HISTOIRE DE LA RESTAURATION

TOME TROISIÈME

 

LIVRE VINGT-DEUXIÈME.

 

 

Abandon de Napoléon par la France à la nouvelle des traités de Vienne. — Situation de la cour de Louis XVIII à Gand. — Arrivée du comte d'Artois et du duc de Berri. — Conduite équivoque du duc d'Orléans. — Louis XVIII forme son conseil de gouvernement. — Les favoris de Louis XVIII et du comte d'Artois. — M. de Blacas. — M. de Bruges. — M. de La Maisonfort. — Conseils de Barras, de Fouché, de M. de Blacas et de M. de Talleyrand. — Hésitations de Louis XVIII. — Mécontentement de la cour contre M. de Blacas. — Arrivée de M. de Chateaubriand et de M. Guizot à Gand. — Situation de Marmont à la cour. — Conseil privé du comte d'Artois. — M. de Maubreuil. — Nouvelles indécisions de Louis XVIII. — Physionomie de la cour de Gand. — Rapport de M. de Chateaubriand au roi. — Intrigues de Fouché en Vendée. — Sa lettre à Fauche-Borel. — insurrection de la Vendée. — Débarquement de Louis de La Rochejacquelein. — Sa proclamation. — Il marche sur Maulevrier et rencontre les troupes impériales. — Le général Travot surprend et bat les Vendéens à Aizenay. — Entrée de La Rochejacquelein à Chollet. — Négociations de Suzannet avec Fouché. — La Rochejacquelein reçoit des munitions de la flotte anglaise. — Opposition de La Rochejacquelein à la négociation. — Ses dernières luttes. — Victoire du général Estève. — Mort de La Rochejacquelein. — Combat de la Roche-Servière. — Mort de Suzannet. — Pacification de la Vendée.

 

I

Aussitôt que les résolutions du congrès de Vienne eurent pénétré en France, l'opinion jusque-là indécise et timide s'ébranla partout. On aperçut avec terreur les conséquences désastreuses du retour de Napoléon et de l'infidélité de l'armée. La guerre apparut derrière le peu de jours d'illusions que les familiers de l'empereur et l'empereur lui-même avaient donnés à la France pour endormir l'esprit du pays. Ainsi une seconde guerre universelle dont les défaites seraient le partage, dont les victoires seraient l'épuisement de la nation et, après l'une ou l'autre de ces éventualités, un despotisme plus rude et plus implacable que le premier, telle était la perspective de tous les hommes pensants. Dès ce jour, l'opinion se détacha plus ouvertement de Bonaparte. Le pays fut d'un côté, l'armée et la cour impériale de l'autre. La séparation fut complète. Le peuple, agité tantôt par les républicains, tantôt par le désespoir du patriotisme, flotta entre deux. Les hommes d'ambition, d'intelligence et d'avenir n'hésitèrent plus à déserter à temps une cause désespérée, à se prononcer aussi haut que la sûreté le permettait contre Napoléon, à regretter publiquement le règne légal, constitutionnel et pacifique qui venait d'être interrompu par tant de trahisons et de violences, et à tourner leurs pensées, leurs regards et leurs pas vers la cour de Gand. Il y eut alors en réalité deux gouvernements, l'un aux Tuileries, l'autre en Belgique. Le premier représentait le bonapartisme et l'armée, le second l'Europe et l'opinion dominante en France.

 

II

Jusque-là Louis XVIII était resté solitaire dans la maison privée qu'il habitait à Gand. La déclaration du congrès communiquée à ce prince par M. de Talleyrand lui rendit une cour, un noyau d'armée, une ombre de gouvernement. Les routes de la Belgique se couvrirent de gardes du corps, d'officiers de sa maison militaire, de chefs vendéens, de ministres, de publicistes, d'écrivains, de diplomates, d'émissaires secrets, de conseillers officieux, de jeunes et de vieux serviteurs de la cause royale allant offrir leur dévouement, leur bras, leur épée, leur plume, leurs conseils, et faire cortège à cette fortune en apparence tombée, mais dont on prévoyait le-retour. Chacun voulait ainsi, a peu de risques, avoir eu part au malheur pendant quelques mois, pour avoir droit à la prospérité pendant un long règne. La cour de l'exil comptait plus de foule, plus d'empressement et plus de noms illustres que la cour suspecte des Tuileries. Une odeur de catastrophes et de contagion se respirait dans le palais de l'empereur ; l'espérance et l'avenir étaient avec le roi.

 

III

Le comte d'Artois et le duc de Berri, son fils, avaient rejoint le roi à Gand. Ils habitaient une hôtellerie sur la place principale de cette ville, voisine de la demeure de Louis XVIII. Le duc de Berri commandait en chef le noyau de gardes, de soldats de toutes armes et de volontaires grossissant tous les jours, qui formait l'armée du roi. Cette armée comptait déjà trois ou quatre mille hommes. Elle était cantonnée à Alost. Le duc d'Angoulême était resté en Espagne pour être plus à portée de Bordeaux où tant de cœurs le rappelaient ; la duchesse d'Angoulême était accourue de Londres en Belgique le prince de Condé était à Bruxelles. Le duc d'Orléans seul affectait de ne pas quitter l'Angleterre. Cette absence était remarquée.

Ce prince, en quittant Lille, avait été fidèle à la prudence ambiguë qui inspirait ses paroles et ses actes depuis la Restauration. Il était dans une stricte mesure avec sa famille et avec les éventualités d'avenir qu'il réservait à lui ou à sa maison. Il avait écrit une lettre d'adieu à l'armée dans la personne du maréchal Mortier. « Je suis trop bon Français, disait-il dans cette lettre publique, pour sacrifier les intérêts de la France. Puisque de nouveaux malheurs me forcent à la quitter, je pars pour m'ensevelir dans la retraite et l'oubli. Je vous dégage des ordres que je vous avais transmis. Je vous recommande de faire tout ce que votre excellent jugement et votre patriotisme si pur vous suggéreront de mieux pour les intérêts de la France. » Cette lettre, où un premier prince du sang semblait se désintéresser de la cause du chef de sa maison et se retirer dans l'oubli au lieu de se rallier au roi, avait vivement blessé Louis XVII et la famille royale. On savait qu'à Lille comme à Paris le duc d'Orléans avait laissé trop clairement séparer sa cause de celle de la maison régnante. « Voilà la branche aînée qui finit, lui avait dit un officier supérieur de l'armée ; Bonaparte s'usera vite, les regards iront naturellement vous chercher ne mettez pas entre les partis et vous des services contre la France dans les armées qui vont agir, retirez-vous à l'écart et laissez faire au temps. »

Ces mots semblaient avoir tracé la conduite du prince. L'Europe ne s'étonnait pas moins que le roi de cette attitude suspecte. Le duc d'Orléans, informé de ces reproches, voulut s'en laver en écrivant au duc de Wellington pour justifier ses réserves. « Je diffère grandement, lui répondit avec sincérité le duc de Wellington, avec Votre Altesse sur la manière dont le roi doit se conduire. Assurément le roi doit se mettre lui-même en avant dans une cause où il est engagé plus que personne. Je comprends les motifs qui vous tiennent éloigné de la cour de Gand ; mais si le peuple se montre, vous regarderez certainement comme un devoir de vous mettre au service du roi. »

Le duc d'Orléans paraissait de plus distingué des princes de sa maison par Bonaparte et favorisé à dessein par l'empereur, soit pour se montrer généreux, soit pour semer par ces faveurs mêmes la suspicion et la discorde dans la maison de Bourbon. La duchesse d'Orléans, sa mère, princesse inoffensive et sans influence politique, avait reçu de Napoléon la permission de résider en France et trois cent mille francs d'indemnité annuelle. La duchesse de Bourbon ; sœur du duc d'Orléans, avait reçu la même autorisation et une pension presque égale sur ses biens vendus. Ces exceptions en faveur de la maison d'Orléans faisaient croire à Gand et a Vienne qu'il y avait des ménagements mutuels entre Napoléon et le duc d'Orléans. Les rapports n'existaient pas, mais l'attitude du prince prêtait à des défiances sur ses perspectives futures. Il réservait évidemment une éventualité en lui à tous les avenirs.

 

IV

Louis XVIII en arrivant à Gand n'avait qu'un seul ministre pour tout gouvernement. Ce ministre était M. de Blacas. Favori redouté de la France, suspect à l'Europe, responsable injustement des fautes et des imprévoyances qui avaient détrôné son souverain, M. de Blacas était l'homme le plus propre à dépopulariser même l'infortune et l'exil du roi. Fidèle, exact, ponctuel, assidu, ombre de son maître, homme plus fait par la nature et par l'éducation pour les domesticités royales du moyen âge que pour les conseils politiques du temps nouveau, insoucieux de plaire à personne si ce n'est au roi, silencieux, superbe, dédaigneux d'extérieur, d'autant plus fier de sa naissance qu'il était de ces familles antiques dont toute l'aristocratie était dans leur ancienneté ; d'une intelligence murée dans des doctrines étroites, méprisant la Révolution et la niant au lieu de la comprendre et de la craindre, infatué du passé, rebelle au présent, fermé à l'avenir. Il rachetait ses défauts par un attachement sans bornes à la royauté et au roi.

 

V

Si M. de Blacas avait eu le tact des choses et des hommes, il n'aurait pas hésité un moment à déposer le ministère en sortant de France et à ne garder auprès du roi que le rôle d'ami. Il ne pouvait ignorer que le monde entier accusait à tort son imprévoyance du retour de Napoléon, et que sa retraite aurait donné satisfaction à l'opinion publique et popularisé le roi.

Mais M. de Blacas avait dans l'âme assez de dédains pour braver toutes les opinions, et assez de ténacité pour ne pas descendre, même quand le trône sur lequel il s'appuyait était précipité. Il resta. Le roi, qui n'avait de confiance entière qu'en lui, l'opposait aussi avec fierté à l'Europe et à sa cour. C'était un défi pour son orgueil et une habitude pour son amitié. Il ne céda rien au cri général qui s'élevait jusque dans sa maison et dans sa famille contre M. de Blacas. Jamais le roi, privé de ses ressorts de gouvernement, n'avait eu plus besoin de cette police mystérieuse et de cette main jetée dans toutes les intrigues des partis et des cours, qui avait été son-seul gouvernement pendant vingt ans. M. de Blacas en tenait pour lui les fils. Il était l'appât de tous ces aventuriers qui flairent les causes perdues pour leur vendre des services inutiles. Cette police, que les ministres de Bonaparte avaient sans cesse éclairée et dans laquelle ils avaient toujours de doubles complices, avait coûté au roi des sommes considérables et ne lui avait vendu que des illusions et des mensonges. M. de Blacas en maniait les ressorts d'une main probe, mais inhabile. L'intrigue n'était pas son vice ; c'était l'orgueil, mais l'orgueil pliant sous un seul maître pour se relever plus majestueux devant une cour.

 

VI

Cependant le roi, malgré son abandon passionné à M. de Blacas, était obligé de ménager M. de Talleyrand, son ministre extérieur et son négociateur devant l'Europe. Le sort de sa dynastie était encore entre, les mains de M. de Talleyrand. D'un mot à Vienne il pouvait le perdre ou le sauver. Pour inspirer confiance à M. de Talleyrand, le roi nomma, quelques jours après son arrivée à Gand, M. de Jaucourt, ami particulier et confident intime de ce diplomate, ministre des affaires étrangères par intérim. Clarke fut nommé ministre de la guerre ; l'abbé Louis, dévoué aussi à M. de Talleyrand, ministre des finances ; Beugnot, ministre de la marine ; Beurnonville et Lally-Tollendal, ministres d'État ; Chateaubriand, ambassadeur en Suède, vain titre qui le décorait assez pour lui donner seulement le droit de paraître dans cette cour et d'avoir une voix dans sa politique. Tel fut le grand conseil de gouvernement dont le roi s'entoura pour paraître encore régner du fond de son isolement et pour représenter moralement un règne idéal.

Le comte d'Artois avait dans le comte de Bruges, à Gand, ce que le roi avait dans le comte de Blacas, un ami, un favori, un chef de son conseil. Ces deux hommes sentaient la nécessité de s'entendre et de se concerter souvent entre eux pour maintenir l'harmonie entre le roi et sa famille, et pour conserver ainsi leur propre influence, que leur rivalité déclarée aurait compromise. M. de Bruges avait moins l'instinct de cour et plus de sens politique que M. de Blacas. Il était moins scrupuleux d'opinion, moins infatué d'ancien régime, il répugnait moins à emprunter à la révolution ses conseils et ses agents pour apprendre d'elle à la dominer et à la corrompre.

M. de Blacas avait pour confidents M. de Pradel, honnête homme, chargé par lui de toute la domesticité du palais, et le marquis de La Maisonfort.

Le marquis de La Maisonfort était un de ces débris de l'émigration qui avaient passé leur vie dans les vicissitudes, dans les plaisirs, dans les aventures des cours et des conspirations. Homme de la nature de Rivarol, de d'Entragues, rédigeant avec souplesse et talent des manifestes a la France ou aux puissances, pour la cour errante de Mittau ou d'Hartwell courant de Pétersbourg à Londres, chargé de missions par M. de Blacas ou par le roi, lié avec les ministres et les ambassadeurs des puissances, affectant d'avoir d'importantes relations en France avec les chefs de partis, se laissant persuader ou se persuadant à lui-même, les prétendues complicités de Barras ou de Fouché avec les royalistes, ourdissant perpétuellement des trames de restauration souvent imaginaires croyant ou feignant de croire qu'il en tenait les fils dans la main, négociateur actif de cette diplomatie officieuse, habile à surexciter et à nourrir l'espérance dans l'esprit de M. de Blacas et du roi, y croyant peu lui-même, mais se créant et se maintenant ainsi une certaine importance dans les cabinets étrangers à Londres, et à la cour d'Hartwell, où l'on voyait en lui un meneur ou un confident actif de la future restauration. C'était surtout un écrivain facile, spirituel, un caractère aimable et léger, un vestige rajeuni de la littérature et de la philosophie sceptique de la cour de Louis XV, mais qui savait emprunter au besoin à Burke ou à Pitt les maximes et les apparences sévères de la haute philosophie politique. II s'était lié, en passant à Pétersbourg, avec le comte de Maistre, ministre de Sardaigne en Russie, sorte de prophète politique paradoxal, absolu, étrange, mais sincère, dont le génie fournissait des opinions toutes faites à ceux qui voulaient affecter la profondeur dans la légèreté. Tel était le marquis de La Maisonfort, un des hommes les plus agréables, les plus séduisants, mais les plus mobiles que la nature, l'ambition et la littérature eussent formés pour entretenir et amuser une cour errante.

 

VII

Nous avons raconté que Barras et Fouché, deux régicides amnistiés, désirant ajouter la faveur de la Restauration à l'amnistie, avaient, l'un et l'autre, offert leurs conseils et leurs services au roi, avant le débarquement de Bonaparte à Cannes. Barras, d'une antique maison de Provence, avait des liens de parenté avec M. de Blacas. Cette parenté avait servi à faciliter une entrevue entre ces deux hommes, dans l'intérêt du roi. Barras avait donné des conseils tardifs ; M. de Blacas les avait communiqués. M. de Talleyrand avait conseillé, de Vienne, à Louis XVIII, d'écouter plutôt Fouché, dont l'expérience plus récente et plus consommée des intrigues bonapartistes pouvait l'aider mieux à les déjouer. Fouché avait été écarté par M. de Blacas et par les conseils de Barras. Il en avait conservé un vif ressentiment. Il s'était tourné vers le comte d'Artois ; il l'avait entretenu avant son départ de Paris. Fouché, devenu ministre de Napoléon depuis son retour ; laissait donc secrètement de grandes espérances à la cour de Gand.

Mais, parmi les nombreux visiteurs qui assiégeaient cette cour, deux partis distincts et envenimés s'étaient formés les uns soutenant M. de Blacas, les autres vendus à M. de Talleyrand et à Fouché. Ce ministre, sous prétexte d'éclairer le cabinet des Tuileries sur les manœuvres de la coalition, entretenait de nombreux agents à Gand, à Bruxelles, à Londres. Bonapartiste à Paris, bourbonien en Belgique, ses agents s'efforçaient de convaincre le roi des bonnes dispositions de Fouché pour sa cause. Ils étaient accrédités de plus par les agents de M. de Talleyrand, qui conseillaient au roi de se confier à l'habileté et à l'intérêt de Fouché.

M. de Blacas et son parti conseillaient le contraire. Ils se défiaient de M. de Talleyrand autant que du ministre de Napoléon. Ils disaient au roi que Fouché et Talleyrand jouaient un triple rôle, qu'ils servaient. Napoléon jusqu'au moment où la victoire se prononcerait contre lui, qu'ils endormaient la cour de Gand de fausses espérances, mais. qu'ils avaient en vue le duc d'Orléans actuellement réfugié à Londres ; que leurs agents portaient des paroles à ce prince ambitieux et réservé, et que des négociations occultes étaient nouées entre Fouché, Talleyrand, Pozzo di Borgo, et sir Charles Stuart, ambassadeur d'Angleterre à Vienne, pour donner au duc d'Orléans le trône bientôt enlevé à Bonaparte. Louis XVIII, très-clairvoyant sur ce qui menaçait son trône, se défiait du duc d'Orléans, et voyait avec inquiétude une candidature à la couronne dans son éloignement affecté et dans son isolement à Londres. Il n'était pas non plus sans ombrage sur M. de Talleyrand. ; mais il sentait la nécessité de ménager un ministre qui lui avait été si utile à Vienne, et que l'ingratitude pouvait rejeter à ses ennemis. Il flottait au gré des événements et des avis, sans paraître entendre les murmures de sa petite cour.

 

VIII

Le déchaînement de cette cour était unanime contre M. de Blacas et M. de Bruges, les deux favoris ligués en ce moment. Ce mécontentement se grossissait tous les jours d'hommes nouveaux arrivés de Paris, émissaires de différentes opinions, qui s'étaient partagé les influences en 1814, et qui venaient les briguer encore dans l'exil. C'était M. de Chateaubriand, qui, soutenu par le duc Mathieu de Montmorency, dont il recherchait alors l'appui, prétendait absorber dans l'éclat de son talent les influences de la familiarité et de l'habitude. On le traitait en poète plus qu'en homme d'État. Les ministres étrangers et les, hommes de cour -et d'affaires se vengeaient de sa supériorité de génie en le reléguant dans la gloire des lettres. M. Bertin l'aîné, ami de M. de Chateaubriand, homme d'un coup d'œil sûr, pénétrant, exercé par la longue habitude du journalisme, y apportait au roi ce tact rare de l'opinion, qui est le sens de ia politique constitutionnelle. M. de Lally-Tollendal, homme de tribune, plus bruyant qu'éloquent, ayant dû autrefois un grand succès oratoire à l'attendrissement d'un fils plaidant lui-même pour réhabiliter son père, ami de M. Necker ensuite, émigré depuis, toujours en scène, nature théâtrale, plus capable d'effet que d'action. M. Guizot, grandi depuis par les lettres, par la tribune, par les succès et les catastrophes publiques l'abbé de Montesquiou, en 1814, avait deviné et employé son aptitude au ministère de l'intérieur. Après le retour de Bonaparte, M. Guizot avait continué à être employé. Soit qu'il eût mal apprécié l'événement du 20 mars au premier moment, soit qu'il supposât que l'opinion surprise ne porterait pas longtemps un second empire, et que l'avenir était à Gand, il n'avait pas tardé à y venir chargé, disait-il, d'une mission confidentielle de M. de Montesquiou, de M. Royer-Collard et de quelques hommes des partis philosophiques de Paris, pour conseiller au roi les programmes libéraux, plus puissants que les armées de Napoléon. Il écrivait sous M. Bertin dans le Moniteur de Gand, ainsi que M. Lally-Tollendal M. de Chateaubriand et M. Roux-Laborie, l'esprit le plus entremetteur de cette époque. Il était lié d'opinion et d'amitié à Gand avec M. Mounier, fils de l'ancien président de l'Assemblée nationale, jeune esprit de la plus haute et de la plus honnête aptitude, et avec M. Anglès, préfet de police. M. Guizot frappait, dès cette époque, par une ardeur d'ambition qui devançait sa renommée, et par une confiance en lui-même qui était la foi de son mérite. M. de Blacas le voyait avec ombrage et cherchait à l'éloigner. « Que vient faire ici ce jeune homme ? disait-il au commissaire général de la police du roi des Pays-Bas, chargé de surveiller la résidence de Louis XVIII. Il a eu je ne sais quelle mission sourde auprès du roi, il a prêté serment à Napoléon après notre départ de Paris, mais Carnot n'a pas voulu de lui dans son ministère ; ce n'est donc pas la fidélité, c'est la nécessité qui nous le renvoie. » Le roi, prévenu par M. de Blacas, l'évitait, parce qu'il le savait lié avec l'abbé Louis, M. de Jaucourt, et tout le parti de M. de Talleyrand. Le comte d'Artois le repoussait, parce qu'il le croyait attaché à M. Royer-Collard, en qui ce prince ne voulut jamais voir qu'un janséniste et un conspirateur.

 

IX

Le maréchal Marmont avait suivi le roi à Gand, et continuait à y commander, sous le duc de Berri, le noyau des troupes fidèles. Il ne se mêlait à aucun des partis qui divisaient cette cour, et vivait dans un isolement et dans un deuil qui attestaient la douleur de sa situation. Personne ne voyait en lui un traître tous y voyaient un homme qu'une fausse situation avait dérouté de sa vie. Il versait des larmes d'indignation et de douleur à chaque reproche public que Napoléon faisait retentir contre lui, en Europe, dans ses harangues et dans ses proclamations à ses soldats. Ces accusations de trahison imméritées, mais spécieuses, étaient pour lui un supplice de tous les moments. On voyait, au désespoir qu'elles lui causaient, que ces accusations soulevaient son âme, et que son attachement pour son ancien chef n'avait jamais été étouffé dans son cœur. On le considérait comme une victime plutôt que comme un complice d'événements plus forts que lui, et on le plaignait.

Les amis de M. de Talleyrand, et M. de Talleyrand lui-même au contraire, supportaient sans émotion les accusations et les invectives de Bonaparte. Ils s'honoraient de ses imprécations en hommes politiques, mesurant la haine qu'ils inspirent au mal qu'ils ont fait à un ennemi avoué. Le roi traitait Marmont avec égard, le comte d'Artois lui préférait hautement le maréchal Soult, malgré les injustes accusations de trahison que les royalistes de sa cour semaient contre lui. Ce prince était convaincu que Soult n'avait pas trahi. On s'occupait beaucoup à Gand des dispositions flottantes du maréchal Ney qui commandait à Lille. On savait que ce maréchal affectait, de plus en plus, de repousser de sa conduite tout soupçon de connivence avec l'empereur avant son inexplicable défection. Il disait hautement qu'il ne voyait dans Napoléon qu'un chef utile à la défense militaire du sol, mais que ses souvenirs et ses opinions l'entraînaient vers la république. On le considérait a Gand comme un homme écrasé par des circonstances supérieures à sa force d'esprit, qui cherchait à se justifier à lui-même une faiblesse par une inconséquence, et qui servirait involontairement mal une cause qu'il avait mal embrassée.

 

X

Le conseil privé du comte d'Artois était composé, sous M. de Bruges, de M. de Vaublanc et de M. Capelle, deux hommes de l'empire passés l'année précédente dans le parti vainqueur des royalistes et restés fidèles après le 20 mars aux vaincus. Ancien membre de nos assemblées délibérantes, connu par une éloquence emphatique et par un courage égal aux circonstances, ayant suivi toutes les oscillations de la Révolution, mais sans dépasser jamais les limites du juste et de l'honnête, proscrit en 1793, rentré après les proscriptions, lié par des pensées d'ordre monarchique et par des faveurs à Bonaparte, longtemps préfet sous son règne, M. de Vaublanc aspirait à mériter sous les Bourbons un rang plus élevé que celui qu'il avait occupé sous l'empire. Il croyait à son éloquence et à son aptitude au gouvernement. Il avait inspiré au comte de Bruges, et par le comte de Bruges au comte d'Artois, cette foi qu'il avait en lui-même. Il promettait a ce prince de subjuguer les chambres par sa parole, l'opposition par sa résolution. Il l'animait contre l'impéritie de M. de Blacas et contre l'immoralité de M. de Talleyrand. Négligé par le premier, dédaigné et raillé, par les amis du second, considéré par les hommes nouveaux comme une faible tête pleine de vent de sa propre importance, M. de Vaublanc n'avait qu'une influence alors sourde et subalterne. Il avait recommandé au comte d'Artois un autre conseiller sorti comme lui des rangs de l'administration impériale, et qui commençait à prendre sur ce prince un ascendant funeste depuis. C'était M. Capelle, ancien préfet de Florence et de Genève sous Napoléon, favori de sa sœur Élisa Bacciochi, grande-duchesse de Toscane, homme dont nul ne connaissait les commencements obscurs jeune encore d'une beauté remarquable, d'une finesse recouverte de simplicité, propre à bien servir aux seconds rangs, n'ambitionnant pas les premiers, sûr et zélé dans ses attachements, honnête et fidèle dans ses opinions. Le comte de Bruges favorisait l'influence croissante de ces deux hommes auprès de son maître, parce qu'il ne croyait pas que cette influence montât jamais assez haut pour offusquer la sienne ; bons pour servir, incapables de dominer. Roux-Laborie, un des fondateurs du Journal des Débats et des agents les plus actifs de M. de Talleyrand en 1814, avait quitté ce parti et s'agitait maintenant autour du comte d'Artois. Chacun flottait d'un prince à l'autre selon ses conjectures ou ses préférences. Cette petite ville avait toutes les brigues, toutes les vicissitudes et toutes les inconstances des grandes cours. On avait le pressentiment que la faveur à Gand serait la fortune à Paris.

 

XI

Les espions et les aventuriers de toute nature y fourmillaient. On y vit arriver avec effroi un homme dont le nom sinistre avait jeté la terreur dans l'âme de Napoléon à Fontainebleau, et dont la présence à Gand la jetait maintenant dans l'âme des princes le comte de Maubreuil.

Le comte de Maubreuil était un gentilhomme breton d'une haute naissance, d'une vie suspecte, d'un esprit corrompu, d'un bras que l'on croyait capable de se vendre même à des actes criminels. Il avait été page de la reine de Westphalie, belle-sœur de Napoléon, épouse de Jérôme Bonaparte. Soit par impulsion de misère, soit par ressentiment d'un amour insolent repoussé par cette vertueuse femme, Maubreuil, avec quelques aventuriers ses complices, avait arrêté la reine de Westphalie fugitive au mois de mars 1814 sur la route de Fontainebleau, et avait enlevé ses diamants et son or, sous prétexte de les restituer au trésor de la couronne. Il avait en effet des ordres du gouvernement provisoire et des alliés qui mettaient à sa disposition les forces militaires des lieux où il les requerrait. Rentré à Paris et poursuivi par l'indignation publique pour ce fait, Maubreuil avait prétendu qu'il avait de Roux-Laborie, confident de M. de Talleyrand, et de M. de Talleyrand lui-même, la mission d'enlever Napoléon à main armée ; le public ajoutait la mission éventuelle de se défaire de l'empereur. Les ennemis des Bourbons avaient adopté cette version odieuse et sans fondement. L'empereur et ses amis affectaient de croire à l'assassinat, et d'imputer aux princes et à leurs ministres les jactances de cet aventurier. Le roi et le comte d'Artois parlaient de cet homme et de ses prétendues révélations avec le mépris dû à la calomnie. Jamais l'assassinat d'un ennemi n'avait souillé leurs conseils. Ils craignaient au contraire que cet homme, dont le royalisme turbulent et suspect déshonorait leur cause, ne fût à Gand l'instrument de quelques trames contre leurs jours. Roux-Laborie, qui avait eu, en effet, des rapports avec Maubreuil pour l'enlèvement du trésor de la reine de Westphalie, qu'on supposait emporter les diamants de la couronne, tremblait de la vengeance de Maubreuil. On l'éloigna du séjour du roi.

 

XII

 

M. de La Rochejacquelein, commandant des grenadiers à cheval de la garde du roi, nom héroïque, figure martiale, âme vendéenne, enfant d'une race dont tout le sang était pressé de couler pour la cause des rois, répugnait, malgré son courage, à rallumer la guerre civile dans sa province. Il résistait par patriotisme aux folles instances que les fanatiques des deux cours lui faisaient pour quitter son régiment, où il était adoré, et pour passer dans la Vendée. Il céda enfin, moins par conviction que par honneur, et partit avec le remords et le pressentiment d'une mort stérile. Les ambassadeurs étrangers, et entre autres le comte de Goltz, ambassadeur de Prusse, s'indignaient hautement de sa lenteur. La guerre civile, selon eux, devait précéder et motiver la guerre étrangère.

Les ministres étrangers étaient divisés comme les courtisans de la cour exilée tous néanmoins s'accordaient dans leur mépris pour l'émigration, qui n'avait pas su, disaient-ils, ni s'affectionner la patrie nouvelle ni la dominer. M. de Blacas dépopularisait a leurs yeux le roi, M. de Bruges le comte d'Artois. Ils penchaient pour les hommes nouveaux M. de Richelieu, M. de Montesquiou, M. Mounier, M. Guizot, M. Anglès. Ceux-là leur paraissaient du moins comprendre la France nouvelle. L'Angleterre et l'Autriche se déclaraient pour M. de Talleyrand et conseillaient au roi de s'abandonner complétement à sa sagacité. La Russie et la Prusse lui préféraient déjà le duc de Richelieu, dont le nom, l'indépendance, l'impartialité et la probité faisaient à leurs yeux le restaurateur désigné de la monarchie constitutionnelle en France. M. de Talleyrand leur était devenu suspect depuis le traité secret qu'il avait noué et signé a Vienne entre la France, l'Autriche et l'Angleterre. Cette ligue du Midi inquiétait le Nord. Le baron de Vincent, ambassadeur d'Autriche, et sir Charles Stuart, ambassadeur d'Angleterre à Gand, poussaient le roi de tous leurs efforts vers M. de Talleyrand. L'Angleterre avait d'avance le mot de Fouché. Elle préméditait un ministère où le duc de Richelieu, qui lui répondait de la Révolution, serait associé à M. de Talleyrand, qui lui répondait de l'alliance avec elle. Telles étaient les agitations et les indécisions de la politique à Gand, lorsque le duc de Richelieu y arriva lui-même, envoyé par l'empereur Alexandre, pour y contre-balancer l'ascendant des amis de M. de Talleyrand. M. de Talleyrand, bien qu'il eût enveloppé le roi de ses amis personnels, n'osait encore venir à Gand. On l'en écartait a dessein pour que sa présence ne fît pas éclater entre M. de Blacas et lui une dissension funeste à la cause commune. Accouru à Bruxelles, M. de Talleyrand ne fut pas même admis à occuper l'hôtel vide que la cour avait dans cette ville voisine de Gand. Il s'offensa de ce mauvais accueil qui, disait-il, le discréditait auprès des puissances. Il ne parut que tard et rarement à la cour.

Quant au duc de Richelieu, modeste, sans ambition, ayant plutôt la répugnance que le goût des affaires, exilé depuis vingt ans de sa patrie, nationalisé en Russie, fondateur, gouverneur et créateur d'Odessa, plus soldat que politique, il n'aspirait qu'à voir la maison de Bourbon consolidée en France sur des institutions conformes au génie du temps, et à rejoindre les déserts. Le sentiment seul des services que la maison de Bourbon aurait à lui demander et les ordres impérieux de l'empereur de Russie le retenaient à Gand. La conformité de caractère et de justesse d'esprit le lia dès les premiers jours avec M. Mounier, homme de même trempe, plus heureux d'être utile que pressé de dominer.

 

XIII

Le roi montrait à Gand dans son intérieur la même supériorité à la fortune qu'il avait montrée à Vérone, à Mittau, à Hartwell et aux Tuileries. L'âge et les infirmités, qui doublent les dangers de la fuite et les âpretés de l'exil, ne paraissaient pas affecter sa sérénité. Il avait un tel sentiment de son droit qu'il rejetait tous les torts de sa situation sur l'adversité. Il régnait partout où il portait son nom et son sang. Rien n'était changé dans ses habitudes, excepté le palais. L'abbé Louis, ministre de ses finances, avait apporté plusieurs millions de sa liste civile qui suffisaient à l'entretien de sa maison et à la solde de ses troupes pour quelques mois. JI n'avait ni luxe, ni indigence. Il continuait toutes ses habitudes de religion, de famille, de conseils, de promenades en voiture, avec la régularité d'heures et d'étiquette dans laquelle il se plaisait de tout temps à encadrer sa vie. Il dérobait, comme à Paris, des heures aux affaires pour les consacrer à des entretiens familiers et à des lectures savantes et littéraires. II écrivait, il jouissait de l'amitié. Il sentait que l'Europe s'agitait pour lui, aussi ne précipitait-il aucun de ses mouvements par une impatience de recouvrer son règne. Il recevait avec grâce et liberté d'esprit les hôtes nombreux qui accouraient de toutes les parties de la France lui offrir leurs services ou leur fidélité. Il voyait tous les jours les ministres étrangers. Il écoutait avec curiosité les rapports de police qui lui étaient faits sur les étrangers remarquables ou suspects qui arrivaient à sa cour. Il aimait surtout a s'entretenir de ces matières ou de sujets littéraires ou scientifiques avec le baron d'Eckstein, chargé par les alliés des fonctions de ministre provisoire de la police à Gand. Il goûtait ce jeune officier, Danois de naissance, Français par les goûts, célèbre depuis par la science et les lettres, dont la conversation le nourrissait de haute littérature. Il le ramena, après la seconde restauration, avec lui en France, et le nationalisa en l'attachant aux affaires étrangères.

 

XIV

Le comte d'Artois s'agitait davantage, et supportait avec moins d'impassibilité la langueur d'une inaction forcée. Ce prince, trop flatté pour sa grâce dans sa jeunesse, avait besoin d'être flatté toujours par des favoris qui lui exagéraient sa supériorité sur son frère. Il aimait à avoir toujours une politique à part, et pour ainsi dire à régner d'avance. De là, à l'étranger comme à Paris, sa perpétuelle agitation, son opposition éclatante ou sourde, son cabinet particulier rarement d'accord avec celui du roi, point d'appui de mille ambitions et de mille intrigues, embarras dans un gouvernement constitutionnel, où le prince qui gouverne a deux oppositions à satisfaire au lieu d'une ; incapable, du reste, d'aucune déloyauté, mais capable de beaucoup d'imprudences.

Le duc de Berri, son fils, se formait au commandement, inspectait les troupes, gourmandait brusquement les derniers venus, tels que Bourmont, Clouet et d'autres, qui rejoignaient au dernier moment leurs drapeaux. Il vivait familièrement avec la jeune noblesse dans cette nouvelle armée de Condé, se livrait aux plaisirs insouciants de son âge, comme un futur Charles II de la France. Il s'abstenait de politique, de peur de déplaire à son oncle en prenant parti entre lui et le comte d'Artois. Les jours se passaient ainsi à attendre, soit le choc des armées de l'Europe qui s'avançaient sur nos frontières, soit une explosion actuelle et spontanée de la France contre Napoléon et l'armée, soit une insurrection de la Vendée, dont les chefs venaient à toute heure solliciter La Rochejacquelein de donner le signal à ses paysans.

 

XV

La seule occupation de cette cour était, en ce moment, de négocier avec les puissances, de traiter avec les caractères qui s'offraient d'eux-mêmes à la corruption à Paris, et de parler à l'opinion par des proclamations où l'âme du roi se manifestât de loin à son peuple. Le gouvernement tout moral de Louis XVIII n'était plus que sa parole. Il fallait la faire entendre tous les jours, et la faire pénétrer partout aux oreilles et au cœur des Français étonnés, et déjà repentants de leur faiblesse et de leur imprévoyance.

Ce fut pour cette propagande royaliste que fut créé le Moniteur de Gand, journal de guerre, rédigé par MM. de Chateaubriand, Bertin, Lally-Tollendal, Beugnot, et inspiré souvent par le roi lui-même. M. de Chateaubriand, peu agréable à Louis XVIII, qui redoutait l'ambition et la résistance là où il sentait la force et l'éclat du génie, tenait néanmoins la plume dans le conseil. Investi, pendant quelques semaines, du ministère de l'intérieur, en l'absence de M. de Montesquiou, il rédigea, à ce titre, un rapport au roi, destiné à présenter à la France et à l'Europe le tableau vrai des circonstances et des opinions, travesti par les proclamations et par le journalisme vénal de Paris. Ce rapport était le manifeste à la fois du roi et du peuple, accusant un seul homme et son armée des calamités du monde. « Sire ! disait M. de Châteaubriand, Bonaparte, placé par une fatalité étrange entre les côtes de la France et de l'Italie, est descendu, comme Genséric, là où l'appelait la colère de Dieu. Espoir de tout ce qui avait commis et de tout ce qui avait médité un crime, il est venu, il a réussi des hommes accablés de vos dons, le sein décoré de vos ordres, ont baisé le matin la main royale que le soir ils ont trahie. Au reste, Sire, le dernier triomphe qui couronne et qui va terminer la carrière de Bonaparte n'a rien de merveilleux. Ce n'est point une révolution véritable, c'est une invasion passagère. Il n'y a point de changement réel en France les opinions n'y sont point altérées. Ce que nous voyons n'est point le résultat inévitable d'un long enchaînement de causes et d'effets. Le roi s'est retiré un moment : la monarchie est restée tout entière. La nation, par le témoignage de ses larmes et de ses regrets, a montré qu'elle se séparait de la puissance armée qui lui imposait des lois.

« Ces bouleversements subits sont fréquents chez tous les peuples qui ont. eu l'affreux malheur de tomber sous le despotisme militaire. L'histoire du Bas-Empire, celle de l'empire Ottoman, celle de l'Égypte moderne et des régences barbaresques en sont remplies. Tous les jours au Caire, à Alger, à Tunis, un bey proscrit reparaît sur la frontière du désert quelques mameluks se joignent à lui, le proclament leur chef et leur maître. Le despote s'avance au bruit des chaînes, entre dans la capitale de son empire, triomphe et meurt. Vous parûtes, Sire, et les étrangers se retirèrent Bonaparte revient, et les étrangers vont rentrer dans notre malheureuse patrie. Sous votre règne, les morts retrouvèrent leurs tombeaux, les enfants furent rendus à leurs familles sous le sien, on va voir de nouveau les fils arrachés à leurs mères, les os des Français dispersés dans les champs ; vous emportez toute la joie, il rapporte toutes les douleurs.

« Vous avez tout édifié et Bonaparte a tout détruit. Vos lois abolissaient la conscription et la confiscation, elles ne permettaient ni l'exil, ni l'emprisonnement arbitraires elles laissaient aux représentants du peuple le soin d'asseoir les contributions elles assuraient avec un droit égal aux hommes la liberté civile et politique. Bonaparte paraît, et la conscription recommence, et les fortunes sont violées. La chambre des pairs et celle des députés sont dissoutes l'impôt est changé, modifié, dénaturé par la volonté d'un seul homme ; les grâces accordées aux défenseurs de la patrie sont rappelées, ou du moins contestées votre maison civile et militaire est condamnée. Le tyran reprend ainsi une a une les victimes auxquelles il promettait oubli et repos dans ses premières proclamations. On compte déjà de nombreux séquestres, des arrestations, des exils, des lois de bannissement treize victimes sont portées sur une liste de mort. Sire vous-même vous êtes proscrit, vous et les descendants de Henri IV, et la fille de Louis XVI. Vous ne pourriez, dans ce moment, sans courir le risque de la vie, mettre le pied sur cette terre où vous essuyâtes tant de larmes, où vous rendîtes tant d'enfants à leurs pères, où vous ne répandîtes pas une goutte de sang, où vous apportâtes la paix et la liberté Quand Votre Majesté, après vingt-trois ans de malheur, remonta sur le trône de ses aïeux, elle trouva devant elle les juges de son frère. Et ces juges vivent ! Et vous leur avez conservé avec les victimes les droits de citoyen Et ce sont eux qui rendent aujourd'hui contre votre personne sacrée, contre votre auguste famille, contre vos serviteurs fidèles, des arrêts de mort et de proscription Et tous ces actes, où la violence, l'injustice et l'hypocrisie le disputent à l'ingratitude, sont rendus au nom de la liberté

« Le nouveau gouvernement de la France, employant les moyens les plus odieux, a fait rechercher toutes les lettres. On a trouvé dans une armoire secrète d'un de vos ministres des lettres qui devaient révéler d'importants secrets. Eh bien ! qu'ont-elles appris au public, ces lettres confidentielles, inconnues, cachées, qu'on a eu la maladresse de publier ? Elles ont appris que vos ministres, différant entre eux sur quelques détails, étaient tous d'accord sur le fond, qu'ils pensaient qu'on ne pouvait régner en France que par la charte et avec la charte ; et que, les Français aimant et voulant la liberté, il fallait suivre les mœurs et les opinions du siècle. Oui ! Sire, et c'est ici l'occasion d'en faire ia protestation solennelle tous vos ministres, tous les membres de votre conseil sont inviolablement attachés aux principes d'une sage liberté. Qu'il nous soit permis de le proclamer avec le respect profond et sans bornes que nous portons à votre couronne et à vos vertus nous sommes prêts à verser pour vous la dernière goutte de notre sang, à vous suivre au bout de la terre, à partager avec vous les tribulations qu'il plaira au Tout-Puissant de vous envoyer, parce que nous croyons devant Dieu que vous maintiendrez la constitution que vous avez donnée à votre peuple, que le vœu le plus sincère de votre âme royale est la liberté des Français. S'il en avait été autrement, nous serions tous morts à vos pieds pour la défense de votre personne sacrée, parce que vous êtes notre seigneur et maître, le roi de nos aïeux, notre souverain légitime mais, Sire, nous n'aurions plus été que vos soldats, nous aurions cessé d'être vos conseillers et vos ministres, »

 

XVI

Ces manifestes étaient répandus de main en main en France, par la propagande naturelle des populations royalistes, et par la facilité que la police de Fouché laissait a leur retentissement dans un intérêt d'agitation. Ces partis en haleine accroissaient son importance, et préparaient l'un ou l'autre des dénouements qu'il voulait tenir dans sa main. Ils donnaient un grand ébranlement à l'opinion. Les vérités de cette nature ne sont jamais présentées impunément à un peuple. Napoléon paraissait isolé avec son armée au milieu de l'Europe. Toutes ces accusations justes tombaient sur lui et sur elle avec plus de force que les boulets de la coalition. Ce n'était pas encore assez pour la cour de Gand et pour Fouché l'une voulait agir, l'autre voulait seulement ébranler les esprits. L'impatience des royalistes, la politique agitatrice de Fouché, s'accordèrent, sans se concerter, dans le désir de soulever la Vendée.

Ce ministre révélait à un de ses agents supérieurs dans ces provinces sa pensée secrète, tout en la voilant de l'intérêt du patriotisme dans l'éventualité d'une défaite de l'empereur. « Il ne s'agit pas, osait écrire Fouché à Fauche-Borel, de faire armer seulement les populations les unes contre les autres, cela ne conduirait à rien ce qu'il faut, c'est, en cas de chute de ce qui existe, de se trouver sur ses pieds pour donner aux vrais principes de la révolution l'aide que l'empereur est impuissant à réaliser, et que le roi de Gand, malgré sa finesse, n'osera jamais consacrer. Il ne faut pas que la Vendée redevienne terrible, mais il n'est pas mal qu'elle se montre sur quelques points prête à repousser la force par la force. De ce choc, qui ne produira que des secousses et jamais une insurrection naîtra nécessairement l'affaiblissement progressif des deux partis hostiles : Alors nous serons plus à notre aise pour amener un ordre de choses plus conforme à nos vœux. Le duc d'Orléans est un moyen de composition entre les extrêmes Dumouriez l'a rêvé longtemps. L'Europe s'arme contre l'empereur ; il succombera inévitablement, il sent déjà le cadavre. La branche aînée n'offre pas de sécurité aux intérêts révolutionnaires ; nous devons donc nous jeter ailleurs. Le duc d'Orléans est bien disposé, il acceptera la couronne aux conditions qui lui seront imposées il a de l'ambition et des antécédents parfaits, Travaillez donc la Vendée, inquiétez-la mais ne prenez jamais de mesures complètes, ne brûlez jamais nos vaisseaux, ni dans un camp, ni dans un autre. JI y a des haines au fond de tous les cœurs, faites-les vibrer en paroles, jamais en actions, si c'est possible c'est le plus sûr moyen de les affaiblir et de les tuer. Fatiguez les soldats par des marches sans but ; démoralisez les généraux ; prenez langue chez les officiers vendéens ; favorisez le départ de ceux qui voudront aller sentimentalement à Gand. Parlez de moi en bons termes, comme d'un esprit revenu des erreurs des sans-culottes, acceptant franchement la monarchie, estimant les royalistes dites que j'ai. de nombreux amis parmi eux ; mais surtout par tous les moyens possibles évitez que l'Ouest ait recours à une insurrection. Les armées combinées de l'Anjou, du Poitou, de la Bretagne et du Maine pourraient marcher sur Paris quand l'empereur n'y sera plus, et changer par un coup de main hardi tous nos plans les mieux concertés. Une telle hypothèse a bien ses impossibilités ; mais en révolution il faut tout prévoir, et je ne veux pas en être arrivé à ce point pour me trouver tout à fait vaincu par quelques paysans imbéciles. Guerre donc partielle, s'il le faut ; mais guerre de village à village, de ville à ville, et jamais d'armée à armée. Des émeutes partout ; d'insurrection nulle part, et jamais surtout de généraux prenant sur l'esprit des Vendéens un empire qui pourrait devenir funeste aux conséquences que j'espère déduire de tout cet imbroglio. Entendez-vous avec Lagarde qui préfecture au Mans, et qui a toute ma confiance. »

 

XVII

Ces insinuations de Fouché favorisaient les insurrections anarchiques dans ces provinces ; mais elles leur donnaient des éventualités indécises qui ne pouvaient répondre aux passions, aux dévouements et aux intérêts royalistes. Les guerres civiles ne comportent ni ces indécisions, ni ces expectatives. La Vendée ne pouvait se lever que sous ses vrais chefs et sous son ancien drapeau. Elle haïssait le nom d'Orléans, complice à ses yeux du meurtre de Louis XVI, plus que le nom de Bonaparte, qui lui avait rendu la nationalité, la religion et la gloire. La plupart de ses plus braves chefs avaient servi, comme La Rochejacquelein et Bourmont, dans les grandes campagnes de l'empire. Un seul nom l'emportait dans le cœur des Vendéens sur le nom de Bonaparte, c'était le nom des Bourbons.

Nous avons vu que la rapidité de la marche de Bonaparte sur Paris, la surprise des chefs, l'indécision des princes, avaient déconcerté au 20 mars la tentative du duc de Bourbon pour insurger l'ouest de la France. Mais la pensée de cette insurrection n'était morte ni dans l'âme des chefs de l'Ouest, ni dans l'âme du roi à Gand. Elle y était tous les jours fomentée par les ambassadeurs étrangers. La Rochejacquelein était l'homme le plus désigné par son nom et par son courage pour donner le signal, l'élan et la victoire à une terre pleine de souvenirs et arrosée du sang de sa famille. La grande guerre vendéenne de 1793 à 1799 avait fait de ces noms de La Rochejacquelein et de Charrette le cri de guerre de la Vendée. C'était une famille nationalisée par la communauté des sacrifices, d'héroïsme et de sang versé, dans le cœur des Vendéens.

Elle habitait, avant la Révolution, le château de la Durbellière, non loin de Nantes. Le chef de la famille, Louis de La Rochejacquelein, avait émigré avec trois fils en 1791, et s'était réfugié à Tournai. Le second de ses fils, Louis de La Rochejacquelein, fit presque enfant la campagne des princes en Allemagne. Il s'embarqua ensuite avec son père et ses frères pour Saint-Domingue, où il combattit sous les ordres de son père dans les guerres diverses de cette colo- nie. Chassés de l'île avec les Anglais, le père et les fils se retirèrent à la Jamaïque. La guerre et la patrie les rappelaient vers l'Europe ; le jeune Louis de La Rochejacquelein vint servir dans un régiment de ligne anglais sur le continent. Le père, embarqué quelque temps après pour l'Europe, est attaqué en mer par un corsaire français. Il combat le bras gauche à demi emporté par un boulet de canon, il achève de le couper de la main droite avec son sabre, et, jetant son membre à la mer, il continue de combattre. Fait prisonnier, criblé de blessures, séparé des siens, rongé de douleur, il expire en invoquant sa patrie.

 

XVIII

Son fils Louis, rentré en France après la pacification de sa province, avait épousé la veuve du marquis de Lescure, un des héros chrétiens de cette guerre qui avait reçu le martyre avec la mort. Vivant dans ses terres, doublement popularisé par le nom de son frère tué dans la première guerre, et par le nom de Lescure, mémoire sanctifiée dans le cœur des paysans poitevins, Louis de La Rochejacquelein avait conspiré avec les royalistes de Bordeaux la défection de cette ville à l'empire, et la reconnaissance du duc d'Angoulême, qu'il était allé rejoindre en Espagne. Louis XVIII lui avait donné en récompense de tant de dévouement le commandement des grenadiers à cheval de la garde royale, cavalerie d'élite composée des plus beaux et des plus intrépides soldats de la garde de Napoléon. Il s'en était fait adorer, et avait conduit son corps tout entier à Gand à la suite du roi.

 

XIX

La Rochejacquelein, esprit aussi réfléchi que cœur intrépide, répugnait a un soulèvement partiel, inopportun, qui ne pouvait avoir pour résultat que de concentrer les malheurs de la guerre civile sur sa province, pendant que le sort de la France se déciderait sur un plus vaste champ de bataille. Mais son frère Auguste de La Rochejacquelein, resté dans la Vendée, lui écrivait que l'impatience de l'insurrection ne pouvait être plus longtemps contenue, que déjà dans la forêt de la Roche-Servière, théâtre de la lutte acharnée du premier Charette, un autre Charette, son neveu, héritier de sa bravoure, La Roche-Saint-André et Goulaine, faisaient le coup de feu contre les troupes de l'empereur ; que d'Autichamp, naguère accusé de lenteur, et Suzannet formaient leurs camps mobiles, et désignaient les lieux de rassemblement, et se préparaient à éclater au premier jour.

Le roi, malgré M. de Blacas qui comptait peu sur ces héroïsmes aventureux des guerres intestines, envoya Louis de La Rochejacquelein à Londres solliciter un subside de guerre pour un contingent de quatre-vingt mille Vendéens, auxiliaires de la coalition soldée par l'Angleterre. La Rochejacquelein passa la mer, obtint le subside et des vaisseaux de transport pour le transporter lui et ses grenadiers dans le bas Poitou. Le soulèvement avait éclaté le 15 le lendemain 16 mai, La Rochejacquelein touchait la côte de Saint-Gilles, débarquait ses soldats, ses munitions, ses subsides, et publiait sa proclamation de guerre « Vendéens voilà des armes. Le roi vous aime et m'envoie au nom des nations de l'Europe pleines d'admiration pour votre courage. Rappelez-vous combien de fois mon frère vous a conduits à la victoire. Je ne ferai que vous répéter ses paroles qui enflamment vos cœurs : « Si j'avance, suivez-moi Si je recule, tuez-moi Si je meurs, vengez-moi ! » Bonaparte n'ignore pas que votre réveil sera le signal de sa perte, c'est lui-même qui vous a donné le titre de géants. L'Europe a les yeux sur vous, elle marche pour vous soutenir. Le roi a dit : « Je devrai ma couronne aux Vendéens. »

A ces accents, M. de Suzannet, cousin de La Rochejacquelein, accourt avec quatre mille paysans déjà insurgés à Saint-Gilles. Charette et tous les chefs le suivent ils informent le jeune général que M. d'Autichamp et son frère Auguste de La Rochejacquelein, chacun à la tête d'un rassemblement d'insurgés, combinent leurs mouvements pour balayer la Vendée des troupes de l'usurpateur, et combattent déjà en ce moment.

 

XX

Ces nouvelles étaient vérifiées à l'heure même par l'événement. Auguste de La Rochejacquelein à la tête de trois mille paysans, presque sans armes et sans poudre, fanatisés parle curé des Aubiers, qui avait béni leur victoire ou leur mort, venait de fondre à Maulevrier sur le 26e régiment de ligne, et de le disperser en le poursuivant jusqu'à Châtillon. Là, ces troupes, ralliées par leur colonel sur une hauteur, avaient arrêté les Vendéens. Mais les nombreux blessés transportés à Chollet après la retraite avaient jeté la consternation dans cette ville.

Dans la nuit qui suivit cette victoire, Auguste de La Rochejacquelein, informé du débarquement de son frère, s'élançait vers Saint-Gilles pour armer sa troupe. Sapinaud, autre chef accrédité, à la tête de trois mille paysans, s'en approchait dans la même intention par une autre route. Le général Travot les attaque en vain pour enlever leurs munitions, ils triomphent et font leur jonction à Saint-Gilles avec Louis de La Rochejacquelein et ses grenadiers. Les campagnes de la côte se lèvent d'enthousiasme au bruit de ces succès. Des courriers en rapportent les nouvelles en les grossissant à Londres et à Gand. Le cabinet anglais et le roi croient l'insurrection victorieuse.

 

XXI

Les chefs réunis deux jours après à Palluau se concertent pour nommer un général en chef. La division et l'indépendance des commandements ont perdu la première guerre, l'union et l'obéissance doivent assurer le triomphe de la seconde. Un conseil de guerre est rassemblé. Suzannet et Sapinaud, tout en regrettant l'absence d'un prince qui enlèverait tout prétexte aux rivalités, consentent généreusement à reconnaître La Rochejacquelein pour supérieur. Le consentement d'Auguste de La Rochejacquelein n'était pas douteux, un frère ne pouvait être le rival d'un frère. D'Autichamp, absent et combattant loin de là, manquait seul au conseil. La Rochejacquelein, proclamé unanimement général, lui écrit pour s'en faire reconnaître. Il se décide à marcher sur Bourbon-Vendée. Le 20 au soir, l'armée, sous ses ordres, pénètre sans obstacle à Aizenay. Tout présageait la victoire pour le lendemain. L'armée royale, forte de son nombre, de ses armes, de ses munitions, de ses chefs, de son enthousiasme, s'endormit dans cette sécurité qu'inspire la consternation présumée de l'ennemi. On croyait les troupes impériales étonnées, en retraite, et occupées à se replier pour se concerter dans les villes fortes. Il n'en était rien.

Le général Travot, qu'une longue expérience des Vendéens avait accoutumé à leur impétuosité et à leurs fautes, forme une colonne d'attaque, traverse en se couvrant le pays boisé attend le milieu de la nuit, le sommeil, les ténèbres, partage sa troupe en deux corps, et se présente inopinément à minuit aux portes d'Aizenay. Il répond par le cri de Vive le roi ! au Qui vive ! des sentinelles assoupies, lance à la fois ses deux colonnes par deux portes au cœur de la ville, surprend les Vendéens dans leurs bivouacs, sur les places, dans les rues, dans les foyers, où ils se reposaient avec confiance, 'les fusille, les sabre, les disperse ou les fait prisonniers. Ceux qui tentent de répondre, au hasard, au feu par le feu, s'entre-tuent les uns les autres. Les chefs n'ont que le temps de monter à cheval pour tenter de rallier leurs troupes les plus intrépides, et, parmi eux, le beau-frère du général La Rochejacquelein, Beauregard, se font tuer pour couvrir la déroute. Charette expire percé de cinq balles, et tenant un mouchoir sur sa poitrine pour suspendre un moment sa vie avec son sang : « Soldats ! dit-il, jurez-moi, avant que je meure, d'obéir à La Rochejacquelein ! » Saint-André, un de ces jeunes chefs, blessé et conduit devant Travot, est épargné par ce général, qui joint l'humanité au courage. « On vous a forcé de servir, sans doute ? lui dit Travot pour lui inspirer une réponse qui permette de l'épargner. — Non, monsieur, répond le jeune homme j'ai suivi volontairement mon drapeau. — Mais, au moins, vous étiez sans armes quand vous avez été fait prisonnier ? — Oui, général, réplique Saint-André, c'est vrai ! elles avaient été brisées en vous combattant. »

 

XXII

L'armée de La Rochejacquelein sentit sa confiance amortie par cette déroute à l'ouverture d'une guerre d'enthousiasme. Cependant ce jeune général en rallia les débris. Les paysans comptaient sur un retour de fortune par l'armée de d'Autichamp, qui devait au même instant combattre et vaincre dans l'Anjou. D'Autichamp opérait en effet dans les anciens domaines de Cathelineau, de Bonchamp, de Stofflet, pays où chaque paysan était soldat ou fils de soldat de la vieille guerre. Tous les chefs de chouans survivant, à Georges et tous les fils de familles militaires- de la province servaient sous ses ordres les Caqueray, les La Haie, les Beauveau, les Walsh, les Clermont, les La Vauguyon, les La Guesnerie, les Scepeaux, les Kersabiec, les Vaudreuil. Dix ou douze mille paysans de leurs paroisses suivaient leurs chefs. ou les fils de leurs anciens chefs. La Vendée semblait avoir couvé quinze ans ces rassemblements. Les cris de guerre sortaient de toutes les chaumières, et pressaient d'Autichamp de fondre sur la division menacée de Travot et de s'emparer de Chollet.

Soit tactique funeste aux insurrections où la seule tactique est la promptitude, soit terreur inspirée à ses plans par la nouvelle de la déroute d'Aizenay, d'Autichamp évita un choc avec les forces de Travot. Il leur donna le temps d'évacuer Chollet, de se replier en arrière. Il entra lui-même dans Chollet, non en vainqueur qui saisit le champ de bataille, mais en tacticien qui occupe une position non disputée. Il y fut rejoint par La Rochejacquelein. Ce général venait de former son état-major, composé de MM. de Tinguy et de La Roche-Saint-André. Canuel, ancien général de la Convention contre les Vendéens et entré dans leur cause, fut nommé son lieutenant principal. L'expérience de Canuel devait organiser ce que La Rochejacquelein soulevait. D'Autichamp reconnut, comme les autres chefs, la suprématie de La Rochejacquelein et la mission qu'il tenait du roi.

 

XXIII

Pendant ces préliminaires de guerre sur la rive gauche de la Loire, d'Andigné formait quatorze légions d'insurgés sur la rive droite. Ces légions avaient pour chefs les Coislin, les Vaudémont, les Ménard, les Turpin, les Narcé, les Beaumont, noms déjà illustrés dans les vieilles guerres et chers par les souvenirs aux paysans.

Le général Tranquille, honoré par sa modération dans les extrémités de la guerre civile, et d'Embrugeau, se fortifiaient au cœur du pays des chouans, commençaient le feu dans toutes les rencontres. Gauthier, Charnacé, Champagne, levaient des bandes sur leurs flancs. Athanase Charette, de Sol de Grisolles, général et négociateur des anciennes dates, les Cadoudal, le comte de Marigny, vieilli sur les champs de bataille de la Bretagne, prenaient les armes à la fois. Tout présageait une lutte de cent mille hommes en communication avec la mer, maîtres bientôt du cours de la Loire, dominant Nantes, menaçant Angers et communiquant à la Normandie l'exemple et le mouvement de l'insurrection propagés jusqu'au cœur de l'empire. Les administrations et les détachements de l'empereur se retiraient des pays soulevés, ils imploraient à grands cris de prompts renforts de troupes de ligne. cc Quarante mille hommes ne sont pas suffisants, écrivaient-ils ; les villages entiers courent aux armes ; un seul espoir reste la division entre les chefs d'Autichamp et La Rochejacquelein, qui se sont déjà heurtés trop rudement à Nantes il y a deux mois au moment de la tentative du duc de Bourbon, pour avoir oublié leurs mutuelles offenses. Isoler à tout prix la Vendée de la mer qui lui apporte des armes, du pays des chouans qui lui prépare des soldats, voilà le plan que le gouvernement de l'empereur doit adopter et exécuter sans retard. »

 

XXIV

La Rochejacquelein, de son côté, voulait précipiter les événements, marcher à la côte pour s'y mettre en communication avec la flotte anglaise et l'amiral Hotham, qui devait apporter des armes et des munitions, joindre ensuite, en passant la Loire, l'armée de Marigny et de Sol de Grisolles pour s'élancer en masse sur Paris. D'Autichamp consent à ce plan, on marche de toutes parts sur la côte les divisions de Sapinaud et d'Auguste de La Rochejacquelein se rencontrent à Soulans, les divisions de d'Autichamp manquent au rendez-vous assigné. Louis de La Rochejacquelein, malgré ses .forces incomplètes, espère avoir le temps de communiquer avec l'escadre en vue à deux lieues en mer. Il y envoie Robert de Chastaigniers annoncer sa présence à l'amiral Hotham et convenir de l'heure et du lieu du débarquement des subsides, des munitions et des canons. La Rochejacquelein prépare tout pour couvrir d'une force imposante contre Travot le débarquement convenu.

 

XXV

Pendant ces préparatifs, Suzannet, un de ses lieutenants, avait quitté à la tête de quatre mille hommes, restes des armées de l'ancien Charette, les contrées aguerries par ce souvenir. Arrivé à Lamotte-Foucrand, Suzannet apprend que six mille hommes des troupes impériales occupent Chollet, et le menacent de flanc, s'il poursuit sa marche. Au lieu d'avancer à la côte, il envoie demander des renforts au général en chef. La Rochejacquelein se découvre de quelques milliers d'hommes pour couvrir et fortifier son ami. Bientôt Gabriel Duchaffault, un des chefs de l'armée de Suzannet, arrive au quartier général et appelle La Rochejacquelein à Lamotte-Foucrand pour recevoir, dit-il, des communications décisives qui changent la face des choses. Au lieu d'obéir à La Rochejacquelein exposé seul à l'ennemi pour la cause commune, on négociait.

Voici le sens de cette négociation, où la loyauté de quelques chefs trompés devint la perte de l'entreprise et du général.

 

XXVI

L'empereur avait entrevu avec une juste terreur l'effet d'une insurrection générale de l'ouest de l'empire, pendant qu'avec des forces partagées et inégales il combattrait la coalition au nord. Ce n'était plus le temps où la Convention pouvait vaincre à la fois la Vendée et l'Allemagne ; le despotisme usé et répudié ne pouvait renouveler les prodiges du patriotisme et de la Révolution. Fouché se chargea de suspendre, par des négociations et par des promesses, une guerre fratricide dont les succès ou les revers ne pouvaient que coûter des flots de sang aux deux partis, sans décider le grand procès entre l'Europe et Napoléon.

Son nom avait une certaine popularité dans l'Ouest par les nombreuses amnisties et par les restitutions de biens qu'il avait accordées, comme ministre de la police, après la première guerre. Ses agents secrets avaient l'oreille de beaucoup de chefs. Il appelle dans son cabinet un gentilhomme vendéen, ancien combattant des armées vendéennes sous Bourmont, nommé M. de Malartic. Il lui représente l'inutilité et les désastres d'une insurrection qui ne peut causer que des malheurs partout. Il lui montre l'état des forces d'élite que le général Lamarque dirige avec une intelligence digne de Hoche, son modèle, sur les provinces, pour les étouffer dans leur généreux sang. -Il fait plus, il lui ouvre son cœur, il lui communique ses correspondances avec la cour de Gand, il lui confie son double rôle de ministre de l'empereur et de partisan d'une restauration préparée comme refuge à la France par ses soins pour préserver la patrie de l'anéantissement. Si Napoléon succombe, il lui désigne les Anglès, les Mounier, les d'Argout, les Guizot comme les confidents de ses desseins auprès du gouvernement de Louis XVIII. Le roi lui-même, lui dit-il, convaincu que les alliés n'agiront pas avant six semaines, sait que Bonaparte aurait le temps d'écraser les forces vendéennes, et leur ordonne de se réserver pour sa cause. M. de Malartic, convaincu par ses confidences, par les lettres, par les noms, se charge de partir pour la Vendée avec deux autres royalistes garants de sa loyauté aux yeux de son parti, MM. de La Béraudière et de Flavigny.

Ils partent. Arrivés au Mans, ils s'ouvrent à M. de Bordigné. « Fouché est à nous, lui disent-ils, voici des ordres de Napoléon à ses préfets et à ses généraux de suspendre toute hostilité à notre voix. » Bordigné s'étonne et suspend son départ pour la Vendée. Malartic, La Béraudière et Flavigny traversent, sous la sauvegarde des autorités, la Loire et les armées en présence. Ils arrivent au château de la Chardière, chez Suzannet. Ils lui demandent une entrevue à son camp et lui communiquent par écrit l'objet de leur mission. Suzannet les transmet à La Rochejacquelein et à Canuel, qui refusent énergiquement de les entendre. D'Autichamp, moins emporté, admet les trois négociateurs de Fouché à son camp à Tiffauges. Il écoute leur proposition et s'étonne de leur confidence. Il refuse d'y répondre avant d'avoir consulté ses lieutenants. Sur l'avis de son conseil de guerre, il subordonna toutes conférences avec eux aux résolutions de La Rochejacquelein son supérieur.

Pendant ces hésitations, Suzannet inclinant à la paix demeurait immobile. Les négociations divulguées parmi les chefs et les soldats ébranlaient les résolutions et les caractères. Les corps de Travot et de Lamarque, renforcés des gardes nationaux des villes et des campagnes patriotes, s'avançaient en nombre imposant vers le Marais et vers la mer. Vingt-cinq mille hommes, divisés en cinq colonnes, sillonnaient le sol vendéen derrière les corps insurgés. Ils coupaient l'armée royaliste du Morbihan. L'espace seul entre la mer et Suzannet restait libre à La Rochejacquelein. Il avait assez de forces pour vaincre encore, mais ces forces se dissolvaient sous sa main. Les paysans, travaillés par la défiance habilement semée dans leurs rangs, répétaient que leur général en chef ne se tenait si près du rivage que pour les abandonner, comme leurs pères à Quiberon, en se réfugiant sur l'escadre anglaise ; tous se décourageaient d'une guerre qui n'avait plus ni le fanatisme religieux, ni l'enthousiasme royaliste, ni la persécution, ni l'expropriation, ni l'échafaud pour aliment. Les temps n'étaient plus, les temps font les hommes.

 

XXVII

Cependant La Rochejacquelein concentre son armée à Sainte-Croix-de-Vie pour couvrir le débarquement. Il se rend lui-même à bord du vaisseau de l'amiral Hotham, le Superbe ; il est reçu par ces braves soldats, incapables de trahison, avec les honneurs dus à un général de la même cause. L'escadre envoie au rivage, sur toutes ses chaloupes, les canons, la poudre, les fusils, les balles, les subsides promis. L'armée s'arme avec des cris de joie et de reconnaissance. La Rochejacquelein attend ses lieutenants pour partager entre leurs camps ces gages de victoire. Trois jours se passent sans qu'ils fassent un mouvement vers lui. Le troisième jour, un courrier lui apporte une lettre collective de Sapinaud, de Suzannet et d'Autichamp. Ces trois généraux lui écrivaient, dans un style embarrassé, a que leurs camps refusent de les suivre ou se débandent que la présence d'un prince de la maison de Bourbon est nécessaire pour rendre l'élan et la constance à des paysans atterrés par la déroute d'Aizenay, et qu'ils l'engagent à se replier promptement sur son propre pays pour concourir à la défense commune. »

Une lettre séparée et plus amicale de Suzannet confirme, en les adoucissant dans les termes, ces résolutions des généraux, et lui parle des conférences entre Malartic, La Béraudière, Flavigny et les chefs ; enfin il prononce le mot de prochaine suspension d'armes.

 

XXVIII

A la suite de ces négociations, qui n'étaient encore ni consommées ni refusées, quinze mille paysans des camps de Suzannet, de Sapinaud et d'Autichamp, venaient de se disperser dans leurs villages. Lamarque avançait à la faveur de ce désarmement il mêlait la politique à la guerre il suspendait les hostilités et interdisait les rigueurs envers les rassemblements inoffensifs. La Rochejacquelein restait seul, exposé avec douze cents braves jeunes officiers et paysans, affectionnés jusqu'à la mort à sa maison, entre la mer et l'ennemi. L'indignation soulève son âme ; il jette, dans un ordre du jour à ses armées en retraite, un cri de colère et de désespoir. Il destitue Sapinaud, d'Autichamp, Suzannet, en leur reprochant la bassesse de leur transaction avec les dévastateurs de la France et du monde ; il nomme à leur place MM. de Civrac, Duchaffault, Duperrat. Il oublie que la guerre civile proclame ses chefs et ne les reçoit de personne. Sa confiance s'accroît du péril. Il annonce le même jour au roi que-la Vendée, purgée de quelques traîtres, sera plus forte qu'avant cette honte de pacification, et qu'avant huit jours cinquante mille hommes rejoindront ses drapeaux. En effet, le tocsin sonne par ses ordres dans tous les clochers, et Duperrat rallie les paroisses pour protéger le convoi de munitions et d'armes qui porte les secours de guerre à la Vendée.

 

XXIX

Le même jour aussi, Suzannet et Sapinaud faisaient avec pompe dans leurs camps les funérailles de Charette, dont nous avons raconté la mort à Aizenay. Une colonne de quinze cents hommes de l'armée de Travot passe avec confiance sous le feu des Vendéens occupés à pleurer leur chef. On supplie Suzannet d'attaquer cette colonne ; il ne répond pas et fait prendre une autre route à ses paysans. Duchaffault désobéit ; suivi de Lemaignan, de Chabot, il s'élance à la poursuite des impérialistes, les fusille et les poursuit jusqu'à Légé. Ce furent les derniers coups de feu de l'insurrection dans l'intérieur des terres. Le Marais seul ne désarmait pas entièrement.

Cependant La Rochejacquelein, menacé en flanc et en arrière par deux lieutenants de Travot, le général Grosbon et le général Estève, filait à l'abri des dunes. La rivière de Vie le séparait du corps de Grosbon ; on se fusillait, sans s'aborder, d'un bord à l'autre. Grosbon, visé des fenêtres d'un clocher par un Vendéen, tombe mort au milieu de sa colonne. La Rochejacquelein reçoit en ce moment quatre envoyés des camps de Sapinaud, de Suzannet et de d'Autichamp, MM. de Tinguy, de La Roche-Saint-André, de Goulaine, de Martray. Ces jeunes gens osent, au nom de leur armée, demander compte à leur général en chef du titre qui lui confie le commandement général et des munitions dont il s'est emparé pour son armée personnelle. La Rochejacquelein, qui n'avait de titres que son nom et le conseil de guerre de Saint-Gilles, élude la réponse, les convie à la concorde et leur confère à eux-mêmes des commandements. Ils reconnaissent celui qu'ils venaient affronter ; ils repartent pour lui obéir.

Le général Estève, à la tête d'une colonne de deux milliers d'hommes, atteint l'armée pendant la nuit. La Rochejacquelein se retourne, fond sur Estève, à la pointe du jour, et le refoule en désordre jusqu'à des fossés palissadés de haies vives qui servent de créneaux aux soldats ralliés d'Estève. De ces hauteurs ils foudroient les paysans. Un des chefs royalistes tombe, les siens se dispersent consternés en jetant le cri de Sauve qui peut ! La Rochejacquelein et son frère Auguste restent seuls à découvert, rappelant, conjurant, encourageant leurs soldats. Auguste de La Rochejacquelein roule, frappé d'une balle au genou, sous son cheval tué sous lui. Ses amis l'emportent. Louis de La Rochejacquelein reste encore, espérant que sa constance et son exemple arrêteront la déroute. Debout sur un tertre élevé au-dessus des buissons, il brandit son chapeau sur la pointe de son sabre pour montrer l'ennemi à ses paysans du Marais, qui reviennent à sa voix. Quelques pas seulement le séparent des soldats d'Estève ; son attitude, son geste et sa voix le font reconnaître pour un chef. Le lieutenant Lupin des gendarmes de Paris ordonne à ses gendarmes de viser le général, les gendarmes font feu. La Rochejacquelein tombe mort dans les bras des siens, qui le vengent par la victoire comme avait voulu être vengé son frère. Mais cette victoire se change en deuil pour son armée, et la Vendée, à peine levée, tombe tout entière avec lui. Un jeune poète qui s'était évadé du collège de Fontenay pour le suivre, ivre avant l'âge de la poésie des combats et du fanatisme de son nom, combattait à ses côtés ; il se précipite sur son corps pour couvrir ou ranimer son général. Les balles le mutilent sur la poitrine de La Rochejacquelein, et le barde meurt et est enseveli avec son héros.

 

XXX

Ainsi disparut à la fleur de la vie l'auteur et la victime de cette guerre. Il fut pleuré des deux camps. Ses paysans en Vendée, les troupes de ligne où il avait des camarades et des amis, ses grenadiers en Belgique, en apprenant sa mort, confondirent leurs regrets. Sa sœur, le lendemain, ignorant sa fin, mais apprenant la défection de ses divisions, s'élance à cheval les cheveux épars, parcourt les villages voisins de sa demeure, jette le cri de détresse et de vengeance à la porte de toutes les chaumières, fait sonner le tocsin, harangue, supplie, émeut les paysans de sa contrée. La foule attendrie s'arme à sa voix et s'écrie « Allons sauver les nôtres »

Il n'était plus temps. La Rochejacquelein était déjà enseveli dans le sillon du champ de bataille, honoré du deuil des deux armées et vengé par les remords de ses lieutenants. Son corps, remis à ses soldats, fut transporté au village du Perrier. Plus tard la Vendée éleva une croix funèbre sur un monticule du milieu des champs où il avait rendu le dernier soupir. On y lit ces mots « Sur ce tertre fut tué et recouvert de terre Louis de La Rochejacquelein. » On y cultive des immortelles, sauvages fleurs pétrifiées du monument des héros. Madame de La Rochejacquelein, deux fois veuve, restait sur la terre avec huit enfants, dont l'aîné n'avait pas encore douze ans. L'un de ses fils devait continuer dans d'autres crises de sa patrie le retentissement de ce nom que la Révolution a grandi à la mesure des noms les plus poétiques de notre histoire.

 

XXXI

Auguste de La Rochejacquelein, son frère, remis de sa blessure, immole ses ressentiments à sa cause, rejoint Suzannet sans adresser un seul reproche à ce général, refuse le commandement en chef qu'on lui offre pour l'apaiser ; on ajourne le choix d'un chef. D'Andigné, sur la rive droite, maintient sa forte organisation, n'écoute qu'avec réserve les émissaires de Fouché, et continue à harceler Lamarque. Ce général, jeune, impatient de gloire, habile à parler, prompt à agir, espère conquérir le grade de maréchal de France dans des succès d'éclat en Vendée. Il ne donne aucune trêve à d'Andigné ; chaque jour est témoin d'un nouveau combat, où des prodiges de valeur individuelle, des deux côtés, rappellent ces exploits antiques des guerres corps à corps de l'antiquité. De Sol de Grisolles, à la tête des héroïques écoliers du collège de Vannes, balayait le Morbihan, Cadoudal la côte ; les royalistes se fortifiaient à Auray au nombre de mille combattants. Attaqués sur ce champ même où étaient ensevelies les victimes de Quiberon, ils triomphent et pardonnent à leurs prisonniers dont les pères n'avaient pas pardonné sous la Convention à leurs pères.

Les Vendéens, après avoir écouté les propositions de pacification de Fouché, rougissent trop tard de les signer. Ils donnent à Sapinaud le commandement suprême. Ils se concentrent à la Roche-Servière pour combattre. Lamarque leur offre la bataille, après leur avoir offert la paix. Suzannet commande ; il voudrait épargner le sang de ses soldats, mais leur ardeur l'emporte lui-même. Désespéré de la mort de La Rochejacquelein qu'il se reproche, il cherche la mort pour expiation. Deux fois blessé, son cheval tué, il s'élance sur celui de son aide de camp pour se jeter de nouveau au milieu du feu. Il tombe enfin dans les bras de La Roche-Saint-André et expire. Lamarque fond sur les débris de cette armée privée de chef. D'Autichamp accourt à la Roche-Servière, prend le commandement, résiste à Lamarque et à Travot réunis ; toute sa jeunesse est décimée autour de lui avant de céder la ville et la victoire. Lamarque offre de nouveau la trêve ou la paix.

 

XXXII

On accepte une conférence. Les chefs, au nombre desquels reparaît Auguste de La Rochejacquelein, se réunissent dans un village des environs de Chollet, où Sapinaud les convoque. Quelques-uns s'obstinent à continuer la guerre d'autres, avec d'Autichamp, insistent pour arrêter l'inutile effusion du sang. L'armée se partage ; le plus grand nombre de ces soldats, accoutumés à la vie aventureuse et turbulente .de la guerre civile, s'indignent de la mollesse de leurs généraux, ils vocifèrent des reproches menaçants autour de la salle où l'on délibère. Cependant la répugnance de la masse des populations à ensanglanter la patrie, les défaites d'Aizenay et de la Roche-Servière, la mort de La Rochejacquelein, l'absence des princes immobiles à Gand, pendant qu'on se dévoue pour eux en Bretagne, les forces et les négociations de Lamarque, les paroles secrètes de Fouché, la certitude d'un jugement prochain par d'autres armes dans les plaines de la Belgique, tout entraîne la majorité du conseil à la paix. Elle est signée par trente-six chefs, au nom de leurs corps d'armée. Le Morbihan seul reste sous les armes. La Vendée, patiente et immobile, attend d'ailleurs l'arrêt du destin.