Abandon de Napoléon
par la France à la nouvelle des traités de Vienne. — Situation de la cour de
Louis XVIII à Gand. — Arrivée du comte d'Artois et du duc de Berri. —
Conduite équivoque du duc d'Orléans. — Louis XVIII forme son conseil de
gouvernement. — Les favoris de Louis XVIII et du comte d'Artois. — M. de
Blacas. — M. de Bruges. — M. de La Maisonfort. — Conseils de Barras, de
Fouché, de M. de Blacas et de M. de Talleyrand. — Hésitations de Louis XVIII.
— Mécontentement de la cour contre M. de Blacas. — Arrivée de M. de
Chateaubriand et de M. Guizot à Gand. — Situation de Marmont à la cour. —
Conseil privé du comte d'Artois. — M. de Maubreuil. — Nouvelles indécisions
de Louis XVIII. — Physionomie de la cour de Gand. — Rapport de M. de
Chateaubriand au roi. — Intrigues de Fouché en Vendée. — Sa lettre à
Fauche-Borel. — insurrection de la Vendée. — Débarquement de Louis de La
Rochejacquelein. — Sa proclamation. — Il marche sur Maulevrier et rencontre
les troupes impériales. — Le général Travot surprend et bat les Vendéens à
Aizenay. — Entrée de La Rochejacquelein à Chollet. — Négociations de Suzannet
avec Fouché. — La Rochejacquelein reçoit des munitions de la flotte anglaise.
— Opposition de La Rochejacquelein à la négociation. — Ses dernières luttes.
— Victoire du général Estève. — Mort de La Rochejacquelein. — Combat de la
Roche-Servière. — Mort de Suzannet. — Pacification de la Vendée.
I Aussitôt
que les résolutions du congrès de Vienne eurent pénétré en France, l'opinion
jusque-là indécise et timide s'ébranla partout. On aperçut avec terreur les
conséquences désastreuses du retour de Napoléon et de l'infidélité de
l'armée. La guerre apparut derrière le peu de jours d'illusions que les
familiers de l'empereur et l'empereur lui-même avaient donnés à la France
pour endormir l'esprit du pays. Ainsi une seconde guerre universelle dont les
défaites seraient le partage, dont les victoires seraient l'épuisement de la
nation et, après l'une ou l'autre de ces éventualités, un despotisme plus
rude et plus implacable que le premier, telle était la perspective de tous
les hommes pensants. Dès ce jour, l'opinion se détacha plus ouvertement de
Bonaparte. Le pays fut d'un côté, l'armée et la cour impériale de l'autre. La
séparation fut complète. Le peuple, agité tantôt par les républicains, tantôt
par le désespoir du patriotisme, flotta entre deux. Les hommes d'ambition,
d'intelligence et d'avenir n'hésitèrent plus à déserter à temps une cause
désespérée, à se prononcer aussi haut que la sûreté le permettait contre
Napoléon, à regretter publiquement le règne légal, constitutionnel et
pacifique qui venait d'être interrompu par tant de trahisons et de violences,
et à tourner leurs pensées, leurs regards et leurs pas vers la cour de Gand.
Il y eut alors en réalité deux gouvernements, l'un aux Tuileries, l'autre en
Belgique. Le premier représentait le bonapartisme et l'armée, le second
l'Europe et l'opinion dominante en France. II Jusque-là
Louis XVIII était resté solitaire dans la maison privée qu'il habitait à
Gand. La déclaration du congrès communiquée à ce prince par M. de Talleyrand
lui rendit une cour, un noyau d'armée, une ombre de gouvernement. Les routes
de la Belgique se couvrirent de gardes du corps, d'officiers de sa maison
militaire, de chefs vendéens, de ministres, de publicistes, d'écrivains, de
diplomates, d'émissaires secrets, de conseillers officieux, de jeunes et de
vieux serviteurs de la cause royale allant offrir leur dévouement, leur bras,
leur épée, leur plume, leurs conseils, et faire cortège à cette fortune en
apparence tombée, mais dont on prévoyait le-retour. Chacun voulait ainsi, a
peu de risques, avoir eu part au malheur pendant quelques mois, pour avoir
droit à la prospérité pendant un long règne. La cour de l'exil comptait plus
de foule, plus d'empressement et plus de noms illustres que la cour suspecte
des Tuileries. Une odeur de catastrophes et de contagion se respirait dans le
palais de l'empereur ; l'espérance et l'avenir étaient avec le roi. III Le
comte d'Artois et le duc de Berri, son fils, avaient rejoint le roi à Gand.
Ils habitaient une hôtellerie sur la place principale de cette ville, voisine
de la demeure de Louis XVIII. Le duc de Berri commandait en chef le noyau de
gardes, de soldats de toutes armes et de volontaires grossissant tous les
jours, qui formait l'armée du roi. Cette armée comptait déjà trois ou quatre
mille hommes. Elle était cantonnée à Alost. Le duc d'Angoulême était resté en
Espagne pour être plus à portée de Bordeaux où tant de cœurs le rappelaient ;
la duchesse d'Angoulême était accourue de Londres en Belgique le prince de
Condé était à Bruxelles. Le duc d'Orléans seul affectait de ne pas quitter
l'Angleterre. Cette absence était remarquée. Ce
prince, en quittant Lille, avait été fidèle à la prudence ambiguë qui
inspirait ses paroles et ses actes depuis la Restauration. Il était dans une
stricte mesure avec sa famille et avec les éventualités d'avenir qu'il
réservait à lui ou à sa maison. Il avait écrit une lettre d'adieu à l'armée
dans la personne du maréchal Mortier. « Je suis trop bon Français, disait-il
dans cette lettre publique, pour sacrifier les intérêts de la France. Puisque
de nouveaux malheurs me forcent à la quitter, je pars pour m'ensevelir dans
la retraite et l'oubli. Je vous dégage des ordres que je vous avais transmis.
Je vous recommande de faire tout ce que votre excellent jugement et votre
patriotisme si pur vous suggéreront de mieux pour les intérêts de la France.
» Cette lettre, où un premier prince du sang semblait se désintéresser de la
cause du chef de sa maison et se retirer dans l'oubli au lieu de se rallier
au roi, avait vivement blessé Louis XVII et la famille royale. On savait qu'à
Lille comme à Paris le duc d'Orléans avait laissé trop clairement séparer sa
cause de celle de la maison régnante. « Voilà la branche aînée qui finit, lui
avait dit un officier supérieur de l'armée ; Bonaparte s'usera vite, les
regards iront naturellement vous chercher ne mettez pas entre les partis et
vous des services contre la France dans les armées qui vont agir,
retirez-vous à l'écart et laissez faire au temps. » Ces
mots semblaient avoir tracé la conduite du prince. L'Europe ne s'étonnait pas
moins que le roi de cette attitude suspecte. Le duc d'Orléans, informé de ces
reproches, voulut s'en laver en écrivant au duc de Wellington pour justifier
ses réserves. « Je diffère grandement, lui répondit avec sincérité le
duc de Wellington, avec Votre Altesse sur la manière dont le roi doit se
conduire. Assurément le roi doit se mettre lui-même en avant dans une cause
où il est engagé plus que personne. Je comprends les motifs qui vous tiennent
éloigné de la cour de Gand ; mais si le peuple se montre, vous regarderez
certainement comme un devoir de vous mettre au service du roi. » Le duc
d'Orléans paraissait de plus distingué des princes de sa maison par Bonaparte
et favorisé à dessein par l'empereur, soit pour se montrer généreux, soit
pour semer par ces faveurs mêmes la suspicion et la discorde dans la maison
de Bourbon. La duchesse d'Orléans, sa mère, princesse inoffensive et sans
influence politique, avait reçu de Napoléon la permission de résider en
France et trois cent mille francs d'indemnité annuelle. La duchesse de
Bourbon ; sœur du duc d'Orléans, avait reçu la même autorisation et une
pension presque égale sur ses biens vendus. Ces exceptions en faveur de la
maison d'Orléans faisaient croire à Gand et a Vienne qu'il y avait des
ménagements mutuels entre Napoléon et le duc d'Orléans. Les rapports
n'existaient pas, mais l'attitude du prince prêtait à des défiances sur ses
perspectives futures. Il réservait évidemment une éventualité en lui à tous
les avenirs. IV Louis
XVIII en arrivant à Gand n'avait qu'un seul ministre pour tout gouvernement.
Ce ministre était M. de Blacas. Favori redouté de la France, suspect à
l'Europe, responsable injustement des fautes et des imprévoyances qui avaient
détrôné son souverain, M. de Blacas était l'homme le plus propre à
dépopulariser même l'infortune et l'exil du roi. Fidèle, exact, ponctuel,
assidu, ombre de son maître, homme plus fait par la nature et par l'éducation
pour les domesticités royales du moyen âge que pour les conseils politiques
du temps nouveau, insoucieux de plaire à personne si ce n'est au roi,
silencieux, superbe, dédaigneux d'extérieur, d'autant plus fier de sa
naissance qu'il était de ces familles antiques dont toute l'aristocratie
était dans leur ancienneté ; d'une intelligence murée dans des doctrines
étroites, méprisant la Révolution et la niant au lieu de la comprendre et de
la craindre, infatué du passé, rebelle au présent, fermé à l'avenir. Il
rachetait ses défauts par un attachement sans bornes à la royauté et au roi. V Si M.
de Blacas avait eu le tact des choses et des hommes, il n'aurait pas hésité
un moment à déposer le ministère en sortant de France et à ne garder auprès
du roi que le rôle d'ami. Il ne pouvait ignorer que le monde entier accusait
à tort son imprévoyance du retour de Napoléon, et que sa retraite aurait
donné satisfaction à l'opinion publique et popularisé le roi. Mais M.
de Blacas avait dans l'âme assez de dédains pour braver toutes les opinions,
et assez de ténacité pour ne pas descendre, même quand le trône sur lequel il
s'appuyait était précipité. Il resta. Le roi, qui n'avait de confiance
entière qu'en lui, l'opposait aussi avec fierté à l'Europe et à sa cour.
C'était un défi pour son orgueil et une habitude pour son amitié. Il ne céda
rien au cri général qui s'élevait jusque dans sa maison et dans sa famille
contre M. de Blacas. Jamais le roi, privé de ses ressorts de gouvernement,
n'avait eu plus besoin de cette police mystérieuse et de cette main jetée
dans toutes les intrigues des partis et des cours, qui avait été son-seul
gouvernement pendant vingt ans. M. de Blacas en tenait pour lui les fils. Il
était l'appât de tous ces aventuriers qui flairent les causes perdues pour
leur vendre des services inutiles. Cette police, que les ministres de
Bonaparte avaient sans cesse éclairée et dans laquelle ils avaient toujours
de doubles complices, avait coûté au roi des sommes considérables et ne lui
avait vendu que des illusions et des mensonges. M. de Blacas en maniait les
ressorts d'une main probe, mais inhabile. L'intrigue n'était pas son vice ;
c'était l'orgueil, mais l'orgueil pliant sous un seul maître pour se relever
plus majestueux devant une cour. VI Cependant
le roi, malgré son abandon passionné à M. de Blacas, était obligé de ménager
M. de Talleyrand, son ministre extérieur et son négociateur devant l'Europe.
Le sort de sa dynastie était encore entre, les mains de M. de Talleyrand.
D'un mot à Vienne il pouvait le perdre ou le sauver. Pour inspirer confiance
à M. de Talleyrand, le roi nomma, quelques jours après son arrivée à Gand, M.
de Jaucourt, ami particulier et confident intime de ce diplomate, ministre
des affaires étrangères par intérim. Clarke fut nommé ministre de la guerre ;
l'abbé Louis, dévoué aussi à M. de Talleyrand, ministre des finances ;
Beugnot, ministre de la marine ; Beurnonville et Lally-Tollendal, ministres
d'État ; Chateaubriand, ambassadeur en Suède, vain titre qui le décorait
assez pour lui donner seulement le droit de paraître dans cette cour et
d'avoir une voix dans sa politique. Tel fut le grand conseil de gouvernement
dont le roi s'entoura pour paraître encore régner du fond de son isolement et
pour représenter moralement un règne idéal. Le
comte d'Artois avait dans le comte de Bruges, à Gand, ce que le roi avait
dans le comte de Blacas, un ami, un favori, un chef de son conseil. Ces deux
hommes sentaient la nécessité de s'entendre et de se concerter souvent entre
eux pour maintenir l'harmonie entre le roi et sa famille, et pour conserver
ainsi leur propre influence, que leur rivalité déclarée aurait compromise. M.
de Bruges avait moins l'instinct de cour et plus de sens politique que M. de
Blacas. Il était moins scrupuleux d'opinion, moins infatué d'ancien régime,
il répugnait moins à emprunter à la révolution ses conseils et ses agents
pour apprendre d'elle à la dominer et à la corrompre. M. de
Blacas avait pour confidents M. de Pradel, honnête homme, chargé par lui de
toute la domesticité du palais, et le marquis de La Maisonfort. Le
marquis de La Maisonfort était un de ces débris de l'émigration qui avaient
passé leur vie dans les vicissitudes, dans les plaisirs, dans les aventures
des cours et des conspirations. Homme de la nature de Rivarol, de
d'Entragues, rédigeant avec souplesse et talent des manifestes a la France ou
aux puissances, pour la cour errante de Mittau ou d'Hartwell courant de
Pétersbourg à Londres, chargé de missions par M. de Blacas ou par le roi, lié
avec les ministres et les ambassadeurs des puissances, affectant d'avoir
d'importantes relations en France avec les chefs de partis, se laissant
persuader ou se persuadant à lui-même, les prétendues complicités de Barras
ou de Fouché avec les royalistes, ourdissant perpétuellement des trames de
restauration souvent imaginaires croyant ou feignant de croire qu'il en
tenait les fils dans la main, négociateur actif de cette diplomatie
officieuse, habile à surexciter et à nourrir l'espérance dans l'esprit de M.
de Blacas et du roi, y croyant peu lui-même, mais se créant et se maintenant
ainsi une certaine importance dans les cabinets étrangers à Londres, et à la
cour d'Hartwell, où l'on voyait en lui un meneur ou un confident actif de la
future restauration. C'était surtout un écrivain facile, spirituel, un
caractère aimable et léger, un vestige rajeuni de la littérature et de la
philosophie sceptique de la cour de Louis XV, mais qui savait emprunter au
besoin à Burke ou à Pitt les maximes et les apparences sévères de la haute
philosophie politique. II s'était lié, en passant à Pétersbourg, avec le
comte de Maistre, ministre de Sardaigne en Russie, sorte de prophète
politique paradoxal, absolu, étrange, mais sincère, dont le génie fournissait
des opinions toutes faites à ceux qui voulaient affecter la profondeur dans
la légèreté. Tel était le marquis de La Maisonfort, un des hommes les plus
agréables, les plus séduisants, mais les plus mobiles que la nature,
l'ambition et la littérature eussent formés pour entretenir et amuser une
cour errante. VII Nous
avons raconté que Barras et Fouché, deux régicides amnistiés, désirant
ajouter la faveur de la Restauration à l'amnistie, avaient, l'un et l'autre,
offert leurs conseils et leurs services au roi, avant le débarquement de
Bonaparte à Cannes. Barras, d'une antique maison de Provence, avait des liens
de parenté avec M. de Blacas. Cette parenté avait servi à faciliter une
entrevue entre ces deux hommes, dans l'intérêt du roi. Barras avait donné des
conseils tardifs ; M. de Blacas les avait communiqués. M. de Talleyrand avait
conseillé, de Vienne, à Louis XVIII, d'écouter plutôt Fouché, dont
l'expérience plus récente et plus consommée des intrigues bonapartistes
pouvait l'aider mieux à les déjouer. Fouché avait été écarté par M. de Blacas
et par les conseils de Barras. Il en avait conservé un vif ressentiment. Il
s'était tourné vers le comte d'Artois ; il l'avait entretenu avant son départ
de Paris. Fouché, devenu ministre de Napoléon depuis son retour ; laissait
donc secrètement de grandes espérances à la cour de Gand. Mais,
parmi les nombreux visiteurs qui assiégeaient cette cour, deux partis
distincts et envenimés s'étaient formés les uns soutenant M. de Blacas, les
autres vendus à M. de Talleyrand et à Fouché. Ce ministre, sous prétexte
d'éclairer le cabinet des Tuileries sur les manœuvres de la coalition,
entretenait de nombreux agents à Gand, à Bruxelles, à Londres. Bonapartiste à
Paris, bourbonien en Belgique, ses agents s'efforçaient de convaincre le roi
des bonnes dispositions de Fouché pour sa cause. Ils étaient accrédités de
plus par les agents de M. de Talleyrand, qui conseillaient au roi de se
confier à l'habileté et à l'intérêt de Fouché. M. de
Blacas et son parti conseillaient le contraire. Ils se défiaient de M. de
Talleyrand autant que du ministre de Napoléon. Ils disaient au roi que Fouché
et Talleyrand jouaient un triple rôle, qu'ils servaient. Napoléon jusqu'au
moment où la victoire se prononcerait contre lui, qu'ils endormaient la cour
de Gand de fausses espérances, mais. qu'ils avaient en vue le duc d'Orléans
actuellement réfugié à Londres ; que leurs agents portaient des paroles à ce
prince ambitieux et réservé, et que des négociations occultes étaient nouées
entre Fouché, Talleyrand, Pozzo di Borgo, et sir Charles Stuart, ambassadeur
d'Angleterre à Vienne, pour donner au duc d'Orléans le trône bientôt enlevé à
Bonaparte. Louis XVIII, très-clairvoyant sur ce qui menaçait son trône, se
défiait du duc d'Orléans, et voyait avec inquiétude une candidature à la
couronne dans son éloignement affecté et dans son isolement à Londres. Il
n'était pas non plus sans ombrage sur M. de Talleyrand. ; mais il sentait la
nécessité de ménager un ministre qui lui avait été si utile à Vienne, et que
l'ingratitude pouvait rejeter à ses ennemis. Il flottait au gré des
événements et des avis, sans paraître entendre les murmures de sa petite
cour. VIII Le
déchaînement de cette cour était unanime contre M. de Blacas et M. de Bruges,
les deux favoris ligués en ce moment. Ce mécontentement se grossissait tous
les jours d'hommes nouveaux arrivés de Paris, émissaires de différentes
opinions, qui s'étaient partagé les influences en 1814, et qui venaient les
briguer encore dans l'exil. C'était M. de Chateaubriand, qui, soutenu par le
duc Mathieu de Montmorency, dont il recherchait alors l'appui, prétendait
absorber dans l'éclat de son talent les influences de la familiarité et de
l'habitude. On le traitait en poète plus qu'en homme d'État. Les ministres
étrangers et les, hommes de cour -et d'affaires se vengeaient de sa
supériorité de génie en le reléguant dans la gloire des lettres. M. Bertin
l'aîné, ami de M. de Chateaubriand, homme d'un coup d'œil sûr, pénétrant,
exercé par la longue habitude du journalisme, y apportait au roi ce tact rare
de l'opinion, qui est le sens de ia politique constitutionnelle. M. de
Lally-Tollendal, homme de tribune, plus bruyant qu'éloquent, ayant dû
autrefois un grand succès oratoire à l'attendrissement d'un fils plaidant
lui-même pour réhabiliter son père, ami de M. Necker ensuite, émigré depuis,
toujours en scène, nature théâtrale, plus capable d'effet que d'action. M.
Guizot, grandi depuis par les lettres, par la tribune, par les succès et les
catastrophes publiques l'abbé de Montesquiou, en 1814, avait deviné et
employé son aptitude au ministère de l'intérieur. Après le retour de
Bonaparte, M. Guizot avait continué à être employé. Soit qu'il eût mal
apprécié l'événement du 20 mars au premier moment, soit qu'il supposât que
l'opinion surprise ne porterait pas longtemps un second empire, et que
l'avenir était à Gand, il n'avait pas tardé à y venir chargé, disait-il,
d'une mission confidentielle de M. de Montesquiou, de M. Royer-Collard et de
quelques hommes des partis philosophiques de Paris, pour conseiller au roi
les programmes libéraux, plus puissants que les armées de Napoléon. Il
écrivait sous M. Bertin dans le Moniteur de Gand, ainsi que M.
Lally-Tollendal M. de Chateaubriand et M. Roux-Laborie, l'esprit le plus
entremetteur de cette époque. Il était lié d'opinion et d'amitié à Gand avec
M. Mounier, fils de l'ancien président de l'Assemblée nationale, jeune esprit
de la plus haute et de la plus honnête aptitude, et avec M. Anglès, préfet de
police. M. Guizot frappait, dès cette époque, par une ardeur d'ambition qui
devançait sa renommée, et par une confiance en lui-même qui était la foi de
son mérite. M. de Blacas le voyait avec ombrage et cherchait à l'éloigner. «
Que vient faire ici ce jeune homme ? disait-il au commissaire général de la
police du roi des Pays-Bas, chargé de surveiller la résidence de Louis XVIII.
Il a eu je ne sais quelle mission sourde auprès du roi, il a prêté serment à
Napoléon après notre départ de Paris, mais Carnot n'a pas voulu de lui dans
son ministère ; ce n'est donc pas la fidélité, c'est la nécessité qui nous le
renvoie. » Le roi, prévenu par M. de Blacas, l'évitait, parce qu'il le savait
lié avec l'abbé Louis, M. de Jaucourt, et tout le parti de M. de Talleyrand.
Le comte d'Artois le repoussait, parce qu'il le croyait attaché à M.
Royer-Collard, en qui ce prince ne voulut jamais voir qu'un janséniste et un
conspirateur. IX Le
maréchal Marmont avait suivi le roi à Gand, et continuait à y commander, sous
le duc de Berri, le noyau des troupes fidèles. Il ne se mêlait à aucun des
partis qui divisaient cette cour, et vivait dans un isolement et dans un
deuil qui attestaient la douleur de sa situation. Personne ne voyait en lui
un traître tous y voyaient un homme qu'une fausse situation avait dérouté de
sa vie. Il versait des larmes d'indignation et de douleur à chaque reproche
public que Napoléon faisait retentir contre lui, en Europe, dans ses
harangues et dans ses proclamations à ses soldats. Ces accusations de
trahison imméritées, mais spécieuses, étaient pour lui un supplice de tous
les moments. On voyait, au désespoir qu'elles lui causaient, que ces
accusations soulevaient son âme, et que son attachement pour son ancien chef
n'avait jamais été étouffé dans son cœur. On le considérait comme une victime
plutôt que comme un complice d'événements plus forts que lui, et on le plaignait. Les
amis de M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand lui-même au contraire,
supportaient sans émotion les accusations et les invectives de Bonaparte. Ils
s'honoraient de ses imprécations en hommes politiques, mesurant la haine
qu'ils inspirent au mal qu'ils ont fait à un ennemi avoué. Le roi traitait
Marmont avec égard, le comte d'Artois lui préférait hautement le maréchal
Soult, malgré les injustes accusations de trahison que les royalistes de sa
cour semaient contre lui. Ce prince était convaincu que Soult n'avait pas
trahi. On s'occupait beaucoup à Gand des dispositions flottantes du maréchal
Ney qui commandait à Lille. On savait que ce maréchal affectait, de plus en
plus, de repousser de sa conduite tout soupçon de connivence avec l'empereur
avant son inexplicable défection. Il disait hautement qu'il ne voyait dans
Napoléon qu'un chef utile à la défense militaire du sol, mais que ses
souvenirs et ses opinions l'entraînaient vers la république. On le
considérait a Gand comme un homme écrasé par des circonstances supérieures à
sa force d'esprit, qui cherchait à se justifier à lui-même une faiblesse par
une inconséquence, et qui servirait involontairement mal une cause qu'il
avait mal embrassée. X Le
conseil privé du comte d'Artois était composé, sous M. de Bruges, de M. de
Vaublanc et de M. Capelle, deux hommes de l'empire passés l'année précédente
dans le parti vainqueur des royalistes et restés fidèles après le 20 mars aux
vaincus. Ancien membre de nos assemblées délibérantes, connu par une
éloquence emphatique et par un courage égal aux circonstances, ayant suivi
toutes les oscillations de la Révolution, mais sans dépasser jamais les
limites du juste et de l'honnête, proscrit en 1793, rentré après les
proscriptions, lié par des pensées d'ordre monarchique et par des faveurs à
Bonaparte, longtemps préfet sous son règne, M. de Vaublanc aspirait à mériter
sous les Bourbons un rang plus élevé que celui qu'il avait occupé sous
l'empire. Il croyait à son éloquence et à son aptitude au gouvernement. Il
avait inspiré au comte de Bruges, et par le comte de Bruges au comte
d'Artois, cette foi qu'il avait en lui-même. Il promettait a ce prince de
subjuguer les chambres par sa parole, l'opposition par sa résolution. Il
l'animait contre l'impéritie de M. de Blacas et contre l'immoralité de M. de
Talleyrand. Négligé par le premier, dédaigné et raillé, par les amis du
second, considéré par les hommes nouveaux comme une faible tête pleine de
vent de sa propre importance, M. de Vaublanc n'avait qu'une influence alors
sourde et subalterne. Il avait recommandé au comte d'Artois un autre
conseiller sorti comme lui des rangs de l'administration impériale, et qui
commençait à prendre sur ce prince un ascendant funeste depuis. C'était M.
Capelle, ancien préfet de Florence et de Genève sous Napoléon, favori de sa
sœur Élisa Bacciochi, grande-duchesse de Toscane, homme dont nul ne
connaissait les commencements obscurs jeune encore d'une beauté remarquable,
d'une finesse recouverte de simplicité, propre à bien servir aux seconds
rangs, n'ambitionnant pas les premiers, sûr et zélé dans ses attachements,
honnête et fidèle dans ses opinions. Le comte de Bruges favorisait
l'influence croissante de ces deux hommes auprès de son maître, parce qu'il
ne croyait pas que cette influence montât jamais assez haut pour offusquer la
sienne ; bons pour servir, incapables de dominer. Roux-Laborie, un des
fondateurs du Journal des Débats et des agents les plus actifs de M. de
Talleyrand en 1814, avait quitté ce parti et s'agitait maintenant autour du
comte d'Artois. Chacun flottait d'un prince à l'autre selon ses conjectures
ou ses préférences. Cette petite ville avait toutes les brigues, toutes les
vicissitudes et toutes les inconstances des grandes cours. On avait le
pressentiment que la faveur à Gand serait la fortune à Paris. XI Les
espions et les aventuriers de toute nature y fourmillaient. On y vit arriver
avec effroi un homme dont le nom sinistre avait jeté la terreur dans l'âme de
Napoléon à Fontainebleau, et dont la présence à Gand la jetait maintenant
dans l'âme des princes le comte de Maubreuil. Le
comte de Maubreuil était un gentilhomme breton d'une haute naissance, d'une
vie suspecte, d'un esprit corrompu, d'un bras que l'on croyait capable de se
vendre même à des actes criminels. Il avait été page de la reine de
Westphalie, belle-sœur de Napoléon, épouse de Jérôme Bonaparte. Soit par
impulsion de misère, soit par ressentiment d'un amour insolent repoussé par
cette vertueuse femme, Maubreuil, avec quelques aventuriers ses complices,
avait arrêté la reine de Westphalie fugitive au mois de mars 1814 sur la
route de Fontainebleau, et avait enlevé ses diamants et son or, sous prétexte
de les restituer au trésor de la couronne. Il avait en effet des ordres du
gouvernement provisoire et des alliés qui mettaient à sa disposition les
forces militaires des lieux où il les requerrait. Rentré à Paris et poursuivi
par l'indignation publique pour ce fait, Maubreuil avait prétendu qu'il avait
de Roux-Laborie, confident de M. de Talleyrand, et de M. de Talleyrand
lui-même, la mission d'enlever Napoléon à main armée ; le public ajoutait la
mission éventuelle de se défaire de l'empereur. Les ennemis des Bourbons
avaient adopté cette version odieuse et sans fondement. L'empereur et ses
amis affectaient de croire à l'assassinat, et d'imputer aux princes et à
leurs ministres les jactances de cet aventurier. Le roi et le comte d'Artois
parlaient de cet homme et de ses prétendues révélations avec le mépris dû à
la calomnie. Jamais l'assassinat d'un ennemi n'avait souillé leurs conseils.
Ils craignaient au contraire que cet homme, dont le royalisme turbulent et
suspect déshonorait leur cause, ne fût à Gand l'instrument de quelques trames
contre leurs jours. Roux-Laborie, qui avait eu, en effet, des rapports avec
Maubreuil pour l'enlèvement du trésor de la reine de Westphalie, qu'on
supposait emporter les diamants de la couronne, tremblait de la vengeance de
Maubreuil. On l'éloigna du séjour du roi. XII M. de
La Rochejacquelein, commandant des grenadiers à cheval de la garde du roi,
nom héroïque, figure martiale, âme vendéenne, enfant d'une race dont tout le
sang était pressé de couler pour la cause des rois, répugnait, malgré son
courage, à rallumer la guerre civile dans sa province. Il résistait par
patriotisme aux folles instances que les fanatiques des deux cours lui
faisaient pour quitter son régiment, où il était adoré, et pour passer dans
la Vendée. Il céda enfin, moins par conviction que par honneur, et partit
avec le remords et le pressentiment d'une mort stérile. Les ambassadeurs
étrangers, et entre autres le comte de Goltz, ambassadeur de Prusse,
s'indignaient hautement de sa lenteur. La guerre civile, selon eux, devait
précéder et motiver la guerre étrangère. Les
ministres étrangers étaient divisés comme les courtisans de la cour exilée
tous néanmoins s'accordaient dans leur mépris pour l'émigration, qui n'avait
pas su, disaient-ils, ni s'affectionner la patrie nouvelle ni la dominer. M.
de Blacas dépopularisait a leurs yeux le roi, M. de Bruges le comte d'Artois.
Ils penchaient pour les hommes nouveaux M. de Richelieu, M. de Montesquiou,
M. Mounier, M. Guizot, M. Anglès. Ceux-là leur paraissaient du moins
comprendre la France nouvelle. L'Angleterre et l'Autriche se déclaraient pour
M. de Talleyrand et conseillaient au roi de s'abandonner complétement à sa
sagacité. La Russie et la Prusse lui préféraient déjà le duc de Richelieu,
dont le nom, l'indépendance, l'impartialité et la probité faisaient à leurs
yeux le restaurateur désigné de la monarchie constitutionnelle en France. M.
de Talleyrand leur était devenu suspect depuis le traité secret qu'il avait
noué et signé a Vienne entre la France, l'Autriche et l'Angleterre. Cette
ligue du Midi inquiétait le Nord. Le baron de Vincent, ambassadeur
d'Autriche, et sir Charles Stuart, ambassadeur d'Angleterre à Gand,
poussaient le roi de tous leurs efforts vers M. de Talleyrand. L'Angleterre
avait d'avance le mot de Fouché. Elle préméditait un ministère où le duc de
Richelieu, qui lui répondait de la Révolution, serait associé à M. de
Talleyrand, qui lui répondait de l'alliance avec elle. Telles étaient les
agitations et les indécisions de la politique à Gand, lorsque le duc de
Richelieu y arriva lui-même, envoyé par l'empereur Alexandre, pour y
contre-balancer l'ascendant des amis de M. de Talleyrand. M. de Talleyrand,
bien qu'il eût enveloppé le roi de ses amis personnels, n'osait encore venir
à Gand. On l'en écartait a dessein pour que sa présence ne fît pas éclater
entre M. de Blacas et lui une dissension funeste à la cause commune. Accouru
à Bruxelles, M. de Talleyrand ne fut pas même admis à occuper l'hôtel vide
que la cour avait dans cette ville voisine de Gand. Il s'offensa de ce
mauvais accueil qui, disait-il, le discréditait auprès des puissances. Il ne
parut que tard et rarement à la cour. Quant
au duc de Richelieu, modeste, sans ambition, ayant plutôt la répugnance que
le goût des affaires, exilé depuis vingt ans de sa patrie, nationalisé en
Russie, fondateur, gouverneur et créateur d'Odessa, plus soldat que
politique, il n'aspirait qu'à voir la maison de Bourbon consolidée en France
sur des institutions conformes au génie du temps, et à rejoindre les déserts.
Le sentiment seul des services que la maison de Bourbon aurait à lui demander
et les ordres impérieux de l'empereur de Russie le retenaient à Gand. La
conformité de caractère et de justesse d'esprit le lia dès les premiers jours
avec M. Mounier, homme de même trempe, plus heureux d'être utile que pressé
de dominer. XIII Le roi
montrait à Gand dans son intérieur la même supériorité à la fortune qu'il
avait montrée à Vérone, à Mittau, à Hartwell et aux Tuileries. L'âge et les
infirmités, qui doublent les dangers de la fuite et les âpretés de l'exil, ne
paraissaient pas affecter sa sérénité. Il avait un tel sentiment de son droit
qu'il rejetait tous les torts de sa situation sur l'adversité. Il régnait
partout où il portait son nom et son sang. Rien n'était changé dans ses
habitudes, excepté le palais. L'abbé Louis, ministre de ses finances, avait
apporté plusieurs millions de sa liste civile qui suffisaient à l'entretien
de sa maison et à la solde de ses troupes pour quelques mois. JI n'avait ni
luxe, ni indigence. Il continuait toutes ses habitudes de religion, de
famille, de conseils, de promenades en voiture, avec la régularité d'heures
et d'étiquette dans laquelle il se plaisait de tout temps à encadrer sa vie.
Il dérobait, comme à Paris, des heures aux affaires pour les consacrer à des
entretiens familiers et à des lectures savantes et littéraires. II écrivait,
il jouissait de l'amitié. Il sentait que l'Europe s'agitait pour lui, aussi
ne précipitait-il aucun de ses mouvements par une impatience de recouvrer son
règne. Il recevait avec grâce et liberté d'esprit les hôtes nombreux qui
accouraient de toutes les parties de la France lui offrir leurs services ou
leur fidélité. Il voyait tous les jours les ministres étrangers. Il écoutait
avec curiosité les rapports de police qui lui étaient faits sur les étrangers
remarquables ou suspects qui arrivaient à sa cour. Il aimait surtout a
s'entretenir de ces matières ou de sujets littéraires ou scientifiques avec
le baron d'Eckstein, chargé par les alliés des fonctions de ministre
provisoire de la police à Gand. Il goûtait ce jeune officier, Danois de
naissance, Français par les goûts, célèbre depuis par la science et les
lettres, dont la conversation le nourrissait de haute littérature. Il le
ramena, après la seconde restauration, avec lui en France, et le nationalisa
en l'attachant aux affaires étrangères. XIV Le
comte d'Artois s'agitait davantage, et supportait avec moins d'impassibilité
la langueur d'une inaction forcée. Ce prince, trop flatté pour sa grâce dans
sa jeunesse, avait besoin d'être flatté toujours par des favoris qui lui
exagéraient sa supériorité sur son frère. Il aimait à avoir toujours une
politique à part, et pour ainsi dire à régner d'avance. De là, à l'étranger
comme à Paris, sa perpétuelle agitation, son opposition éclatante ou sourde,
son cabinet particulier rarement d'accord avec celui du roi, point d'appui de
mille ambitions et de mille intrigues, embarras dans un gouvernement
constitutionnel, où le prince qui gouverne a deux oppositions à satisfaire au
lieu d'une ; incapable, du reste, d'aucune déloyauté, mais capable de
beaucoup d'imprudences. Le duc
de Berri, son fils, se formait au commandement, inspectait les troupes,
gourmandait brusquement les derniers venus, tels que Bourmont, Clouet et
d'autres, qui rejoignaient au dernier moment leurs drapeaux. Il vivait
familièrement avec la jeune noblesse dans cette nouvelle armée de Condé, se
livrait aux plaisirs insouciants de son âge, comme un futur Charles II de la
France. Il s'abstenait de politique, de peur de déplaire à son oncle en
prenant parti entre lui et le comte d'Artois. Les jours se passaient ainsi à
attendre, soit le choc des armées de l'Europe qui s'avançaient sur nos
frontières, soit une explosion actuelle et spontanée de la France contre
Napoléon et l'armée, soit une insurrection de la Vendée, dont les chefs
venaient à toute heure solliciter La Rochejacquelein de donner le signal à
ses paysans. XV La
seule occupation de cette cour était, en ce moment, de négocier avec les
puissances, de traiter avec les caractères qui s'offraient d'eux-mêmes à la
corruption à Paris, et de parler à l'opinion par des proclamations où l'âme
du roi se manifestât de loin à son peuple. Le gouvernement tout moral de
Louis XVIII n'était plus que sa parole. Il fallait la faire entendre tous les
jours, et la faire pénétrer partout aux oreilles et au cœur des Français
étonnés, et déjà repentants de leur faiblesse et de leur imprévoyance. Ce fut
pour cette propagande royaliste que fut créé le Moniteur de Gand,
journal de guerre, rédigé par MM. de Chateaubriand, Bertin, Lally-Tollendal,
Beugnot, et inspiré souvent par le roi lui-même. M. de Chateaubriand, peu
agréable à Louis XVIII, qui redoutait l'ambition et la résistance là où il
sentait la force et l'éclat du génie, tenait néanmoins la plume dans le
conseil. Investi, pendant quelques semaines, du ministère de l'intérieur, en
l'absence de M. de Montesquiou, il rédigea, à ce titre, un rapport au roi,
destiné à présenter à la France et à l'Europe le tableau vrai des
circonstances et des opinions, travesti par les proclamations et par le
journalisme vénal de Paris. Ce rapport était le manifeste à la fois du roi et
du peuple, accusant un seul homme et son armée des calamités du monde. « Sire
! disait M. de Châteaubriand, Bonaparte, placé par une fatalité étrange entre
les côtes de la France et de l'Italie, est descendu, comme Genséric, là où
l'appelait la colère de Dieu. Espoir de tout ce qui avait commis et de tout
ce qui avait médité un crime, il est venu, il a réussi des hommes accablés de
vos dons, le sein décoré de vos ordres, ont baisé le matin la main royale que
le soir ils ont trahie. Au reste, Sire, le dernier triomphe qui couronne et qui
va terminer la carrière de Bonaparte n'a rien de merveilleux. Ce n'est point
une révolution véritable, c'est une invasion passagère. Il n'y a point de
changement réel en France les opinions n'y sont point altérées. Ce que nous
voyons n'est point le résultat inévitable d'un long enchaînement de causes et
d'effets. Le roi s'est retiré un moment : la monarchie est restée tout
entière. La nation, par le témoignage de ses larmes et de ses regrets, a
montré qu'elle se séparait de la puissance armée qui lui imposait des lois. « Ces
bouleversements subits sont fréquents chez tous les peuples qui ont. eu
l'affreux malheur de tomber sous le despotisme militaire. L'histoire du
Bas-Empire, celle de l'empire Ottoman, celle de l'Égypte moderne et des
régences barbaresques en sont remplies. Tous les jours au Caire, à Alger, à
Tunis, un bey proscrit reparaît sur la frontière du désert quelques mameluks
se joignent à lui, le proclament leur chef et leur maître. Le despote
s'avance au bruit des chaînes, entre dans la capitale de son empire, triomphe
et meurt. Vous parûtes, Sire, et les étrangers se retirèrent Bonaparte
revient, et les étrangers vont rentrer dans notre malheureuse patrie. Sous
votre règne, les morts retrouvèrent leurs tombeaux, les enfants furent rendus
à leurs familles sous le sien, on va voir de nouveau les fils arrachés à
leurs mères, les os des Français dispersés dans les champs ; vous emportez
toute la joie, il rapporte toutes les douleurs. « Vous
avez tout édifié et Bonaparte a tout détruit. Vos lois abolissaient la
conscription et la confiscation, elles ne permettaient ni l'exil, ni
l'emprisonnement arbitraires elles laissaient aux représentants du peuple le
soin d'asseoir les contributions elles assuraient avec un droit égal aux
hommes la liberté civile et politique. Bonaparte paraît, et la conscription
recommence, et les fortunes sont violées. La chambre des pairs et celle des
députés sont dissoutes l'impôt est changé, modifié, dénaturé par la volonté
d'un seul homme ; les grâces accordées aux défenseurs de la patrie sont
rappelées, ou du moins contestées votre maison civile et militaire est
condamnée. Le tyran reprend ainsi une a une les victimes auxquelles il
promettait oubli et repos dans ses premières proclamations. On compte déjà de
nombreux séquestres, des arrestations, des exils, des lois de bannissement
treize victimes sont portées sur une liste de mort. Sire vous-même vous êtes
proscrit, vous et les descendants de Henri IV, et la fille de Louis XVI. Vous
ne pourriez, dans ce moment, sans courir le risque de la vie, mettre le pied
sur cette terre où vous essuyâtes tant de larmes, où vous rendîtes tant
d'enfants à leurs pères, où vous ne répandîtes pas une goutte de sang, où
vous apportâtes la paix et la liberté Quand Votre Majesté, après vingt-trois
ans de malheur, remonta sur le trône de ses aïeux, elle trouva devant elle
les juges de son frère. Et ces juges vivent ! Et vous leur avez conservé avec
les victimes les droits de citoyen Et ce sont eux qui rendent aujourd'hui
contre votre personne sacrée, contre votre auguste famille, contre vos
serviteurs fidèles, des arrêts de mort et de proscription Et tous ces actes,
où la violence, l'injustice et l'hypocrisie le disputent à l'ingratitude,
sont rendus au nom de la liberté « Le
nouveau gouvernement de la France, employant les moyens les plus odieux, a
fait rechercher toutes les lettres. On a trouvé dans une armoire secrète d'un
de vos ministres des lettres qui devaient révéler d'importants secrets. Eh
bien ! qu'ont-elles appris au public, ces lettres confidentielles, inconnues,
cachées, qu'on a eu la maladresse de publier ? Elles ont appris que vos
ministres, différant entre eux sur quelques détails, étaient tous d'accord
sur le fond, qu'ils pensaient qu'on ne pouvait régner en France que par la
charte et avec la charte ; et que, les Français aimant et voulant la liberté,
il fallait suivre les mœurs et les opinions du siècle. Oui ! Sire, et c'est
ici l'occasion d'en faire ia protestation solennelle tous vos ministres, tous
les membres de votre conseil sont inviolablement attachés aux principes d'une
sage liberté. Qu'il nous soit permis de le proclamer avec le respect profond
et sans bornes que nous portons à votre couronne et à vos vertus nous sommes
prêts à verser pour vous la dernière goutte de notre sang, à vous suivre au
bout de la terre, à partager avec vous les tribulations qu'il plaira au Tout-Puissant
de vous envoyer, parce que nous croyons devant Dieu que vous maintiendrez la
constitution que vous avez donnée à votre peuple, que le vœu le plus sincère
de votre âme royale est la liberté des Français. S'il en avait été autrement,
nous serions tous morts à vos pieds pour la défense de votre personne sacrée,
parce que vous êtes notre seigneur et maître, le roi de nos aïeux, notre
souverain légitime mais, Sire, nous n'aurions plus été que vos soldats, nous
aurions cessé d'être vos conseillers et vos ministres, » XVI Ces
manifestes étaient répandus de main en main en France, par la propagande
naturelle des populations royalistes, et par la facilité que la police de
Fouché laissait a leur retentissement dans un intérêt d'agitation. Ces partis
en haleine accroissaient son importance, et préparaient l'un ou l'autre des
dénouements qu'il voulait tenir dans sa main. Ils donnaient un grand
ébranlement à l'opinion. Les vérités de cette nature ne sont jamais
présentées impunément à un peuple. Napoléon paraissait isolé avec son armée
au milieu de l'Europe. Toutes ces accusations justes tombaient sur lui et sur
elle avec plus de force que les boulets de la coalition. Ce n'était pas
encore assez pour la cour de Gand et pour Fouché l'une voulait agir, l'autre voulait
seulement ébranler les esprits. L'impatience des royalistes, la politique
agitatrice de Fouché, s'accordèrent, sans se concerter, dans le désir de
soulever la Vendée. Ce
ministre révélait à un de ses agents supérieurs dans ces provinces sa pensée
secrète, tout en la voilant de l'intérêt du patriotisme dans l'éventualité
d'une défaite de l'empereur. « Il ne s'agit pas, osait écrire Fouché à
Fauche-Borel, de faire armer seulement les populations les unes contre les
autres, cela ne conduirait à rien ce qu'il faut, c'est, en cas de chute de ce
qui existe, de se trouver sur ses pieds pour donner aux vrais principes de la
révolution l'aide que l'empereur est impuissant à réaliser, et que le roi de
Gand, malgré sa finesse, n'osera jamais consacrer. Il ne faut pas que la
Vendée redevienne terrible, mais il n'est pas mal qu'elle se montre sur
quelques points prête à repousser la force par la force. De ce choc, qui ne
produira que des secousses et jamais une insurrection naîtra nécessairement
l'affaiblissement progressif des deux partis hostiles : Alors nous serons
plus à notre aise pour amener un ordre de choses plus conforme à nos vœux. Le
duc d'Orléans est un moyen de composition entre les extrêmes Dumouriez l'a
rêvé longtemps. L'Europe s'arme contre l'empereur ; il succombera
inévitablement, il sent déjà le cadavre. La branche aînée n'offre pas de
sécurité aux intérêts révolutionnaires ; nous devons donc nous jeter
ailleurs. Le duc d'Orléans est bien disposé, il acceptera la couronne aux
conditions qui lui seront imposées il a de l'ambition et des antécédents
parfaits, Travaillez donc la Vendée, inquiétez-la mais ne prenez jamais de
mesures complètes, ne brûlez jamais nos vaisseaux, ni dans un camp, ni dans
un autre. JI y a des haines au fond de tous les cœurs, faites-les vibrer en
paroles, jamais en actions, si c'est possible c'est le plus sûr moyen de les
affaiblir et de les tuer. Fatiguez les soldats par des marches sans but ;
démoralisez les généraux ; prenez langue chez les officiers vendéens ; favorisez
le départ de ceux qui voudront aller sentimentalement à Gand. Parlez de moi
en bons termes, comme d'un esprit revenu des erreurs des sans-culottes,
acceptant franchement la monarchie, estimant les royalistes dites que j'ai.
de nombreux amis parmi eux ; mais surtout par tous les moyens possibles
évitez que l'Ouest ait recours à une insurrection. Les armées combinées de
l'Anjou, du Poitou, de la Bretagne et du Maine pourraient marcher sur Paris
quand l'empereur n'y sera plus, et changer par un coup de main hardi tous nos
plans les mieux concertés. Une telle hypothèse a bien ses impossibilités ;
mais en révolution il faut tout prévoir, et je ne veux pas en être arrivé à
ce point pour me trouver tout à fait vaincu par quelques paysans imbéciles.
Guerre donc partielle, s'il le faut ; mais guerre de village à village, de
ville à ville, et jamais d'armée à armée. Des émeutes partout ;
d'insurrection nulle part, et jamais surtout de généraux prenant sur l'esprit
des Vendéens un empire qui pourrait devenir funeste aux conséquences que
j'espère déduire de tout cet imbroglio. Entendez-vous avec Lagarde qui
préfecture au Mans, et qui a toute ma confiance. » XVII Ces
insinuations de Fouché favorisaient les insurrections anarchiques dans ces
provinces ; mais elles leur donnaient des éventualités indécises qui ne
pouvaient répondre aux passions, aux dévouements et aux intérêts royalistes.
Les guerres civiles ne comportent ni ces indécisions, ni ces expectatives. La
Vendée ne pouvait se lever que sous ses vrais chefs et sous son ancien
drapeau. Elle haïssait le nom d'Orléans, complice à ses yeux du meurtre de
Louis XVI, plus que le nom de Bonaparte, qui lui avait rendu la nationalité,
la religion et la gloire. La plupart de ses plus braves chefs avaient servi,
comme La Rochejacquelein et Bourmont, dans les grandes campagnes de l'empire.
Un seul nom l'emportait dans le cœur des Vendéens sur le nom de Bonaparte,
c'était le nom des Bourbons. Nous
avons vu que la rapidité de la marche de Bonaparte sur Paris, la surprise des
chefs, l'indécision des princes, avaient déconcerté au 20 mars la tentative
du duc de Bourbon pour insurger l'ouest de la France. Mais la pensée de cette
insurrection n'était morte ni dans l'âme des chefs de l'Ouest, ni dans l'âme
du roi à Gand. Elle y était tous les jours fomentée par les ambassadeurs
étrangers. La Rochejacquelein était l'homme le plus désigné par son nom et
par son courage pour donner le signal, l'élan et la victoire à une terre
pleine de souvenirs et arrosée du sang de sa famille. La grande guerre
vendéenne de 1793 à 1799 avait fait de ces noms de La Rochejacquelein et de Charrette
le cri de guerre de la Vendée. C'était une famille nationalisée par la
communauté des sacrifices, d'héroïsme et de sang versé, dans le cœur des
Vendéens. Elle
habitait, avant la Révolution, le château de la Durbellière, non loin de
Nantes. Le chef de la famille, Louis de La Rochejacquelein, avait émigré avec
trois fils en 1791, et s'était réfugié à Tournai. Le second de ses fils,
Louis de La Rochejacquelein, fit presque enfant la campagne des princes en
Allemagne. Il s'embarqua ensuite avec son père et ses frères pour
Saint-Domingue, où il combattit sous les ordres de son père dans les guerres
diverses de cette colo- nie. Chassés de l'île avec les Anglais, le père et
les fils se retirèrent à la Jamaïque. La guerre et la patrie les rappelaient
vers l'Europe ; le jeune Louis de La Rochejacquelein vint servir dans un
régiment de ligne anglais sur le continent. Le père, embarqué quelque temps
après pour l'Europe, est attaqué en mer par un corsaire français. Il combat
le bras gauche à demi emporté par un boulet de canon, il achève de le couper
de la main droite avec son sabre, et, jetant son membre à la mer, il continue
de combattre. Fait prisonnier, criblé de blessures, séparé des siens, rongé
de douleur, il expire en invoquant sa patrie. XVIII Son
fils Louis, rentré en France après la pacification de sa province, avait
épousé la veuve du marquis de Lescure, un des héros chrétiens de cette guerre
qui avait reçu le martyre avec la mort. Vivant dans ses terres, doublement popularisé
par le nom de son frère tué dans la première guerre, et par le nom de
Lescure, mémoire sanctifiée dans le cœur des paysans poitevins, Louis de La
Rochejacquelein avait conspiré avec les royalistes de Bordeaux la défection
de cette ville à l'empire, et la reconnaissance du duc d'Angoulême, qu'il
était allé rejoindre en Espagne. Louis XVIII lui avait donné en récompense de
tant de dévouement le commandement des grenadiers à cheval de la garde
royale, cavalerie d'élite composée des plus beaux et des plus intrépides
soldats de la garde de Napoléon. Il s'en était fait adorer, et avait conduit
son corps tout entier à Gand à la suite du roi. XIX La
Rochejacquelein, esprit aussi réfléchi que cœur intrépide, répugnait a un
soulèvement partiel, inopportun, qui ne pouvait avoir pour résultat que de
concentrer les malheurs de la guerre civile sur sa province, pendant que le
sort de la France se déciderait sur un plus vaste champ de bataille. Mais son
frère Auguste de La Rochejacquelein, resté dans la Vendée, lui écrivait que
l'impatience de l'insurrection ne pouvait être plus longtemps contenue, que
déjà dans la forêt de la Roche-Servière, théâtre de la lutte acharnée du
premier Charette, un autre Charette, son neveu, héritier de sa bravoure, La
Roche-Saint-André et Goulaine, faisaient le coup de feu contre les troupes de
l'empereur ; que d'Autichamp, naguère accusé de lenteur, et Suzannet
formaient leurs camps mobiles, et désignaient les lieux de rassemblement, et
se préparaient à éclater au premier jour. Le roi,
malgré M. de Blacas qui comptait peu sur ces héroïsmes aventureux des guerres
intestines, envoya Louis de La Rochejacquelein à Londres solliciter un
subside de guerre pour un contingent de quatre-vingt mille Vendéens,
auxiliaires de la coalition soldée par l'Angleterre. La Rochejacquelein passa
la mer, obtint le subside et des vaisseaux de transport pour le transporter
lui et ses grenadiers dans le bas Poitou. Le soulèvement avait éclaté le 15
le lendemain 16 mai, La Rochejacquelein touchait la côte de Saint-Gilles,
débarquait ses soldats, ses munitions, ses subsides, et publiait sa
proclamation de guerre « Vendéens voilà des armes. Le roi vous aime et
m'envoie au nom des nations de l'Europe pleines d'admiration pour votre
courage. Rappelez-vous combien de fois mon frère vous a conduits à la
victoire. Je ne ferai que vous répéter ses paroles qui enflamment vos cœurs :
« Si j'avance, suivez-moi Si je recule, tuez-moi Si je meurs, vengez-moi ! »
Bonaparte n'ignore pas que votre réveil sera le signal de sa perte, c'est
lui-même qui vous a donné le titre de géants. L'Europe a les yeux sur vous,
elle marche pour vous soutenir. Le roi a dit : « Je devrai ma
couronne aux Vendéens. » A ces
accents, M. de Suzannet, cousin de La Rochejacquelein, accourt avec quatre
mille paysans déjà insurgés à Saint-Gilles. Charette et tous les chefs le
suivent ils informent le jeune général que M. d'Autichamp et son frère
Auguste de La Rochejacquelein, chacun à la tête d'un rassemblement
d'insurgés, combinent leurs mouvements pour balayer la Vendée des troupes de
l'usurpateur, et combattent déjà en ce moment. XX Ces
nouvelles étaient vérifiées à l'heure même par l'événement. Auguste de La
Rochejacquelein à la tête de trois mille paysans, presque sans armes et sans
poudre, fanatisés parle curé des Aubiers, qui avait béni leur victoire ou
leur mort, venait de fondre à Maulevrier sur le 26e régiment de ligne, et de
le disperser en le poursuivant jusqu'à Châtillon. Là, ces troupes, ralliées
par leur colonel sur une hauteur, avaient arrêté les Vendéens. Mais les
nombreux blessés transportés à Chollet après la retraite avaient jeté la
consternation dans cette ville. Dans la
nuit qui suivit cette victoire, Auguste de La Rochejacquelein, informé du
débarquement de son frère, s'élançait vers Saint-Gilles pour armer sa troupe.
Sapinaud, autre chef accrédité, à la tête de trois mille paysans, s'en
approchait dans la même intention par une autre route. Le général Travot les
attaque en vain pour enlever leurs munitions, ils triomphent et font leur
jonction à Saint-Gilles avec Louis de La Rochejacquelein et ses grenadiers.
Les campagnes de la côte se lèvent d'enthousiasme au bruit de ces succès. Des
courriers en rapportent les nouvelles en les grossissant à Londres et à Gand.
Le cabinet anglais et le roi croient l'insurrection victorieuse. XXI Les chefs
réunis deux jours après à Palluau se concertent pour nommer un général en
chef. La division et l'indépendance des commandements ont perdu la première
guerre, l'union et l'obéissance doivent assurer le triomphe de la seconde. Un
conseil de guerre est rassemblé. Suzannet et Sapinaud, tout en regrettant
l'absence d'un prince qui enlèverait tout prétexte aux rivalités, consentent
généreusement à reconnaître La Rochejacquelein pour supérieur. Le
consentement d'Auguste de La Rochejacquelein n'était pas douteux, un frère ne
pouvait être le rival d'un frère. D'Autichamp, absent et combattant loin de
là, manquait seul au conseil. La Rochejacquelein, proclamé unanimement
général, lui écrit pour s'en faire reconnaître. Il se décide à marcher sur
Bourbon-Vendée. Le 20 au soir, l'armée, sous ses ordres, pénètre sans
obstacle à Aizenay. Tout présageait la victoire pour le lendemain. L'armée
royale, forte de son nombre, de ses armes, de ses munitions, de ses chefs, de
son enthousiasme, s'endormit dans cette sécurité qu'inspire la consternation
présumée de l'ennemi. On croyait les troupes impériales étonnées, en
retraite, et occupées à se replier pour se concerter dans les villes fortes.
Il n'en était rien. Le
général Travot, qu'une longue expérience des Vendéens avait accoutumé à leur
impétuosité et à leurs fautes, forme une colonne d'attaque, traverse en se
couvrant le pays boisé attend le milieu de la nuit, le sommeil, les ténèbres,
partage sa troupe en deux corps, et se présente inopinément à minuit aux
portes d'Aizenay. Il répond par le cri de Vive le roi ! au Qui
vive ! des sentinelles assoupies, lance à la fois ses deux colonnes par
deux portes au cœur de la ville, surprend les Vendéens dans leurs bivouacs,
sur les places, dans les rues, dans les foyers, où ils se reposaient avec
confiance, 'les fusille, les sabre, les disperse ou les fait prisonniers.
Ceux qui tentent de répondre, au hasard, au feu par le feu, s'entre-tuent les
uns les autres. Les chefs n'ont que le temps de monter à cheval pour tenter
de rallier leurs troupes les plus intrépides, et, parmi eux, le beau-frère du
général La Rochejacquelein, Beauregard, se font tuer pour couvrir la déroute.
Charette expire percé de cinq balles, et tenant un mouchoir sur sa poitrine
pour suspendre un moment sa vie avec son sang : « Soldats ! dit-il,
jurez-moi, avant que je meure, d'obéir à La Rochejacquelein ! » Saint-André,
un de ces jeunes chefs, blessé et conduit devant Travot, est épargné par ce
général, qui joint l'humanité au courage. « On vous a forcé de servir, sans
doute ? lui dit Travot pour lui inspirer une réponse qui permette de
l'épargner. — Non, monsieur, répond le jeune homme j'ai suivi volontairement
mon drapeau. — Mais, au moins, vous étiez sans armes quand vous avez été fait
prisonnier ? — Oui, général, réplique Saint-André, c'est vrai ! elles avaient
été brisées en vous combattant. » XXII L'armée
de La Rochejacquelein sentit sa confiance amortie par cette déroute à
l'ouverture d'une guerre d'enthousiasme. Cependant ce jeune général en rallia
les débris. Les paysans comptaient sur un retour de fortune par l'armée de
d'Autichamp, qui devait au même instant combattre et vaincre dans l'Anjou.
D'Autichamp opérait en effet dans les anciens domaines de Cathelineau, de
Bonchamp, de Stofflet, pays où chaque paysan était soldat ou fils de soldat
de la vieille guerre. Tous les chefs de chouans survivant, à Georges et tous
les fils de familles militaires- de la province servaient sous ses ordres les
Caqueray, les La Haie, les Beauveau, les Walsh, les Clermont, les La
Vauguyon, les La Guesnerie, les Scepeaux, les Kersabiec, les Vaudreuil. Dix
ou douze mille paysans de leurs paroisses suivaient leurs chefs. ou les fils
de leurs anciens chefs. La Vendée semblait avoir couvé quinze ans ces
rassemblements. Les cris de guerre sortaient de toutes les chaumières, et
pressaient d'Autichamp de fondre sur la division menacée de Travot et de
s'emparer de Chollet. Soit
tactique funeste aux insurrections où la seule tactique est la promptitude,
soit terreur inspirée à ses plans par la nouvelle de la déroute d'Aizenay,
d'Autichamp évita un choc avec les forces de Travot. Il leur donna le temps
d'évacuer Chollet, de se replier en arrière. Il entra lui-même dans Chollet,
non en vainqueur qui saisit le champ de bataille, mais en tacticien qui
occupe une position non disputée. Il y fut rejoint par La Rochejacquelein. Ce
général venait de former son état-major, composé de MM. de Tinguy et de La
Roche-Saint-André. Canuel, ancien général de la Convention contre les
Vendéens et entré dans leur cause, fut nommé son lieutenant principal.
L'expérience de Canuel devait organiser ce que La Rochejacquelein soulevait.
D'Autichamp reconnut, comme les autres chefs, la suprématie de La
Rochejacquelein et la mission qu'il tenait du roi. XXIII Pendant
ces préliminaires de guerre sur la rive gauche de la Loire, d'Andigné formait
quatorze légions d'insurgés sur la rive droite. Ces légions avaient pour
chefs les Coislin, les Vaudémont, les Ménard, les Turpin, les Narcé, les
Beaumont, noms déjà illustrés dans les vieilles guerres et chers par les
souvenirs aux paysans. Le
général Tranquille, honoré par sa modération dans les extrémités de la guerre
civile, et d'Embrugeau, se fortifiaient au cœur du pays des chouans,
commençaient le feu dans toutes les rencontres. Gauthier, Charnacé,
Champagne, levaient des bandes sur leurs flancs. Athanase Charette, de Sol de
Grisolles, général et négociateur des anciennes dates, les Cadoudal, le comte
de Marigny, vieilli sur les champs de bataille de la Bretagne, prenaient les
armes à la fois. Tout présageait une lutte de cent mille hommes en
communication avec la mer, maîtres bientôt du cours de la Loire, dominant
Nantes, menaçant Angers et communiquant à la Normandie l'exemple et le
mouvement de l'insurrection propagés jusqu'au cœur de l'empire. Les
administrations et les détachements de l'empereur se retiraient des pays
soulevés, ils imploraient à grands cris de prompts renforts de troupes de
ligne. cc Quarante mille hommes ne sont pas suffisants, écrivaient-ils ; les
villages entiers courent aux armes ; un seul espoir reste la division entre
les chefs d'Autichamp et La Rochejacquelein, qui se sont déjà heurtés trop
rudement à Nantes il y a deux mois au moment de la tentative du duc de
Bourbon, pour avoir oublié leurs mutuelles offenses. Isoler à tout prix la
Vendée de la mer qui lui apporte des armes, du pays des chouans qui lui
prépare des soldats, voilà le plan que le gouvernement de l'empereur doit
adopter et exécuter sans retard. » XXIV La
Rochejacquelein, de son côté, voulait précipiter les événements, marcher à la
côte pour s'y mettre en communication avec la flotte anglaise et l'amiral
Hotham, qui devait apporter des armes et des munitions, joindre ensuite, en
passant la Loire, l'armée de Marigny et de Sol de Grisolles pour s'élancer en
masse sur Paris. D'Autichamp consent à ce plan, on marche de toutes parts sur
la côte les divisions de Sapinaud et d'Auguste de La Rochejacquelein se
rencontrent à Soulans, les divisions de d'Autichamp manquent au rendez-vous
assigné. Louis de La Rochejacquelein, malgré ses .forces incomplètes, espère
avoir le temps de communiquer avec l'escadre en vue à deux lieues en mer. Il
y envoie Robert de Chastaigniers annoncer sa présence à l'amiral Hotham et
convenir de l'heure et du lieu du débarquement des subsides, des munitions et
des canons. La Rochejacquelein prépare tout pour couvrir d'une force
imposante contre Travot le débarquement convenu. XXV Pendant
ces préparatifs, Suzannet, un de ses lieutenants, avait quitté à la tête de
quatre mille hommes, restes des armées de l'ancien Charette, les contrées
aguerries par ce souvenir. Arrivé à Lamotte-Foucrand, Suzannet apprend que
six mille hommes des troupes impériales occupent Chollet, et le menacent de
flanc, s'il poursuit sa marche. Au lieu d'avancer à la côte, il envoie
demander des renforts au général en chef. La Rochejacquelein se découvre de
quelques milliers d'hommes pour couvrir et fortifier son ami. Bientôt Gabriel
Duchaffault, un des chefs de l'armée de Suzannet, arrive au quartier général
et appelle La Rochejacquelein à Lamotte-Foucrand pour recevoir, dit-il, des
communications décisives qui changent la face des choses. Au lieu d'obéir à
La Rochejacquelein exposé seul à l'ennemi pour la cause commune, on
négociait. Voici
le sens de cette négociation, où la loyauté de quelques chefs trompés devint
la perte de l'entreprise et du général. XXVI L'empereur
avait entrevu avec une juste terreur l'effet d'une insurrection générale de
l'ouest de l'empire, pendant qu'avec des forces partagées et inégales il
combattrait la coalition au nord. Ce n'était plus le temps où la Convention
pouvait vaincre à la fois la Vendée et l'Allemagne ; le despotisme usé et
répudié ne pouvait renouveler les prodiges du patriotisme et de la
Révolution. Fouché se chargea de suspendre, par des négociations et par des
promesses, une guerre fratricide dont les succès ou les revers ne pouvaient
que coûter des flots de sang aux deux partis, sans décider le grand procès
entre l'Europe et Napoléon. Son nom
avait une certaine popularité dans l'Ouest par les nombreuses amnisties et
par les restitutions de biens qu'il avait accordées, comme ministre de la
police, après la première guerre. Ses agents secrets avaient l'oreille de
beaucoup de chefs. Il appelle dans son cabinet un gentilhomme vendéen, ancien
combattant des armées vendéennes sous Bourmont, nommé M. de Malartic. Il lui
représente l'inutilité et les désastres d'une insurrection qui ne peut causer
que des malheurs partout. Il lui montre l'état des forces d'élite que le
général Lamarque dirige avec une intelligence digne de Hoche, son modèle, sur
les provinces, pour les étouffer dans leur généreux sang. -Il fait plus, il
lui ouvre son cœur, il lui communique ses correspondances avec la cour de Gand,
il lui confie son double rôle de ministre de l'empereur et de partisan d'une
restauration préparée comme refuge à la France par ses soins pour préserver
la patrie de l'anéantissement. Si Napoléon succombe, il lui désigne les
Anglès, les Mounier, les d'Argout, les Guizot comme les confidents de ses
desseins auprès du gouvernement de Louis XVIII. Le roi lui-même, lui dit-il,
convaincu que les alliés n'agiront pas avant six semaines, sait que Bonaparte
aurait le temps d'écraser les forces vendéennes, et leur ordonne de se
réserver pour sa cause. M. de Malartic, convaincu par ses confidences, par
les lettres, par les noms, se charge de partir pour la Vendée avec deux
autres royalistes garants de sa loyauté aux yeux de son parti, MM. de La
Béraudière et de Flavigny. Ils
partent. Arrivés au Mans, ils s'ouvrent à M. de Bordigné. « Fouché est à
nous, lui disent-ils, voici des ordres de Napoléon à ses préfets et à ses
généraux de suspendre toute hostilité à notre voix. » Bordigné s'étonne et
suspend son départ pour la Vendée. Malartic, La Béraudière et Flavigny
traversent, sous la sauvegarde des autorités, la Loire et les armées en
présence. Ils arrivent au château de la Chardière, chez Suzannet. Ils lui
demandent une entrevue à son camp et lui communiquent par écrit l'objet de
leur mission. Suzannet les transmet à La Rochejacquelein et à Canuel, qui
refusent énergiquement de les entendre. D'Autichamp, moins emporté, admet les
trois négociateurs de Fouché à son camp à Tiffauges. Il écoute leur
proposition et s'étonne de leur confidence. Il refuse d'y répondre avant
d'avoir consulté ses lieutenants. Sur l'avis de son conseil de guerre, il
subordonna toutes conférences avec eux aux résolutions de La Rochejacquelein
son supérieur. Pendant
ces hésitations, Suzannet inclinant à la paix demeurait immobile. Les
négociations divulguées parmi les chefs et les soldats ébranlaient les résolutions
et les caractères. Les corps de Travot et de Lamarque, renforcés des gardes
nationaux des villes et des campagnes patriotes, s'avançaient en nombre
imposant vers le Marais et vers la mer. Vingt-cinq mille hommes, divisés en
cinq colonnes, sillonnaient le sol vendéen derrière les corps insurgés. Ils
coupaient l'armée royaliste du Morbihan. L'espace seul entre la mer et
Suzannet restait libre à La Rochejacquelein. Il avait assez de forces pour
vaincre encore, mais ces forces se dissolvaient sous sa main. Les paysans,
travaillés par la défiance habilement semée dans leurs rangs, répétaient que
leur général en chef ne se tenait si près du rivage que pour les abandonner,
comme leurs pères à Quiberon, en se réfugiant sur l'escadre anglaise ; tous
se décourageaient d'une guerre qui n'avait plus ni le fanatisme religieux, ni
l'enthousiasme royaliste, ni la persécution, ni l'expropriation, ni
l'échafaud pour aliment. Les temps n'étaient plus, les temps font les hommes. XXVII Cependant
La Rochejacquelein concentre son armée à Sainte-Croix-de-Vie pour couvrir le
débarquement. Il se rend lui-même à bord du vaisseau de l'amiral Hotham, le
Superbe ; il est reçu par ces braves soldats, incapables de trahison, avec les
honneurs dus à un général de la même cause. L'escadre envoie au rivage, sur
toutes ses chaloupes, les canons, la poudre, les fusils, les balles, les
subsides promis. L'armée s'arme avec des cris de joie et de reconnaissance.
La Rochejacquelein attend ses lieutenants pour partager entre leurs camps ces
gages de victoire. Trois jours se passent sans qu'ils fassent un mouvement
vers lui. Le troisième jour, un courrier lui apporte une lettre collective de
Sapinaud, de Suzannet et d'Autichamp. Ces trois généraux lui écrivaient, dans
un style embarrassé, a que leurs camps refusent de les suivre ou se débandent
que la présence d'un prince de la maison de Bourbon est nécessaire pour
rendre l'élan et la constance à des paysans atterrés par la déroute
d'Aizenay, et qu'ils l'engagent à se replier promptement sur son propre pays
pour concourir à la défense commune. » Une
lettre séparée et plus amicale de Suzannet confirme, en les adoucissant dans
les termes, ces résolutions des généraux, et lui parle des conférences entre
Malartic, La Béraudière, Flavigny et les chefs ; enfin il prononce le mot de
prochaine suspension d'armes. XXVIII A la
suite de ces négociations, qui n'étaient encore ni consommées ni refusées,
quinze mille paysans des camps de Suzannet, de Sapinaud et d'Autichamp,
venaient de se disperser dans leurs villages. Lamarque avançait à la faveur
de ce désarmement il mêlait la politique à la guerre il suspendait les
hostilités et interdisait les rigueurs envers les rassemblements inoffensifs.
La Rochejacquelein restait seul, exposé avec douze cents braves jeunes
officiers et paysans, affectionnés jusqu'à la mort à sa maison, entre la mer
et l'ennemi. L'indignation soulève son âme ; il jette, dans un ordre du jour
à ses armées en retraite, un cri de colère et de désespoir. Il destitue
Sapinaud, d'Autichamp, Suzannet, en leur reprochant la bassesse de leur
transaction avec les dévastateurs de la France et du monde ; il nomme à leur
place MM. de Civrac, Duchaffault, Duperrat. Il oublie que la guerre civile
proclame ses chefs et ne les reçoit de personne. Sa confiance s'accroît du
péril. Il annonce le même jour au roi que-la Vendée, purgée de quelques
traîtres, sera plus forte qu'avant cette honte de pacification, et qu'avant
huit jours cinquante mille hommes rejoindront ses drapeaux. En effet, le
tocsin sonne par ses ordres dans tous les clochers, et Duperrat rallie les
paroisses pour protéger le convoi de munitions et d'armes qui porte les
secours de guerre à la Vendée. XXIX Le même
jour aussi, Suzannet et Sapinaud faisaient avec pompe dans leurs camps les
funérailles de Charette, dont nous avons raconté la mort à Aizenay. Une
colonne de quinze cents hommes de l'armée de Travot passe avec confiance sous
le feu des Vendéens occupés à pleurer leur chef. On supplie Suzannet
d'attaquer cette colonne ; il ne répond pas et fait prendre une autre route à
ses paysans. Duchaffault désobéit ; suivi de Lemaignan, de Chabot, il
s'élance à la poursuite des impérialistes, les fusille et les poursuit
jusqu'à Légé. Ce furent les derniers coups de feu de l'insurrection dans
l'intérieur des terres. Le Marais seul ne désarmait pas entièrement. Cependant
La Rochejacquelein, menacé en flanc et en arrière par deux lieutenants de
Travot, le général Grosbon et le général Estève, filait à l'abri des dunes.
La rivière de Vie le séparait du corps de Grosbon ; on se fusillait, sans
s'aborder, d'un bord à l'autre. Grosbon, visé des fenêtres d'un clocher par
un Vendéen, tombe mort au milieu de sa colonne. La Rochejacquelein reçoit en
ce moment quatre envoyés des camps de Sapinaud, de Suzannet et de
d'Autichamp, MM. de Tinguy, de La Roche-Saint-André, de Goulaine, de Martray.
Ces jeunes gens osent, au nom de leur armée, demander compte à leur général
en chef du titre qui lui confie le commandement général et des munitions dont
il s'est emparé pour son armée personnelle. La Rochejacquelein, qui n'avait
de titres que son nom et le conseil de guerre de Saint-Gilles, élude la
réponse, les convie à la concorde et leur confère à eux-mêmes des
commandements. Ils reconnaissent celui qu'ils venaient affronter ; ils
repartent pour lui obéir. Le
général Estève, à la tête d'une colonne de deux milliers d'hommes, atteint
l'armée pendant la nuit. La Rochejacquelein se retourne, fond sur Estève, à
la pointe du jour, et le refoule en désordre jusqu'à des fossés palissadés de
haies vives qui servent de créneaux aux soldats ralliés d'Estève. De ces
hauteurs ils foudroient les paysans. Un des chefs royalistes tombe, les siens
se dispersent consternés en jetant le cri de Sauve qui peut ! La
Rochejacquelein et son frère Auguste restent seuls à découvert, rappelant,
conjurant, encourageant leurs soldats. Auguste de La Rochejacquelein roule,
frappé d'une balle au genou, sous son cheval tué sous lui. Ses amis
l'emportent. Louis de La Rochejacquelein reste encore, espérant que sa
constance et son exemple arrêteront la déroute. Debout sur un tertre élevé
au-dessus des buissons, il brandit son chapeau sur la pointe de son sabre
pour montrer l'ennemi à ses paysans du Marais, qui reviennent à sa voix.
Quelques pas seulement le séparent des soldats d'Estève ; son attitude, son
geste et sa voix le font reconnaître pour un chef. Le lieutenant Lupin des
gendarmes de Paris ordonne à ses gendarmes de viser le général, les gendarmes
font feu. La Rochejacquelein tombe mort dans les bras des siens, qui le
vengent par la victoire comme avait voulu être vengé son frère. Mais cette
victoire se change en deuil pour son armée, et la Vendée, à peine levée,
tombe tout entière avec lui. Un jeune poète qui s'était évadé du collège de
Fontenay pour le suivre, ivre avant l'âge de la poésie des combats et du
fanatisme de son nom, combattait à ses côtés ; il se précipite sur son corps
pour couvrir ou ranimer son général. Les balles le mutilent sur la poitrine
de La Rochejacquelein, et le barde meurt et est enseveli avec son héros. XXX Ainsi
disparut à la fleur de la vie l'auteur et la victime de cette guerre. Il fut
pleuré des deux camps. Ses paysans en Vendée, les troupes de ligne où il
avait des camarades et des amis, ses grenadiers en Belgique, en apprenant sa
mort, confondirent leurs regrets. Sa sœur, le lendemain, ignorant sa fin,
mais apprenant la défection de ses divisions, s'élance à cheval les cheveux
épars, parcourt les villages voisins de sa demeure, jette le cri de détresse
et de vengeance à la porte de toutes les chaumières, fait sonner le tocsin,
harangue, supplie, émeut les paysans de sa contrée. La foule attendrie s'arme
à sa voix et s'écrie « Allons sauver les nôtres » Il
n'était plus temps. La Rochejacquelein était déjà enseveli dans le sillon du
champ de bataille, honoré du deuil des deux armées et vengé par les remords
de ses lieutenants. Son corps, remis à ses soldats, fut transporté au village
du Perrier. Plus tard la Vendée éleva une croix funèbre sur un monticule du
milieu des champs où il avait rendu le dernier soupir. On y lit ces mots «
Sur ce tertre fut tué et recouvert de terre Louis de La Rochejacquelein. » On
y cultive des immortelles, sauvages fleurs pétrifiées du monument des héros.
Madame de La Rochejacquelein, deux fois veuve, restait sur la terre avec huit
enfants, dont l'aîné n'avait pas encore douze ans. L'un de ses fils devait
continuer dans d'autres crises de sa patrie le retentissement de ce nom que
la Révolution a grandi à la mesure des noms les plus poétiques de notre
histoire. XXXI Auguste
de La Rochejacquelein, son frère, remis de sa blessure, immole ses
ressentiments à sa cause, rejoint Suzannet sans adresser un seul reproche à
ce général, refuse le commandement en chef qu'on lui offre pour l'apaiser ;
on ajourne le choix d'un chef. D'Andigné, sur la rive droite, maintient sa
forte organisation, n'écoute qu'avec réserve les émissaires de Fouché, et
continue à harceler Lamarque. Ce général, jeune, impatient de gloire, habile
à parler, prompt à agir, espère conquérir le grade de maréchal de France dans
des succès d'éclat en Vendée. Il ne donne aucune trêve à d'Andigné ; chaque
jour est témoin d'un nouveau combat, où des prodiges de valeur individuelle,
des deux côtés, rappellent ces exploits antiques des guerres corps à corps de
l'antiquité. De Sol de Grisolles, à la tête des héroïques écoliers du collège
de Vannes, balayait le Morbihan, Cadoudal la côte ; les royalistes se
fortifiaient à Auray au nombre de mille combattants. Attaqués sur ce champ
même où étaient ensevelies les victimes de Quiberon, ils triomphent et
pardonnent à leurs prisonniers dont les pères n'avaient pas pardonné sous la
Convention à leurs pères. Les
Vendéens, après avoir écouté les propositions de pacification de Fouché,
rougissent trop tard de les signer. Ils donnent à Sapinaud le commandement
suprême. Ils se concentrent à la Roche-Servière pour combattre. Lamarque leur
offre la bataille, après leur avoir offert la paix. Suzannet commande ; il
voudrait épargner le sang de ses soldats, mais leur ardeur l'emporte
lui-même. Désespéré de la mort de La Rochejacquelein qu'il se reproche, il
cherche la mort pour expiation. Deux fois blessé, son cheval tué, il s'élance
sur celui de son aide de camp pour se jeter de nouveau au milieu du feu. Il
tombe enfin dans les bras de La Roche-Saint-André et expire. Lamarque fond
sur les débris de cette armée privée de chef. D'Autichamp accourt à la
Roche-Servière, prend le commandement, résiste à Lamarque et à Travot réunis
; toute sa jeunesse est décimée autour de lui avant de céder la ville et la
victoire. Lamarque offre de nouveau la trêve ou la paix. XXXII On accepte une conférence. Les chefs, au nombre desquels reparaît Auguste de La Rochejacquelein, se réunissent dans un village des environs de Chollet, où Sapinaud les convoque. Quelques-uns s'obstinent à continuer la guerre d'autres, avec d'Autichamp, insistent pour arrêter l'inutile effusion du sang. L'armée se partage ; le plus grand nombre de ces soldats, accoutumés à la vie aventureuse et turbulente .de la guerre civile, s'indignent de la mollesse de leurs généraux, ils vocifèrent des reproches menaçants autour de la salle où l'on délibère. Cependant la répugnance de la masse des populations à ensanglanter la patrie, les défaites d'Aizenay et de la Roche-Servière, la mort de La Rochejacquelein, l'absence des princes immobiles à Gand, pendant qu'on se dévoue pour eux en Bretagne, les forces et les négociations de Lamarque, les paroles secrètes de Fouché, la certitude d'un jugement prochain par d'autres armes dans les plaines de la Belgique, tout entraîne la majorité du conseil à la paix. Elle est signée par trente-six chefs, au nom de leurs corps d'armée. Le Morbihan seul reste sous les armes. La Vendée, patiente et immobile, attend d'ailleurs l'arrêt du destin. |