Ouverture des débats
sur la loi d'élection. — M. Royer-Collard, son passé, son caractère. —
Discours de MM. Lainé, Camille Jordan, Foy. — Vote du projet de loi. —
Jugement et exécution de Louvel. — Animosité croissante contre les Bourbons ;
sociétés secrètes, bonapartistes, contrerévolutionnaires. — M. Madier-Montjau
dénonce aux chambres les conspirations royalistes du Midi. — Naissance du duc
de Bordeaux. — Réveil de l'esprit d'indépendance en Europe erreur de ceux qui
en ont fait honneur à Napoléon. — Ses véritables causes ; idées de
nationalité semées par les rois européens pour résister à l'absorption
napoléonienne. — Révolution d'Espagne. — Coup d'œil rétrospectif ; décadence
de cette monarchie ; intrigues de palais, terrorisme théocratique. — Le prince
de la Paix. — Charles IV, son abdication, sa captivité. — Héroïsme de
l'Espagne les cortès, la constitution de 1812. — Retour de Ferdinand VII ;
réaction ; O'Donnell. — Explosion révolutionnaire ; Riégo, Mina. Italie ;
état de ce pays en 1820 ; opinions erronées sur son compte. — Carbonarisme. —
Mouvement de Naples ; Guglielmo Pepe. — Rôle équivoque de la cour. —
Intervention des cours du Nord ; congrès de Troppau, de Laybach ; fin de la
révolution de Naples. — Mouvement du Piémont. — Carbonarisme en France. —
Napoléon à Sainte-Hélène ; sa captivité. Le Mémorial ; justification
malhabile de sa mémoire. — Hudson-Lowe. — Maladie de Napoléon ; sa mort ;
conclusion sur son règne.
I L'émotion
grave et prolongée de la mort du duc de Berri, l'attente du fruit posthume
que la duchesse portait dans son 'sein, la chute du favori, la satisfaction
donnée a la famille royale, le caractère à la fois monarchique et modéré du
ministère parurent assoupir un moment l'irritation du parti royaliste et les
alarmes des libéraux. Mais cet apaisement n'était que la trêve des
funérailles. Les lois de censure des journaux, de suppression de la liberté
individuelle et d'élection, préparées par M. Decazes et apportées avec
quelques modifications aux chambres par le ministère nouveau, firent éclater
des fureurs que le sang du prince avait envenimées et que les cœurs ne
pouvaient contenir. M. Pasquier avoua franchement à la chambre que le
gouvernement demandait une véritable dictature dans ces lois. « C'est la
dictature donnée à un parti avide de vengeance, » répondit Manuel. Benjamin
Constant, enhardi par l'élection qui avait glorifié sa double défection de
1814 et de 1815, attaqua les caractères des ministres avec l'âpreté d'une
invective qui n'aurait eu aucune représaille à redouter. M. de La Fayette
parla en maître expérimenté des révolutions, qui prédit dans leur sommeil
apparent leur prochain triomphe ; le général Foy en citoyen loyal qui
s'associe à la douleur des rois, mais qui se refuse à accorder des hécatombes
de liberté à leur deuil. Irrité cependant par les apostrophes insultantes des
députés de la droite, il appela une poignée de misérables les hommes qui
avaient salué le triomphe, des étrangers dans leur patrie. A ces mots un
parent émigré de Charlotte Corday, cette libératrice de 'son pays par un
crime semblable à celui de Judith, se lève et lance au général une de ces
représailles outrageantes que les Romains méprisaient et que les Français
lavent dans le sang. Les deux adversaires font feu le lendemain l'un sur
l'autre en évitant de se frapper. Le général monte à la tribune et répare
l'honneur de l'émigré. L'émigré honore le courage des patriotes. La droite
applaudit à cette réparation mutuelle la gauche s'étonne de la condescendance
du général, murmure, et semble rejeter toute justice et toute paix.
L'implacable animosité des uns suscite les excès de parti dans les autres. La
révolution et la contre-révolution se re gardent et se personnifient face à
face pendant ces longs débats sur toutes les questions soulevées par les lois
proposées. M. Benoist s'écrie que la contre-révolution est faite et que la
charte n'en est que le règne. Un député du Midi, écho consciencieux du
clergé, pour qui toute controverse tolérée en matière de foi est une impiété
de la pensée, déclare que la liberté est le plus grand fléau des peuples.
Manuel dénonce au pays la nouvelle alliance entre le gouvernement et les
hommes de 1815 détrônés par le 5 septembre, il appelle ces hommes des
factieux. La capitale, tous les soirs émue du retentissement de ces combats
du jour dans les chambres, prend feu aux éclairs des orateurs. Les
attroupements se forment sur les places publiques, la jeunesse des écoles,
les officiers licenciés, les conspirateurs des sociétés secrètes encore
masqués sous le respect de la charte, les mécontents sans cause, les
séditieux sans parti, les hommes qui flottent à tous les vents à la surface
des grandes populations, commencent à bouillonner à des heures fixes, au
signal muet des rassemblements. La police les surveille, les harcèle et les
redouble en les refoulant. Paris présente toutes les nuits la physionomie
présage des révolutions. Le ministère apporte, au milieu de cette
fermentation, la loi électorale qui désarme la nation et qui décerne avec le
double vote un privilége politique aux classes aristocratiques dans les
départements. II Le 6
mai, la discussion, à laquelle préludaient tant d'orages, s'ouvre entre cent
vingt orateurs inscrits des deux côtés de l'opinion pour attaquer ou pour
défendre la cause que le gouvernement a jetée comme un brandon de lutte
désespérée entre la révolution et la couronne. Le général Foy montre à toutes
les pages de nos annales depuis plusieurs siècles l'égalité des droits
croissant entre les classes nationales, et l'ordre nouveau assis et
inébranlable seulement sur les bases de cette égalité civique. C'est la
doctrine des droits de l'homme, code théorique de la révolution, mais
commenté par une raison ferme et par une conscience modérée. « Adosser le
trône à une aristocratie dans un tel pays, conclut l'orateur, c'est l'adosser
à un abîme ! » M. de La Bourdonnaie, le plus audacieux, le plus éloquent des
chefs de la droite et le plus populaire dans les salons de l'aristocratie,
affiche hautement le privilége comme une nécessité de la monarchie. « Elle ne
peut plus être sauvée que par les plus intéressés, les plus intéressés sont
les plus riches. Que la royauté choisisse, c'est pour elle une question de
vie ou de mort ! La révolution s'avance et l'oriflamme va disparaître devant
le drapeau tricolore ! » L'Assemblée,
coupée en deux partis sans intermédiaires, se livrait à des oscillations sans
contre-poids. Deux hommes essayèrent d'en former un : c'étaient les
chefs de ce parti doctrinaire tombé du pouvoir avec M. Decazes, imperceptible
par le nombre, puissant par le talent, incapable de supporter longtemps la
retraite ou l'inaction, bonapartiste avant 1814, royaliste en 1815, libéral
sous M. Decazes, mécontent de sa chute, se prêtant à tout sans se livrer à
rien, et s'offrant aux deux partis avec une réserve habile pour les dominer
l'un par l'autre et pour grandir de leurs divisions. MM. Guizot, de Staël, de
Broglie, de Barante, de Saint-Aulaire, et beaucoup de jeunes hommes qui
sentaient en eux l'aiguillon de leur capacité et de leur ambition future, étaient
le noyau de ce tiers-parti. M. Lainé et M. de Serre, les deux plus grands
caractères et les deux orateurs les plus pathétiques de la Restauration,
avaient été un moment caressés par eux et séduits par cette haute neutralité
entre les factions qui est la tendance des âmes élevées. Mais leur ambition
tout impersonnelle, qui n'aspirait qu'à la vertu et qui s'oubliait
entièrement elle-même devant les intérêts de leur patrie, les avait déjà
détachés de ce petit groupe trop semblable à une secte et trop étroit pour
contenir ces grandes âmes. Deux autres orateurs illustrés par les services
rendus à la royauté, consacrés par les proscriptions, revêtus de l'autorité
de l'âge et de l'honnêteté de leur vie, groupaient alors autour d'eux ces
jeunes néophytes sans maître. C'étaient M. Royer-Collard et M. Camille
Jordan. III M.
Royer-Collard touchait déjà à la vieillesse, mais à cette verte vieillesse
qui n'est que la maturité de la pensée. M. Royer-Collard était de corps et
d'âme une figure an tique et comme immuable dans ce monde moderne et
passionné. Sa taille était haute et forte, son visage austère, son regard
venant de loin et tombant de haut, sa démarche majestueuse ; son attitude
posée, sa bouche ordinairement fermée et ne se déridant qu'à demi par un
sourire plein de réticence et quelquefois de dédain. Il paraissait au milieu.
de ces assemblées, au sommet desquelles il s'asseyait à l'écart, pétri d'une
argile plus froide et plus immatérielle que les hommes dont il était entouré.
Il n'éclatait pas d'une grande gloire, car aucune grande œuvre de l'action,
de la plume ou de la parole n'avait illustré son nom, mais il éclatait pour
ainsi dire de mystère. On sentait que son ombre cachait de grandes clartés,
on croyait en lui, on attendait, on espérait, on craignait beaucoup de cet
homme. C'était l'oracle à qui on ne demande pas de longs discours, mais dont
un mot fait taire et fait penser longtemps les fidèles superstitieux. Tout
était demi-jour dans la vie comme dans la physionomie de ce vieillard. Né
d'une famille rurale très-considérée dans la Champagne, province la moins
passionnée de la France, bien qu'elle ait enfanté Danton, il avait été,
disait-on, secrétaire de la commune révolutionnaire de Paris sous Pétion ;
antipathique par nature aux crimes et aux excès de la foule, il avait
traversé la révolution dans l'isolement et dans le deuil d'un homme qui
échappe au peuple par l'obscurité. Il s'était réfugié ensuite dans la
philosophie spéculative, pour laquelle son esprit rhéteur et controversiste avait
plus d'aptitude que pour la politique, science d'instinct et de premier
mouvement. Il avait tenu école et fait secte dans cet enseignement vague et
systématique de la philosophie. Ses leçons et ses livres avaient révélé son
nom a un petit nombre qui se passionne d'esprit pour ou contre les systèmes
dans un siècle d'action. Mais cette célébrité qui n'a pas de juges est la
plus prestigieuse et la moins contestée de toutes, parce que la paresse de
l'opinion publique aime mieux juger sur parole que sur œuvres. Quoique
noyé en apparence dans ces spéculations de la philosophie, M. Royer-Collard,
lié avec M. Becquet, homme de même vertu, mais de plus d'activité, avait été
désigné au roi Louis XVIII, à Hartwell, comme un des -chefs d'opinion, à
Paris, les plus hostiles au despotisme de Napoléon et à ses ravages de
nationalités et de libertés sous le nom de conquêtes. M. Royer-Collard
aspirait dès lors à un gouvernement où le droit monarchique, modéré parce
qu'il est inviolable, se concilierait avec la liberté de penser et de voter
dans une constitution libérale. Il avait accepté le titre périlleux de
correspondant de Louis XVIII à Paris ; il avait fait partie de ce conseil
secret dont M. Becquet et l'abbé de Montesquiou étaient membres, non pour
conspirer contre Napoléon, mais pour diriger de loin l'esprit du roi exilé à
travers les obscurités de l'opinion en France. Napoléon connaissait
l'existence de ce conseil secret. Il ne le poursuivait pas même de sa
disgrâce. Il aimait mieux, dans son intérêt bien compris, que le prétendant
reçût les avis d'hommes sages et temporisateurs, que les excitations
turbulentes de dangereux conspirateurs contre son gouvernement et contre sa
vie. IV Au
retour des Bourbons, M. Royer-Collard, accrédité d'avance ainsi auprès du roi
par ses services et par les témoignages de M. de Montesquiou et de M.
Becquet, avait eu dès le premier jour l'oreille du roi, la faveur des
princes, l'autorité dans les conseils, la popularité parmi les électeurs. Il
n'en avait point abusé pour son ambition. Cette ambition, haute comme ses
pensées, froide comme son caractère, était désintéressée de fortune et
d'honneurs. Il aimait à conseiller plus qu'a dominer. Le rôle irresponsable
d'oracle lui convenait et lui plaisait. Être écouté, pour lui, était régner.
JI avait accepté, et encore avec peine, la direction modeste de l'instruction
publique pendant ces cinq années. Religieux, mais imbu des traditions
austères du jansénisme, ce stoïcisme chrétien, il avait veillé avec sévérité
à ce que l'enseignement public confié à l'université ne glissât pas comme un
instrument de règne dans les mains d'un clergé hostile à la fois a la
philosophie et au jansénisme. Au moment où M. Decazes, près de tomber,
s'était retourné vers les royalistes, et avait fait alliance avec eux au lieu
de maintenir son pacte avec les doctrinaires, M. Royer-Collard, irrité de
cette défection, s'était retiré des fonctions publiques. Il allait pour la
première fois prendre un grand rôle dans la délibération de tribune. Sa
parole était un phénomène dans une assemblée. Elle était non-seulement
écrite, mais raturée et limée pendant des veilles incessantes pour arriver,
par la puissance de la méditation et du travail, à cet enchaînement de
logique où aucun anneau ne manque à la chaîne continue des pensées elle
tendait de plus à cette force et à cette perfection du discours et de la
phrase qui concentre, qui abrège, qui illumine chaque mot par le reflet ou
par le contraste du mot qui le précède ou qui le suit, et qui fait de
l'éloquence non plus l'expression, mais l'algèbre même de la politique.
C'était une parole plus propre à la chaire des temples ou des écoles qu'à la
tribune des assemblées. Pour avoir sa valeur, il fallait qu'elle tombât dans
le silence, et qu'elle fut méditée dans l'auditoire comme elle l'avait été
dans l'orateur. M.
Royer-Collard avait conquis d'avance cet auditoire, par la majesté de son
esprit et par cette popularité dédaigneuse en apparence, très-soigneuse au
fond du succès qui provoque habilement la faveur des masses par
l'indifférence même qu'on témoigne à leur applaudissement. Il y avait
beaucoup d'orgueil dans le dédain de M. Royer-Collard, mais il y avait aussi
beaucoup de secrètes complaisances pour la popularité dans cet orgueil il
blessait souvent, mais il ne blessait jamais tout le monde à la fois. Quand
il offensait son parti naturel, il caressait l'autre. Son caractère était
éminemment propre à faire de lui un orateur de toutes les oppositions, parce
qu'il était essentiellement critique, qu'il trouvait des inconvénients à
tout, qu'il ne prenait l'initiative ni la responsabilité en rien, et que,
servant ainsi tous les mécontentements et toutes les négations, il échappait
lui-même à la critique par l'indécision souveraine de son esprit. Sophiste
honnête, mais grand sophiste, il portait tour à tour le poids de ses doutes
dans toutes les balances, incapable de conclure, si ce n'est par un blâme,
plus incapable encore d'agir, car l'action est la conclusion d'une volonté.
Il lisait à demi ses discours, ouverts devant lui sur le marbre de la
tribune, mais incrustés d'avance dans sa mémoire. Sa voix avait la gravité et
le poids de sa pensée ; elle tombait avec l'autorité de sa vie, vie pure et
retirée en elle-même, qui ne prêtait rien à la calomnie, peu à l'envie, et
qui ne semblait animée que de trois passions supérieures aux passions de la
foule, la logique, la morale et la vertu. Camille
Jordan, dont nous avons déjà dit le passé, rentrait, derrière M.
Royer-Collard, dans la vie publique avec une renommée mûrie dans une longue
obscurité et consacrée par la proscription. L'honnêteté était le principal
caractère de son talent. Ayant beaucoup combattu et beaucoup souffert pour la
royauté dans le temps de ses adversités, il avait le droit de la conseiller
dans sa puissance. Les royalistes ne pouvaient le désavouer sans ingratitude,
et les modérés étaient fiers d'attirer à eux un orateur qu'on ne pouvait
accuser de faction. V Ces
deux voix prêtèrent une grande force à l'opposition dans les débats sur les
lois dictatoriales et surtout sur la loi d'élection. Royer-Collard, dans un
discours mémorable, établit que le sol français avait pour jamais dévoré le
privilége et conquis l'égalité. « Une loi qui les rétablit, s'écriait-il
en finissant, ne régnera pas ! On gouvernera par la force ! » M. de Villèle,
organe de plus en plus écouté de la majorité royaliste, défendit les mesures
du ministre, déjà secrètement convenues avec lui et avec ses amis par
l'intermédiaire du comte d'Artois et de la nouvelle favorite, madame du
Cayla. M. Lainé, homme d'impressions héroïques et soudaines, convaincu par sa
sensibilité, par t'attentât de Louvel et par les complots des bonapartistes,
se retourna, avec une sincère abnégation d'amour-propre, contre la loi qu'il
avait promulguée lui-même deux années auparavant, et reconnut l'urgence d'une
loi préservatrice de la monarchie, faute de sa constance, mais faute
excusable par la passion du bien public qui dévorait son âme et qui lui
faisait sciemment sacrifier sa popularité à ce qu'il croyait l'honnêteté d'un
repentir. Camille Jordan, déjà mourant, se fit porter à la tribune pour
réfuter M. Lainé, son ami, et pour prédire aux royalistes, dans des paroles suprêmes,
le sort qui les attendait. « Je me sépare avec douleur, dit-il, des ministres
qui furent mes amis, et je n'hésite pas à déclarer ce projet de loi le plus
funeste qui soit jamais sorti du conseil des rois depuis ces conseils de
fatale mémoire qui assiégèrent et perdirent la race infortunée des Stuarts !
C'est le divorce entre la nation et la famille qui nous gouverne. » De tels
augures dans une telle bouche ébranlaient fortement les convictions et
tenaient en suspens les votes. M. Pasquier, seul et infatigable organe du
ministère, s'éleva à une hauteur de paroles et de courage qu'il n'avait pas
atteinte jusqu'à ce jour. Il réfuta, avec les sophismes de circonstance les
plus habiles et les plus habituels des deux oppositions, celle des
doctrinaires par des arguments, celle des libéraux par des défis. Il soutint
témérairement la cause d'une aristocratie propriétaire, base du pouvoir
politique et contre-poids nécessaire contre les instabilités des multitudes.
« L'aristocratie, répond le général Foy, elle n'a rien perdu pendant les
dernières luttes de la patrie contre la coalition en 1815, on n'a pas touché
à un cheveu de sa tête, et pourtant elle est venue ensuite étendre, entre le
trône et le peuple, son bras armé du fer de l'étranger ! elle a ensanglanté
le sceptre de nos rois ! Malheur à ceux qui se reconnaissent à mes paroles
Elle a bouleversé la France et semé le deuil dans les familles. Elle ne
s'arrête jamais, elle conspire toujours. En voulez-vous la preuve ? » Il
déployait à la tribune une feuille d'alors où M. de Chateaubriand, flattant
l'impatience des royalistes, faisait le programme d'un gouvernement selon
leur cœur. « Écoutez, dit-il, et jugez. » Le général lit, au milieu d'un
silence interrompu par des soulèvements de la gauche et par des applaudissements
ironiques de la droite, le programme de gouvernement de l'illustre écrivain,
organe alors de l'aristocratie mécontente. Ce programme, calqué sur les
paradoxes antipopulaires du comte de Maistre, de M. de Bonald et de quelques
évêques de l'Église restaurée, invoquait une monarchie de la noblesse, la
suppression de la loi de recrutement et d'avancement qui donnait les grades
de l'armée au sang répandu pour la patrie, et non aux. droits héréditaires,
le rétablissement de l'intolérance religieuse rangée comme loi de l'État dans
les pénalités de la presse, la reconstitution monarchique des provinces et
des corporations, la résurrection d'une aristocratie, les substitutions
féodales de domaines inaliénables en faveur de la pairie, des mesures innomées
contre la division des propriétés, qui allait, disait M. de Chateaubriand,
faire tomber la France en loi agraire et en faire fatalement une démocratie,
par la suppression du droit privilégié des premiers-nés dans les héritages
sous-entendu dans ces mesures, enfin une réparation pécuniaire aux familles
qui avaient perdu leurs biens dans la révolution La
lecture de ce manifeste contre-révolutionnaire dessille les yeux de quelques
hommes flottants et réjouit l'âme des royalistes. Le tumulte d'opinion
grondant dans la chambre se répercute au dehors. La jeunesse et le peuple
attendent les orateurs libéraux sur les ponts pour leur faire un triomphe et
pour les couvrir d'encouragements et d'acclamations. Les troupes, en
réprimant ces triomphes, animent davantage ces séditions de popularité ; le
peuple grossit, la troupe charge, un étudiant est frappé à mort par un
soldat, son sang crie vengeance ; Camille Jordan, Laffitte, Benjamin
Constant, Manuel, Girardin dénoncent ces meurtres à l'Assemblée et racontent
les périls et les outrages qu'ils ont subis eux-mêmes en traversant les rangs
des sicaires de la police. A la sortie des députés, les rassemblements se
massent aux cris de « Vive la charte » forment une colonne de cinq à six
mille hommes, dirigée par des officiers licenciés et par des journalistes
libéraux ; ils s'avancent par les boulevards en recrutant sur leur route tout
ce qui est entraînable par les courants de séditions dans les cafés et dans
les places publiques d'une capitale en ébullition ils marchent aux faubourgs
pour y'faire appel aux prolétaires, armée permanente des révolutions ; trente
ou quarante mille ouvriers répondent à leur invocation et marchent sur
l'hôtel de ville pour s'y compter comme en 1792 et pour assaillir les
Tuileries. La cavalerie et la garde royale les chargent et les dispersent
jusque sous les portiques des églises. La nuit couve de nouveaux excès pour
le jour suivant. Attaqué à la séance du lendemain pour les forces défensives
qu'il a déployées, le ministre est couvert par M. de Serre, qui est venu
reprendre sa place à la tribune et dans le conseil. M. de Serre, au lieu de se
défendre, attaque les factions jusque dans l'Assemblée avec une audace
désespérée qui rappelle l'orateur romain contre Catilina. Casimir Périer
déclare que « les députés ne peuvent délibérer sous l'oppression. » De tels
mots circulant quelques moments après dans les groupes extérieurs les
enflamment d'une nouvelle animosité. Chaque soir, les troupes et les
rassemblements bivouaquaient sur les places publiques, s'injuriant et se
chargeant tour à tour sur les quais et à la porte Saint-Denis ; le sang
coulait tous les jours. Paris ressemblait à un camp où deux nations se
regardaient, l'une pour imposer, l'autre pour ne pas subir la loi des
ministres. Le roi, entouré de forces militaires nombreuses, ne craignait rien
pour lui-même, mais il gémissait en secret du sacrifice qu'on lui avait
imposé de son ministre, et il s'alarmait pour sa famille des conséquences de
cette guerre déclarée entre le peuple et l'aristocratie. M. Decazes manquait
à. son attachement comme à sa politique. Ces agitations étaient un reproche
muet qu'il adressait de l'œil et du cœur à son frère contre les exigences qui
lui avaient arraché son ami. VI Les
mots d'ordre de cette agitation se renouvelaient à toutes les séances par les
voix des députés de l'opposition. « Le sang ne cesse pas de couler depuis
huit jours dans Paris, s'écriait Laffitte, cent mille habitants paisibles de
Paris ont été chargés, sabrés, foulés aux pieds des chevaux hier par les
cuirassiers !... — Voilà une lame de sabre brisée par le coup ! disait
M. de Corcelles en montrant le tronçon de fer d'un geste d'indignation
théâtral. — L'indignation de la capitale est au comble, reprenait Laffitte,
l'agitation gagne le peuple. Tremblez pour demain !... — Le sang coule
et vous refusez de nous entendre, crie de nouveau M. de Corcelles. C'est
infâme ! » A ces apostrophes, la chambre, soulevée en deux vagues
contraires menaçant de fondre l'une sur l'autre, forçait le président à
séparer les partis en se couvrant. Benjamin Constant rallumait le feu, quand
il s'éteignait, du souffle de sa parole amère et provocatrice. Les hommes
sages, épouvantés de ce bouillonnement continu d'un peuple soulevé vingt-cinq
jours de suite, tantôt par le sang du duc de Berri, tantôt par le sang du
peuple et des soldats, cherchaient à étouffer ces germes de révolution par
une de ces transactions qui donnent prétexte aux apaisements des assemblées.
Courvoisier, émigré libéral en avait offert une ; M. de Serre l'avait
refusée au nom du gouvernement comme une faiblesse qui paraîtrait donner
raison aux factieux. Courvoisier l'avait retirée ; un autre membre du centre,
M. Bouin, l'avait reproduite en son nom ; elle atténuait en apparence le
scandale du double vote attribué aux riches, elle fut votée. La loi entière
triompha, pour le malheur de la royauté, après des orages qui' rappelaient
les scènes de la Convention. Le peuple, contenu sur la place publique, se
retira dans sa colère, et les conspirations sourdes commencèrent a s'ourdir à
défaut des tumultes publics. Pendant
ces agitations, la chambre des pairs jugeait l'assassin du duc de Berri,
Louvel. Il ne nia rien, il reconnut le poignard, il appela lui-même son acte
un crime horrible, il fut touché de la magnanimité de sa victime qui avait
imploré sa grâce en mourant de sa main. Il manifesta pour unique sentiment
une haine brutale et plus forte que sa raison contre une famille à laquelle,
dans son ignorance, il attribuait l'invasion et les malheurs de la patrie. Il
marcha à l'échafaud avec l'indifférence insensée d'un homme qui ne regrette
rien d'ici-bas, et qui n'espère rien là-haut, image brutale d'une' fatalité
qui frappe pour frapper, sans avoir ni conscience, ni gloire, ni repentir du
coup qu'elle a frappé. VII Son
sang, bien loin d'éteindre les haines qui renaissaient contre les Bourbons,
parut les ranimer et les envenimer davantage. M. de La Fayette déclarait a
ses amis que la force ouverte était désormais la seule arme efficace pour
renverser un gouvernement qui déclarait la guerre à l'égalité des classes.
Des émissaires partis de ce centre allaient sonder les départements et les
troupes. L'opposition parlementaire de MM. Laffitte et Casimir Périer
s'associait, sans le savoir,-dans des tendances et dans des manifestations
communes, avec les conspirateurs irréconciliables groupés autour de La
Fayette, d'Argenson, Manuel, Corcelles, Rey, Tarrayre et Mérilhou. Cette
conspiration trouvait d'innombrables complices, sans avoir besoin de les
affilier, dans les écoles, dans les militaires congédiés, restes des armées
de Napoléon, dans les sous-officiers de l'armée nouvelle, dans les
républicains en petit nombre, dans les bonapartistes aussi nombreux que les
mécontents, dans les acquéreurs de biens d'émigrés enfin, tremblant de plus
en plus de la présence et des menaces des anciens possesseurs dépouillés de
leurs héritages, mais protégés aujourd'hui par la puissance du gouvernement
qu'ils voulaient saper. Un capitaine de la légion de la Meurthe, en garnison
à Paris, nommé Nantil, un colonel à demi-solde, nommé Sauzet, un colonel de
la garde impériale licencié, Maziau, Dumoulin, ancien officier d'ordonnance
de Napoléon, Rey, membre du comité directeur de toutes ces trames, Bérard,
chef de bataillon de la légion des Côtes-du-Nord, groupés par Nantil,
résolurent de donner le signal et le centre de ralliement à toutes ces forces
conjuratrices éparses, en surprenant la forteresse de Vincennes, en
corrompant les régiments de Paris, en soulevant les faubourgs et en donnant
l'assaut aux Tuileries. Un grand nombre des généraux de l'empire oisifs ou
disgraciés à Paris, tels que les généraux Pajol, Bachelu, Merlin, Maransin,
Laffitte, et des officiers supérieurs, tels que Ordener, Fabvier, Caron,
Deutzel, Brice, adhérèrent aux plans des conjurés. Le renversement du
gouvernement était le but connu et avoué des conspirateurs. La Fayette
voulait lui substituer ou la république, ou un prince constitutionnel,
solidaire de la révolution et garrotté dans les liens d'une démocratie
représentative. La masse se proposait de proclamer la déchéance des Bourbons
et le règne de Napoléon II, fascination des soldats et du peuple.
L'impatience de renverser à tout prix précipita, comme toujours, La Fayette
dans une complicité dont il ne recueillerait pas le fruit pour ses idées Mais
ses passions contre une restauration qu'il avait saluée cinq ans auparavant
de ses vœux, mais qui n'avait pas réalisé ses espérances, offusquaient en lui
toute prévoyance. On s'entendit pour détruire, sans s'expliquer sur ce qu'on
reconstruirait après l'écroulement ; il y avait peu de bonne foi dans cette
coalition de haine, les bonapartistes sûrs de faire tourner le triomphe au
profit de leur cause militaire par l'armée qu'ils soulevaient, les libéraux
sûrs de voir tourner à la confusion de la république une victoire de
prétoriens à laquelle ils se prêtaient en trompant leur parti sans pouvoir se
tromper eux-mêmes. Peut-être La Fayette espérait-il que, dans l'impuissance
d'obtenir Napoléon II de la cour de Vienne, l'armée et le peuple lui
décerneraient une dictature qu'il avait eue en 1790, qu'il avait espérée en
1815, qu'il laissa échapper en 1830, mais qu'une révolution bonapartiste
pouvait peut-être lui donner de 1820 à 1826. Quoi qu'il en soit, de grandes
intelligences étaient pratiquées dans tous les régiments de Paris et des
grandes garnisons. La nuit de la surprise du château de Vincennes était
fixée. Le capitaine Nantil et le capitaine Capès devaient enlever leur légion
et diriger l'attaque. M. de La Fayette était parti pour son château de
Lagrange afin de répondre au mouvement de Vincennes par un soulèvement de son
département. M. d'Argenson avait couru en Alsace, où sa popularité et sa
bienfaisance le rendaient maître de l'esprit des ouvriers dans ses forges. M.
de Saint-Aignan s'était rendu a Nantes. M. de Corcelles, allié et ami de La
Fayette, homme que la fougue de son tempérament poussait aux clameurs
tumultueuses dans les assemblées publiques, et aux résolutions extrêmes dans
les conciliabules secrets, avait été chargé de soulever l'immense et
redoutable population prolétaire des manufactures de Lyon armée toute prête
pour les émotions civiles et dont l'exemple devait donner une seconde
capitale à la révolution tentée à Paris. Une
explosion de poudre, produite par le hasard, ayant éclaté, la veille du jour
fixé par les conjurés, dans la forteresse de Vincennes, la police civile et
la police militaire furent éveillées sur ce foyer principal de la révolution.
Les conspirateurs hésitèrent et ajournèrent, des révélateurs avertirent le
gouvernement. Nantil s'évada les officiers suspects furent arrêtés, les
légions travaillées par les chefs éloignées de Paris, la conspiration mal
éteinte et mal soudée portée au jugement de la chambre des pairs. Soit
insuffisance des révélations, soit crainte du gouvernement de découvrir trop
de complices et de trop grands complices, soit connivence secrète d'une
partie de la chambre des pairs, composée de généraux napoléoniens coupables
dans le cœur des mêmes répugnances que les conjurés, tous les chefs furent
absous, et quelques instruments secondaires condamnés seulement a de courtes
peines. La conspiration, plutôt interrompue que brisée, se renoua partout par
les mêmes mains qui avaient ourdi la première trame. VIII Pendant
que la révolution conspirait ainsi avec impunité, la contre-révolution
conspirait de son côté dans l'ombre. Un jeune magistrat de Nîmes, M. Madier
de Montjau, fils et neveu de royalistes signalés pendant la terreur pour leur
courageuse fidélité au trône de Louis XVI, âme ardente et avide de services,
avait été témoin, pendant les massacres récents du Midi, de la faveur que les
exaltés du parti catholique trouvaient dans des correspondances émanées de
l'entourage du comte d'Artois. Au moment où le duc d'Angoulême, appelé de
Toulouse à Nîmes, étanchait le sang et pacifiait cette ville turbulente, le
jeune magistrat avait révélé ses alarmes à ce prince. Il l'avait engagé à des
avances de conciliation et de protection envers les protestants persécutés et
fugitifs. Ces conseils étaient trop dans l'esprit du duc d'Angoulême pour lui
déplaire. Le jeune prince, indigné de l'égorgement des protestants, de
l'assassinat du général Lagarde sous les yeux et par les mains d'hommes armés
pour la défense du trône et des lois, avait rassemblé la garde nationale
coupable de Nîmes, et après. lui avoir reproché face à face, en termes
héroïques et, dignes du chancelier de L'Hospital, sa tâche connivence dans
ces excès, il lui avait déclaré qu'il allait demander au roi,. son oncle, sa
dissolution et son désarmement. Mais à peine ces paroles généreuses
avaient-elles été prononcées, que des ordres, émanés du comte d'Artois,
commandant général des gardes nationales du royaume, avait neutralisé l'acte
du prince et maintenu à Nîmes l'agitation et la tyrannie du parti exalté. M.
Madier de Montjau, lié à la fois par sa famille avec. les royalistes, par ses
opinions avec les doctrinaires du parti de M. de Decazes, alors favori
tout-puissant du roi, avait lu à Nîmes une de ces circulaires anonymes que
les factions occultes font répandre parmi leurs adhérents pour leur imprimer
l'esprit et la direction des comités supérieurs. Cette circulaire, écrite de
Paris, au nom d'un comité royaliste officieux, le lendemain de l'assassinat
du duc de Berri, disait aux affiliés de Nîmes « Ne soyez ni effrayés, ni
surpris si l'attentat du 13 février n'a pas encore entraîné la chute du
favori ; agissez comme s'il était déjà renversé ; nous l'arracherons de ce
poste si on ne consent pas à l'en bannir ; en attendant, organisez-vous, les
avis, les ordres. l'argent, ne vous manqueront pas ! » De
pareilles audaces attestaient aux yeux de M. Madier de Montjau une grande
puissance dans ceux qui les proféraient. Il en avait conclu l'existence d'un
gouvernement souterrain agissant sous l'inspiration et sous la direction
suprême du frère du roi, tandis que ce prétendu gouvernement n'était que
l'ambitieux et turbulent empiétement des hommes de trouble, qui se couvraient
de sa faveur et de son nom. IX Quoi
qu'il en soit, le jeune magistrat, pressé de jeter son nom à l'écho des
partis, de rendre un service à l'opinion modérée, d'être son martyr ou de
bien mériter des partisans de M. Decazes et du roi lui-même, s'était rendu à
Paris pendant les grands débats de la chambre, décidé à dénoncer ce
gouvernement occulte a la colère des libéraux. Retenu longtemps par les
conseils d'hommes sages, ennemis du scandale, encouragé par d'autres, il
avait été confirmé secrètement dans sa conviction de l'existence d'un gouvernement
de mystère, par une déclaration écrite de M. de Lally-Tollendal, vieillard
qui avait les étourderies de la jeunesse, et qui s'était voué à M. Decazes.
Appuyé sur cette autorité, M. Madier de Montjau adressa une pétition
dénonciative aux chambres, brandon de discorde dans un foyer déjà en
combustion. La discussion de cette pétition, qui devait, en déchirant tous
les voiles, découvrir des mystères d'ambition et de règne prématuré dans le
palais, ne souleva que des orages de tribune. M. de Saint-Aulaire, beau-père
de M. Decazes, insinua que l'ascendant de famille tendait à se substituer à
la royauté réelle. Le général Sébastiani rappela la note secrète aux
puissances étrangères, émanant sans doute du même centre, et conspirant
contre l'indépendance du pouvoir du roi et de la nation. La pétition,
repoussée par les ministres, fut renvoyée au duc de Richelieu, et par lui aux
tribunaux. Le dénonciateur eut le seul triomphe qu'il pût espérer, le bruit,
l'agitation, et le rôle certain de victime, quand on dénonce ce qu'il est
impossible de prouver et plus impossible de détruire. X Pendant
que ces conspirations de toute nature tramaient ainsi la perte de la
restauration, ou par ses amis insensés, ou par ses ennemis implacables, la
Providence faisait naître dans le duc de Bordeaux un héritier ou une victime
de plus des destinées de cette monarchie. La duchesse de Berri, princesse que
le sang de son mari et l'enfant qu'elle portait dans son sein avaient
couverte d'une popularité touchante en France et en Europe, sentit les
douleurs de l'enfantement, la nuit du 20 septembre 1820. Cette fécondité si
opportune à la monarchie, révélée pour la première fois sur une tombe, et qui
faisait dater l'enfant de quelques semaines avant la mort du père, avait
servi de texte aux incrédulités et aux ironies des ennemis intestins ou
publics de la maison royale. Il importait qu'une publicité authentique,
conforme aux usages de la monarchie, enlevât tout aliment à ces rumeurs et à
ces malignités de la haine. Le maréchal Suchet et plusieurs officiers de la
garde des Tuileries assistèrent à la naissance et témoignèrent
irrécusablement de la maternité réelle de la duchesse. Le roi, averti,
accourut, reçut l'enfant dans ses bras, comme une compensation à ses peines
et comme un garant miraculeux de sa race. Il l'éleva aux yeux des assistants,
et conformément aux traditions classiques et chères à son esprit, il arrosa
les lèvres du nouveau-né de quelques gouttes du vin qui avait, disait-on,
fortifié avant le lait le cœur d'Henri IV. Une
protestation, que l'on croit apocryphe, avait été insérée, contre la
naissance éventuelle d'un prince supposé, dans les journaux de Londres ; on
l'attribuait au plus intéressé, le duc d'Orléans, ou à ses zélateurs. Ce
prince la désavoua devant Louis XVIII. Le roi le gourmanda. Le duc d'Orléans
voulut néanmoins interroger le maréchal Suchet sur la réalité de
l'enfantement, avant de féliciter sa nièce. Le maréchal attesta énergiquement
la légitimité de l'enfant. Le duc, satisfait d'un si irrécusable témoin,
porta ses hommages au palais. La France entière s'émut d'intérêt, de sécurité
et de congratulation à la naissance de cet enfant. La pitié pour son père
ajoutait à la joie. Le peuple aime que la Providence se charge de venger le
crime et de comprimer les larmes. Les poètes l'appelèrent l'enfant du
miracle ; les ambassadeurs le nommèrent l'enfant de l'Europe. Les uns virent
un prodige, les autres un principe dans son berceau ; nul n'y entrevoyait de
si loin le sort des Stuarts. Des munificences, des amnisties, des grâces de
toute espèce tombaient des mains du roi, aux sollicitations de la jeune mère.
Ce berceau montré au monde fut pendant quelque temps un gage de
réconciliation, d'espérance et de paix pour l'a nation. Le miracle de la
naissance rendait les plus incrédules superstitieux. C'était un don de la
nature qui devenait aux yeux de la France une force de la politique. On se
disait que cet enfant, élevé dans l'esprit du roi pour perpétuer son œuvre
constitutionnelle, échapperait par son âge et par son éducation aux
ressentiments mérités ou immérités que :la révolution ombrageuse nourrissait
contre sa race ; qu'il serait la date du traité de paix entre les idées en
lutte, l'édit de Nantes des opinions incarnées dans un jeune roi Cet
événement de famille devenait aux yeux de tous une intervention de la
Providence dans les destinées de la patrie. On ne pensait pas que le ciel fût
intervenu par une naissance si inespérée pour tromper le monde et pour
retirer son gage d'avenir et de sécurité. Tel fut l'esprit des discours, des
pensées et des sentiments qui se répandirent alors sur ce berceau. De
sinistres augures éclataient cependant à peu près en même temps des deux
côtés de l'horizon, en Espagne et à Naples. XI On a
dit que Napoléon avait été un missionnaire armé de 9a liberté et de la
révolution en Europe, et qu'en parcourant le continent pour l'asservir, il y
avait semé sciemment des germes de fécondité libérale. C'est le sophisme
inventé à l'usage des Séjan de son règne, lorsqu'ils ont voulu après sa chute
lui construire une double popularité dans l'imagination des peuples, afin de
rassembler sur son nom tous les éléments d'opposition qu'ils voulaient faire
aux Bourbons et à la république. Napoléon, dans toutes ses victoires contre
les nationalités, n'a semé que des terreurs de son nom et des ressentiments
contre la France. La France lui doit sa plus grande gloire militaire c'est un
prestige immense pour une nation, dont il faut tenir compte à sa mémoire mais
ni la France ni le continent ne lui doivent le goût de la liberté, à moins
qu'on n'appelle de ce nom la lassitude du despotisme dont il avait fatigué
les peuples. A ce titre on pourrait également soutenir que la nuit enfante le
jour, parce que les ténèbres font soupirer après la lumière, et que la
servitude crée la liberté parce qu'elle fomente la révolte dans les âmes
opprimées, et qu'elle les insurge contre l'oppresseur. Ce qui est vrai et ce
qui est attesté par toutes les révélations de sa pensée et par tous les actes
de sa politique depuis le 18 brumaire. jusqu'au concordat renouvelé de
Charlemagne, jusqu'à ses feudataires et à sa noblesse, jusqu'au mutisme
imposé par lui a la pensée, sous le nom d'idéologie, c'est qu'il fit
rebrousser le courant de toute la révolution française, c'est qu'il
poursuivit, pour les éteindre, les lueurs des principes de cette révolution
partout où son épée put les atteindre, dans sa patrie et sur .le continent,
c'est qu'il employa la force dont Dieu l'avait doué, non a détruire, mais à
rajeunir l'autorité absolue des théocraties, des aristocraties et des trônes,
c'est qu'il fut de toutes pièces le Julien de la liberté de conscience et de
la liberté civile, le grand antagoniste de la philosophie du dix-huitième
siècle dans tout l'univers. Héros oui, apôtre non, ou apôtre à contre-temps
de la conquête, de la gloire et de la force matérielle. XII Mais ce
qui a pu tromper un moment les peuples sur ce prétendu apostolat de la
liberté par les armées de Napoléon, et ce qui a fait éclater sur ses pas ou
après sa chute des symptômes de libéralisme ça et là sur le continent, le
voici c'est d'abord que le sentiment national des peuples subjugués et
asservis ayant été invoqué par les rois pour lui résister ou pour le vaincre,
ces peuples ainsi évoqués par leurs souverains au secours d'eux-mêmes ont
pris pour la première fois un rôle dans leur propre cause, et ont
insensiblement revendiqué de leurs gouvernements pour leurs libertés
intérieures des privilèges de pensée, de parole, de volonté nationale dont
ces gouvernements les avaient laissés s'investir pour la défense de leur
indépendance extérieure. Ils ont employé pour se protéger et pour
s'administrer eux-mêmes les immunités qu'ils avaient conquises en versant
leurs trésors et leur sang pour leurs rois. Ils ont pris dans les guerres
nationales l'habitude et la fierté des institutions libres. En outre', la chute
de Napoléon ayant brisé le sceau qui scellait depuis quinze ans l'esprit
libéral en France, et rendu la respiration a la pensée, la parole,
l'imprimerie, la tribune à l'esprit humain, cette explosion accumulée de
liberté, qui éclatait en France, a eu son retentissement dans toute l'Europe,
et ce reflux d'idées longtemps refoulées a débordé à la fois de Naples à
Amsterdam et de Moscou à Madrid. Les idées prennent leur niveau dans le monde
moral par une loi analogue à la loi qui gouverne le niveau de l'eau ou de
l'air dans le monde matériel. Des racines souterraines entrelacées lient
ensemble, par une certaine solidarité réelle quoique invisible, tous les
autels, tous les trônes, toutes les institutions religieuses ou civiles des
nations en apparence les plus séparées par la distance ou par les mœurs, en
sorte que la chute, l'ébranlement ou la modification d'une de ces choses dans
une partie quelconque du globe, les renverse, les ébranle ou les modifie
inévitablement partout. Cela est surtout vrai de la France, nation non pas
supérieure aux autres, mais plus prompte, plus active et plus sympathique,
qui pense la première, qui se meut le plus vite, et que le monde moderne aime
à regarder et à imiter quand elle ne cherche ni à humilier ni à conquérir. XIII Telles
étaient, selon nous, les causes réelles des mouvements intestins
d'émancipation, de liberté et d'imitation des institutions constitutionnelles
qui travaillaient le continent depuis que les institutions libérales, la
tribune et la presse de Paris, agitaient l'esprit public ou fomentaient les
factions sourdes en France. Napoléon et ses armées n'avaient pas accéléré ce
mouvement de l'esprit des peuples vers nous et cette tendance à nous imiter,
ils l'avaient au contraire retardé. La peur et la haine que la conquête avait
suscitées contre nous dans le monde ne sont pas des attraits pour les
peuples. Les peuples nous revenaient depuis qu'ils avaient cessé de nous
craindre et de nous haïr. Ils voulaient bien de nos idées et de nos lois, ils
ne voulaient pas de notre Joug. Nulle
part ce joug n'avait été plus inique, plus odieux, plus sanglant et plus
héroïquement secoué qu'en Espagne. L'orgueil légitime de son indépendance
avait ressuscité, sous les ruses et sous les violences de Napoléon, cette
nation endormie. L'Espagne avait été le Macchabée des peuples. On connaît son
histoire, nous n'en rappellerons que ce qui est indispensable pour lier les
événements de 1812 aux événements de 1821. XIV La
maison de Bourbon régnait sur l'Espagne et sur les Amériques depuis Louis
XIV, ou plutôt elle laissait régner les mœurs, les moines, l'inquisition,
terreur permanente, que le fanatisme d'une nation alors ignorante,
superstitieuse et cruelle avait permis de placer politiquement et
religieusement à côté et au-dessus de son gouvernement. Chez aucun peuple de
la terre, depuis l'antique Égypte ou depuis les Gaules druidiques, une
théocratie sacerdotale n'avait gouverné si directement et si implacablement une
nation. L'épuration perpétuelle de la foi et la police des consciences par le
fer et par le feu y avaient multiplié, pour ainsi dire, des sacrifices
humains. Des milliers de victimes de ce tribunal sans appel y avaient été
brûlées en public depuis trois siècles. La mort des hérétiques y était donnée
annuellement en spectacle et en édification ou en exemple aux fidèles. De
plus les suspects, interrogés par la torture, y expiaient dans les cachots,
dans les bagnes le crime d'avoir seulement été soupçonnés de liberté de
penser sur les choses saintes. La douceur de la maison de Bourbon avait
amolli par l'usage la férocité de Philippe II. L'inquisition n'obtenait plus
que peu ou point de victimes sous le dernier règne. Mais les richesses
immenses et inviolables de l'Église, la multiplication, l'oisiveté, la
mendicité des moines, institution qui, en Espagne, supprimait le travail en
supprimant la famille, continuaient à embarrasser le gouvernement et à
stériliser le pays. L'Espagne subsistait de sa richesse pastorale et de ses
colonies lointaines', comme un possesseur qui s'énerve dans sa mollesse
pendant que ses esclaves cultivent pour lui ses domaines négligés. Il ne
restait en Espagne, au moment où éclata la révolution française en 1789, que
des traditions chevaleresques dans sa noblesse, un sang héroïque dans son
peuple, des royaumes gouvernés par des vice-rois dans l'Amérique du Sud, un
culte de tradition pour ses rois, une superstition tour a tour fanatique et
craintive pour son clergé, restes de vertus et restes de vices dans un peuple
qui se décompose et qui va mourir si l'adversité ne le régénère pas. XV Charles
IV régnait ou plutôt laissait régner sous son nom le favori de sa femme
devenu le sien, Godoï. Manuel Godoï, simple garde du 'corps du roi, dont la
beauté avait séduit la jeune reine, et dont l'habileté avait soulagé le roi
du poids de la couronne, exerçait à la fois sur la reine et sur le roi un de
ces ascendants surhumains et mystérieux que la subjugation peut seule
expliquer dans le cœur de la femme et dans l'esprit du mari. Le roi et la
reine semblaient n'avoir qu'un seul cœur pour adorer et pour grandir le
favori commun. Expiation du despotisme qui livre une nation à un seul homme,
cet homme a une femme infidèle, cette femme à un courtisan inconnu. Godoï,
depuis prince de la Paix, n'était ni incapable, ni ingrat, ni traître. Il
avait une intelligence apte aux affaires, une raison bien intentionnée pour
les améliorations nécessaires au royaume, une reconnaissance et une fidélité
pour ses maîtres, qui tenaient de la superstition de l'Espagnol, de
l'assiduité du favori, de l'obéissance du fils. L'amour et la confiance lui
avaient livré le royaume, il voulait le conserver intact, prospère et fidèle
à ses maîtres. Le clergé, dont il ne contrariait pas la domination sur une
cour monacale, le supportait sans impatience, dans la crainte d'un ministère
philosophe pris parmi les grands seigneurs espagnols qui commençaient à
inquiéter son orthodoxie et à respirer à travers les Pyrénées les libertés de
pensée et de conscience. La noblesse le subissait par cette habitude de respecter
dans les favoris, cardinaux ou courtisans, les caprices de la majesté royale.
La cour, composée par lui, et l'armée commandée par lui-même, servaient ses
volontés et son ambition. L'héritier de la couronne seul, le jeune Ferdinand,
marié presque enfant avec une princesse de Naples, haïssait dans le prince de
la Paix l'amant de sa mère, le tyran de son père, le maître, le rival de sa
propre dignité, l'humiliation de sa famille, l'ennemi naturel du fils de la
maison royale. La princesse des Asturies, sa femme, reléguée, persécutée et
enfin consumée de langueur jusqu'à la mort par la dureté du joug de la reine,
et quelques amis, confidents de ses peines, entretenaient cette haine instinctive
contre le favori. Telle était cette cour, où les cérémonies religieuses,
l'étiquette morose, à peine interrompues par les chasses et la musique,
entretenaient l'éternelle ignorance et la monotone oisiveté. XVI Les
commotions de la France, de 1789 à 1792, avaient à peine été perceptibles en
Espagne, ou l'inquisition, la police, l'ignorance du peuple, l'indifférence
de la cour et l'épaisseur des Pyrénées interceptaient tout. Après une molle
déclaration de guerre à la république française, par convenance au
ressentiment du sang versé de Louis XVI, la cour d'Espagne avait conclu une
paix humiliée. Elle assista, immobile et tremblante, aux victoires de
Napoléon sur l'Italie et sur l'Allemagne, et aux détrônements de ta maison de
Parme et de la maison de Naples, alliées par le sang ; se fiant de son salut
sur ses complaisances, prêtant ses escadres à l'empereur contre l'Angleterre
à Trafalgar, pour aider elle-même à l'asservissement des mers et du
continent, et prêtant un de ses corps d'armée à Napoléon pour aller contenir
le Danemark sous ses lois. C'était peu ; le prince de la Paix, pour mieux
enchaîner Napoléon par la reconnaissance, avait conclu avec lui un traité
secret par lequel il livrait passage à nos troupes pour aller assujettir le
Portugal, et, dans la prévision de la mort de Charles VI et de sa propre
décadence, il avait stipulé pour lui-même, en récompense de sa complicité, le
royaume des Algarves, démembrement du Portugal partagé ainsi avec Napoléon.
Mais aucune complaisance ne pouvait apaiser Napoléon. Il voulait un trône de
plus pour un de ses frères. Il avait les yeux fixés sur Madrid, du fond de
l'Allemagne. Des négociations sourdes, où l'on se caressait pour se tromper
des deux côtés, existaient à Paris entre des agents secrets du prince de la
Paix et l'Empereur. On ne sait quelles trames s'y ourdissaient pour
envelopper l'Espagne et pour capter la faveur de Napoléon, quand une tragédie
de palais, semblable aux tragédies de Byzance sous l'empire grec, éclata
inopinément à Aranjuez, séjour d'été de là cour d'Espagne, et vint offrir à
Napoléon le prétexte des interventions, des astuces et des violences qu'il
préméditait depuis quelques mois. XVII Le
prince des Asturies, héritier présomptif du trône, veuf de la princesse dont
les rigueurs de sa mère et les humiliations de palais avaient abrégé les
jours, ne supportait plus qu'en frémissant l'insolence et l'oppression du
favori qu'il accusait de perdre l'Espagne et de conspirer contre lui-même.
Dans l'égarement de sa douleur et de sa terreur, il avait cédé aux
instigations d'un chanoine, son précepteur, nommé Escoïquiz, et de deux
seigneurs de sa cour, le duc de San-Carlo et le duc de l'Infantado, ses
confidents, qui lui montraient son unique appui dans l'intervention toute-puissante
et protectrice de Napoléon. Le prince, poussé au désespoir par l'excès du
péril et de la haine, avait écrite à Napoléon une lettre criminelle par son
objet, plus criminelle par le mystère, dans laquelle il suppliait l'empereur
de l'adopter pour son fils, et de lui accorder la main d'une princesse de la
famille des Bonaparte ou de la famille des Beauharnais. L'agent du prince de
la Paix à Paris, Izquierdo, soit indiscrétion calculée de Napoléon pour
rendre irréconciliable la querelle du père et du fils, soit pénétration dans
la correspondance du ministre, avait eu connaissance de cette lettre, et
l'avait dénoncée à Godoï. Révélée par le prince de la Paix au roi et à la
reine, interprétée en crime d'État et en conjuration contre le règne et la
vie de ses parents, cette lettre avait exalté jusqu'au délire la douleur,
l'orgueil et la colère de l'infortuné Charles IV. La reine, qui haïssait son
fils de toute la passion qu'elle avait pour le favori, s'était exagéré à
elle-même les apparences, et avait transformé une inconvenance en attentat.
Le prince des Asturies, arrêté dans le palais de son père, conduit aux pieds
du roi et de la reine, convaincu de correspondance criminelle avec l'étranger
par les papiers accusateurs trouvés dans son appartement, dénoncé à l'Espagne
et au monde comme un prince rebelle et comme un fils presque parricide, avait
tremblé devant les reproches et devant les menaces de Godoï, de la reine et
du roi. Lâche dans le repentir autant que léger dans le crime, il s'était
humilié jusqu'aux larmes et avili, dans les interrogatoires, jusqu'à
l'accusation de ses conseillers. Ces conseillers avaient seuls subi la
vengeance des lois. Le fils repentant, dégradé et pardonné, avait évité le
sort tragique de don Carlos, et recouvré à la cour de son père la liberté, le
rang et la subordination d'un héritier présomptif écarté des conseils et
annulé ar son humiliation. L'Europe avait retenti de ce drame sans dénouement
dans le palais de Charles IV. L'Espagne, indignée de l'avilissement de son
prince et du triomphe du favori, avait couvé des factions et des murmures qui
opposaient le père au fils, le fils à la mère, le prince de la Paix à la
maison royale, et le sang de ses rois au sang détesté du parvenu de Badajoz. XVIII C'était
le moment où Napoléon, sous le prétexte ambigu des affaires du Portugal et
d'un concours mal défini de ses armées, prêté à l'Espagne, en vertu du traité
secret de Fontainebleau avec Godoï, faisait franchir les Pyrénées à cent
mille hommes de ses meilleures troupes, sous la conduite de Murat, s'emparait
par ruse ou par violence des places fortes, et s'avançait sur Madrid sans que
ni le gouvernement espagnol terrifié ni lui-même pussent donner aux Espagnols
patriotes une explication même spécieuse d'une occupation militaire du
royaume, qui plaçait tour à tour les provinces, les arsenaux, les ports, les
villes de guerre, et bientôt peut-être la capitale elle-même, sous le joug et
à la merci de l'étranger. Charles IV, la reine, le favori, les yeux enfin
dessinés, mais dessillés trop tard sur les projets d'un conquérant qui avait
voilé l'ambition sous l'amitié, et qui déchirait enfin le voile, avaient
résolu d'abandonner Madrid, de se retirer à Cadix et de transporter le trône
dans les Amériques. Déjà les troupes espagnoles s'échelonnaient sur la route
de Cadix pour protéger cette fuite du roi et de sa famille. Mais le prince
des Asturies résistait secrètement à ce départ, qui livrait la monarchie aux
Français. Cette résistance de l'héritier présomptif transpirait dans le
peuple, et faisait du prince l'idole de la nation humiliée et trahie. La
cour, intimidée par la résolution du peuple de s'opposer à la fuite de ses
rois, avait contremandé le départ et s'était retirée avec le favori à
Aranjuez, au milieu des troupes concentrées pour la sûreté de son voyage.
Murat, pendant cette hésitation des deux partis de la cour et ces mouvements
encore respectueux du peuple, entrait dans Madrid avec l'armée française,
occupait toutes les routes et tous les passages du fleuve qui dominent la
capitale, et, gardant un silence énigmatique plus terrible et plus perfide
qu'une déclaration de guerre, se posait en arbitre de la destinée du peuple
et du roi. XIX Le
prince de la Paix, enfin détrompé sur la prétendue amitié de Napoléon, venait
d'apprendre par son agent Izquierdo, arrivé précipitamment de Paris, que
l'usurpation du trône et de la nation était le secret des mystérieuses
manœuvres de Napoléon, et qu'il n'y avait plus de salut pour ses maîtres et
pour lui-même que dans l'insurrection nationale ou dans la fuite. Mais ce
léger favori, accoutumé aux miracles de la fortune, et enivré des rêves que
la diplomatie astucieuse de Napoléon avait fait si longtemps flotter dans son
âme, s'endormait encore à Aranjuez dans les illusions de sa dernière heure.
Un éclat de foudre le réveilla dans la nuit du 17 au 18 mars 1808. Une foule
de peuple, sortie furieuse de Madrid au moment où Murat y entrait et
profanait par les armes étrangères la capitale, était accourue a la résidence
royale d'Aranjuez aux cris de trahison et de vengeance contre le favori qui
avait vendu, disaient-ils, et qui livrait la patrie. Cette multitude, grossie
en route par la population des villages et par le peuple d'Aranjuez,
atteignait déjà les portes du palais de Godoï, entraînait les troupes,
proclamait le nom chéri et sauveur du prince des Asturies, et se précipitait
jusque dans la chambre du favori, le poignard à la main, pour laver dans son
sang la passion de la reine, la faiblesse du roi, et la perte de la
monarchie. Godoï n'avait que le temps d'échapper par un couloir à la foule
qui inondait et qui mutilait son palais, de monter par un escalier dérobé
dans les combles, et de s'enrouler, comme un des empereurs prétoriens de
Rome, dans un rouleau de nattes de joncs des Indes, abandonné par ses
serviteurs dans l'obscurité d'un grenier. La
foule, le croyant évadé, plongea ses armes avides dans son lit, saccagea sa
maison, alluma des torches pour la réduire en cendres ; puis, se précipitant
au palais du roi, en respectant le seuil, mais comblant la reine d'invectives
et Charles IV de pitié, demandait à grands cris Ferdinand leur fils pour roi
et pour sauveur de l'empire. Insensibles à leur danger et à leurs outrages
personnels, cette reine et son mari, plus fidèles à l'amitié qu'à leur
couronne, n'avaient d'alarmes, de supplications et de transes que pour Godoï.
Ils conjuraient les mains jointes leur fils, maintenant leur maître, de le
découvrir et de le sauver, lui remettant avec joie l'empire, pourvu qu'il
leur rendît leur ami. XX Cependant
la nuit et une longue partie du jour suivant s'étaient écoulées, pour
l'infortuné Godoï, dans la lente agonie d'un supplicié qui entend de sa
retraite les malédictions, les fureurs, les apprêts de son supplice, et qui
ne peut échapper à une mort qu'en se précipitant dans une autre. Dévoré par
la soif, anéanti de chaleur, brûlant de fièvre, tremblant que la flamme
attachée à son palais ne le dévorât vivant dans le bûcher de paille où il
s'était enseveli, il comptait par siècles les heures de son lent martyre.
Enfin, n'entendant plus dans sa demeure ni les pas ni les vociférations de la
multitude écoulée, et pensant que le peuple, lassé de le chercher ou de
l'attendre, s'était entièrement retiré pour le chercher ailleurs, il se
hasarda à sortir de sa retraite et à descendre à pas muets les escaliers du
grenier pour aller étancher sa soif, demandant en vain une goutte d'eau aux
cours et aux fontaines de ce palais qui lui prodiguait quelques heures
auparavant toutes ses délices. Ce silence de sa maison abandonnée en
apparence était un piège ; des sentinelles, silencieuses et les pieds nus
pour ne pas ébruiter leur surveillance, étaient postées dans les vestibules.
Une de ces sentinelles l'aperçoit, le saisit, résiste aux offres de fortune
dont le fugitif cherche à l'attendrir, le livre à la garde, qui le dispute en
vain à la fureur, à la boue, aux pierres, aux poignards mal écartés du
peuple. La nouvelle de son arrestation retentit comme un cri de joie jusque
dans le palais du roi ; la reine et le roi y répondent par un cri de
désespoir. Ils supplient leur fils de se montrer magnanime et d'arracher son
ennemi à la mort : « Ferdinand, lui dit sa mère, tu veux notre couronne
! eh bien, elle est à toi ; sauve notre ami, et ton père abdique !
— Oui, oui, reprit le vieux roi, sauve Manuel, et tu es roi ! »
Ferdinand s'élance à ces mots au secours de son persécuteur, l'arrache à la
multitude et le confie à la garde des troupes : « Sais-tu, lui dit-il
pour toute vengeance, que je suis maintenant ton roi ? Le roi mon maître et
la reine vivent-ils du moins ? » demanda, pour toute consolation, le favori,
plus attentif à la destinée de ses bienfaiteurs qu'à ses humiliations et à
ses blessures. Rassuré sur leur existence, il fut jeté couvert de boue et de
sang dans une voiture, et conduit au château de Vitta-Viciosa pour attendre
une autre mort. Jeux de la faveur, de la fortune, de la disgrâce et de la
mort, qui s'arrachent et se disputent leur victime en une nuit, et qui
n'étaient pas encore finis pour Manuel. XXI Charles
IV abdiqua le même jour en faveur de Ferdinand. L'ancien roi et le nouveau
roi attendaient que l'abdication ou l'investiture fussent ratifiées par
Napoléon, maître par son armée du territoire, et arbitre par sa politique de
la couronne. Murat, son interprète, refusait de s'expliquer, donnant tour à
tour espoir et crainte au père et au fils. Napoléon, précédé et suivi de
forces invincibles, arriva à Bayonne, dernière ville française, sur la
frontière d'Espagne, et il évoqua devant lui sur le sol de la France ce grand
procès, comme pour tenir les compétiteurs qu'il avait résolu de détrôner tous
les deux à la merci de son ambition et séparés de leur peuple. Charles IV, sa
femme, son fils, le favori, s'y laissèrent entraîner tour à tour moitié par
la séduction, moitié par la force. Les ruses qui amenaient ces deux monarques
à Bayonne rappelaient plus la politique italienne de Machiavel que la
politique romaine de César. Napoléon, après avoir traîné ces princes à ses
pieds, voulut les déshonorer l'un par l'autre en donnant au monde le
spectacle de leurs querelles et de leur avilissement. Le père et la mère
accablèrent devant Napoléon leur fils de malédictions comme un parricide.
Napoléon parut prendre le parti du père contre le fils. Il somma Ferdinand d'abdiquer
un royaume acquis par la révolte contre les droits du sang. Quand le fils eut
abdiqué et restitué le trône, Napoléon fit abdiquer, en sa propre faveur, par
le père, une couronne qu'ils n'étaient plus libres de refuser dans la
captivité perfide à Bayonne. II donna le trône d'Espagne à son frère Joseph ;
il envoya Charles IV, sa femme et leur favori languir et mourir dans l'exil,
sans autre consolation que l'amitié qui les unissait tous les trois, et avec
un subside royal mal payé en échange de deux empires. Il donna pour prison à
Ferdinand et à son frère le château de Valençay, entouré d'armes et de police
pour prévenir dans ces jeunes princes un remords de dignité ou un retour de
courage. Il lança ses armées dans l'Espagne insurgée par tant d'attentats à
son indépendance et à ses sentiments. Victoires et défaites furent également
stériles pour conquérir ou pour affranchir cette nation. L'âme de ce peuple
'combattait dans chacun de ses enfants. La guerre y devint une lutte corps à
corps, la lutte un égorgement. Les Anglais y débarquèrent au secours des
Espagnols. Ils y élargirent le champ de bataille. Chaque province, privée de
son roi, se fit à elle-même une junte d'insurrection permanente. Ces juntes
usèrent une à une les armées de Napoléon. Cette lutte de six ans fit de
l'Europe l'écho et les complices de cette première nationalité insurgée
contre la conquête du monde. Cadix fut le centre de cette représentation
armée de l'Espagne. La nation régna, pour ses rois pendant l'interrègne de sa
royauté. L'Europe apprit de l'Espagne que les armées sont mortelles, mais que
les nations son invincibles. Napoléon, refoulé vers ses propres frontières
par le Nord, soulevé et coalisé contre lui, restitua le pape aux Romains, Ferdinand
VII aux Espagnols. Mais ce
jeune prince, esclave au berceau, aigri dans sa jeunesse, révolté contre son
père dans ce palais, servile dans la captivité, fut ingrat dans le retour.
Les cortès, représentation nationale de l'Espagne, qui avaient combattu pour
lui, voulurent mettre un prix à leur victoire, et lui demandèrent de jurer la
constitution qu'ils avaient promulguée en 1812, afin de concilier le trône et
la liberté. Ferdinand, reçu avec le délire de l'enthousiasme par son peuple,
s'était avancé a pas lents dans ses provinces sans s'expliquer. Aux portes de
la capitale, il avait déjà oublié ceux qui la lui avaient ouverte, aboli la
constitution et ressaisi le règne absolu de ses pères., Son règne n'avait été
depuis qu'une longue vengeance contre les hommes des cortès qui avaient voulu
mettre une condition à son retour et des limites légales à son autorité. Les
royalistes modérés, les patriotes, les nobles, les orateurs, les ministres,
les généraux de la guerre de l'indépendance, languissaient dans les cachots,
peuplaient les bagnes, se réfugiaient dans l'exil. Une cour domestique
appelée camarilla régnait et persécutait sous le nom du roi. Des tentatives
d'insurrection militaire, non contre le roi, mais contre la faction royale,
avaient eu pour victimes Porlier et Lacy, jeunes généraux de
l'indépendance. Porlier, en mourant, avait légué sa mémoire aux patriotes
dans une épitaphe qu'il avait préparée pour son tombeau : « Ici reposent les
cendres de L. Diaz Porlier, général des armées espagnoles. Il fut heureux
dans toutes ses entreprises contre les ennemis extérieurs de sa patrie, et
mourut victime des discordes civiles. Hommes sensibles a la gloire, respectez
les restes d'un patriote malheureux. » Lacy, après avoir concerté un
mouvement constitutionnel avec un grand nombre de généraux et d'officiers de
la guerre de l'indépendance, échoua par la trahison dans l'entreprise, se
réfugia dans une montagne des Pyrénées chez un berger, y fut découvert par
ceux qui le poursuivaient et condamné à mort à Barcelone. Ferdinand, ne
pouvant trouver des exécuteurs d'un général adoré en Catalogne, le fit
embarquer pour l'île de Majorque, où l'infortuné Lacy trouva la mort sur le
rivage, au lieu de l'exil qui lui avait été promis. Toutes les provinces
d'Espagne avaient leurs sociétés secrètes, leurs complots militaires, leurs
traîtres, leurs délateurs, leurs bourreaux. La terreur planait à la fois sur
la cour, qui sentait le sol trembler sous son despotisme, et sur les
libéraux, qui sentaient la main de la cour et de l'inquisition ouverte sur
eux. Tout annonçait une de ces crises suprêmes dans la vie des peuples, où
les nations et les gouvernements, incompatibles et animés par deux esprits
irréconciliables, ne peuvent échapper ou à l'insurrection ou à la tyrannie.
Le clergé et les moines espagnols, qui avaient admirablement servi
l'indépendance, se rangeaient maintenant du côté de la monarchie absolue
alliés naturels d'un trône qu'ils avaient éternellement dominé, ennemis de la
liberté qui détrônait l'inquisition, et qui, pour premier acte, affranchissait
les consciences. Les cachots de l'inquisition refusaient leurs victimes au
jugement des juges civils. Des évêques même, suspects de tolérance et de
sentiments libéraux, gémissaient sous les verrous du saint office. Le roi
n'osait refuser à ses ombrages ou à ses vengeances ceux-là mêmes dont il
connaissait l'innocence et l'attachement à sa personne. La
Russie, par jalousie contre l'Angleterre, favorisait en secret par ses
conseils ce système de terreur du roi Ferdinand. Elle avait encouragé ce
prince à élever en crédit et en faveur un homme sorti des rangs les plus
infimes de la domesticité de la cour, loyal de cœur, mais borné d'esprit,
dont le zèle servile, le dévouement sans lumières et l'habileté remuante
soulageaient le roi du poids de sa couronne. La difficulté de remplir le
trésor royal dans un pays sans culture et sans commerce, épuisé par dix ans
de guerre acharnée, porta Ferdinand et son favori à concevoir une expédition
décisive, dont l'objet était de reconquérir et de pacifier par la force des
armes l'Amérique espagnole, disputée alors entre les vice-rois de Ferdinand
et les gouvernements indépendants de lui que ces colonies lointaines
s'étaient donnés pendant l'usurpation et les déchirements de la mère patrie.
Ugarte, ministre intime et personnel du roi pour les préparatifs de cette
expédition, subordonna, en ce qui concernait les préparatifs, tous les autres
ministres. Les forces navales et militaires de la monarchie furent
concentrées à Cadix, port d'où la flotte devait partir pour porter à
l'Amérique les volontés irrésistibles de l'Espagne. Le général O'Donnell,
comte de Labisbal, d'une de ces familles irlandaises catholiques qui
faisaient de l'Espagne une patrie d'adoption, et dont trois frères, généraux
comme lui, commandaient d'autres provinces, reçut de Ferdinand le
commandement général de l'armée expéditionnaire réunie à Cadix et dans les
villes voisines. O'Donnell avait été initié, peu de temps avant cette époque,
aux affiliations secrètes de l'armée, puis, sur le point d'être découvert, il
avait affecté l'horreur de la conspiration et fait des révélations qui
avaient paru au clergé et à la cour un gage irrécusable de fidélité. XXII Mais
O'Donnell flottait, comme ces aventuriers sans patrie, au gré des événements
et des partis, indécis d'opinion entre les absolutistes et les libéraux,
donnant de la sécurité aux uns, des espérances aux autres, prêt seulement a
se prononcer pour ceux qui l'élèveraient le plus haut. A peine arrivé a
Cadix, il reçut les confidences des chefs de l'armée enrôlés dans les
sociétés secrètes ; il affecta de les écouter avec faveur. Il reconquit ainsi
auprès des libéraux la confiance qu'il avait perdue par sa première défection
il couvrit de son silence et de sa tolérance la corruption et l'embauchage de
l'armée. Un autre général, Saarsfield, second d'O'Donnell, ami de l'infortuné
Lacy, reçut les mêmes confidences, jura de venger Lacy en reconquérant la
constitution pour laquelle Porlier et Lacy étaient morts. O'Donnell et lui
parurent se concerter pour faire éclater à jour fixe une insurrection de
leurs corps d'armée en faveur de la cause commune. Mais soit que la
connivence de Labisbal et de Saarsfield avec les officiers' conspirateurs de
leurs armées ne fût qu'une ruse ignoble pour connaître les opinions de leurs
subordonnés et pour les trahir, soit que ces deux généraux, jugeant le moment
inopportun et le mouvement prématuré, voulussent le laisser éclater à demi
pour mieux l'ajourner ou l'étouffer ensuite, O'Donnell feignit de laisser
proclamer sous ses yeux la constitution par quelques régiments, et, se
réunissant ensuite à Saarsfield pour se retourner contre les coupables, il
arrêta en flagrant délit tous les colonels et tous les officiers compromis ou
suspects qui avaient eu l'imprudence de se prononcer, et il les envoya
prisonniers dans les forteresses. La cour, rassurée par cet éclat et par
cette vigueur perfide d'O'Donnell, le reçut comme le sauveur du trône et le
retint à Madrid. L'armée, un moment disloquée et retirée de Cadix par
précaution du gouvernement qui ne voulait pas livrer une place forte au
hasard d'une révolte, fut cantonnée sous les ordres du général Caldéron dans
l'île de Léon. XXIII Cependant
la provocation d'O'Donnell et l'arrestation des officiers supérieurs chefs de
la conjuration n'avaient fait qu'animer l'ardeur des nombreux conjurés de
l'armée. Ils se concertèrent dans l'ombre et ils se donnèrent pour général le
colonel Quiroga, complice de Porlier et de Lacy, et prisonnier maintenant à
Alcala dans l'île de Léon. Arco Aguéro, enfermé pour la même cause dans le
château de Saint-Sébastien de Cadix, fut nommé par eux chef d'état-major. Le
chef de bataillon Riégo, ami de ces conjurés, et brûlant lui-même du feu de
la liberté de son pays, fut l'âme et la main de la conjuration nouvelle.
L'Espagne est le pays des complots hardis et couvés longtemps entre des
milliers d'initiés. L'inquisition y a façonné les caractères au mystère et au
sang, la nature à l'audace et à la vengeance, ces deux gardiennes du secret
promis. Le plus grand nombre des officiers et des sous-officiers de l'armée
savait le jour où l'insurrection devait éclater, nul ne la révélait. Elle
éclata le 1er janvier, à la voix de Riégo et des officiers de son bataillon,
à Las Cabézas, cantonnement du régiment des Asturies. Le peuple y répondit
par des cris de joie et de délivrance. Riégo marcha le même jour sur Arcos,
quartier général de l'armée, y arrêta de sa main le général en chef Caldéron
et son état-major, et enleva quelques bataillons, qui s'unirent à lui et le
proclamèrent. Quiroga, évadé de sa prison, marchait aussi de son côté, à la
tête de quelques bataillons insurgés, contre Cadix. Riégo soulevait Xérès ;
Saarsfield s'enfuyait devant lui, menacé du sort réservé aux traîtres.
L'armée entière, bientôt entraînée par le courant de l'opinion triomphante,
nommait ses chefs et rédigeait une adresse respectueuse, mais impérative,
pour imposer au roi la constitution de 1812. Cadix seul fermait ses portes
aux conjurés. Le général Freyre, nommé par le roi à la place de Caldéron,
rassemblait une armée royale pour cerner l'île de Léon et pour étouffer la
révolte dans son germe. Riégo en sortait avec une colonne d'expédition pour
insurger les provinces voisines. Reçu ici avec enthousiasme, là avec
résistance, il échappait avec peine aux détachements encore fidèles qui le
poursuivaient, se portait hardiment sur Malaga, insurgeait cette ville, y combattait
contre Joseph O'Donnell, frère du comte de Labisbal, se repliait en désordre
et en perdant ses soldats par la désertion, traversait Cordoue à la tête de
trois cents hommes harassés, seule force qui lui restât, y recevait de vaines
acclamations et quelques subsides mais, harcelé par des forces supérieures et
ne pouvant plus qu'entraîner sa colonne décimée dans sa perte, il licenciait
ses officiers et ses soldats, et leur donnait pour ralliement la Corogne.
L'insurrection, jusque-là toute militaire, s'était éteinte au lieu de se
rallumer dans cette expédition. L'île de Léon, fortifiée par Quiroga, se
défendait a peine contre les troupes de Cadix. Tout était en suspens dans les
esprits et dans les événements. L'insurrection, bloquée par des forces croissantes,
semblait étouffée dans son berceau, quand la ville de la Corogne où Riégo
avait dirigé les hommes débandés s'insurgea spontanément à leur voix et
proclama la révolution dans ses murs. La Galice, les Asturies, l'Aragon,
suivirent le mouvement de la Corogne, la constitution fut proclamée partout,
jusque dans Cadix. Un choc accidentel entre le peuple enthousiaste et les
troupes irritées de leur défaite inonda cette ville de sang. La commotion de
ces mouvements à la circonférence ébranla, jusque dans Madrid, l'esprit des
troupes et de la garde royale elle-même. Ferdinand, vaincu par la nécessité
plus que par la conviction, résolut de transiger avec ses peuples en faisant
la promesse d'institutions représentatives. Les promesses ne suffisaient déjà
plus a l'impatience d'une armée et d'une nation debout pour reconquérir leurs
droits. Une insurrection du peuple de Madrid, sous les fenêtres du palais du
roi, ne se calma qu'à la voix de ce prince humilié et contraint, proclamant
de sa propre bouche la constitution de 1812 et la convocation des cortès.
Cette constitution toute républicaine, parce qu'elle était née de
l'organisation révolutionnaire d'une nation sans chef, pendant la guerre de l'indépendance,
ne conservait de la royauté que le nom et le principe héréditaire au sommet
d'institutions toutes électives. Mais Ferdinand ne délibérait pas sur la
place qu'on lui laissait dans la constitution, il la subissait. Les cortès
s'assemblèrent, la constitution porta au pouvoir tous les hommes que la
vengeance de Ferdinand retenait dans ses présides et l'inquisition dans ses
cachots. La vengeance rentra. au palais sous le nom de la liberté, les
proscriptions se retournèrent contre les proscripteurs d'hier. Quiroga, Riégo
et leurs complices remplacèrent au ministère, à la tête des armées ou dans
les gouvernements des provinces, les ministres, les généraux et les
gouverneurs fidèles ; Ferdinand ne fut dans son palais, entouré d'un respect
officiel, que le captif et l'otage de la révolution. Les émeutes furent les
coups d'État quotidiens de la multitude. La démagogie régna sous le nom d'une
royauté avilie. Le roi, comme tous les rois qui veulent continuer de régner
sur des révoltés et par eux, ne sentit pas qu'après un détrônement réel, la
tombe ou la proscription sont les seuls asiles de leur dignité. Il prêta
forcément son nom aux actes de ses ennemis, plaint par les uns, odieux a
d'autres, suspect à tous. L'Europe, à l'exception de la France et de
l'Angleterre, protesta dans des notes diplomatiques sévères contre ces concessions
de la faiblesse à la force, et présagea les impraticabilités et les désastres
en germe dans cette constitution. L'armée de Cadix refusa de se dissoudre a
la voix des cortès eux-mêmes et de Quiroga, devenu modéré depuis qu'il était
victorieux. Riégo, continuant le rôle de tribun des soldats, en prit le
commandement révolutionnaire, voulant surveiller sous les armes les actes des
cortès, et substituer la dictature des camps à la loi civile. Destitué par
les cortès, appelé par les clubs, il vint triompher à Madrid des lois
outragées et servir de drapeau aux démagogues. Combattu avec énergie par les
ministres, il fut obligé de reculer devant la constitution qu'il violait
après l'avoir installée. Exilé de la capitale, il alla porter dans sa,
province les plaintes, les complots et la vengeance de séditieux comprimés.
Cette défaite du premier tribun ne fut qu'un éclair d'ordre et de paix dans
le règne constitutionnel de Ferdinand ; bientôt ballotté entre les ministres
révolutionnaires et les ministres suspects de royalisme à la révolution, il
subit de ses ministres de nouveaux outrages, et de son peuple de nouvelles
violences. Il passa par toutes les phases de Louis XVI moins l'échafaud.
Retiré un moment à l'Escurial, palais de plaisance trop rapproché des
insurrections royalistes, qui s'armaient maintenant de son nom, dans les
provinces fidèles, il fut contraint de rentrer à Madrid, entraîné par ses
ministres pour y subir, comme la famille royale à Versailles le 6 octobre, l'invasion
et les injonctions des clubs. Tous ses amis, et même jusqu'à son confesseur,
en furent chassés pour enchaîner ses sentiments et sa conscience. La
proscription les relégua dans les villes où l'assassinat les attendait. Ses
gardes, assiégés par le peuple, furent en partie immolés aux portes de son
palais en le défendant ; les autres furent proscrits ensuite pour l'avoir
vainement défendu : Pendant ces convulsions intermittentes de la capitale,
les royalistes et les moines insurgèrent les Pyrénées et la Catalogne pour le
pouvoir absolu et pour la religion exclusive ; les républicains, à
l'instigation de quelques émissaires français, tramaient la république à
Saragosse ; Riégo y accourait pour reprendre le rôle d'agitateur en chef de
sa patrie ; le peuple, indigné, lui en fermait les portes et arrêtait les
factieux étrangers. Les chefs des cortès eux-mêmes subissaient, à leur tour,
les inconstances et les retours de la popularité dans Madrid. Le comte de
Torréno, orateur célèbre, et Martinez de la Rosa, poète, orateur et patriote,
tous deux victimes du pouvoir absolu, et arrachés des cachots de Ferdinand
pour venir siéger et dominer, par leur talent dans les cortès, suspects
aujourd'hui de modération et de mesure dans la liberté, échappaient à peine
aux poignards du peuple en fuyant leurs maisons pillées et incendiées. Le
sang des exaltés et des modérés coulait dans toutes les villes. Les bandes de
la Foi parcouraient la Navarre, l'Aragon, sous des chefs proclamés par la
popularité le curé Mérino, le trappiste, le général Quesada. Un gouvernement
royaliste, nomade et insurrectionnel, se formait, sous le nom de Régence
suprême d'Espagne, autour du marquis de Mataflorida et du baron d'Érolles
à Urgel. Mina, proscrit par Ferdinand, rentrait, comme Coriolan, de son exil
en France dans sa patrie, et combattait en son propre nom les insurrections
royalistes par des insurrections libérales. Il levait des troupes, imposait
des tributs, dépouillait les arsenaux à Barcelone et refoulait jusqu'en
France les armées de la Foi. Trois guerres civiles ravageaient et
incendiaient les provinces. Une assemblée impuissante, des ministres factieux
et insultés, un roi captif, une capitale turbulente, un pays déchiré en
factions, une multitude ondoyante au souffle des démagogues ou des moines,
armée tour à tour du marteau des assassins, du poignard des brigands, ou
frappée de la stupeur des victimes, telle était l'Espagne au moment où la
conspiration libérale de Paris, prélude ou contre-coup de ces agitations de
la Péninsule, nouait à Paris, à Nantes et en Alsace, les trames militaires et
populaires, qui répondaient du sein du comité directeur aux lois compressives
du ministère. Les rassemblements de la capitale, les sociétés secrètes, les
réunions occultes, les discours agitateurs, les pamphlets acérés, les
allusions sinistres, les feuilles publiques, masquant leurs excitations
incendiaires sous les formes d'une opposition légale, étaient en France
autant de contre-coups concertés avec les républicains de Saragosse et les
exaltés de Madrid. La révolution s'entendait à travers les Pyrénées et les
Alpes. Un
événement inattendu vint doubler ses forces, et donner aux espérances des
uns, aux terreurs des autres, un de ces ébranlements qui secouent le
continent tout entier. L'Italie, endormie en apparence sous la domination de
ses anciens rois et sous la tutelle armée de l'Autriche, venait d'éclater à
ses deux extrémités à la fois. Naples et Turin se répondaient, à peu de
semaines d'intervalle, par deux insurrections militaires et par un seul cri
de constitution. XXIV L'Italie
est depuis des siècles la grande calomnie du monde moderne. On dirait que les
peuples du Nord se vengent du joug que l'Italie leur a imposé jadis, et de
l'horreur des longs attentats qu'ils ont accomplis sur elle, par des mépris
affectés de son caractère, et qu'ils veulent l'empêcher de s'estimer
elle-même en la déshonorant. Ces mépris sont des lâchetés, des ignorances et
des injustices. L'Italie est toujours la terre privilégiée de la nature et de
l'humanité ; la sève virile de ses grands siècles n'y a ni dégénéré ni tari.
Entraînée par la chute irrésistible du vieux monde dans la décadence de
l'empire universel qu'elle avait fondé, aucune nation sur la terre n'a
supporté sans se dissoudre et sans s'avilir un si long détrônement. Sa
gloire, sa religion, son génie, son nom, sa langue, ses monuments et ses arts
ont continué à régner après sa fortune. Seule elle n'a point eu d'âge de
ténèbres civiles après son âge de domination par les armes. Elle a assujetti
à ses cultes, à ses lois, à sa civilisation les barbares qui la conquéraient
en la profanant, ils la subissaient. Vainqueurs, : ils lui mendiaient des
lois, des mœurs et des dieux. Le continent presque tout entier n'est qu'une
colonie intellectuelle, morale et religieuse de cette mère patrie de l'Europe,
de l'Afrique et de l'Asie. Le moyen âge la morcela sans la dissoudre. Ses
tronçons, coupés en petites principautés ou en petites républiques,
conservèrent les palpitations, la vigueur, le mouvement, l'énergie des
grandes nationalités. Elle eut des anarchies, des convulsions, des vertus,
des crimes, des héroïsmes grands comme ses ruines. Sa renaissance sous les
papes, sous les Médicis, sous sa maison de Ferrare, sous ses aristocraties de
Venise, sous ses démocraties de Gênes, sous ses théocraties de Rome, sous sa
principauté commerciale de Florence, sous ses paladins de Naples et de
Sicile, fut la renaissance de l'Europe. En se rallumant elle illumina l'univers.
Guerre, politique,' littérature, commerce, arts, navigation, manufactures,
diplomatie, tout émana de l'Italie. Ses noms ressemblent à ces dynasties
éternelles à qui la suprématie, dans tous les domaines de l'esprit humain, a
été dévolue par la nature, et dont les Sixte-Quint, les Léon X, les Cosme,
les Tasse, les Dante, les Machiavel, les Michel-Ange, les Raphaël, les
Pétrarque, les Galilée, les Doria, les Christophe Colomb, se transmettent
encore aujourd'hui le sceptre qu'aucune nation n'a pu arracher à leur race.
Assujettie, dans les derniers siècles, à l'Autriche intéressée à l'amollir
pour la subjuguer, a la maison des Bourbons d'Espagne superstitieuses et
voluptueuses dynasties, vice-royautés de l'Espagne ou d'e l'Allemagne à des
papes qui la laissaient do- miner par les puissances pour se conserver leur
faveur, a des aristocraties vicieuses assez riches pour la corrompre, trop
faibles pour l'aguerrir ; à un clergé qui pactisait pour ses richesses avec
la servitude, l'Italie, riche, peuplée, heureuse par les sens, humiliée par
l'âme, s'assoupissait,. mais ne se résignait pas. L'esprit
nouveau la pénétrait, pendant son sommeil, par tous les, pores. Nulle part en
Europe, excepté en France, les idées de tolérance et d'affranchissement pour
les cultes, de libertés civiles, d'égalité des classes, d'institutions
représentatives, de gouvernement spiritualiste des peuples, d'évocation de la
pensée par la tribune ou par la presse, pour concourir aux progrès de
l'humanité croissante, n'avaient plus de sectateurs qu'en Italie, surtout
dans ta tête du pays, dans le conseil des princes, dans les cours, dans le
clergé, dans les écoles, dans les ateliers des artistes, dans les écrivains,
dans les poètes, jusque dans les temples. Dans ses pompes sacerdotales,
l'Italie était philosophe sous son despotisme, elle était libérale ; sous son
démembrement, elle était patriotique, et tendait par tous ses instincts à
cette unité nationale, fédérale, seule résurrection possible de sa force et
de sa grandeur. Rome, par sa situation géographique, et par son institution
théocratique qui la condamne à être en paix avec les souverains étrangers,
était un obstacle à cette unité fédérale. La domination spirituelle de
l'Église, qui avait fait jadis la puissance des Italiens, faisait maintenant
leur impuissance. Une neutralité obligée à Rome faisait défaut, à une émancipation
énergique et armée en Italie. La
révolution française avait surpris l'Italie dans ce progrès de l'esprit
national et philosophique qui lui faisait saluer la régénération de la
France. L'horreur de l'Autriche, tyrannie plus haïe parce qu'elle était plus
présente, et la crainte du joug français, substitué au joug germanique,
balançaient ses instincts. Ses sympathies néanmoins l'avaient emporté sur ses
craintes. L'invasion de la Savoie par M. de Montesquiou sous la Convention,
la descente des armées de la république dans le Piémont, avaient été saluées
par les philosophes et par les patriotes italiens comme des présages
d'indépendance du joug théocratique et d'émancipation du joug de l'Autriche.
La noblesse, les classes littéraires, les classes artistiques, les classes
industrielles, avaient souri au rayonnement libérateur de la France, de Nice
à Milan, de Chambéry à Rome et à Naples. Les ravages mêmes de cette terre
devenue le champ de bataille des armées du Nord et des armées françaises
n'avaient pas découragé l'Italie. Elle savait que les peuples asservis ne
rachètent leur liberté et leur dignité qu'au prix de quelques sacrifices. Les
victoires de Bonaparte, qui la reconquéraient à la France, paraissaient aux
Italiens des triomphes qui les reconquéraient à eux-mêmes. Ces Polonais du
Midi se nattaient que le vainqueur de l'Autriche les constituerait en nation
unie ou fédérative après les avoir affranchis. La politique égoïste et
conquérante de Bonaparte l'emporta, là comme en Pologne, sur la politique
magnanime et désintéressée qui, en régénérant l'Italie, aurait ressuscité un
grand peuple allié reconnaissant et vassal de la France, au lieu de lui
donner des sujets humiliés et frémissants. Napoléon avait gratifié son beau-frère
Murat d'un royaume faible et impuissant à Naples, son fils adoptif Eugène
Beauharnais d'une vice-royauté précaire à Milan, sa sœur Élisa Bacciochi
d'une principauté en Toscane, son autre sœur Pauline Borghèse d'un
gouvernement général en Piémont ; Gênes et Venise, Rome elle-même, étaient
devenues des dépouilles déchirées de l'Italie, et des villes impériales,
Milan un quartier général d'armée française, la Savoie un département
français ; le pape, comme les doges, remplacé au Vatican, non par un
gouvernement romain, mais par un proconsul français, enlevé de la capitale de
la catholicité, errait de ville en ville dans une captivité honorifique à
peine déguisée. Les trésors de l'Italie et les chefs-d'œuvre de ses musées
servaient à enrichir ou à décorer le trésor ou les palais de l'empereur. Ses
enfants recrutaient nos armées et versaient leur sang dans le Nord pour une
cause qui n'était ni celle de leur indépendance ni celle de leur liberté.
L'ambition d'un homme et l'orgueil de sa monarchie militaire universelle
's'étaient interposés fatalement entre le génie de l'Italie et le génie de la
France de 1789, qui n'aspiraient qu'à s'unir pour se fortifier l'un par
l'autre, mais à s'unir dans la liberté, non dans la servitude. Le reflux de
l'Europe contre l'usurpation universelle de Napoléon avait paru ainsi une
délivrance de l'Italie. Tyran, pour tyran, elle préférait les plus anciens et
les plus faibles. Le traité de Vienne lui avait rendu son pontife et ses
princes. L'Autriche, maîtresse du Milanais, usurpatrice de Venise,
protectrice de la Toscane, avait pris au congrès autant de soin pour morceler
de nouveau la Péninsule que Napoléon pour la conquérir ; aucune ..de ces
puissances restaurées, maison de Naples, papauté, maison de Toscane, maison
de Sardaigne, n'était assez prépondérante pour donner à l'Italie le signal de
l'indépendance et pour inspirer à l'Autriche la crainte sérieuse .d'une
émancipation spontanée contre sa domination. XXV Mais
les idées philosophiques et nationales, déçues et -découragées par la France
en Italie pendant le règne de Napoléon, n'étaient pas mortes. Elles
commençaient à palpiter de nouveau, au contact des libertés de la tribune et
-de la presse françaises, depuis que le gouvernement représentatif, réimporté
en France par Louis XVIII, avait son retentissement et son émulation à
Naples, à Rome, à Gênes, à Turin. L'explosion révolutionnaire de l'Espagne
pour se délivrer du système monacal et du despotisme de 'la cour avait ébranlé
l'Italie. Le joug politique du sacerdoce y paraissait plus intolérable aux
esprits depuis qu'il avait été brisé et qu'on sentait l'impatience de le
briser encore. L'administration française, supérieure en mécanisme aux
administrations à la fois molles et tracassières des gouvernements restaurés,
y avait laissé des exemples et des regrets. Enfin la jeunesse militaire de
l'Italie, dressée à la guerre dans les campagnes de Napoléon, y avait formé
une foule de généraux, d'officiers et de soldats braves et éprouvés qui
s'indignaient de leur oisiveté présente, et qui se sentaient capables.
d'aguerrir et d'affranchir leur pays. A tous ces ferments d'esprit public et
d'esprit national en Italie se joignait l'influence sourde mais croissante
des sociétés secrètes. Les plus nombreux et les plus redoutables de ces
affiliés étaient les carbonari, armée souterraine de l'esprit public. Quand
les idées ne peuvent pas se produire au soleil, elles s'organisent dans
l'ombre. Le mystère est la force des opprimés. XXVI Le
carbonarisme, dont l'origine se perd dans la nuit du moyen âge, comme la
franc-maçonnerie, dont il fut tour à tour l'allié et l'ennemi, était une
sorte de jacobinisme italien. Il avait ses initiés, ses doctrines, ses
réunions secrètes, ses correspondances de province à province, ses mots
d'ordre, son administration occulte gouvernement ténébreux dans le
gouvernement officiel. Un christianisme philosophique, un patriotisme exalté,
et un républicanisme antique, fanatique, quelquefois déclamatoire comme celui
des Girondins en France ou des amis de la liberté en Allemagne, en étaient
l'âme, la formule, les cérémonies. Il ne faisait acception ni de rang, ni de
profession, ni de classe ; il initiait les riches, les pauvres, les
aristocrates, les plébéiens, les militaires, les prêtres, le peuple. C'était
l'égalité de l'esprit commun. Ses initiations n'avaient rien de suspect aux
gouvernements eux-mêmes un grand nombre de leurs agents s'affiliaient. Rien
n'était plus irréprochable que ses dogmes, plus puéril que ses cérémonies,
plus loyal que ses serments. Son seul danger apparent était dans son
mécanisme, dans son organisation, dans son nombre, dans la direction
irresponsable et simultanée que quelques hommes cachés derrière le voile de
sa hiérarchie suprême pouvaient imprimer d'un mot à ses tendances et à ses
actes. Innocent aujourd'hui, il pouvait être coupable et irrésistible demain
danger de ces associations nombreuses favorisées par les gouvernements
faibles, qui croient acquérir en les soutenant la puissance de les renverser.
Plus d'un million d'hommes dans les Calabres, dans les provinces et dans
l'armée de Naples étaient affiliés au carbonarisme. Le roi Ferdinand
lui-même, ses fils, la reine Caroline de Naples, sa femme, s'étaient initiés
à cette secte pendant leur long exil en Sicile. Ils en tenaient les fils dans
leurs mains, et c'est par cette société secrète et populaire qu'ils avaient
fomenté l'insurrection permanente de la Calabre contre les Français et contre
Murat, intrus dans leur royaume, étrangers dans leur patrie, usurpateurs de
leur trône. A son retour à Naples, après la chute de Napoléon, le vieux roi
Ferdinand organisa militairement en milices locales les carbonari des
Calabres, armant ainsi de la force publique ceux que l'organisation préexistante
de leur secte armait déjà de la force occulte de leur association. L'esprit
libéral qui soufflait de France, d'Angleterre, de Sicile et d'Espagne sur les
côtes d'Italie les pénétra bientôt de ses influences. Les généraux et les
officiers de l'armée dissoute de Murat les animèrent du feu de leurs
ressentiments. Les abus du gouvernement, les vices de la cour, l'oppression
inquiète du clergé, l'avilissement de l'Italie sous des princes faibles ou
complices de l'étranger, devinrent le texte de leurs discours ; le
redressement de ces griefs, la résurrection d'un patriotisme italien et
l'établissement d'une constitution le but avoué de leurs réunions. L'armée,
commandée en partie par les anciens lieutenants de Murat ; s'associait à ces
trames par ses murmures contre la cour rentrée à Naples avec les émigrés et
avec les conseillers de la terreur royale de 1799. Le roi avait vieilli dans
l'exil, instrument passif des passions de la reine Caroline sa femme. Il
était aimé du peuple, jouet des grands, méprisé des soldats. Incapable de
résolutions fortes, capable de ruses et de retours inattendus, véritable
prince de la maison dégénérée d'Espagne, chez qui l'éducation superstitieuse
et l'adulation servile étouffaient la nature. La chasse dans les forêts de
Caserte, Escurial de la dynastie de Naples, la pêche dans son beau golfe avec
les lazzaroni, plèbe heureuse et triviale de sa capitale, l'amour et les
cérémonies du culte, se disputaient ses loisirs. L'Autriche, alliée de sa
couronne et dominatrice de son royaume, avait la haute influence dans ses
conseils. Le chevalier de Médicis, homme de vaste intelligence, mais de
timide volonté et de faible courage, propre aux temps paisibles, impropre aux
heures de résolution dirigeait son gouvernement. Ce
ministre, incrédule aux dangers du carbonarisme, avait commis la même faute
que les ministres du roi d'Espagne à Cadix l'année précédente. Il avait formé
un camp d'observation à Cessa, agglomérant ainsi tous les éléments de
l'insurrection militaire sur un seul point du royaume, comme pour faciliter
aux conjurés les moyens de s'entendre, de se concerter et de mesurer leurs
forces. Les différents corps de l'armée, en quittant le camp, avaient
remporté dans leurs différents cantonnements la conviction de leur nombre, de
leur esprit unanime, et la certitude d'être suivis à l'heure où une occasion
mûre ferait éclater l'âme du pays. Naples attendait son Riégo. XXVII Un
sous-lieutenant de cavalerie, nommé Morelli, cantonné à Nola, dans la
province d'Avellino, province intermédiaire entre Naples et les Calabres,
donna le premier signal à l'armée. Il monta à cheval, le 2 juillet 1820 au
lever du jour, entraîna une centaine de soldats de son régiment initiés aux
carbonari par un chanoine de Nola nommé Menichini, et, suivi de ce prêtre et
d'une poignée de carbonari, il s'avança vers la ville d'Avellino occupée par
d'autres corps de troupes, aux cris de Vive Dieu ! vive le roi ! vive la
constitution ! Le colonel de Conciliis, homme de haute naissance et
de grande fortune de cette province, initié lui-même au carbonarisme, mais
indécis encore sur l'heure et sur l'occasion d'un mouvement, commandait les
troupes dans Avellino. Inquiet et mécontent peut-être de l'insurrection
prématurée de Morelli, il délibère et il hésite sous les armes.
L'insurrection s'arrête et flotte un moment. Le roi, qui était en mer, dans
le golfe, pour aller au-devant de son fils le duc de Calabre revenant de
Sicile, apprend sur son vaisseau l'audace et les premiers succès de Morelli.
Il comprend le danger de la première étincelle dans un royaume miné de
complots souterrains ; il tremble de remettre le pied sur la plage ; des
nouvelles rassurantes et la résistance de Conciliis le décident. Il rentre
avec son fils et sa cour dans le palais. Les conseils se succèdent. Le général
Guglielmo Pepe, soldat populaire de l'armée de Murat, et qui commande en chef
la province, reçoit l'ordre de partir pour Avellino cet ordre à peine donné
est révoqué : le général Caroscosa ; est envoyé à sa place. Pepe
s'indigne d'une défiance qui lui arrache une occasion de servir d'arbitre
entre le trône, l'armée, le pays. Il part en secret malgré la cour, enlève
aux portes de Naples un régiment de cavalerie aux cris de Vive la
constitution ! jette l'effroi dans le palais, l'agitation dans la
capitale, la joie dans le cœur des conjurés. Caroscosa, fidèle au roi, mais
populaire parmi les libéraux, veut concilier son devoir et sa popularité
libérale ; il perd les heures à Naples à réfléchir sa mission. Pendant ces
temporisations, le temps, qui est l'élément des révolutions ou des
répressions, se dévore. Morelli soulève autour de son détachement les villes
et les campagnes il se concerte, dans une entrevue nocturne et secrète, avec
le commandant d'Avellino, de Conciliis. Ce colonel entraîné veut entraîner a
son tour sa province. Il appelle à lui les troupes et les milices sous
prétexte de fermer les portes de la ville aux insurgés, en réalité pour les
leur ouvrir. La province entière et les troupes commandées par de Conciliis
se déclarent en insurrection contre té gouvernement absolu. Morelli, de
Conciliis forment un camp constitutionnel sur les hauteurs d'Avellino. Le
général Pepe y arrive de Naples, non plus pour combattre, mais pour autoriser
et diriger le mouvement par sa présence. Le bruit de cette défection du jeune
général se répand et entraîne les villes, les garnisons, les provinces
voisines. Les carbonari se lèvent avec les milices, comme un peuple invisible
jusque-là, au milieu d'un peuple étonné. Pepe, respectueux dans ses paroles,
mais résolu dans ses actes, les forme en colonnes et annonce sa marche sur la
capitale. Naples, qui n'attendait qu'un chef et un signal, fermente et
s'enhardit de l'approche des conjurés. Une députation des carbonari, de la
noblesse et du peuple pénètre dans le palais et somme le roi de promulguer la
constitution. Le prince accorde les institutions imposées, et demande
seulement le temps de les délibérer avec ses ministres. Un des tribuns montre
du doigt l'aiguille sur le cadran de la pendule et donne deux heures
seulement à la cour pour changer les institutions du peuple. Le roi asservi
congédie ses ministres, en nomme d'autres agréables à la multitude, publie
une déclaration qui garantit une constitution dans huit jours, et remet
provisoirement le gouvernement aux mains du duc de Calabre son fils. Ce
prince, formé dès l'enfance aux intrigues de cour dans le palais de Palerme
entre les Anglais, les libéraux et sa mère, était plus propre que tout autre
à faire fléchir astucieusement un pouvoir vaincu par une révolution, mais qui
méditait de se reconquérir par la ruse et par la force. Écarté des affaires,
éclairé, studieux, éloquent, habile à flatter les partis et à les endormir,
sa réputation de libéralisme le rendait agréable au peuple et à l'armée mais
respectueux au fond envers son père, et plus zélé à lui sauver sa couronne
qu'à la dérober prématurément pour lui-même, le duc de Calabre était le négociateur
naturel entre le trône et les constitutionnels. Pour calmer instantanément
l'impatience tumultueuse du peuple autour du palais, il promulgue la
constitution des cortès d'Espagne, vociférée, faute d'autre, par les
rassemblements. Le peuple satisfait s'empare de.la promesse sans savoir ce
que renferme le texte de cette constitution, sachant seulement qu'elle
signifie à Madrid le triomphe sur la cour, l'abaissement du roi, la victoire
de la liberté populaire sur un despotisme monarchique et sacerdotal. XXVIII Cependant
le général populaire Pepe s'avançait sur Naples à la tête de l'armée des
milices et des carbonari des provinces insurgées. La révolution en avait fait
son chef. Ce chef, créé par le hasard plus que par le complot, était une
heureuse fortune pour le trône et pour la révolution à la fois. C'était le Riégo
tout-puissant, mais le Riégo involontaire et modéré de l'Italie. Né en
Calabre, d'une race militaire de cette province, la plus agricole et la plus
belliqueuse du royaume, vingtième enfant d'une famille riche et populaire
dans ces montagnes, élevé dans la simplicité et dans la discipline de ces
mœurs rurales qui font les laboureurs 'et les soldats, aguerri dès l'enfance
par ces guerres intestines des partis qui luttaient à main armée dans les
Calabres depuis la révolution de 1794, entré au service avec plusieurs de ses
frères, signalé par sa bravoure, élevé de grade en grade, sur les champs de
bataille de la France par Murat, jusqu'au rang de général de division, fidèle
à ce prince jusqu'à son abdication, accueilli par Ferdinand, gouverneur de
province et commandant d'un corps d'armée depuis la restauration ; jeune
encore, d'une figure agréable à la multitude, d'un nom cher aux soldats,
d'une opinion libérale et tempérée par l'honneur, qui donnait à la fois des
gages à la liberté et à la couronne, servi par une insurrection qui le
prenait pour chef sans l'avoir eu pour complice le général Guillaume Pepe
ressemblait à La Fayette, balançant en 90 la république et la monarchie dans
ses mains, arbitre armé du roi et de la nation. Mais, bien qu'il eût pris le
premier la responsabilité de ce rôle d'arbitre entre l'armée, le trône et le
peuple, le général Pepe était plus ambitieux de renom qu'avide de domination
sur son souverain ; il n'avait ni capté la popularité par des complaisances a
l'anarchie, ni arraché le roi de son palais pour l'emprisonner dans sa
capitale, ni poursuivi la famille royale fugitive pour la ramener à ses
geôliers. Une fidélité conditionnelle à son roi, des institutions
progressives à son pays, le signal de l'indépendance italienne donné en
émulation et en exemple à la Péninsule, une dictature courte et promptement
abdiquée devant les lois tels étaient l'instinct et le caractère du
dictateur. Il
entra le 7 juillet à Naples a la tête de l'armée et des milices, après s'être
concerté secrètement avec le duc de Calabre. Son cortège innombrable
ressemblait autant à une sédition disciplinée qu'à un triomphe militaire. A
la suite des régiments insurgés commandés par Morelli, de Conciliis,
Napolitains, tribuns militaires, salués comme des libérateurs par la
capitale, marchaient en ordre des milliers de miliciens et de carbonari des
provinces. Leurs vestes de laine brune, leurs sandales de berger, leurs chapeaux
coniques décorés des couleurs des carbonaristes, leurs carabines calabraises
étincelant au soleil, leurs pieds poudreux, leurs teints hâlés, leurs visages
belliqueux et sombres, excitaient à la fois l'étonnement et la terreur de la
foule répandue sur les longues grèves de Naples, pour assister à cette
invasion d'une secte sortie de ses ventes, de ses souterrains, de ses rochers
et de ses forêts, pour venir triompher sous les temples et sous les palais
d'une capitale. Le prêtre Menichini, monté sur une mule de ses montagnes,
couvert des signes du carbonarisme, s'avançait au milieu des milices rurales,
une carabine à la main. Tous les regards cherchaient, toutes les mains
applaudissaient ce prêtre sauvage, premier moteur du mouvement de Nola. Une
armée de paysans, de moines, de bergers, de matelots ; de brigands de ces
côtes, marchait sous tous ses costumes autour des chefs des ventes de leurs
provinces. La ville entière se décorait à leur passage des couleurs de la
secte, les uns par imitation, les autres par terreur. Un cri unanime de «
Vive le roi vive la constitution » s'éleva de, l'armée, de la mer et de la
ville, jusqu'aux balcons pavoisés du palais du roi. Après
avoir passé en revue cette double armée, Pepe, Morelli, de Conciliis,
Menichini et le général napolitain se rendirent au palais pour porter au roi
et au duc de Calabre l'hommage et l'injonction tacite de la révolution
représentée par eux. Le duc de Calabre les reçut, pare lui-même, ainsi que la
cour, des insignes de la cause triomphante. « Quand je suis arrivé au camp
des constitutionnels, lui dit Pepe, la révolution était accomplie ; je ne
pensai plus qu'à la diriger dans le double intérêt du trône et de la patrie.
Les hommes armés qui viennent de passer sous vos yeux, les milliers d'autres
qui sont restés dans leurs provinces ou qui ont repris le chemin de leur
pays, ne sont pas des rebelles, mais des sujets ; leurs armes ne menacent pas
le trône, mais lui servent de soutien. Quant à moi, je supplie Votre Altesse
et le roi d'abréger une situation également pénible pour tous, en convoquant
au plus tôt une représentation nationale ; je jure' de résigner les hautes
fonctions dont je suis investi avec plus de joie que je ne les accepte
aujourd'hui. » Le duc
de Calabre jura de son côté, avec un accent que la dissimulation des cours
italiennes rendait sincère, qu'il aspirait autant que le peuple et l'armée
aux institutions constitutionnelles. Vous, général Pepe, dit-il en finissant,
calmez les inquiétudes produites par ce généreux sentiment exercez hardiment
votre suprématie militaire ; les généraux, vos émules, ont applaudi eux-mêmes
à votre élévation ; vos actions ont devancé la marche lente des années Je
jure de défendre la constitution des cortès au prix de mon sang. » Conduit de
là auprès du vieux roi malade ou affectant la maladie pour se soulager du
trône, Pepe trouva Ferdinand dans une chambre retirée du palais, couché sur
son lit ; la princesse Partanna, belle Sicilienne qu'il avait aimée longtemps
et qu'il avait épousée, comme une autre Maintenon, après la mort de la reine,
était assise au chevet de sa couche. Le général baisa respectueusement la
main que le roi lui tendit, selon l'étiquette des cours espagnoles. « Maintenant,
lui dit Pepe, Votre Majesté règne enfin sur le cœur de tous ! J'espère, lui
répondit le roi avec inquiétude, que tu le conduiras en homme d'honneur. » Le
duc de Calabre voulut excuser le général constitutionnel auprès de son père,
en lui expliquant qu'il n'avait été rejoindre les révoltés d'Avellino que sur
le bruit de sa prochaine arrestation par les ministres. Pepe déclina cette
excuse avec fierté, il avoua au roi que la pensée de provoquer des
institutions représentatives était depuis longtemps dans son cœur, qu'il méditait
sur les moyens, tes plus dignes et les plus loyaux de les faire adopter au
roi, de concert avec son peuple, que l'événement d'Avellino avait été
précipité et inattendu, sans doute, mais que la constitution désirée par la
nation et par l'armée n'en aurait pas moins été proclamée par lui dans une
forme plus régulière et plus imposante. L'harmonie parut, quoique contrainte,
établie entre le général et la cour. L'enthousiasme, contenu par l'armée et
par ses chefs dans les limites du respect pour la couronne, n'eut ni anarchie
ni excès à Naples. Les élections envoyèrent en majorité au parlement
napolitain des députés libéraux, mais prudents, tels que les Ricciardi, les
Poério, les Borelli, publicistes, orateurs politiques éminents, représentants
modérés mais fermes de l'opinion italienne. Ce peuple, doué par la nature
d'aptitudes universelles, éleva sa tribune à la hauteur des tribunes
française et britannique dès le premier jour de ses discussions. Les
carbonari, triomphants, embarrassèrent seulement, par leurs exigences et par
leurs clameurs, la marche de l'administration nouvelle. Le roi jura
solennellement dans la cathédrale de maintenir les institutions conquises, et
il appela spontanément la vengeance de Dieu sur ses cheveux blancs, s'il
violait jamais son serment. Pepe déposa sa dictature, et s'occupa
exclusivement de reconstituer l'armée aguerrie par Murat sur -les champs de
bataille de l'Europe. La Sicile, toujours prête à proclamer son indépendance
à chaque ébranlement du pouvoir de Naples ; et l'Autriche, inquiète du signal
donné de Naples à l'indépendance de l'Italie, rendaient doublement nécessaire
un déploiement de force armée disproportionnée à l'étendue comme au caractère
du royaume. Rome fermenta la première du voisinage de ce premier foyer de révolution
; la Toscane, libéralement et paternellement gouvernée par le jeune Léopold,
disciple alors adoré du premier Léopold, attendit sans impatience le
développement des événements ; le Piémont, écho toujours palpitant de la
France, et adversaire ambitieux de l'Autriche dans la basse Italie, s'émut au
contre-coup de la révolution napolitaine, s'initia au carbonarisme jusque
dans le palais du roi, et médita, dans l'aristocratie et dans l'armée, plus
que dans le peuple, une seconde explosion à l'autre extrémité de l'Italie. XXIX Cependant
les cours du Nord, attentives au progrès de l'esprit libéral qu'elles
appelaient l'esprit révolutionnaire, émues par l'humiliation de la royauté de
Madrid, consternées par le meurtre d'un prince en France, inquiétées de la
contagion qui se révélait à Naples et à Turin, et redoutant que cette
contagion, qui avait franchi les Pyrénées et les Alpes, ne franchît bientôt
le Tyrol et le Rhin, se concertaient pour étouffer la liberté menaçante dans
le triple foyer qu'elle venait de s'ouvrir. La Russie, la Prusse, l'Autriche,
rappelaient leurs ambassadeurs, fermaient leurs frontières à ceux de Naples,
d'Espagne, interrogeant avec sévérité ces gouvernements nouveaux sur la
légitimité de leurs origines et sur la sincérité des rois qui les avaient
consentis. Elles armaient sous des prétextes transparents, rapprochaient de
l'Italie des corps d'armée qui n'attendaient que le consentement d'un congrès
pour intervenir au nom du traité de la sainte alliance contre l'indépendance
des peuples en révolution. L'Angleterre, forcée de rendre compte de l'opinion
par la presse et par la tribune, qui lui commandaient le respect, au moins
apparent, des volontés nationales, ne pouvait entrer ostensiblement dans
cette ligue offensive des rois. Mais ses ambassadeurs, servant en secret les
intentions avouées de son ministère, encore animé de l'esprit de son grand
homme d'État, William Pitt, trahissaient partout leur antipathie contre les
émancipations révolutionnaires des deux péninsules, et s'efforçaient, sinon
de combattre en face, du moins de faire avorter ces révolutions. Ils
craignaient aussi que l'analogie des institutions et la solidarité de
voisinage ne donnassent à la France un ascendant trop croissant en Italie. La
France était jetée, de son côté, par ces événements extérieurs, dans une
contradiction entre ses intérêts nationaux et ses intérêts dynastiques, qui
donnait à ses actes et à ses pensées une ambiguïté fatale. Puissance
constitutionnelle, elle ne pouvait avec décence attaquer l'esprit
constitutionnel par une intervention hostile chez ses voisins, qui voulaient
être libres à son image ; dynastie contre-révolutionnaire, elle ne pouvait
voir sans effroi la révolution saper ses trois trônes de famille, à Madrid, à
Naples et à Turin ; enfin, monarchie représentative depuis l'inauguration de
sa charte, elle ne pouvait demander à haute voix à une chambre représentative
les frais de la guerre contre le principe de la représentation des peuples.
De là, dans sa diplomatie à Naples et à Madrid, une direction double et forcément
contradictoire, qui faisait de son gouvernement tour à tour l'espérance des
peuples ou l'allié des cours. Cette contradiction n'était nulle part plus
flagrante qu'à Naples et en Italie. Le duc de Narbonne, ambassadeur de Louis
XVIII auprès de la cour des Deux-Siciles, homme qui cachait sous une extrême
modestie un sens juste et une pensée élevée, s'était imbu, quoique émigré en
Angleterre, de l'esprit libéral du roi et de la nécessité pour la maison de
Bourbon de se rajeunir par une alliance sincère avec les intérêts nouveaux en
France et en Europe. On se hâta de le rappeler de Naples, pour laisser les
négociations entre les mains de M. de Fontenoy, homme plus jeune ; moins
élevé en dignité et plus facile à désavouer au besoin. M. de Fontenoy,
quoique dévoué de cœur et de raison à la Restauration, qui avait apprécié et
révélé ses talents, était un de ces esprits libres de préjugés et supérieurs
de point de vue, qui ne servent pas pour flatter, mais pour servir. Nul ne
comprenait mieux que lui et ne faisait mieux comprendre aux Tuileries, dans
ses dépêches, la nécessité pour la France constitutionnelle de se populariser
en Italie, en se faisant, non l'auxiliaire des révolutions, mais l'arbitre
imposant et obéi entre les révolutions et les trônes, et surtout
l'antagoniste de l'Autriche. C'était à ce prix, selon M. de Fontenoy, que la
France pouvait seulement contrebalancer au-delà des Alpes l'Autriche, au-delà
des Pyrénées l'Angleterre. Il conseillait donc aux constitutionnels de Naples
la modération, au roi Ferdinand la condescendance, au ministère français la
résistance aux injonctions du Nord et l'arbitrage hardiment affecté par la
France, au double titre de puissance constitutionnelle et de dynastie
bourbonienne, entre l'Italie et l'Autriche. Il jouissait d'un grand crédit,
dans la haute Italie, sur les cours et sur les libéraux à la fois. Rectifier
la constitution incomplète des cortès, et prendre ensuite sous la protection
de la France l'indépendance de l'Italie, telle était la diplomatie de M. de
Fontenoy et de sa légation[1]. XXX M.
Pasquier était alors ministre des affaires étrangères. Homme de
circonstances, capable de s'identifier avec une grande pénétration d'esprit à
toutes les causes, il inspirait des mêmes pensées que M. de Fontenoy notre
politique en Italie et en Espagne mais, pendant que M. Pasquier donnait à
Naples les instructions les plus intelligentes et les plus sages dans le sens
de ces idées de modération et d'arbitrage français, le duc de Blacas,
ambassadeur a Rome, et investi d'une autorité générale sur les négociateurs
d'un rang moins élevé que le sien, adressait à Naples des instructions
contraires et des directions opposées à celles du ministre officiel. M. de
Blacas ne voyait de salut pour la monarchie de son maître que dans une guerre
déclarée à tout esprit d'émancipation libérale dans les cours d'Italie, et
dans l'alliance franche et immédiate avec l'Autriche contre toute
indépendance et toute liberté dans ta- Péninsule prêt à abandonner ces
puissances à l'Autriche, pourvu que l'Autriche y refrénât les révolutions. Cette
même lutte intestine, entre les deux esprits qui se disputaient l'opinion et
le gouvernement, existait à Paris et éclatait de jour en jour avec plus
d'animosité dans les chambres et dans la presse. La réunion des souverains du
Nord à Troppau, ville limitrophe de la Pologne, pour y aviser aux résolutions
communes et pour y préméditer un acte de la sainte alliance si chère à
Alexandre, servait de texte aux récriminations des deux partis. Au moment où l'Autriche,
par l'organe de M. de Metternich, s'efforçait de convaincre l'empereur de
Russie de la nécessité, douteuse encore pour lui, d'intervenir par les armes
dans les deux péninsules, une révolte militaire d'un des régiments de la
garnison de Saint-Pétersbourg étonna Alexandre, et le convainquit du danger des
rois par celui qu'il avait couru. Les trois souverains convinrent d'agir en
commun et avec énergie contre les progrès de la révolution en Italie comme en
Espagne. Ils se séparèrent quelques semaines pour se réunir de nouveau en
congrès général a Laybach, où ils sommèrent le vieux roi de Naples,
Ferdinand, de se rendre pour attester sa liberté ou sa captivité par sa
présence ou par son absence. Après de longues agitations du peuple et de
violentes discussions du parlement napolitain, ce prince obtint, à force de
serments à son peuple, la liberté de se rendre, comme négociateur souverain,
au congrès des puissances. Il s'embarqua sur un vaisseau de guerre, que la
tempête rejeta le lendemain sur les côtes, et partit avec de nouveaux
serments sur les lèvres et de nouvelles rétractations dans le cœur. XXXI Le
parti libéral de la chambre s'indignait, dans ses discours, de cette
conspiration à visage découvert des souverains absolus dans les réunions
comme celle de Troppau, ou dans des congrès comme celui de Laybach, contre
l'indépendance des peuples, et montrait la France, dupe ou complice, prêtant
la main à sa propre annihilation ; l'esprit public, toujours plus sensible
dans une nation belliqueuse aux humiliations extérieures qu'aux oppressions
du dedans, s'envenimait contre la cour et contre les ministres. Les
royalistes exaltés, de leur côté, perdaient toute patience et reprochaient
aux ministres Richelieu et Pasquier les temporisations et les accommodements
avec les révolutions. Déjà les hommes intermédiaires, qui avaient le plus la
confiance de ce parti, et qui étaient entrés au conseil sans portefeuilles,
comme garants d'une administration royaliste, tels que MM. de Villèle, de
Corbière, Lainé, étaient l'objet de reproches et de sommations acerbes a la
tribune. Le général Donnadieu, M. de La Bourdonnaie, M. de Lalot, donnaient
le signal d'une scission entre les exaltés et les modérés, qui menaçait M. de
Richelieu d'une chute prochaine, entre les libéraux irrités et les royalistes
indisciplinables. Ces deux partis échangeaient, par-dessus la tête des ministres,
des injures et des défis qui semblaient préluder à des guerres civiles.
L'Espagne et l'Italie étaient le texte de ces mutuelles provocations. Le
général Foy, La Fayette, Benjamin Constant, Casimir Périer, de Lameth,
Manuel, Laffitte, Girardin, rivalisaient d'éloquence et de colères avec M. de
Serre, M. de Vaublanc, M. de La Bourdonnaie, M. Donnadieu. M. Pasquier,
habile à assoupir ces débats par des discours qui ne donnaient la victoire à
personne, mais qui ne désespéraient aucun des deux partis, satisfaisait
néanmoins en secret la cour en envoyant au congrès de Laybach des
négociateurs agréables à la sainte alliance, tels que M. de Blacas, M. de
Caraman, M. de La Ferronays. Dans ce congrès, la. France, flottant entre
l'Angleterre et la Russie, se déclara neutre ; mais ; en se retirant de
l'action, elle livrait en réalité l'Italie à l'Autriche. Déjà soixante mille
hommes, commandés par le général Frémont, marchaient sur Rome et sur Naples
par la Toscane. Le vieux roi Ferdinand s'avançait avec eux pour revendiquer
sa couronne. Que pouvait contre l'Europe entière une puissance découragée
d'avance par l'abandon de tous ses alliés naturels ? Le général Pepe
conduisit en vain l'armée napolitaine aux défilés d'Introdocco, pour sauver
du moins l'honneur national par une lutte désespérée mais glorieuse. La
révolution napolitaine succomba sans avoir combattu. Pepe, abandonné de ses
troupes au premier coup de canon, ne put rallier un seul régiment jusqu'à
Naples. Il partit pour un long exil, que la défense héroïque de Venise devait
illustrer dans sa vieillesse. Soldat digne d'une autre fortune, trahi par son
peuple et par son temps. XXXII Par une
entente mal calculée, ou par un hasard également funeste à la cause
italienne, Turin proclamait la constitution espagnole au moment où l'Europe
la déclarait incompatible avec l'existence des monarchies, et où les
Autrichiens triomphaient à Naples. Le roi de Sardaigne, Victor-Emmanuel,
prince plus digne du trône, parce qu'il plaçait l'honneur au-dessus du trône,
refusa de ratifier une révolution de caserne et de palais, qui lui ordonnait
de violer ses engagements envers les puissances et ses propres convictions.
Il abdiqua en faveur de son 'frère absent. Le jeune prince de Carignan,
héritier présomptif de la couronne, qui avait fomenté cette révolution avec
la jeune noblesse de sa cour, et qui devait périr un jour victime d'ambitions
plus vastes que son empire, s'investit de la régence et anima la révolution
qui le prenait pour chef ; mais, aussi versatile dans l'action qu'il avait
été téméraire dans le complot, il déconcerta lui-même, peu de jours après,
toute résistance aux forces autrichiennes en abandonnant de nuit la capitale
à la tête des gardes du corps, et en allant se ranger lui-même, avec la
moitié de l'armée, sous les ordres du général autrichien. Enfant inconsidéré,
dans le palais comme dans la révolte, nuisible aux deux partis par son inconséquence,
instrument d'une conjuration contre le trône, puis du trône contre la
conjuration, livrant ses amis après avoir livré sa dynastie, et laissant
l'opinion incapable de prononcer s'il avait été plus puéril que conspirateur,
et plus complice de la couronne que complice de la révolution. Sa défection
enleva l'espoir, mais non le courage à ses amis Santa Rosa, Collegno,
Saint-Marsan, et d'autres jeunes chefs de la noblesse militaire et
patriotique de Turin, tentèrent une attaque à Novare sur les Autrichiens mais
la présence du prince de Carignan dans les rangs de leurs ennemis et la masse
des forces de Bubna accouru de Milan, déjouèrent leur héroïsme. Ils ne purent
que sceller de leur sang la cause de la constitution et de la patrie. Le roi
de Sardaigne rentra dans Turin, les chefs constitutionnels, emprisonnés ou
proscrits, expièrent leur témérité dans les forteresses ou dans les exils. Le
prince de Carignan, mal pardonné par le roi son oncle, alla promener dans les
cours étrangères, et plus tard dans les rangs de nos soldats en Espagne,
l'ambiguïté de son rôle, et racheta par d'éclatantes résipiscences le droit
de régner. XXXIII La
neutralité équivoque que le ministère avait gardée jusque-là entre les deux
partis de l'Assemblée dans les négociations, l'irritation du parti libéral,
accrue par la chute de Turin et de Naples, les apostrophes de la droite
gourmandant les ministres, les manœuvres de ce conseil occulte du comte
d'Artois, redevenu plus exigeant en proportion des concessions qui lui
avaient été faites ; enfin la certitude d'avoir, par madame du Cayla,
favorite de plus en plus chère au roi, un parti dans le cœur de ce prince,
décidèrent M. de Villèle à se retirer du conseil. Il en portait la
responsabilité sans en avoir la direction. Ce rôle secondaire et ingrat de
négociateur perpétuel entre le parti royaliste, et le gouvernement lui
semblait, avec raison, disproportionné à son importance politique. Il
entraîna dans sa retraite M. de Corbière, satellite difficile, mais fidèle,
de sa politique. Le ministère, abandonné ainsi à lui-même, chancela. Le duc
de Richelieu, instruit des complots de cour qui' recommençaient à s'ourdir
contre lui dans la familiarité du frère du roi, lui demanda une audience et
lui reprocha avec respect, mais avec amertume, de lui avoir donné sa foi de
gentilhomme qu'il ne laisserait pas harceler le ministre par ses amis et
d'oublier cette parole. Le prince s'excusa sur les difficultés qu'il
rencontrait à contenir les royalistes mécontents. Les conspirations civiles
et militaires, mal éteintes dans le sang des premiers conjurés du dernier
complot, inspiraient à la cour et aux royalistes des deux chambres des
inquiétudes qui les rendaient plus exigeants. Ils sentaient le sol miné sous
le trône. Le
carbonarisme italien couvait, jusqu'à ce côté-ci des Alpes, des explosions
qu'on reprochait aux ministres. Ces complots, avoués depuis comme un titre de
gloire par les chefs qui les répudiaient alors comme des calomnies, avaient
leur centre à Paris, leurs ramifications dans les provinces militaires. Le 20
mars, Naples, l'Espagne, le Piémont, avaient appris aux conspirateurs que la
corruption de la fidélité des armées était le plus prompt et le plus certain
désarmement du pouvoir. C'est dans le voisinage des grands rassemblements de
troupes et des grandes écoles militaires qu'il importait aux carbonari
français de concentrer les associations secrètes et de préparer les
insurrections. Des ventes, correspondant avec la grande vente centrale de
Paris, furent organisées à Nantes et à Saumur. La grande vente de Paris,
formée à peu près des mêmes hommes que le comité directeur déjà entrevu dans
les conjurations précédentes, comptait parmi ses principaux initiés les
Corcelles, les Kœchlin, les de Schonen, les Mérilhou, les Buchez, les Bazard,
les Arnold Scheffer. La Fayette le présidait. Son nom, prononcé à voix basse
de vente en vente, dans les régiments, dans les écoles., dans les ateliers,
autorisait, accréditait, illustrait ces complots. Infatigable et intrépide,
il livrait sa personne, sa famille, sa vie même, pour servir la révolution et
garantir sa mémoire. Il liait des intelligences avec Belfort et avec Saumur,
se préparant à reprendre au besoin, à la tête de l'armée, le rôle qu'il avait
eu jadis à la tête de la garde nationale constance que trente années de
déceptions et de captivité n'avaient pu lasser. Le
carbonarisme français ainsi que le carbonarisme des Calabres ne s'entendait
que dans sa haine commune contre les Bourbons. Les vieux militaires
espéraient faire sortir de la révolution un troisième règne de Napoléon
rappelé de Sainte-Hélène ; les jeunes, Napoléon II arraché à Schœnbrünn
ceux-ci le duc d'Orléans, ceux-là la république, La Fayette la gloire et
l'arbitrage décisif entre tous ces partis. XXXIV Une
rumeur immense interrompit un instant ces trames et suspendit la respiration
de la France Napoléon venait de mourir. Arrêtons-nous un instant nous-même
pour raconter cette mort, comme l'Europe s'arrêta pour en écouter alors le
récit. La vie politique de Napoléon avait cessé le jour où il était monté sur
le vaisseau anglais pour voguer vers Sainte-Hélène ; mais la vie morale avait
survécu en lui comme pour laisser l'acteur descendre de la scène après le
drame, en spectacle à l'histoire et en entretien avec lui-même. La Providence
lui avait accordé, pour mettre le comble à toutes ses faveurs, la dernière
faveur qu'elle puisse faire à un grand homme, celle d'avoir un intervalle de
paix entre sa vie et sa mort, de se recueillir dans la satisfaction et dans
le repentir de ses actes, et de jouir dans ce lointain, qui donne leur vraie
perspective aux choses humaines, du regard, de l'admiration et de la pitié de
la postérité. Ni Alexandre ni César n'obtinrent de leur fortune ce don
suprême des dieux. L'un mourut dans la fièvre de la jeunesse et dans le
vertige de la prospérité l'autre tomba sous vingt-sept coups de poignard,
ayant à peine le temps de reconnaître la main des meurtriers, ou la justice
des dieux. Napoléon vit à loisir et de loin les deux faces de sa destinée ;
il entendit se prolonger à satiété l'écho de son nom ; il descendit pas à
pas, en voyant grandir son ombre derrière lui, la pente occidentale de sa
vie. Des hommes légers ont regretté pour lui qu'il ne se fût pas évanoui
comme Romulus dans une tempête, à l'apogée de sa gloire et de sa puissance ;
ils ont appelé malheur et décadence sa captivité et sa relégation loin de la
scène qu'il avait remplie de son bruit ; nous l'appelons son dernier bonheur.
Il eut, comme Dioclétien au jardin de Salone, ou comme Charles-Quint au
monastère de Saint-Just, ces années de crépuscule qui laissent la pensée,
troublée par l’action, déposer le limon de la vie avant de s'écouler dans
l'éternité, et qui préparent l'âme, par le jugement qu'elle porte sur
elle-même, au jugement de l'avenir et au jugement de Dieu. Il eut de plus ces
adversités éclatantes et ces expiations amères qui donnent satisfaction à
l'envie et qui attendrissent par la pitié l'arrêt de la postérité. Que les
insensés plaignent un pareil sort les hommes religieux de tous les cultes et
les hommes qui auront dans l'âme l'instinct de la vraie gloire dans tous les
siècles y reconnaîtront une faveur du ciel. XXXV Seulement,
il faut le déplorer pour sa mémoire et pour la dignité de l'infortune,
Napoléon profita peu de cette faveur des -races prédestinées. Homme accoutumé
trop jeune à une constante et merveilleuse complaisance de la prospérité, il
supporta la disgrâce avec plus d'apparat que de véritable grandeur d'âme. Il
disputa avec l'adversité, comme si elle eût été une offense des hommes, au
lieu de la reconnaître et de s'y résigner comme à une souveraineté clémente
de Dieu. Il n'eut ni le détachement volontaire et philosophique de
Dioclétien, ni l'abnégation solitaire et pieuse de Charles-Quint. Vaincu,
jamais soumis, contestant au sort ses dernières bribes, rarement homme,
toujours empereur, même après que l'empire lui avait échappé, il oublia trop
que ce qu'il y a de plus grand dans le grand homme, ce n'est pas l'empire,
c'est la nature. Il pouvait donner ainsi à penser aux philosophes que, s'il
n'eût pas été le maître du monde par les circonstances et par le génie, il
aurait pu être une âme ordinaire dans les conditions privées de l'existence.
Il ne sépara pas assez sa fortune de lui-même. Il se confondit
perpétuellement avec son rôle. Ce
monologue de six ans qu'il adressa au monde du haut de son rocher, et dont
ses courtisans enregistrèrent les moindres paroles pour les transmettre à ses
séides comme un évangile de parti, ne fut qu'une longue note diplomatique
sans bonne foi, adressée a ses partisans, et parlant tour à tour la langue de
toutes les factions qu'il voulait nourrir de sa mémoire, au lieu d'être
l'épanchement désintéressé, sincère et religieux d'une âme qui se lègue avec
ses grandeurs, ses faiblesses, ses vérités et ses repentirs au monde. Le
livre qui contient ce monologue, le Mémorial de Sainte-Hélène, n'est que le
protocole d'une politique tombée qui veut se justifier par les sophismes, et le
martyrologe d'une ambition qui s'acharne encore à des étiquettes et à des
titres quand elle ne peut plus retenir l'univers. Ce livre, qui passionna un
moment l'Europe, soit qu'il ait été dicté par Napoléon, soit qu'il ait été
inspiré par un désir inhabile de populariser sa cause après lui, fut un
malheur pour le grand homme, qu'il diminue en voulant l'exagérer. La
sincérité eût été plus sublime, le silence même eût été plus grand. Quand on
veut léguer une grandeur colossale à l'admiration de la postérité, il ne
suffit pas d'être un colosse, il faut encore que la main qui le transmet au
monde ait le compas assez large pour le mesurer. Aucun des serviteurs fidèles
qui illustrèrent leur nom par leur exil avec le maître déchu n'avait cette
mesure un Quinte-Curce a manqué à cet Alexandre. Napoléon seul pouvait écrire
Napoléon. Il l'a tenté dans quelques pages ; elles sont d'airain et de granit
comme ses monuments héros de style comme il l'était d'action. Celles des Las
Cases sont d'un chambellan, serviles comme la domesticité, aveugles comme le
dévouement, honorables seulement par son cœur, parce que c'est en lui le
dévouement désintéressé au malheur et l'aveuglement pieux de l'enthousiasme. XXXVI Napoléon,
pendant la -longue navigation du' Northumberland qui le transportait à l'île
de Sainte-Hélène, avait conquis par l'ascendant de son nom, par le contraste
entre sa puissance d'hier et sa captivité d'aujourd'hui, comme par la liberté
calme de son attitude, l'admiration de l'équipage anglais. Les soldats aiment
le soldat jusque dans leurs ennemis. Les geôliers eux-mêmes sont accessibles
au rayonnement de renommée et de grandeur qui transpire du cap- tif. Un grand
nom est une majesté universelle. Le vaincu régnait sur les vainqueurs, Il
passa ses heures sur l'Océan dans un repos qui semblait le délasser de
lui-même, et qui ressemblait à l'indifférence plus qu'à l'abattement. Les
longs sommeils, les lectures sans but, les repas avec l'amiral et son état-major,
les jeux de réflexion et de calcul, les promenades sur le pont, les
entretiens avec les officiers et les matelots, les spectacles de la mer et du
ciel, les préméditations sur le site et sur les occupations de son exil,
quelques retours rapides sur les dernières vicissitudes de l'Europe, qui
semblaient déjà à une distance toute philosophique de lui, par la distance
des vagues qui l'en séparaient chaque jour davantage, remplirent ces deux
mois de sa traversée. Il ne sentait pas encore le vide que laissait en lui la
perte du monde. Il faut du temps pour que ce vide se creuse dans l'âme, et
qu'il y fasse éprouver son néant. Pendant les premiers jours, elle est encore
remplie par l'ombre de ce qu'elle a possédé longtemps. La réalité n'est
jamais qu'une impression du lendemain. Napoléon ne parut la sentir qu'en
apercevant à l'horizon l'île aride, montagneuse et noire qui surgissait dans
un océan désert devant lui. Il y aborda cependant avec l'empressement et la
précipitation convulsive d'un homme impatient de connaître la prison qu'on
lui prépare, et de conjecturer le sort qu'il pourra se faire dans son
ostracisme. A peine le pied sur le rivage, il monta à cheval, galopa sur les
routes qui conduisaient aux sommets de l'île, afin de l'embrasser d'un seul regard
et d'y choisir la résidence conforme à sa pensée et à ses goûts. L'aspect de
ce bloc de rochers volcaniques entrecoupé de vallées creuses, de pentes
pastorales, de villas rustiques, où la passion des Anglais pour la nature
faisait verdir quelques végétations naissantes, de sommets nus, d'autres
tapissés de bruyères et de chênes-lièges, d'une petite ville commerçante et
d'un port animé par les relâches des vaisseaux qui vont de l'Inde en Europe ;
cette île ; enfin, perdue dans une mer immense et éblouissante souvent
peuplée de voiles, sous un ciel ardent, mais dans un climat tempéré par
l'élévation et les nuées des montagnes, ne lui fit pas l'impression sinistre
que l'ennui, l'aigreur, la maladie et la plainte de ses compagnons.de
solitude changèrent plus tard en imprécations contre cette Corse d'un autre
Océan. Il avait une telle soif d'air des montagnes, d'isolement dans la
nature, d'éloignement des lieux habités par la foule, de solitude et de
liberté d'esprit, qu'il refusa de redescendre à la ville même pour une nuit,
et qu'il s'établit dans une chaumière de plaisir d'une famille anglaise de
l'île, nommée Balcombe, où il fit apporter son lit et ses livres. Une tente
abrita ses serviteurs. Il y vécut deux mois dans un loisir qui paraissait
rafraîchir son âme, partageant ses heures entre la lecture, le travail, des
courses à cheval et à pied dans les différents sites de l'île, et des
entretiens enjoués avec la famille de ses hôtes. Pendant ce campement dans
cette chaumière et sous ces tentes, le gouvernement lui faisait construire
une maison plus vaste et définitive à Longwood, ancienne ferme sur un site
culminant, mais nu, qu'il avait choisi lui-même. Il ne tarda pas à s'y
établir avec la nombreuse suite de généraux, d'amis et de serviteurs, de
femmes et d'enfants d'exil dont il était entouré. Le maréchal du palais.,
Bertrand, sa femme et leur fils, M. et madame de Montholon, le général
Gourgaud, le médecin O'Meara, son premier valet de chambre Marchand ; son
maître d'hôtel Cypriani, son chef d'office Pierron, ses valets de chambre
ordinaires, Saint-Denys, Noverras, son huissier d'honneur Santini, son
argentier Rousseau, ses écuyers, ses piqueurs, ses cuisiniers, ses valets de
pied et les domestiques de ses compagnons formaient sa maison. Une somme de
trois cent mille francs par an, accrue souvent par des allocations
supplémentaires, était consacrée par le gouvernement anglais aux frais de
table de cette petite cour de l'exil. Une bibliothèque, des chevaux de selle,
des jardins, un bois, des travaux champêtres, des communications libres et
constantes de toutes les heures entre les exilés, des correspondances
limitées avec l'Europe, des réceptions, des audiences données aux voyageurs
curieux qui relâchaient au port et qui demandaient la faveur d'être admis telles
étaient les distractions quotidiennes de Longwood. Des postes de soldats
commandés par un officier supérieur surveillaient l'enceinte des bâtiments et
des jardins. Un camp, était établi à une certaine distance et hors de vue de
la maison pour ne pas offusquer les regards. Napoléon et les généraux
pouvaient sortir à pied ou à cheval, depuis le lever du soleil jusqu'à la
nuit, et parcourir les sommets de l'île et même l'île entière, accompagnés de
loin par un officier anglais chargé seulement de prévenir toute tentative
d'évasion. Telle était dans le commencement la captivité respectueuse que les
plaintes de Napoléon et de ses compagnons de solitude appelèrent le cachot et
le martyre de Sainte-Hélène. n parut la trouver tolérable dans les premiers
temps. Elle était adoucie par les égards de l'amiral gouverneur de l'île, par
l'admiration des visiteurs. Les journées se commençaient en entretiens entre
l'empereur et ses familiers, en lectures des feuilles -publiques arrivées
d'Europe, en dictées de Napoléon à Bertrand et à Montholon sur ses campagnes,
notes épiques du poème de sa vie, comparables à celles de César par l'ampleur
du récit, à Tacite par la sûreté et la profondeur du sens politique.
L'historien, dans ces notes, est égal au poète, le poète au politique, le
politique au général. L'historien, le poète, le politique, le général, n'y
sont qu'un seul homme, et cet 'homme est Napoléon ! Les heures oisives du
reste du jour se dépensaient en stations sous une tente élevée dans les
jardins, en courses à cheval dans le bois de chênes-lièges, en causeries
familières autour de la lampe du soir, en retours sur le passé et sur la
patrie, en conjectures et en espérances d'un autre avenir. XXXVII L'âme
active se lasse du repos-plus que de la fatigue. La monotonie de
cette-existence sans autres événements que sa pensée lassa vite Napoléon. Les
divisions, les rivalités, les mécontentements, les murmures de quelques-uns
de ses serviteurs l'attristèrent et l'aigrirent lui-même. Il souffrit de voir
souffrir impatiemment pour lui et autour de lui. II y eut des commérages à
Longwood comme il y en avait dans le palais des Tuileries. Le rapprochement
'trop continu produisit les antipathies et les griefs. Les âmes blessées sont
plus sensibles la sensibilité surexcitée rend injuste. L'humeur de Napoléon,
viciée par ce malaise intérieur, s'anima contre sa captivité, qui lui rendait
ses amis mêmes importuns. Il convertit en poisons les tolérances et les
libertés de sa résidence. Il s'obstina, avec une affectation que ses
flatteurs trouvent héroïque, que l'histoire jugera puérile, parce qu'elle est
un contre-sens à sa fortune, a exiger les titres d'Empereur et de Majesté,
que l'Angleterre, qui n'avait jamais reconnu l'empire, ne lui devait pas
officiellement. Il en appela à la terre et au ciel de cette offense de
l'étiquette. Il dicta des notes sur cette vétille, comme il en aurait dicté
sur la conquête ou sur la perte de l'Europe. Fils de ses œuvres, il préféra à
ses œuvres ses dignités. L'insulaire sorti de la Corse pour distribuer des
trônes a sa famille oublia que l'homme était plus grand en lui que le
fondateur de dynasties déjà écroulées, et que la seule majesté dont on ne
pouvait pas le découronner était son nom. Après avoir débattu, sans pouvoir
l'épuiser, ce texte d'altercations pendant des années avec les pouvoirs de
l'île, il refusa les distractions et les respects que les visiteurs des deux
mondes lui apportaient dans sa solitude, s'ils ne se conformaient pas à ce
protocole. Bientôt il se refusa a lui-même les courses à cheval dans les
sites de l'île, pour ne pas subir, disait-il, par la présence même éloignée
des officiers du gouverneur, l'apparence et l'humiliation de la captivité,
comme si l'île sous ses pieds, l'Océan sous ses yeux et le ciel même
au-dessus de sa tête n'étaient pas des murailles et des témoins de sa
relégation ! Il rétrécit ainsi de ses propres mains l'enceinte de sa
résidence, et changea peu à peu sa demeure champêtre en prison. Sa santé, qui
avait besoin du mouvement et du cheval, comme son âme de perspective,
s'altéra de l'altération de son humeur. Il poursuivit lentement et
obstinément le suicide de sa captivité. L'arrivée à Sainte-Hélène d'un
nouveau gouverneur, sir Hudson Lowe, riva plus étroitement ses chaînes
volontaires. Ce gouverneur, que les séides de Napoléon et Napoléon lui-même
poursuivaient d'inculpations gratuites et passionnées telles que les
hallucinations de la captivité peuvent en inspirer, traité par eux de sbire
et d'assassin, n'avait ni crime dans la pensée contre son captif, ni offense
dans le cœur contre l'infortune. Seulement, écrasé sous la responsabilité qui
pesait sur lui dans le cas où il laisserait s'évader l'agitateur que l'Europe
lui avait donné en garde, étroit d'idées, jaloux de police, ombrageux de
formes, maladroit de moyens, odieux par ses fonctions à ses hôtes, il fatigua
Napoléon de restrictions, de surveillances, de consignes, de visites, de
déférences même. Il donna trop, au devoir du gouverneur de l'île et du
gardien d'un otage européen, l'apparence et la rudesse d'un geôlier.
Toutefois, on put lui reprocher des inconvenances, non des sévices. Il fut
l'occasion plus que la cause de la triste fin de Napoléon. En lisant
attentivement les correspondances et les notes échangées à tout prétexte
entre les familiers de Napoléon et Hudson Lowe, on est confondu des outrages,
des provocations, des invectives dont le captif et ses amis insultent à tout
propos le gouverneur. Napoléon, dans ce moment, cherchait à émouvoir par des
cris de douleur la pitié du parlement anglais, et à fournir un grief aux
orateurs de l'opposition contre le ministère, afin d'obtenir son
rapprochement de l'Europe. Le désir de provoquer des outrages par des
outrages, et de présenter ensuite ces outrages comme des crimes à
l'indignation du continent. et de faire de sir Hudson Lowe le Pilate de ce
Calvaire napoléonien transpire dans toutes ces notes. Il est évident que le
gouverneur, souvent irrité, quelquefois inquisiteur, toujours inhabile, se
sentait lui-même victime de sa responsabilité. L'Angleterre, qui avait
revendiqué le rôle odieux, d'enchaîner ce Prométhée de l'Europe, subissait la
réprobation de ses- cris et de ses malédictions. XXXVIII La
meilleure partie du temps de cette captivité se consumait dans ces
interminables querelles entre le captif et son gardien, le reste en
conversations entrecoupées avec ses compagnons d'exil, conversations
évidemment destinées à retentir en dehors de l'intimité et au-delà de l'Océan
pour pallier sa mémoire, raviver sa popularité posthume, flétrir ses ennemis
et fanatiser ses partisans. Ces commentaires verbeux et incohérents de sa
vie, rédigés par des mains partiales, n'ont, ni l'abandon ni la sincérité des
épanchements d'une âme désintéressée de l'empire- et de la postérité. Ce sont
des confidences de parade où l'on sent l'intention dissimulée sous la
franchise. Elles ne jettent aucun jour vrai sur une pensée qui se transforme
et se diversifie sous tant d'aspects contradictoires, qu'il est impossible de
discerner la vérité sous le sophisme, et la nature sous l'affectation. En
religion, philosophe pour les philosophes, athée pour les athées, déiste pour
les déistes, chrétien pour les chrétiens, superstitieux pour les,
superstitieux, indifférent pour les indifférents ; en politique, républicain
pour les républicains, démocrate pour les démocrates, royaliste pour les royalistes,
constitutionnel pour les libéraux, despote pour les despotes, prophétisant
tour à tour le triomphe des rois, le triomphe des peuples, la domination
européenne de l'Angleterre, le joug universel de la Russie, la démocratie
irrésistible de la France, l'explosion des idées, le règne du canon, et
s'offrant a tous les systèmes comme le seul pondérateur du monde, capable de
tout pouvoir, de tout accomplir, de tout préserver, Napol6on, dans ces
entretiens, profère comme l'oracle des énigmes ou des axiomes à triple sens,
au passé, au présent, à l'avenir, afin que Ja destinée ne puisse en démentir
un sans justifier l'autre. Tribun du monde dont ce rocher est le trépied et
qui cherche, non à éclairer, mais à agiter de là l'Europe, il jette à tous
les vents un écho dont le retentissement est Napoléon. Toujours acteur après
le drame, il représente encore un rôle quand le rideau du monde est tiré sur
lui, oubliant que le seul rôle éternel dans l'homme c'est J'homme, et que la seule
grandeur immuable c'est la vérité. Aussi ces conversations de Sainte-Hélène
fanatisent sans toucher. Elles ne sont d'aucun témoignage pour l'histoire, de
peu d'intérêt pour l'esprit humain, d'aucune émotion, pour le cœur. Excepté
pour ses idolâtres, cet homme qui a parlé six ans sur le bord de sa tombe a
parlé en vain ! XXXIX Ses
amis et ses serviteurs lassés, non du devoir, mais de la patience, de
l'isolement de leurs familles, du climat, de la maladie, de l'inquisition, le
quittaient ou aspiraient à le quitter sous prétexte de lui être arrachés par
la persécution du gouverneur ou de lui rendre des services plus utiles en
Europe. La langueur l'envahissait avec le désespoir. Il ressentait les
atteintes croissantes du mal qui avait abrégé les jours de son père. « J'ai
parfois envie de vous quitter, disait-il à ses derniers compagnons, Montholon
et Bertrand. Cela n'est pas difficile. Je vous échapperais d'autant plus
facilement par le suicide que mes principes religieux ne me gênent nullement.
Je suis de ceux qui croient que les peines de l'autre monde n'ont été
imaginées que comme un supplément aux attraits insuffisants qu'on nous y
présente. Qu'est-ce après tout que de revenir un peu plus tôt à Dieu ? » Il
souffrait des douleurs, des langueurs, des insomnies, des défaillances de
force qui lui rendaient la lumière du jour aussi odieuse que les ténèbres.
Son esprit seul ne faiblit jamais. Il assistait, et il assistait ferme et
impassible, à sa lente destruction. Sa pensée veillait toujours sur lui-même,
et il se drapa même pour mourir. « Je végète, je ne vis plus, » disait-il à
ses serviteurs. Cependant la nature prévalut au dernier moment sur la
froideur de sa fin, dans les nombreux testaments et codicilles qu'il dicta
pour léguer des souvenirs aux hommes et aux femmes qui avaient laissé des
traces d'affection, de services ou de reconnaissance dans sa vie. Sa mère,
qui vivait encore à Rome, ses frères, ses sœurs, les compagnons, les
serviteurs de son exil, ses généraux, leurs fils, leurs filles, ceux qu'il
avait eus pour protecteurs dans son enfance, pour amis dans ses études, pour
premiers frères d'armes dans les camps, pour favoris dans sa puissance,
reçurent de sa main des sommes d'argent sur les millions qu'il avait laissés
en sortant de Paris dans les coffres de M. Laffite son banquier, des statues,
des tableaux, des armes, des meubles, des manuscrits, des vases, de petits
meubles domestiques consacrés par l'usage qu'il en avait fait, distribution
de son cœur où les plus lointaines réminiscences étaient recherchées avec
attendrissement au fond de sa mémoire. Sa femme même, qui l'avait délaissé,
n'y fut ni accusée par lui ni maudite. Il se souvint qu'elle était la fille
des Césars.et que la protection de l'Autriche se retirerait d'un fils dont il
aurait offensé la mère. Ce fils, prisonnier comme lui, dans le palais de
Vienne, était le seul grand sentiment par lequel il se survécût sur la terre,
son orgueil, son amour, sa dynastie, son nom, sa postérité. Il n'eut de
larmes qu'à cette image. XL Soit
abandon du mourant a ces habitudes de l'âme, qui se ravivent au terme de la
vie, et qui la livrent aux pratiques de son premier culte, soit prévision
politique du fondateur de dynastie affectant de mourir en communion
officielle avec le culte national dont il s'était fait le restaurateur,
Napoléon, qui n'avait jamais parlé de la religion que comme d'une
institution, politique, instrument indifférent de tous les gouvernements,
voulut mourir en chrétien, et attesta une foi authentique et pour ainsi dire impériale
par le cérémonial de sa mort. L'image du Christ mourant, collée sur sa
bouche, ferma les lèvres de ce martyr de l'ambition. Il ne témoigna, au
moment de la séparation de l'âme et du corps, aucune défaillance indigne de
lui. Il attendit la mort en représentation, et composa son attitude, jusqu'au
dernier souille, devant sa renommée. Il demanda à être enseveli avec ses
armes, et dans son costume de soldat, sous deux saules, auprès d'une source
dont l'ombre et la fraîcheur lui avaient été douces dans ses derniers temps.
Il expira enfin sans agonie et en silence, pendant une convulsion des
éléments, la nuit du 5 mai 1821. Il balbutia pour dernières paroles les mots
d'armée et de France, sans qu'on pût comprendre si c'était
songe, délire ou adieu ! On craignit que son cercueil n'ébranlât le continent européen en y abordant. On l'ensevelit avec les honneurs militaires sous le saule qu'il avait indiqué lui-même. Au bruit de cette mort, l'immense terreur qui avait assiégé l'Europe tant qu'il avait vécu se changea en une immense pitié. En cessant de le craindre on cessa de le haïr. La justice commença pour lui dans les esprits impartiaux. On ne lui contesta ni le génie ni la gloire ; on déplora seulement que tant de génie et tant de gloire n'eussent été consacrés qu'à la grandeur personnelle d'un homme, au lieu d'être dévoués à l'amélioration du monde. C'est par là qu'il manqua à sa destinée, à Dieu, à l'humanité, à la France et à lui-même. Le beau en lui ne se confond pas avec le bien. Le plus grand-des hommes modernes, il en fut aussi le plus stérile en résultats pour le genre humain. Il dépensa quatorze ans la France et l'Europe sans leur faire acquérir ni une idée, ni une liberté, ni une vertu. Il remua le monde sans le déplacer. Toutefois la France, qui lui doit un jugement sévère, lui doit aussi une impartiale reconnaissance. Il l'illustra, il la fit retentir de tout le bruit de son propre nom, pendant tout le commencement d'un siècle, dans l'univers. C'est un service que d'agrandir le nom de son pays, car le nom d'un peuple c'est son prestige dans le temps, et dans l'histoire c'est l'immortalité. |
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L'auteur de cette histoire était alors attaché à la légation de M. de Fontenoy
à Naples, et partageait les pensées de ce diplomate.