HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME SIXIÈME

 

LIVRE QUARANTE-DEUXIÈME.

 

 

Effet de la guerre d'Espagne sur la politique intérieure. — Élections de 1824. — Projets du ministère ; la Chambre septennale ; la conversion des rentes. — Ouverture de la session ; discours de la couronne. — Modifications ministérielles ; chute de M. de Chateaubriand. — MM. de Damas, de Chabrol, de Frayssinous, de Doudeauville. — Ordonnance du roi qui rétablit la censure pour la presse périodique. — Louis XVIII dans sa vie intérieure ; sa retraite de Saint-Ouen près de madame du Cayla ; ses habitudes quotidiennes.

 

I.

Mais si le triomphe de l'intervention française en Espagne avait pour la maison de Bourbon d'immenses avantages, on ne peut se dissimuler qu'il avait aussi d'immenses dangers. L'enivrement des royalistes et la confiance téméraire que ce triomphe allait leur inspirer dans la toute-puissance de leur opinion, étaient le premier de ces dangers. Les grands bonheurs donnent aux partis les grandes audaces, et dans les gouvernements d'opinion, les grandes audaces entraînent les grands revers. Qui pourrait désormais arrêter les exigences de cette partie du sacerdoce qu'on appela la congrégation, et de ce parti de l'absolutisme qu'on appelait les ultraroyalistes, aujourd'hui que ces deux partis, liés entre eux par un intérêt commun, ayant déjà subjugué le roi dans son palais par un frère ambitieux et par une favorite insinuante, l'avaient forcé à subir plus qu'à choisir M. de Villèle et ses amis pour ministres ; aujourd'hui qu'une majorité folle, passionnée, implacable contre les vestiges même de la révolution leur appartenait dans la Chambre des députés ; aujourd'hui que l'ascendant leur était assuré dans la Chambre des pairs par un groupe de cardinaux et d'évêques assez forts pour demander des gages à la couronne, et pour aspirer à un ascendant légal de l'Église sur le gouvernement ; aujourd'hui enfin que ces deux partis, jusque-là si timides, se sentaient appuyés par une armée incorruptible et victorieuse que sa discipline et sa victoire venaient de rallier sous un prince pieux et brave à la cause du sacerdoce et de la monarchie ? M. de Villèle, tout en paraissant se féliciter du succès de l'expédition d'Espagne, en éprouvait déjà le contre-coup dans le conseil, dans la Chambre, dans le palais et même dans les élections. Il avait entrepris malgré lui, il avait vaincu plus qu'il ne voulait vaincre. Sa victoire, exploitée par le parti des royalistes exaltés comme une expérience d'audace heureuse qui l'encourageait à d'autres audaces, rendait ce parti plus exigeant et plus impérieux envers M. de Villèle. Ce ministre avait eu de la peine à le contenir avant le triomphe, comment le contiendrait-il après ? Parmi ses propres collègues plusieurs appartenaient à ce parti plus qu'au président du conseil, et paraissaient décidés à ne rien refuser au clergé, à la contre-opposition royaliste et à la cour. M. de Peyronnet, impatient de servir la cause qui l'avait adopté et grandi, ne trouvait rien de difficile ou d'excessif dans les complaisances de gouvernement que l'ancien régime lui demandait. Sa jeunesse, son caractère et son zèle le rendaient antipathique à ces ménagements d'opinion qui sont la nécessité des gouvernements d'équilibre. Assurer la victoire d'un parti sur un autre, c'était à ses yeux gouverner ; plus fait pour la guerre civile que pour l'administration, vaincre et soumettre était plus dans sa nature que convaincre et pacifier. M. de Clermont-Tonnerre, avec plus de modération dans les vues, avait, par ses convictions religieuses, profondes et sincères, des liens qui l'attachaient au parti de l'Église. Le baron de Damas, que l'influence du duc d'Angoulême venait de porter au ministère de la guerre à la place du maréchal Victor, appartenait au même parti. Homme de bien et homme de sens, sa naissance l'attachait à l'aristocratie, son honneur au prince qui l'avait choisi, sa piété au sacerdoce. M. de Corbière n'avait aucune faiblesse pour l'Église, aucune déférence pour l'aristocratie ; son royalisme plébéien n'était que l'horreur de la révolution et la passion d'abattre l'opposition. Il ne sympathisait avec la majorité que par ses haines ; mais il n'avait rien à refuser à ces alliés de ses répugnances, de toutes les mesures qui lui paraissaient des armes contre l'ennemi commun.

 

II.

Quant à M. de Chateaubriand, l'impulsion décisive qu'il avait donnée à la guerre d'Espagne, le-succès de cette campagne contre la révolution, la reconnaissance du parti sacerdotal en Espagne, en France, en Europe ; la faveur des salons aristocratiques, l'enthousiasme des feuilles et des pamphlets royalistes retentissant de ses services ; enfin, la splendeur européenne de son nom éblouissant ses collègues et rayonnant sur leur obscurité : tout lui donnait, depuis le congrès de Vérone et depuis le triomphe de Cadix, un ascendant extérieur et une popularité de bruit qui ne pouvaient tarder d'offusquer, d'éclipser ou de dominer M. de Villèle. Retiré dans sa gloire, peu actif au conseil, muet avec ses collègues, modeste devant le roi affectant l'indifférence des petites choses et le dédain des grandes, livré au plaisir et aux femmes, attentif seulement pour les diplomates français et étrangers, avec lesquels il avait à ménager sa situation et celle de la France ; laborieux, admirable, grand et véritablement politique dans ses dépêches ; obséquieux pour le haut clergé, à qui son nom promettait des retours de puissance ; flattant les grands noms de la cour pour en être flatté ; secrètement lié avec les royalistes exaltés des deux Chambres, dont il avait trop servi les intérêts, les passions et les exigences dans ses polémiques du Conservateur pour s'en détacher au pouvoir ; gémissant complaisamment avec eux des petitesses, des médiocrités ou des timidités du gouvernement, M. de Chateaubriand, sans rompre avec ses collègues et sans contrarier le roi et M. de Villèle, se déchargeait néanmoins au dehors de toutes les responsabilités qui pouvaient embarrasser son rôle de supériorité entravée dans des liens de convenance, et il laissait espérer aux royalistes et au clergé des arrière-pensées d'homme d'État, des vues de génie et des hardiesses de restauration qui lui conservaient la faveur.

 

III.

Une de ces pensées de M. de Chateaubriand, conforme en cela avec l'opinion dominante alors parmi les royalistes, était d'immobiliser à leur bénéfice la majorité monarchique et bourbonienne qui existait alors dans la Chambre et que les élections du mois de mars 18ft, faites sous l'impression de nos succès en Espagne, venaient d'accroître et de consolider. Au lieu de renouveler les députés chaque année par cinquième, les royalistes, M. de Chateaubriand, M. de Villèle lui-même, se proposaient de donner à la Chambre existante une durée de sept ans à partir de son origine en 1822, et de la faire renouveler en masse à l'expiration des sept années. Cette loi était un coup d'État contre l'opinion électorale, élément vital du gouvernement représentatif. Elle avait, en effet, pour le roi et pour son gouvernement l'avantage de fixer pour sept ans la majorité, qui leur appartenait par suite des élections accomplies, et de donner ainsi une base immuable et solide à la dynastie. Mais elle avait le danger qui se révéla si fatalement de fermer la Chambre élective aux symptômes de modification d'opinion ou de renouvellement d'idées que chaque année apportait avec elle dans son sein, de murer ainsi la Chambre aux vents extérieurs èt de tromper le gouvernement sur les véritables dispositions de l'esprit public, dont sa politique doit être l'expression sous un régime parlementaire. Le roi, en acceptant cette loi des mains de M. de Chateaubriand et de M. de Villèle, se plaçait dans la situation d'un pilote qui supprimerait le thermomètre dans l'habitacle du navire, afin d'ignorer systématiquement toutes les variations de l'atmosphère qui doivent modifier ses manœuvres. Les royalistes et le parti sacerdotal adoptaient avec ivresse cette idée, présentée sous le nom de septennalité à l'admiration de leur parti. Elle ne supprimait pas, mais elle ajournait de sept en sept ans la souveraineté électorale de la nation. Elle détrônait ainsi l'assemblée nationale et elle rapprochait la Chambre de l'institution des états généraux de l'ancien régime, convoqués, non plus à des époques indéterminées, mais à une époque fixe. C'était évidemment un démenti donné à la révolution et à la Charte, et un retour indirect vers le passé de la monarchie.

 

IV.

M. de Villèle avait préparé dans un autre esprit une autre mesure de gouvernement, que le roi devait présenter en même temps aux Chambres. Cette mesure, exclusivement financière, consistait à réduire l'intérêt des emprunts contractés par l'État dans les différentes phases de la révolution et de la Restauration, et à forcer les créanciers de l'État à convertir leurs titres en titres de rente représentant un capital et un intérêt inférieurs à ceux qui leur avaient été reconnus jusque-là ; mesure équitable et salutaire en Angleterre et dans tous les pays où l'État, en empruntant un capital réel et défini, se réserve naturellement le droit de le rembourser aux prêteurs quand il trouvera d'autres prêteurs lui offrant leur argent à un moindre intérêt ; mais mesure arbitraire rétroactive et improbe en France, où l'État n'avait emprunté aucun capital défini, mais où il avait constitué des rentes perpétuelles, indemnité des banqueroutes, des spoliations, des confiscations de la révolution, sous le titre général de tiers consolidé, ou pris des sommes qu'on lui avait versées pour la libération du territoire en 1814, : rentes perpétuelles auxquelles le crédit et la spéculation donnaient seuls sur le marché une valeur de capital aussi conventionnelle et aussi mobile que la confiance ou la défiance du jour. Le gouvernement, en appliquant aux rentes françaises la mesure de réduction d'intérêt et de conversion de titres appliquée aux emprunts britanniques, violait donc en réalité la nature, l'esprit et la lettre de ses engagements, et, en libérant pour un moment le trésor, il affectait le crédit, trésor illimité des nations. Les ressources fournies à l'État par cette économie devaient servir à indemniser les émigrés dépouillés de leurs biens par les lois révolutionnaires.

 

V.

Le roi, dans son discours aux Chambres, après s'être félicité du succès et de la gloire de l'expédition française sous le commandement de son neveu en Espagne, mentionna ces deux lois, qui devaient occuper la session.

L'opposition libérale, réduite à dix-neuf voix par les dernières élections, put à peine élever un murmure. L'immense majorité de toutes les nuances applaudit aux trois pensées révélées par le roi dans son discours. Les royalistes et les émigrés étaient satisfaits, le parti sacerdotal ne l'était pas. Puissant par lui-même dans l'assemblée, plus puissant par les déférences intéressées que les ambitieux du parti ultra-royaliste lui témoignaient, en intelligence secrète avec le cabinet occulte du comte d'Artois, ce parti, dirigé dans la Chambre par deux hommes zélés, mais médiocres, exigea et obtint, dans la réponse de l'assemblée au discours du roi, une allocution impérieuse aux prétentions spirituelles et temporelles de l'Église : « La religion réclame, » ajouta la majorité pour complaire à cette opinion, « des lois protectrices pour le culte, et pour ses ministres une existence plus digne d'eux. L'éducation publique sollicite un appui nécessaire. » Cet auxiliaire obscurément désigné ainsi par l'adresse ne pouvait être que l'institut des jésuites, car l'instruction publique était déjà dans les mains d'un évêque, M. de Frayssinous.

La Chambre, par plus de deux cents voix, désigna M. Rayez au choix du roi pour la présidence ; M. *de La Bourdonnaie, expression des royalistes excessifs, n'en réunit que soixante. M. de Villèle pouvait compter par ce nombre celui de ses ennemis personnels dans l'assemblée. La validité de l'élection de Benjamin Constant, contestée par M. Dudon, et les récriminations légitimes des libéraux contre l'oppression scandaleuse des colléges électoraux par les ministres furent le texte des premières délibérations de la Chambre. M. de Martignac, jeune orateur royaliste trop généreux et trop supérieur pour chercher le succès de son opinion dans la partialité et dans la violence, fit reconnaitre la nationalité de son adversaire et refusa cette satisfaction de vengeance à son parti. Son talent, où la grâce du caractère se sentait sous l'élégance de la parole, ses fonctions de commissaire civil auprès du duc d'Angoulême pendant la campagne et la faveur de ce prince, signalaient M. de Martignac à la nouvelle assemblée. Les ministres présentèrent le projet de loi de la septennalité à la Chambre des pairs, le projet dé loi sur la réduction de l'intérêt et sur la conversion des rentes à la Chambre des députés. Cette dernière loi, soutenue avec plus de sophismes et de préjugés que de raisons par M. de Villèle et par les députés des provinces jaloux des rentiers, combattue non par les raisons qui devaient la faire repousser, mais par des antipathies purement politiques dans le côté gauche, fut votée à une faible majorité.

La loi sur les septennalités passa avec une grande adhésion du parti monarchique à la Chambre des pairs. Lanjuinais en signala vainement le péril par les souvenirs de toutes les assemblées intégralement renouvelées pendant nos tempêtes civiles, dont chaque élection intégrale avait été une révolution. Les partis dans leurs jours de force ne s'appliquent jamais l'expérience de leurs jours malheureux. Les prophéties de Lanjuinais, du duc de La Rochefoucauld-Liancourt, de Boissy d'Anglas, du duc de Choiseul, parurent des menaces aux ultra-royalistes indignés.

 

VI.

Apportée devant la même Chambre par les ministres, la loi sur la réduction de l'intérêt y fut discutée neuf jours avec une obstination de résistance qui alarmait le gouvernement. L'archevêque de Paris, M. de Quélen, combattit la réduction de l'intérêt des rentes sur l'État en pontife qui défend le pain de son troupeau. Paris, en effet, comptait dans la partie nécessiteuse de sa population plus de vingt mille petits rentiers dont la loi allait décimer l'existence. Le parti du clergé se détachant ainsi du ministère et se ralliant d'un côté aux riches capitalistes de l'aristocratie et de la banque frappés dans une portion de leurs revenus, da l'autre à l'opposition libérale qui combattait cette mesure uniquement parce que le gouvernement la proposait, sapa la majorité de M. de Villèle à la Chambre des pairs et entraîna la chute de la loi.

M. de Chateaubriand, qui avait promis à ses collègues l'assistance de ses paroles et de ses amis dans la discussion, hésita, recula et se tut. Son silence interprété en trahison par les ministres, aigrit M. de Villèle et le roi contre lui. On attendit l'heure de se débarrasser d'un allié si puissant dans l'opinion, si peu sûr dans le conseil. Entre M. de Villèle qui servait sans offusquer et M. de Chateaubriand qui offusquait sans servir, le choix du roi n'était pas douteux. Il ne gardait plus M. de Chateaubriand que par respect humain et par embarras de congédier une supériorité si populaire encore dans le parti aristocratique.

Cependant M. Royer-Collard combattit à la Chambre des députés la loi de la septennalité par des considérations presque républicaines. La souveraineté nationale éclata dans son discours, en face du trône et des ministres qu'il accusa de corrompre cette souveraineté dans son principe et l'élection dans son exercice. « »Vous êtes encore »» dit-il au gouvernement, « le gouvernement impérial avec ses cent mille bras, avec les intérêts despotiques et astucieux de son berceau, la force et la ruse. » Prophète des tempêtes, il tourna en dérision la prétention d'un gouvernement qui croyait, dans ces temps d'instabilité fatale, à une loi qui stipulait pour sept ans. « Où sont les ministres qui gouvernaient il y a sept ans, » dit-il, « et nous-mêmes dans sept ans que serons-nous ? » Le général Foy combattit la loi par les mêmes arguments que M. Royer-Collard, développés avec plus de grandeur. Le chef de l'opposition constitutionnelle fut aussi sévère, mais moins désespéré que le philosophe. Opposition ou philosophie, tout échoua contre l'intérêt d'une Chambre qui voulait se perpétuer au pouvoir. La loi fut votée.

 

VII.

La veille de ce vote, qui allait consacrer une de ses pensées politiques et qui complétait pour lui son triomphe de l'expédition d'Espagne, M. de Chateaubriand, dont le roi n'avait jamais oublié les outrages à M. Decazes, qui les avait sentis comme des outrages à son propre cœur, fut facilement abandonné par ce prince au ressentiment de ses collègues. Ceux-ci dédaignèrent de pallier sous les formes décentes dont les rois enveloppent même ces disgrâces le congé donné au plus éclatant et au plus populaire des royalistes. Ils oublièrent dans leur procédé le respect qu'on doit à l'ancienne amitié, aux services rendus, au génie.

Un hasard fit de ce congé une amertume et presque une insulte à M. de Chateaubriand. Ce ministre n'avait été averti la veille par aucun indice dans les entretiens ou dans les physionomies de ses collègues de la résolution de l'éloigner. L'ordonnance du roi qui lui retirait le ministère en termes indirects et laconiques lui avait été adressée dans la matinée à son hôtel officiel par un simple message. M. de Chateaubriand était absent de son hôtel, où il n'avait pas passé la nuit et où il n'était pas rentré le matin avant de se rendre, selon son habitude, aux Tuileries. Son secrétaire intime ayant reçu et ouvert le message, s'était hâté de chercher-sou ministre pour lui communiquer l'annonce de sa disgrâce et pour lui éviter l'affront de se présenter au conseil du roi, et d'en trouver les portes si brutalement fermées à son insu.

Il le rencontra en effet aux Tuileries. M. de Chateaubriand s'y était rendu directement de la maison où il se recueillait quelquefois loin du tumulte des réceptions et des affaires. Il sortait en ce moment de la chapelle du comte d'Artois, mêlé aux familiers de cette cour dont il était un habitué assidu. Les visages et les demi-mots des courtisans lui avaient déjà donné pendant la messe, par leur étonnement et par leur froideur, quelques vagues et inintelligibles pressentiments. Son secrétaire, l'apercevant dans la foule, s'approcha de lui, l'attira à l'écart et lui communiqua l'ordonnance du roi et la lettre de M : de Villèle qui en accroissait l'injure par son laconisme et sa rudesse. M. de Chateaubriand avait l'âme trop fière pour s'affliger et s'attendrir sous une brutale injustice, mais trop sensible et trop implacable pour pardonner l'outrage. Le ministère lui coûtait peu à résigner après l'œuvre illustre qu'il y avait accomplie ; il laissait son nom incrusté par une entreprise hardie et par une campagne heureuse à l'histoire des Bourbons. Il avait rendu confiance à la monarchie, il avait balancé M. Canning devant l'Europe, il s'était constitué l'homme d'État des vieux trônes, le conservateur européen ; il sortait avec les deux prestiges qui font rentrer tôt ou tard les grandes ambitions en scène, un grand acte et une grande ingratitude. Il ne lui manquait qu'une chose pour illustrer sa chute et pour s'élever plus haut en tombant, c'était de supporter cette ingratitude avec l'impassibilité et la dignité d'un grand caractère, de se retirer dans la modestie et dans le silence, et de se laisser regretter par ses amis sans s'allier à ses ennemis, de ne chercher sa vengeance que dans ses services ét sa gloire que dans sa vertu.

Mais cette vertu antique n'était pas celle de M. de Chateaubriand. Le rôle de Coriolan de la Restauration le tenta comme le rôle de Coriolan de la noblesse avait tenté Mirabeau à trente ans de distance. Mécontent de l'aristocratie et de la couronne, il jura de se faire estimer à son prix par la terreur qu'il allait porter dans le camp dont on l'expulsait avec tant d'imprudence. Le roi, M. de Villèle, le comte d'Artois, le parti exagéré du sacerdoce venaient de créer en lui l'ennemi le plus fatal de, la royauté. Dédaigneux par médiocrité de vues d'une supériorité embarrassante mais nécessaire, ils n'avaient pas évalué la force d'une individualité dans un parti ; ils avaient jeté le génie dans l'opposition : ils avaient découronné le royalisme. M. de Chateaubriand avait fait la Restauration avec sa plume ; il allait la détruire. Il ne le voulait pas sans doute alors, il ne voulait que se venger d'un homme, il se vengea sur un trône. Son mécontentement, qui allait jusqu'à la colère, n'allait pas jusqu'à une révolution. Il ne se sentit trop vengé qu'à ses regrets et à ses tristesses sur les débris de la monarchie.

 

VIII.

Le lendemain de sa retraite du ministère, toute l'intelligence du parti royaliste le suivit dans sa défection et dans son insurrection contre le gouvernement, dont il avait cependant partagé et encouragé les fautes. Un journal qui avait alors presque la puissance d'une institution d'État et le retentissement d'une tribune européenne, le Journal des Débats, fidèle à l'amitié jusqu'à la vengeance, échappa ce jour-là au gouvernement et se donna tout entier à M. de Chateaubriand. Ce journal, possédé et dirigé par deux frères, MM. Bertin, pilotes consommés sur cet élément de l'opinion publique, n'était pas seulement une voix, c'était un parti. D'autant plus écouté qu'il était plus modéré et plus libéral dans son royalisme, il pouvait à son gré et à son droit défendre le trône au nom, de la nécessité monarchique, et attaquer le gouvernement au nom de la nécessité libérale. Des membres importants de la Chambre des pairs et de la Chambre des députés se groupaient autour de ce foyer de publicité, de polémique et de diplomatie. Par quelques-uns de ses propriétaires, tels que M. Roux-Laborie, homme d'universelle intrigue, il se rattachait au parti aristocratique et sacerdotal ; par quelques autres, tels que les Bertins, il confinait au parti des centres, de la gauche modérée, de la haute banque, de la bourgeoisie ombrageuse et oscillante de Paris. La haute littérature, si puissante en France depuis le dix-huitième siècle, que la démagogie et le gouvernement militaire avaient passagèrement foulée, mais à laquelle les libertés de la presse et de la tribune avaient rendu par la Charte une attribution même politique, se rencontrait presque tout entière dans ce journal dont la collaboration était un titre d'illustration.

Ce levier remis par l'amitié à l'ambition connue de M. de Chateaubriand était plus qu'un ministère, c'était la dictature de l'opposition. Toutes les autres feuilles royalistes, à l'exception des feuilles soldées par le ministère, suivirent M. de Chateaubriand, qui représentait à la fois pour les unes l'ultra-royalisme exilé avec lui du conseil, pour les autres le génie expulsé par la médiocrité, pour les modérés la Charte, pour les libéraux les libertés, pour les lettrés la gloire des lettres, pour la contre-opposition la guerre à M. de Villèle, pour les révolutionnaires un mécontent qui frappait les mêmes coups que leurs journaux et leurs factions, mais qui les frappait d'une main moins suspecte et avec plus de force et de retentissement. C'est de cette défection du Journal des Débats et de M. de Chateaubriand que date cette coalition concertée ou tacite de toutes les inimitiés de diverse origine, de diverses causes et de buts opposés contre le gouvernement de la Restauration, qui rallia à une même œuvre d'agression les pensées les plus contraires, qui désaffectionna l'opinion, qui aigrit le gouvernement et le poussa d'excès en démences, qui passionna la presse, qui irrita la tribune, qui aveugla les élections et qui finit par changer, cinq ans plus tard, l'opposition de dix-neuf voix hostiles aux Bourbons en une majorité hétérogène mais formidable, devant laquelle la monarchie n'eut qu'à choisir entre une résignation humiliante et un coup d'État mortel.

 

IX.

M. de Villèle et M. de Corbière, les plus responsables de tous leurs collègues de l'expulsion de M. de Chateaubriand, sentirent la nécessité de compenser le mécontentement que la chute de ce nom populaire dans le royalisme et dans le sanctuaire pouvait inspirer à la noblesse et au clergé, en appelant à sa place et aux fonctions les plus élevées du gouvernement des hommes moins illustres mais plus chers encore et plus inféodés que lui aux intérêts et aux passions de ces deux causes. M. de Montmorency, congédié pour avoir voulu le premier l'intervention ; le maréchal Victor, frappé pour avoir éventé avec trop de promptitude une apparence de conspiration révolutionnaire dans l'armée ; M. de Chateaubriand, jeté hors du conseil pour avoir servi avec trop d'éclat, trop de bonheur, et peut-être trop d'orgueil, la cause des restaurations monarchiques en Espagne, étaient de nature à livrer M. de Villèle à la suspicion des zélateurs fanatiques du trône et de l'autel.

Il se hâta d'assoupir ces mécontentements en donnant satisfaction aux familles puissantes qui représentaient avec plus de crédit alors les tendances de la haute noblesse et du haut clergé, et de s'assurer de plus en plus l'alliance de madame du Cayla en l'intéressant au gouvernement par les grandes faveurs accordées à ses amis. Le duc de Doudeauville, cher à la noblesse par son nom et à la congrégation par son zèle, fut nommé ministre de la maison du roi. Son fils, le vicomte de La Rochefoucauld, prit dans le ministère de son père, sous le nom de directeur des beaux-arts, un véritable ministère de la littérature, des théâtres, des journaux, patronage habile et splendide à la fois, où la prodigalité des grâces et des faveurs couvrait les tendances imprimées aux études et aux plaisirs mêmes du peuple, et qui lui permit d'acheter, pour les amortir ou les éteindre, une multitude de journaux et de pamphlets hostiles à la Restauration et à la religion. M. de La Rochefoucauld devenait ainsi le Mécène des artistes et quelquefois le Walpole de la presse. M. de Vaulchier reçut l'administration confidentielle et inquisitoriale des postes, homme d'autant plus Ar pour la congrégation que sa piété n'était pas en lui un rôle, mais un asservissement absolu à la cause de l'Église.

M. le baron de Damas fut élevé, à la place de M. de Chateaubriand, au ministère des affaires étrangères. C'était la main du duc d'Angoulême dans les affaires. M. de Damas avait les qualités et les disgrâces de nature de ce prince son ami, un sens droit, un travail obstiné, une vertu incorruptible à l'air des cours, une intention patriotique, une impartialité froide, mais point d'extérieur et point d'éclat. La congrégation pouvait compter sur lui comme kilo fervente, mais nullement comme âme vendue à des intrigues politiques. Il avait la piété loyale et désintéressée comme le cœur ; il redoutait même en secret les empiétements intempestifs des jésuites, dont on le croyait à tort le promoteur et l'instrument.

M. de Clermont-Tonnerre passa au ministère de la guerre ; M. de Chabrol, gage de modération pour les centres, au ministère de la marine ; M. de Martignac, que M. de Villèle pensait à élever plus tard au ministère de l'intérieur, où la rudesse et l'inactivité de M. de Corbière, son ami, l'embarrassaient, reçut la direction de l'enregistrement, avenue du ministère. M. de Castelbajac, royaliste ardent, mais maniable à la main du premier ministre, eut la direction des douanes. Ces choix amortirent dans les Chambres les murmures que l'expulsion de M. de Chateaubriand et de M. de Montmorency pouvait soulever.

La session s'acheva sans qu'aucune discussion éclatante méritât de retentir dans l'histoire. Seulement un orateur passionné et téméraire, M. de Berthier, y promulgua impérieusement, au nom de l'aristocratie et de l'Église, les injonctions du parti religieux : domination légale du clergé, même sur les actes de la vie civile ; dotation en immeubles à l'Église pour compenser les immenses dotations territoriales conquises tant de fois par elle et tant de fois reprises par les rois, par les peuples et par les révolutions ; rétablissement du culte unique et national, sinon persécuteur et exclusif. M. de La Bourdonnaie demanda l'indemnisation des émigrés ; M. de Foucauld, la restitution sans noviciat des grades de l'armée à la noblesse. La majorité écouta avec faveur ces divers orateurs, et laissa aux ministres le temps de réfléchir et de mûrir leurs pensées. M. Casimir Périer, un des orateurs les plus véhéments et les plus irrités de la gauche, sentit que l'audace de la contre-révolution allait rejeter l'opinion publique du côté que les élections laissaient presque vide autour de lui. « Nous ne sommes que onze ici, » s'écria-t-il, « qui représentons la France ! » Ce cri, qui suscita alors les soulèvements et les dérisions de l'assemblée, devait être bientôt répondu par la France.

 

X.

Mais si l'opposition était décimée, impuissante et muette dans la Chambre, elle était ardente et bruyante dans la presse. Un comité occulte d'hommes politiques, voués, comme leur maitre, au triomphe de l'Église, dans l'intérieur du comte d'Artois, s'étudiaient à en supprimer les organes quand ils ne pouvaient les corrompre. Le ministère de la maison du roi par M. le duc de Doudeauville, le ministère des affaires étrangères par le baron de Damas, le ministère de l'intérieur par M. de Corbière, fournissaient les fonds de cette corruption aux agents du prince. Le vicomte de La Rochefoucauld acheta ainsi, sous des prête-noms, les Tablettes universelles, la Foudre, l'Oriflamme. Il tenta la Quotidienne, feuille exaltée qui nourrissait de préjugés vieillis les agents de l'aristocratie et des évêques, et qui, par son ascendant sur l'esprit du comte d'Artois, pouvait ébranler la confiance de ce prince dans M. de Villèle. La négociation échoua à moitié ; on parvint cependant à l'enlever à M. Michaud, écrivain royaliste dont l'indépendance sarcastique inquiétait le ministre. Le Constitutionnel, journal auquel le patronage de M. Laffitte, Mécène de l'opposition, et le talent naissant d'un jeune écrivain, M. Thiers, donnaient de l'autorité et de l'éclat dans l'opinion, résista aux séductions du comité corrupteur. Ne pouvant corrompre, on sévit. Les procès se multiplièrent contre les journaux : ces procès en doublèrent le bruit ; les peines sévères appelèrent la pitié sur les martyrs. Le jury, intimidé par l'opinion, finit par prodiguer l'impunité à ces délits de parti. Les royalistes sentirent qu'il n'y avait qu'une force contre la presse, le silence. Ils rétablirent, le 15 août, la censure préalable des journaux, et suspendirent les débats de la presse. La santé précaire du roi et le danger de laisser les feuilles publiques semer, chaque jour, la panique dans les esprits au moment d'une transition, toujours critique, de règne, servirent de prétexte, plus que de motif, aux royalistes. Cette dictature, attribuée à la prudence par l'opinion publique, ne fut pas imputée à crime à M. de Villèle. M. de Chateaubriand, à demi désarmé, fut le plus implacable dans ses murmures. Il enseigna à la langue des invectives et des mépris empruntés à Tacite et à Juvénal, et que la polémique moderne n'avait pas encore inventés avant lui. Il créa, au profit de l'opposition aristocratique et religieuse, un trisme et une démagogie de mots qui souillaient à la fois l'opposition et le trône.

 

XI.

M. de Villèle répondit à ce redoublement de haine par des satisfactions redoublées données au parti sacerdotal, dans lequel les invectives de M. de Chateaubriand et la nécessité de se créer un parti personnel le refoulaient chaque jour davantage. Il créa un ministère de la religion sous le nom de ministère des affaires ecclésiastiques ; il en investit M. de Frayssinous, déjà aumônier du roi et grand maître de l'Université. Cette création d'un ministère spécial de la religion, confié non à un laïque impartial, mais à un pontife du culte dominant, contenait en germe toute une contre-révolution dans l'enseignement et dans les cultes. C'étaient la jeunesse et la conscience publique restituées authentiquement au clergé d'une seule communion. L'œuvre de l'Assemblée constituante, l'émancipation de la science et des âmes était virtuellement anéantie. Le pouvoir civil introduisait le pouvoir spirituel dans ses conseils, et lui livrait en gage d'alliance l'administration de l'intelligence et l'administration des croyances du peuple. Un certain nombre d'évêques furent également introduits dans le conseil d'État pour donner la majorité au parti sacerdotal dans toutes les délibérations où il lui plairait d'intervenir. Des affiliés de la congrégation furent imposés comme des garants et des témoins à tous les ministères, et à M. de Villèle lui-même, pour inspirer, épurer, surveiller, et au besoin dénoncer leur administration à ce gouvernement occulte qui gouvernait, sans responsabilité et sans nom, sous le nom de ministres responsables ; c'étaient l'anonyme et le mystère appliqués au gouvernement d'une grande nation par une ligue d'opinion et de conscience qui régnait d'abord souterrainement sous un roi philosophe, mais vieilli, et qui se préparait à régner en plein jour sous son successeur.

 

XII.

Cependant M. de Villèle, en donnant ces gages au parti sacerdotal et en s'assurant ainsi la faveur du comte d'Artois, dominé par ce parti et régnant par anticipation dans le conseil, se flattait de pouvoir le contenir en le servant, comme il contenait en le servant le parti monarchique. Supérieur, par sa haute raison et par son intelligence du siècle et du pays, aux puérilités et aux fanatismes de ce parti, il croyait pouvoir sans danger lui livrer ainsi beaucoup de complaisances, bien certain qu'au moment où ce parti exigerait de lui les dernières conclusions, le pays se soulèverait avec un irrésistible ressort contre cette théocratie posthume, et que le parti sacerdotal, après l'avoir protégé pour prix de quelques déférences sans péril, lui demanderait de le protéger à son tour contre l'insurrection des Chambres et de l'esprit public. Il se croyait donc, au fond, l'arbitre habile et nécessaire entre le parti sacerdotal et le parti politique, comme il était, en effet, l'arbitre entre le parti ultra-royaliste et le parti monarchique constitutionnel. Aussi montra-t-il autant de perspicacité que de mesure dans le choix qu'il fit de M. de Frayssinous pour ministre du parti religieux dans son gouvernement.

 

XIII.

M. de Frayssinous, homme mûr d'années et vénérable de mœurs, s'était élevé lentement par des talents sans éclat et par des vertus sans faste aux dignités ecclésiastiques et au rôle politique de directeur de l'enseignement public. Il avait, pendant le règne de Napoléon, réconcilié autant qu'il convenait à un prêtre la philosophie et la religion, dans des discours aussi littéraires que religieux prononcés dans les chaires des temples de Paris devant la jeunesse du temps. Ces discours, imprimés ensuite et répandus avec profusion dans le sein des familles pieuses, rappelaient la candeur de Rollin et la tolérance de Fénelon. L'orateur, an lieu des foudres et des imprécations de ses confrères contre les doutes et les impiétés du siècle, défendait avec douceur la religion des aïeux, discutait en termes respectueux avec les adversaires de la foi catholique, n'exigeait de ses néophytes que l'impartialité, le raisonnement, l'étude, la bonne foi, et s'efforçait de convaincre l'esprit par les mérules séductions saintes que M. de Chateaubriand avait employées dans la même cause pour toucher le cœur.

Ces conférences de M. de Frayssinous avaient immensément popularisé le sanctuaire. Le retour des Bourbons et la juste estime de M. de Richelieu avaient porté l'orateur sacré à la tête de l'instruction publique. Quoique prêtre, il n'avait point aliéné au clergé l'indépendance de l'Université laïque : aucun excès de zèle ou de prosélytisme n'avait soulevé la science et la tolérance contre son administration. y cherchait, comme dans ses anciennes prédications à la fois religieuses et tolérantes, à laisser au clergé la conscience et la foi, aux laïques la science et les lettres ; persuader, non exiger, lui semblait l'œuvre du corps religieux à une époque où la foi antique avait plutôt à se justifier qu'à s'imposer dans les âmes, et où le souvenir du joug que l'Église exclusive avait fait peser sur les consciences révoltées était trop présent au peuple, pour que ce joug présenté d'autorité ne fût pas repoussé et brisé de nouveau par une seconde révolte de l'esprit humain.

 

XIV.

M. de Frayssinous, quoique un des promoteurs dans l'origine de ces associations pieuses de la jeunesse, qui n'avaient que l'entretien de la foi et l'édification mutuelle pour objet, qui avaient dégénéré ensuite en congrégation à la fois religieuse et politique, et qui enfin avaient donné leur nom et leur mécanisme à cette congrégation exploitée par des ambitieux qui régnaient alors sous le gouvernement ; M. de Frayssinous n'appartenait, disons-nous, ni aux jésuites, ni aux congréganistes politiques. Il redoutait des uns l'empiétement, des autres l'hypocrisie dans le sanctuaire. Il tenait, par ses opinions prudentes et modératrices entre la congrégation souterraine et le clergé, la place que M. de Villèle tenait lui-même entre l'esprit monarchique et la démence de l'ultra-royaliste contre-révolutionnaire. Rôle de modérateur plus difficile encore dans le prêtre que dans le ministre, qui le rendait suspect d'esprit sacerdotal aux uns, de complaisance philosophique aux autres, et qui le faisait accuser de jésuitisme par le siècle et d'impiété par l'Église. Un tel homme était admirablement choisi par le premier ministre pour donner toutes les garanties suffisantes au clergé raisonnable sans livrer néanmoins son gouvernement aux folies, aux fanatismes et aux convoitises du clergé ambitieux. Il convenait au roi, qui ne voulait accorder au sacerdoce que sa place restreinte dans les mœurs depuis la révolution. Il convenait également au comte d'Artois, qui voulait reconquérir la France au catholicisme dominant, mais qui se défiait déjà des jésuites et qui les croyait plus dangereux qu'utiles au rétablissement graduel et pacifique de l'ancienne foi[1].

 

XV.

Le gouvernement du roi et du comte d'Artois se trouvait ainsi complété et réuni dans les mains de M. de Villèle. Il avait donné des gages irréfragables au parti religieux. Il ne-conseillait aucune mesure au roi avant de l'avoir soumise à son frère. Le comte d'Artois lui-même délibérait tout avec son conseil de conscience. Le concert secret qui existait entre M. de Villèle et madame du Cayla, dont la faveur devenait un empire, rendait ce ministre maitre absolu des deux cours, en même temps que ce concert rendait madame du Cayla, organe de la congrégation occulte, la négociatrice obligée de la famille royale avec le roi, et l'arbitre du premier ministre. Tel était le mécanisme caché de ce gouvernement de politique et de piété, de boudoir et d'église, de scrupules et de faiblesses, possédé d'avance par un prince impatient de règne, exploité par des intrigants, inspiré par des sectaires, manié par un ministre habile et reposant tout entier sur la tendresse de cœur d'un roi vieilli pour une femme qui, en lui enlevant les soucis du trône, lui laissait les illusions de l'amour.

 

XVI.

Cependant le bonapartisme, vaincu ou découragé par l'incorruptibilité de l'armée depuis l'expédition d'Espagne, ajournait ses espérances à un autre règne. Le libéralisme, devenu suspect au pays électoral par ses complicités dans les conjurations de l3éfort, de Saumur et de la Bidassoa, et par son alliance contre nature avec les partisans du despotisme, n'était plus minorité, mais un murmure à peine entendu dans la Chambre. La censure étouffait la voix des partis, à l'exception du parti sacerdotal, assouvi de faveurs et de puissance par le ministre. Trois princes échelonnés par l'âge sur les degrés du trône assuraient l'hérédité de la dynastie : c'étaient le comte d'Artois, le duc d'Angoulême, le duc de Bordeaux. Le premier était l'idole de la cour, le second l'ami de l'armée, le dernier l'espoir de la nation. Au-delà de ces héritiers directs de la couronne, un prince habile et populaire, le duc d'Orléans, entouré d'une riche postérité, promettait une seconde dynastie si la première venait à s'épuiser avant le temps. Bien que le prince affectât des liaisons suspectes avec les mécontents, il gardait des dehors de loyauté et même d'attachement à la branche aillée de sa maison. On croyait que ses affinités avec l'opposition n'étaient que des séductions calculées pour rattacher à la couronne les nuances révolutionnaires des partis. Cette popularité prévoyante paraissait une force que ce prince recrutait pour les mauvais jours, s'ils se levaient jamais. Nul ne le croyait ou assez ambitieux, ou assez faible pour prêter son nom à une révolution et pour accepter un trône sur les débris de la monarchie et de sa famille Il ne le croyait peut-être pas lui-même alors. Tout présageait un long avenir à la Restauration.

Un vieillard avait vaincu le temps. Les événements et l'Europe seuls l'avaient replacé sur le trône, mais sa politique l'y avait affermi ; et bien que cette politique, maintenant lassée par le poids et les infirmités de l'âge, laissât avec une certaine insouciance flotter le règne qui allait finir à la merci de son frère, de la cour et du parti dominant, il se sentait sûr de mourir roi, lui qui avait vécu si longtemps exilé. Cette sécurité donnait de l'insouciance et de la sérénité à son âme. Il jouissait de son règne comme de son propre ouvrage. Il aimait à se regarder lui-même régner ; et il s'entourait avec une superbe complaisance dans le palais de ses pères, en face de la place où son frère avait été vaincu, prisonnier et victime de la révolution, de tous les souvenirs, de toutes les pompes et de toutes les étiquettes d'un descendant de Louis XIV.

 

XVII.

La cour rappelait par sa splendeur celle du grand roi. Seulement, derrière cette pompe officielle et extérieure de son palais, Louis XVIII gardait quelques images de sa médiocrité première et quelques habitudes de vie privée, retirée et studieuse, contractées dans les demeures errantes de ses longs exils. Le roi aimait à se rappeler le proscrit.

Toutes les grandes charges de la cour avaient été rétablies et restituées aux grandes familles qui en jouissaient avant la révolution. Les titulaires de ces charges honorifiques les exerçaient ostensiblement avec une solennelle régularité. Mais ces fonctions n'étaient plus auprès du roi que des honneurs. Il exigeait la présence, rarement le service de ces grands officiers de la couronne. Au milieu de ses vastes appartements et à côté de ses lits de parade, Louis XVIII se faisait une solitude. On lui dressait tous les soirs un petit lit à roulettes, entouré d'une tente de rideaux verts, semblable à un lit d'enfant. Il fixait, en se couchant, à son serviteur l'heure à laquelle il voulait être réveillé pour les travaux du lendemain. A cette heure précise l'étiquette reprenait son empire, ses serviteurs entraient dans sa chambre, allumaient son feu, ouvraient ses rideaux, lui présentaient à laver sur un plateau de vermeil, le chaussaient, l'habillaient, lui offraient l'eau bénite et assistaient en silence à la prière mentale, marquée par l'étiquette autant que par la piété pour le premier acte du roi à son réveil.

Après ce signe de croix, le roi ordonnait d'ouvrir la porte aux officiers de sa maison et aux grands dignitaires de la cour, de l'Église et de l'armée qui avaient le droit d'entrer dans sa chambre : princes, ambassadeurs, cardinaux, évêques, ducs, maréchaux de France, lieutenants généraux, premiers présidents des cours de justice, pairs ou députés. Ces courtisans formaient la haie ou passaient en revue devant lui, pendant que ses pages et ses valets de chambre achevaient sa toilette, lui tenaient le miroir, apportaient sur des plateaux d'or l'habit, les décorations, l'épée dont on le vêtait pour le reste du jour. Il s'entretenait ainsi, jusqu'à l'heure du déjeuner, avec les membres de sa famille ou avec les personnages que les droits de leurs charges autorisaient à assister à ce premier cercle. Il pas sait ensuite, précédé et suivi de ce cortége, dans la salle de déjeuner. Toute la famille royale, quelques-uns des grands officiers de sa maison et les chefs de la garde royale de service étaient admis à sa table, somptueusement servie. Louis XVIII, que la rumeur populaire, semée malicieusement par les pamphlétaires, accusait d'intempérance et de raffinements sensuels renouvelés de Suétone, ne voyait dans le luxe de sa table qu'une pompe royale ; il ne mangeait que deux œufs frais et ne buvait qu'un petit verre de vin étranger, versé par son échanson. Après le déjeuner, il traversait à pas lents, précédé et suivi de ses convives et de sa cour, la salle des Maréchaux entre deux haies de gardes du corps. Une foule immense, admise sans ombrage dans le palais, remplissait la salle pour contempler le roi, les princes, les princesses. Le roi, salué par des acclamations de tendresse, saluait à son tour gracieusement cette foule ; il s'arrêtait souvent pour recevoir les pétitions et les suppliques que les assistants lui présentaient.

Après la messe, il rentrait avec le même appareil dans ses appartements intérieurs. Il recevait alors les audiences particulières qu'il avait accordées d'avance, travaillait avec ses ministres ou présidait le conseil. Il laissait aux membres du conseil une entière liberté de discussion, devant lui, sur les affaires. Il y parlait lui-même rarement et sobrement, de peur de trancher, par le respect qu'on aurait pour son opinion, les questions qu'il voulait laisser débattre. Il y montrait de la grâce, de l'enjouement, de l'esprit, rarement de l'autorité, jamais de l'impatience. Il respectait les hommes d'État qui lui étaient le moins agréables, et s'entourait, comme d'un rempart pour lui-même, des égards qu'il témoignait à ses conseillers.

 

XVIII.

Les affaires épuisées, il montait en voiture pour délasser son esprit et pour prendre, dans ces courses longues et rapides autour de Paris, l'exercice violent que l'infirmité de ses jambes lui interdisait de prendre à cheval ou à pied. Les huit chevaux qui l'emportaient de relais en relais et les escortes de cavalerie de sa garde qui entouraient son carrosse ne galopaient jamais assez vite, au gré de son impatience de mouvement et d'aspect, à travers les forêts ou les allées de ses parcs. Il interpellait et pressait sans cesse ses écuyers, ses gardes, ses cochers. C'était la seule colère qu'il laissât éclater sur ses lèvres. Fatigué et humilié de l'immobilité à laquelle la nature le condamnait, il semblait vouloir au moins commander en roi aux routes, aux horizons, à la distance. Il jouissait du vertige de sa course comme un captif de son heure au soleil.

 

XIX.

Il aimait à revoir ainsi, au moins en courant, les maisons royales, les sites, les parcs, les jardins où il avait passé les jours splendides et paisibles de sa jeunesse : Saint-Cloud, Versailles, Trianon, Rambouillet, Compiègne, Fontainebleau, Brunoy, les uns détruits, les autres transformés par les révolutions et l'Empire, qui y avaient laissé leurs empreintes. Il aurait voulu les restaurer tous, et surtout le palais de Versailles, que la monarchie absolue avait pu seule élever, et que la monarchie constitutionnelle se sentait trop petite et trop abaissée pour remeubler et pour remplir. Il s'y faisait quelquefois descendre pour mesurer d'un regard attristé la distance de son berceau à sa vieillesse. Il montait, appuyé sur les bras de ses serviteurs, dans l'appartement qu'il y avait jadis occupé.

Il les congédiait à la porte, et restait seul dans son ancien cabinet ; on l'avait remeublé pour lui des meubles antiques qu'il avait lui-même indiqués de mémoire aux officiers du Garde-Meuble, afin de se donner un moment l'illusion du passé. Il s'asseyait sur les fauteuils de velours rouge à clous d'or, qui lui rappelaient son enfance, ses études, son mariage, ses entretiens littéraires avec ses favoris d'alors. Il évoquait les images de son frère, de sa sœur madame Élisabeth, de la reine, du dauphin, de tous ceux qu'il avait connus et aimés dans ces lieux : mémoires bien peu distantes par les années, mais toutes disparues, comme Œdipe, dans une tempête. Il assistait, par le souvenir et par l'horreur, aux scènes tragiques des 5 et 6 octobre : il y entendait les clameurs du peuple ; .il y voyait la pâleur du roi, les larmes de la reine, le sang des gardes du corps dans la cour de Marbre, les têtes coupées des défenseurs de sa maison portées à la pointe des piques devant l'armée populaire de La Fayette. Il s'étonnait d'être rentré dans ce palais de la fuite, d'être remonté sur le trône par sa constance et de s'y maintenir par sa sagesse.

De là il se faisait conduire au grand Trianon, où il retrouvait, avec douleur, les traces du goût moderne et trivial de l'Empire ; Bonaparte, en décorant ce palais, l'avait désenchanté pour lui de sa grâce : le grand homme ne lui cachait pas le parvenu au trône. Le petit Trianon, caprice de la reine, tout plein encore de ses jeux, de ses idylles, de sa beauté, de sa voix et des plaisirs auxquels Louis XVIII s'associait dans sa jeunesse, lui arrachait des larmes. Il se retraçait les spectacles, les concerts, les illuminations, les amours de ces délicieux jardins, dont les arbres avaient versé leurs premières ombres sur les pas de cette jeune cour. Il retrouvait dans cette chaumière royale toute l'âme d'une princesse qui aspirait à l'obscurité pour cacher le bonheur, jusqu'au lit de simple mousseline de la reine de France, où elle rêvait des félicités romanesques la veille de l'échafaud !

Le roi, rentré à six heures de ses courses quotidiennes, dînait avec la famille royale ; les grands officiers assistaient à ce repas pour s'y asseoir. La conversation, libre, générale, familière, en tempérait la solennité. On y évitait avec soin les sujets politiques sur lesquels la famille royale était divisée. Le roi y interpellait souvent les courtisans, debout autour de la table ; il y parlait à haute voix, avec le désir évident d'être entendu par les assistants, et jouissait de l'impression que ses mots spirituels et son tact exquis faisaient sur les spectateurs. Il rentrait ensuite dans ses appartements, où sa famille le suivait, pour prolonger quelques moments l'entretien. Il se renfermait alors dans l'intimité familière de quelques courtisans, compagnons de ses mauvais jours, et causait jusqu'à l'heure de son sommeil avec la liberté d'un homme soulagé du fardeau du jour. Son esprit naturel, orné, réfléchi, et cependant soudain, plein de souvenirs, riche de récits, mûri de philosophie, débordant de lectures, varié de citations, mais nullement chargé de pédantisme, l'égalait alors aux esprits les plus renommés et les plus littéraires de sou siècle. M. de Chateaubriand n'avait pas plus d'élégance, M. de Talleyrand plus de traits, madame de Staël plus d'éclat. Jamais inférieur, toujours égal très-souvent supérieur à tous ceux avec lesquels il s'entretenait de toutes choses ; plus souple qu'eux peut-être et plus divers, car il changeait de ton et de sujet selon l'homme, et n'était épuisé devant aucun. L'histoire, les événements, les choses, les hommes, les livres, les théâtres, la poésie, les arts, quelquefois les commérages du jour et du temps, étaient le texte de ces entretiens.

Depuis les soupers de Potsdam, jamais le cabinet d'un prince n'avait été le sanctuaire de plus de philosophie, de littérature, d'esprit et de saillies. Louis XVIII eût été un roi d'Athènes comme un roi de Paris, nature grecque plus que française, universelle, souple, artistique, fine, gracieuse, énervée, sceptique, un peu corrompue par son époque, mais, sinon capable de tout faire, capable du moins de tout comprendre et de tout bien dire. Tel était sans aucune adulation l'esprit de Louis XVIII. Nous n'en donnerons qu'une preuve : c'était que les factions diverses et nombreuses, qui épiaient son intérieur et qui s'acharnaient à calomnier sa dynastie dans son chef, ont pu lui prêter ou lui reprocher beaucoup de mauvais actes politiques, mais ils ne lui ont jamais prêté ou reproché un mauvais mot.

 

XX.

Son commerce avec madame du Cayla, de plus en plus nécessaire par son esprit et par son attrait au cœur de ce prince, n'était plus un mystère pour personne. Il s'était complu à illustrer lui-même son attachement par ces dons éclatants et publics qui, en bravant le murmure, l'étouffent souvent dans la cour des rois. Plus les témoignages d'amitié étaient authentiques, plus ils attestaient l'innocence et la pureté de l'affection royale. Ces magnifiques aveux de leur préférence étaient, selon lui, dans le droit des princes de sa race. Louis XIV et les rois ses aïeux avaient illustré assez d'amours, Louis XVIII pouvait bien illustrer une amitié. Voulant donner au monument de son attachement pour madame du Cayla un caractère historique et rattacher le souvenir de sa magnificence au plus grand souvenir politique de son règne, il acheta le château de Saint-Ouen auprès de Paris, où il avait rédigé et promulgué la Charte, son titre à l'immortalité et la base de sa dynastie, et il en fit don à madame du Cayla. « Je veux qu'après moi, » lui dit-il en lui remettant les titres de possession, « vous soyez la gardienne de ma mémoire ; ma mémoire est là pour les Français, Saint-Ouen est le monument de ma sagesse et le palladium de ma race. » Une demeure élégante, un ameublement modeste mais précieux, des jardins ornés des plantes du luxe végétal le plus exquis, un pare enrichi d'eaux et d'ombrages, et la somme annuelle nécessaire à l'entretien de l'édifice, des serres et des eaux complétaient ce présent royal.

Le roi voulut que l'inauguration de ce don à sa favorite fût une fête publique, qui flattât à la fois son cœur et son orgueil. Son portrait, offert à madame du Cayla par lui-même, fut l'objet d'une réunion nombreuse de tous les amis du prince et de sa confidente au château de Saint-Ouen. Cette fête de la tendresse et de la reconnaissance eut par les ordres du roi une publicité et un retentissement dont il sembla jouir avec l'ivresse d'un jeune homme et la prévoyance d'un vieillard, qui songe à perpétuer après lui une faveur bientôt abrégée par le tombeau. Les journaux les plus austères de ton et même les plus hostiles au gouvernement, tels que le Journal des Débats, à l'insinuation du roi lui-même, enregistrèrent ce don du cœur du roi et cette fête de l'amitié dans des récits qui étonnèrent la France et l'Europe. C'était déclarer une amie à sa• cour et au monde, comme autrefois ses aïeux déclaraient une maîtresse.

 

XXI.

Indépendamment de cette munificence publique et monumentale de Saint-Ouen, le roi faisait accepter à madame du Cayla des dons ignorés, qui aidaient cette jeune femme à relever une fortune obérée et à restaurer sa terre de Benon près de la Rochelle. Tous les mercredis, jour consacré chaque semaine aux longues entrevues sans témoin du roi avec son amie, ce prince lui remettait cinquante mille francs en or ou en billets pris sur sa cassette royale pour payer le prix de Saint-Ouen acheté sous son nom. Ce sont ces sommes successivement emportées du cabinet du roi le mercredi soir par madame du Cayla, dans un sachet de velours qu'elle tenait à la main en traversant les salles des gardes attentifs à ces sorties nocturnes, qui répandirent dans la domesticité du palais des bruits injurieux d'avidité et de captation. On s'entretenait avec dérision d'une amitié publiquement désintéressée, mais qui entrant avec un sac vide dans la chambre du roi en ressortait effrontément avec un sac enflé de l'or ou des bijoux de la couronne. Ces rumeurs n'avaient cependant pas d'autre fondement, selon les confidents intimes de ce temps, que ce soin paternel du roi à payer ainsi semaine par semaine, sur sa propre épargne, le don qu'il avait fait à son amie.

Les années ne refroidissaient pas ce sentiment passionné d'un prince qui n'avait jamais eu d'amour et qui avait toujours eu besoin de tendresse. Ces longs entretiens secrets qu'il avait tous les mercredis avec sa confidente, et qu'il éloignait par scrupule pour la malignité de sa cour, n'épuisaient pas les confidences de son esprit et les épanchements de son cœur. Il demandait, pour ainsi dire, à chaque heure son tribut d'idées et de tendresse renouvelé sous sa plume ; il écrivait deux fois par jour, le matin et le soir, une lettre à madame du Cayla, et recevait d'elle autant de réponses. Ces lettres, pleines des confidences du politique, des soucis du chef de famille, des effusions de l'ami, des mélancolies du vieillard dans les billets du roi ; pleines des avis, des consolations, des délicatesses d'esprit de la femme aimée dans les billets de madame du Cayla, s'élevaient au nombre de quinze cents à la fin de cet entretien épistolaire. Elles devaient après la mort du roi être remises au duc de la Châtre, son confident sûr et éprouvé, pour être brûlées par ce dépositaire des secrets de son maitre. Ces lettres d'un roi, qui pensait à la postérité de son esprit autant qu'à l'avenir de sa dynastie, étaient vraisemblablement des pages détachées de son histoire, écrites jour par loir, et destinées par lui autant à éclaircir les mystères de son règne qu'à consoler les tristesses de son cœur. On verra plus loin le sort de ce précieux dépôt.

 

XXII.

Mais madame du Cayla n'était pas seulement la tendresse et le délassement du roi. Elle était, comme nous l'avons dit au commencement de ce récit, le ministre confidentiel et la négociatrice occulte d'une triple ou d'une quadruple intrigue. Émissaire du parti sacerdotal, comme madame de Maintenon dans le cabinet du roi, gage et instrument de faveur pour les maisons de La Rochefoucauld et de Montmorency, lien caché entre la politique du comte d'Artois et le cœur du roi son frère, enfin intermédiaire entre M. de Villèle, le parti sacerdotal, le comte d'Artois et le roi lui-même, elle était le nœud multiple entre ces quatre influences diverses dont le concert formait et maintenait l'harmonie du gouvernement. Jamais femme n'eut des fils plus nombreux et plus délicats à remuer dans une même main. La publicité de sa faveur et l'autorisation avérée du roi à ce quadruple rôle de son amie rendaient facile néanmoins à cette femme consommée d'intelligence et de grâce ce manège dont le roi lui-même l'avait chargée.

Lassé de lutter contre sa famille et contre le parti ambitieux du clergé, il voulait la paix. Madame du Cayla était sa paix avec ces deux partis. Il déplorait les exigences de sa famille, les fanatismes de son frère, les insatiabilités de l'Église, les emportements des royalistes ; mais vaincu par les infirmités et par le temps, il lui suffisait de les contenir dans des mesures qui ne fissent pas trébucher son règne avant sa fin. M. de Villèle, dont il estimait la prudence, était, selon lui, l'homme d'État le plus capable de satisfaire un peu et de contenir beaucoup le double parti qui l'avait élevé au pouvoir. Le roi désirait que son premier ministre et sa favorite s'entendissent préalablement pour lui inspirer à lui-même ensuite ce qui serait agréable à son frère et au parti sacerdotal sans être ruineux pour sa monarchie. Ces deux partis avaient besoin de leur côté que leurs exigences fussent préalablement discutées entre madame du Cayla et le premier ministre pour être acceptées ensuite par le roi. De là un triple gouvernement pour M. de Villèle, gouvernement préparatoire hors du palais, gouvernement officiel dans le palais, enfin gouvernement parlementaire avec les chefs influents des chambres, que son adresse et sa parole s'entendaient merveilleusement à séduire ou à convaincre selon les caractères et les situations. Un ministre diplomate peut seul gouverner une majorité. M. de Villèle avait la diplomatie de la nature et du Midi, véritable Talleyrand des assemblées.

 

XXIII.

Ce quadruple gouvernement était ainsi constitué par l'habitude et le consentement tacite des quatre factions de cour qui le formaient. Le comte d'Artois, organe et centre des pensées de la famille royale, recevait les inspirations du parti sacerdotal. Il les discutait et les contrôlait devant les cardinaux et les évêques qui dirigeaient sa conscience non avec la servilité d'un néophyte, mais avec l'indépendance et la résistance d'un prince qui revendiquait sa politique tout en soumettant sa foi. Le duc de Doudeauville ou le vicomte de La Rochefoucauld, instruits par le prince des désirs de la famille royale et du haut clergé, allaient en entretenir madame du Cayla pour qu'elle y préparât M. de Villèle et qu'elle y inclinât l'esprit du roi dans ses lettres et dans ses conversations. M. de Villèle, à son tour, se rendait assidûment chez madame du Cayla pour connaître par elle les opinions, les tendances, les volontés de la cour et de l'Église, pour admettre ce qui était admissible, contester ce qui était excessif, rejeter ce qui était exorbitant. Enfin, madame du Cayla communiquait au roi par sa correspondance ou lui insinuait dans ses entretiens des mesures concertées entre le comte d'Artois, le parti sacerdotal et M. de Villèle, et faisait régner ainsi par la main d'une femme, sur la lassitude et la complaisance d'un monarque, la volonté consentie de trois factions.

Ainsi se perpétuaient sans choc dans le palais, dans le ministère et dans le cabinet du roi, la con corde de la famille royale, l'ascendant du parti pieux, la prépondérance du premier ministre, l'empire de madame du Cayla. Louis XVIII ne régnait plus, mais il durait. Trop spirituel pour se :déguiser à lui-même ce demi-détrônement, il y consentait par faiblesse, et il s'en vengeait par des sarcasmes et par des prophéties sur les catastrophes qui puniraient l'ambition de son frère.

La faveur de madame du Cayla était l'objet des conversations et des animadversions publiques. On élevait à des sommes énormes les dons du roi. On accusait madame du Cayla de spéculations aléatoires sur le prix des rentes et de perte de plus d'un million et demi de francs dans une de ces spéculations trompées. On citait à la cour des anecdotes et des mots de nature à déverser l'odieux et le ridicule sur cette liaison. Ce qu'on tolère le moins dans les rois ce sont les préférences. On permet aux jeunes princes les passions, on flétrit jusqu'aux sentiments dans les princes âgés. On recueillait ou on inventait des scandales.

Le roi, racontait-on, ayant conduit madame du Cayla dans les salons du Louvre, où les peintres et les statuaires exposent leurs chefs-d'œuvre de l'année à l'admiration et à la concurrence des acheteurs, la pria de désigner celui de ces ouvrages auquel elle donnait la préférence afin de l'acquérir pour elle et de le faire porter dans sa galerie. Elle désigna, disait-on, un tableau retraçant une scène de la Bible, tableau où la belle Ruth, tombant aux pieds du vieux Booz et sollicitant l'abri de sa tente, dit au patriarche charmé de sa beauté : « Seigneur, étendez sur moi votre manteau. » Allusion hardie et presque indécente à la situation de madame du Cayla et du roi.

On affirmait aussi que le roi, aigri contre sa famille et prévoyant de loin les catastrophes qui suivraient sa fin, avait remis à madame du Cayla une lettre close qui ne devait être ouverte que dix ans après sa mort ; lettre dans laquelle, pour attester à la postérité sa prévision politique, il racontait d'avance les entraînements, les concessions et les fautes du gouvernement de son frère.

Toutes ces anecdotes, tous ces mots, tous ces mystères recueillis cependant de la bouche des courtisans les plus intimes et les mieux informés du palais, n'avaient d'autre certitude et d'autre valeur que le chuchotement des cours et ne prouvaient que la haute faveur d'une femme et les malices des rivalités. L'histoire doit les redire sans oser les certifier.

 

XXIV.

Le calme de l'intérieur .et l'immobilité de l'Europe qui avaient succédé aux conspirations de l'armée et aux révolutions comprimées de Naples, de Turin, de Lisbonne et de Madrid, laissaient respirer en paix la vieillesse du roi et se détendre les ressorts de son esprit. Une seule partie de l'Europe s'agitait encore sous le poids de la servitude qu'elle soulevait avec une héroïque obstination : c'était la Grèce. Mais la France en était séparée par la largeur du continent tout entier et par les mers ses palpitations ne remuaient que les âmes et ne faisaient pas encore trembler le sol. Le moment n'était pas éloigné cependant où la pitié et l'admiration pour une race déshéritée de son antique grandeur et de son indépendance deviendraient de la politique, et où les rois eux-mêmes, infidèles à leur propre dogme et contraints par l'enthousiasme de leurs peuples, tendraient la main à l'insurrection contre le droit de possession des sujets par les souverains, au nom de la croix et des droits de l'humanité.

L'insurrection de la Grèce tient trop de place dans le siècle, dans les actes de la France et dans les destinées futures de l'Orient, pour ne pas en tenir une dans l'histoire de la restauration des Bourbons. C'est par là qu'ils cédèrent à leur siècle et qu'ils firent en Orient ce qu'ils avaient fait en Amérique : une brèche à leur dogme, un contre-sens à leur nature, un sacrifice aux révolutions et à la popularité.

 

 

 



[1] L'auteur de ce récit a entendu de la bouche de Charles X lui-même en 1829, dans un épanchement confidentiel, ces paroles textuelles : « On croit que je suis asservi aux jésuites ; rien n'est plus faux. Je vous affirme que personne ne leur est moins livré que moi, et que je saurai au besoin les réprimer énergiquement, et les remettre à leur place. » Il a entendu dans l'intimité les mêmes paroles à peu près de la bouche de M. de Damas, ministre des affaires étrangères, et très-avant dans les confidences de Charles X.