HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME CINQUIÈME

 

LIVRE TRENTE-HUITIÈME.

 

 

Ouverture des débats sur la loi d'élection. — M. Royer-Collard, son passé, son caractère. — Discours de MM. Lainé, Camille Jordan, Foy. — Vote du projet de loi. — Jugement et exécution de Louvel. — Animosité croissante contre les Bourbons ; sociétés secrètes, bonapartistes, contrerévolutionnaires. — M. Madier-Montjau dénonce aux chambres les conspirations royalistes du Midi. — Naissance du duc de Bordeaux. — Réveil de l'esprit d'indépendance en Europe erreur de ceux qui en ont fait honneur à Napoléon. — Ses véritables causes ; idées de nationalité semées par les rois européens pour résister à l'absorption napoléonienne. — Révolution d'Espagne. — Coup d'œil rétrospectif ; décadence de cette monarchie ; intrigues de palais, terrorisme théocratique. — Le prince de la Paix. — Charles IV, son abdication, sa captivité. — Héroïsme de l'Espagne les cortès, la constitution de 1812. — Retour de Ferdinand VII ; réaction ; O'Donnell. — Explosion révolutionnaire ; Riégo, Mina. Italie ; état de ce pays en 1820 ; opinions erronées sur son compte. — Carbonarisme. — Mouvement de Naples ; Guglielmo Pepe. — Rôle équivoque de la cour. — Intervention des cours du Nord ; congrès de Troppau, de Laybach ; fin de la révolution de Naples. — Mouvement du Piémont. — Carbonarisme en France. — Napoléon à Sainte-Hélène ; sa captivité. Le Mémorial ; justification malhabile de sa mémoire. — Hudson-Lowe. — Maladie de Napoléon ; sa mort ; conclusion sur son règne.

 

I

L'émotion grave et prolongée de la mort du duc de Berri, l'attente du fruit posthume que la duchesse portait dans son 'sein, la chute du favori, la satisfaction donnée a la famille royale, le caractère à la fois monarchique et modéré du ministère parurent assoupir un moment l'irritation du parti royaliste et les alarmes des libéraux. Mais cet apaisement n'était que la trêve des funérailles. Les lois de censure des journaux, de suppression de la liberté individuelle et d'élection, préparées par M. Decazes et apportées avec quelques modifications aux chambres par le ministère nouveau, firent éclater des fureurs que le sang du prince avait envenimées et que les cœurs ne pouvaient contenir. M. Pasquier avoua franchement à la chambre que le gouvernement demandait une véritable dictature dans ces lois. « C'est la dictature donnée à un parti avide de vengeance, » répondit Manuel. Benjamin Constant, enhardi par l'élection qui avait glorifié sa double défection de 1814 et de 1815, attaqua les caractères des ministres avec l'âpreté d'une invective qui n'aurait eu aucune représaille à redouter. M. de La Fayette parla en maître expérimenté des révolutions, qui prédit dans leur sommeil apparent leur prochain triomphe ; le général Foy en citoyen loyal qui s'associe à la douleur des rois, mais qui se refuse à accorder des hécatombes de liberté à leur deuil. Irrité cependant par les apostrophes insultantes des députés de la droite, il appela une poignée de misérables les hommes qui avaient salué le triomphe, des étrangers dans leur patrie. A ces mots un parent émigré de Charlotte Corday, cette libératrice de 'son pays par un crime semblable à celui de Judith, se lève et lance au général une de ces représailles outrageantes que les Romains méprisaient et que les Français lavent dans le sang. Les deux adversaires font feu le lendemain l'un sur l'autre en évitant de se frapper. Le général monte à la tribune et répare l'honneur de l'émigré. L'émigré honore le courage des patriotes. La droite applaudit à cette réparation mutuelle la gauche s'étonne de la condescendance du général, murmure, et semble rejeter toute justice et toute paix. L'implacable animosité des uns suscite les excès de parti dans les autres. La révolution et la contre-révolution se re gardent et se personnifient face à face pendant ces longs débats sur toutes les questions soulevées par les lois proposées. M. Benoist s'écrie que la contre-révolution est faite et que la charte n'en est que le règne. Un député du Midi, écho consciencieux du clergé, pour qui toute controverse tolérée en matière de foi est une impiété de la pensée, déclare que la liberté est le plus grand fléau des peuples. Manuel dénonce au pays la nouvelle alliance entre le gouvernement et les hommes de 1815 détrônés par le 5 septembre, il appelle ces hommes des factieux. La capitale, tous les soirs émue du retentissement de ces combats du jour dans les chambres, prend feu aux éclairs des orateurs. Les attroupements se forment sur les places publiques, la jeunesse des écoles, les officiers licenciés, les conspirateurs des sociétés secrètes encore masqués sous le respect de la charte, les mécontents sans cause, les séditieux sans parti, les hommes qui flottent à tous les vents à la surface des grandes populations, commencent à bouillonner à des heures fixes, au signal muet des rassemblements. La police les surveille, les harcèle et les redouble en les refoulant. Paris présente toutes les nuits la physionomie présage des révolutions. Le ministère apporte, au milieu de cette fermentation, la loi électorale qui désarme la nation et qui décerne avec le double vote un privilége politique aux classes aristocratiques dans les départements.

 

II

Le 6 mai, la discussion, à laquelle préludaient tant d'orages, s'ouvre entre cent vingt orateurs inscrits des deux côtés de l'opinion pour attaquer ou pour défendre la cause que le gouvernement a jetée comme un brandon de lutte désespérée entre la révolution et la couronne. Le général Foy montre à toutes les pages de nos annales depuis plusieurs siècles l'égalité des droits croissant entre les classes nationales, et l'ordre nouveau assis et inébranlable seulement sur les bases de cette égalité civique. C'est la doctrine des droits de l'homme, code théorique de la révolution, mais commenté par une raison ferme et par une conscience modérée. « Adosser le trône à une aristocratie dans un tel pays, conclut l'orateur, c'est l'adosser à un abîme ! » M. de La Bourdonnaie, le plus audacieux, le plus éloquent des chefs de la droite et le plus populaire dans les salons de l'aristocratie, affiche hautement le privilége comme une nécessité de la monarchie. « Elle ne peut plus être sauvée que par les plus intéressés, les plus intéressés sont les plus riches. Que la royauté choisisse, c'est pour elle une question de vie ou de mort ! La révolution s'avance et l'oriflamme va disparaître devant le drapeau tricolore ! »

L'Assemblée, coupée en deux partis sans intermédiaires, se livrait à des oscillations sans contre-poids. Deux hommes essayèrent d'en former un : c'étaient les chefs de ce parti doctrinaire tombé du pouvoir avec M. Decazes, imperceptible par le nombre, puissant par le talent, incapable de supporter longtemps la retraite ou l'inaction, bonapartiste avant 1814, royaliste en 1815, libéral sous M. Decazes, mécontent de sa chute, se prêtant à tout sans se livrer à rien, et s'offrant aux deux partis avec une réserve habile pour les dominer l'un par l'autre et pour grandir de leurs divisions. MM. Guizot, de Staël, de Broglie, de Barante, de Saint-Aulaire, et beaucoup de jeunes hommes qui sentaient en eux l'aiguillon de leur capacité et de leur ambition future, étaient le noyau de ce tiers-parti. M. Lainé et M. de Serre, les deux plus grands caractères et les deux orateurs les plus pathétiques de la Restauration, avaient été un moment caressés par eux et séduits par cette haute neutralité entre les factions qui est la tendance des âmes élevées. Mais leur ambition tout impersonnelle, qui n'aspirait qu'à la vertu et qui s'oubliait entièrement elle-même devant les intérêts de leur patrie, les avait déjà détachés de ce petit groupe trop semblable à une secte et trop étroit pour contenir ces grandes âmes. Deux autres orateurs illustrés par les services rendus à la royauté, consacrés par les proscriptions, revêtus de l'autorité de l'âge et de l'honnêteté de leur vie, groupaient alors autour d'eux ces jeunes néophytes sans maître. C'étaient M. Royer-Collard et M. Camille Jordan.

 

III

M. Royer-Collard touchait déjà à la vieillesse, mais à cette verte vieillesse qui n'est que la maturité de la pensée. M. Royer-Collard était de corps et d'âme une figure an tique et comme immuable dans ce monde moderne et passionné. Sa taille était haute et forte, son visage austère, son regard venant de loin et tombant de haut, sa démarche majestueuse ; son attitude posée, sa bouche ordinairement fermée et ne se déridant qu'à demi par un sourire plein de réticence et quelquefois de dédain. Il paraissait au milieu. de ces assemblées, au sommet desquelles il s'asseyait à l'écart, pétri d'une argile plus froide et plus immatérielle que les hommes dont il était entouré. Il n'éclatait pas d'une grande gloire, car aucune grande œuvre de l'action, de la plume ou de la parole n'avait illustré son nom, mais il éclatait pour ainsi dire de mystère. On sentait que son ombre cachait de grandes clartés, on croyait en lui, on attendait, on espérait, on craignait beaucoup de cet homme. C'était l'oracle à qui on ne demande pas de longs discours, mais dont un mot fait taire et fait penser longtemps les fidèles superstitieux. Tout était demi-jour dans la vie comme dans la physionomie de ce vieillard.

Né d'une famille rurale très-considérée dans la Champagne, province la moins passionnée de la France, bien qu'elle ait enfanté Danton, il avait été, disait-on, secrétaire de la commune révolutionnaire de Paris sous Pétion ; antipathique par nature aux crimes et aux excès de la foule, il avait traversé la révolution dans l'isolement et dans le deuil d'un homme qui échappe au peuple par l'obscurité. Il s'était réfugié ensuite dans la philosophie spéculative, pour laquelle son esprit rhéteur et controversiste avait plus d'aptitude que pour la politique, science d'instinct et de premier mouvement. Il avait tenu école et fait secte dans cet enseignement vague et systématique de la philosophie. Ses leçons et ses livres avaient révélé son nom a un petit nombre qui se passionne d'esprit pour ou contre les systèmes dans un siècle d'action. Mais cette célébrité qui n'a pas de juges est la plus prestigieuse et la moins contestée de toutes, parce que la paresse de l'opinion publique aime mieux juger sur parole que sur œuvres.

Quoique noyé en apparence dans ces spéculations de la philosophie, M. Royer-Collard, lié avec M. Becquet, homme de même vertu, mais de plus d'activité, avait été désigné au roi Louis XVIII, à Hartwell, comme un des -chefs d'opinion, à Paris, les plus hostiles au despotisme de Napoléon et à ses ravages de nationalités et de libertés sous le nom de conquêtes. M. Royer-Collard aspirait dès lors à un gouvernement où le droit monarchique, modéré parce qu'il est inviolable, se concilierait avec la liberté de penser et de voter dans une constitution libérale. Il avait accepté le titre périlleux de correspondant de Louis XVIII à Paris ; il avait fait partie de ce conseil secret dont M. Becquet et l'abbé de Montesquiou étaient membres, non pour conspirer contre Napoléon, mais pour diriger de loin l'esprit du roi exilé à travers les obscurités de l'opinion en France. Napoléon connaissait l'existence de ce conseil secret. Il ne le poursuivait pas même de sa disgrâce. Il aimait mieux, dans son intérêt bien compris, que le prétendant reçût les avis d'hommes sages et temporisateurs, que les excitations turbulentes de dangereux conspirateurs contre son gouvernement et contre sa vie.

 

IV

Au retour des Bourbons, M. Royer-Collard, accrédité d'avance ainsi auprès du roi par ses services et par les témoignages de M. de Montesquiou et de M. Becquet, avait eu dès le premier jour l'oreille du roi, la faveur des princes, l'autorité dans les conseils, la popularité parmi les électeurs. Il n'en avait point abusé pour son ambition. Cette ambition, haute comme ses pensées, froide comme son caractère, était désintéressée de fortune et d'honneurs. Il aimait à conseiller plus qu'a dominer. Le rôle irresponsable d'oracle lui convenait et lui plaisait. Être écouté, pour lui, était régner. JI avait accepté, et encore avec peine, la direction modeste de l'instruction publique pendant ces cinq années. Religieux, mais imbu des traditions austères du jansénisme, ce stoïcisme chrétien, il avait veillé avec sévérité à ce que l'enseignement public confié à l'université ne glissât pas comme un instrument de règne dans les mains d'un clergé hostile à la fois a la philosophie et au jansénisme. Au moment où M. Decazes, près de tomber, s'était retourné vers les royalistes, et avait fait alliance avec eux au lieu de maintenir son pacte avec les doctrinaires, M. Royer-Collard, irrité de cette défection, s'était retiré des fonctions publiques. Il allait pour la première fois prendre un grand rôle dans la délibération de tribune. Sa parole était un phénomène dans une assemblée. Elle était non-seulement écrite, mais raturée et limée pendant des veilles incessantes pour arriver, par la puissance de la méditation et du travail, à cet enchaînement de logique où aucun anneau ne manque à la chaîne continue des pensées elle tendait de plus à cette force et à cette perfection du discours et de la phrase qui concentre, qui abrège, qui illumine chaque mot par le reflet ou par le contraste du mot qui le précède ou qui le suit, et qui fait de l'éloquence non plus l'expression, mais l'algèbre même de la politique. C'était une parole plus propre à la chaire des temples ou des écoles qu'à la tribune des assemblées. Pour avoir sa valeur, il fallait qu'elle tombât dans le silence, et qu'elle fut méditée dans l'auditoire comme elle l'avait été dans l'orateur.

M. Royer-Collard avait conquis d'avance cet auditoire, par la majesté de son esprit et par cette popularité dédaigneuse en apparence, très-soigneuse au fond du succès qui provoque habilement la faveur des masses par l'indifférence même qu'on témoigne à leur applaudissement. Il y avait beaucoup d'orgueil dans le dédain de M. Royer-Collard, mais il y avait aussi beaucoup de secrètes complaisances pour la popularité dans cet orgueil il blessait souvent, mais il ne blessait jamais tout le monde à la fois. Quand il offensait son parti naturel, il caressait l'autre. Son caractère était éminemment propre à faire de lui un orateur de toutes les oppositions, parce qu'il était essentiellement critique, qu'il trouvait des inconvénients à tout, qu'il ne prenait l'initiative ni la responsabilité en rien, et que, servant ainsi tous les mécontentements et toutes les négations, il échappait lui-même à la critique par l'indécision souveraine de son esprit. Sophiste honnête, mais grand sophiste, il portait tour à tour le poids de ses doutes dans toutes les balances, incapable de conclure, si ce n'est par un blâme, plus incapable encore d'agir, car l'action est la conclusion d'une volonté. Il lisait à demi ses discours, ouverts devant lui sur le marbre de la tribune, mais incrustés d'avance dans sa mémoire. Sa voix avait la gravité et le poids de sa pensée ; elle tombait avec l'autorité de sa vie, vie pure et retirée en elle-même, qui ne prêtait rien à la calomnie, peu à l'envie, et qui ne semblait animée que de trois passions supérieures aux passions de la foule, la logique, la morale et la vertu.

Camille Jordan, dont nous avons déjà dit le passé, rentrait, derrière M. Royer-Collard, dans la vie publique avec une renommée mûrie dans une longue obscurité et consacrée par la proscription. L'honnêteté était le principal caractère de son talent. Ayant beaucoup combattu et beaucoup souffert pour la royauté dans le temps de ses adversités, il avait le droit de la conseiller dans sa puissance. Les royalistes ne pouvaient le désavouer sans ingratitude, et les modérés étaient fiers d'attirer à eux un orateur qu'on ne pouvait accuser de faction.

 

V

Ces deux voix prêtèrent une grande force à l'opposition dans les débats sur les lois dictatoriales et surtout sur la loi d'élection. Royer-Collard, dans un discours mémorable, établit que le sol français avait pour jamais dévoré le privilége et conquis l'égalité. « Une loi qui les rétablit, s'écriait-il en finissant, ne régnera pas ! On gouvernera par la force ! » M. de Villèle, organe de plus en plus écouté de la majorité royaliste, défendit les mesures du ministre, déjà secrètement convenues avec lui et avec ses amis par l'intermédiaire du comte d'Artois et de la nouvelle favorite, madame du Cayla. M. Lainé, homme d'impressions héroïques et soudaines, convaincu par sa sensibilité, par t'attentât de Louvel et par les complots des bonapartistes, se retourna, avec une sincère abnégation d'amour-propre, contre la loi qu'il avait promulguée lui-même deux années auparavant, et reconnut l'urgence d'une loi préservatrice de la monarchie, faute de sa constance, mais faute excusable par la passion du bien public qui dévorait son âme et qui lui faisait sciemment sacrifier sa popularité à ce qu'il croyait l'honnêteté d'un repentir. Camille Jordan, déjà mourant, se fit porter à la tribune pour réfuter M. Lainé, son ami, et pour prédire aux royalistes, dans des paroles suprêmes, le sort qui les attendait. « Je me sépare avec douleur, dit-il, des ministres qui furent mes amis, et je n'hésite pas à déclarer ce projet de loi le plus funeste qui soit jamais sorti du conseil des rois depuis ces conseils de fatale mémoire qui assiégèrent et perdirent la race infortunée des Stuarts ! C'est le divorce entre la nation et la famille qui nous gouverne. » De tels augures dans une telle bouche ébranlaient fortement les convictions et tenaient en suspens les votes. M. Pasquier, seul et infatigable organe du ministère, s'éleva à une hauteur de paroles et de courage qu'il n'avait pas atteinte jusqu'à ce jour. Il réfuta, avec les sophismes de circonstance les plus habiles et les plus habituels des deux oppositions, celle des doctrinaires par des arguments, celle des libéraux par des défis. Il soutint témérairement la cause d'une aristocratie propriétaire, base du pouvoir politique et contre-poids nécessaire contre les instabilités des multitudes. « L'aristocratie, répond le général Foy, elle n'a rien perdu pendant les dernières luttes de la patrie contre la coalition en 1815, on n'a pas touché à un cheveu de sa tête, et pourtant elle est venue ensuite étendre, entre le trône et le peuple, son bras armé du fer de l'étranger ! elle a ensanglanté le sceptre de nos rois ! Malheur à ceux qui se reconnaissent à mes paroles Elle a bouleversé la France et semé le deuil dans les familles. Elle ne s'arrête jamais, elle conspire toujours. En voulez-vous la preuve ? » Il déployait à la tribune une feuille d'alors où M. de Chateaubriand, flattant l'impatience des royalistes, faisait le programme d'un gouvernement selon leur cœur. « Écoutez, dit-il, et jugez. » Le général lit, au milieu d'un silence interrompu par des soulèvements de la gauche et par des applaudissements ironiques de la droite, le programme de gouvernement de l'illustre écrivain, organe alors de l'aristocratie mécontente. Ce programme, calqué sur les paradoxes antipopulaires du comte de Maistre, de M. de Bonald et de quelques évêques de l'Église restaurée, invoquait une monarchie de la noblesse, la suppression de la loi de recrutement et d'avancement qui donnait les grades de l'armée au sang répandu pour la patrie, et non aux. droits héréditaires, le rétablissement de l'intolérance religieuse rangée comme loi de l'État dans les pénalités de la presse, la reconstitution monarchique des provinces et des corporations, la résurrection d'une aristocratie, les substitutions féodales de domaines inaliénables en faveur de la pairie, des mesures innomées contre la division des propriétés, qui allait, disait M. de Chateaubriand, faire tomber la France en loi agraire et en faire fatalement une démocratie, par la suppression du droit privilégié des premiers-nés dans les héritages sous-entendu dans ces mesures, enfin une réparation pécuniaire aux familles qui avaient perdu leurs biens dans la révolution

La lecture de ce manifeste contre-révolutionnaire dessille les yeux de quelques hommes flottants et réjouit l'âme des royalistes. Le tumulte d'opinion grondant dans la chambre se répercute au dehors. La jeunesse et le peuple attendent les orateurs libéraux sur les ponts pour leur faire un triomphe et pour les couvrir d'encouragements et d'acclamations. Les troupes, en réprimant ces triomphes, animent davantage ces séditions de popularité ; le peuple grossit, la troupe charge, un étudiant est frappé à mort par un soldat, son sang crie vengeance ; Camille Jordan, Laffitte, Benjamin Constant, Manuel, Girardin dénoncent ces meurtres à l'Assemblée et racontent les périls et les outrages qu'ils ont subis eux-mêmes en traversant les rangs des sicaires de la police. A la sortie des députés, les rassemblements se massent aux cris de « Vive la charte » forment une colonne de cinq à six mille hommes, dirigée par des officiers licenciés et par des journalistes libéraux ; ils s'avancent par les boulevards en recrutant sur leur route tout ce qui est entraînable par les courants de séditions dans les cafés et dans les places publiques d'une capitale en ébullition ils marchent aux faubourgs pour y'faire appel aux prolétaires, armée permanente des révolutions ; trente ou quarante mille ouvriers répondent à leur invocation et marchent sur l'hôtel de ville pour s'y compter comme en 1792 et pour assaillir les Tuileries. La cavalerie et la garde royale les chargent et les dispersent jusque sous les portiques des églises. La nuit couve de nouveaux excès pour le jour suivant. Attaqué à la séance du lendemain pour les forces défensives qu'il a déployées, le ministre est couvert par M. de Serre, qui est venu reprendre sa place à la tribune et dans le conseil. M. de Serre, au lieu de se défendre, attaque les factions jusque dans l'Assemblée avec une audace désespérée qui rappelle l'orateur romain contre Catilina. Casimir Périer déclare que « les députés ne peuvent délibérer sous l'oppression. » De tels mots circulant quelques moments après dans les groupes extérieurs les enflamment d'une nouvelle animosité. Chaque soir, les troupes et les rassemblements bivouaquaient sur les places publiques, s'injuriant et se chargeant tour à tour sur les quais et à la porte Saint-Denis ; le sang coulait tous les jours. Paris ressemblait à un camp où deux nations se regardaient, l'une pour imposer, l'autre pour ne pas subir la loi des ministres. Le roi, entouré de forces militaires nombreuses, ne craignait rien pour lui-même, mais il gémissait en secret du sacrifice qu'on lui avait imposé de son ministre, et il s'alarmait pour sa famille des conséquences de cette guerre déclarée entre le peuple et l'aristocratie. M. Decazes manquait à. son attachement comme à sa politique. Ces agitations étaient un reproche muet qu'il adressait de l'œil et du cœur à son frère contre les exigences qui lui avaient arraché son ami.

 

VI

Les mots d'ordre de cette agitation se renouvelaient à toutes les séances par les voix des députés de l'opposition. « Le sang ne cesse pas de couler depuis huit jours dans Paris, s'écriait Laffitte, cent mille habitants paisibles de Paris ont été chargés, sabrés, foulés aux pieds des chevaux hier par les cuirassiers !... — Voilà une lame de sabre brisée par le coup ! disait M. de Corcelles en montrant le tronçon de fer d'un geste d'indignation théâtral. — L'indignation de la capitale est au comble, reprenait Laffitte, l'agitation gagne le peuple. Tremblez pour demain !... — Le sang coule et vous refusez de nous entendre, crie de nouveau M. de Corcelles. C'est infâme ! » A ces apostrophes, la chambre, soulevée en deux vagues contraires menaçant de fondre l'une sur l'autre, forçait le président à séparer les partis en se couvrant. Benjamin Constant rallumait le feu, quand il s'éteignait, du souffle de sa parole amère et provocatrice. Les hommes sages, épouvantés de ce bouillonnement continu d'un peuple soulevé vingt-cinq jours de suite, tantôt par le sang du duc de Berri, tantôt par le sang du peuple et des soldats, cherchaient à étouffer ces germes de révolution par une de ces transactions qui donnent prétexte aux apaisements des assemblées. Courvoisier, émigré libéral en avait offert une ; M. de Serre l'avait refusée au nom du gouvernement comme une faiblesse qui paraîtrait donner raison aux factieux. Courvoisier l'avait retirée ; un autre membre du centre, M. Bouin, l'avait reproduite en son nom ; elle atténuait en apparence le scandale du double vote attribué aux riches, elle fut votée. La loi entière triompha, pour le malheur de la royauté, après des orages qui' rappelaient les scènes de la Convention. Le peuple, contenu sur la place publique, se retira dans sa colère, et les conspirations sourdes commencèrent a s'ourdir à défaut des tumultes publics.

Pendant ces agitations, la chambre des pairs jugeait l'assassin du duc de Berri, Louvel. Il ne nia rien, il reconnut le poignard, il appela lui-même son acte un crime horrible, il fut touché de la magnanimité de sa victime qui avait imploré sa grâce en mourant de sa main. Il manifesta pour unique sentiment une haine brutale et plus forte que sa raison contre une famille à laquelle, dans son ignorance, il attribuait l'invasion et les malheurs de la patrie. Il marcha à l'échafaud avec l'indifférence insensée d'un homme qui ne regrette rien d'ici-bas, et qui n'espère rien là-haut, image brutale d'une' fatalité qui frappe pour frapper, sans avoir ni conscience, ni gloire, ni repentir du coup qu'elle a frappé.

 

VII

Son sang, bien loin d'éteindre les haines qui renaissaient contre les Bourbons, parut les ranimer et les envenimer davantage. M. de La Fayette déclarait a ses amis que la force ouverte était désormais la seule arme efficace pour renverser un gouvernement qui déclarait la guerre à l'égalité des classes. Des émissaires partis de ce centre allaient sonder les départements et les troupes. L'opposition parlementaire de MM. Laffitte et Casimir Périer s'associait, sans le savoir,-dans des tendances et dans des manifestations communes, avec les conspirateurs irréconciliables groupés autour de La Fayette, d'Argenson, Manuel, Corcelles, Rey, Tarrayre et Mérilhou. Cette conspiration trouvait d'innombrables complices, sans avoir besoin de les affilier, dans les écoles, dans les militaires congédiés, restes des armées de Napoléon, dans les sous-officiers de l'armée nouvelle, dans les républicains en petit nombre, dans les bonapartistes aussi nombreux que les mécontents, dans les acquéreurs de biens d'émigrés enfin, tremblant de plus en plus de la présence et des menaces des anciens possesseurs dépouillés de leurs héritages, mais protégés aujourd'hui par la puissance du gouvernement qu'ils voulaient saper. Un capitaine de la légion de la Meurthe, en garnison à Paris, nommé Nantil, un colonel à demi-solde, nommé Sauzet, un colonel de la garde impériale licencié, Maziau, Dumoulin, ancien officier d'ordonnance de Napoléon, Rey, membre du comité directeur de toutes ces trames, Bérard, chef de bataillon de la légion des Côtes-du-Nord, groupés par Nantil, résolurent de donner le signal et le centre de ralliement à toutes ces forces conjuratrices éparses, en surprenant la forteresse de Vincennes, en corrompant les régiments de Paris, en soulevant les faubourgs et en donnant l'assaut aux Tuileries. Un grand nombre des généraux de l'empire oisifs ou disgraciés à Paris, tels que les généraux Pajol, Bachelu, Merlin, Maransin, Laffitte, et des officiers supérieurs, tels que Ordener, Fabvier, Caron, Deutzel, Brice, adhérèrent aux plans des conjurés. Le renversement du gouvernement était le but connu et avoué des conspirateurs. La Fayette voulait lui substituer ou la république, ou un prince constitutionnel, solidaire de la révolution et garrotté dans les liens d'une démocratie représentative. La masse se proposait de proclamer la déchéance des Bourbons et le règne de Napoléon II, fascination des soldats et du peuple. L'impatience de renverser à tout prix précipita, comme toujours, La Fayette dans une complicité dont il ne recueillerait pas le fruit pour ses idées Mais ses passions contre une restauration qu'il avait saluée cinq ans auparavant de ses vœux, mais qui n'avait pas réalisé ses espérances, offusquaient en lui toute prévoyance. On s'entendit pour détruire, sans s'expliquer sur ce qu'on reconstruirait après l'écroulement ; il y avait peu de bonne foi dans cette coalition de haine, les bonapartistes sûrs de faire tourner le triomphe au profit de leur cause militaire par l'armée qu'ils soulevaient, les libéraux sûrs de voir tourner à la confusion de la république une victoire de prétoriens à laquelle ils se prêtaient en trompant leur parti sans pouvoir se tromper eux-mêmes. Peut-être La Fayette espérait-il que, dans l'impuissance d'obtenir Napoléon II de la cour de Vienne, l'armée et le peuple lui décerneraient une dictature qu'il avait eue en 1790, qu'il avait espérée en 1815, qu'il laissa échapper en 1830, mais qu'une révolution bonapartiste pouvait peut-être lui donner de 1820 à 1826. Quoi qu'il en soit, de grandes intelligences étaient pratiquées dans tous les régiments de Paris et des grandes garnisons. La nuit de la surprise du château de Vincennes était fixée. Le capitaine Nantil et le capitaine Capès devaient enlever leur légion et diriger l'attaque. M. de La Fayette était parti pour son château de Lagrange afin de répondre au mouvement de Vincennes par un soulèvement de son département. M. d'Argenson avait couru en Alsace, où sa popularité et sa bienfaisance le rendaient maître de l'esprit des ouvriers dans ses forges. M. de Saint-Aignan s'était rendu a Nantes. M. de Corcelles, allié et ami de La Fayette, homme que la fougue de son tempérament poussait aux clameurs tumultueuses dans les assemblées publiques, et aux résolutions extrêmes dans les conciliabules secrets, avait été chargé de soulever l'immense et redoutable population prolétaire des manufactures de Lyon armée toute prête pour les émotions civiles et dont l'exemple devait donner une seconde capitale à la révolution tentée à Paris.

Une explosion de poudre, produite par le hasard, ayant éclaté, la veille du jour fixé par les conjurés, dans la forteresse de Vincennes, la police civile et la police militaire furent éveillées sur ce foyer principal de la révolution. Les conspirateurs hésitèrent et ajournèrent, des révélateurs avertirent le gouvernement. Nantil s'évada les officiers suspects furent arrêtés, les légions travaillées par les chefs éloignées de Paris, la conspiration mal éteinte et mal soudée portée au jugement de la chambre des pairs. Soit insuffisance des révélations, soit crainte du gouvernement de découvrir trop de complices et de trop grands complices, soit connivence secrète d'une partie de la chambre des pairs, composée de généraux napoléoniens coupables dans le cœur des mêmes répugnances que les conjurés, tous les chefs furent absous, et quelques instruments secondaires condamnés seulement a de courtes peines. La conspiration, plutôt interrompue que brisée, se renoua partout par les mêmes mains qui avaient ourdi la première trame.

 

VIII

Pendant que la révolution conspirait ainsi avec impunité, la contre-révolution conspirait de son côté dans l'ombre. Un jeune magistrat de Nîmes, M. Madier de Montjau, fils et neveu de royalistes signalés pendant la terreur pour leur courageuse fidélité au trône de Louis XVI, âme ardente et avide de services, avait été témoin, pendant les massacres récents du Midi, de la faveur que les exaltés du parti catholique trouvaient dans des correspondances émanées de l'entourage du comte d'Artois. Au moment où le duc d'Angoulême, appelé de Toulouse à Nîmes, étanchait le sang et pacifiait cette ville turbulente, le jeune magistrat avait révélé ses alarmes à ce prince. Il l'avait engagé à des avances de conciliation et de protection envers les protestants persécutés et fugitifs. Ces conseils étaient trop dans l'esprit du duc d'Angoulême pour lui déplaire. Le jeune prince, indigné de l'égorgement des protestants, de l'assassinat du général Lagarde sous les yeux et par les mains d'hommes armés pour la défense du trône et des lois, avait rassemblé la garde nationale coupable de Nîmes, et après. lui avoir reproché face à face, en termes héroïques et, dignes du chancelier de L'Hospital, sa tâche connivence dans ces excès, il lui avait déclaré qu'il allait demander au roi,. son oncle, sa dissolution et son désarmement. Mais à peine ces paroles généreuses avaient-elles été prononcées, que des ordres, émanés du comte d'Artois, commandant général des gardes nationales du royaume, avait neutralisé l'acte du prince et maintenu à Nîmes l'agitation et la tyrannie du parti exalté.

M. Madier de Montjau, lié à la fois par sa famille avec. les royalistes, par ses opinions avec les doctrinaires du parti de M. de Decazes, alors favori tout-puissant du roi, avait lu à Nîmes une de ces circulaires anonymes que les factions occultes font répandre parmi leurs adhérents pour leur imprimer l'esprit et la direction des comités supérieurs. Cette circulaire, écrite de Paris, au nom d'un comité royaliste officieux, le lendemain de l'assassinat du duc de Berri, disait aux affiliés de Nîmes « Ne soyez ni effrayés, ni surpris si l'attentat du 13 février n'a pas encore entraîné la chute du favori ; agissez comme s'il était déjà renversé ; nous l'arracherons de ce poste si on ne consent pas à l'en bannir ; en attendant, organisez-vous, les avis, les ordres. l'argent, ne vous manqueront pas ! »

De pareilles audaces attestaient aux yeux de M. Madier de Montjau une grande puissance dans ceux qui les proféraient. Il en avait conclu l'existence d'un gouvernement souterrain agissant sous l'inspiration et sous la direction suprême du frère du roi, tandis que ce prétendu gouvernement n'était que l'ambitieux et turbulent empiétement des hommes de trouble, qui se couvraient de sa faveur et de son nom.

 

IX

Quoi qu'il en soit, le jeune magistrat, pressé de jeter son nom à l'écho des partis, de rendre un service à l'opinion modérée, d'être son martyr ou de bien mériter des partisans de M. Decazes et du roi lui-même, s'était rendu à Paris pendant les grands débats de la chambre, décidé à dénoncer ce gouvernement occulte a la colère des libéraux. Retenu longtemps par les conseils d'hommes sages, ennemis du scandale, encouragé par d'autres, il avait été confirmé secrètement dans sa conviction de l'existence d'un gouvernement de mystère, par une déclaration écrite de M. de Lally-Tollendal, vieillard qui avait les étourderies de la jeunesse, et qui s'était voué à M. Decazes. Appuyé sur cette autorité, M. Madier de Montjau adressa une pétition dénonciative aux chambres, brandon de discorde dans un foyer déjà en combustion. La discussion de cette pétition, qui devait, en déchirant tous les voiles, découvrir des mystères d'ambition et de règne prématuré dans le palais, ne souleva que des orages de tribune. M. de Saint-Aulaire, beau-père de M. Decazes, insinua que l'ascendant de famille tendait à se substituer à la royauté réelle. Le général Sébastiani rappela la note secrète aux puissances étrangères, émanant sans doute du même centre, et conspirant contre l'indépendance du pouvoir du roi et de la nation. La pétition, repoussée par les ministres, fut renvoyée au duc de Richelieu, et par lui aux tribunaux. Le dénonciateur eut le seul triomphe qu'il pût espérer, le bruit, l'agitation, et le rôle certain de victime, quand on dénonce ce qu'il est impossible de prouver et plus impossible de détruire.

 

X

Pendant que ces conspirations de toute nature tramaient ainsi la perte de la restauration, ou par ses amis insensés, ou par ses ennemis implacables, la Providence faisait naître dans le duc de Bordeaux un héritier ou une victime de plus des destinées de cette monarchie. La duchesse de Berri, princesse que le sang de son mari et l'enfant qu'elle portait dans son sein avaient couverte d'une popularité touchante en France et en Europe, sentit les douleurs de l'enfantement, la nuit du 20 septembre 1820. Cette fécondité si opportune à la monarchie, révélée pour la première fois sur une tombe, et qui faisait dater l'enfant de quelques semaines avant la mort du père, avait servi de texte aux incrédulités et aux ironies des ennemis intestins ou publics de la maison royale. Il importait qu'une publicité authentique, conforme aux usages de la monarchie, enlevât tout aliment à ces rumeurs et à ces malignités de la haine. Le maréchal Suchet et plusieurs officiers de la garde des Tuileries assistèrent à la naissance et témoignèrent irrécusablement de la maternité réelle de la duchesse. Le roi, averti, accourut, reçut l'enfant dans ses bras, comme une compensation à ses peines et comme un garant miraculeux de sa race. Il l'éleva aux yeux des assistants, et conformément aux traditions classiques et chères à son esprit, il arrosa les lèvres du nouveau-né de quelques gouttes du vin qui avait, disait-on, fortifié avant le lait le cœur d'Henri IV.

Une protestation, que l'on croit apocryphe, avait été insérée, contre la naissance éventuelle d'un prince supposé, dans les journaux de Londres ; on l'attribuait au plus intéressé, le duc d'Orléans, ou à ses zélateurs. Ce prince la désavoua devant Louis XVIII. Le roi le gourmanda. Le duc d'Orléans voulut néanmoins interroger le maréchal Suchet sur la réalité de l'enfantement, avant de féliciter sa nièce. Le maréchal attesta énergiquement la légitimité de l'enfant. Le duc, satisfait d'un si irrécusable témoin, porta ses hommages au palais. La France entière s'émut d'intérêt, de sécurité et de congratulation à la naissance de cet enfant. La pitié pour son père ajoutait à la joie. Le peuple aime que la Providence se charge de venger le crime et de comprimer les larmes. Les poètes l'appelèrent l'enfant du miracle ; les ambassadeurs le nommèrent l'enfant de l'Europe. Les uns virent un prodige, les autres un principe dans son berceau ; nul n'y entrevoyait de si loin le sort des Stuarts. Des munificences, des amnisties, des grâces de toute espèce tombaient des mains du roi, aux sollicitations de la jeune mère. Ce berceau montré au monde fut pendant quelque temps un gage de réconciliation, d'espérance et de paix pour l'a nation. Le miracle de la naissance rendait les plus incrédules superstitieux. C'était un don de la nature qui devenait aux yeux de la France une force de la politique. On se disait que cet enfant, élevé dans l'esprit du roi pour perpétuer son œuvre constitutionnelle, échapperait par son âge et par son éducation aux ressentiments mérités ou immérités que :la révolution ombrageuse nourrissait contre sa race ; qu'il serait la date du traité de paix entre les idées en lutte, l'édit de Nantes des opinions incarnées dans un jeune roi Cet événement de famille devenait aux yeux de tous une intervention de la Providence dans les destinées de la patrie. On ne pensait pas que le ciel fût intervenu par une naissance si inespérée pour tromper le monde et pour retirer son gage d'avenir et de sécurité. Tel fut l'esprit des discours, des pensées et des sentiments qui se répandirent alors sur ce berceau. De sinistres augures éclataient cependant à peu près en même temps des deux côtés de l'horizon, en Espagne et à Naples.

 

XI

On a dit que Napoléon avait été un missionnaire armé de 9a liberté et de la révolution en Europe, et qu'en parcourant le continent pour l'asservir, il y avait semé sciemment des germes de fécondité libérale. C'est le sophisme inventé à l'usage des Séjan de son règne, lorsqu'ils ont voulu après sa chute lui construire une double popularité dans l'imagination des peuples, afin de rassembler sur son nom tous les éléments d'opposition qu'ils voulaient faire aux Bourbons et à la république. Napoléon, dans toutes ses victoires contre les nationalités, n'a semé que des terreurs de son nom et des ressentiments contre la France. La France lui doit sa plus grande gloire militaire c'est un prestige immense pour une nation, dont il faut tenir compte à sa mémoire mais ni la France ni le continent ne lui doivent le goût de la liberté, à moins qu'on n'appelle de ce nom la lassitude du despotisme dont il avait fatigué les peuples. A ce titre on pourrait également soutenir que la nuit enfante le jour, parce que les ténèbres font soupirer après la lumière, et que la servitude crée la liberté parce qu'elle fomente la révolte dans les âmes opprimées, et qu'elle les insurge contre l'oppresseur. Ce qui est vrai et ce qui est attesté par toutes les révélations de sa pensée et par tous les actes de sa politique depuis le 18 brumaire. jusqu'au concordat renouvelé de Charlemagne, jusqu'à ses feudataires et à sa noblesse, jusqu'au mutisme imposé par lui a la pensée, sous le nom d'idéologie, c'est qu'il fit rebrousser le courant de toute la révolution française, c'est qu'il poursuivit, pour les éteindre, les lueurs des principes de cette révolution partout où son épée put les atteindre, dans sa patrie et sur .le continent, c'est qu'il employa la force dont Dieu l'avait doué, non a détruire, mais à rajeunir l'autorité absolue des théocraties, des aristocraties et des trônes, c'est qu'il fut de toutes pièces le Julien de la liberté de conscience et de la liberté civile, le grand antagoniste de la philosophie du dix-huitième siècle dans tout l'univers. Héros oui, apôtre non, ou apôtre à contre-temps de la conquête, de la gloire et de la force matérielle.

 

XII

Mais ce qui a pu tromper un moment les peuples sur ce prétendu apostolat de la liberté par les armées de Napoléon, et ce qui a fait éclater sur ses pas ou après sa chute des symptômes de libéralisme ça et là sur le continent, le voici c'est d'abord que le sentiment national des peuples subjugués et asservis ayant été invoqué par les rois pour lui résister ou pour le vaincre, ces peuples ainsi évoqués par leurs souverains au secours d'eux-mêmes ont pris pour la première fois un rôle dans leur propre cause, et ont insensiblement revendiqué de leurs gouvernements pour leurs libertés intérieures des privilèges de pensée, de parole, de volonté nationale dont ces gouvernements les avaient laissés s'investir pour la défense de leur indépendance extérieure. Ils ont employé pour se protéger et pour s'administrer eux-mêmes les immunités qu'ils avaient conquises en versant leurs trésors et leur sang pour leurs rois. Ils ont pris dans les guerres nationales l'habitude et la fierté des institutions libres. En outre', la chute de Napoléon ayant brisé le sceau qui scellait depuis quinze ans l'esprit libéral en France, et rendu la respiration a la pensée, la parole, l'imprimerie, la tribune à l'esprit humain, cette explosion accumulée de liberté, qui éclatait en France, a eu son retentissement dans toute l'Europe, et ce reflux d'idées longtemps refoulées a débordé à la fois de Naples à Amsterdam et de Moscou à Madrid. Les idées prennent leur niveau dans le monde moral par une loi analogue à la loi qui gouverne le niveau de l'eau ou de l'air dans le monde matériel. Des racines souterraines entrelacées lient ensemble, par une certaine solidarité réelle quoique invisible, tous les autels, tous les trônes, toutes les institutions religieuses ou civiles des nations en apparence les plus séparées par la distance ou par les mœurs, en sorte que la chute, l'ébranlement ou la modification d'une de ces choses dans une partie quelconque du globe, les renverse, les ébranle ou les modifie inévitablement partout. Cela est surtout vrai de la France, nation non pas supérieure aux autres, mais plus prompte, plus active et plus sympathique, qui pense la première, qui se meut le plus vite, et que le monde moderne aime à regarder et à imiter quand elle ne cherche ni à humilier ni à conquérir.

 

XIII

Telles étaient, selon nous, les causes réelles des mouvements intestins d'émancipation, de liberté et d'imitation des institutions constitutionnelles qui travaillaient le continent depuis que les institutions libérales, la tribune et la presse de Paris, agitaient l'esprit public ou fomentaient les factions sourdes en France. Napoléon et ses armées n'avaient pas accéléré ce mouvement de l'esprit des peuples vers nous et cette tendance à nous imiter, ils l'avaient au contraire retardé. La peur et la haine que la conquête avait suscitées contre nous dans le monde ne sont pas des attraits pour les peuples. Les peuples nous revenaient depuis qu'ils avaient cessé de nous craindre et de nous haïr. Ils voulaient bien de nos idées et de nos lois, ils ne voulaient pas de notre Joug.

Nulle part ce joug n'avait été plus inique, plus odieux, plus sanglant et plus héroïquement secoué qu'en Espagne. L'orgueil légitime de son indépendance avait ressuscité, sous les ruses et sous les violences de Napoléon, cette nation endormie. L'Espagne avait été le Macchabée des peuples. On connaît son histoire, nous n'en rappellerons que ce qui est indispensable pour lier les événements de 1812 aux événements de 1821.

 

XIV

La maison de Bourbon régnait sur l'Espagne et sur les Amériques depuis Louis XIV, ou plutôt elle laissait régner les mœurs, les moines, l'inquisition, terreur permanente, que le fanatisme d'une nation alors ignorante, superstitieuse et cruelle avait permis de placer politiquement et religieusement à côté et au-dessus de son gouvernement. Chez aucun peuple de la terre, depuis l'antique Égypte ou depuis les Gaules druidiques, une théocratie sacerdotale n'avait gouverné si directement et si implacablement une nation. L'épuration perpétuelle de la foi et la police des consciences par le fer et par le feu y avaient multiplié, pour ainsi dire, des sacrifices humains. Des milliers de victimes de ce tribunal sans appel y avaient été brûlées en public depuis trois siècles. La mort des hérétiques y était donnée annuellement en spectacle et en édification ou en exemple aux fidèles. De plus les suspects, interrogés par la torture, y expiaient dans les cachots, dans les bagnes le crime d'avoir seulement été soupçonnés de liberté de penser sur les choses saintes. La douceur de la maison de Bourbon avait amolli par l'usage la férocité de Philippe II. L'inquisition n'obtenait plus que peu ou point de victimes sous le dernier règne. Mais les richesses immenses et inviolables de l'Église, la multiplication, l'oisiveté, la mendicité des moines, institution qui, en Espagne, supprimait le travail en supprimant la famille, continuaient à embarrasser le gouvernement et à stériliser le pays. L'Espagne subsistait de sa richesse pastorale et de ses colonies lointaines', comme un possesseur qui s'énerve dans sa mollesse pendant que ses esclaves cultivent pour lui ses domaines négligés. Il ne restait en Espagne, au moment où éclata la révolution française en 1789, que des traditions chevaleresques dans sa noblesse, un sang héroïque dans son peuple, des royaumes gouvernés par des vice-rois dans l'Amérique du Sud, un culte de tradition pour ses rois, une superstition tour a tour fanatique et craintive pour son clergé, restes de vertus et restes de vices dans un peuple qui se décompose et qui va mourir si l'adversité ne le régénère pas.

 

XV

Charles IV régnait ou plutôt laissait régner sous son nom le favori de sa femme devenu le sien, Godoï. Manuel Godoï, simple garde du 'corps du roi, dont la beauté avait séduit la jeune reine, et dont l'habileté avait soulagé le roi du poids de la couronne, exerçait à la fois sur la reine et sur le roi un de ces ascendants surhumains et mystérieux que la subjugation peut seule expliquer dans le cœur de la femme et dans l'esprit du mari. Le roi et la reine semblaient n'avoir qu'un seul cœur pour adorer et pour grandir le favori commun. Expiation du despotisme qui livre une nation à un seul homme, cet homme a une femme infidèle, cette femme à un courtisan inconnu.

Godoï, depuis prince de la Paix, n'était ni incapable, ni ingrat, ni traître. Il avait une intelligence apte aux affaires, une raison bien intentionnée pour les améliorations nécessaires au royaume, une reconnaissance et une fidélité pour ses maîtres, qui tenaient de la superstition de l'Espagnol, de l'assiduité du favori, de l'obéissance du fils. L'amour et la confiance lui avaient livré le royaume, il voulait le conserver intact, prospère et fidèle à ses maîtres. Le clergé, dont il ne contrariait pas la domination sur une cour monacale, le supportait sans impatience, dans la crainte d'un ministère philosophe pris parmi les grands seigneurs espagnols qui commençaient à inquiéter son orthodoxie et à respirer à travers les Pyrénées les libertés de pensée et de conscience. La noblesse le subissait par cette habitude de respecter dans les favoris, cardinaux ou courtisans, les caprices de la majesté royale. La cour, composée par lui, et l'armée commandée par lui-même, servaient ses volontés et son ambition. L'héritier de la couronne seul, le jeune Ferdinand, marié presque enfant avec une princesse de Naples, haïssait dans le prince de la Paix l'amant de sa mère, le tyran de son père, le maître, le rival de sa propre dignité, l'humiliation de sa famille, l'ennemi naturel du fils de la maison royale. La princesse des Asturies, sa femme, reléguée, persécutée et enfin consumée de langueur jusqu'à la mort par la dureté du joug de la reine, et quelques amis, confidents de ses peines, entretenaient cette haine instinctive contre le favori. Telle était cette cour, où les cérémonies religieuses, l'étiquette morose, à peine interrompues par les chasses et la musique, entretenaient l'éternelle ignorance et la monotone oisiveté.

 

XVI

Les commotions de la France, de 1789 à 1792, avaient à peine été perceptibles en Espagne, ou l'inquisition, la police, l'ignorance du peuple, l'indifférence de la cour et l'épaisseur des Pyrénées interceptaient tout. Après une molle déclaration de guerre à la république française, par convenance au ressentiment du sang versé de Louis XVI, la cour d'Espagne avait conclu une paix humiliée. Elle assista, immobile et tremblante, aux victoires de Napoléon sur l'Italie et sur l'Allemagne, et aux détrônements de ta maison de Parme et de la maison de Naples, alliées par le sang ; se fiant de son salut sur ses complaisances, prêtant ses escadres à l'empereur contre l'Angleterre à Trafalgar, pour aider elle-même à l'asservissement des mers et du continent, et prêtant un de ses corps d'armée à Napoléon pour aller contenir le Danemark sous ses lois. C'était peu ; le prince de la Paix, pour mieux enchaîner Napoléon par la reconnaissance, avait conclu avec lui un traité secret par lequel il livrait passage à nos troupes pour aller assujettir le Portugal, et, dans la prévision de la mort de Charles VI et de sa propre décadence, il avait stipulé pour lui-même, en récompense de sa complicité, le royaume des Algarves, démembrement du Portugal partagé ainsi avec Napoléon. Mais aucune complaisance ne pouvait apaiser Napoléon. Il voulait un trône de plus pour un de ses frères. Il avait les yeux fixés sur Madrid, du fond de l'Allemagne. Des négociations sourdes, où l'on se caressait pour se tromper des deux côtés, existaient à Paris entre des agents secrets du prince de la Paix et l'Empereur. On ne sait quelles trames s'y ourdissaient pour envelopper l'Espagne et pour capter la faveur de Napoléon, quand une tragédie de palais, semblable aux tragédies de Byzance sous l'empire grec, éclata inopinément à Aranjuez, séjour d'été de là cour d'Espagne, et vint offrir à Napoléon le prétexte des interventions, des astuces et des violences qu'il préméditait depuis quelques mois.

 

XVII

Le prince des Asturies, héritier présomptif du trône, veuf de la princesse dont les rigueurs de sa mère et les humiliations de palais avaient abrégé les jours, ne supportait plus qu'en frémissant l'insolence et l'oppression du favori qu'il accusait de perdre l'Espagne et de conspirer contre lui-même. Dans l'égarement de sa douleur et de sa terreur, il avait cédé aux instigations d'un chanoine, son précepteur, nommé Escoïquiz, et de deux seigneurs de sa cour, le duc de San-Carlo et le duc de l'Infantado, ses confidents, qui lui montraient son unique appui dans l'intervention toute-puissante et protectrice de Napoléon. Le prince, poussé au désespoir par l'excès du péril et de la haine, avait écrite à Napoléon une lettre criminelle par son objet, plus criminelle par le mystère, dans laquelle il suppliait l'empereur de l'adopter pour son fils, et de lui accorder la main d'une princesse de la famille des Bonaparte ou de la famille des Beauharnais. L'agent du prince de la Paix à Paris, Izquierdo, soit indiscrétion calculée de Napoléon pour rendre irréconciliable la querelle du père et du fils, soit pénétration dans la correspondance du ministre, avait eu connaissance de cette lettre, et l'avait dénoncée à Godoï. Révélée par le prince de la Paix au roi et à la reine, interprétée en crime d'État et en conjuration contre le règne et la vie de ses parents, cette lettre avait exalté jusqu'au délire la douleur, l'orgueil et la colère de l'infortuné Charles IV. La reine, qui haïssait son fils de toute la passion qu'elle avait pour le favori, s'était exagéré à elle-même les apparences, et avait transformé une inconvenance en attentat. Le prince des Asturies, arrêté dans le palais de son père, conduit aux pieds du roi et de la reine, convaincu de correspondance criminelle avec l'étranger par les papiers accusateurs trouvés dans son appartement, dénoncé à l'Espagne et au monde comme un prince rebelle et comme un fils presque parricide, avait tremblé devant les reproches et devant les menaces de Godoï, de la reine et du roi. Lâche dans le repentir autant que léger dans le crime, il s'était humilié jusqu'aux larmes et avili, dans les interrogatoires, jusqu'à l'accusation de ses conseillers. Ces conseillers avaient seuls subi la vengeance des lois. Le fils repentant, dégradé et pardonné, avait évité le sort tragique de don Carlos, et recouvré à la cour de son père la liberté, le rang et la subordination d'un héritier présomptif écarté des conseils et annulé ar son humiliation. L'Europe avait retenti de ce drame sans dénouement dans le palais de Charles IV. L'Espagne, indignée de l'avilissement de son prince et du triomphe du favori, avait couvé des factions et des murmures qui opposaient le père au fils, le fils à la mère, le prince de la Paix à la maison royale, et le sang de ses rois au sang détesté du parvenu de Badajoz.

 

XVIII

C'était le moment où Napoléon, sous le prétexte ambigu des affaires du Portugal et d'un concours mal défini de ses armées, prêté à l'Espagne, en vertu du traité secret de Fontainebleau avec Godoï, faisait franchir les Pyrénées à cent mille hommes de ses meilleures troupes, sous la conduite de Murat, s'emparait par ruse ou par violence des places fortes, et s'avançait sur Madrid sans que ni le gouvernement espagnol terrifié ni lui-même pussent donner aux Espagnols patriotes une explication même spécieuse d'une occupation militaire du royaume, qui plaçait tour à tour les provinces, les arsenaux, les ports, les villes de guerre, et bientôt peut-être la capitale elle-même, sous le joug et à la merci de l'étranger. Charles IV, la reine, le favori, les yeux enfin dessinés, mais dessillés trop tard sur les projets d'un conquérant qui avait voilé l'ambition sous l'amitié, et qui déchirait enfin le voile, avaient résolu d'abandonner Madrid, de se retirer à Cadix et de transporter le trône dans les Amériques. Déjà les troupes espagnoles s'échelonnaient sur la route de Cadix pour protéger cette fuite du roi et de sa famille. Mais le prince des Asturies résistait secrètement à ce départ, qui livrait la monarchie aux Français. Cette résistance de l'héritier présomptif transpirait dans le peuple, et faisait du prince l'idole de la nation humiliée et trahie. La cour, intimidée par la résolution du peuple de s'opposer à la fuite de ses rois, avait contremandé le départ et s'était retirée avec le favori à Aranjuez, au milieu des troupes concentrées pour la sûreté de son voyage. Murat, pendant cette hésitation des deux partis de la cour et ces mouvements encore respectueux du peuple, entrait dans Madrid avec l'armée française, occupait toutes les routes et tous les passages du fleuve qui dominent la capitale, et, gardant un silence énigmatique plus terrible et plus perfide qu'une déclaration de guerre, se posait en arbitre de la destinée du peuple et du roi.

 

XIX

Le prince de la Paix, enfin détrompé sur la prétendue amitié de Napoléon, venait d'apprendre par son agent Izquierdo, arrivé précipitamment de Paris, que l'usurpation du trône et de la nation était le secret des mystérieuses manœuvres de Napoléon, et qu'il n'y avait plus de salut pour ses maîtres et pour lui-même que dans l'insurrection nationale ou dans la fuite. Mais ce léger favori, accoutumé aux miracles de la fortune, et enivré des rêves que la diplomatie astucieuse de Napoléon avait fait si longtemps flotter dans son âme, s'endormait encore à Aranjuez dans les illusions de sa dernière heure. Un éclat de foudre le réveilla dans la nuit du 17 au 18 mars 1808. Une foule de peuple, sortie furieuse de Madrid au moment où Murat y entrait et profanait par les armes étrangères la capitale, était accourue a la résidence royale d'Aranjuez aux cris de trahison et de vengeance contre le favori qui avait vendu, disaient-ils, et qui livrait la patrie. Cette multitude, grossie en route par la population des villages et par le peuple d'Aranjuez, atteignait déjà les portes du palais de Godoï, entraînait les troupes, proclamait le nom chéri et sauveur du prince des Asturies, et se précipitait jusque dans la chambre du favori, le poignard à la main, pour laver dans son sang la passion de la reine, la faiblesse du roi, et la perte de la monarchie. Godoï n'avait que le temps d'échapper par un couloir à la foule qui inondait et qui mutilait son palais, de monter par un escalier dérobé dans les combles, et de s'enrouler, comme un des empereurs prétoriens de Rome, dans un rouleau de nattes de joncs des Indes, abandonné par ses serviteurs dans l'obscurité d'un grenier.

La foule, le croyant évadé, plongea ses armes avides dans son lit, saccagea sa maison, alluma des torches pour la réduire en cendres ; puis, se précipitant au palais du roi, en respectant le seuil, mais comblant la reine d'invectives et Charles IV de pitié, demandait à grands cris Ferdinand leur fils pour roi et pour sauveur de l'empire. Insensibles à leur danger et à leurs outrages personnels, cette reine et son mari, plus fidèles à l'amitié qu'à leur couronne, n'avaient d'alarmes, de supplications et de transes que pour Godoï. Ils conjuraient les mains jointes leur fils, maintenant leur maître, de le découvrir et de le sauver, lui remettant avec joie l'empire, pourvu qu'il leur rendît leur ami.

 

XX

Cependant la nuit et une longue partie du jour suivant s'étaient écoulées, pour l'infortuné Godoï, dans la lente agonie d'un supplicié qui entend de sa retraite les malédictions, les fureurs, les apprêts de son supplice, et qui ne peut échapper à une mort qu'en se précipitant dans une autre. Dévoré par la soif, anéanti de chaleur, brûlant de fièvre, tremblant que la flamme attachée à son palais ne le dévorât vivant dans le bûcher de paille où il s'était enseveli, il comptait par siècles les heures de son lent martyre. Enfin, n'entendant plus dans sa demeure ni les pas ni les vociférations de la multitude écoulée, et pensant que le peuple, lassé de le chercher ou de l'attendre, s'était entièrement retiré pour le chercher ailleurs, il se hasarda à sortir de sa retraite et à descendre à pas muets les escaliers du grenier pour aller étancher sa soif, demandant en vain une goutte d'eau aux cours et aux fontaines de ce palais qui lui prodiguait quelques heures auparavant toutes ses délices. Ce silence de sa maison abandonnée en apparence était un piège ; des sentinelles, silencieuses et les pieds nus pour ne pas ébruiter leur surveillance, étaient postées dans les vestibules. Une de ces sentinelles l'aperçoit, le saisit, résiste aux offres de fortune dont le fugitif cherche à l'attendrir, le livre à la garde, qui le dispute en vain à la fureur, à la boue, aux pierres, aux poignards mal écartés du peuple. La nouvelle de son arrestation retentit comme un cri de joie jusque dans le palais du roi ; la reine et le roi y répondent par un cri de désespoir. Ils supplient leur fils de se montrer magnanime et d'arracher son ennemi à la mort : « Ferdinand, lui dit sa mère, tu veux notre couronne ! eh bien, elle est à toi ; sauve notre ami, et ton père abdique ! — Oui, oui, reprit le vieux roi, sauve Manuel, et tu es roi ! » Ferdinand s'élance à ces mots au secours de son persécuteur, l'arrache à la multitude et le confie à la garde des troupes : « Sais-tu, lui dit-il pour toute vengeance, que je suis maintenant ton roi ? Le roi mon maître et la reine vivent-ils du moins ? » demanda, pour toute consolation, le favori, plus attentif à la destinée de ses bienfaiteurs qu'à ses humiliations et à ses blessures. Rassuré sur leur existence, il fut jeté couvert de boue et de sang dans une voiture, et conduit au château de Vitta-Viciosa pour attendre une autre mort. Jeux de la faveur, de la fortune, de la disgrâce et de la mort, qui s'arrachent et se disputent leur victime en une nuit, et qui n'étaient pas encore finis pour Manuel.

 

XXI

Charles IV abdiqua le même jour en faveur de Ferdinand. L'ancien roi et le nouveau roi attendaient que l'abdication ou l'investiture fussent ratifiées par Napoléon, maître par son armée du territoire, et arbitre par sa politique de la couronne. Murat, son interprète, refusait de s'expliquer, donnant tour à tour espoir et crainte au père et au fils. Napoléon, précédé et suivi de forces invincibles, arriva à Bayonne, dernière ville française, sur la frontière d'Espagne, et il évoqua devant lui sur le sol de la France ce grand procès, comme pour tenir les compétiteurs qu'il avait résolu de détrôner tous les deux à la merci de son ambition et séparés de leur peuple. Charles IV, sa femme, son fils, le favori, s'y laissèrent entraîner tour à tour moitié par la séduction, moitié par la force. Les ruses qui amenaient ces deux monarques à Bayonne rappelaient plus la politique italienne de Machiavel que la politique romaine de César. Napoléon, après avoir traîné ces princes à ses pieds, voulut les déshonorer l'un par l'autre en donnant au monde le spectacle de leurs querelles et de leur avilissement. Le père et la mère accablèrent devant Napoléon leur fils de malédictions comme un parricide. Napoléon parut prendre le parti du père contre le fils. Il somma Ferdinand d'abdiquer un royaume acquis par la révolte contre les droits du sang. Quand le fils eut abdiqué et restitué le trône, Napoléon fit abdiquer, en sa propre faveur, par le père, une couronne qu'ils n'étaient plus libres de refuser dans la captivité perfide à Bayonne. II donna le trône d'Espagne à son frère Joseph ; il envoya Charles IV, sa femme et leur favori languir et mourir dans l'exil, sans autre consolation que l'amitié qui les unissait tous les trois, et avec un subside royal mal payé en échange de deux empires. Il donna pour prison à Ferdinand et à son frère le château de Valençay, entouré d'armes et de police pour prévenir dans ces jeunes princes un remords de dignité ou un retour de courage. Il lança ses armées dans l'Espagne insurgée par tant d'attentats à son indépendance et à ses sentiments. Victoires et défaites furent également stériles pour conquérir ou pour affranchir cette nation. L'âme de ce peuple 'combattait dans chacun de ses enfants. La guerre y devint une lutte corps à corps, la lutte un égorgement. Les Anglais y débarquèrent au secours des Espagnols. Ils y élargirent le champ de bataille. Chaque province, privée de son roi, se fit à elle-même une junte d'insurrection permanente. Ces juntes usèrent une à une les armées de Napoléon. Cette lutte de six ans fit de l'Europe l'écho et les complices de cette première nationalité insurgée contre la conquête du monde. Cadix fut le centre de cette représentation armée de l'Espagne. La nation régna, pour ses rois pendant l'interrègne de sa royauté. L'Europe apprit de l'Espagne que les armées sont mortelles, mais que les nations son invincibles. Napoléon, refoulé vers ses propres frontières par le Nord, soulevé et coalisé contre lui, restitua le pape aux Romains, Ferdinand VII aux Espagnols.

Mais ce jeune prince, esclave au berceau, aigri dans sa jeunesse, révolté contre son père dans ce palais, servile dans la captivité, fut ingrat dans le retour. Les cortès, représentation nationale de l'Espagne, qui avaient combattu pour lui, voulurent mettre un prix à leur victoire, et lui demandèrent de jurer la constitution qu'ils avaient promulguée en 1812, afin de concilier le trône et la liberté. Ferdinand, reçu avec le délire de l'enthousiasme par son peuple, s'était avancé a pas lents dans ses provinces sans s'expliquer. Aux portes de la capitale, il avait déjà oublié ceux qui la lui avaient ouverte, aboli la constitution et ressaisi le règne absolu de ses pères., Son règne n'avait été depuis qu'une longue vengeance contre les hommes des cortès qui avaient voulu mettre une condition à son retour et des limites légales à son autorité. Les royalistes modérés, les patriotes, les nobles, les orateurs, les ministres, les généraux de la guerre de l'indépendance, languissaient dans les cachots, peuplaient les bagnes, se réfugiaient dans l'exil. Une cour domestique appelée camarilla régnait et persécutait sous le nom du roi. Des tentatives d'insurrection militaire, non contre le roi, mais contre la faction royale, avaient eu pour victimes Porlier et Lacy, jeunes généraux de l'indépendance. Porlier, en mourant, avait légué sa mémoire aux patriotes dans une épitaphe qu'il avait préparée pour son tombeau : « Ici reposent les cendres de L. Diaz Porlier, général des armées espagnoles. Il fut heureux dans toutes ses entreprises contre les ennemis extérieurs de sa patrie, et mourut victime des discordes civiles. Hommes sensibles a la gloire, respectez les restes d'un patriote malheureux. » Lacy, après avoir concerté un mouvement constitutionnel avec un grand nombre de généraux et d'officiers de la guerre de l'indépendance, échoua par la trahison dans l'entreprise, se réfugia dans une montagne des Pyrénées chez un berger, y fut découvert par ceux qui le poursuivaient et condamné à mort à Barcelone. Ferdinand, ne pouvant trouver des exécuteurs d'un général adoré en Catalogne, le fit embarquer pour l'île de Majorque, où l'infortuné Lacy trouva la mort sur le rivage, au lieu de l'exil qui lui avait été promis. Toutes les provinces d'Espagne avaient leurs sociétés secrètes, leurs complots militaires, leurs traîtres, leurs délateurs, leurs bourreaux. La terreur planait à la fois sur la cour, qui sentait le sol trembler sous son despotisme, et sur les libéraux, qui sentaient la main de la cour et de l'inquisition ouverte sur eux. Tout annonçait une de ces crises suprêmes dans la vie des peuples, où les nations et les gouvernements, incompatibles et animés par deux esprits irréconciliables, ne peuvent échapper ou à l'insurrection ou à la tyrannie. Le clergé et les moines espagnols, qui avaient admirablement servi l'indépendance, se rangeaient maintenant du côté de la monarchie absolue alliés naturels d'un trône qu'ils avaient éternellement dominé, ennemis de la liberté qui détrônait l'inquisition, et qui, pour premier acte, affranchissait les consciences. Les cachots de l'inquisition refusaient leurs victimes au jugement des juges civils. Des évêques même, suspects de tolérance et de sentiments libéraux, gémissaient sous les verrous du saint office. Le roi n'osait refuser à ses ombrages ou à ses vengeances ceux-là mêmes dont il connaissait l'innocence et l'attachement à sa personne.

La Russie, par jalousie contre l'Angleterre, favorisait en secret par ses conseils ce système de terreur du roi Ferdinand. Elle avait encouragé ce prince à élever en crédit et en faveur un homme sorti des rangs les plus infimes de la domesticité de la cour, loyal de cœur, mais borné d'esprit, dont le zèle servile, le dévouement sans lumières et l'habileté remuante soulageaient le roi du poids de sa couronne. La difficulté de remplir le trésor royal dans un pays sans culture et sans commerce, épuisé par dix ans de guerre acharnée, porta Ferdinand et son favori à concevoir une expédition décisive, dont l'objet était de reconquérir et de pacifier par la force des armes l'Amérique espagnole, disputée alors entre les vice-rois de Ferdinand et les gouvernements indépendants de lui que ces colonies lointaines s'étaient donnés pendant l'usurpation et les déchirements de la mère patrie. Ugarte, ministre intime et personnel du roi pour les préparatifs de cette expédition, subordonna, en ce qui concernait les préparatifs, tous les autres ministres. Les forces navales et militaires de la monarchie furent concentrées à Cadix, port d'où la flotte devait partir pour porter à l'Amérique les volontés irrésistibles de l'Espagne. Le général O'Donnell, comte de Labisbal, d'une de ces familles irlandaises catholiques qui faisaient de l'Espagne une patrie d'adoption, et dont trois frères, généraux comme lui, commandaient d'autres provinces, reçut de Ferdinand le commandement général de l'armée expéditionnaire réunie à Cadix et dans les villes voisines. O'Donnell avait été initié, peu de temps avant cette époque, aux affiliations secrètes de l'armée, puis, sur le point d'être découvert, il avait affecté l'horreur de la conspiration et fait des révélations qui avaient paru au clergé et à la cour un gage irrécusable de fidélité.

 

XXII

Mais O'Donnell flottait, comme ces aventuriers sans patrie, au gré des événements et des partis, indécis d'opinion entre les absolutistes et les libéraux, donnant de la sécurité aux uns, des espérances aux autres, prêt seulement a se prononcer pour ceux qui l'élèveraient le plus haut. A peine arrivé a Cadix, il reçut les confidences des chefs de l'armée enrôlés dans les sociétés secrètes ; il affecta de les écouter avec faveur. Il reconquit ainsi auprès des libéraux la confiance qu'il avait perdue par sa première défection il couvrit de son silence et de sa tolérance la corruption et l'embauchage de l'armée. Un autre général, Saarsfield, second d'O'Donnell, ami de l'infortuné Lacy, reçut les mêmes confidences, jura de venger Lacy en reconquérant la constitution pour laquelle Porlier et Lacy étaient morts. O'Donnell et lui parurent se concerter pour faire éclater à jour fixe une insurrection de leurs corps d'armée en faveur de la cause commune. Mais soit que la connivence de Labisbal et de Saarsfield avec les officiers' conspirateurs de leurs armées ne fût qu'une ruse ignoble pour connaître les opinions de leurs subordonnés et pour les trahir, soit que ces deux généraux, jugeant le moment inopportun et le mouvement prématuré, voulussent le laisser éclater à demi pour mieux l'ajourner ou l'étouffer ensuite, O'Donnell feignit de laisser proclamer sous ses yeux la constitution par quelques régiments, et, se réunissant ensuite à Saarsfield pour se retourner contre les coupables, il arrêta en flagrant délit tous les colonels et tous les officiers compromis ou suspects qui avaient eu l'imprudence de se prononcer, et il les envoya prisonniers dans les forteresses. La cour, rassurée par cet éclat et par cette vigueur perfide d'O'Donnell, le reçut comme le sauveur du trône et le retint à Madrid. L'armée, un moment disloquée et retirée de Cadix par précaution du gouvernement qui ne voulait pas livrer une place forte au hasard d'une révolte, fut cantonnée sous les ordres du général Caldéron dans l'île de Léon.

 

XXIII

Cependant la provocation d'O'Donnell et l'arrestation des officiers supérieurs chefs de la conjuration n'avaient fait qu'animer l'ardeur des nombreux conjurés de l'armée. Ils se concertèrent dans l'ombre et ils se donnèrent pour général le colonel Quiroga, complice de Porlier et de Lacy, et prisonnier maintenant à Alcala dans l'île de Léon. Arco Aguéro, enfermé pour la même cause dans le château de Saint-Sébastien de Cadix, fut nommé par eux chef d'état-major. Le chef de bataillon Riégo, ami de ces conjurés, et brûlant lui-même du feu de la liberté de son pays, fut l'âme et la main de la conjuration nouvelle. L'Espagne est le pays des complots hardis et couvés longtemps entre des milliers d'initiés. L'inquisition y a façonné les caractères au mystère et au sang, la nature à l'audace et à la vengeance, ces deux gardiennes du secret promis. Le plus grand nombre des officiers et des sous-officiers de l'armée savait le jour où l'insurrection devait éclater, nul ne la révélait.

Elle éclata le 1er janvier, à la voix de Riégo et des officiers de son bataillon, à Las Cabézas, cantonnement du régiment des Asturies. Le peuple y répondit par des cris de joie et de délivrance. Riégo marcha le même jour sur Arcos, quartier général de l'armée, y arrêta de sa main le général en chef Caldéron et son état-major, et enleva quelques bataillons, qui s'unirent à lui et le proclamèrent. Quiroga, évadé de sa prison, marchait aussi de son côté, à la tête de quelques bataillons insurgés, contre Cadix. Riégo soulevait Xérès ; Saarsfield s'enfuyait devant lui, menacé du sort réservé aux traîtres. L'armée entière, bientôt entraînée par le courant de l'opinion triomphante, nommait ses chefs et rédigeait une adresse respectueuse, mais impérative, pour imposer au roi la constitution de 1812. Cadix seul fermait ses portes aux conjurés. Le général Freyre, nommé par le roi à la place de Caldéron, rassemblait une armée royale pour cerner l'île de Léon et pour étouffer la révolte dans son germe. Riégo en sortait avec une colonne d'expédition pour insurger les provinces voisines. Reçu ici avec enthousiasme, là avec résistance, il échappait avec peine aux détachements encore fidèles qui le poursuivaient, se portait hardiment sur Malaga, insurgeait cette ville, y combattait contre Joseph O'Donnell, frère du comte de Labisbal, se repliait en désordre et en perdant ses soldats par la désertion, traversait Cordoue à la tête de trois cents hommes harassés, seule force qui lui restât, y recevait de vaines acclamations et quelques subsides mais, harcelé par des forces supérieures et ne pouvant plus qu'entraîner sa colonne décimée dans sa perte, il licenciait ses officiers et ses soldats, et leur donnait pour ralliement la Corogne. L'insurrection, jusque-là toute militaire, s'était éteinte au lieu de se rallumer dans cette expédition. L'île de Léon, fortifiée par Quiroga, se défendait a peine contre les troupes de Cadix. Tout était en suspens dans les esprits et dans les événements. L'insurrection, bloquée par des forces croissantes, semblait étouffée dans son berceau, quand la ville de la Corogne où Riégo avait dirigé les hommes débandés s'insurgea spontanément à leur voix et proclama la révolution dans ses murs. La Galice, les Asturies, l'Aragon, suivirent le mouvement de la Corogne, la constitution fut proclamée partout, jusque dans Cadix. Un choc accidentel entre le peuple enthousiaste et les troupes irritées de leur défaite inonda cette ville de sang. La commotion de ces mouvements à la circonférence ébranla, jusque dans Madrid, l'esprit des troupes et de la garde royale elle-même. Ferdinand, vaincu par la nécessité plus que par la conviction, résolut de transiger avec ses peuples en faisant la promesse d'institutions représentatives. Les promesses ne suffisaient déjà plus a l'impatience d'une armée et d'une nation debout pour reconquérir leurs droits. Une insurrection du peuple de Madrid, sous les fenêtres du palais du roi, ne se calma qu'à la voix de ce prince humilié et contraint, proclamant de sa propre bouche la constitution de 1812 et la convocation des cortès. Cette constitution toute républicaine, parce qu'elle était née de l'organisation révolutionnaire d'une nation sans chef, pendant la guerre de l'indépendance, ne conservait de la royauté que le nom et le principe héréditaire au sommet d'institutions toutes électives. Mais Ferdinand ne délibérait pas sur la place qu'on lui laissait dans la constitution, il la subissait. Les cortès s'assemblèrent, la constitution porta au pouvoir tous les hommes que la vengeance de Ferdinand retenait dans ses présides et l'inquisition dans ses cachots. La vengeance rentra. au palais sous le nom de la liberté, les proscriptions se retournèrent contre les proscripteurs d'hier. Quiroga, Riégo et leurs complices remplacèrent au ministère, à la tête des armées ou dans les gouvernements des provinces, les ministres, les généraux et les gouverneurs fidèles ; Ferdinand ne fut dans son palais, entouré d'un respect officiel, que le captif et l'otage de la révolution. Les émeutes furent les coups d'État quotidiens de la multitude. La démagogie régna sous le nom d'une royauté avilie. Le roi, comme tous les rois qui veulent continuer de régner sur des révoltés et par eux, ne sentit pas qu'après un détrônement réel, la tombe ou la proscription sont les seuls asiles de leur dignité. Il prêta forcément son nom aux actes de ses ennemis, plaint par les uns, odieux a d'autres, suspect à tous. L'Europe, à l'exception de la France et de l'Angleterre, protesta dans des notes diplomatiques sévères contre ces concessions de la faiblesse à la force, et présagea les impraticabilités et les désastres en germe dans cette constitution. L'armée de Cadix refusa de se dissoudre a la voix des cortès eux-mêmes et de Quiroga, devenu modéré depuis qu'il était victorieux. Riégo, continuant le rôle de tribun des soldats, en prit le commandement révolutionnaire, voulant surveiller sous les armes les actes des cortès, et substituer la dictature des camps à la loi civile. Destitué par les cortès, appelé par les clubs, il vint triompher à Madrid des lois outragées et servir de drapeau aux démagogues. Combattu avec énergie par les ministres, il fut obligé de reculer devant la constitution qu'il violait après l'avoir installée. Exilé de la capitale, il alla porter dans sa, province les plaintes, les complots et la vengeance de séditieux comprimés. Cette défaite du premier tribun ne fut qu'un éclair d'ordre et de paix dans le règne constitutionnel de Ferdinand ; bientôt ballotté entre les ministres révolutionnaires et les ministres suspects de royalisme à la révolution, il subit de ses ministres de nouveaux outrages, et de son peuple de nouvelles violences. Il passa par toutes les phases de Louis XVI moins l'échafaud. Retiré un moment à l'Escurial, palais de plaisance trop rapproché des insurrections royalistes, qui s'armaient maintenant de son nom, dans les provinces fidèles, il fut contraint de rentrer à Madrid, entraîné par ses ministres pour y subir, comme la famille royale à Versailles le 6 octobre, l'invasion et les injonctions des clubs. Tous ses amis, et même jusqu'à son confesseur, en furent chassés pour enchaîner ses sentiments et sa conscience. La proscription les relégua dans les villes où l'assassinat les attendait. Ses gardes, assiégés par le peuple, furent en partie immolés aux portes de son palais en le défendant ; les autres furent proscrits ensuite pour l'avoir vainement défendu : Pendant ces convulsions intermittentes de la capitale, les royalistes et les moines insurgèrent les Pyrénées et la Catalogne pour le pouvoir absolu et pour la religion exclusive ; les républicains, à l'instigation de quelques émissaires français, tramaient la république à Saragosse ; Riégo y accourait pour reprendre le rôle d'agitateur en chef de sa patrie ; le peuple, indigné, lui en fermait les portes et arrêtait les factieux étrangers. Les chefs des cortès eux-mêmes subissaient, à leur tour, les inconstances et les retours de la popularité dans Madrid. Le comte de Torréno, orateur célèbre, et Martinez de la Rosa, poète, orateur et patriote, tous deux victimes du pouvoir absolu, et arrachés des cachots de Ferdinand pour venir siéger et dominer, par leur talent dans les cortès, suspects aujourd'hui de modération et de mesure dans la liberté, échappaient à peine aux poignards du peuple en fuyant leurs maisons pillées et incendiées. Le sang des exaltés et des modérés coulait dans toutes les villes. Les bandes de la Foi parcouraient la Navarre, l'Aragon, sous des chefs proclamés par la popularité le curé Mérino, le trappiste, le général Quesada. Un gouvernement royaliste, nomade et insurrectionnel, se formait, sous le nom de Régence suprême d'Espagne, autour du marquis de Mataflorida et du baron d'Érolles à Urgel. Mina, proscrit par Ferdinand, rentrait, comme Coriolan, de son exil en France dans sa patrie, et combattait en son propre nom les insurrections royalistes par des insurrections libérales. Il levait des troupes, imposait des tributs, dépouillait les arsenaux à Barcelone et refoulait jusqu'en France les armées de la Foi. Trois guerres civiles ravageaient et incendiaient les provinces. Une assemblée impuissante, des ministres factieux et insultés, un roi captif, une capitale turbulente, un pays déchiré en factions, une multitude ondoyante au souffle des démagogues ou des moines, armée tour à tour du marteau des assassins, du poignard des brigands, ou frappée de la stupeur des victimes, telle était l'Espagne au moment où la conspiration libérale de Paris, prélude ou contre-coup de ces agitations de la Péninsule, nouait à Paris, à Nantes et en Alsace, les trames militaires et populaires, qui répondaient du sein du comité directeur aux lois compressives du ministère. Les rassemblements de la capitale, les sociétés secrètes, les réunions occultes, les discours agitateurs, les pamphlets acérés, les allusions sinistres, les feuilles publiques, masquant leurs excitations incendiaires sous les formes d'une opposition légale, étaient en France autant de contre-coups concertés avec les républicains de Saragosse et les exaltés de Madrid. La révolution s'entendait à travers les Pyrénées et les Alpes.

Un événement inattendu vint doubler ses forces, et donner aux espérances des uns, aux terreurs des autres, un de ces ébranlements qui secouent le continent tout entier. L'Italie, endormie en apparence sous la domination de ses anciens rois et sous la tutelle armée de l'Autriche, venait d'éclater à ses deux extrémités à la fois. Naples et Turin se répondaient, à peu de semaines d'intervalle, par deux insurrections militaires et par un seul cri de constitution.

 

XXIV

L'Italie est depuis des siècles la grande calomnie du monde moderne. On dirait que les peuples du Nord se vengent du joug que l'Italie leur a imposé jadis, et de l'horreur des longs attentats qu'ils ont accomplis sur elle, par des mépris affectés de son caractère, et qu'ils veulent l'empêcher de s'estimer elle-même en la déshonorant. Ces mépris sont des lâchetés, des ignorances et des injustices. L'Italie est toujours la terre privilégiée de la nature et de l'humanité ; la sève virile de ses grands siècles n'y a ni dégénéré ni tari. Entraînée par la chute irrésistible du vieux monde dans la décadence de l'empire universel qu'elle avait fondé, aucune nation sur la terre n'a supporté sans se dissoudre et sans s'avilir un si long détrônement. Sa gloire, sa religion, son génie, son nom, sa langue, ses monuments et ses arts ont continué à régner après sa fortune. Seule elle n'a point eu d'âge de ténèbres civiles après son âge de domination par les armes. Elle a assujetti à ses cultes, à ses lois, à sa civilisation les barbares qui la conquéraient en la profanant, ils la subissaient. Vainqueurs, : ils lui mendiaient des lois, des mœurs et des dieux. Le continent presque tout entier n'est qu'une colonie intellectuelle, morale et religieuse de cette mère patrie de l'Europe, de l'Afrique et de l'Asie. Le moyen âge la morcela sans la dissoudre. Ses tronçons, coupés en petites principautés ou en petites républiques, conservèrent les palpitations, la vigueur, le mouvement, l'énergie des grandes nationalités. Elle eut des anarchies, des convulsions, des vertus, des crimes, des héroïsmes grands comme ses ruines. Sa renaissance sous les papes, sous les Médicis, sous sa maison de Ferrare, sous ses aristocraties de Venise, sous ses démocraties de Gênes, sous ses théocraties de Rome, sous sa principauté commerciale de Florence, sous ses paladins de Naples et de Sicile, fut la renaissance de l'Europe. En se rallumant elle illumina l'univers. Guerre, politique,' littérature, commerce, arts, navigation, manufactures, diplomatie, tout émana de l'Italie. Ses noms ressemblent à ces dynasties éternelles à qui la suprématie, dans tous les domaines de l'esprit humain, a été dévolue par la nature, et dont les Sixte-Quint, les Léon X, les Cosme, les Tasse, les Dante, les Machiavel, les Michel-Ange, les Raphaël, les Pétrarque, les Galilée, les Doria, les Christophe Colomb, se transmettent encore aujourd'hui le sceptre qu'aucune nation n'a pu arracher à leur race. Assujettie, dans les derniers siècles, à l'Autriche intéressée à l'amollir pour la subjuguer, a la maison des Bourbons d'Espagne superstitieuses et voluptueuses dynasties, vice-royautés de l'Espagne ou d'e l'Allemagne à des papes qui la laissaient do- miner par les puissances pour se conserver leur faveur, a des aristocraties vicieuses assez riches pour la corrompre, trop faibles pour l'aguerrir ; à un clergé qui pactisait pour ses richesses avec la servitude, l'Italie, riche, peuplée, heureuse par les sens, humiliée par l'âme, s'assoupissait,. mais ne se résignait pas.

L'esprit nouveau la pénétrait, pendant son sommeil, par tous les, pores. Nulle part en Europe, excepté en France, les idées de tolérance et d'affranchissement pour les cultes, de libertés civiles, d'égalité des classes, d'institutions représentatives, de gouvernement spiritualiste des peuples, d'évocation de la pensée par la tribune ou par la presse, pour concourir aux progrès de l'humanité croissante, n'avaient plus de sectateurs qu'en Italie, surtout dans ta tête du pays, dans le conseil des princes, dans les cours, dans le clergé, dans les écoles, dans les ateliers des artistes, dans les écrivains, dans les poètes, jusque dans les temples. Dans ses pompes sacerdotales, l'Italie était philosophe sous son despotisme, elle était libérale ; sous son démembrement, elle était patriotique, et tendait par tous ses instincts à cette unité nationale, fédérale, seule résurrection possible de sa force et de sa grandeur. Rome, par sa situation géographique, et par son institution théocratique qui la condamne à être en paix avec les souverains étrangers, était un obstacle à cette unité fédérale. La domination spirituelle de l'Église, qui avait fait jadis la puissance des Italiens, faisait maintenant leur impuissance. Une neutralité obligée à Rome faisait défaut, à une émancipation énergique et armée en Italie.

La révolution française avait surpris l'Italie dans ce progrès de l'esprit national et philosophique qui lui faisait saluer la régénération de la France. L'horreur de l'Autriche, tyrannie plus haïe parce qu'elle était plus présente, et la crainte du joug français, substitué au joug germanique, balançaient ses instincts. Ses sympathies néanmoins l'avaient emporté sur ses craintes. L'invasion de la Savoie par M. de Montesquiou sous la Convention, la descente des armées de la république dans le Piémont, avaient été saluées par les philosophes et par les patriotes italiens comme des présages d'indépendance du joug théocratique et d'émancipation du joug de l'Autriche. La noblesse, les classes littéraires, les classes artistiques, les classes industrielles, avaient souri au rayonnement libérateur de la France, de Nice à Milan, de Chambéry à Rome et à Naples. Les ravages mêmes de cette terre devenue le champ de bataille des armées du Nord et des armées françaises n'avaient pas découragé l'Italie. Elle savait que les peuples asservis ne rachètent leur liberté et leur dignité qu'au prix de quelques sacrifices. Les victoires de Bonaparte, qui la reconquéraient à la France, paraissaient aux Italiens des triomphes qui les reconquéraient à eux-mêmes. Ces Polonais du Midi se nattaient que le vainqueur de l'Autriche les constituerait en nation unie ou fédérative après les avoir affranchis. La politique égoïste et conquérante de Bonaparte l'emporta, là comme en Pologne, sur la politique magnanime et désintéressée qui, en régénérant l'Italie, aurait ressuscité un grand peuple allié reconnaissant et vassal de la France, au lieu de lui donner des sujets humiliés et frémissants. Napoléon avait gratifié son beau-frère Murat d'un royaume faible et impuissant à Naples, son fils adoptif Eugène Beauharnais d'une vice-royauté précaire à Milan, sa sœur Élisa Bacciochi d'une principauté en Toscane, son autre sœur Pauline Borghèse d'un gouvernement général en Piémont ; Gênes et Venise, Rome elle-même, étaient devenues des dépouilles déchirées de l'Italie, et des villes impériales, Milan un quartier général d'armée française, la Savoie un département français ; le pape, comme les doges, remplacé au Vatican, non par un gouvernement romain, mais par un proconsul français, enlevé de la capitale de la catholicité, errait de ville en ville dans une captivité honorifique à peine déguisée. Les trésors de l'Italie et les chefs-d'œuvre de ses musées servaient à enrichir ou à décorer le trésor ou les palais de l'empereur. Ses enfants recrutaient nos armées et versaient leur sang dans le Nord pour une cause qui n'était ni celle de leur indépendance ni celle de leur liberté. L'ambition d'un homme et l'orgueil de sa monarchie militaire universelle 's'étaient interposés fatalement entre le génie de l'Italie et le génie de la France de 1789, qui n'aspiraient qu'à s'unir pour se fortifier l'un par l'autre, mais à s'unir dans la liberté, non dans la servitude. Le reflux de l'Europe contre l'usurpation universelle de Napoléon avait paru ainsi une délivrance de l'Italie. Tyran, pour tyran, elle préférait les plus anciens et les plus faibles. Le traité de Vienne lui avait rendu son pontife et ses princes. L'Autriche, maîtresse du Milanais, usurpatrice de Venise, protectrice de la Toscane, avait pris au congrès autant de soin pour morceler de nouveau la Péninsule que Napoléon pour la conquérir ; aucune ..de ces puissances restaurées, maison de Naples, papauté, maison de Toscane, maison de Sardaigne, n'était assez prépondérante pour donner à l'Italie le signal de l'indépendance et pour inspirer à l'Autriche la crainte sérieuse .d'une émancipation spontanée contre sa domination.

 

XXV

Mais les idées philosophiques et nationales, déçues et -découragées par la France en Italie pendant le règne de Napoléon, n'étaient pas mortes. Elles commençaient à palpiter de nouveau, au contact des libertés de la tribune et -de la presse françaises, depuis que le gouvernement représentatif, réimporté en France par Louis XVIII, avait son retentissement et son émulation à Naples, à Rome, à Gênes, à Turin. L'explosion révolutionnaire de l'Espagne pour se délivrer du système monacal et du despotisme de 'la cour avait ébranlé l'Italie. Le joug politique du sacerdoce y paraissait plus intolérable aux esprits depuis qu'il avait été brisé et qu'on sentait l'impatience de le briser encore. L'administration française, supérieure en mécanisme aux administrations à la fois molles et tracassières des gouvernements restaurés, y avait laissé des exemples et des regrets. Enfin la jeunesse militaire de l'Italie, dressée à la guerre dans les campagnes de Napoléon, y avait formé une foule de généraux, d'officiers et de soldats braves et éprouvés qui s'indignaient de leur oisiveté présente, et qui se sentaient capables. d'aguerrir et d'affranchir leur pays. A tous ces ferments d'esprit public et d'esprit national en Italie se joignait l'influence sourde mais croissante des sociétés secrètes. Les plus nombreux et les plus redoutables de ces affiliés étaient les carbonari, armée souterraine de l'esprit public. Quand les idées ne peuvent pas se produire au soleil, elles s'organisent dans l'ombre. Le mystère est la force des opprimés.

 

XXVI

Le carbonarisme, dont l'origine se perd dans la nuit du moyen âge, comme la franc-maçonnerie, dont il fut tour à tour l'allié et l'ennemi, était une sorte de jacobinisme italien. Il avait ses initiés, ses doctrines, ses réunions secrètes, ses correspondances de province à province, ses mots d'ordre, son administration occulte gouvernement ténébreux dans le gouvernement officiel. Un christianisme philosophique, un patriotisme exalté, et un républicanisme antique, fanatique, quelquefois déclamatoire comme celui des Girondins en France ou des amis de la liberté en Allemagne, en étaient l'âme, la formule, les cérémonies. Il ne faisait acception ni de rang, ni de profession, ni de classe ; il initiait les riches, les pauvres, les aristocrates, les plébéiens, les militaires, les prêtres, le peuple. C'était l'égalité de l'esprit commun. Ses initiations n'avaient rien de suspect aux gouvernements eux-mêmes un grand nombre de leurs agents s'affiliaient. Rien n'était plus irréprochable que ses dogmes, plus puéril que ses cérémonies, plus loyal que ses serments. Son seul danger apparent était dans son mécanisme, dans son organisation, dans son nombre, dans la direction irresponsable et simultanée que quelques hommes cachés derrière le voile de sa hiérarchie suprême pouvaient imprimer d'un mot à ses tendances et à ses actes. Innocent aujourd'hui, il pouvait être coupable et irrésistible demain danger de ces associations nombreuses favorisées par les gouvernements faibles, qui croient acquérir en les soutenant la puissance de les renverser. Plus d'un million d'hommes dans les Calabres, dans les provinces et dans l'armée de Naples étaient affiliés au carbonarisme. Le roi Ferdinand lui-même, ses fils, la reine Caroline de Naples, sa femme, s'étaient initiés à cette secte pendant leur long exil en Sicile. Ils en tenaient les fils dans leurs mains, et c'est par cette société secrète et populaire qu'ils avaient fomenté l'insurrection permanente de la Calabre contre les Français et contre Murat, intrus dans leur royaume, étrangers dans leur patrie, usurpateurs de leur trône. A son retour à Naples, après la chute de Napoléon, le vieux roi Ferdinand organisa militairement en milices locales les carbonari des Calabres, armant ainsi de la force publique ceux que l'organisation préexistante de leur secte armait déjà de la force occulte de leur association. L'esprit libéral qui soufflait de France, d'Angleterre, de Sicile et d'Espagne sur les côtes d'Italie les pénétra bientôt de ses influences. Les généraux et les officiers de l'armée dissoute de Murat les animèrent du feu de leurs ressentiments. Les abus du gouvernement, les vices de la cour, l'oppression inquiète du clergé, l'avilissement de l'Italie sous des princes faibles ou complices de l'étranger, devinrent le texte de leurs discours ; le redressement de ces griefs, la résurrection d'un patriotisme italien et l'établissement d'une constitution le but avoué de leurs réunions. L'armée, commandée en partie par les anciens lieutenants de Murat ; s'associait à ces trames par ses murmures contre la cour rentrée à Naples avec les émigrés et avec les conseillers de la terreur royale de 1799. Le roi avait vieilli dans l'exil, instrument passif des passions de la reine Caroline sa femme. Il était aimé du peuple, jouet des grands, méprisé des soldats. Incapable de résolutions fortes, capable de ruses et de retours inattendus, véritable prince de la maison dégénérée d'Espagne, chez qui l'éducation superstitieuse et l'adulation servile étouffaient la nature. La chasse dans les forêts de Caserte, Escurial de la dynastie de Naples, la pêche dans son beau golfe avec les lazzaroni, plèbe heureuse et triviale de sa capitale, l'amour et les cérémonies du culte, se disputaient ses loisirs. L'Autriche, alliée de sa couronne et dominatrice de son royaume, avait la haute influence dans ses conseils. Le chevalier de Médicis, homme de vaste intelligence, mais de timide volonté et de faible courage, propre aux temps paisibles, impropre aux heures de résolution dirigeait son gouvernement.

Ce ministre, incrédule aux dangers du carbonarisme, avait commis la même faute que les ministres du roi d'Espagne à Cadix l'année précédente. Il avait formé un camp d'observation à Cessa, agglomérant ainsi tous les éléments de l'insurrection militaire sur un seul point du royaume, comme pour faciliter aux conjurés les moyens de s'entendre, de se concerter et de mesurer leurs forces. Les différents corps de l'armée, en quittant le camp, avaient remporté dans leurs différents cantonnements la conviction de leur nombre, de leur esprit unanime, et la certitude d'être suivis à l'heure où une occasion mûre ferait éclater l'âme du pays. Naples attendait son Riégo.

 

XXVII

Un sous-lieutenant de cavalerie, nommé Morelli, cantonné à Nola, dans la province d'Avellino, province intermédiaire entre Naples et les Calabres, donna le premier signal à l'armée. Il monta à cheval, le 2 juillet 1820 au lever du jour, entraîna une centaine de soldats de son régiment initiés aux carbonari par un chanoine de Nola nommé Menichini, et, suivi de ce prêtre et d'une poignée de carbonari, il s'avança vers la ville d'Avellino occupée par d'autres corps de troupes, aux cris de Vive Dieu ! vive le roi ! vive la constitution ! Le colonel de Conciliis, homme de haute naissance et de grande fortune de cette province, initié lui-même au carbonarisme, mais indécis encore sur l'heure et sur l'occasion d'un mouvement, commandait les troupes dans Avellino. Inquiet et mécontent peut-être de l'insurrection prématurée de Morelli, il délibère et il hésite sous les armes. L'insurrection s'arrête et flotte un moment. Le roi, qui était en mer, dans le golfe, pour aller au-devant de son fils le duc de Calabre revenant de Sicile, apprend sur son vaisseau l'audace et les premiers succès de Morelli. Il comprend le danger de la première étincelle dans un royaume miné de complots souterrains ; il tremble de remettre le pied sur la plage ; des nouvelles rassurantes et la résistance de Conciliis le décident. Il rentre avec son fils et sa cour dans le palais. Les conseils se succèdent. Le général Guglielmo Pepe, soldat populaire de l'armée de Murat, et qui commande en chef la province, reçoit l'ordre de partir pour Avellino cet ordre à peine donné est révoqué : le général Caroscosa ; est envoyé à sa place. Pepe s'indigne d'une défiance qui lui arrache une occasion de servir d'arbitre entre le trône, l'armée, le pays. Il part en secret malgré la cour, enlève aux portes de Naples un régiment de cavalerie aux cris de Vive la constitution ! jette l'effroi dans le palais, l'agitation dans la capitale, la joie dans le cœur des conjurés. Caroscosa, fidèle au roi, mais populaire parmi les libéraux, veut concilier son devoir et sa popularité libérale ; il perd les heures à Naples à réfléchir sa mission. Pendant ces temporisations, le temps, qui est l'élément des révolutions ou des répressions, se dévore. Morelli soulève autour de son détachement les villes et les campagnes il se concerte, dans une entrevue nocturne et secrète, avec le commandant d'Avellino, de Conciliis. Ce colonel entraîné veut entraîner a son tour sa province. Il appelle à lui les troupes et les milices sous prétexte de fermer les portes de la ville aux insurgés, en réalité pour les leur ouvrir. La province entière et les troupes commandées par de Conciliis se déclarent en insurrection contre té gouvernement absolu. Morelli, de Conciliis forment un camp constitutionnel sur les hauteurs d'Avellino. Le général Pepe y arrive de Naples, non plus pour combattre, mais pour autoriser et diriger le mouvement par sa présence. Le bruit de cette défection du jeune général se répand et entraîne les villes, les garnisons, les provinces voisines. Les carbonari se lèvent avec les milices, comme un peuple invisible jusque-là, au milieu d'un peuple étonné. Pepe, respectueux dans ses paroles, mais résolu dans ses actes, les forme en colonnes et annonce sa marche sur la capitale. Naples, qui n'attendait qu'un chef et un signal, fermente et s'enhardit de l'approche des conjurés. Une députation des carbonari, de la noblesse et du peuple pénètre dans le palais et somme le roi de promulguer la constitution. Le prince accorde les institutions imposées, et demande seulement le temps de les délibérer avec ses ministres. Un des tribuns montre du doigt l'aiguille sur le cadran de la pendule et donne deux heures seulement à la cour pour changer les institutions du peuple. Le roi asservi congédie ses ministres, en nomme d'autres agréables à la multitude, publie une déclaration qui garantit une constitution dans huit jours, et remet provisoirement le gouvernement aux mains du duc de Calabre son fils. Ce prince, formé dès l'enfance aux intrigues de cour dans le palais de Palerme entre les Anglais, les libéraux et sa mère, était plus propre que tout autre à faire fléchir astucieusement un pouvoir vaincu par une révolution, mais qui méditait de se reconquérir par la ruse et par la force. Écarté des affaires, éclairé, studieux, éloquent, habile à flatter les partis et à les endormir, sa réputation de libéralisme le rendait agréable au peuple et à l'armée mais respectueux au fond envers son père, et plus zélé à lui sauver sa couronne qu'à la dérober prématurément pour lui-même, le duc de Calabre était le négociateur naturel entre le trône et les constitutionnels. Pour calmer instantanément l'impatience tumultueuse du peuple autour du palais, il promulgue la constitution des cortès d'Espagne, vociférée, faute d'autre, par les rassemblements. Le peuple satisfait s'empare de.la promesse sans savoir ce que renferme le texte de cette constitution, sachant seulement qu'elle signifie à Madrid le triomphe sur la cour, l'abaissement du roi, la victoire de la liberté populaire sur un despotisme monarchique et sacerdotal.

 

XXVIII

Cependant le général populaire Pepe s'avançait sur Naples à la tête de l'armée des milices et des carbonari des provinces insurgées. La révolution en avait fait son chef. Ce chef, créé par le hasard plus que par le complot, était une heureuse fortune pour le trône et pour la révolution à la fois. C'était le Riégo tout-puissant, mais le Riégo involontaire et modéré de l'Italie. Né en Calabre, d'une race militaire de cette province, la plus agricole et la plus belliqueuse du royaume, vingtième enfant d'une famille riche et populaire dans ces montagnes, élevé dans la simplicité et dans la discipline de ces mœurs rurales qui font les laboureurs 'et les soldats, aguerri dès l'enfance par ces guerres intestines des partis qui luttaient à main armée dans les Calabres depuis la révolution de 1794, entré au service avec plusieurs de ses frères, signalé par sa bravoure, élevé de grade en grade, sur les champs de bataille de la France par Murat, jusqu'au rang de général de division, fidèle à ce prince jusqu'à son abdication, accueilli par Ferdinand, gouverneur de province et commandant d'un corps d'armée depuis la restauration ; jeune encore, d'une figure agréable à la multitude, d'un nom cher aux soldats, d'une opinion libérale et tempérée par l'honneur, qui donnait à la fois des gages à la liberté et à la couronne, servi par une insurrection qui le prenait pour chef sans l'avoir eu pour complice le général Guillaume Pepe ressemblait à La Fayette, balançant en 90 la république et la monarchie dans ses mains, arbitre armé du roi et de la nation. Mais, bien qu'il eût pris le premier la responsabilité de ce rôle d'arbitre entre l'armée, le trône et le peuple, le général Pepe était plus ambitieux de renom qu'avide de domination sur son souverain ; il n'avait ni capté la popularité par des complaisances a l'anarchie, ni arraché le roi de son palais pour l'emprisonner dans sa capitale, ni poursuivi la famille royale fugitive pour la ramener à ses geôliers. Une fidélité conditionnelle à son roi, des institutions progressives à son pays, le signal de l'indépendance italienne donné en émulation et en exemple à la Péninsule, une dictature courte et promptement abdiquée devant les lois tels étaient l'instinct et le caractère du dictateur.

Il entra le 7 juillet à Naples a la tête de l'armée et des milices, après s'être concerté secrètement avec le duc de Calabre. Son cortège innombrable ressemblait autant à une sédition disciplinée qu'à un triomphe militaire. A la suite des régiments insurgés commandés par Morelli, de Conciliis, Napolitains, tribuns militaires, salués comme des libérateurs par la capitale, marchaient en ordre des milliers de miliciens et de carbonari des provinces. Leurs vestes de laine brune, leurs sandales de berger, leurs chapeaux coniques décorés des couleurs des carbonaristes, leurs carabines calabraises étincelant au soleil, leurs pieds poudreux, leurs teints hâlés, leurs visages belliqueux et sombres, excitaient à la fois l'étonnement et la terreur de la foule répandue sur les longues grèves de Naples, pour assister à cette invasion d'une secte sortie de ses ventes, de ses souterrains, de ses rochers et de ses forêts, pour venir triompher sous les temples et sous les palais d'une capitale. Le prêtre Menichini, monté sur une mule de ses montagnes, couvert des signes du carbonarisme, s'avançait au milieu des milices rurales, une carabine à la main. Tous les regards cherchaient, toutes les mains applaudissaient ce prêtre sauvage, premier moteur du mouvement de Nola. Une armée de paysans, de moines, de bergers, de matelots ; de brigands de ces côtes, marchait sous tous ses costumes autour des chefs des ventes de leurs provinces. La ville entière se décorait à leur passage des couleurs de la secte, les uns par imitation, les autres par terreur. Un cri unanime de « Vive le roi vive la constitution » s'éleva de, l'armée, de la mer et de la ville, jusqu'aux balcons pavoisés du palais du roi.

Après avoir passé en revue cette double armée, Pepe, Morelli, de Conciliis, Menichini et le général napolitain se rendirent au palais pour porter au roi et au duc de Calabre l'hommage et l'injonction tacite de la révolution représentée par eux. Le duc de Calabre les reçut, pare lui-même, ainsi que la cour, des insignes de la cause triomphante. « Quand je suis arrivé au camp des constitutionnels, lui dit Pepe, la révolution était accomplie ; je ne pensai plus qu'à la diriger dans le double intérêt du trône et de la patrie. Les hommes armés qui viennent de passer sous vos yeux, les milliers d'autres qui sont restés dans leurs provinces ou qui ont repris le chemin de leur pays, ne sont pas des rebelles, mais des sujets ; leurs armes ne menacent pas le trône, mais lui servent de soutien. Quant à moi, je supplie Votre Altesse et le roi d'abréger une situation également pénible pour tous, en convoquant au plus tôt une représentation nationale ; je jure' de résigner les hautes fonctions dont je suis investi avec plus de joie que je ne les accepte aujourd'hui. »

Le duc de Calabre jura de son côté, avec un accent que la dissimulation des cours italiennes rendait sincère, qu'il aspirait autant que le peuple et l'armée aux institutions constitutionnelles. Vous, général Pepe, dit-il en finissant, calmez les inquiétudes produites par ce généreux sentiment exercez hardiment votre suprématie militaire ; les généraux, vos émules, ont applaudi eux-mêmes à votre élévation ; vos actions ont devancé la marche lente des années Je jure de défendre la constitution des cortès au prix de mon sang. » Conduit de là auprès du vieux roi malade ou affectant la maladie pour se soulager du trône, Pepe trouva Ferdinand dans une chambre retirée du palais, couché sur son lit ; la princesse Partanna, belle Sicilienne qu'il avait aimée longtemps et qu'il avait épousée, comme une autre Maintenon, après la mort de la reine, était assise au chevet de sa couche. Le général baisa respectueusement la main que le roi lui tendit, selon l'étiquette des cours espagnoles. « Maintenant, lui dit Pepe, Votre Majesté règne enfin sur le cœur de tous ! J'espère, lui répondit le roi avec inquiétude, que tu le conduiras en homme d'honneur. » Le duc de Calabre voulut excuser le général constitutionnel auprès de son père, en lui expliquant qu'il n'avait été rejoindre les révoltés d'Avellino que sur le bruit de sa prochaine arrestation par les ministres. Pepe déclina cette excuse avec fierté, il avoua au roi que la pensée de provoquer des institutions représentatives était depuis longtemps dans son cœur, qu'il méditait sur les moyens, tes plus dignes et les plus loyaux de les faire adopter au roi, de concert avec son peuple, que l'événement d'Avellino avait été précipité et inattendu, sans doute, mais que la constitution désirée par la nation et par l'armée n'en aurait pas moins été proclamée par lui dans une forme plus régulière et plus imposante. L'harmonie parut, quoique contrainte, établie entre le général et la cour. L'enthousiasme, contenu par l'armée et par ses chefs dans les limites du respect pour la couronne, n'eut ni anarchie ni excès à Naples. Les élections envoyèrent en majorité au parlement napolitain des députés libéraux, mais prudents, tels que les Ricciardi, les Poério, les Borelli, publicistes, orateurs politiques éminents, représentants modérés mais fermes de l'opinion italienne. Ce peuple, doué par la nature d'aptitudes universelles, éleva sa tribune à la hauteur des tribunes française et britannique dès le premier jour de ses discussions. Les carbonari, triomphants, embarrassèrent seulement, par leurs exigences et par leurs clameurs, la marche de l'administration nouvelle. Le roi jura solennellement dans la cathédrale de maintenir les institutions conquises, et il appela spontanément la vengeance de Dieu sur ses cheveux blancs, s'il violait jamais son serment. Pepe déposa sa dictature, et s'occupa exclusivement de reconstituer l'armée aguerrie par Murat sur -les champs de bataille de l'Europe. La Sicile, toujours prête à proclamer son indépendance à chaque ébranlement du pouvoir de Naples ; et l'Autriche, inquiète du signal donné de Naples à l'indépendance de l'Italie, rendaient doublement nécessaire un déploiement de force armée disproportionnée à l'étendue comme au caractère du royaume. Rome fermenta la première du voisinage de ce premier foyer de révolution ; la Toscane, libéralement et paternellement gouvernée par le jeune Léopold, disciple alors adoré du premier Léopold, attendit sans impatience le développement des événements ; le Piémont, écho toujours palpitant de la France, et adversaire ambitieux de l'Autriche dans la basse Italie, s'émut au contre-coup de la révolution napolitaine, s'initia au carbonarisme jusque dans le palais du roi, et médita, dans l'aristocratie et dans l'armée, plus que dans le peuple, une seconde explosion à l'autre extrémité de l'Italie.

 

XXIX

Cependant les cours du Nord, attentives au progrès de l'esprit libéral qu'elles appelaient l'esprit révolutionnaire, émues par l'humiliation de la royauté de Madrid, consternées par le meurtre d'un prince en France, inquiétées de la contagion qui se révélait à Naples et à Turin, et redoutant que cette contagion, qui avait franchi les Pyrénées et les Alpes, ne franchît bientôt le Tyrol et le Rhin, se concertaient pour étouffer la liberté menaçante dans le triple foyer qu'elle venait de s'ouvrir. La Russie, la Prusse, l'Autriche, rappelaient leurs ambassadeurs, fermaient leurs frontières à ceux de Naples, d'Espagne, interrogeant avec sévérité ces gouvernements nouveaux sur la légitimité de leurs origines et sur la sincérité des rois qui les avaient consentis. Elles armaient sous des prétextes transparents, rapprochaient de l'Italie des corps d'armée qui n'attendaient que le consentement d'un congrès pour intervenir au nom du traité de la sainte alliance contre l'indépendance des peuples en révolution. L'Angleterre, forcée de rendre compte de l'opinion par la presse et par la tribune, qui lui commandaient le respect, au moins apparent, des volontés nationales, ne pouvait entrer ostensiblement dans cette ligue offensive des rois. Mais ses ambassadeurs, servant en secret les intentions avouées de son ministère, encore animé de l'esprit de son grand homme d'État, William Pitt, trahissaient partout leur antipathie contre les émancipations révolutionnaires des deux péninsules, et s'efforçaient, sinon de combattre en face, du moins de faire avorter ces révolutions. Ils craignaient aussi que l'analogie des institutions et la solidarité de voisinage ne donnassent à la France un ascendant trop croissant en Italie. La France était jetée, de son côté, par ces événements extérieurs, dans une contradiction entre ses intérêts nationaux et ses intérêts dynastiques, qui donnait à ses actes et à ses pensées une ambiguïté fatale. Puissance constitutionnelle, elle ne pouvait avec décence attaquer l'esprit constitutionnel par une intervention hostile chez ses voisins, qui voulaient être libres à son image ; dynastie contre-révolutionnaire, elle ne pouvait voir sans effroi la révolution saper ses trois trônes de famille, à Madrid, à Naples et à Turin ; enfin, monarchie représentative depuis l'inauguration de sa charte, elle ne pouvait demander à haute voix à une chambre représentative les frais de la guerre contre le principe de la représentation des peuples. De là, dans sa diplomatie à Naples et à Madrid, une direction double et forcément contradictoire, qui faisait de son gouvernement tour à tour l'espérance des peuples ou l'allié des cours. Cette contradiction n'était nulle part plus flagrante qu'à Naples et en Italie. Le duc de Narbonne, ambassadeur de Louis XVIII auprès de la cour des Deux-Siciles, homme qui cachait sous une extrême modestie un sens juste et une pensée élevée, s'était imbu, quoique émigré en Angleterre, de l'esprit libéral du roi et de la nécessité pour la maison de Bourbon de se rajeunir par une alliance sincère avec les intérêts nouveaux en France et en Europe. On se hâta de le rappeler de Naples, pour laisser les négociations entre les mains de M. de Fontenoy, homme plus jeune ; moins élevé en dignité et plus facile à désavouer au besoin. M. de Fontenoy, quoique dévoué de cœur et de raison à la Restauration, qui avait apprécié et révélé ses talents, était un de ces esprits libres de préjugés et supérieurs de point de vue, qui ne servent pas pour flatter, mais pour servir. Nul ne comprenait mieux que lui et ne faisait mieux comprendre aux Tuileries, dans ses dépêches, la nécessité pour la France constitutionnelle de se populariser en Italie, en se faisant, non l'auxiliaire des révolutions, mais l'arbitre imposant et obéi entre les révolutions et les trônes, et surtout l'antagoniste de l'Autriche. C'était à ce prix, selon M. de Fontenoy, que la France pouvait seulement contrebalancer au-delà des Alpes l'Autriche, au-delà des Pyrénées l'Angleterre. Il conseillait donc aux constitutionnels de Naples la modération, au roi Ferdinand la condescendance, au ministère français la résistance aux injonctions du Nord et l'arbitrage hardiment affecté par la France, au double titre de puissance constitutionnelle et de dynastie bourbonienne, entre l'Italie et l'Autriche. Il jouissait d'un grand crédit, dans la haute Italie, sur les cours et sur les libéraux à la fois. Rectifier la constitution incomplète des cortès, et prendre ensuite sous la protection de la France l'indépendance de l'Italie, telle était la diplomatie de M. de Fontenoy et de sa légation[1].

 

XXX

M. Pasquier était alors ministre des affaires étrangères. Homme de circonstances, capable de s'identifier avec une grande pénétration d'esprit à toutes les causes, il inspirait des mêmes pensées que M. de Fontenoy notre politique en Italie et en Espagne mais, pendant que M. Pasquier donnait à Naples les instructions les plus intelligentes et les plus sages dans le sens de ces idées de modération et d'arbitrage français, le duc de Blacas, ambassadeur a Rome, et investi d'une autorité générale sur les négociateurs d'un rang moins élevé que le sien, adressait à Naples des instructions contraires et des directions opposées à celles du ministre officiel. M. de Blacas ne voyait de salut pour la monarchie de son maître que dans une guerre déclarée à tout esprit d'émancipation libérale dans les cours d'Italie, et dans l'alliance franche et immédiate avec l'Autriche contre toute indépendance et toute liberté dans ta- Péninsule prêt à abandonner ces puissances à l'Autriche, pourvu que l'Autriche y refrénât les révolutions.

Cette même lutte intestine, entre les deux esprits qui se disputaient l'opinion et le gouvernement, existait à Paris et éclatait de jour en jour avec plus d'animosité dans les chambres et dans la presse. La réunion des souverains du Nord à Troppau, ville limitrophe de la Pologne, pour y aviser aux résolutions communes et pour y préméditer un acte de la sainte alliance si chère à Alexandre, servait de texte aux récriminations des deux partis. Au moment où l'Autriche, par l'organe de M. de Metternich, s'efforçait de convaincre l'empereur de Russie de la nécessité, douteuse encore pour lui, d'intervenir par les armes dans les deux péninsules, une révolte militaire d'un des régiments de la garnison de Saint-Pétersbourg étonna Alexandre, et le convainquit du danger des rois par celui qu'il avait couru. Les trois souverains convinrent d'agir en commun et avec énergie contre les progrès de la révolution en Italie comme en Espagne. Ils se séparèrent quelques semaines pour se réunir de nouveau en congrès général a Laybach, où ils sommèrent le vieux roi de Naples, Ferdinand, de se rendre pour attester sa liberté ou sa captivité par sa présence ou par son absence. Après de longues agitations du peuple et de violentes discussions du parlement napolitain, ce prince obtint, à force de serments à son peuple, la liberté de se rendre, comme négociateur souverain, au congrès des puissances. Il s'embarqua sur un vaisseau de guerre, que la tempête rejeta le lendemain sur les côtes, et partit avec de nouveaux serments sur les lèvres et de nouvelles rétractations dans le cœur.

 

XXXI

Le parti libéral de la chambre s'indignait, dans ses discours, de cette conspiration à visage découvert des souverains absolus dans les réunions comme celle de Troppau, ou dans des congrès comme celui de Laybach, contre l'indépendance des peuples, et montrait la France, dupe ou complice, prêtant la main à sa propre annihilation ; l'esprit public, toujours plus sensible dans une nation belliqueuse aux humiliations extérieures qu'aux oppressions du dedans, s'envenimait contre la cour et contre les ministres. Les royalistes exaltés, de leur côté, perdaient toute patience et reprochaient aux ministres Richelieu et Pasquier les temporisations et les accommodements avec les révolutions. Déjà les hommes intermédiaires, qui avaient le plus la confiance de ce parti, et qui étaient entrés au conseil sans portefeuilles, comme garants d'une administration royaliste, tels que MM. de Villèle, de Corbière, Lainé, étaient l'objet de reproches et de sommations acerbes a la tribune. Le général Donnadieu, M. de La Bourdonnaie, M. de Lalot, donnaient le signal d'une scission entre les exaltés et les modérés, qui menaçait M. de Richelieu d'une chute prochaine, entre les libéraux irrités et les royalistes indisciplinables. Ces deux partis échangeaient, par-dessus la tête des ministres, des injures et des défis qui semblaient préluder à des guerres civiles. L'Espagne et l'Italie étaient le texte de ces mutuelles provocations. Le général Foy, La Fayette, Benjamin Constant, Casimir Périer, de Lameth, Manuel, Laffitte, Girardin, rivalisaient d'éloquence et de colères avec M. de Serre, M. de Vaublanc, M. de La Bourdonnaie, M. Donnadieu. M. Pasquier, habile à assoupir ces débats par des discours qui ne donnaient la victoire à personne, mais qui ne désespéraient aucun des deux partis, satisfaisait néanmoins en secret la cour en envoyant au congrès de Laybach des négociateurs agréables à la sainte alliance, tels que M. de Blacas, M. de Caraman, M. de La Ferronays. Dans ce congrès, la. France, flottant entre l'Angleterre et la Russie, se déclara neutre ; mais ; en se retirant de l'action, elle livrait en réalité l'Italie à l'Autriche. Déjà soixante mille hommes, commandés par le général Frémont, marchaient sur Rome et sur Naples par la Toscane. Le vieux roi Ferdinand s'avançait avec eux pour revendiquer sa couronne. Que pouvait contre l'Europe entière une puissance découragée d'avance par l'abandon de tous ses alliés naturels ? Le général Pepe conduisit en vain l'armée napolitaine aux défilés d'Introdocco, pour sauver du moins l'honneur national par une lutte désespérée mais glorieuse. La révolution napolitaine succomba sans avoir combattu. Pepe, abandonné de ses troupes au premier coup de canon, ne put rallier un seul régiment jusqu'à Naples. Il partit pour un long exil, que la défense héroïque de Venise devait illustrer dans sa vieillesse. Soldat digne d'une autre fortune, trahi par son peuple et par son temps.

 

XXXII

Par une entente mal calculée, ou par un hasard également funeste à la cause italienne, Turin proclamait la constitution espagnole au moment où l'Europe la déclarait incompatible avec l'existence des monarchies, et où les Autrichiens triomphaient à Naples. Le roi de Sardaigne, Victor-Emmanuel, prince plus digne du trône, parce qu'il plaçait l'honneur au-dessus du trône, refusa de ratifier une révolution de caserne et de palais, qui lui ordonnait de violer ses engagements envers les puissances et ses propres convictions. Il abdiqua en faveur de son 'frère absent. Le jeune prince de Carignan, héritier présomptif de la couronne, qui avait fomenté cette révolution avec la jeune noblesse de sa cour, et qui devait périr un jour victime d'ambitions plus vastes que son empire, s'investit de la régence et anima la révolution qui le prenait pour chef ; mais, aussi versatile dans l'action qu'il avait été téméraire dans le complot, il déconcerta lui-même, peu de jours après, toute résistance aux forces autrichiennes en abandonnant de nuit la capitale à la tête des gardes du corps, et en allant se ranger lui-même, avec la moitié de l'armée, sous les ordres du général autrichien. Enfant inconsidéré, dans le palais comme dans la révolte, nuisible aux deux partis par son inconséquence, instrument d'une conjuration contre le trône, puis du trône contre la conjuration, livrant ses amis après avoir livré sa dynastie, et laissant l'opinion incapable de prononcer s'il avait été plus puéril que conspirateur, et plus complice de la couronne que complice de la révolution. Sa défection enleva l'espoir, mais non le courage à ses amis Santa Rosa, Collegno, Saint-Marsan, et d'autres jeunes chefs de la noblesse militaire et patriotique de Turin, tentèrent une attaque à Novare sur les Autrichiens mais la présence du prince de Carignan dans les rangs de leurs ennemis et la masse des forces de Bubna accouru de Milan, déjouèrent leur héroïsme. Ils ne purent que sceller de leur sang la cause de la constitution et de la patrie. Le roi de Sardaigne rentra dans Turin, les chefs constitutionnels, emprisonnés ou proscrits, expièrent leur témérité dans les forteresses ou dans les exils. Le prince de Carignan, mal pardonné par le roi son oncle, alla promener dans les cours étrangères, et plus tard dans les rangs de nos soldats en Espagne, l'ambiguïté de son rôle, et racheta par d'éclatantes résipiscences le droit de régner.

 

XXXIII

La neutralité équivoque que le ministère avait gardée jusque-là entre les deux partis de l'Assemblée dans les négociations, l'irritation du parti libéral, accrue par la chute de Turin et de Naples, les apostrophes de la droite gourmandant les ministres, les manœuvres de ce conseil occulte du comte d'Artois, redevenu plus exigeant en proportion des concessions qui lui avaient été faites ; enfin la certitude d'avoir, par madame du Cayla, favorite de plus en plus chère au roi, un parti dans le cœur de ce prince, décidèrent M. de Villèle à se retirer du conseil. Il en portait la responsabilité sans en avoir la direction. Ce rôle secondaire et ingrat de négociateur perpétuel entre le parti royaliste, et le gouvernement lui semblait, avec raison, disproportionné à son importance politique. Il entraîna dans sa retraite M. de Corbière, satellite difficile, mais fidèle, de sa politique. Le ministère, abandonné ainsi à lui-même, chancela. Le duc de Richelieu, instruit des complots de cour qui' recommençaient à s'ourdir contre lui dans la familiarité du frère du roi, lui demanda une audience et lui reprocha avec respect, mais avec amertume, de lui avoir donné sa foi de gentilhomme qu'il ne laisserait pas harceler le ministre par ses amis et d'oublier cette parole. Le prince s'excusa sur les difficultés qu'il rencontrait à contenir les royalistes mécontents. Les conspirations civiles et militaires, mal éteintes dans le sang des premiers conjurés du dernier complot, inspiraient à la cour et aux royalistes des deux chambres des inquiétudes qui les rendaient plus exigeants. Ils sentaient le sol miné sous le trône.

Le carbonarisme italien couvait, jusqu'à ce côté-ci des Alpes, des explosions qu'on reprochait aux ministres. Ces complots, avoués depuis comme un titre de gloire par les chefs qui les répudiaient alors comme des calomnies, avaient leur centre à Paris, leurs ramifications dans les provinces militaires. Le 20 mars, Naples, l'Espagne, le Piémont, avaient appris aux conspirateurs que la corruption de la fidélité des armées était le plus prompt et le plus certain désarmement du pouvoir. C'est dans le voisinage des grands rassemblements de troupes et des grandes écoles militaires qu'il importait aux carbonari français de concentrer les associations secrètes et de préparer les insurrections. Des ventes, correspondant avec la grande vente centrale de Paris, furent organisées à Nantes et à Saumur. La grande vente de Paris, formée à peu près des mêmes hommes que le comité directeur déjà entrevu dans les conjurations précédentes, comptait parmi ses principaux initiés les Corcelles, les Kœchlin, les de Schonen, les Mérilhou, les Buchez, les Bazard, les Arnold Scheffer. La Fayette le présidait. Son nom, prononcé à voix basse de vente en vente, dans les régiments, dans les écoles., dans les ateliers, autorisait, accréditait, illustrait ces complots. Infatigable et intrépide, il livrait sa personne, sa famille, sa vie même, pour servir la révolution et garantir sa mémoire. Il liait des intelligences avec Belfort et avec Saumur, se préparant à reprendre au besoin, à la tête de l'armée, le rôle qu'il avait eu jadis à la tête de la garde nationale constance que trente années de déceptions et de captivité n'avaient pu lasser.

Le carbonarisme français ainsi que le carbonarisme des Calabres ne s'entendait que dans sa haine commune contre les Bourbons. Les vieux militaires espéraient faire sortir de la révolution un troisième règne de Napoléon rappelé de Sainte-Hélène ; les jeunes, Napoléon II arraché à Schœnbrünn ceux-ci le duc d'Orléans, ceux-là la république, La Fayette la gloire et l'arbitrage décisif entre tous ces partis.

 

XXXIV

Une rumeur immense interrompit un instant ces trames et suspendit la respiration de la France Napoléon venait de mourir. Arrêtons-nous un instant nous-même pour raconter cette mort, comme l'Europe s'arrêta pour en écouter alors le récit. La vie politique de Napoléon avait cessé le jour où il était monté sur le vaisseau anglais pour voguer vers Sainte-Hélène ; mais la vie morale avait survécu en lui comme pour laisser l'acteur descendre de la scène après le drame, en spectacle à l'histoire et en entretien avec lui-même. La Providence lui avait accordé, pour mettre le comble à toutes ses faveurs, la dernière faveur qu'elle puisse faire à un grand homme, celle d'avoir un intervalle de paix entre sa vie et sa mort, de se recueillir dans la satisfaction et dans le repentir de ses actes, et de jouir dans ce lointain, qui donne leur vraie perspective aux choses humaines, du regard, de l'admiration et de la pitié de la postérité. Ni Alexandre ni César n'obtinrent de leur fortune ce don suprême des dieux. L'un mourut dans la fièvre de la jeunesse et dans le vertige de la prospérité l'autre tomba sous vingt-sept coups de poignard, ayant à peine le temps de reconnaître la main des meurtriers, ou la justice des dieux. Napoléon vit à loisir et de loin les deux faces de sa destinée ; il entendit se prolonger à satiété l'écho de son nom ; il descendit pas à pas, en voyant grandir son ombre derrière lui, la pente occidentale de sa vie. Des hommes légers ont regretté pour lui qu'il ne se fût pas évanoui comme Romulus dans une tempête, à l'apogée de sa gloire et de sa puissance ; ils ont appelé malheur et décadence sa captivité et sa relégation loin de la scène qu'il avait remplie de son bruit ; nous l'appelons son dernier bonheur. Il eut, comme Dioclétien au jardin de Salone, ou comme Charles-Quint au monastère de Saint-Just, ces années de crépuscule qui laissent la pensée, troublée par l’action, déposer le limon de la vie avant de s'écouler dans l'éternité, et qui préparent l'âme, par le jugement qu'elle porte sur elle-même, au jugement de l'avenir et au jugement de Dieu. Il eut de plus ces adversités éclatantes et ces expiations amères qui donnent satisfaction à l'envie et qui attendrissent par la pitié l'arrêt de la postérité. Que les insensés plaignent un pareil sort les hommes religieux de tous les cultes et les hommes qui auront dans l'âme l'instinct de la vraie gloire dans tous les siècles y reconnaîtront une faveur du ciel.

 

XXXV

Seulement, il faut le déplorer pour sa mémoire et pour la dignité de l'infortune, Napoléon profita peu de cette faveur des -races prédestinées. Homme accoutumé trop jeune à une constante et merveilleuse complaisance de la prospérité, il supporta la disgrâce avec plus d'apparat que de véritable grandeur d'âme. Il disputa avec l'adversité, comme si elle eût été une offense des hommes, au lieu de la reconnaître et de s'y résigner comme à une souveraineté clémente de Dieu. Il n'eut ni le détachement volontaire et philosophique de Dioclétien, ni l'abnégation solitaire et pieuse de Charles-Quint. Vaincu, jamais soumis, contestant au sort ses dernières bribes, rarement homme, toujours empereur, même après que l'empire lui avait échappé, il oublia trop que ce qu'il y a de plus grand dans le grand homme, ce n'est pas l'empire, c'est la nature. Il pouvait donner ainsi à penser aux philosophes que, s'il n'eût pas été le maître du monde par les circonstances et par le génie, il aurait pu être une âme ordinaire dans les conditions privées de l'existence. Il ne sépara pas assez sa fortune de lui-même. Il se confondit perpétuellement avec son rôle.

Ce monologue de six ans qu'il adressa au monde du haut de son rocher, et dont ses courtisans enregistrèrent les moindres paroles pour les transmettre à ses séides comme un évangile de parti, ne fut qu'une longue note diplomatique sans bonne foi, adressée a ses partisans, et parlant tour à tour la langue de toutes les factions qu'il voulait nourrir de sa mémoire, au lieu d'être l'épanchement désintéressé, sincère et religieux d'une âme qui se lègue avec ses grandeurs, ses faiblesses, ses vérités et ses repentirs au monde. Le livre qui contient ce monologue, le Mémorial de Sainte-Hélène, n'est que le protocole d'une politique tombée qui veut se justifier par les sophismes, et le martyrologe d'une ambition qui s'acharne encore à des étiquettes et à des titres quand elle ne peut plus retenir l'univers. Ce livre, qui passionna un moment l'Europe, soit qu'il ait été dicté par Napoléon, soit qu'il ait été inspiré par un désir inhabile de populariser sa cause après lui, fut un malheur pour le grand homme, qu'il diminue en voulant l'exagérer. La sincérité eût été plus sublime, le silence même eût été plus grand. Quand on veut léguer une grandeur colossale à l'admiration de la postérité, il ne suffit pas d'être un colosse, il faut encore que la main qui le transmet au monde ait le compas assez large pour le mesurer. Aucun des serviteurs fidèles qui illustrèrent leur nom par leur exil avec le maître déchu n'avait cette mesure un Quinte-Curce a manqué à cet Alexandre. Napoléon seul pouvait écrire Napoléon. Il l'a tenté dans quelques pages ; elles sont d'airain et de granit comme ses monuments héros de style comme il l'était d'action. Celles des Las Cases sont d'un chambellan, serviles comme la domesticité, aveugles comme le dévouement, honorables seulement par son cœur, parce que c'est en lui le dévouement désintéressé au malheur et l'aveuglement pieux de l'enthousiasme.

 

XXXVI

Napoléon, pendant la -longue navigation du' Northumberland qui le transportait à l'île de Sainte-Hélène, avait conquis par l'ascendant de son nom, par le contraste entre sa puissance d'hier et sa captivité d'aujourd'hui, comme par la liberté calme de son attitude, l'admiration de l'équipage anglais. Les soldats aiment le soldat jusque dans leurs ennemis. Les geôliers eux-mêmes sont accessibles au rayonnement de renommée et de grandeur qui transpire du cap- tif. Un grand nom est une majesté universelle. Le vaincu régnait sur les vainqueurs, Il passa ses heures sur l'Océan dans un repos qui semblait le délasser de lui-même, et qui ressemblait à l'indifférence plus qu'à l'abattement. Les longs sommeils, les lectures sans but, les repas avec l'amiral et son état-major, les jeux de réflexion et de calcul, les promenades sur le pont, les entretiens avec les officiers et les matelots, les spectacles de la mer et du ciel, les préméditations sur le site et sur les occupations de son exil, quelques retours rapides sur les dernières vicissitudes de l'Europe, qui semblaient déjà à une distance toute philosophique de lui, par la distance des vagues qui l'en séparaient chaque jour davantage, remplirent ces deux mois de sa traversée. Il ne sentait pas encore le vide que laissait en lui la perte du monde. Il faut du temps pour que ce vide se creuse dans l'âme, et qu'il y fasse éprouver son néant. Pendant les premiers jours, elle est encore remplie par l'ombre de ce qu'elle a possédé longtemps. La réalité n'est jamais qu'une impression du lendemain. Napoléon ne parut la sentir qu'en apercevant à l'horizon l'île aride, montagneuse et noire qui surgissait dans un océan désert devant lui. Il y aborda cependant avec l'empressement et la précipitation convulsive d'un homme impatient de connaître la prison qu'on lui prépare, et de conjecturer le sort qu'il pourra se faire dans son ostracisme. A peine le pied sur le rivage, il monta à cheval, galopa sur les routes qui conduisaient aux sommets de l'île, afin de l'embrasser d'un seul regard et d'y choisir la résidence conforme à sa pensée et à ses goûts. L'aspect de ce bloc de rochers volcaniques entrecoupé de vallées creuses, de pentes pastorales, de villas rustiques, où la passion des Anglais pour la nature faisait verdir quelques végétations naissantes, de sommets nus, d'autres tapissés de bruyères et de chênes-lièges, d'une petite ville commerçante et d'un port animé par les relâches des vaisseaux qui vont de l'Inde en Europe ; cette île ; enfin, perdue dans une mer immense et éblouissante souvent peuplée de voiles, sous un ciel ardent, mais dans un climat tempéré par l'élévation et les nuées des montagnes, ne lui fit pas l'impression sinistre que l'ennui, l'aigreur, la maladie et la plainte de ses compagnons.de solitude changèrent plus tard en imprécations contre cette Corse d'un autre Océan. Il avait une telle soif d'air des montagnes, d'isolement dans la nature, d'éloignement des lieux habités par la foule, de solitude et de liberté d'esprit, qu'il refusa de redescendre à la ville même pour une nuit, et qu'il s'établit dans une chaumière de plaisir d'une famille anglaise de l'île, nommée Balcombe, où il fit apporter son lit et ses livres. Une tente abrita ses serviteurs. Il y vécut deux mois dans un loisir qui paraissait rafraîchir son âme, partageant ses heures entre la lecture, le travail, des courses à cheval et à pied dans les différents sites de l'île, et des entretiens enjoués avec la famille de ses hôtes. Pendant ce campement dans cette chaumière et sous ces tentes, le gouvernement lui faisait construire une maison plus vaste et définitive à Longwood, ancienne ferme sur un site culminant, mais nu, qu'il avait choisi lui-même. Il ne tarda pas à s'y établir avec la nombreuse suite de généraux, d'amis et de serviteurs, de femmes et d'enfants d'exil dont il était entouré. Le maréchal du palais., Bertrand, sa femme et leur fils, M. et madame de Montholon, le général Gourgaud, le médecin O'Meara, son premier valet de chambre Marchand ; son maître d'hôtel Cypriani, son chef d'office Pierron, ses valets de chambre ordinaires, Saint-Denys, Noverras, son huissier d'honneur Santini, son argentier Rousseau, ses écuyers, ses piqueurs, ses cuisiniers, ses valets de pied et les domestiques de ses compagnons formaient sa maison. Une somme de trois cent mille francs par an, accrue souvent par des allocations supplémentaires, était consacrée par le gouvernement anglais aux frais de table de cette petite cour de l'exil. Une bibliothèque, des chevaux de selle, des jardins, un bois, des travaux champêtres, des communications libres et constantes de toutes les heures entre les exilés, des correspondances limitées avec l'Europe, des réceptions, des audiences données aux voyageurs curieux qui relâchaient au port et qui demandaient la faveur d'être admis telles étaient les distractions quotidiennes de Longwood. Des postes de soldats commandés par un officier supérieur surveillaient l'enceinte des bâtiments et des jardins. Un camp, était établi à une certaine distance et hors de vue de la maison pour ne pas offusquer les regards. Napoléon et les généraux pouvaient sortir à pied ou à cheval, depuis le lever du soleil jusqu'à la nuit, et parcourir les sommets de l'île et même l'île entière, accompagnés de loin par un officier anglais chargé seulement de prévenir toute tentative d'évasion. Telle était dans le commencement la captivité respectueuse que les plaintes de Napoléon et de ses compagnons de solitude appelèrent le cachot et le martyre de Sainte-Hélène. n parut la trouver tolérable dans les premiers temps. Elle était adoucie par les égards de l'amiral gouverneur de l'île, par l'admiration des visiteurs. Les journées se commençaient en entretiens entre l'empereur et ses familiers, en lectures des feuilles -publiques arrivées d'Europe, en dictées de Napoléon à Bertrand et à Montholon sur ses campagnes, notes épiques du poème de sa vie, comparables à celles de César par l'ampleur du récit, à Tacite par la sûreté et la profondeur du sens politique. L'historien, dans ces notes, est égal au poète, le poète au politique, le politique au général. L'historien, le poète, le politique, le général, n'y sont qu'un seul homme, et cet 'homme est Napoléon ! Les heures oisives du reste du jour se dépensaient en stations sous une tente élevée dans les jardins, en courses à cheval dans le bois de chênes-lièges, en causeries familières autour de la lampe du soir, en retours sur le passé et sur la patrie, en conjectures et en espérances d'un autre avenir.

 

XXXVII

L'âme active se lasse du repos-plus que de la fatigue. La monotonie de cette-existence sans autres événements que sa pensée lassa vite Napoléon. Les divisions, les rivalités, les mécontentements, les murmures de quelques-uns de ses serviteurs l'attristèrent et l'aigrirent lui-même. Il souffrit de voir souffrir impatiemment pour lui et autour de lui. II y eut des commérages à Longwood comme il y en avait dans le palais des Tuileries. Le rapprochement 'trop continu produisit les antipathies et les griefs. Les âmes blessées sont plus sensibles la sensibilité surexcitée rend injuste. L'humeur de Napoléon, viciée par ce malaise intérieur, s'anima contre sa captivité, qui lui rendait ses amis mêmes importuns. Il convertit en poisons les tolérances et les libertés de sa résidence. Il s'obstina, avec une affectation que ses flatteurs trouvent héroïque, que l'histoire jugera puérile, parce qu'elle est un contre-sens à sa fortune, a exiger les titres d'Empereur et de Majesté, que l'Angleterre, qui n'avait jamais reconnu l'empire, ne lui devait pas officiellement. Il en appela à la terre et au ciel de cette offense de l'étiquette. Il dicta des notes sur cette vétille, comme il en aurait dicté sur la conquête ou sur la perte de l'Europe. Fils de ses œuvres, il préféra à ses œuvres ses dignités. L'insulaire sorti de la Corse pour distribuer des trônes a sa famille oublia que l'homme était plus grand en lui que le fondateur de dynasties déjà écroulées, et que la seule majesté dont on ne pouvait pas le découronner était son nom. Après avoir débattu, sans pouvoir l'épuiser, ce texte d'altercations pendant des années avec les pouvoirs de l'île, il refusa les distractions et les respects que les visiteurs des deux mondes lui apportaient dans sa solitude, s'ils ne se conformaient pas à ce protocole. Bientôt il se refusa a lui-même les courses à cheval dans les sites de l'île, pour ne pas subir, disait-il, par la présence même éloignée des officiers du gouverneur, l'apparence et l'humiliation de la captivité, comme si l'île sous ses pieds, l'Océan sous ses yeux et le ciel même au-dessus de sa tête n'étaient pas des murailles et des témoins de sa relégation ! Il rétrécit ainsi de ses propres mains l'enceinte de sa résidence, et changea peu à peu sa demeure champêtre en prison. Sa santé, qui avait besoin du mouvement et du cheval, comme son âme de perspective, s'altéra de l'altération de son humeur. Il poursuivit lentement et obstinément le suicide de sa captivité. L'arrivée à Sainte-Hélène d'un nouveau gouverneur, sir Hudson Lowe, riva plus étroitement ses chaînes volontaires. Ce gouverneur, que les séides de Napoléon et Napoléon lui-même poursuivaient d'inculpations gratuites et passionnées telles que les hallucinations de la captivité peuvent en inspirer, traité par eux de sbire et d'assassin, n'avait ni crime dans la pensée contre son captif, ni offense dans le cœur contre l'infortune. Seulement, écrasé sous la responsabilité qui pesait sur lui dans le cas où il laisserait s'évader l'agitateur que l'Europe lui avait donné en garde, étroit d'idées, jaloux de police, ombrageux de formes, maladroit de moyens, odieux par ses fonctions à ses hôtes, il fatigua Napoléon de restrictions, de surveillances, de consignes, de visites, de déférences même. Il donna trop, au devoir du gouverneur de l'île et du gardien d'un otage européen, l'apparence et la rudesse d'un geôlier. Toutefois, on put lui reprocher des inconvenances, non des sévices. Il fut l'occasion plus que la cause de la triste fin de Napoléon. En lisant attentivement les correspondances et les notes échangées à tout prétexte entre les familiers de Napoléon et Hudson Lowe, on est confondu des outrages, des provocations, des invectives dont le captif et ses amis insultent à tout propos le gouverneur. Napoléon, dans ce moment, cherchait à émouvoir par des cris de douleur la pitié du parlement anglais, et à fournir un grief aux orateurs de l'opposition contre le ministère, afin d'obtenir son rapprochement de l'Europe. Le désir de provoquer des outrages par des outrages, et de présenter ensuite ces outrages comme des crimes à l'indignation du continent. et de faire de sir Hudson Lowe le Pilate de ce Calvaire napoléonien transpire dans toutes ces notes. Il est évident que le gouverneur, souvent irrité, quelquefois inquisiteur, toujours inhabile, se sentait lui-même victime de sa responsabilité. L'Angleterre, qui avait revendiqué le rôle odieux, d'enchaîner ce Prométhée de l'Europe, subissait la réprobation de ses- cris et de ses malédictions.

 

XXXVIII

La meilleure partie du temps de cette captivité se consumait dans ces interminables querelles entre le captif et son gardien, le reste en conversations entrecoupées avec ses compagnons d'exil, conversations évidemment destinées à retentir en dehors de l'intimité et au-delà de l'Océan pour pallier sa mémoire, raviver sa popularité posthume, flétrir ses ennemis et fanatiser ses partisans. Ces commentaires verbeux et incohérents de sa vie, rédigés par des mains partiales, n'ont, ni l'abandon ni la sincérité des épanchements d'une âme désintéressée de l'empire- et de la postérité. Ce sont des confidences de parade où l'on sent l'intention dissimulée sous la franchise. Elles ne jettent aucun jour vrai sur une pensée qui se transforme et se diversifie sous tant d'aspects contradictoires, qu'il est impossible de discerner la vérité sous le sophisme, et la nature sous l'affectation. En religion, philosophe pour les philosophes, athée pour les athées, déiste pour les déistes, chrétien pour les chrétiens, superstitieux pour les, superstitieux, indifférent pour les indifférents ; en politique, républicain pour les républicains, démocrate pour les démocrates, royaliste pour les royalistes, constitutionnel pour les libéraux, despote pour les despotes, prophétisant tour à tour le triomphe des rois, le triomphe des peuples, la domination européenne de l'Angleterre, le joug universel de la Russie, la démocratie irrésistible de la France, l'explosion des idées, le règne du canon, et s'offrant a tous les systèmes comme le seul pondérateur du monde, capable de tout pouvoir, de tout accomplir, de tout préserver, Napol6on, dans ces entretiens, profère comme l'oracle des énigmes ou des axiomes à triple sens, au passé, au présent, à l'avenir, afin que Ja destinée ne puisse en démentir un sans justifier l'autre. Tribun du monde dont ce rocher est le trépied et qui cherche, non à éclairer, mais à agiter de là l'Europe, il jette à tous les vents un écho dont le retentissement est Napoléon. Toujours acteur après le drame, il représente encore un rôle quand le rideau du monde est tiré sur lui, oubliant que le seul rôle éternel dans l'homme c'est J'homme, et que la seule grandeur immuable c'est la vérité. Aussi ces conversations de Sainte-Hélène fanatisent sans toucher. Elles ne sont d'aucun témoignage pour l'histoire, de peu d'intérêt pour l'esprit humain, d'aucune émotion, pour le cœur. Excepté pour ses idolâtres, cet homme qui a parlé six ans sur le bord de sa tombe a parlé en vain !

 

XXXIX

Ses amis et ses serviteurs lassés, non du devoir, mais de la patience, de l'isolement de leurs familles, du climat, de la maladie, de l'inquisition, le quittaient ou aspiraient à le quitter sous prétexte de lui être arrachés par la persécution du gouverneur ou de lui rendre des services plus utiles en Europe. La langueur l'envahissait avec le désespoir. Il ressentait les atteintes croissantes du mal qui avait abrégé les jours de son père. « J'ai parfois envie de vous quitter, disait-il à ses derniers compagnons, Montholon et Bertrand. Cela n'est pas difficile. Je vous échapperais d'autant plus facilement par le suicide que mes principes religieux ne me gênent nullement. Je suis de ceux qui croient que les peines de l'autre monde n'ont été imaginées que comme un supplément aux attraits insuffisants qu'on nous y présente. Qu'est-ce après tout que de revenir un peu plus tôt à Dieu ? » Il souffrait des douleurs, des langueurs, des insomnies, des défaillances de force qui lui rendaient la lumière du jour aussi odieuse que les ténèbres. Son esprit seul ne faiblit jamais. Il assistait, et il assistait ferme et impassible, à sa lente destruction. Sa pensée veillait toujours sur lui-même, et il se drapa même pour mourir. « Je végète, je ne vis plus, » disait-il à ses serviteurs. Cependant la nature prévalut au dernier moment sur la froideur de sa fin, dans les nombreux testaments et codicilles qu'il dicta pour léguer des souvenirs aux hommes et aux femmes qui avaient laissé des traces d'affection, de services ou de reconnaissance dans sa vie. Sa mère, qui vivait encore à Rome, ses frères, ses sœurs, les compagnons, les serviteurs de son exil, ses généraux, leurs fils, leurs filles, ceux qu'il avait eus pour protecteurs dans son enfance, pour amis dans ses études, pour premiers frères d'armes dans les camps, pour favoris dans sa puissance, reçurent de sa main des sommes d'argent sur les millions qu'il avait laissés en sortant de Paris dans les coffres de M. Laffite son banquier, des statues, des tableaux, des armes, des meubles, des manuscrits, des vases, de petits meubles domestiques consacrés par l'usage qu'il en avait fait, distribution de son cœur où les plus lointaines réminiscences étaient recherchées avec attendrissement au fond de sa mémoire. Sa femme même, qui l'avait délaissé, n'y fut ni accusée par lui ni maudite. Il se souvint qu'elle était la fille des Césars.et que la protection de l'Autriche se retirerait d'un fils dont il aurait offensé la mère. Ce fils, prisonnier comme lui, dans le palais de Vienne, était le seul grand sentiment par lequel il se survécût sur la terre, son orgueil, son amour, sa dynastie, son nom, sa postérité. Il n'eut de larmes qu'à cette image.

 

XL

Soit abandon du mourant a ces habitudes de l'âme, qui se ravivent au terme de la vie, et qui la livrent aux pratiques de son premier culte, soit prévision politique du fondateur de dynastie affectant de mourir en communion officielle avec le culte national dont il s'était fait le restaurateur, Napoléon, qui n'avait jamais parlé de la religion que comme d'une institution, politique, instrument indifférent de tous les gouvernements, voulut mourir en chrétien, et attesta une foi authentique et pour ainsi dire impériale par le cérémonial de sa mort. L'image du Christ mourant, collée sur sa bouche, ferma les lèvres de ce martyr de l'ambition. Il ne témoigna, au moment de la séparation de l'âme et du corps, aucune défaillance indigne de lui. Il attendit la mort en représentation, et composa son attitude, jusqu'au dernier souille, devant sa renommée. Il demanda à être enseveli avec ses armes, et dans son costume de soldat, sous deux saules, auprès d'une source dont l'ombre et la fraîcheur lui avaient été douces dans ses derniers temps. Il expira enfin sans agonie et en silence, pendant une convulsion des éléments, la nuit du 5 mai 1821. Il balbutia pour dernières paroles les mots d'armée et de France, sans qu'on pût comprendre si c'était songe, délire ou adieu !

On craignit que son cercueil n'ébranlât le continent européen en y abordant. On l'ensevelit avec les honneurs militaires sous le saule qu'il avait indiqué lui-même. Au bruit de cette mort, l'immense terreur qui avait assiégé l'Europe tant qu'il avait vécu se changea en une immense pitié. En cessant de le craindre on cessa de le haïr. La justice commença pour lui dans les esprits impartiaux. On ne lui contesta ni le génie ni la gloire ; on déplora seulement que tant de génie et tant de gloire n'eussent été consacrés qu'à la grandeur personnelle d'un homme, au lieu d'être dévoués à l'amélioration du monde. C'est par là qu'il manqua à sa destinée, à Dieu, à l'humanité, à la France et à lui-même. Le beau en lui ne se confond pas avec le bien. Le plus grand-des hommes modernes, il en fut aussi le plus stérile en résultats pour le genre humain. Il dépensa quatorze ans la France et l'Europe sans leur faire acquérir ni une idée, ni une liberté, ni une vertu. Il remua le monde sans le déplacer. Toutefois la France, qui lui doit un jugement sévère, lui doit aussi une impartiale reconnaissance. Il l'illustra, il la fit retentir de tout le bruit de son propre nom, pendant tout le commencement d'un siècle, dans l'univers. C'est un service que d'agrandir le nom de son pays, car le nom d'un peuple c'est son prestige dans le temps, et dans l'histoire c'est l'immortalité.

 

 

 



[1] L'auteur de cette histoire était alors attaché à la légation de M. de Fontenoy à Naples, et partageait les pensées de ce diplomate.