Insurrection de la
Grèce. — État de ce pays en 1820. — Tolérance du régime ottoman pour la
religion des peuples soumis. — Préjugés injustes de l'Europe à ce sujet. —
Prélude du mouvement. — Ypsilanti lève le drapeau hellénique dans la
Moldo-Valachie. Insurrection d'Ali, pacha de Janina ; atrocités de cet
aventurier célèbre. — Les Hellènes s'insurgent. — Colocotroni. — Marseillaise
grecque de Rhigas. — Réaction sanglante à Constantinople ; massacres ;
assassinat du patriarche. — L'Europe s'émeut à ces nouvelles. — Formation de
comités philhellènes. — Départ du colonel Fabvier pour secourir les Grecs. —
Catastrophe d'Ail-Pacha. — La Grèce invoque les sympathies de l'Europe. —
Immobilité des gouvernements (1820-1822).
I. Rien
n'est isolé dans le monde politique comme dans le monde matériel. L'esprit
humain est un élément qui prend son niveau partout, et qui ne peut s'élever
ou s'abaisser dans une des races de l'humanité, sans s'élever ou s'abaisser
proportionnellement dans toutes les autres. C'est la loi de l'esprit comme
l'équilibre est la loi de l'océan et de l'air. Le reflux libérateur contre
les conquêtes de Napoléon, qui avaient soulevé de honte les nations asservies
de l'Europe, de Cadix à Moscou, et qui les avait ramenées en armes jusqu'à
Paris pour y venger leur indépendance et leur nationalité, avait eu son
contre-coup jusqu'à l'extrémité du continent européen qui confine à l'Asie.
Le cri de délivrance des races opprimées avait retenti de Vienne, de
Pétersbourg et de Berlin, sur les rives du Danube et dans, les montagnes de
la Grèce. Au même moment où les associations allemandes, cette
franc-maçonnerie des nationalités, couvaient dans. toute la Germanie pour
contraindre leurs gouvernements et leurs rois à déclarer la guerre nationale
à Napoléon, quelques jeunes Grecs des familles princières ou riches de
Constantinople, du Péloponnèse ou des files helléniques, réunis à Vienne en 1
81, rêvaient la régénération de leur race, et se formaient en association
insurrectionnelle pour donner à leur patrie la pensée, le signal, les armes
de la liberté. Le plus illustre de ces jeunes conspirateurs était le prince
Alexandre Ypsilanti. II. Ypsilanti
était fils d'un des princes grecs du Phanar. Ces princes du Phanar, quartier,
de Constantinople, étaient une sorte d'aristocratie privilégiée de la
servitude. Les Turcs s'en servaient dans leur diplomatie, dans leur marine,
dans leurs finances, esclaves plus illustres, plus riches et plus lettrés que
leurs maîtres, et qui les aidaient à gouverner d'autres esclaves. Serviteurs,
favoris, parfois complices du despotisme des sultans et des vizirs, investis
des vice-royautés des provinces chrétiennes, des hospodarats de Moldavie et
de Valachie, ces princes étaient tour à tour favoris et victimes du
despotisme. Le même caprice qui les avait élevés les précipitait, ils passaient
presque périodiquement du trône au supplice ; leurs richesses étaient
confisquées, leurs magnifiques palais sur le quai-du Boéph6re rasés ou
incendiés, leurs femmes et leurs filles réduites en esclavage. Un autre
caprice de la souveraineté les relevait de leur ruine, leurs fils remontaient
au rang d'où s'était écroulée leur maison. Ces retours de fortune et d'adversité,
de richesse et de misère, de grandeur et de supplice, étaient si périodiques
et si fréquents au Phanar, que la potence et le cordon n'y déshonoraient pas
cette aristocratie grecque, et qu'un prince de cette race comptait parmi ses
titres d'illustration une longue suite d'aïeux morts sur le gibet après avoir
vécu dans le divan. III. Le
génie grec écrit par la nature en traits splendides, gracieux, nobles et
harmonieux sur le front et dans les yeux de cette race, la marquait d'une
classique beauté dans les femmes et dans les hommes. On y sentait
l'aristocratie naturelle de l'intelligence et du caractère, détrônée mais non
effacée par la servitude. Subordonnés par la fortune, mais non inférieurs par
le sang, ces serviteurs de l'Empire semblaient encore commander à leurs
maîtres. Ces Grecs de Constantinople paraissaient les alliés plutôt que les
sujets des Ottomans. H en était ainsi dans plusieurs des grandes villes de
l'Empire et dans le divan de tous les pachas. Les Turcs, qui n'aimaient que
le repos, la prière ou les armes, laissaient aux Grecs l'administration, les
négociations, les fonctions civiles, les lettres, les arts, le commerce,
l'industrie, la navigation, c'est-à-dire tout ce qui civilise, illustre,
police ou enrichit un peuple. De ces deux races ainsi distribuées face à face
sur le même sol, l'une devait décroître en nombre et en force quoique
dominante par le sabre, l'autre grandir et multiplier quoique asservie par la
loi. C'est ce qui avait eu lieu en Turquie. IV. Les
Turcs, peuple essentiellement religieux, en faisant place à leurs tribus et à
leur déisme par la conquête en Arabie, en Asie-Mineure et en Europe jusqu'au
Danube, avaient respecté les religions établies. Ils avaient protégé surtout
la religion du Christ, à laquelle Mahomet leur prophète avait emprunté tout
ce qui, selon ses idées, ne blessait pas l'unité et l'immatérialité du Dieu
un qu'il s'était donné la mission de rétablir sur la terre. Il avait déclaré
le fils de Marie un plus grand prophète que lui. Mahomet II, en renversant
l'empire grec et en entrant victorieux dans Constantinople, avait excepté le
christianisme de la proscription des institutions politiques auxquelles il
venait substituer le Koran et le glaive. Le patriarche de Constantinople et
le clergé de la capitale conquise avaient marché pontificalement devant lui à
son entrée triomphale dans la ville. Il avait ordonné la réouverture des
temples anciens et fait construire aux frais du trésor des églises nouvelles
pour la population chrétienne. Ses successeurs avaient imité cette tolérance
du vainqueur. A l'exception de quelques monuments célèbres convertis en
mosquées pour les Ottomans à Constantinople, à Damas, en Égypte, les édifices
sacrés, les monastères et les ministres du culte avaient été l'objet de
respect et de protection dans l'empire. Les Turcs, plus sensés ou plus
généreux que les Européens en matière de conscience, n'avaient eu ni leur
Saint-Barthélemy, ni leur guerre des Albigeois, ni leur révocation de l'édit
de Nantes, ni leurs proscriptions, ni leurs expropriations en masse pour
cause de différence de dogmes. Leur politique à cet égard a été travestie en
Europe. En Orient le caractère sacerdotal est au contraire un titre au
respect des populations. L'innombrable quantité d'églises chrétiennes, de
sanctuaires, de monastères de moines dont le sol ottoman est couvert depuis
le Liban jusqu'au mont Athos est un témoignage irrécusable de la tolérance
religieuse des fils d'Othman. La liberté civile manquait aux Grecs, mais non
la liberté de leur foi. V. Il
restait donc à cette population conquise les trois choses, qui constituent le
fond d'une nationalité, même quand cette nationalité a été envahie et
subordonnée civilement à une autre race : la religion, la langue et le nom,
trois principes de vie dans le sépulcre d'une nation, à l'aide desquels le
temps et les circonstances peuvent toujours ressusciter un peuple. Il restait
de plus aux Grecs le privilège de l'instruction et la richesse. Le
gouvernement turc, insoucieux des développements intellectuels des
populations qu'il régissait, était un despotisme malhabile qui n'avait pas
encore prescrit l'ignorance à ses sujets pour les prémunir contre la liberté.
Contents de l'obéissance de leurs raïas, ils ne songeaient pas du moins à
leur imposer l'abrutissement de l'esprit. A l'ombre de la liberté religieuse
qui protégeait les écoles et les séminaires, les Grecs avaient répandu
partout, et surtout dans les lies, des institutions d'enseignement populaire,
des associations lettrées, des académies, des chaires de sciences, de
littérature, d'histoire, de médecine, qui attiraient la jeunesse, qui
perpétuaient la langue, qui popularisaient la poésie, qui conservaient les
annales, qui soufflaient l'émulation, qui relevaient la dignité de la race et
des noms dans les âmes, et qui préparaient des générations à la révolte par
le sentiment de leur supériorité. VI. Le
commerce et la navigation, qui leur étaient abandonnés comme des fonctions
mercenaires par l'orgueil des Ottomans, avaient concentré aussi dans leurs
mains toute la richesse de l'empire. Les libertés municipales, les
gouvernements des villes et des files par des conseils électifs choisis dans
le sein des populations elles-mêmes, et payant seulement les tributs ou les
avanies aux pachas, faisaient de ces 11es et de ces provinces grecques des
espèces de fédérations très-aptes à s'insurger contre l'oppresseur commun, et
à se grouper pour la liberté. Enfin la loi, qui ne recrutait les armées
ottomanes que dans le sein de la race conquérante, décimait d'année en année
cette race, et laissait multiplier la race conquise. Toutes ces causes
réunies avaient diminué les maîtres et grandi les esclaves. Le nombre des
chrétiens dépassait immensément le nombre des mahométans dans l'empire. Les
Turcs régnaient encore, mais ils n'étaient plus qu'une aristocratie armée au
milieu d'une multitude désarmée. Les Grecs, depuis longtemps, sentaient leur
force, et cherchaient de l'œil des alliés en Europe pour leur donner le
signal, l'occasion et l'appui. Ils avaient trouvé ces alliés naturels dans
les Russes, unis à leur race par deux causes qui n'avaient pas besoin de se
concerter pour s'entendre : la communauté de religion et la communauté de
haine contre les Turcs. Une première insurrection grecque avait été fomentée
et soutenue par une flotte russe en Morée en 1790, sous le règne de Catherine
II. Quoique avortée par suite de la révolution française qui avait rappelé
l'attention de Catherine du côté de l'Allemagne, et qui lui avait fait
ajourner, les ambitions russes du côté de l'Asie, cette insurrection de la
Morée avait laissé des souvenirs, des espérances et des germes dans l'âme des
Grecs. Ils comptaient, sinon sur des auxiliaires, au moins sur des sympathies
à Pétersbourg. Le triomphe des Russes sur le Danube, et l'entrée d'une flotte
russe par la mer Noire à Constantinople, combinée avec un soulèvement du
Péloponnèse et des îles, ne laissaient aux Turcs que la fuite en Asie. Le
règne des Russes sur le Bosphore était le règne des Grecs rétablissant
l'empire dans sa capitale si longtemps usurpée. Cette
pensée ou ce rêve entretenait l'espérance dans le Péloponnèse et dans les
îles. La Grèce allait le tenter, l'Europe allait la servir. Jamais la
fatalité, qui pousse les peuples aux résultats qu'ils voient le mieux et
qu'ils redoutent le plus, ne se montra avec plus d'évidence dans les
événements humains. La Russie maîtresse du Bosphore, de Constantinople et de
la Grèce, c'était la monarchie universelle de l'Europe, de l'Asie, de la
Méditerranée. N'importe, le cri de la liberté retentissait sur les montagnes
de l'Épire, l'Europe allait lui faire écho et se précipiter tout entière
contre ses propres intérêts sur la pente où penche le monde. La foi allait
servir de prétexte à la liberté, et pendant que la philosophie moderne sapait
ou réformait le christianisme en Europe, le libéralisme européen arborait la
cause du christianisme en Grèce, et prêchait la croisade au nom de la
révolution. VII. Ypsilanti,
entré au sortir de l'enfance à la cour de Russie, où, depuis l'antiquité, les
Scythes accueillent les Grecs, s'était élevé par la faveur de cette cour
jusqu'au grade de général dans l'armée russe. Il avait perdu un bras dans les
combats d'Alexandre contre les Français en Allemagne. Jeune, brave, ardent,
ambitieux autant et plus que patriote, nourri dans les salons et dans les
camps de l'empereur, de cette fraternité traditionnelle des deux peuples qui
montre aux Grecs les Russes comme des compatriotes du Nord, aux Russes les
Grecs comme une branche de leur famille d'Orient, Ypsilanti, rêvant aussi
pour lui-même une couronne tributaire comme celle que la faveur de Catherine
avait décernée à Poniatowski en Pologne, groupait autour de lui, d'abord à
Vienne, puis en Bessarabie, toute l'élite de la jeunesse grecque, lettrée,
libérale ou héroïque, dont il voulait former le foyer du patriotisme
hellénique. Cette jeunesse avait pris dans son association secrète le nom
d'hétéristes ou des amis. On supposait, non sans vraisemblance, qu'une telle
association, qui comptait dans son sein des favoris et jusqu'à des ministres
d'Alexandre, n'était pas désavouée au fond par cette cour, et que le cabinet
russe encourageait au moins par son silence des plans qui ne pouvaient
tourner qu'à l'ébranlement de l'Orient et à son propre ascendant. Ces
soupçons étaient autorisés par l'amitié que l'empereur Alexandre portait
ouvertement à un jeune Grec de Corfou, Capo d'Istria. Ce' jeune Grec dévouait
sa vie à la cause de sa patrie, et il devait un jour tomber sous le poignard
des compatriotes ingrats et féroces qu'il travaillait à policer après les
avoir affranchis. VIII. Ypsilanti,
quittant en 1820 Vienne et l'armée russe, donna le rendez-vous et le signal
de l'insurrection aux hétéristes dans la Moldavie et dans la Valachie.
L'hospodar de Valachie, Alexandre Soutzo, prince grec du Phanar, gouvernait
cette province pour les Turcs. Il laissa travailler sous ses yeux par les
émissaires d'Ypsilanti les troupes arnautes chargées de maintenir ces
principautés dans la dépendance du sultan. Enrichi des trésors amassés
pendant deux années de gouvernement, Grec lui-même, craignant également ou de
se livrer à la vengeance du divan en rentrant à Constantinople, ou d'encourir
la haine de sa race en la combattant, il ferma les yeux sur les manœuvres des
hétéristes, et se disposa à se retirer en Europe après y avoir fait passer
ses richesses. Les Amantes prêtèrent serment à Ypsilanti, qui prit le titre
de représentant de la nation grecque et qui forma sans opposition une armée
d'insurrection dans un camp aux environs de Jassy, capitale de la Moldavie.
De là ses émissaires parcourant la Valachie, la Moldavie, la Servie, l'Épire,
les provinces chrétiennes et la Morée, appelaient des millions d'hommes à la
liberté. IX. La
situation de l'empire ottoman, depuis le commencement du siècle, et celle du
Péloponnèse en particulier, donnait les chances les plus favorables à une
émancipation des populations chrétiennes, et à un démembrement de
l'islamisme. Les janissaires, force antique de la monarchie, avaient dégénéré
en valeur et en discipline depuis plusieurs règnes. Incapables de défendre
l'empire au dehors contre les puissances russe et autrichienne, ils n'étaient
plus propres qu'à l'agiter au dedans par des séditions militaires qui
déposaient, élevaient ou égorgeaient les sultans au gré de leurs intérêts ou
de leurs caprices. Après
la mort tragique du vertueux et infortuné Sélim, deux fois victime de leur
soulèvement, le jeune sultan Mahmoud était leur captif plutôt que leur
souverain dans son palais. Ce prince, témoin dès le berceau de leur insolence
et de leurs crimes, méditait en silence leur extermination ; mais jeune,
timide, entouré des bourreaux de son oncle Sélim, n'ayant encore ni la
renommée personnelle, ni l'ascendant sur son peuple, ni les instruments de
politique et de force nécessaires à son dessein, il était obligé de
dissimuler sa haine et de dépopulariser les janissaires avant de les frapper.
Ils n'avaient que trop concouru d'eux-mêmes à cette désaffection des vrais
Ottomans par les anarchies, les séditions sous les armes, les lâchetés et les
défaites qui avaient signalé les dernières guerres de Mahmoud avec l'Autriche
et la Russie. La décadence de cette immense monarchie était écrite à chaque
nouveau traité de paix., dans les démembrements de places fortes et de
provinces, et dans les limites de plus en plus étroites dans lesquelles les
puissances voisines la resserraient. X. C'était
peu de ces humiliations extérieures, l'intérieur même de l'empire était miné
du côté de l'Épire et de la Morée par un nouveau Scanderbeg sorti des rangs
des Ottomans eux-mêmes, Ali, pacha de Janina. Cet homme, un des caractères
les plus héroïques et les plus astucieux à la fois des temps modernes,
touchait déjà à l'extrême vieillesse, sans que les années, les combats, les
ruses, les crimes ou les voluptés de sa longue vie eussent amorti en lui
l'ambition, la politique, l'astuce, ou l'audace. Du sein d'une vallée de
l'Épire et du fond de son sérail il maniait les fils de mille intrigues
diverses avec les Ottomans ou les chrétiens, il balançait la puissance de son
maître et tenait l'empire en suspens. On sait que la nature du gouvernement
ottoman, exercé par des lieutenants presque indépendants du sultan sur des
peuplades diverses de lois, de religion et de mœurs, permet souvent
l'existence de ces grands factieux employant contre leur souverain la force
qu'ils ont reçue de lui et faisant trembler le sérail après l'avoir fait
triompher. Ces révoltes et ces indépendances éphémères troublent l'empire
sans le démembrer. La sédition meurt avec le séditieux ; il n'y a pas
d'hérédité dans ces révoltes toujours marquées de respect et de déférence
pour le sang légitime et sacré d'Othman. Les provinces détachées ainsi et les
trésors accumulés par les rebelles rentrent tôt ou tard au sérail. Én Turquie
les factions sont viagères et l'empire est éternel. XI. Ali-Pacha
Tébélen était né dans cette petite ville de l'Épire d'où il prit son nom,
d'une famille de cette race albanaise, grecque et chrétienne d'origine,
musulmane d'habitudes et de traditions comme la plupart des Albanais.
Véli-Bey, son père, dépouillé de sa part dans l'héritage de sa maison par des
frères cupides, s'était enrôlé parmi les klephtes, bandes permanentes
d'aventuriers nomades qui, semblables aux condottieri du moyen Age ou aux
bandits en Corse, sont indigènes en Albanie, école de guerre, de pillage et
d'héroïsme, qui forme indifféremment des brigands ou des héros. Rentré à
Tébélen avec une poignée de ses compagnons, Véli-Bey avait brûlé ses frères
dans la maison qu'ils lui avaient disputée, et reconquis son héritage dans la
cendre et sur les cadavres de sa famille. Illustré et redouté pour cet
exploit, il avait été nommé aga de Tébélen et il avait épousé la fille d'un
bey nommée Chamco, femme célèbre par sa beauté sauvage et par son
énergie antique, et qui portait, dit-on, dans son sang quelques gouttes du
sang de Scanderbeg. Ali et une fille nommée Chaïnitza naquirent de cette
mère, qui leur transmit l'énergie, les passions et les férocités de sa race. Véli-Bey
mourut jeune ; Chamco, encore dans la fleur de ses années et de sa beauté,
résolut de conserver à ses enfants par l'intrigue, par l'amour et par les
armes, la puissance que son mari avait conquise sur Tébélen. Elle
s'affranchit de la retraite et de la pudeur des femmes, revêtit le costume
des guerriers, prit les armes, monta à cheval, fanatisa de son courage, de
ses charmes et de son amour les chefs des hautes montagnes de l'Albanie,
forma une bande de séides, et livra bataille à leur tête aux ennemis de sa
maison qui lui disputaient Tébélen. Vaincue, prisonnière et enchaînée avec
ses enfants dans la ville voisine de Cardiki, ses séductions et sa beauté
amollirent les vainqueurs ; elle fut rachetée par la générosité d'un Grec qui
paya sa rançon, et rentrée à Tébélen, elle ne s'occupa plus qu'à élever son
fils, le jeune Ali, pour la guerre, pour la ruse et pour la vengeance. A
peine adolescent, il s'exerça avec ses compagnons au pillage des troupeaux et
aux surprises des villages. Sa mère l'encourageait dans ces préludes de
l'ambition, et l'ayant vu revenir un jour sans armes et sans dépouilles d'une
de ces expéditions où il avait fui, « Va, lâche ! » lui dit-elle en lui
présentant une quenouille, « va filer avec les femmes, ce métier te convient
mieux que celui des armes ! » XII. Honteux
de sa faiblesse, Ali s'enfuit de la maison paternelle, trouva un trésor dans
les ruines d'un ancien château en fouillant la terre avec son sabre, enrôla
trente palikares à sa solde, et ravagea la contrée. Surpris par les troupes
de Courd, pacha d'Albanie, et conduit à Bérat, résidence de ce pacha, pour y
être supplicié, sa jeunesse et sa figure attendrirent Courd, qui le rendit à
sa mère. Ali, pardonné et rentré à Tébélen, épousa la fille du pacha de
Delvino, Éminé. Cette alliance servit à la fois son amour et son
ambition. Confident de son beau-père, il l'engagea à favoriser secrètement
les premières tentatives de l'indépendance grecque, fomentées en 1790 par la
Russie. Victime de cette politique ambiguë, l'infortuné pacha de Delvino,
père d'Éminé, fut étranglé à Monastir par les Turcs. Ali donna sa sœur
Chaïnitza en mariage à son successeur, le pacha d'Argyro-Castro. Bientôt
humilié du peu d'influence qu'il avait sur ce beau-frère, il encouragea sa
sœur Chaïnitza à se délivrer de son mari par le poison, pour épouser Soliman,
jeune frère du pacha, qu'elle aimait. Chaïnitza s'étant refusée au crime, Ali
fait assassiner son beau-frère d'un coup de pistolet par Soliman, et lui
livre sa sœur sur le cadavre de son mari. La
Porte, peu de temps après, ayant résolu de frapper Sélim, pacha de Delvino,
ami et protecteur du jeune Ali, celui-ci s'insinue de plus en plus dans la
confiance du pacha, l'invite à un repas dans sa maison, cache des assassins
dans une armoire sans rayons, et, laissant pour signal de meurtre tomber sa
tasse de café sur le marbre du divan, voit immoler son ami devant lui, envoie
sa tête à Constantinople, et reçoit en récompense le gouvernement de la
Thessalie avec le titre de pacha. Enrichi par ses concussions dans ce
gouvernement, il achète, enfin le titre de pacha de Janina, une des plus
riches et des plus délicieuses vallées de l'Épire. XIII. Il
continua de flatter les Grecs en affectant pour le christianisme une vieille
foi qui se réveillait dans son sang pour le culte de ses pères. Il les
appelait dans ses conseils et se ménageait entre eux et les Ottomans,
nécessaire aux deux partis. Il buvait secrètement avec eux à la santé de la
Panagia ou de la Vierge. Son administration à la fois intelligente et cupide
lui amassa des trésors immenses enfouis dans un palais bâti sur un écueil au
milieu du lac de Janina, et qui ne communiquait à la ville que par une langue
de terre. Ces trésors lui servaient à enrôler des troupes. Il conquérait peu
à- peu les territoires voisins sous prétexte d'y dompter des rebelles au
sultan. Dans une de ces expéditions entreprises pour accomplir la vengeance
de la captivité de sa mère, vengeance qu'il avait jurée à Chamco, il fit
brûler à petit feu et dépecer avec des tenailles un Épirote qui l'avait
outragée dans sa prison. Trouvant phis d'avantage à servir alors les Turcs
que les Grecs, il se tourne contre les Souliotes révoltés par les
instigations de la Russie et les dépouille de-leur territoire. Trente mille
mahométans marchent déjà sous ses ordres. Le nom de Lion de l'Épire était
partout ajouté à son nom. La république française, maitresse de Corfou, lui
envoyait des ambassadeurs et des généraux pour caresser son orgueil et pour
l'intéresser à la révolution libératrice des Grecs de l'Adriatique. Il les
recevait en politique, il les endormait d'espérances, il les enivrait des
délices et des voluptés de Janina, jardin des belles femmes. Il laissait
chanter dans son palais les chants du Grec Rhigas, ce Tyrtée moderne de sa
race ; puis, tout à coup changeant de rôle et d'amis, il marchait à la tête
de vingt mille hommes contre Passavan-Oglou, pacha de Viddin, que l'habileté
de Rhigas avait fait déclarer pour les Grecs. Rentrant à Janina, il y
arrêtait le général français Rose, marié depuis peu par ses soins à la plus
belle 3te
HISTOIRE DE LA RESTAURATION. fille
de l'Epire, et l'envoyait enchaîné mourir captif aux Sept-Tours. XIV. Tout
souriait à sa fortune. Mouctar, son fils adné, chargé du gouvernement pendant
son absence, avait éveillé sa colère et ses soupçons par son amour pour une
belle jeune Grecque de Janina. Ali éloigne son fils sous prétexte d'une
expédition à conduise dans la Thessalie. Il pénètre la nuit chez la maîtresse
de son fils, Euphrosine, l'accable de terreur, la fait conduire chargée de
fers dans les cachots de son sérail avec quinze jeunes filles des premières
familles de la ville accusées de commerce criminel avec ses enfants, et les
précipite le lendemain dans le lac. Le sang des -Grecs coule à grands flots
dans ses provinces ; sa femme Éminé se jette à ses pieds pour implorer la
grâce des chrétiens innocents, il l'accable de reproches, et, tirant contre
la muraille un coup de pistolet, il la frappe d'une telle terreur qu'elle
expire dans la nuit. Cette fois il gémit des suites de sa fureur, et ne se
pardonna jamais le meurtre de la mère de ses fils, premier auteur de sa
fortune. XV. Balançant
politiquement son appui tantôt pour le divan, tantôt pour les janissaires
pendant les longues luttes entre ces rebelles et les sultans, il s'avance
jusqu'aux portes d'Andrinople avec quatre-vingt mille hommes. Redoutable aux
deux partis et les redoutant lui-même, il n'entre jamais à Constantinople, et
s'y annonce tous les jours comme un fidèle soutien du trône, il fortifie sa
capitale et règne de là sur la Grèce tour à tour caressée et décimée. A son
moindre signe les chefs du Péloponnèse qui lui paraissent trop populaires
tombent sous les balles ou sous les yatagans de ses Amantes. Saisi
d'admiration dans l'incendie d'un village grec pour une jeune enfant de douze
ans nommée Vasiliki qui le supplie d'épargner sa famille, il la relève,
l'emmène à Janine, la fait élever dans son harem et l'épouse. Âgé de
plus de soixante ans à cette époque, et au sommet de sa fortune, une part de
ses trésors, habilement et secrètement distribuée à Constantinople par les
agents que les pachas entretiennent à la cour, lui conservait la faveur des
vizirs et des sultans. Ses deux fils Véli et Mouctar étaient investis de
gouvernements secondaires dans la Morée, dans la Macédonie et la Thessalie.
Tout le Péloponnèse était dans les mains d'une famille dont le chef
intrépide, absolu et mystérieux, faisait du haut de ses forteresses et de ses
montagnes espérer ou trembler les deux races, et négociait en outre sur
l'Adriatique avec les Français ou avec les Anglais, empruntant à tous des
forces contre tous. Cependant
le sultan Mahmoud, convaincu de la nécessité d'extirper cet appui de
l'insurrection que toutes les rumeurs lui présageaient dans ses populations
grecques, s'était décidé avec l'énergie de son caractère à une guerre ouverte
avec Ali-Pacha, moins ruineuse, selon lui, à son empire, que ces ménagements
ambigus qui laissaient grandir la rébellion. Ses armées, conduites par ses
pachas les plus dévoués et les plus belliqueux, cernaient depuis deux ans
Ali-Pacha dans ses montagnes, resserrant toujours davantage le cercle de
villes et de forteresses dans lesquelles il était enfermé. Ali, tranquille
derrière ses lacs, ses défilés et ses remparts, affectait, même en combattant
son maître, le respect d'un esclave fidèle et méconnu, quelquefois vainqueur,
quelquefois vaincu, endormant et corrompant toujours les vizirs et les pachas
qui lui étaient opposés. Les Grecs, indécis sur le rôle définitif que
prendrait enfin cet arbitre de leur liberté, voyaient en lui tantôt
l'exterminateur, tantôt le Macchabée de leur race. XVI. Les
proclamations et les émissaires d'Ypsilanti avaient donné au Péloponnèse le
signal et l'émulation de l'indépendance. Un chef des premières insurrections
avortées, retiré depuis plusieurs années dans l'île de Zante, et chez qui les
années et l'exil n'avaient fait que mûrir l'héroïsme, Colocotroni, dont le
père, les frères, les proches avaient péri sous le glaive des Turcs, était
descendu de nouveau sur le continent, et avait reformé ses bandes de bannis
dans les montagnes. L'archevêque de Patras, Germanos, orateur, pontife et
guerrier, avait convoqué dans les cavernes du mont Érymanthe tous les chefs
du clergé pour concerter avec eux l'insurrection de toutes leurs églises, il
avait sommé les chrétiens de se séparer pour jamais des infidèles, et de se
retirer avec leurs prêtres, leurs femmes et leurs enfants dans les montagnes,
pour y organiser la guerre sacrée, et pour fondre de là sur les Ottomans. Les
villes et les villages, à sa voix, étaient restés déserts ; les Turcs,
étonnés de leur solitude, avaient tenté quelques assauts sur ces troupeaux
d'hommes qu'ils croyaient ramener aisément à la servitude, ils furent
refoulés partout des montagnes, et bientôt chassés à leur tour des villes où
ils régnaient la veille. La
Macédoine, la Thessalie, l'Épire, l'Acarnanie, l'Étolie, le Péloponnèse, l'Eubée
et l'Archipel étaient devenus un champ de bataille sur terre et sur mer, qui
dévorait tour à tour les tyrans et les esclaves. Ali-Pacha, heureux de créer
des ennemis à ses ennemis, avait adressé lui-même une proclamation aux
Souliotes autrefois expulsés par lui, et leur avait restitué leur territoire
et leurs forteresses avec des canons et des munitions pour se faire des
alliés contre les Turcs. A l'approche des paysans descendant par milliers des
montagnes à la suite de leurs prêtres et de leurs chefs, toutes les villes,
s'insurgeant et massacrant les Turcs, les avaient refoulés dans les forts
d'où les Turcs foudroyaient et incendiaient les édifices. Les massacres et
les crimes de la liberté égalaient ceux de la tyrannie. Le Péloponnèse
n'était que feu et que sang sous la croix comme sous le croissant ; trois
siècles de servitude acculée se vengeaient de trois siècles d'oppression. Les
deux races et les deux religions comptaient autant de bourreaux, autant de
victimes l'une que l'autre. L'Europe frémissait d'horreur au récit de ces
flammes et de ces égorgements. Deux races, deux nations, deux cultes sur un
même sol s'étreignaient corps à corps, depuis les' flots de la mer et les
rivages des îles, jusqu'aux sommets du Pinde et de la Thessalie. Patras,
Missolonghi s'engloutissaient sous leurs ruines. L'hymne populaire de
l'insurrection et du désespoir, cette Marseillaise de la croix, écrite par le
Thessalien Rhigas, éclatait sur toutes les montagnes avec les psaumes sacrés
du clergé hellène : « Jusqu'à
quand vivrons-nous relégués dans les rochers des montagnes, errants dans les
forêts, cachés dans les antres de la terre ?... Levons-nous, et s'il faut
mourir, que la patrie meure avec nous !... Levons-nous ! la loi de Dieu,
l'égalité sainte entre ses créatures, voilà notre cause, voilà nos chefs !
Jurons sur la croix de briser le joug qui courbe nos têtes !... « Souliotes !
et vous Spartiates ! sortez de vos repaires, léopards des montagnes,
aigles de l'Olympe, vautours d'Agrapha ! Chrétiens de la Save et du Danube,
intrépides Macédoniens, aux armes ! que votre sang s'allume comme du feu ! « Dauphins
des mers ! alcyons d'Hydra, de Psara, des Cyclades, entendez-vous dans vos
flots la voix de la patrie ? Montez sur vos navires, saisissez la foudre,
tonnez, brûlez jusque dans sa racine l'arbre de la tyrannie, déployez vos
pavillons, et que la croix triomphante devienne le drapeau de la victoire et
de la liberté ! » A ce
chant du poète national, les Turcs, précipités des hauts lieux, s'enfermaient
dans les dernières villes du littoral où les remparts leur assuraient un
asile, Tripolitza, Monembasie, Coron, Modon, Navarin. La capitale de la
Valachie, Bucharest, tombait au pouvoir de Vladimiresko, tribun d'une
démagogie chrétienne, soutenu par une poignée d'Albanais. Ypsilanti
vacillant, temporisateur et irrésolu, campé aux portes de Jassy, capitale de
la Moldavie, y consumait le temps en vaines négociations avec les Russes,
dont il attendait l'autorisation et les secours. Bientôt attaqué dans son
camp par les Turcs revenus de leur première terreur, il succombait
glorieusement avec les hétéristes, et cherchait un refuge sur le territoire
autrichien ; il y mourait désavoué par l'Europe et suspect d'ambition trompée
par ses compatriotes. Mais ce
désaveu de leur cause par l'Autriche et par la Russie et la défaite
d'Ypsilanti n'étonnaient pas la valeur désespérée des Grecs du Péloponnèse et
des îles. En Valachie et en Moldavie, c'étaient la politique, le libéralisme
et l'ambition qui avaient armé des révolutionnaires spéculatifs. Dans la
Morée, dans les montagnes et dans les îles, c'étaient la religion, la race,
la patrie et le fanatisme qui soulevaient le peuple, la mer et le sol. Il n'y
avait de repos pour une telle insurrection que dans la victoire ou dans la
mort. XVII. Ce
fanatisme de la religion, de la race et de la patrie ne brûlait pas avec
moins de flamme parmi les Ottomans. C'était pour eux une seconde conquête à
faire, île par île, village par village, de la terre conquise par leurs ancêtres
et de la souveraineté de l'islamisme. Le sultan, en réprimant la rébellion,
aurait voulu préserver les populations rebelles de la ruine et de la mort,
car l'anéantissement de six millions de Grecs, sa richesse et sa force, était
un suicide pour la Porte. Mais le peuple et les janissaires, irrités et
tremblants, ne voyaient de salut que dans l'extermination des chrétiens, et
commandaient au gouvernement des exécutions et des barbaries proportionnées à
leur terreur. Les supplices décimaient Constantinople. Les janissaires
égorgeaient au lieu de combattre. La panique des musulmans animait leur
férocité. On ne parlait dans la capitale que de conspiration universelle des
chrétiens pour anéantir les Turcs : la crainte entretenait le délire, le
délire poussait au crime. Les Valaques et les Moldaves des grandes familles
établies à Constantinople étaient décapités sous prétexte de complicité avec
leurs coreligionnaires. Les chrétiens grecs, laissant leurs maisons et leurs biens,
émigraient à Odessa ; ceux qui ne pouvaient fuir étaient obligés de
s'enfermer dans leurs demeures, dans la crainte d'exciter par leur costume la
fureur du peuple. Ceux de Buyuk-Déré, petite ville sur le Bosphore, 'à
quelques lieues de la capitale, étaient massacrés par les troupes envoyées en
Valachie contre Ypsilanti, et qui ne voulaient pas laisser d'ennemis derrière
elles. C'étaient les massacres de septembre se à Paris, renouvelés à
Constantinople par le même délire de peur et de vengeance. Les deux climats
voyaient les mêmes crimes. La
populace de la capitale immole tous les chrétiens qu'elle rencontre sur les
caïques qui portent d'une rive à l'autre les trafiquants des deux populations
réunies dans les mêmes murs. Le gouvernement ne rétablit l'ordre qu'en
livrant lui-même au glaive des janissaires trois cents têtes suspectes ou
innocentes des principales familles grecques de la ville. Les derviches, ces
prophètes de la populace, prédisaient la prochaine extermination des
musulmans par les infidèles. Le divan ordonnait le supplice du prince
Morouzi, drogman du ministre des affaires étrangères, accusé d'avoir reçu une
lettre d'Ypsilanti ; sa tête roulait aux pieds du sultan. Le patriarche grec
Grégoire, vieillard de quatre-vingt-quatre ans, était saisi le jour de Pâques
revêtu de ses habits pontificaux, en descendant de l'autel, et pendu à la
porte de sa cathédrale. Tous les chefs du clergé grec de la capitale,
arrachés la même nuit à leurs autels, étaient immolés sur les marches de
leurs églises. Des janissaires placés auprès de ce monceau de cadavres
empêchaient les chrétiens de rendre les devoirs funèbres à leurs martyrs.
Leurs corps, après avoir été suspendus trois jours aux gibets, étaient remis
à des hordes faméliques de juifs qui les tramaient à la mer. Le port de
Constantinople et les eaux du Bosphore rejetaient les cadavres sur les quais
de la capitale. Les familles des suppliciés, les femmes et les filles des
proscrits étaient vendues aux enchères dans les bazars. On délibérait dans le
divan le massacre général des Grecs. Le sultan s'y refusa et disgracia son
grand vizir pour laver aux yeux des puissances chrétiennes son gouvernement
des forfaits commis. L'Europe contemplait et frémissait, mais aucune
puissance ne prenait encore ouvertement la cause du christianisme confondue
avec la cause de la rébellion dans l'empire. Mahmoud, armant sa flotte et la
confiant à son grand amiral Kara-Ali, fils d'un meunier de Trébizonde, le
chargeait de lui rapporter les cendres du Péloponnèse et d'en calciner les
montagnes. XVIII. Aux
massacres de Constantinople, aux menaces de désarmement, au départ de la
flotte turque, toutes, les fies de l'Archipel avaient répondu par un armement
général des nombreux navires dont leur commerce couvrait les mers. Hydra, la
plus pauvre en sol, mais la plus florissante en trafic et en richesse de ces
fies, avait créé à elle seule et par les dons gratuits de ses citoyens une
flotte capable de repousser celle de l'empire. « Hydra n'a point de
campagnes, » chantaient ses matelots, « mais elle a des vaisseaux ; la
mer est son sillon, ses matelots sont ses laboureurs ; avec ses voiles
rapides Hydra moissonne en Égypte, récolte la soie en Provence et vendange
sur les coteaux de la Grèce. » Tombasis,
marin intrépide, monté sur le Thémis-iodle, avait été nommé grand amiral des
insurgés. La flotte de Psara s'unissait à celle de Tombasis. Elles purgeaient
la mer des vaisseaux de guerre turcs isolés, et, imitant les atrocités des
Ottomans, elles immolaient, noyaient ou vendaient à l'encan comme esclaves
les prisonniers ou les pèlerins turcs saisis sur ces vaisseaux. Elles
sommaient ensemble l'île opulente et populeuse de Chio de se déclarer pour la
cause de la patrie commune. Chio, amollie par sa prospérité et exposée la
première par sa situation à la vengeance des Turcs, refusait d'entrer dans la
ligue, et envoyait une députation de ses vieillards demander au divan des
forces pour la défendre contre ses compatriotes ; le divan les retenait en otage,
et les punissait de leur fidélité à la tyrannie. Naxos, Andros, Paros,
Mycone, et presque toutes les îles répondirent à l'appel de Psara et d'Hydra
et immolèrent les Ottomans. XIX. Pendant
ces combats, et ces massacres réciproques sur tous les flots et sur tous les
rivages de la mer Égée, Kourchid-Pacha, à la tête de l'armée ottomane de
l'Épire, bloquait avec une moitié de ses troupes Ali-Pacha dans sa capitale
pendant qu'il luttait avec l'autre contre l'insurrection du Péloponnèse. Dans
un assaut désespéré, le vieil Ali, qui se faisait porter en litière sur la
brèche au milieu du feu, avait triomphé et lui avait renvoyé ses prisonniers.
« L'ours du Pinde vit encore, » avait dit Ali-Pacha à son ennemi, « tu peux
envoyer prendre tes morts pour les ensevelir. J'en userai toujours de même
quand tu me combattras en brave, mais deux hommes perdent la Turquie, c'en
est fait de nous ! » Ali,
sûr de la fidélité incorruptible de ses soldats et de la solidité de ses
remparts, semblait contempler avec une stoïque indifférence le feu qui
dévorait les deux populations sans l'atteindre lui-même, et attendre le
triomphe de l'une ou de l'autre cause pour se déclarer. Sa sœur Chaïnitza
venait de mourir, la jeune et belle Grecque Vasiliki, toute-puissante
aujourd'hui sur son cœur, le consolait de la vieillesse et de la tyrannie par
cet amour qui survit comme l'héroïsme aux années dans les fortes races de
l'Orient. Bientôt, cependant, il fut contraint d'abandonner son palais
fortifié et sa capitale devant les assauts renouvelés et devant les forces
croissantes des Ottomans, et de se retirer dans son château du lac de Janina.
Là, entouré d'une ceinture de flots, de remparts et de canons, inexpugnable,
logé dans une casemate à l'abri des bombes, les pieds sur ses trésors
entassés dans les caves de son palais, servi par des• esclaves fidèles,
défendu par des mercenaires dévoués, aimé par une femme vertueuse et tendre,
résolu à braver plutôt la mort qu'à capituler avec ta fortune, il contemplait
ses provinces et sa ville sous les pas de ses ennemis, se croyant sûr de les
reconquérir ; il foudroyait comme par délassement leurs camps et leurs
redoutes, il exerçait encore son cœur et son bras dans des sorties
victorieuses sur leurs cadavres, et il s'approchait du terme de sa vie en se
cachant à lui-même la mort derrière la fatalité, la gloire et l'amour. XX. Cependant
le nom de la Grèce, sorte de religion de l'imagination chez les lettrés de
l'Europe, la conformité du culte, parenté d'âme entre les hommes, les
exploita grandis par la renommée de ces dignes descendants des Miltiade, des
Léonidas, des Thémistocle, les Botzaris, les Canaris, les Colocotroni,
les Mauro-Michalis, les Tombasis, les Odyssée, les
combats changés en martyres, les échos sonores de cette terre de mémoire dont
chaque site porte l'immortalité dans son nom, les récits presque fabuleux de
ces victoires remportées par des peuplades de pasteurs sur les armées d'un
puissant empire, et des flottes du nouveau Xerxès incendiées par des barques
de pécheurs, les dévastations de sol, les migrations en masse, les
égorgements de provinces, les incendies de villes, les prodiges de férocité
d'une part, d'intrépidité de l'autre, dont les récits apportés par toutes les
voiles poétisaient cette lutte désespérée entre les chrétiens et les
Ottomans, popularisaient chaque jour davantage la cause de I 'indépendance
grecque en Europe. Tous les esprits assistaient avec admiration, sympathie et
horreur à ce vaste combat de cirque où la liberté et la croix, abattues ou
relevées tour à tour, semblaient faire lutter devant un monde chrétien les
deux causes et les deux cultes qui se disputaient l'extrémité orientale de
l'Europe. Le
sentiment public, qui n'a d'autre politique que son émotion et sa pitié,
comme les multitudes, répondait à chaque palpitation de la Grèce par un cri
d'indignation contre ses bourreaux,' d'enthousiasme pour ses martyrs. Jamais
la cause de l'indépendance américaine en 1785 n'avait autant passionné la
France que la cause des Hellènes passionnait en ce moment le continent
chrétien. Ce sentiment, pour ainsi dire individuel, échappait aux
gouvernements encore neutres et indécis, pour donner aux Grecs des encouragements,
des trésors, des munitions, des armes des auxiliaires. Des comités grecs se
formaient dans toutes les capitales, votaient des subsides, armaient des
vaisseaux, recrutaient des officiers et des soldats, publiaient des journaux,
prononçaient des discours, écrivaient des poèmes, multipliaient jusque dans
le peuple des légendes en faveur de la cause populaire. La littérature tout
entière, cette expression spontanée et irrésistible de la générosité
irréfléchie et désintéressée du cœur des peuples, était, par une sorte de
tradition filiale pour ces pères de la pensée humaine, du parti des fils
d'Homère, de Démosthène, de Platon. De simples citoyens, tels que M. Eynard
de Genève, fiers de consacrer leurs richesses au berceau d'une nation encore
indigente et de jeter leur nom dans les fondations de la liberté d'un peuple,
prêtaient des millions au gouvernement libérateur. Les aventuriers courageux
de la France, de l'Allemagne, de l'Angleterre, las de l'oisiveté d'un
continent qui n'offrait plus d'occasion à leur bras, à leur fortune militaire
ou à. leur gloire, tels que le général Fabvier, se faisaient jeter par des
vaisseaux marchands sur la côte de la Morée et se dévouaient à la vie nomade
des Maïnotes ou des palikares, pour enseigner la guerre et la tactique à des
pasteurs. Le plus grand des poètes modernes, lord Byron, sentant dans sa
poitrine un cœur aussi héroïque que son imagination, s'arrachait à la fleur
de ses années et à sa gloire, aux délices et aux voluptés de l'Italie et aux
larmes d'une femme adorée, pour jeter son nom, son bras, sa fortune, sa mort,
dans la cause désintéressée de la Grèce. Il équipait un navire, soldait des
troupes, versait des subsides dans le trésor de l'insurrection, s'enfermait
dans la ville la plus menacée, s'instruisait aux combats et allait mourir
pour le glorieux passé et pour le douteux avenir d'un peuple qui ne savait
pas même son nom. Enfin
l'opposition aux gouvernements, qui dans les pays constitutionnels adopte les
causes, non parce qu'elles sont justes, mais parce qu'elles sont populaires
et hostiles aux gouvernements, faisait retentir toutes les tribunes
d'enthousiasme pour les Grecs, d'imprécations contre les Ottomans, de mépris
pour l'indifférence des gouvernements qui abandonnaient des races chrétiennes
au fer et au feu des musulmans ; ces mêmes hommes, qui avaient repoussé avec
une si sévère éloquence la doctrine de l'intervention contre-révolutionnaire
en Espagne, justifiaient de la même voix l'intervention révolutionnaire en
Morée, et M. de Chateaubriand, qui venait d'accomplir lui-même cette
intervention d'Espagne, maintenant tombé du ministère, et cherchant partout
des griefs à M. de Villèle, faisait à la tribune de la Chambre des pairs des
motions pour l'immixtion dans les affaires de la Grèce. XXI. Mais
déjà la France se prononçait d'elle - même avant son gouvernement. Le premier
de ses soldats qui porta son nom, sa tactique et son sang parmi les insurgés
de l'Achaïe, fut le général Fabvier. Fabvier, à peine échappé de la tentative
insurrectionnelle dans laquelle il venait d'échouer à la tête d'une poignée
d'émigrés français sur la Bidassoa, avait passé en Grèce. Mn génie,
aventureux et sans repos, lui faisait chercher partout des hasards, des
périls, de la gloire ; sa haine contre les Bourbons le chassait par tout
l'univers. Dans sa
première jeunesse, Fabvier avait suivi notre ambassade en Perse. Favori du
schah de Perse, et instructeur de ses troupes, il avait résidé plusieurs
années dans sa capitale. On se souvenait de lui à Ispahan, il résolut d'aller
y retrouver l'hospitalité et la faveur qu'on lui gardait à la cour d'Iran. Le
vaisseau qui le portait à Constantinople ayant abordé dans la Morée, Fabvier,
séduit par la guerre présente et par l'admiration que lui inspiraient les
exploits de ces pauvres bergers de l'Achaïe, avait renoncé à la Perse, et
s'était dévoué sans grade et sans solde à la cause des faibles. Il avait
suivi ces paysans dans leurs montagnes, et les avait disciplinés et aguerris.
C'était le moment où le sultan Mahmoud appelant au secours de l'islamisme en péril
le pacha à demi indépendant d'Égypte, Méhémet-Ali, Ibrahim-Pacha son fils
avait débarqué en Morée avec une armée égyptienne, et reconquérait dans le
sang et dans le feu la Morée entière au sultan. Napoli de Romanie seule,
placée à l'entrée de la plaine d'Argos, au fond du golfe de Nauplie,
conservait une ville à l'indépendance et un siège au gouvernement hellénique.
Fabvier la défendait avec une poignée de héros, et, après les avoir
aguerris., remportait des victoires sous les murs d'Argos. De là, passant à
Athènes, il mêlait son sang à Platée et à Marathon au sang des descendants
d'Épaminondas. Envoyé en France par ses compagnons d'armes pour solliciter
l'intérêt du gouvernement français, au nom de la religion commune et de
l'humanité, plus que de la politique, Fabvier revoyait sa patrie. La vieille
et naturelle alliance entre la France et les sultans, la politique prévoyante
qui défendait aux Bourbons de ruiner eux-mêmes dans Constantinople le seul
rempart qui couvrît la Méditerranée et l'Europe orientale contre le
débordement, le danger enfin de donner au cabinet de Pétersbourg un allié
vendu d'avance à toutes ses ambitions dans un royaume ou dans une république
grecque, protestaient vainement dans les conseils de la froide diplomatie,
déjà le sentiment public l'emportait sur toute prudence humaine. M. de
Villèle, sentant l'impossibilité de résister à un entraînement aussi général
du cœur de l'Europe, oubliait les torts de Fabvier contre les Bourbons ; il
comblait le négociateur de la Grèce de félicitations sur son dévouement
personnel, et lui laissait entrevoir, sinon un concours armé à l'indépendance
de la Grèce, au moins une interposition efficace de la France entre les
victimes et les bourreaux. XXII. Mais
déjà l'indépendance de la Grèce recevait en Épire le coup le plus terrible et
le plus inattendu. Le gouvernement ottoman, dont le tyran de 1'Épire
suspendait depuis trois ans l'irruption décisive en Morée et balançait les
forces, touchait à sa dernière heure. Kourchid-Pacha, à la tête d'une armée
de quarante mille Ottomans, le bloquait de jour en jour plus étroitement dans
le château de Janina. Ali, sûr de ses murailles, de sa garnison et d'un petit
nombre de défenseurs désespérés, tous compromis avec lui dans sa révolte et
dans ses crimes, et n'ayant comme lui que le supplice ou la victoire en
perspective, regardait avec indifférence les tentes de ses ennemis autour de
ses forteresses, et recevait sans y répondre des boulets qui pouvaient à
peine ébrécher ses murs. La trahison seule pouvait le vaincre. La Porte
l'employa contre lui. Le directeur de son artillerie, Carat°, officier
napolitain, dont il avait sauvé les jours du glaive des Turcs au moment où il
allait être immolé en expiation d'un commerce amoureux avec une jeune
musulmane lapidée pour lui, déserta une nuit du château du lac en se laissant
glisser au pied des remparts par une corde attachée à l'affût d'un de ses
canons, et passa dans le camp de Kourchid. Cette
défection privait Ali de son plus habile ingénieur, et découvrait à Kourchid
le secret de sa faiblesse. Une partie de la garnison, mécontentée par
l'ingrate avarice d'Ali, se retira des forts. La Porte profita de ce
découragement des assiégés pour ouvrir avec le vieux chef une de ces
négociations qui ne sont que les préludes de la mort pour les révoltés qui
s'y laissent toujours entraîner. Kourchid fit des propositions à Ali, il lui
assura, pour prix de sa soumission et de son repentir, la vie, la liberté,
ses femmes, ses trésors, son titre de vizir et un exil splendide avec sa
famille dans une contrée de l'Asie-Mineure. Ces propositions acceptées par
Ali furent envoyées à Constantinople pour être ratifiées par le sultan et
renvoyées à Janina dans un traité garant du pardon et des promesses de la
Porte. Kourchid,
sous prétexte de remettre solennellement ce traité enfin ratifié à Ali, et de
recevoir sa soumission au sultan, leur maître suprême, exigeait d'Ali qu'il
sortit du château imprenable de Janina, et qu'il se rendît dans une île du
lac où il 'avait une maison de plaisance moins inaccessible et moins
fortifiée, et où l'entrevue aurait lieu à forces égales. Ali-Pacha eut
l'imprudence d'y consentir, mais il laissa, en quittant le château, dans ses
murs, un gage de sa sécurité ou de sa vengeance. Un de ses séides albanais,
nommé Féthim, jeune homme engagé par les serments les plus redoutables, dans
une race où la religion du serment est sacrée, veillait, armé d'une mèche
enflammée, à la porte d'un dépôt rempli de deux cent mille quintaux de poudre
sur lesquels étaient entassés tous les trésors du vizir, et dont l'explosion,
remise aussi à la merci de ce jeune esclave fanatique, engloutirait à la
fois, au premier signal, les richesses d'Ali, son harem, la ville de Janina
et l'armée turque qui tenterait d'occuper en son absence le château. XXIII. Garanti
ainsi contre toute surprise, Ali se transporta, avec sa jeune épouse
Vasiliki, quelques esclaves et une poignée de ses plus intrépides Albanais,
dans l'Ile du lac marquée pour les négociations et pour l'entrevue. Il s'y
établit dans un kiosque de plaisir, défendu seulement par le lac et par
quelques palissades ; il y fit apporter de la poudre et des armes, et il y
attendit, dans une demi-sécurité, la visite de Kourchid et la remise du
traité, qui était, lui disait-on, arrivé de Constantinople au camp des•
Turcs. Kourchid affectait une indisposition qui le retenait dans sa tente,
usait les jours en messages et en temporisations qui lui donnaient les
occasions de corrompre la garnison du château de Janina abandonnée à
elle-même. Ce n'était pas assez, tant que le fanal de ce château près duquel
veillait l'esclave Féthim ne serait pas éteint et menacerait d'engloutir les
assaillants de cette forteresse d'Ali. La ruse
fit ce que ne pouvait la force. Kourchid et ses généraux jurèrent sur le
Koran à Mi que son firman de pardon du Grand Seigneur était dans leurs mains,
mais qu'avant de le remettre dans les siennes l'honneur de leur, souverain
commun exigeait que ce firman, gage spontané de la magnanimité de leur
maitre, ne parût pas une concession à la peur, et que le feu du fanal confié
à Féthim et brûlant à la porte du dépôt des poudres fût éteint. Ali
pressentit pour la première fois un piège, et, sous prétexte que son esclave
Féthim n'obéirait qu'à sa voix, demanda à rentrer pour lui intimer . lui-même
ses ordres dans sa forteresse. Il n'était plus temps, les barques turques
interceptaient déjà la communication entre l'île et le bord. Ali, forcé de se
fier jusqu'à l'imprudence à la parole de ses ennemis, finit par livrer aux
officiers de Kourchid un anneau qu'il portait suspendu à son cou, et qui
était entre Féthim et lui le signal secret d'une aveugle obéissance. Les
officiers de Kourchid, maîtres de cet anneau, regagnent la rive, entrent dans
le château, montrent le talisman de son maitre à l'esclave. Le jeune
fanatique reconnaît l'anneau, s'incline en signe de respect, et éteint à
l'instant le fanal. Aussitôt que les Turcs le voient, désarmé de sa dernière
étincelle, ils le frappent de cent coups de poignard, et laissent son cadavre
aux portes du souterrain. Aucun bruit n'avait averti du haut dés murs du
château. Ali, encore confiant, regardait tranquillement des fenêtres de son
divan les flots du lac qui devaient lui apporter bientôt les barques de
Kourchid et le pardon du sultan. XXIV. Elles
ne parurent qu'au milieu du jour. Les principaux officiers de Kourchid les
remplissaient, ils débarquèrent avec des marques de respect, mais couverts de
leurs armes, sur la plage où s'élevait le kiosque d'Ali. Ali les
attendait entouré d'une douzaine de ses plus déterminés séides sur une
plate-forme en planches, portée sur des colonnettes en bois, qui s'élevait,
selon l'architecture orientale, devant le kiosque, et derrière laquelle
étaient la demeure et le harem du vizir. Hassan-Pacha, Omer Brionès,
Méhémet-Selictar, porte-glaive de Kourchid, et un groupe de ses principaux
lieutenants débarquèrent seuls avec un visage sombre et montèrent les degrés
de la plate-forme. Ali, n'apercevant point Kourchid et soupçonnant à la morne
physionomie et aux armes de ses officiers qu'ils lui apportaient la trahison
et la mort au lieu du traité, se lève, saisit un de ses pistolets à sa
ceinture, et s'adressant d'une voix tonnante à Hassan-Pacha : « Arrêtez, »
s'écrie-t-il, « que m'apportez-vous ? — L'ordre du sultan, » répond
Hassan, « reconnaissez-vous ces augustes caractères ? » Puis, déployant sous
ses yeux les lettres dorées qui décorent les firmans du Grand Seigneur : « Soumettez-vous
au destin, » lui dit-il, « faites vos ablutions, invoquez Allah et le
prophète 1 Le sultan vous demande votre tête ! — Ma tête, » répond Ali, « ne
se livre pas si facilement ! » et sans attendre la réponse d'Hassan, il fait
feu sur lui et le renverse à ses pieds frappé d'une balle dans la cuisse ; il
tue du second coup le chef d'état-major de Kourchid. Ses officiers, et à leur
tête Constantin Botzaris, chef des Souliotes en otage dans son palais, et
dévoués à sa cause par reconnaissance, font feu à son exemple sur le groupe
des Ottomans et jonchent l'escalier du kiosque de cadavres. Mais Ali se sent
frappé lui-même d'une balle dans le flanc. Il retire de sa pelisse sa main
rougie de son sang, et montrant ce sang à Botzaris : « Cours, » lui dit-il, «
et égorge Vasiliki, ma femme, afin qu'elle me suive dans la tombe et que ces
traîtres ne souillent pas sa beauté ! » Au moment où il achevait de prononcer
ces paroles, une balle, traversant par-dessous les planches de l'estrade en
bois sur laquelle il combattait, lui perce les reins et le fait chanceler
comme un homme ivre. Il se retient aux grillages d'une fenêtre, ses palikares
le voyant tomber s'élancent à la nage avec Botzaris dans les flots du lac
pour gagner un écueil voisin et se dérober à la vengeance de Kourchid. Les
Turcs sans ennemis remontent les degrés sanglants de l'estrade, traînent Ali
par sa barbe blanche hors du kiosque, appuient son cou contre une marche en
pierre de l'escalier, lui tranchent la tête et l'envoient dans un coffre de
vermeil au sultan. La
jeune Grecque son épouse, Vasiliki, fut emmenée sans outrage à la tente de
Kourchid. Elle pleura, en voyant le lendemain, chargés de chaînes ; les
ministres et les officiers de son mari, et ses trésors et les décorations de
ses palais servant de jouets à la soldatesque turque. Elle demanda à rendre
les honneurs funèbres au corps du héros de l'Épire, qu'elle adorait malgré la
différence d'âge et de culte. Cette grâce lui fut accordée. Janina et les
montagnes voisines du Pinde retentirent des sanglots de Vasiliki et des
regrets des populations grecques ou musulmanes de ces contrées sauvages dont
Ali était à la fois le tyran et le héros, la terreur et la gloire. Le sultan
relégua Vasiliki dans un village de ces montagnes, les trésors d'Ali
soldèrent l'armée de Kourchid, et les Turcs, affranchis désormais de
l'obstacle que cette révolte leur opposait depuis trois années, débordèrent
en masse de l'Épire dans la Morée. Tout succomba un moment sous le fer et la
flamme, et les cris des Grecs retentirent avec plus de désespoir et plus de
pitié en Europe. XXV. Mais si les peuples les entendaient, les souverains se refusaient encore à les écouter. L'empereur de Russie, craignant d'encourager en Grèce le génie des révolutions qu'il avait juré d'étouffer en France, en Italie, en Espagne, en Allemagne, ajournait sa politique d'ambition pour obéir à sa politique de principe. M. de Metternich tremblait d'ouvrir sur les frontières de l'Autriche les volcans d'opinion qui grondaient en Allemagne. La Prusse hésitait comme toujours entre l'Angleterre, l'Autriche et la Russie. L'Angleterre elle-même voyait avec ombrage la résurrection intempestive pour elle d'une nation dont le démembrement allait affaiblir la Turquie, ouvrir peut-être les Dardanelles aux flottes futures de la Russie, et créer sur la Méditerranée une marine en concurrence à sa navigation commerciale. Enfin la France, qui ne calcule pas, mais qui sent, flottait attendrie mais indécise entre sa pitié pour une race chrétienne et sa vieille alliance avec les sultans. Le moment approchait où son gouvernement, contraint pàr l'opinion publique, allait avoir à délibérer sur une seconde intervention, démenti impolitique, mais démenti magnanime à son intervention contre-révolutionnaire en Espagne. |