait comme vice-roi de son frère et généralissime de ses armées. Les vertus et les inspirations de sa nouvelle épouse, Polonaise elle-même, avaient dompté son caractère et le faisaient aimer des Polonais.

 

III.

Le grand-duc Nicolas, déclaré héritier de la couronne par l'effet de cette renonciation de Constantin déposée au sénat, à Saint-Pétersbourg, et promulguée en 1822 dans toutes les Russies, refusa généreusement de se prévaloir d'une abdication contrainte par l'amour et par le respect filial. En recevant la nouvelle de la mort d'Alexandre, il se rendit au sénat comme le premier sujet de son frère et il y fit proclamer Constantin empereur. Rassemblant ensuite les troupes, il parut devant elles et leur demanda le serment de fidélité à son frère.

« Je n'ai, » leur dit-il dans l'allocution qu'il adressa à l'armée et au peuple, « ni le désir, ni le droit d'abuser d'une renonciation téméraire à la couronne. L'ordre immuable de la succession la donne à mon frère. Je ne veux pas laisser un seul jour l'empire incertain sur son souverain ! »

Au même moment, et par un combat de désintéressement presque inouï sur les marches des trônes, Constantin, informé à Varsovie de la mort d'Alexandre, de sa propre proclamation comme empereur à Saint-Pétersbourg et salué du titre de czar par son armée, rejetait avec une magnanime humilité ce titre. Combattu un seul instant jusqu'au délire entre la douleur de la perte d'Alexandre, l'horreur d'abandonner l'épouse qu'il adorait, la terreur que lui inspirait à lui-même la responsabilité du rang suprême et peut-être l'immensité du sacrifice qu'il accomplissait, il s'enferma une journée entière seul dans ses appartements les plus reculés du palais de Varsovie ; éloignant de lui jusqu'à sa femme, qui l'implorait en vain du geste et de la voix à travers les vitrages d'une galerie ; il se livra aux convulsions d'une délibération muette avec lui-même, pendant laquelle, donnant par ses violences extérieures une image de la lutte qui se passait en lui, il brisa en poussière, foula aux pieds et jeta par les fenêtres les ornements, les vases, les glaces de cette partie du palais. Apaisé enfin après avoir évaporé ainsi l'agitation de son âme, il sortit, se précipita aux pieds de la princesse Lowietz, et versant sur ses genoux des larmes de générosité et de bonheur : « Ah ! félicitez-moi, » lui dit-il, « et réjouissez-vous, nous ne régnerons pas ! » Constantin écrivit sa résolution à son frère et se disposa à partir pour aller donner l'exemple au peuple et à l'armée de l'obéissance à son frère. Pétersbourg l'attendait.

Pendant cette attente, les conjurés, pressés par ce hasard de circonstances d'exploiter cette hésitation de règne, se concertent pour tromper l'armée et le peuple, pour s'emparer de la citadelle et du palais, et pour faire proclamer à la place de Constantin ou de Nicolas un gouvernement provisoire composé de leurs principaux affidés, qui ne décernera le trône qu'à des conditions dont ils seront les arbitres. Les membres de l'association révolutionnaire étaient nombreux dans la garde même ; ils étaient inspirés par un comité directeur secret à la tête duquel on remarquait en première ligne le prince Troubetskoï et Relieff, les frères Bestoujeff, le colonel Peste et les quatre Mouravieff, âmes et bras du complot.

Informés par leurs grades dans l'armée et par leurs relations à la cour que le sénat et les troupes doivent prêter le lendemain le serment à l'empereur, ils répandent dans les casernes que cet avènement du grand-duc Nicolas est un couronnement subreptice, une supercherie d'empire, un attentat à la loi d'hérédité, un crime demandé aux soldats contre la fidélité au duc Constantin. Ils réveillent la popularité soldatesque dont ce prince, cher aux troupes par sa bravoure et par sa barbarie même, jouissait dans les camps et dans la masse la plus moscovite du peuple. Quelques régiments soulevés par leurs sous-officiers se rassemblent tumultueusement dans les cours, jurent fidélité à Constantin, répudient leurs officiers, sortent en armes de leurs casernes, et se rangent comme un défi vivant devant la porte du sénat pour lui imposer leur empereur. La foule étonnée grossit d'heure en heure autour de ce noyau de sédition ; mais les chefs Troubetskoï et Relieff, étonnés au dernier moment de la témérité de leur entreprise ou se réservant pour le succès, se cachent et laissent la direction au hasard. Le jeune empereur au contraire, ferme comme sa conscience et audacieux comme son droit, monte à cheval, suivi d'un groupe d'intrépides généraux et galope aux casernes, harangue les régiments encore indécis, les suspend ou les ramène à sa cause et se prépare à combattre ceux qu'il ne peut ébranler.

Pendant que l'empereur et la sédition se disputent l'esprit des troupes, le gouverneur de Pétersbourg, Miloradowicb, somme les révoltés en bataille sur la place du Sénat de rentrer dans le devoir. Un officier rebelle, Kakowski, le renverse mort d'un coup de pistolet. Nicolas s'avance lui-même pour le venger à la tête de sa garde et de l'artillerie. Il ordonne le feu, la mitraille renverse ces soldats immobiles, qui tombent comme les janissaires dans un crime qu'ils croient une fanatique fidélité. L'empire, refusé d'abord par vertu, est reconquis par l'énergie. Quelques conjurés dénoncent leur chef, Troubetskoï se jette au pied du vainqueur et implore la vie. « Je vous l'accorde, » lui dit l'empereur, « si vous avez le courage de la supporter. »

La conjuration, étouffée dans la clémence pour quelques-uns, en exil en Sibérie pour le plus grand nombre, et dans le supplice des cinq plus coupables, ne laissa d'autres traces dans l'empire que le deuil de quelques familles et l'impassibilité du jeune empereur.

Il se rendit à Moscou pour se faire couronner. Constantin y attendait son souverain et son frère. Il parut devant lui comme un simple colonel à la tête de son régiment, et donna l'exemple du premier cri de fidélité. Il refusa de s'asseoir sur le trône au niveau du trône impérial que Nicolas avait fait dresser pour lui dans la cathédrale. Les deux frères s'embrassèrent en présence du peuple, qui mêla ses larmes d'admiration à leurs larmes de générosité. Constantin, après le couronnement, s'éloigna pour jamais des deux capitales et alla mourir en Lithuanie, où la jeune femme à laquelle il avait sacrifié l'empire, ne pouvant survivre à sa perte, le suivit presque immédiatement au tombeau.

Ces événements, auxquels l'antiquité n'a rien de supérieur en vertu et en grandeur, ébranlèrent un moment les imaginations en France, et firent croire aux oppositions révolutionnaires que le Nord mûrissait avant le temps pour la liberté. Les libéraux espérèrent, les monarchistes tremblèrent. Illusion pour les deux partis. Les sociétés secrètes font des complots ; les peuples mûrs font seuls des révolutions. Le Nord se raffermit sous la main du fils de Paul Ier ; la France ne demandait qu'à s'apaiser sous celle de Charles X.

Le parti qui la dominait semblait avoir pour système de lui créer des agitations en lui donnant des ombrages. Le ministère, qui ne refusait plus rien au parti de l'Église, n'osa pas refuser assez au parti de l'aristocratie ; la session de 1826 ne fut marquée que par deux mesures, dont l'une honorait la sagesse du gouvernement, dont l'autre inquiétait l'égalité, passion du grand nombre.

Ces deux mesures furent l'émancipation de l'île anciennement française de Saint-Domingue, au prix de cent cinquante millions d'indemnité que le gouvernement de Saint-Domingue s'engageait à payer aux anciens colons dépossédés par l'indépendance de cette colonie. La seconde fut la loi qui rétablissait en France une partie des privilèges que le droit de primogéniture attribuait autrefois aux aînés des fils sur l'héritage de leurs pères. Cette loi, qui donnait le démenti à tous les principes d'équité naturelle dont la Révolution avait fait la base de ses codes, avait pour but de recréer avec le temps une aristocratie dans les familles et une incommutabilité des propriétés que la monarchie, immuable de sa nature, voulait fonder autour d'elle, comme une féodalité indirecte des fortunes, faible compensation de la féodalité des droits sapée par le temps. Elle était un maximum imposé à la division des terres et des capitaux qui en multipliant les possesseurs, accroissait tous les jours les forces de la démocratie. Elle violait les mœurs autant que les lois, car le privilège des aînés sur les frères nés après eux divisait et envenimait les familles. L'égalité entre les enfants était un principe de fraternité comme de justice. Donner aux pères le droit de déshériter proportionnellement les uns en enrichissant exceptionnellement les autres, c'était altérer dans sa source le sentiment paternel comme le sentiment filial. Trop de faveur d'un côté, trop peu de l'autre parait une injustice ou une injure. Le gouvernement, sous prétexte de moralité, sapait la plus infaillible des morales, la morale du cœur dans son sanctuaire le plus sacré, le foyer domestique. Il ne blessait pas moins la politique en présentant la monarchie comme le patronage nécessaire du privilège et de l'inégalité.

M. de Peyronnet, en offrant une telle loi en hommage à l'aristocratie, aliénait l'immense majorité des familles aux Bourbons, inspiration fatale qui fut, après la loi du sacrilège, une des causes les plus actives de la révolution. Le dernier mot de cette loi fut dit à la Chambre des pairs par M. de Montalembert, orateur longtemps émigré en Angleterre, et qui recherchait dans les mœurs nivelées de sa patrie les conditions patriciennes de la constitution britannique.

« Nos lois actuelles sur les successions ont, » dit-il, « le déplorable avantage de se combiner également bien avec le régime républicain et avec le despotisme. ll faut une classe politique à la monarchie constitutionnelle. C'est cette classe que la loi est destinée à fonder, en arrêtant le morcellement des terres ! » Cette pensée, qui était évidemment celle de M. de Peyronnet, en instituant une classe héréditairement politique, rejetait dans l'ilotisme électoral la masse la plus nombreuse et la plus active de la nation. M. Pasquier combattit ce système en homme d'État. La loi tomba à sa voix. Trop timide pour les uns, trop téméraire pour les autres, la Chambre des pairs la repoussa. Un cri de joie sortit à ce vote du fond de la nation ; Paris fut spontanément illuminé comme pour une victoire de l'égalité sur la contre-révolution. La Chambre des députés n'en conserva qu'un tronçon, mais le pays en conserva la mémoire.

 

IV.

L'empire croissant et de plus en plus évident d'un parti sacerdotal dans les conseils secrets du roi et dans la distribution des emplois civils et militaires se signalait à tous les yeux. Charles X semblait avoir fait vœu à son. sacre, de convertir la France à la foi sincère de son âme. Les pompes officielles du jubilé, sorte d'amnistie divine accordée à certains intervalles aux impiétés ou aux relâchements des peuples catholiques ; les missions généralisées dans les villes, dans les campagnes, jusque dans les régiments ; les calvaires, les croix, les monuments pieux érigés à la faveur des encouragements du gouvernement, sur toute la surface du pays ; les processions publiques, suivies par le prince, par sa famille, par la Chambre des pairs, la Chambre des députés, l'armée, la cour ; les congrégations ecclésiastiques et des colonnes de prêtres qui semblaient reprendre possession du sol de Clovis ; l'empiétement plus ou moins avoué, mais visible, dans l'instruction publique et dans les affaires de l'ordre des jésuites, société latente dans la société civile, tout commençait à caractériser le gouvernement du nouveau roi en gouvernement ou en conspiration officielle contre la liberté de conscience, et en antagonisme contre les droits acquis de l'esprit humain.

L'opposition, qui se soulevait intérieurement contre ces tendances au despotisme caché du sacerdoce, non-seulement parmi les ennemis des Bourbons, mais jusque dans les amis les moins douteux de la monarchie, n'était encore qu'un murmure. Il éclata par la voix de M. de Montlosier, qui dénonça à la France, au nom de la royauté et de la religion, le parti sacerdotal comme « un parti envahissant et ambitieux, rampant dans l'ombre sous l'inspiration des jésuites, congrégation illégale et anonyme, pénétrant dans toutes les administrations séculières, s'affiliant les magistrats, se subordonnant les ministres, s'attribuant et distribuant toutes les faveurs, vendant à Rome les libertés traditionnelles de l'Église de France ; se préparant enfin, par ses sectaires intéressés répandus dans toutes les zones des pouvoirs publics, à asservir le pouvoir royal lui-même pour reconquérir au joug d'une église occulte et intolérante un peuple, non plus religieux, mais dégradé jusqu'aux plus serviles superstitions. »

 

V.

Cette dénonciation empruntait un immense crédit au nom, au courage et au talent de son auteur. M. de Montlosier, gentilhomme d'une illustre naissance d'Auvergne, plus illustre par son rôle à l'Assemblée constituante, où il avait défendu la liberté religieuse contre la persécution philosophique, comme il défendait aujourd'hui la liberté philosophique contre la conspiration sacerdotale, avait suivi la monarchie dans ses exils. Rentré en France sous l'Empire, il avait écrit, à l'instigation de Napoléon, un paradoxe historique remarquable en faveur du système féodal -et en insulte à toute démocratie. Les Bourbons, à leur avènement au trône, l'avaient retrouvé royaliste et patricien, incrédule à toute égalité des classes ; contempteur de la Charte tant qu'elle n'aurait pas reconstitué une noblesse légale ; ennemi de la mobilité plébéienne, qui élève tout et qui ne soutient rien à la surface des sociétés ; convaincu que les peuples sont un corps auquel l'aristocratie donne seule une tête. Les empiétements du clergé, démocratie sacrée et élective sortant du peuple pour conquérir le peuple, et se substituant à la fois à la royauté et à la noblesse, n'inquiétait pas moins son orgueil de gentilhomme que son système de publiciste. Il se leva dans son isolement pour porter au clergé le premier coup. L'esprit moderne, étonné de rencontrer un tel auxiliaire, le libéralisme, l'opposition, le journalisme, la révolution, la philosophie alarmée et jusque-là muette, répondirent par une acclamation unanime à la dénonciation de M. de Montlosier. Les Chambres s'en emparèrent pour demander compte au gouvernement des mystères de la congrégation politique, des libertés de l'Église gallicane, qui ne leur importaient guère, mais dont elles feignirent d'être des gardiennes jalouses, enfin de l'existence illégale de la corporation des jésuites, abolie en France comme une milice de Rome, et qui avait été désavouée par Rome elle-même avant la révolution, comme une puissance qui inquiétait jusqu'à l'autorité qu'elle prétendait servir.

Une rumeur sourde, mais populaire, interprétant calomnieusement la piété du roi, montrait dans ce prince un affilié laïque des jésuites, revêtant en secret leur costume, assujetti à leurs règles, et ayant promis de leur livrer le royaume pour prix du ciel, qu'ils promettaient à sa pieuse complicité.

Le ministre de l'instruction publique, M. de Frayssinous, sommé de s'expliquer sur la congrégation et sur les jésuites, par Casimir Périer au nom de l'opposition, par M. Agier au nom des royalistes libéraux, réduisit dans un premier discours la congrégation politique aux proportions d'une association de fidèles dirigée depuis vingt ans dans les voies de l'édification mutuelle par des prêtres étrangers aux intrigues du siècle. Il déclara qu'il n'avait jamais fait partie lui-même de cette congrégation, pour rester indépendant dans sa foi et dans ses œuvres, que cette sainteté du corps avait pu servir de masque à l'ambition de quelques-uns de ses membres, que l'hypocrisie était de toutes les opinions et de toutes les sectes, mais que cette association personnelle et libre n'exerçait aucun empire saisissable sur le gouvernement. Dans un second discours les jésuites lui ayant reproché de les avoir tenus dans l'ombre, et l'ayant autorisé à les nommer, il les nomma ; il réduisit également leur prétendu monopole universel à la direction de quelques séminaires et à quelques colléges peu nombreux, et fit remonter leur existence tolérée en France au règne de Napoléon, sous lequel l'archevêque de Lyon, oncle de l'empereur, les avait appelés et protégés dans son diocèse.

Ces timides attaques et ces explications sans conclusion relevèrent, au lieu de l'abattre, l'empiétement latent ou avoué du parti du clergé qui voulait dominer. M. de Montlosier, après la session, déféra en vain aux tribunaux sa dénonciation. Les tribunaux, plus dépendants encore que les Chambres, se déclarèrent incompétents. La question fut ainsi renvoyée à l'opinion, qui s'en empara avec fureur. Le jésuitisme devint l'injure populaire au gouvernement des Bourbons. Cette injure vague, sans définition précise, et par cela même sans réfutation possible, confondit aux yeux du peuple la royauté des Bourbons avec un sanctuaire dominateur. Cette ligue, vraie dans quelques courtisans, fausse dans le monarque, entre l'esprit de cour et l'esprit d'église, répandit sur le règne une teinte de mystère et d'hypocrisie qui assombrit l'imagination des masses. On fit croire au siècle qu'il marchait sur des embûches. Le peuple, qui aurait pardonné la tyrannie à un roi, parce que la tyrannie d'un roi a quelquefois de la franchise et de la grandeur, et qu'elle meurt avec le tyran, ne pardonnait pas l'aspiration à la tyrannie à une corporation, parce que la tyrannie d'un corps sacerdotal ne meurt pas, et qu'elle semble profaner Dieu en l'employant aux usurpations humaines. De ce jour Charles X, encore aimé des uns, et plaint par les autres, tomba dans la désaffection ou dans le soupçon du plus grand nombre. L'ombre du jésuitisme et de la congrégation plana sur tous ses actes, et ses vertus mêmes furent tournées en crimes par la malice de ses ennemis et par la crédulité du peuple.

La nomination du duc de Rivière aux fonctions de gouverneur du duc de Bordeaux, à la place du vertueux duc de Montmorency, mort le vendredi saint dans une extase de prières au pied des autels, envenima encore ces soupçons. M. de Rivière, ami de Charles X, et longtemps victime, avec M. de Polignac, de son attachement à ce prince, méritait pour ses fidélités chevaleresques l'amitié et la confiance du roi, mais il passait dans l'opinion publique pour un affilié servile du parti de l'église. L'héritier du trône entre ses mains paraissait un otage remis par la monarchie an sacerdoce. Son nom et son esprit n'avaient aucun de ces lustres que l'imagination des nations exige des maîtres de leurs rois. Un Fénelon libéral et religieux aurait à peine suffi dans l'esprit de la nation aux difficultés, aux grandeurs et aux délicatesses d'une éducation royale, dans laquelle l'instituteur avait à concilier la conscience d'une vieille race avec la raison d'un nouveau peuple, à séparer dans une jeune intelligence les ténèbres des lumières, à rendre la raison pieuse et la piété raisonnable.

L'opinion publique désignait M. de Chateaubriand, le roi nomma le duc de Rivière et l'abbé Tharin, évêque de Strasbourg, prélat dont les discours et les écrits contristaient la piété même par l'excès de l'invective sacrée contre le siècle, et par l'excès de zèle avoué pour les jésuites. Le journal de M. de Chateaubriand, en apprenant ces choix imprudents du roi, prononça les mots de fatalité et de vertige. Les noms des hommes disaient la ligne dans laquelle la cour voulait diriger l'esprit héréditaire de la dynastie, la ligne disait le but, le but indiquait l'abîme.

 

VI.

Chaque jour Charles X se laissait dériver plus loin de son peuple. Les réclamations de la presse importunaient la cour et l'Église. Il annonça témérairement, à l'ouverture de la session de 1827, qu'il avait ordonné à son ministre d'étouffer cette voix. Cette seule menace annonçait des desseins plus extrêmes. Le silence demandé par les gouvernements est le prélude de la tyrannie des peuples. On pressentait une lutte prochaine et funeste entre la couronne et la nation. Ce pressentiment redoubla l'audace de la cour, l'irritation des tribunes, la licence des journaux, l'agitation sourde des masses.

Le roi cependant maintenait avec énergie au dehors la dignité et l'influence de la nation. M. Hyde de Neuville, son ambassadeur en Portugal, avait agi en ambassadeur de Louis XIV dans les querelles qui agitaient et qui ensanglantaient Lisbonne, entre don Miguel et don Pedro. Le premier représentait l'absolutisme, le second l'esprit constitutionnel. L'Espagne, où dominait notre esprit, menaçait le Portugal d'une intervention pour y soutenir la contre-révolution. L'Angleterre, par la voix de M. Canning, éclatait contre la pensée de cette intervention, derrière laquelle elle montrait la France. Elle se vengeait de notre heureuse audace en Espagne en favorisant l'émancipation des colonies espagnoles de l'Amérique du Sud, qui commençaient à se détacher de la mère patrie et à se grouper en républiques. « J'appelle à l'existence un nouveau monde ! » s'écriait M. Canning, qui se posait en génie des tempêtes. « J'ai balancé le compte ! J'ai laissé à la France le fardeau ingrat de la vieille Espagne. Je lui enlève l'Amérique et je couvre le Portugal contre l'invasion de l'absolutisme. » Un débarquement de troupes anglaises à Lisbonne appuyait ces paroles. Le ministère français reculait avec raison devant une seconde intervention dans la Péninsule, où il aurait rencontré l'Angleterre, dont l'antique patronage sur le Portugal était reconnu en fait et garanti en droit par les traités. M. de Chateaubriand, M. de La Bourdonnaie, orateurs royalistes, demandaient en vain cette guerre inutile et capricieuse pour une vanité d'influence sur le Tage, M. de Villèle la refusait et les Chambres avec lui.

Ces questions extérieures n'agitaient que quelques esprits élevés et spéculatifs. La loi contre la presse renfermait les véritables agitations de l'esprit public. La liberté et la philosophie sentaient qu'on se préparait à briser leurs dernières armes dans leurs mains pour en jeter les tronçons aux pieds de la cour et des évêques, qui ne cessaient de fulminer contre ces libertés de la pensée.

Cette loi n'était pas seulement une loi pénale, c'était une loi somptuaire contre la parole écrite ; elle n'atteignait pas seulement le présent et l'avenir, elle atteignait le passé. Elle supprimait, par les menaces et par les dispositions fiscales dont elle était armée, la réimpression de presque tous les livres du dix-huitième siècle qui avaient soufflé sur le vieux monde et enfanté le nouveau. L'imprimeur, responsable par sa fortune de ce qu'il reproduisait, allait implorer par la force des choses la censure préalable du gouvernement ou de l'Église avant de prêter ses caractères à l'écrivain vivant ou mort. Une clameur universelle se souleva contre cette loi, comme contre un retour- à la barbarie, les idées, les sciences, les arts, les industries, les métiers intéressés par l'esprit ou par la profession à cet immense commerce des intelligences, dont l'imprimerie est le véhicule protecteur ; l'Académie française elle-même, servile de situation, mais indépendante d'âme, se réunit extraordinairement pour délibérer sur ce péril de l'esprit humain. Les royalistes et les libéraux s'y confondirent dans une égale protestation contre cette extinction systématique des lumières au profit des ténèbres. M. Michaud, M. de Lacretelle, M. Villemain subirent volontairement la destitution de leurs chaires et la suppression de leur fortune d'hommes de lettres pour le crime d'avoir imploré la justice du roi contre l'attentat de ses ministres. L'opinion publique leur restitua en popularité ce que le désintéressement leur enlevait en fonctions. Tous les hommes jaloux de la plus belle attribution de l'esprit humain, la pensée, tous ceux aux yeux de qui la multiplication des idées par la parole écrite était un don de Dieu, un outil de perfectionnement, ou une arme défensive de liberté, Royer-Collard, Dupont (de l'Eure), Hyde de Neuville, Chateaubriand, Bertin de Vaux, Agier, Noailles, La Bourdonnaie lui-même s'inscrivirent pour protester à la tribune contre ce désarmement de la raison nationale.

Tous les sectaires du parti sacerdotal, MM. de Rongé, de Sallaberry, de Frenilly, de Curzay, de Sesmaisons, de Castelbajac, de Maquillé, de Forbin des Essarts, se préparaient à soutenir le projet inquisitorial de M. de Peyronnet. La tribune les entendit protester tour à tour, au nom de l'autorité sans contrôle et de la foi sans raisonnement, contre la faculté qui rend seule l'autorité respectable et la religion divine. L'un proposa la mutilation légale du sens qui propage les idées, l'autre proclama que l'imprimerie était le seul fléau dont Moïse eût oublié de frapper l'Égypte, et affirma que les anciens avaient connu ce moyen de propager et d'éterniser la parole, mais qu'ils l'avaient étouffé dans la nuit de• leurs mystères, de peur d'incendier le globe.

M. de La Bourdonnaie s'insurgea pour la première fois au nom de la Charte si longtemps dédaignée par lui, et vénérée maintenant comme un refuge par ceux-là même qui l'avaient blasphémée. M. Royer-Collard, avec une poignante ironie, loua dérisoirement ces censeurs prétendus religieux des œuvres du Créateur pressés de réformer l'œuvre de Dieu.

« Dans la pensée de ces hommes, » dit-il, « il y eut imprudence au grand jour de la création de laisser échapper l'homme libre et intelligent au milieu de l'univers ! Une plus haute sagesse vient réparer la faute de la Providence et rendre à l'humanité, sagement mutilée, le service de l'élever enfin à l'heureuse innocence des brutes ! L'auteur des choses a cru autrefois le contraire... il s'est trompé ! La vérité est un bien, disent ces hommes plus prévoyants que la nature, mais l'erreur est un mal : périssent donc l'erreur et la vérité ! comme la prison est le remède naturel de la liberté, l'ignorance sera le remède naturel de l'intelligence, l'ignorance est la vraie science de l'homme et de la société !... Messieurs, une loi qui nie ainsi la morale est une loi athée, l'obéissance ne lui est pas due ! Hélas ! nous avons traversé des temps où, l'autorité de la loi ayant été usurpée par la tyrannie, le mal fut appelé bien, et la vertu crime. Pendant cette douloureuse épreuve, nous n'avons pas cherché les règles de nos actions dans la loi, mais dans nos consciences. Nous avons obéi à Dieu plutôt qu'aux hommes. Fallait-il, sous le gouvernement légitime, nous » ramener à ces souvenirs déplorables ?... Nous serons encore les mômes hommes ! Votre loi, sachez-le bien, sera vaine, car la France vaut mieux que son gouvernement !... Conseillers de la couronne, qu'avez-vous fait jusqu'ici ? Qui vous élève au-dessus de vos concitoyens que vous soyez en droit de leur imposer la tyrannie ? Obscurs et médiocres comme nous, vous ne nous surpassez qu'en témérité ! Votre audace insensée ne peut se rencontrer que dans les factions. Votre loi dénonce donc une faction dans le gouvernement aussi certainement que si cette faction se dénonçait elle-même ; je ne lui demanderai pas ce qu'elle est, d'où elle vient, où elle va, elle mentirait ! Cette faction, je la juge par ses œuvres ! Voilà qu'elle vous propose la destruction de la liberté de la presse ; l'année dernière elle avait exhumé du moyen âge le droit d'aînesse, l'année précédente le sacrilège ! Ainsi elle retourne en arrière. Qu'on l'appelle contre-révolution ou autrement, peu m'importe ; elle retourne en arrière en religion et en politique ! Elle tend par le fanatisme, le privilège, l'ignorance, à la barbarie ou aux dominations absurdes que la barbarie favorise !... L'entreprise ne sera pas si facile à consommer. A l'avenir il ne s'imprimera plus une ligne en France, je le veux ; une frontière d'airain nous préservera de la contagion étrangère, à la bonne heure. Mais il y a longtemps que la discussion est ouverte dans le monde entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux. Elle remplit d'innombrables volumes, lus et relus le jour et la nuit par une génération curieuse. Des bibliothèques les livres ont passé dans les esprits. C'est de là qu'il vous faut les chasser. Avez-vous pour cela un projet de loi ? Tant que nous n'aurons pas oublié ce que nous savons, nous serons mal disposés à l'abrutissement et à la servitude. Mais le mouvement des esprits ne vient pas seulement des livres, né de la liberté des conditions, il vit du travail, de la richesse et du loisir ; les rassemblements des villes et la facilité des communications l'entretiennent. Pour asservir les hommes, il est nécessaire de les disperser et de les appauvrir. La misère est la sauvegarde de l'ignorance. Croyez-moi, réduisez la population, renvoyez les hommes de l'industrie à la glèbe, brûlez les manufactures, comblez les canaux, labourez les grands chemins. Si vous ne faites pas tout cela, vous n'aurez rien fait ; si la charrue ne passe pas sur la civilisation tout entière, ce qui en restera suffira pour tromper vos efforts...

« Je ne saurais adopter les amendements que la commission vous propose, ni aucun amendement. La loi n'en est ni digne, ni susceptible. Il n'est point d'accommodement avec le principe de tyrannie qui l'a dicté. Je la rejette purement et simplement, par respect pour l'humanité qu'elle dégrade, et pour la justice qu'elle outrage. »

 

VII.

Depuis Bossuet et Pascal, l'éloquence raisonnée ou passionnée par le mépris n'avait pas parlé ainsi aux hommes ; M. Royer-Collard avait vengé l'esprit humain, et l'esprit humain semblait lui avoir prêté le dédain céleste pour écraser de plus haut ces deux factions de ténèbres qui se disputaient la tyrannie de l'intelligence. Ce discours, en peu de jours, devint une opinion publique ; mais il y avait déjà une telle distance entre le gouvernement et le pays, que la Chambre, inféodée au clergé et à la cour, vota à une immense majorité ce que la France unanime répudiait avec Royer-Collard et Chateaubriand, comme un attentat contre la raison humaine.

 

VIII.

La discussion de la pétition de M. de Montlosier contre les empiétements du parti sacerdotal précéda à la Chambre des pairs la discussion de la loi sur la presse. M. de Fitz-James, familier de Charles X, dont l'éloquence aristocratique conservait à la tribune le ton léger de la cour, railla la prétendue démence du pétitionnaire ; après avoir fait un portrait grotesque de M. de Montlosier, son compagnon d'émigration à Londres, voilà, s'écria-t-il avec dédain, l'homme qui dénonce des processions et des missionnaires ! M. de Fitz-James soutenait le parti de l'Église en gentilhomme qui protégeait autrefois son curé contre ses vassaux sans assister aux mystères. Cette orthodoxie à la fois superbe et sceptique n'allait plus à un temps où la foi, pour être respectée, devait être dans la conscience et dans les mœurs. M. d'Ambray vengea M. de Montlosier, et rappela le mot sublime que cet orateur avait prononcé à l'Assemblée constituante en défendant alors la dotation des évêques : « C'est une croix de bois qui sauva le monde. »

La discussion de la loi sur la presse fut ajournée à une autre séance. L'opinion publique fermentait jusqu'à la sédition dans la jeunesse et dans le peuple. Tout devenait occasion de scandale et de violence. L'ombre seule des deux tyrannies créait d'avance les révoltes de cœur, préludes rapprochés des révoltes de bras.

La mort du duc de Larochefoucauld-Liancourt, autre Malesherbes échappé au glaive révolutionnaire, mais resté fidèle à la fois au culte de la royauté légitime et au culte de la liberté représentative, fit éclater la colère qui couvait dans les âmes. Le duc de Liancourt avait employé jusqu'à quatre-vingts ans le crédit de son grand nom et de sa grande existence au patronage gratuit de toutes les institutions sagement populaires. Fondateur de l'École des arts et métiers de Châlons-sur-Marne, les élèves de cette École accoururent à Paris pour honorer ses funérailles et pour porter eux-mêmes son cercueil à la sépulture de sa maison. Son cousin le duc de Larochefoucauld-Doudeauville, homme du même esprit, quoique plus inféodé au clergé et plus lié à la nouvelle cour, était ministre de la maison du roi. Il avait autorisé de son consentement la présence aux obsèques et la piété filiale des jeunes élèves de l'école de Châlons. Le gouvernement, que la popularité, même posthume, du duc de Liancourt semblait offenser, s'opposa par ses agents au transport du cercueil sur les bras de cette jeunesse. Un tumulte éclate aux portes du temple. Les baïonnettes menacent le cortége. Le cercueil, disputé par les uns, arraché par les autres, roule profané dans la boue. La foule indignée crie au sacrilège. La cérémonie s'achève dans la consternation de Paris. La Chambre des pairs évoque à elle la connaissance de ces outrages à la tombe d'un de ses membres. Le nom du duc de Liancourt devient un des éléments accumulés de récrimination contre la cour et contre l'Église, accusées de venger sur la mort la popularité libérale et philosophique d'un bienfaiteur du peuple. Le duc de Larochefoucauld-Doudeauville lui-même se prépara à quitter le ministère par respect pour son nom.

 

IX.

Le roi gémissait de ce reflux de la faveur populaire qui avait signalé le commencement de son règne, et que ses fatales concessions au parti ambitieux du clergé éloignaient de plus en plus de son trône. L'amour de son peuple lui était doux, et tout respirait la haine publique dans l'air autour de lui. Averti par le discours de M. Royer-Collard et prévenu de ceux que préparaient M. de Chateaubriand et ses amis à la Chambre des pairs contre la loi de la presse, il résolut de faire de cette loi odieuse un sacrifice à la popularité. M. de Peyronnet par son ordre la retira de la discussion. Ce retour à l'opinion fut accueilli avec enthousiasme, des illuminations où la sédition empruntait les manifestations de la joie éclairèrent les rues de la capitale. Des cris de Vive le roi ! vive la liberté de la presse ! vivent les pairs ! retentirent jusque sous les fenêtres des Tuileries.

Le roi, qui devait passer le lendemain la garde nationale en revue en commémoration annuelle de son entrée dans Paris, crut à un beau jour. Le maréchal Oudinot, commandant général de la milice de Paris, lui garantissait une réception triomphale en retour de sa concession à l'opinion satisfaite. Les ministres, mieux informés de la haine qu'on leur portait, déconseillaient au roi cette entrevue dangereuse avec son peuple. Ils redoutaient des manifestations séditieuses ; ils conjuraient au moins le roi de passer cette revue aux portes de son palais sous l'épée de ses gardes, afin d'imposer à toute sédition par l'appareil militaire et par l'inviolabilité des murs du château.

Le roi insista. H sortit à cheval de son palais le dimanche 16 avril 1827, accompagné du duc d'Angoulême et du duc d'Orléans et d'un immense cortège militaire. Les princesses de sa famille suivaient dans des calèches découvertes le groupe du roi et des princes. Un jour de printemps semblait associer une fête du firmament à cette fête de la terre. Trente mille hommes des douze légions de Paris, commandés par les chefs de la bourgeoisie, attendaient le roi sous les armes au Champ-de-Mars. Cette bourgeoisie armée, plus intéressée par sa fortune ou par ses industries à la stabilité du gouvernement que les classes mobiles du peuple, tremblait d'ébranler les masses en ébranlant le trône. Elle s'était recommandé à elle-même la veille et le matin dans ses réunions préparatoires d'étouffer dans ses rangs tout cri politique et tout murmure, qui pourraient altérer l'harmonie renaissante entre la nation et le roi, et servir de prétexte à quelque émotion fatale du gouvernement. Le mot d'ordre qui proscrivait les cris contre les ministres et contre le clergé, et qui ne permettait que le cri de Vive le roi ! circulait de bataillon en bataillon, ratifié par un consentement tacite. Charles X avait déjà paru à cheval devant les premiers rangs, le front serein, le sourire sur les lèvres, le cœur dans le geste ; mais l'esprit d'une foule éclate en elle malgré la volonté de chacun de ceux qui la composent. Les peuples ont une âme collective indépendante à certains moments de l'âme individuelle. L'âme irritée de la garde nationale éclata d'abord dans la 7e légion, puis dans toutes les autres, par le cri de Vive la Charte ! qui contenait par réticence tous les griefs de l'opinion. Charles X, aux premiers cris de Vive la Charte ! qu'il avait jurée lui-même, ne parut pas s'offenser, mais l'obstination de ce même cri, substitué à celui de Vive le roi ! finit par irriter son visage. « Eh quoi ! » lui crièrent des gardes nationaux rapprochés de lui, «la Charte est-elle donc un outrage ? » — « Messieurs, » répondit le roi d'un accent sévère, « je suis venu ici pour recevoir des hommages, non des leçons ! » Ces mots reconquirent au prince le respect et l'enthousiasme des légions. Les cris de Vive le roi ! gagnent de file en file et rendent le calme à son âme. A cheval devant le monument de l'École militaire, trente mille hommes passent devant lui en le saluant d'une même acclamation. Il se retire et rentre au palais convaincu que l'offense isolée de quelques gardes nationaux n'a été que l'impuissante insolence d'une sédition réprouvée par tous. Il se félicita avec le maréchal Oudinot du succès de la journée et du retour de son peuple. Il chargea le maréchal de rédiger un ordre du jour exprimant la satisfaction du roi à la milice de Paris.

 

X.

Mais ces tentatives, contenues un moment par la présence du roi au Champ-de-Mars, s'étaient aggravées après son départ. Les murmures et les clameurs, les cris d'A bas les ministres, à bas les jésuites ! avaient retenti sur le passage des princesses, accusées avec raison par l'opinion publique de plus de complaisance pour le clergé, de plus de rancune contre la révolution. Le respect pour le rang, pour le sexe, pour le malheur n'avait pas réprimé dans certaines légions les allusions et les vociférations menaçantes à la fille de Louis XVI et à la veuve du duc de Berry. On avait voulu imprimer par la terreur, dans leurs âmes, l'image du mécontentement du peuple et le souvenir de ses avertissements. Les légions s'étaient mêlées dans une confusion tumultueuse autour de leurs voitures, et le cliquetis des armes avait rendu plus sinistre le désordre et l'accent de la sédition. La duchesse d'Angoulême, intrépide de visage, mais humiliée de cœur, avait frémi d'indignation. Elle avait rapporté au château le frisson et la mémoire des scènes révolutionnaires de son enfance. Après son départ, les cris s'étaient élevés plus unanimes et plus irrités du sein des colonnes qui rentraient en armes dans Paris. En passant devant l'hôtel de M. de Villèle, les légions avaient ébranlé de leurs vociférations la rue de Rivoli. Les voitures de la cour, qui revenaient vides de la revue, avaient été huées par la colère publique. La capitale avait passé en quelques heures d'une fête à une consternation. La France avait laissé échapper son mot ; ce mot pouvait être un conseil ou un outrage, selon que le roi le comprendrait et forcerait son gouvernement à le comprendre. Il avait entendu lui-même dans la soirée les clameurs renaissantes et prolongées de son peuple, qui précipitait les ministres du conseil. « Villèle, toujours Villèle ! » s'était-il écrié comme importuné de cette impopularité de son ministre, et il avait jeté son épée sur un fauteuil comme un homme qui voudrait jeter aussi la pensée qui l'obsède.

 

XI.

Bien que le scandale de la revue eût été concentré dans quelques bataillons de la garde nationale, et que la masse des citoyens fût innocente des irrévérences du petit nombre, le ressentiment de ces manifestations retomba aux Tuileries sur le corps tout entier. Une colère, poussée jusqu'au vertige, saisit la famille royale et se communiqua aux courtisans. Les femmes surtout étaient implacables. Habituées aux adulations et au culte, tout ce qui rompt ce prestige de respect dont elles sont environnées leur semble sacrilège. Rien ne passe plus vite de la terreur à la vengeance que la faiblesse d'une femme outragée. Pendant tout le reste de la soirée chaque visiteur rapportait aux Tuileries son anecdote, son scandale, son indignation contre la population armée de Paris. C'était presque la ville du 20 juin 1791 ! La duchesse d'Angoulême, pleine des souvenirs de cette fatale journée, qui avait commencé les humiliations et les supplices de sa famille, conjurait le duc d'Angoulême et le roi de ne rien pardonner aux premières émotions de la multitude, s'ils ne voulaient pas l'encourager par leur hésitation aux derniers excès. Insulter les ministres, n'est-ce pas insulter la pensée du roi ? Lui imposer le renvoi de son gouvernement par des cris irrespectueux, n'était-ce pas régner à sa place ? Céder aux insolences d'une bourgeoisie armée, n'était-ce pas abdiquer devant un tumulte ? Où s'arrêteraient ces nouveaux janissaires, fiers d'avoir imposé une première fois leurs caprices à leur maitre et incapables de se gouverner eux-mêmes autrement que par leurs séditions ?

 

XII.

Telles étaient les dispositions de la cour dans la soirée du 0 avril, lorsque le maréchal Oudinot vint soumettre au roi le projet d'ordre du jour, convenu quelques heures avant entre le prince et lui, pour témoigner à la garde nationale une satisfaction changée en colère. Le roi, dont le visage avait changé aussi comme le cœur, écouta d'un air distrait la lecture de l'ordre du jour, le prit des mains du maréchal, le froissa dans les siennes et n'ayant pas encore arrêté sa résolution avec ses ministres : « C'est bien, » dit-il au maréchal, « rien ne presse, j'aviserai. »

Les ministres humiliés et irrités entrèrent pour tenir conseil. L'éclat d'une telle insulte adressée moins à la couronne qu'à leur système et à leur personne, le témoignage public et pour ainsi dire national d'une impopularité qui rejaillissait jusque sur le trône, la honte et la terreur qu'ils avaient éprouvées en entendant les bataillons défiler en brandissant leurs armes et en invectivant leurs noms sous les fenêtres de leurs hôtels, les prédisposaient aux mesures extrêmes. La guerre entre l'opinion publique et eux était déclarée. H fallait s'avouer vaincu ou vaincre soi-même l'opinion par une obstination, qui entraînerait la couronne dans leur cause. Le danger était imminent des deux côtés. Céder, c'était humilier la royauté ; résister, c'était la compromettre dans une lutte peut-être inégale avec le peuple. La délibération devant le roi fut longue et balancée.

M. de Villèle et M. de Corbière n'hésitèrent pas à se prononcer pour une mesure de force. Ils ouvrirent l'avis du licenciement de la garde nationale de Paris. Ils soutinrent que cette capitale armée inquiétait à juste titre la couronne. Utiles quand la révolution menace de simples désordres civils le foyer des citoyens qui se protègent mutuellement contre le pillage, secourables aux nouveaux gouvernements, les gardes nationales ne tardent jamais ou à se licencier d'elles-mêmes dans une indolente indifférence ou à embarrasser le gouvernement par une armée de l'opinion publique, sans discipline, sans responsabilité et sans obéissance. Un gouvernement établi, ajoutaient-ils, ferme et appuyé sur une armée régulière est trop heureux que de premiers symptômes de sédition lui fournissent le prétexte ou la nécessité de dissoudre ces dangereux auxiliaires, qui prétendent associer en eux la liberté du citoyen et l'arme du soldat. La garde nationale, d'ailleurs, importation funeste et intempestive de l'Amérique insurgée par M. de La Fayette, à qui elle avait donné une dictature tantôt agitative, tantôt répressive, mais toujours supérieure à la royauté, n'était-elle pas le premier acte et le dernier vestige d'une révolution qui ne s'était tarie qu'après avoir ensanglanté la monarchie, répudié et proscrit M. de La Fayette lui-même ; après s'être donné pour chef un factieux de l'aristocratie dans M. de La Fayette, ne s'était-elle pas donné pour chefs les factieux de la plèbe et de la démagogie des faubourgs dans Santerre et dans Hanriot ? N'avait-elle pas dormi à Versailles avec son général pendant les massacres des journées d'octobre 1790 ? N'était-elle pas restée immobile on complice à Paris pendant l'invasion des Tuileries par le peuple le 20 juin ? N'avait-elle pas déserté le 10 août devant les bandes qui mitraillaient le château ? Ne s'était-elle pas cachée aux journées de septembre, pendant qu'une poignée de sicaires immolaient à loisir des milliers de victimes dans les prisons de Paris ? Enfin n'avait-elle pas assisté, l'arme au bras autour de l'échafaud, pendant quatorze mois, au supplice du roi, de la reine, de la famille royale et de la France décapitée par une minorité de démagogues ? Quel compte faire pour la monarchie d'une institution pareille qui prête sa force à toutes les factions, qui autorise toutes les séditions et tous les crimes du peuple quand elle ne les accomplit pas ? Le jour ne devait-il pas venir où la monarchie, appuyée sur une armée soldée, disciplinée et personnelle, se délivrerait enfin de cette armée amphibie de bourgeois séditieux quand ils ne sont pas asservis ? Et puisque ce jour était venu de lui-même, pourquoi le laisser échapper pour en attendre un autre où l'outrage, au lieu d'être, comme à cette revue, un simple tumulte, serait une révolution ?...

Trois ministres seuls, M. de Chabrol, M. de Frayssinous et M. le duc de Doudeauville, combattirent ces considérations irritées par des considérations plus modérées et, plus longanimes. Ils représentèrent que la garde nationale de Paris et les Bourbons s'étaient liés par des pactes multipliés l'une à l'autre depuis 1815 ; que le danger d'armer l'élite de la bourgeoisie était nul dans une forme de gouvernement qui supposait l'accord de l'opinion et de la couronne dans le parlement, forme de gouvernement où, en défendant le roi, la garde nationale défendait en même temps la loi ; que cette partie armée de la population, tonte propriétaire, commerciale, industrielle, était, par ses propriétés, par ses commerces, par ses industries, la plus intéressée à préserver tous les gouvernements établis, parce que, en défendant l'ordre politique menacé, elle préservait en même temps ses foyers et ses trafics ; qu'enfin lors même que cette garde nationale, quelquefois embarrassante, plus souvent utile, serait de peu de secours dans les dangers suprêmes, il y aurait une immense dépopularisation pour la couronne devant la France et devant l'Europe de se déclarer elle-même, par un licenciement, en impopularité flagrante et en incompatibilité authentique avec la majorité de sa propre capitale ; que le parti le plus juste comme le plus sage était de ne pas étendre à l'universalité des bons citoyens la peine encourue par un petit nombre d'agitateurs, mais de pallier la faute, de dissimuler l'insulte, de temporiser avec une opinion aussi prompte au repentir que légère à l'émotion, de sévir seulement pour l'exemple contre un ou deux bataillons qui s'étaient le plus signalés dans le désordre, et de jeter sur tout le reste le manteau de l'oubli et l'amnistie de la couronne.

 

XIII.

Ces motifs auraient facilement entraîné le roi, s'il n'avait rougi de manquer à la duchesse d'Angoulême et à la duchesse de Berry en paraissant ressentir moins qu'elles leur injure, et en s'attirant dans sa propre famille ces reproches de faiblesse et de concession qu'il avait si souvent et si injustement adressés lui-même à la mémoire de Louis XVI et au règne de son second frère Louis XVIII ; mais soutenu dans son inflexibilité par M. de Villèle, M. de Corbière, M. de Damas, M. de Clermont-Tonnerre et M. de Peyronnet, il se prononça pour la mesure la plus irrévocable, le licenciement.

M. le duc de Doudeauville crut devoir, par sa retraite, rejeter loin de lui toute responsabilité d'un acte dont il pressentait les périls. Le roi s'irrita d'une démission donnée pendant la lutte qu'il engageait avec l'opinion.

La nuit fut employée par les ministres et par le maréchal Oudinot à prévenir, par un déploiement de forces, les dangers de l'émotion qui pourrait soulever Paris quand il apprendrait son désarmement.

Paris reçut cette nouvelle avec l'indifférence de la force. La cour prit ce dédain pour de la terreur. Elle s'applaudit de sa témérité. « Voyez, » dit le duc de Rivière, « le roi peut tout ! » Ce mot, qu'on ne cessa depuis de répéter à Charles X, lui fit prendre le sommeil de l'opinion pour l'abdication du peuple. Il songea de ce jour-là à oser davantage. Il sentit que M. de Villèle s'était usé à son service dans l'opinion de Paris ; il pensa à rappeler de Londres, où il était ambassadeur, le prince de Polignac, le véritable favori de son cœur, le dernier mot de sa conscience et de sa politique. Mais M. de Villèle pressentait dans son successeur l'homme des catastrophes, et il l'éloigna par patriotisme autant que par ambition.

La dissolution de la garde nationale de Paris eut un tel contre-coup dans la Chambre et dans la presse que le ministère sentit sa majorité s'ébranler sous lui.

« Où est l'appui du gouvernement ? » s'écriait Benjamin Constant à la tribune. « Dans la population de Paris ? Il l'a outragée ! Dans l'opinion ? Il l'a soulevée ! Dans la pairie ? Il ne peut la dominer qu'en la dénaturant par des nominations abusives ! Dans la magistrature ? Elle lui résiste au nom de la justice ! »

« Un pareil système, » s'écriait un orateur du centre, « doit avoir un terme, car la corruption est un principe inexorable de décomposition dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique ! »

« Ministres du roi, » disait un orateur de la droite, « il vous reste un grand service à rendre au trône et au pays, un service immense, le seul qui puisse réparer le mal que vous avez fait, c'est de vous retirer ! Vous êtes destitués par le pays ! Toutes les supériorités vous effraient, le cri même de vive le roi vous accuse. Vous l'avez étouffé sur les lèvres de la garde nationale de Paris ! » — « L'indignation est unanime, » disait le général Sébastiani, orateur de la gauche.

Le ministre ne voyait devant lui que des ennemis, la France attendait, le roi fléchissait sous des pensées indécises. M. de Villèle pensait à sacrifier une partie de ses collègues, les plus impopulaires, M. de Peyronnet, M. de Corbière, M. de Damas, pour apaiser la Chambre et reconquérir quelques mois de pouvoir. Mais de quelles fautes de ses collègues n'était-il pas solidaire ? Le parti sacerdotal l'avait enlacé dans ses trames, le parti de la cour lui avait fait licencier la garde nationale ; il avait trop arraché de concessions à la Chambre pour qu'elle ne se repentit pas des excès de complaisance qu'elle avait eus pour lui ; tout le condamnait, peut-être se condamnait-il lui-même ; mais dans la route où il était entré, il n'y avait pas d'issue en avant, pas de retraite en arrière. Il crut à la puissance de l'obstination, et il se résolut à dissoudre la Chambre des députés.

 

XIV.

En attendant la fin de la session et le vote des finances, qui lui donnerait du temps pour préparer les élections futures, il songea à donner des satisfactions à l'opinion publique dans les questions extérieures d'humanité ou de sympathie qui passionnaient les généreux instincts de la France. Il signa avec l'Angleterre un premier traité pour la répression de la traite des nègres, commerce honteux qui déshonora la civilisation jusqu'à la révolution de 1848, où la république abolit enfin l'esclavage. H signa avec l'Angleterre et la Russie une convention relative à la Grèce. Par cette convention les trois cours prenaient le patronage de la Grèce, qui resterait nominalement sous la suzeraineté de la Turquie, mais qui se gouvernerait dans son indépendance, et qui payerait seulement un subside annuel à la Porte. Cette convention, considérée à Constantinople comme une intervention attentatoire à la souveraineté séculaire du sultan, fut suivie, le 6 juillet, d'un autre acte diplomatique par lequel les trois puissances patronnes de la révolution grecque menaçaient la Porte d'une alliance directe et armée avec la Grèce, si le gouvernement ottoman s'obstinait à décliner l'intervention conciliatrice.

Cet acte était l'acte de naissance d'une nouvelle puissance en Europe. Nul des signataires ne le comprenait encore dans toute sa portée. Il ouvrait la Méditerranée et livrait l'Asie-Mineure aux successeurs de Pierre le Grand. Signé par l'Angleterre pour complaire à la Russie, signé par la Russie pour s'emparer de la popularité européenne et asiatique dans tout le christianisme oriental, signé par la France les yeux fermés, et pour satisfaire une généreuse compassion publique, il séparait en Grèce deux races incompatibles et acharnées l'une contre l'autre, mais il créait pour l'avenir à l'Europe une politique d'ombrage, de vigilance et de danger suprême à Constantinople.

La Chambre des députés eut quelque pressentiment de sa fin prochaine. Les partis se préparèrent à lutter par des coalitions mortelles contre la mort. Un orateur royaliste, d'une parole écoutée, d'un caractère loyal et d'un dévouement raisonné à la monarchie, M. de Lezardière, tenta d'éclairer la couronne sur les dangers qu'elle allait affronter dans l'intérêt de ses ministres.

« Une inquiétude générale, » dit-il à la dernière séance de la session, « plane sur le pays ; on parle de nomination de nouveaux pairs de France pour modifier la majorité dans cette assemblée ; on parle de la dissolution de cette Chambre elle-même ; on s'entretient de mesures violentes ; l'anxiété des esprits est au comble. » Il somma le ministre de s'expliquer pour dissiper ces soupçons. « Nous nous séparons au milieu d'une inquiétude générale, » s'écria M. Hyde de Neuville, homme que l'amour de la monarchie passionnait jusqu'à servir involontairement les animosités des ennemis du trône contre les ministres. « Qu'irons-nous dire à nos commettants, » ajouta avec une véhémence sombre M. de La Bourdonnaie. Des interpellations acerbes sont échangées dans le tumulte entre ces orateurs et M. de Peyronnet. On demande à grands cris que le ministre soit rappelé à la décence par la Chambre. « C'est celui qui m'a interpellé qui doit être rappelé à l'ordre, » répond avec fierté M. de Peyronnet, « c'est M. de La Bourdonnaie ; je n'ai l'habitude de lui parler que pour lui répondre ! »

Le lendemain, sans autres explications avec l'opinion publique, la prérogative du roi, changée par les ministres en insulte, s'exerçait sans préambule et se déclarait incompatible avec la représentation élective du pays, comme elle s'était déclarée incompatible avec la garde nationale de Paris, dissolvait la Chambre et se préparait à arracher, à force d'influence ou de coercition administrative du fond de la nation, on ne sait quelle représentation complaisante et asservie, plus populaire que le peuple et plus monarchique que la Chambre de 1815 ! Le vertige qui avait saisi le roi s'était communiqué à M. de Villèle. Un gouvernement qui cherche l'impossible est sûr de rencontrer le néant. La France, à l'exception du parti de l'Église et du parti de la cour, eut le pressentiment des derniers malheurs.

 

XV.

Manuel, victime de la colère des royalistes et de l'oubli des libéraux, mourut dans l'obscurité et dans l'indigence au château de Maison chez M. Laffitte, dont il était l'hôte et l'ami. Le parti révolutionnaire ne se montra pas moins ingrat envers cet orateur que le parti monarchique. Il n'eut pour consolateur que Béranger, dont le cœur désintéressé d'envie et d'ambition aimait dans Manuel la trempe antique du républicain prématuré, mais intrépide, modéré et intègre. Le caractère dans Manuel était supérieur à l'éloquence. Homme de gouvernement plus encore que de tribune, il préférait l'action au discours. Béranger disait de lui.

« Je n'ai connu qu'un homme dont il m'eût été impossible de m'éloigner s'il fût arrivé au pouvoir. Avec son imperturbable bon sens, plus il était propre à donner de sages conseils, plus la modestie le portait à rechercher ceux des gens dont il avait éprouvé la raison. Les déterminations une fois prises, il les suivait avec fermeté, sans jactance ; s'il en eût reçu l'inspiration d'un autre, ce qui était rare, il n'oubliait pas de lui en faire honneur. Cet homme, c'était Manuel, qui la France doit encore un tombeau. Je l'aurais suivi les yeux fermés par tons les chemins qu'il lui eût fallu prendre pour revenir bientôt, sans doute, au modeste asile que nous partagions. Patriote avant tout, il fût rentré dans la vie privée sans humeur, sans arrière-pensée, sans médire des personnes, sans désespérer du pays. Uniquement préoccupé du bonheur de la France, ce bonheur eût été accompli par d'autres que par lui que sa » joie n'en eût pas été moins grande. Je n'ai jamais rencontré d'homme moins ambitieux, même de célébrité. La simplicité de ses mœurs lui faisait chérir la vie des champs. Les affections les plus douces s'unissaient dans son cœur aux sentiments les plus élevés.

« Les amis politiques ne l'ont pas toujours bien apprécié ; mais survenait-il quelque embarras, quelque danger, tous s'empressaient de recourir à sa raison imperturbable, à son inébranlable courage. Son talent ressemblait à leur amitié, c'est dans les moments de crise qu'il en avait la plénitude, et que bien des faiseurs de phrases qu'on appelle orateurs baissaient la tête devant lui. »

Ce jugement d'un des hommes les plus compétents pour juger les hommes est la plus belle épitaphe de Manuel. Récusable s'il avait été écrit dans la chaleur de la lutte contre les Bourbons par le poète de parti, il devient un témoignage irrécusable écrit par Béranger refroidi, mûri par les années, rendant son arrêt avec l'impartialité que donne l'âge et avec la haute sagacité d'un des esprits les plus appréciateurs de son siècle.

Manuel ne comptait encore que cinquante-deux ans, l'âge politique. Ses funérailles furent, comme celles de Foy et du duc de Liancourt, une revue de l'opinion libérale et révolutionnaire. La lutte entre le gouvernement et l'opposition devenait si vive et si passionnée que chaque tombe illustre devenait un champ de bataille des partis.

 

XVI.

Le roi, comme pour se consoler des froideurs ou des insultes de sa capitale, alla avec sa cour et ses ministres visiter ses camps de Saint-Omer. Les acclamations de l'armée le vengèrent des murmures de Paris. Il poursuivit ensuite son voyage à travers les places fortes des départements du Nord, où l'esprit militaire et royaliste des populations couvrit ses pas d'hommages et d'enthousiasme. On attribuait à ce voyage un but politique. On répandait que le roi proclamait du milieu de ses camps une sorte de dictature par laquelle il revendiquait, à défaut de popularité, ces concessions à la liberté représentative que l'opposition de Paris lui rendait si amères.

Le ministère, comme s'il eût puisé une nouvelle audace dans les applaudissements de l'armée et des provinces, nomma soixante-seize pairs nouveaux dans la haute chambre : coup d'État réparateur, selon les ministres, du coup d'État du 6 septembre par M. Decazes, qui avait libéralisé la pairie, l'avait peuplée de maréchaux, de généraux, d'administrateurs de l'Empire ; M. de Villèle, par cette nouvelle émission de la prérogative royale, la peuplait d'évêques, d'émigrés, de chefs avérés du parti sacerdotal, tels que M. de Rougé et M. de Sesmaisons. En croyant la fortifier ainsi pour l'Église, il la dépopularisait pour la couronne. La résistance de la Chambre des pairs à quelques mesures rétrogrades du gouvernement, telles que la loi sur le droit d'aînesse, sur le sacrilège, sur la conversion forcée des rentes, sur la presse, avait donné à ce corps politique une grande autorité morale dans l'opinion. En lui enlevant son indépendance, M. de Villèle lui enlevait son crédit. Tout gouvernement qui force les ressorts de sa Constitution les brise. La pairie, qui aurait pu être un appui pour le trône en 1830, ne fut plus qu'une décoration ministérielle entraînée dans l'impopularité et dans la chute de la monarchie.

Les élections, si témérairement affrontées par M. de Villèle, furent fixées au 17 novembre pour les colléges électoraux d'arrondissement, au 24 novembre pour les colléges électoraux de département. Le 5 février 1828 fut le jour fixé pour l'ouverture de la Chambre législative. La censure, qui avait été rétablie à la suite des agitations de la revue de la garde nationale, fut retirée pour donner au pays un signe de sécurité et pour laisser aux opinions l'apparence du libre exercice de la souveraineté représentative.

 

XVII.

Ce furent des élections de colère et de vengeance, où l'emportement des ressentiments publics étouffa toute prudence et toute modération dans les colléges électoraux. Les royalistes les plus exaltés de la Chambre s'unirent aux révolutionnaires les plus irréconciliables contre la maison de Bourbon pour renverser ensemble le ministère. Le seul gage que ces deux partis, si follement coalisés, demandèrent à leurs candidats fut une inimitié commune contre M. de Villèle. Les journaux les plus opposés, tels que le Constitutionnel et le Journal des Débats, se prêtèrent des candidats et jurèrent de soutenir leurs ennemis naturels, pourvu que ces candidats fussent plus ennemis encore du gouvernement. Les libéraux recommandèrent avec passion aux comités électoraux des départements les royalistes exaltés nouveaux alliés de leurs haines, comme MM. Hyde de Neuville, La Bourdonnaie, de Lalot, Lézardière, Duvergier de Hauranne, de Cordoue, Cambon. Les royalistes de leur côté patronnèrent ouvertement les noms qu'ils avaient invectivés depuis quinze ans comme les symboles de la révolution, du bonapartisme ou de la république, La Fayette, Dupont (de l'Eure), Benjamin Constant, Laffitte, Casimir Périer, Gérard, Labbey de Pompières ; les candidatures furent une mêlée de toutes les oppositions, où la seule profession de foi exigée par les partis confondus fut une profession de colère contre un gouvernement répudié.

Les deux partis ne tardèrent pas à expier l'un et l'autre l'immoralité de cette coalition contre nature. Les libéraux en furent punis par le ministère du coup d'État, les royalistes par une révolution. Mais les partis n'ont de prudence que leur satisfaction et n'ont de morale que leurs passions. Les peuples ont des moments de vertige, comme les rois, où toute conscience s'obscurcit en eux sous les bouillonnements de la colère. La France, indécise et étonnée de ce concert des oppositions et des journaux, sembla se réconcilier quelques jours avec elle-même pour envoyer partout des ennemis au ministère, sans demander si ces hommes n'étaient pas en même temps des ennemis de la monarchie. Ce fut la faute des royalistes, l'habileté des libéraux, l'irréflexion du peuple. Mais la précipitation du ministère, qui avait espéré surprendre l'opposition sans candidats ; ne donna pas au pays le temps de réfléchir. On vota d'enthousiasme contre un ministère qui avait irrité les uns, lassé les autres.

Paris nomma du premier scrutin les huit candidats de l'opposition. L'ivresse de ce triomphe se traduisit le soir même dans le peuple en ovation tumultueuse, en cris séditieux, en insultes aux fenêtres des maisons qui se refusaient à illuminer la joie publique. Des cris de Vive l'empereur ! vive l'opposition ! des lampions aux fenêtres ! des détonations de poudre, éclatant dans les rues, sous les portes, sous les voitures des princes, lancées par la populace à la gendarmerie et à la police, des barricades sur les boulevards, tous ces préludes des résolutoires nécessitèrent des charges de cavalerie et des fusillades nocturnes contre la multitude. Ces scènes sanglantes de désordre et de répression, calmées le jour, se renouvellent plus multipliées et plus acharnées la nuit suivante. Les faubourgs descendent par les portes Saint-Denis et Saint-Martin dans la ville aux cris Des lampions ! des lampions ! les boutiques se ferment sur leur passage, les illuminations s'allument sous leurs menaces, les barricades sortent des pavés et s'élèvent jusqu'aux premiers étages des maisons, les foyers des citoyens sont envahis par les contempteurs de ces fortifications de l'émeute. Le colonel du 18• régiment de ligne, M. de Fitz-James, répond au feu par le feu, le sang coule sans distinction de curieux ou de coupables, le pied des barricades reste jonché de cadavres de citoyens, Paris retentit dans ses quartiers les plus populeux de l'écho des décharges des troupes, l'imagination publique s'assombrit et reproche aux ministres d'avoir fomenté eux-mêmes ces troubles factices pour alarmer les départements sur les triomphes de l'opposition dans la capitale, et pour reprendre une lèche popularité dans le sang. Ces calomnies, qui sont celles de tous les partis, abusent la crédulité du peuple et ravivent, au lieu de l'amortir dans les départements, la haine contre les ministres.

Les colléges aristocratiques électoraux de département, sur lesquels le roi comptait pour rendre par leur choix la majorité à sa politique, cédèrent presque partout à la coalition royaliste et révolutionnaire. En voyant pour les candidatures recommandées à leur département des noms aussi monarchiques que les noms des Hyde de Neuville, des Agier, des de Lalot, des Bertin, ils crurent que de tels patronages ne pouvaient couvrir que des amis de la couronne.

Les noms des députés élus sous l'empire de cette coalition trompèrent toutes les espérances du ministère, étonnèrent l'opposition elle-même de l'immensité de sa victoire, consternèrent le roi, et ne laissèrent à M. de Villèle que le choix entre la retraite ou un coup d'État. Un coup d'État répugnait à la prudence et à la longanimité de ce ministre. H avait tendu, par des complaisances funestes, les ressorts du gouvernement de l'opinion, mais il n'avait dans la pensée ni assez de fanatisme, ni assez de témérité pour jouer la couronne contre une popularité du clergé et des ultra-royalistes.

Il tenta quelques accommodements avec le parti de MM. de La Bourdonnaie et Hyde de Neuville, qui lui répondirent par des menaces d'accusation. Il reçut quelques propositions d'alliance avec les chefs du parti libéral, qui aurait prolongé son règne en ruinant son caractère. Ces négociations sans issue possible n'avaient au fond d'autre objet que de laisser au roi le temps de combiner un cabinet de transaction, qui conservât la dignité et l'indépendance de la couronne, ne confessant une défaite humiliante ni devant la Chambre, ni devant le pays, ni devant l'Europe. Il se retira enfin aux applaudissements des libéraux et des royalistes.

Les premiers ne lui pardonnaient pas avec raison les concessions sans nécessité, sans limites et sans l'excuse même d'aucun fanatisme, au parti sacerdotal dont la faveur lui inféodait la conscience du roi et la complicité de la congrégation ; la subordination à 'cette secte dominatrice avouée par la présence à la tête de son cabinet de M. de Renneville ; ses lois contre la presse donnant au clergé la censure préalable de l'esprit humain ; sa loi du sacrilège relevant sous un autre nom les bûchers abolis de l'inquisition ; la seconde censure des journaux muselant brutalement l'opinion publique sous un gouvernement d'opinion ; la loi du droit d'aînesse poursuivant l'égalité jusque dans le foyer de la famille et dans le cœur des pères et des fils ; son licenciement de la garde nationale désarmant et humiliant la capitale par la main de son roi, pour punir un cri contre un ordre monacal et pour venger l'impopularité d'un ministre ; la dissolution de la Chambre enfin, qui était un vain appel à la France contre l'indépendance de sa représentation.

Les royalistes, plus impardonnables dans leur passion contre M. de Villèle, se hâtaient d'oublier, comme tous les partis vainqueurs, les services immenses que cet orateur, ce chef de parti et ce ministre leur avait rendus. L'habile discussion des affaires publiques à la tribune ; la modération inspirée par sa raison et par sa prudence dans les conseils secrets du parti ; la patience de sa légitime ambition pendant les premières années de son crédit dans la Chambre ; l'appui généreusement prêté par sa parole et par ses votes au gouvernement de Louis XVIII ; sa présence désintéressée et sans portefeuille dans le ministère Richelieu ; son zèle à maintenir l'accord difficile, mais nécessaire entre les royalistes exaltés de la Chambre et le gouvernement du roi forcé de se refuser à leurs passions ; la réconciliation de Louis XVIII et du comte d'Artois, dont il s'était fait le négociateur et la personnification dans les dernières années du règne précédent ; la transition d'un règne à l'autre heureusement franchie sous ses auspices ; la Charte ratifiée, jurée et jusque-là observée par Charles X ; les finances relevées avec le crédit public à la situation la plus prospère ; la confiance inspirée par le ministre aux capitalistes, à la Banque, à l'industrie ; une guerre hardie et politique accomplie en Espagne à la gloire de la France et au bénéfice de la couronne ; une intervention navale préparée en Grèce, d'accord avec les puissances chrétiennes ; une descente suspendue, mais préméditée, et préparée en Afrique pour venger l'honneur du nom de la France, et pour refaire à deux mille ans d'intervalle sur la Méditerranée la guerre des pirates de Pompée et de César ; enfin l'indemnité des émigrés, cette purification des fortunes combinée avec patience, tentée avec audace, accomplie avec bonheur en cinq années d'administration : voilà ce que la passion du parti royaliste se hâtait d'oublier pour être plus fidèle à l'ingratitude humaine qu'à la reconnaissance humiliée. Voilà ce que la postérité n'oubliera pas. M. de Villèle, dira-t-elle, ne fut pas un homme d'État, mais il fut un homme de gouvernement et de plus il fut un honnête homme. Ministre de Louis XVIII, il aurait sauvé la Restauration ; ministre de Charles X, il ne put que ralentir sa chute ; son tort fut de ne pas se retirer avant la loi du sacrilège et la loi du droit d'aînesse, qu'il n'approuvait pas et qu'il concédait au clergé et à la cour pour sauver du moins la Charte. Il tomba victime à la fois du clergé qu'il avait trop servi, des royalistes qu'il avait contenus, de la presse qu'il avait irritée. M. de Chateaubriand. M. de La Bourdonnais, M. de Hyde de Neuville, M. de La Fayette, M. Sébastiani, M. Casimir Périer se réjouirent, dans une aveugle confusion de parti, de sa chute. Ils ne tardèrent pas à expier leur. joie, ils allaient s'entre-déchirer sur sa ruine, ils n'avaient plus personne pour les séparer.

 

XVIII.

La nouvelle de la bataille navale de Navarin éclata au milieu de cette conflagration des partis, et la veille de la retraite de M. de Villèle, comme pour illuminer sa décadence d'un dernier rayon de la fortune. L'opinion publique avec raison n'en reporta pas autant la gloire au ministre qu'à elle-même. C'était l'opinion en réalité qui avait fait feu dans la rade de Navarin sans ordre, sans prétexte, et, l'histoire doit le dire enfin, puisqu'elle est la conscience des nations sans loyauté, les amiraux européens qui commandaient la flotte anglaise et la flotte russe combinées avec la flotte française prirent sur eux cette gloire ou cet attentat. Il est juste de les laisser à leur mémoire, voici les faits.

On a vu que par une convention entre les trois puissances : la Russie, la France, l'Angleterre avaient pris l'arbitrage armé entre la Grèce et l'empire ottoman. La Grèce en ce moment, après avoir dévoré successivement les armées turques envoyées par le sultan Mahmoud pour la réduire à l'obéissance, succombait enfin sous les armées égyptiennes appelées au secours de l'islamisme, et commandées par Ibrahim-Pacha, vassal du sultan et fils de Méhémet-Ali, pacha d'Égypte. Ibrahim, maitre de la Morée par ses troupes et maitre de la mer par les flottes égyptienne et turque réunies dans la rade de Navarin, attendait immobile le résultat des négociations entre les puissances et le sultan, prêt à exécuter les conditions du traité qui interviendrait et à évacuer ou à retenir le continent grec. Un armistice d'un mois, pour donner du temps aux négociations, avait été conclu entre les parties belligérantes. Cet armistice expirait le 20 octobre. Aucune déclaration de guerre n'avait été adressée à la Porte, une paix tacite existait au contraire de fait et de droit entre les puissances chrétiennes et le généralissime des forces ottomanes. Les trois amiraux Heyden pour les Russes, Codrington pour les Anglais, de Rigny pour la France, croisaient et stationnaient devant les côtes de la Morée comme des témoins médiateurs, et non comme des ennemis, entretenant des rapports quotidiens avec Ibrahim. Ils lui imposaient seulement une temporisation et une cessation d'hostilités contre les Grecs, dans un intérêt d'humanité qu'Ibrahim comprenait et exécutait lui-même en attendant les résultats de la négociation pendante à Constantinople.

 

XIX.

Pendant cette espèce de trêve tacite, la flotte égyptienne et ottomane combinée était à l'ancre, rangée sur trois rangs de poupes, formée en croissant et protégée par les forts de Navarin. Elle se composait de quatre-vingt-dix bâtiments dont quatre vaisseaux de ligne, seize frégates, trente corvettes, matériel et arsenal immense de tout l'Orient. Tahyr-Pacha la commandait. Seize mille Turcs ou Égyptiens la montaient. Imposante, mais pleine de sécurité, puisque la Turquie et l'Égypte n'étaient en guerre avec aucune des puissances navales de l'Europe, cette flotte s'était accumulée d'un seul côté de la rade de Navarin, comme pour laisser place aux flottes combinées des puissances dans une mer neutre. Cette confiance laissait ainsi toutes les forces navales de l'Égypte et de la Turquie rangées d'elles-mêmes en immense bûcher, pour être allumé et incendié d'un seul coup par le feu de l'Europe. Elle n'était préparée à aucune hostilité. Le généralissime Ibrahim lui-même, soit confiance dans le droit des nations, soit embarras de répondre seul aux sommations impatientes des amiraux, avait quitté pour quelques jours son quartier général de Navarin pour visiter ses corps d'armée dans le Péloponnèse. Le premier délai imposé à la Porte par les puissances expirait le 20 octobre, mais d'autres délais, nécessités par les distances et par les lenteurs d'une si épineuse médiation, avaient été admis en fait, et rien ne motivait, avant des déclarations formelles et préalables d'hostilité, une agression soudaine et imprévue des amiraux européens.

Leurs trois escadres, entrées depuis quelque temps dans la rade, étaient venues mouiller, comme en pleine paix, en face, bord à bord, avec les vaisseaux ottomans, dont les principaux officiers étaient à terre, en entière sécurité. Les lois de la paix, les lois de la guerre, la neutralité, la loyauté, l'humanité, tout imposait aux commandants de ces trois escadres une attitude imposante, conforme sans doute aux intentions de leurs nations, mais inoffensive envers une flotte encore amie. Telles étaient les instructions écrites des trois amiraux ; mais, poussés par le souffle de popularité ardente qui passionnait en ce moment l'esprit de religion, de liberté et d'humanité pour la Grèce, impatients de se signaler par une apparence d'exploit 'à tout prix à la tête des forces navales chrétiennes, ces amiraux ne recevaient déjà plus leurs instructions que d'eux-mêmes. Ils comptaient sur la faveur publique pour justifier devant leur gouvernement et devant l'Europe un sang répandu, dont une victoire populaire couvrirait aisément la faute aux yeux de l'opinion. Les instructions verbales ou tacites reçues au départ par ces amiraux des fanatiques de la cause grecque à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Paris, leur donnaient une latitude et un encouragement à tout oser qui dépassaient leurs instructions écrites.

L'esprit public débordait les gouvernements. Les trois puissances avaient formellement interdit aux commandants de leurs escadres tout acte d'agression ; mais le duc de Clarence, depuis roi d'Angleterre et alors grand amiral, en remettant à l'amiral Codrington les ordres de l'amirauté, lui avait dit en appuyant son mot, d'un geste militaire : « Allez toujours et tombez sur eux ! » La Russie avait trop d'intérêt à se populariser par une éclatante intervention parmi six millions de ses coreligionnaires grecs en Europe et en Asie, pour afficher plus de scrupules ; la France, plus intéressée que les deux autres puissances à ne pas anéantir sur la Méditerranée les forces navales d'une puissance amie, seul contre-poids aux flottes de l'Angleterre ou de la Russie en Orient, avait remis son escadre à un officier jeune, ambitieux et renommé, heureux de l'occasion si rare d'illustrer à la fois son pavillon et son nom dans une cause où l'on pardonnait tout d'avance au courage.

 

XX.

Un coup de feu de hasard ou prémédité, parti on ne sait de quel bord, au milieu de cette confusion de cinq escadres dans une même rade, donne le prétexte ou le signal de l'engagement. L'amiral anglais commande par droit de l'âge ; sûr du concours de ses deux collègues, il foudroie le premier la flotte ottomane ; l'amiral de Rigny et l'amiral Heyden ouvrent leur feu sur les vaisseaux encore muets qui sont devant eux. Une explosion continue écrase et démolit un à un les bâtiments turcs sous les bordées des trois escadres. Immobiles à l'ancre, pressés les uns sur les autres, se communiquant bord à bord l'incendie dont ils sont dévorés, les Égyptiens et les Tura répondent avec l'intrépidité du fatalisme au feu des chrétiens. Leurs batteries éteintes par les vagues où ils sombrent tirent jusqu'au dernier canon qui surnage dans leurs sabords ; leurs vaisseaux en éclatant sous l'explosion des soutes couvrent le ciel de leur fumée, la rade de leurs débris ; les cordages coupés par les boulets ou brûlés par les flammes laissent dériver sur les récifs les coques fumantes de leurs navires. En deux heures huit mille de leurs 'marins ont jonché les ponts ou les flots de leurs cadavres, à peine quelques centaines d'hommes blessés par les batteries des forts attestent sur les escadres européennes les convulsions de l'agonie de la flotte ottomane. La fumée en se dissipant ne découvre que les restes embrasés de quatre-vingt-dix bâtiments de guerre, dont les flots jettent les débris, comme une expiation, au pied des falaises de la nouvelle Grèce.

Telle fut, non la victoire, mais l'exécution de Navarin. Un cri d'horreur l'apprit à l'Asie, un cri de délivrance la salua en Grèce, un cri d'enthousiasme l'applaudit en Europe. Quand le sang-froid fut revenu, l'Europe hésita sur le nom à donner à cette conflagration des deux flottes : héroïque pour les uns, elle restait incendiaire pour les autres. On finit par l'éteindre dans le silence, de peur d'en scruter trop avant les mystères et d'y rencontrer quelque iniquité.

On assure que l'amiral de Rigny, enivré d'abord de la popularité que la cause grecque jeta sur sa participation à cet incendie naval de Navarin, finit par se reprocher à lui-même une gloire qui n'était pas complétement justifiée par sa conscience, et que les scrupules de Navarin troublèrent sa vie et hâtèrent sa mort prématurée.

Mais la France, au moment où elle apprit cet événement, n'y vit qu'un triomphe pour la religion, pour la liberté et pour elle, et si quelque chose avait pu rendre au roi et à M. de Villèle une popularité perdue, ils l'auraient retrouvée à Navarin, comme ils pensaient déjà à la reconquérir à Alger ; mais les popularités sont fugitives et les impopularités sont implacables. Navarin et Alger devaient le prouver également à Charles X.