Renaissance de la
littérature, de la philosophie, de l'histoire, de la presse. — Madame de
Staël. — M. de Chateaubriand. — M. de Bonald. — M. de Fontanes. — M. de
Maistre. — M. de Lamennais. — M. Cousin. — Les salons de Paris. — Le cabinet
du roi. — M. de Talleyrand. — Madame de Staël. — Madame de Duras. — Madame de
La Trémouille. — Madame de Broglie. — Madame de Saint-Aulaire. — Madame de
Montcalm. — M. Casimir Périer. — M. Laffitte. — Béranger. — Les journaux. —
La reine Hortense. — Brochure de Carnot. — Lettres de Fouché. — Rapports de
Louis XVIII et de Barras.
I Cette
paix, quoique si récente, si lassée de vingt ans de guerre, et si chargée de
problèmes inconnus à résoudre par cette réconciliation forcée de la
Révolution et de la Restauration, commençait à ranimer en France la pensée,
le génie, les arts, étouffés par le long despotisme et renaissant du même
souffle que la liberté. Cette
époque était un réveil de l'esprit humain. A cette date de la Restauration,
beaucoup d'hommes dont nous allons parler n'avaient pas encore écrit leurs
œuvres et conquis leur renommée. Nous ne nous bornerons pourtant pas à
l'histoire littéraire de ce moment. Nous la suivrons dans l'avenir pour
donner tout l'horizon de cette renaissance de la pensée. Le
dix-huitième siècle avait été interrompu dans ses pensées, dans ses œuvres et
dans ses arts par une catastrophe qui avait dispersé ses philosophes, ses
poètes, ses orateurs et ses écrivains. L'émigration, la terreur, l'échafaud,
avaient décimé l'intelligence. Condorcet et Chamfort s'étaient donné la mort
; André Chénier et Roucher étaient tombés sous la hache. Mirabeau était mort
de fatigue à la révolution et peut-être d'angoisse devant les perspectives
qui ne pouvaient échapper à son génie. Vergniaud avait disparu dans la
tempête, heureux s'il eût échappé au remords par le martyre de l'éloquence
auquel il aspirait. Delille s'était enfui loin de sa patrie et avait chanté
pour les exilés en Pologne et en Angleterre. L'abbé Raynal avait vieilli dans
le repentir et dans le découragement de ses espérances. Parny avait travesti
ses amours en cynisme et s'était mis aux gages des publicains. La philosophie
et la littérature en France, a la fin du règne de Napoléon, avaient été
condamnées au silence ou disciplinées et alignées comme des bataillons soldés
sous le sabre. La nature s'était épuisée d'hommes au commencement du siècle
pour préparer et accomplir la Révolution. La Révolution accomplie, la pensée
qui l'avait faite semblait avoir eu effroi d'elle-même en voyant qu'elle
serait anéantie par son enfantement. Bonaparte,
qui haïssait la pensée parce qu'elle est la liberté de l'âme, avait profité
de cet épuisement et de cette lassitude de l'esprit humain pour museler ou
pour énerver toute littérature. Il n'avait favorisé que les sciences
mathématiques, parce que les chiffres mesurent, comptent et ne pensent pas.
Il n'honorait des facultés humaines que celles dont il pouvait se faire de
dociles instruments. Les géomètres étaient ses hommes, les écrivains le
faisaient trembler ! C'était le siècle du compas. Il tolérait seulement cette
littérature légère et futile qui distrait le peuple et qui encense le
pouvoir. Il aurait fait bâillonner par sa police toute voix dont l'accent
mâle aurait ébranlé une des cordes graves du cœur humain. Il permettait les
rimes qui assourdissent l'oreille, mais la poésie qui exalte l'âme, non. Le
jeune Charles Nodier ayant écrit dans les montagnes du Jura une ode qui
respirait trop haut pour la servilité du temps, le poète fut obligé de se
proscrire lui-même devant la proscription qui l'épiait : II Il
fallait que la tyrannie de Napoléon fût bien âpre pour que le retour de
l'ancien régime parût rendre la liberté et le souffle à l'âme. Il en fut
ainsi cependant. A peine l'empire était-il renversé, que l'on recommença à
penser, à écrire et à chanter en France. Les Bourbons, contemporains de notre
littérature, se firent gloire de la ramener avec eux. Le régime
constitutionnel rendait la parole à deux tribunes. Malgré quelques lois
préventives ou répressives, la liberté de la presse rendit la respiration aux
lettres. Tout ce qui se taisait reprit la voix. Les esprits humiliés de
compression, la société affamée d'idées, la jeunesse impatiente de gloire
intellectuelle, se vengeaient du long silence par une éclosion soudaine et
presque continue de philosophie, d'histoire, de poésie, de polémique, de
mémoires, de drames, d'œuvres d'art et d'imagination. Le siècle de François
Ier est plein d'originalité ; le siècle de Louis XIV est plein de gloire. Ni
l'un ni l'autre n'eurent plus d'enthousiasme et de mouvement que les
premières années de la Restauration. La servitude avait tout accumulé pendant
vingt ans dans les âmes. Elles étaient pleines ; elles débordaient.
L'histoire leur doit ses pages. Ces pages ne sont pas seulement les annales
des guerres ou des cours, elles sont surtout les annales de l'esprit humain. III De
grands esprits s'étaient mûris pendant ces années d'oppression ils
réapparaissaient dans leur liberté et dans leur éclat. Madame de Staël et M.
de Chateaubriand se partageaient depuis vingt ans l'admiration de l'Europe et
la persécution de Napoléon. Madame
de Staël, fille de M. Necker, génie précoce nourri dans le salon de son père
de la lecture et de la conversation des orateurs, des philosophes et des
poètes du dix-huitième siècle, avait respiré la Révolution dans son berceau.
Fille de l'Helvétie, transplantée dans les cours, son âme et son style
participaient de cette double origine. Elle était républicaine d'imagination,
aristocrate de mœurs. -Il y avait en elle du Rousseau et du Mirabeau rêveuse
comme l'un, oratoire-comme l'autre. Son véritable parti en politique était le
parti girondin. Plus grande de talent, plus généreuse d'âme que madame
Roland, c'était un grand homme avec les passions d'une femme. Mais ces
passions tendres et fortes donnaient à son talent les qualités de son âme,
l'accent, la chaleur et l'héroïsme du sentiment. Napoléon l'avait jugée plus
dangereuse que La Fayette a sa tyrannie. Il l'avait exilée loin de Paris. Cet
ostracisme avait fait de sa maison, sur les bords du lac de Genève, le
dernier foyer de la liberté. Les écrits de madame de Staël, tantôt poétiques,
tantôt politiques, quoique proscrits ou mutilés par la police, avaient
toujours laissé transpirer en France et en Europe, pendant le règne de
l'empire, les flammes du cœur, les enthousiasmes de l'esprit, les aspirations
de la liberté, la sainte haine de l'abrutissement et de la servitude. Cette
femme avait été la dernière des Romaines sous ce César qui n'osait pas la
frapper et qui n'avait pu l'avilir. Des amis fidèles et généreux, en hommes
et en femmes, lui étaient restés Mathieu de Montmorency, madame Récamier, les
philosophes allemands, les poètes de l'Italie, les hommes d'État libéraux de
l'Angleterre. Pendant les dernières années du règne où la chute accélérée
rendait Napoléon plus implacable, madame de Staël avait fui jusqu'au fond du
Nord. Elle soufflait l'insurrection des cours et des peuples contre
l'oppresseur de l'esprit humain. A sa chute elle reparut à Paris, triomphante
sur les ruines de son ennemi. Le monde armé l'avait vengée sans le vouloir.
Elle voulait, elle, que cette victoire des nations contre la conquête fût
aussi la victoire de la liberté contre le despotisme. Mûrie par les années et
par l'expérience des choses humaines, elle avait perdu l'âpreté de ces idées républicaines
qui avaient fanatisé sa jeunesse en 1791 et 1792. Elle avait de bienveillants
souvenirs pour les Bourbons. Elle espérait bien d'une Restauration éprouvée
comme elle par l'échafaud et par l'exil, et qui concilierait autour du trône
les libertés représentatives avec les traditions du sentiment national. Son
salon, à Paris, était une des forces de la Restauration. Son éloquence
convertissait les vieux républicains, les jeunes libéraux les âmes
flottantes, à un régime constitutionnel imité de l'Angleterre, qui rendrait
l'indépendance aux opinions, la tribune aux orateurs, le gouvernement à
l'intelligence. Louis XVIII, par l'élévation de son esprit, par ses goûts
littéraires, par la grâce de ses admirations pour elle, la consolait des
dédains et des brutalités de Napoléon. Il traitait madame de Staël en alliée
à sa couronne, parce qu'elle représentait l'esprit européen. IV Elle
était heureuse alors par le cœur autant que glorieuse par le génie. Elle
avait deux enfants un fils, qui ne révélait pas l'éclat de sa mère, mais qui
promettait toutes les qualités solides et modestes du patriote et de l'homme
de bien une fille, mariée depuis au duc de Broglie, qui ressemblait à la plus
belle et à la plus pure pensée de sa mère, incarnée sous une forme angélique
pour élever le regard au ciel et pour figurer la sainteté dans la beauté. A
peine encore au milieu de la vie, jeune de cette jeunesse renaissante qui
renouvelle l'imagination, cette sève de l'amour, madame de Staël venait
d'épouser la dernière idole de son sentiment. Elle était aimée et elle
aimait. Elle se préparait à publier ses Considérations sur la Révolution,
qu'elle avait vue de si près, et le récit personnel et passionné de ses Dix
années d'exil. Enfin, un livre sur le génie de l'Allemagne, dans lequel elle
avait versé et comme filtré goutte à goutte toutes les sources de son âme, de
son imagination et de sa religion, venait de paraître à la fois en France et
en Angleterre et faisait l'entretien de l'Europe. Son style, dans le livre de
l'Allemagne surtout, sans rien perdre de sa jeunesse et de sa splendeur,
semblait s'être allumé de lueurs plus hautes et plus éternelles en
s'approchant du soir de la vie et des autels mystérieux de la pensée. Ce
style ne peignait plus, il ne chantait plus seulement, il adorait. On
respirait l'encens d'une âme sur ses pages c'était Corinne devenue prêtresse
et entrevoyant du bord de la vie le Dieu inconnu au fond des horizons de
l'humanité. Ce fut
alors qu'elle mourut à Paris, laissant un grand éblouissement dans le cœur de
son siècle. C'est le Jean-Jacques Rousseau des femmes, mais plus tendre, plus
sensée et plus capable de grandes actions que lui. Génie à deux sexes un pour
penser, un pour aimer la plus passionnée des femmes et le plus viril des
écrivains dans un même être. Nom qui vivra autant que la littérature et
autant que l'histoire de son pays. V M. de
Chateaubriand était alors le seul homme qui pût contre-balancer la renommée
de cette femme. Ennemi comme elle de Bonaparte, parce qu'il y a guerre
naturelle entre le génie de la pensée et le génie de l'oppression, la chute
de l'empereur, qui offusquait tout, laissait réapparaître ces deux grands
écrivains. M. de
Chateaubriand, gentilhomme breton, né sur les grèves de l'Océan, bercé au
murmure des vents et des flots de sa patrie, jeté ensuite par le hasard de sa
naissance, plus que par ses opinions incertaines, dans les camps errants de
l'émigration, puis dans les forêts d'Amérique, puis dans les brouillards de
Londres, était l'Ossian français. Il en avait dans l'imagination le vague,
les couleurs, l'immensité, les cris, les plaintes, l'infini. Son nom était
une harpe éolienne rendant des sons qui ravissent l'oreille, qui remuent le
cœur et que l'esprit ne peut définir ; le poète des instincts plutôt que des
idées, le souvenir et le pressentiment de l'indéfinissable, le murmure
mystérieux des éléments. Cet homme avait retenti dans toutes les âmes et
conquis un immense empire, non sur la raison, mais sur l'imagination des
temps. VI Comme
tous les grands talents, il était né de lui-même. Seul, oisif à Londres
pendant les dernières années de la république, il avait écrit un livre
sceptique comme sa pensée et comme les ruines dont l'écroulement' de l'Église
et du trône avait semé le monde. On lui avait dit Ce n'est pas cela ; le
monde ne veut plus douter, car il a besoin d'espérer ; rendez-lui de la foi.
Jeune, mélancolique, incliné aux croyances, indifférent à la nature des
émotions, pourvu que ces émotions lui revinssent en applaudissements et en
gloire après l'avoir remué lui-même, il brûla son livre et il en écrivit un
autre. Cette fois, c'était le Génie du Christianisme. La philosophie avait
vaincu, la Révolution avait sapé et immolé en son nom ; les philosophes
étaient accusés de toutes les calamités du temps. Ils étaient devenus
impopulaires, comme les démolisseurs sont maudits des fidèles dont ils ont
ruiné le temple. M. de Chateaubriand entreprit l'œuvre de le reconstruire
dans l'imagination il voulut être l'Esdras de l'Église détruite et des
adorateurs dispersés. VII Un
philosophe pieux avait une œuvre belle et sainte à faire sur un pareil plan.
La philosophie religieuse et lumineuse s'était avancée de siècle en siècle en
pénétrant rayon par rayon dans les ombres des temples elle avait fait pâlir
les superstitions et mis plus de jour, plus de raison et par conséquent plus
de divinité sur les autels. Une philosophie impie, cynique, matérialiste,
s'était mêlée dans les derniers temps à l'œuvre, et l'avait viciée et
pervertie en s'y mêlant. Remonter aux sources du christianisme, épurer les
cœurs ; montrer aux hommes de notre temps ce que Dieu avait mis de sainteté,
de vertu et d'efficacité dans les doctrines du christianisme, en imprégnant
les cultes, la législation, la politique, toutes les œuvres sociales d'une
plus parfaite sainteté c'était là l'œuvre d'une grande raison d'une grande
imagination et d'une grande piété, remuant d'une main respectueuse, mais
libre, les ruines du sanctuaire ancien pour relever le sanctuaire nouveau. M.
de Chateaubriand était doué d'une assez haute raison pour l'entreprendre et
d'un assez grand génie pour l'accomplir. Le christianisme aurait eu son
Montesquieu avec la poésie de plus. VIII Au lieu
de cette œuvre, M. de Chateaubriand avait fait dans son livre, comme Ovide,
les Fastes de la religion. Il avait exhumé non le génie, mais la
mythologie.et le cérémonial du christianisme. Il avait chanté sans choix et
sans critique ses dogmes et ses superstitions, sa foi et ses crédulités, ses
vertus et ses vices. Il avait fait le poème de toutes ses vétustés populaires
et de toutes ses institutions déchues ; depuis la domination politique des
consciences par le glaive jusqu'aux richesses temporelles de l'Église, depuis
les aberrations de l'ascétisme monacal jusqu'à ses ignorances béatifiées, et
jusqu'aux fraudes pieuses des prodiges populaires inventés par le zèle et
perpétués par la routine du clergé rural pour séduire l'imagination au lieu
de sanctifier l'esprit des peuples. M. de Chateaubriand avait tout divinisé.
Son livre était le reliquaire de la crédulité humaine. IX Il
avait immensément réussi. Les raisons de ce succès étaient doubles dans
l'écrivain par son génie, dans l'opinion par sa pente. La Révolution avait
secoué et désorienté l'esprit humain. Les tremblements de terre donnent le
vertige le peuple, en voyant s'écrouler en même temps le trône, la société,
les autels, s'était cru à la fin des temps. Le fer et le feu avaient ravagé
les temples, l'impiété avait persécuté la foi, la hache avait frappé les
prêtres ; la conscience et la prière avaient été obligées de se cacher comme
des crimes ; le Dieu domestique était devenu un secret entre le père, la mère
et les enfants ; la persécution avait attendri le peuple pour le sacerdoce,
le sang avait sanctifié les martyrs ; les ruines des temples jonchaient le
sol et semblaient accuser la terre d'athéisme. De plus, le monde était triste
comme après les grandes commotions. Une mélancolie inquiète avait saisi les
imaginations ; on cherchait l'oracle pour dire au genre humain son avenir. M.
de Chateaubriand montra l'autel ancien, la religion du berceau, la prière aux
genoux pliés devant la mère, les vieux prêtres blanchis par la proscription
revenant errer sur les tombes des aïeux, rapporter aux chaumières le Dieu
exilé, le son de la cloche du berceau, l'hymne de l'encens, le mystère,
l'espérance, la consolation, le pardon. Le cœur était de son parti. On
accepta pour prophète de l'avenir le poète qui brodait de tant de fleurs
sacrées et de tant de larmes saintes le linceul du passé. Jamais la poésie
n'avait fait une pareille conversion des cœurs par la magie de l'imagination
et par l'élégance du sentiment. Ce livre étonna tout le monde comme une voix
sortie du sépulcre. On admira, on se souvint, on pleura, on pria, on ne
raisonna plus. La France avait été convaincue par le cœur. De ce jour, M. de
Chateaubriand était devenu l'homme nécessaire de toutes les restaurations. Il
avait restauré le christianisme et Dieu dans les âmes comment ne
restaurerait-il pas la monarchie et les rois dans leur palais ? Cher à
l'Église qu'il avait rajeunie dans ses larmes, cher à l'aristocratie dont il
avait sanctifié la proscription, cher aux femmes par la tendresse de ses poèmes
où la religion ne luttait avec l'amour que pour diviniser la passion, cher à
la jeunesse qui entendait pour la première fois, dans cette poésie, des notes
où la nature et Dieu résonnaient comme des cordes neuves ajoutées a
l'instrument lyrique du cœur de l'homme ; son nom régna sur le sanctuaire,
sur le foyer domestique, sur le berceau des enfants, sur la tombe des pères,
sur le presbytère du hameau, sur le château du village, sur la couche des
époux, sur le rêve du jeune homme. La poésie s'était perdue dans l'athéisme
il l'avait retrouvée en Dieu. La poésie sera une des puissances réelles de ce
monde tant que l'imagination sera une moitié de la nature humaine. X M. de
Chateaubriand était rentré librement en France pour y publier ce livre.
Bonaparte, qui était le poète du passé aussi en action, voulait une main
assez riche de couleur pour lui dorer les institutions, les préjugés sur
lesquels il fondait sa puissance. Son génie vaste, mais non créateur, n'était
pas autre chose que le génie même des restaurations. Il aspirait à refaire en
lui Charlemagne, ce créateur d'un temps à la fin d'un autre, le dixième
siècle à la fin du dix-huitième. Il se trompait de date et remontait l'esprit
humain de huit siècles. M. de Chateaubriand lui convenait et il devait
convenir à M. de Chateaubriand. Leur idée était la même M. de Chateaubriand
était le Napoléon de la littérature. XI L'écrivain
ne résista pas aux avances du conquérant il fut nommé secrétaire d'ambassade
à Rome, la capitale du catholicisme restauré, où l'oncle de Bonaparte, le
cardinal Fesch, était ambassadeur. Cette subalternité ne satisfit pas
longtemps l'homme de génie qui régnait par le talent sur sa patrie il rompit
par de mesquines querelles avec cet ambassadeur simple et rude d'esprit.
Napoléon se défiait de toute grandeur naturelle qui ne relevait pas
exclusivement de lui. Il affecta de traiter M. de Chateaubriand en homme
inférieur en le nommant ministre plénipotentiaire à Sion, bourgade du Valais
perdue dans une vallée des Alpes. Il y avait tout à la fois de la faveur et
de l'ironie dans une pareille mission et dans une telle résidence assignée à
un pareil homme. C'était Ovide chez les Sarmates. On peut croire que M. de
Chateaubriand le ressentit. L'assassinat
du duc d'Enghien, qui souleva l'indignation de l'Europe à cette époque, lui
fournit une noble vengeance. Il envoya sa démission de ses fonctions au
meurtrier tout-puissant. C'était une déclaration de guerre de l'honneur au
crime. Cette démission n'avait d'injurieuse que sa date. Toutefois, M. de
Chateaubriand se rangea de ce jour-là devant la fortune de Bonaparte. Il ne
lui refusa pas cependant quelques phrases adulatrices à l'époque de son
élection à l'Académie française, comme une avance à la réconciliation.
L'empereur respira l'encens, mais il écarta encore la main. Distrait par la
guerre, il oublia le grand écrivain, qui, de son côté, parut s'abriter
exclusivement dans les lettres. M. de Fontanes, son ami et l'un des familiers
de l'empereur, le' couvrait contre toute persécution réelle. Grâce à cet
intermédiaire, les deux grands rivaux de renommée pouvaient toujours renouer
l'un à l'autre leur fortune. Les symptômes de la décadence de Napoléon,
rendue plus inévitable par l'excès même de sa tyrannie, frappant M. de
Chateaubriand, il prépara en silence la dernière arme dont il voulait le
frapper à propos. C'était le libelle intitulé De Bonaparte et des Bourbons.
Il le porta plusieurs mois comme un poignard cousu dans la doublure de son
vêtement. Ce libelle découvert pouvait être son arrêt de mort. C'était plus
qu'une conjuration, c'était un outrage. Ce livre puissant, mais odieux,
puisqu'il calomniait l'homme en frappant le tyran, avait élevé M. de
Chateaubriand au rang des favoris les plus accrédités de la Restauration. Il
était devenu l'homme consulaire de tous les partis royalistes. Il soufflait
par le journalisme, où il convenait à sa domination, tantôt le royalisme
implacable, tantôt le libéralisme caressant, tantôt l'ancien régime sans contre-poids,
tantôt la conciliation captieuse, ayant pour écho le Journal des Débats
et le Conservateur, pour école la jeunesse aristocratique, pour mobile
une capricieuse ambition et une immense personnalité, quelquefois vaincu,
quelquefois vainqueur, mais toujours sûr de retrouver la faveur publique en
affectant la persécution et en se retirant dans son génie. XII M. de
Bonald, talent bien inférieur, mais caractère bien supérieur à M. de
Chateaubriand, avait, à cette même époque, un nom égal ; mais sa popularité
mystérieuse ne dépassait pas les limites d'une école et d'une secte c'était
le législateur religieux du passé renfermé dans le sanctuaire du temps. Il
rendait des oracles pour les croyants, il ne se répandait pas sur le peuple. M. de
Bonald était la plus noble et la plus pure figure que l'ancien régime pût
présenter au nouveau. Gentilhomme de province, chrétien de foi, patriote de
cœur, royaliste de dogme, bourbonien d'honneur et de fidélité, il avait
revendiqué sa part de proscription et d'indigence pendant l'émigration. Il
avait erré de camps en camps et de villes en villes à l'étranger, avec sa
femme et ses enfants nourris de son travail. Il avait étudié l'histoire, les
mœurs, les religions, les révolutions des peuples dans leurs catastrophes
mêmes et sur place. Comme Archimède, il avait écrit et calculé au milieu de
l'assaut des hommes et de l'incendie européen. Sa religion était sincère et
soumise, comme à un ordre reçu d'en haut et non discuté. Il empruntait toute
sa philosophie aux livres saints. Il croyait à la révélation politique comme
à la révélation chrétienne. Il remontait toujours d'échelon en échelon
jusqu'à l'oracle primitif, Dieu. Sa théocratie n'admettait ni le doute ni la
révolte. Mais, comme dans toutes les fois sincères et désintéressées, il n'y
avait en lui ni excès ni violence. Il était indulgent et doux comme les
hommes qui se croient possesseurs certains et infaillibles de leur vérité. Il
composait avec les temps, les mœurs, les opinions, les circonstances, jamais
avec l'autorité. Son caractère avait la modération du possible. Il aurait été
le ministre très-sage d'une restauration patiente, prudente et mesurée. Il
possédait la sagesse de ses opinions. L'habitude de méditer et d'écrire lui
avait enlevé le talent de la parole. Il était trop élevé et trop serein pour
être orateur parlementaire ou orateur populaire. Il ne parlait pas, il
pensait à la tribune. Mais ses livres et ses opinions écrites faisaient dogme
dans le parti monarchique et religieux. Son style simple, réfléchi, coulant
sans écume et sans secousse, était l'image de son esprit. On y sentait
l'honnêteté et la candeur de l'intelligence, on s'y attachait comme à un doux
et intime entretien on en prenait l'habitude, et, même en résistant aux
convictions, on suivait entraîné par le charme de la bonne foi et du naturel
dans la vérité. Sa conversation surtout était attachante. C'était la
confidence de l'homme de bien. M. de Bonald n'était pas seulement pour la
France d'alors un grand publiciste, c'était un pontife de la religion et de
la monarchie. XIII M. de
Fontanes, depuis la mort de l'abbé Delille, passait de confiance pour le
poète survivant de l'école antique du dix-septième siècle. Son nom avait une
immense autorité. Il abritait cette renommée sous le mystère. On parlait sans
cesse des poèmes qu'il ne publiait jamais. M. de Chateaubriand, son protégé à
l'époque où il avait besoin de protecteur, son ami depuis, professait pour M.
de Fontanes l'admiration qu'il refusait à la foule des poètes du temps. On ne
connaissait de ce poète que quelques fragments élégants, purs, didactiques,
sans originalité, sans chaleur, mais sans tache, talent qui désarmait la
critique, mais qui ne passionnait pas l'enthousiasme. M. de Fontanes
excellait davantage dans cette éloquence d'apparat que Napoléon lui faisait
déployer dans les grandes cérémonies de son règne comme la pompe de l'empire.
Il avait été l'orateur de cour et le poète monarchique depuis le Consulat
jusqu'à la Restauration. Il s'était précipité au nouveau règne avec plus
d'empressement que de convenance. Poète pour les politiques, politique pour
les poètes, élevé par la faveur de deux règnes aux plus hautes dignités du
gouvernement, il jouissait d'une considération présente et d'une gloire
future, enveloppé dans son prestige, inviolable à la critique, agréable à la
cour, caressé par les hommes d'État, révélant de temps en temps, aux
académies et aux élus des lettres, ses vers comme une complaisance, et son
talent comme une faveur. XIV La
philosophie du dix-huitième siècle n'avait plus que de vieux et rares adeptes
survivants de la Révolution. La
philosophie catholique était représentée par deux hommes d'un puissant génie
de style. Quoique différents d'âge et de patrie, ils apparaissaient ensemble
et au même moment sur l'horizon du nouveau siècle. L'un,
le comte Joseph de Maistre, était un gentilhomme savoyard, émigré comme M. de
Bonald et ayant passé en Russie les longues années de la Révolution. Il était
déjà avancé en âge quand la chute de Napoléon lui rouvrit sa patrie. Il y
rentrait avec les idées qu'il en avait emportées vingt ans auparavant. Les
bouleversements de l'Europe, qu'il avait contemplés du fond de sa tranquille
retraite, ne lui paraissaient que la vengeance divine et l'expiation méritée
de l'abandon des doctrines antiques par l'esprit nouveau. Il ne discutait pas
comme M. de Bonald, il ne chantait pas comme M. de Chateaubriand, il
prophétisait avec les cheveux blancs, l'autorité et la rudesse d'un homme qui
portait le jour et les foudres de Dieu. Sa riche et puissante nature l'avait
merveilleusement prédisposé à ce rôle ou plutôt ce n'était point un rôle,
c'était une foi. Il croyait fermement tout ce qu'il disait. C'était un homme
de la Bible plus que de l'Évangile : il avait les audaces d'images, les
éclairs, les retentissements des oracles de Jéhovah. Il ne reculait devant
aucun paradoxe, pas même devant le bourreau et le bûcher. Il voulait que
l'autorité de Dieu sur les esprits fût armée comme l'autorité des trônes sur
les hommes. Contraindre pour sauver, amputer pour assainir, imposer la
tyrannie de la foi par les licteurs et par le glaive, voilà la doctrine qu'il
osait présenter à un monde énervé de scepticisme et devenu tolérant au moins
par incertitude de vérité. Le scandale de ces défis d'un philosophe absolu à
l'esprit humain attira l'attention publique sur ses œuvres. Le génie naturel
de son style le fit lire de ceux-là mêmes qui le réprouvaient. Ce style, qui
n'avait été façonné par aucun contact avec la littérature efféminée du
dernier siècle, avait les témérités, la grandeur et la beauté sauvage d'un
élément primitif : il rappelait les Essais de Montaigne. Mais c'était un
Montaigne ivre de foi au lieu d'être flottant de doute, sachant peu les
choses de son temps et trouvant dans ces ignorances mêmes la simplicité de
son dogme et la violence de sa conviction. Les Soirées de Saint-Pétersbourg,
premier livre de ce Platon des Alpes, étonnaient les hommes de lettres et
charmaient les hommes de foi. On n'imaginait pas alors qu'une secte
religieuse prendrait au sérieux les hardiesses de style du comte Joseph de
Maistre, homme aussi doux et aussi tolérant que ses images étaient terribles,
et qu'on ferait de son livre le code d'une doctrine de terreur. XV L'autre,
M. de Lamennais, était un jeune prêtre inconnu jusque-là au monde, né dans la
Bretagne, grandi dans la solitude et dans la rêverie, jeté par le dégoût des
passions et par l'impétuosité infinie des désirs dans le sanctuaire, et
voulant précipiter l'esprit de son siècle par la force de la persuasion au
pied des mêmes autels où il avait cru trouver la foi et la paix. Il n'y avait
trouvé ni l'une ni l'autre, et sa vie devait être plus tard le long
pèlerinage de son âme en mille autres cultes d'idées. Mais alors il était
ardent, implacable, et son zèle le dévorait sous la, forme de son génie. Ce
génie rappelait à la fois Bossuet et Jean-Jacques Rousseau. Logique comme
l'un, rêveur comme l'autre, plus poli et plus acéré que les deux. Son Essai
sur l'Indifférence en matière de religion était un des plus éloquents appels
qui pussent sortir du temple pour y convoquer la jeunesse par la raison et
par le sentiment. On s'arrachait ces pages comme si elles étaient tombées du
ciel sur un siècle désorienté et sans voie. M. de Lamennais était plus qu'un
écrivain alors, c'était l'apôtre jeune qui rajeunissait une foi. XVI Une
autre école philosophique se ranimait à côté de celle de ces philosophes
sacrés c'était celle du platonisme moderne, de cette révélation par la nature
et par la raison que Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre,
Ballanche, Jouffroy, Kératry, Royer-Collard, Aimé-Martin, disciple pieux et
continuateur de l'auteur des Études sur la nature, avaient substituée peu à
peu à ce matérialisme voisin de l'athéisme, crime, honte et désespoir de
l'esprit humain. Les philosophes allemands et écossais l'avaient élevée sur
les ailes de l'imagination du Nord jusqu'à la hauteur de la contemplation et
du mystère. Un jeune homme nourri et comme passionné par ces révélations
naturelles, orateur, écrivain politique, commençait à les révéler à la
jeunesse. C'était M. Cousin. Une éloquence grave, mystique, confidentielle et
à demi-voix comme les secrets d'un autre monde, pressait autour de lui les
esprits avides de croire après avoir tant douté. Sa parole promettait
toujours, c'était l'éternel crépuscule d'une éminente vérité. On espérait
sans cesse la voir éclore plus visible et plus complète de ses discours ou de
ses pages. L'imagination achevait ce que la philosophie avait ébauché. Un
concours pareil à celui qui entourait jadis Abailard inondait les portiques
des écoles. On n'en sortait pas éclairé, mais enivré. Le philosophe n'avait
pas dévoilé les mystères que Dieu seul révèle tour à tour à l'intelligence
pieuse de l'humanité, mais il avait accompli la seule fin de la philosophie
sur la terre, il avait élevé l'âme de la génération et tourné ses regards
vers Dieu. On était déjà bien loin du cynisme et de l'abrutissement d'idées
de l'empire. XVII L'histoire
est la politique en arrière des nations en repos, elle commençait de grandes
œuvres M. Augustin Thierry, ce bénédictin homérique, créait dans l'histoire
une restauration. Il faisait revivre, dans des récits consciencieux comme
l'érudition et attrayants comme l'art, les mœurs et les figures de nos
premières races les origines, les légendes et les affranchissements du tiers
état. M. de Ségur racontait en style épique la campagne de Napoléon en
Russie, et cette sépulture de sept cent mille hommes dans la neige ; M.
Thiers, les annales de la Révolution française, où sa claire intelligence
puisait et reversait la lumière des faits ; M. Guizot, des considérations
dogmatiques qui pliaient les événements aux théories ; M. Michaud, les
croisades, cette épopée du fanatisme chrétien M. de Barante, des chroniques
qui rajeunissaient la France dans la naïveté de ses premiers âges M.
Michelet, les premières pages de ses récits, pleines alors de la crédulité et
de la candeur de la jeunesse, ces grâces poétiques de l'historien M. Daru, la
grandeur et la chute de Venise ; Lacretelle, tout le dix-huitième siècle
auquel il avait assisté, modéré et pur. XVIII L'empire,
qui avait imposé le silence ou la bassesse aux écrivains, laissait cependant
un grand nombre d'hommes éminents ou notables dans les ordres divers de la
littérature. Le vieux Ducis vivait encore il reportait aux Bourbons la
fidélité de ses anciens souvenirs, qui avaient survécu à son républicanisme.
Inflexible aux faveurs de l'empire, il acceptait celles de Louis XVIII, son
premier patron. Raynouard, ami de M. Lainé, âme désintéressée, cœur libre et
voix indépendante, ajoutait des tragédies sévères à sa belle tragédie des Templiers.
Chénier, constant dans l'inconstance générale, protestait en vers énergiques
pour la philosophie et pour la liberté. On l'avait accusé du meurtre de son
frère pendant la terreur ; il lavait dans ses larmes d'indignation cette
calomnie à sa tendresse. Lemercier, esprit bizarre associé à un cœur noble et
droit, gardait aussi sa fidélité à la république, qu'il n'avait pas
prosternée sous l'empire. Briffault, après avoir tenté avec succès la scène
française par des drames jetés au moule de Voltaire, renonçait pour la gloire
légère des salons aux travaux austères du tragique, et semait, comme Boufflers,
son esprit et sa grâce au vent. Casimir Delavigne chantait en strophes
latines et grecques les revers de la patrie dans les Messéniennes, ces
préludes de sa vie de poète. Hugo, encore enfant, balbutiait déjà des
strophes qui faisaient faire silence aux vieilles cordes de la poésie de
tradition. Soumet ; tendre comme André Chénier dans l'élégie, harmonieux
comme Racine dans l'épopée, flottait entre les deux écoles. Millevoye mourait
un chant divin sur les lèvres. Vigny méditait, en s'écoutant lui-même, ces
œuvres de recueillement et d'originalité qui n'ont point de genre parce
qu'elles ne rappellent qu'une âme solitaire comme son talent. Sainte-Beuve
conversait, en termes nonchalants et tendres, avec les amis de sa jeunesse
qu'il devait critiquer plus tard en les regrettant. Andrieux, Guiraud',
Étienne, Duval, Parseval-Grandmaison, Viennet, Esménard, Saint-Victor,
Campenon, Baour-Lormian, Michaud, Pongerville, Jules Lefèvre, Émile
Deschamps, Berchoux, Charles Nodier, Senancourt, Xavier de Maistre, le Sterne
des Alpes, frère du philosophe Montlosier ; Genoude, M. de Frayssinous,
prédicateur, Feletz, madame Dufrénoy, madame Desbordes-Valmore, madame
Cottin, madame Tastu, madame de Genlis, mademoiselle Delphine Gay, depuis
madame de Girardin, et dont le talent devait illustrer deux noms, plusieurs
autres noms qui s'éteignaient ou qui commençaient à poindre dans le siècle,
assistaient ainsi au déclin de l'empire et à l'aurore de la restauration. La
nature, qui avait paru stérile parce qu'elle était distraite par la
révolution, par la guerre et par le despotisme, se remontrait plus productive
que jamais. C'était la végétation d'une nouvelle sève longtemps comprimée, la
renaissance de la pensée sous toutes les formes de l'art moderne. Une
nouvelle ère de la poésie, de la politique, de la religion, devait couver
dans ce foyer dont la paix et la liberté avaient ravivé les flammes. On
reconnaissait la France au moment où elle était vaincue par la frénésie
d'ambition de son chef ; elle reprenait le sceptre de l'intelligence cultivée
et de l'opinion dans le monde. XIX Le
retour de la famille des Bourbons et d'une aristocratie qui avait toujours
patronné, honoré et cultivé les lettres et les arts, contribuait puissamment
a ce mouvement de l'intelligence. La société française retrouvait tous ses
foyers dispersés dans les salons de 'Paris. Cette société est à l'esprit
humain ce que le rapprochement des corps animés est à la chaleur. La
conversation est, en France, comme elle était à Athènes, une partie du génie
du peuple. La conversation vit de loisir et de liberté. Les catastrophes de
la Révolution d'abord, les proscriptions, les prisons, les échafauds ; puis
la guerre sans terme, la dispersion de l'aristocratie française à l'étranger,
dans ses provinces, dans ses châteaux, et enfin la police inquisitoriale du
despotisme ombrageux de Napoléon, l'avaient tuée ou amortie depuis vingt ans.
Les malheurs publics étaient le seul entretien des dernières années de
l'empire. La conversation était revenue avec la restauration, avec la cour,
avec la noblesse, avec l'émigration, avec lé loisir et la liberté. Le régime
constitutionnel, qui fournit un texte continuel à la controverse des partis,
la sécurité des opinions, l'animation et la licence des discours, la
nouveauté même de ce régime politique qui permettait de penser et de parler
tout haut dans un pays qui venait de subir dix ans de silence, accéléraient,
plus qu'à aucune autre époque de notre histoire, ce courant d'idées et ce
murmure régulier et vivant de la société de Paris. Elle avait ses foyers
principaux dans les riches quartiers du faubourg Saint-Germain et de la
Chaussée-d'Antin. XX Le
premier centre de cette société renaissante était le cabinet même du roi.
Louis XVIII avait vécu, avant l'émigration, dans la familiarité des écrivains
sérieux ou futiles de sa jeunesse. Les longs loisirs de l'émigration, la vie
immobile et studieuse à laquelle l'infirmité de ses jambes le condamnait,
avaient accru en lui le goût des entretiens. C'est le plaisir sédentaire de
ceux qui ne peuvent aller chercher le mouvement des idées au dehors, et qui
s'efforcent de le retenir autour d'eux. C'était le roi du coin du feu. La
nature l'avait doué et la lecture l'avait enrichi de tous les dons de la
conversation déjà naturels à sa race. Il avait autant d'esprit qu'aucun homme
d'État ou qu'aucun homme de lettres de son empire. M. de Talleyrand lui-même,
si renommé par sa convenance et par sa finesse, ne le surpassait pas en
à-propos, les politiques en éloquence, les poètes en citations, les érudits
en mémoire. Il se plaisait à donner tous les matins des audiences longues et
intimes aux hommes les plus éminents de ses conseils, de ses académies, de
ses corps politiques, de sa diplomatie, et aux étrangers remarquables qui
traversaient la France. Les femmes illustres ou célèbres y étaient admises et
recherchées. Là, ce prince jouissait véritablement du trône. Il descendait,
pour paraître plus grand, à toutes les familiarités d'entretien. Il révélait
un homme égal à tous les hommes supérieurs de son temps dans la conversation.
Il se plaisait à étonner et à charmer ses interlocuteurs ; il régnait par
l'attrait ; il se sentait et il se faisait sentir l'homme d'esprit par
excellence de son empire. C'était son sceptre personnel, à lui il ne l'aurait
pas échangé contre celui de sa naissance. Sa belle figure, son regard
lumineux, le son de sa voix grave et modulé, son geste ouvert et accueillant,
sa dignité respectueuse envers lui-même comme envers les autres, l'intérêt
même qu'inspirait cette infirmité précoce d'un prince jeune par le visage et
par le buste, vieillard seulement par les pieds ; ce fauteuil roulé par des pages,
ce besoin d'un bras emprunté pour le moindre mouvement dans son salon ; ce
bonheur des entretiens prolongés, visible sur ses traits tout imprimait dans
l'âme des hommes admis en sa présence un sentiment de respect pour le prince
et de sincère admiration pour l'homme. La familiarité et l'esprit étaient
remontés sur le trône et en redescendaient avec lui. Le soir, dans les
réceptions officielles de sa cour, il n'avait que des gestes, des sourires,
des mots pour chacun mais tout était royal, juste et fin dans ces gestes,
dans ces sourires et dans ces mots. La présence de cœur était égale à la
présence d'esprit. Il représentait admirablement la royauté antique chez un
peuple nouveau ; il s'étudiait à -confondre deux dates, et il y réussissait
il aimait à. paraître l'homme de la France nouvelle autant que le roi de la
vieille France il se faisait pardonner la supériorité de son rang par la
supériorité de sa grâce et de son esprit. XXI M. de
Talleyrand réunissait chez lui les diplomates, les hommes éminents de la
Révolution et de l'Empire passés sur sa trace au nouveau règne, les jeunes
orateurs ou les jeunes écrivains qu'il désirait capter a sa cause, et qui
venaient étudier de loin chez ce courtisan réservé et consommé la finesse qui
pressent les événements, les manœuvres qui les préparent, l'audace qui s'en
empare pour les tourner à son ambition. M. de Talleyrand, comme tous les
hommes supérieurs à ce qu'ils font, avait toujours de longs loisirs pour le
plaisir, le jeu, les entretiens. Il craignait, il aimait et il soignait les
lettres au milieu du tumulte des affaires. Nul ne pressentait de plus loin le
génie dans des hommes encore ignorés. Ce ministre, qu'on croyait absorbé dans
les soucis de la cour et dans le détail de l'administration, traitait tout,
même les plus grandes choses, avec négligence, laissait faire' beaucoup au
hasard, qui travaille toujours, et passait des nuits entières à lire un
poète, à écouter un article, à se délasser dans l'entretien d'hommes et de
femmes désœuvrés de tout, excepté d'esprit. Il avait un coup d'œil pour
chaque homme et pour chaque chose, distrait et attentif au même moment. Sa
conversation était concise, mais parfaite. Ses idées filtraient par gouttes
de ses lèvres, mais chaque parole renfermait un grand sens. On lui attribuait
un goût d'épigrammes et de saillies qu'il n'avait pas. Son entretien n'avait
ni la méchanceté ni l'essor que le vulgâire se plaisait à citer et a admirer
dans les reparties d'emprunt faites sous son nom. Il était au contraire lent,
abandonné, naturel, un peu paresseux d'expression, mais toujours infaillible
de justesse. Il avait trop d'esprit pour avoir besoin de le tendre. Ses
paroles n'étaient pas des éclairs, mais des réflexions condensées en peu de
mots. XXII Madame
de Staël attirait autour d'elle tous les hommes qui n'avaient pas rapporté de
l'émigration l'horreur de 1789 et l'antipathie contre le nom de son père. Sa
société se composait de quelques rares républicains, survivants purs et
constants de la Gironde ou de Clichy, des débris du parti constitutionnel de
l'Assemblée constituante, des -royalistes nouveaux, des philosophes, des
orateurs, des poètes, des écrivains, des journalistes de toutes les dates.
Elle était le foyer de toutes ces opinions et de tous ces talents neutralisés
dans son salon par la bonté de son âme et par la tolérance de son génie. Elle
aimait tout,' parce qu'elle comprenait tout. Elle était aimée universellement
aussi, parce que ses opinions n'avaient jamais été. des haines, mais des
enthousiasmes. Ces enthousiasmes étaient la température naturelle de son cœur
et de sa parole. Sa conversation était une ode sans fin. On se pressait
autour d'elle pour assister à cette éternelle explosion d'idées hautes et de
sentiments magnanimes exprimés par l'éloquence inoffensive d'une femme. On en
sortait passionné contre la tyrannie, pour la liberté, pour le génie, pour
les perspectives sans limites de l'imagination. Le foyer de ce salon
réchauffait toute l'Europe. Madame de Staël était le Mirabeau de la
conversation et des lettres. Elle ne remuait pas seulement dans ses
improvisations la révolution de la France, mais la révolution de
l'imagination humaine. Un délire sublime et ravi s'emparait de ses auditeurs.
Le monde moderne n'avait pas vu, depuis les sibylles, l'incarnation du génie
viril sous les traits d'une femme. Elle était la sibylle de deux siècles à la
fois, du dix-huitième et du dix-neuvième, de la Révolution à son berceau, de
la Révolution près de sa tombe. XXIII Une
autre femme, fille d'un Girondin héroïque, la duchesse de Duras, ouvrait plus
exclusivement son salon aux royalistes, aux hommes de cour, aux femmes belles
et spirituelles du temps, aux écrivains ou aux politiques de l'école de la
monarchie. Ce salon était consacré surtout par l'enthousiasme de madame de
Duras et de M. de Chateaubriand, son oracle et son ami. Elle réunissait,
autour de lui et pour lui, tous les adorateurs de son talent. Les lettres s'y
mêlaient aux affaires d'État, les vers et les rumeurs aux discours. Académie
et conciliabule à la fois, ce salon rappelait ceux de la Fronde, où l'amour
et la poésie réunissaient les femmes et les ambitieux. Madame de Duras elle-même
écrivait avec goût et avec passion. Elle avait assez de feu pour reconnaître
et pour adorer le génie dans les autres. Une enfant dans toute la fleur de la
beauté et dans toute la fraîcheur de son chant, mademoiselle Delphine Gay, y
lisait ses premiers vers. XXIV Dans le
faubourg Saint-Germain, l'hôtel de la princesse de La Trémouille, autrefois
princesse de Tarente, était le centre de réunion. de l'ancienne politique et
de l'ancienne littérature, revenue de l'exil avec la haute aristocratie de
cour. On n'y tolérait rien de ce qui transigeait avec le temps. Louis XVIII
lui-même y était suspect de mésalliance avec les idées et les hommes de la
Révolution. C'était là que M. de Feletz, M. de Bonald, M. Ferrand, M. de
Maistre, M. Bergasse et les écrivains implacables aux nouveautés avaient leur
public. C'était là aussi que les orateurs du royalisme exalté et de
l'émigration irréconciliable venaient concerter leur opposition, fronder les
Tuileries, aspirer au règne du comte d'Artois, ce roi anticipé des vieilles
choses. Deux
autres salons plus peuplés et plus jeunes s'ouvraient dans le même quartier
aux hommes littéraires ou parlementaires qui se retrouvaient ou qui se
cherchaient pour se refléter de l'éclat ou pour se prêter de la force
d'opinion. Deux femmes jeunes, belles de charmes, les y attiraient c'étaient
madame la duchesse de Broglie et' madame de Saint-Aulaire, réunies par l'âge,
par le goût des choses intellectuelles, par les mêmes amis, par l'opinion et
par l'amitié. XXV Madame
de Broglie était fille de madame de Staël. Elle avait été élevée par elle
dans l'enthousiasme du génie. Mais son enthousiasme, plus pieux que celui de
sa mère, était surtout de la vertu la piété sanctifiait à l'œil la
mélancolique beauté de ses traits. C'était l'hymne intérieur d'une belle âme
révélée dans une angélique figure de la pensée. Son mari, le duc de Broglie,
aristocrate de naissance, impérialiste d'éducation, libéral d'esprit, avait
toutes les conditions d'importance dans un règne et dans une époque qui
participaient de ces trois natures d'opinion. Il ne pouvait manquer d'être
recherché par les trois partis qui aspiraient à se populariser de son nom et
de son mérite. Une opposition éloquente sous une monarchie parlementaire
était le rôle qui convenait a son attitude,* l'attitude des Grey, des
Shéridan, des Holland, des Fox, ces grandes familles patriciennes retrempées
par la tribune dans la faveur des plébéiens. Ce salon rassemblait les amis de
madame de Staël, les étrangers de haute naissance ou de haute illustration,
les orateurs de l'opposition dans les deux chambres, les écrivains et les
publicistes de la jeune génération, quelques républicains de théorie qui
s'accommodaient au temps et qui ajournaient leurs espérances. M. de La
Fayette, temporisateur et patient comme un débris et une pierre d'attente, y
venait. C'était une atmosphère de mécontents sans colère, ayant l'attitude
plus que l'acharnement des oppositions. M. Guizot y préludait à la tribune
par des brochures politiques qui dogmatisaient trop pour émouvoir. Il avait
le silence de il préméditation sur les lèvres, l'ardeur de la volonté dans
les yeux. On ne pouvait le voir sans un pressentiment. M. Villemain, le
Fontenelle du siècle, y dissertait avec un insouciant scepticisme, qui est
l'indifférence de la supériorité. M. de Montlosier y adaptait ses paradoxes
aristocratiques aux passions de la démocratie. Une grande tolérance
s'interposait. Les hommes et les opinions, la jeunesse, la longue perspective
des choses et d'idées futures, la littérature, l'éloquence, la poésie, la
grâce des manières, planaient sur tout et tempéraient tout. C'étaient les
illusions d'une aurore de gouvernants, un salon de Girondins avant leur
triomphe et leur perte. Beaucoup d'hommes promis à l'ambition, à la gloire ou
au malheur se coudoyaient là avant de se séparer pour parcourir des routes
diverses on eût dit d'une halte avant le combat. XXVI Les
mêmes hommes et les mêmes femmes se retrouvaient chez madame de
Saint-Aulaire, amie de madame la duchesse de Broglie, et comme elle dans la
splendeur de sa vie, de sa beauté, de son esprit. Mais ce salon, moins
politique, s'élargissait pour toutes les supériorités acquises ou pour toutes
les espérances de la littérature et des arts. Les partis s'effaçaient en
entrant. La haute naissance et les opinions royalistes s'y confondaient avec
l'illustration récente et les doctrines libérales. -On n'y recherchait que la
distinction personnelle et l'élégance des idées. C'était le congrès de
l'esprit national, neutralisé dans un hôtel de Paris par les charmes d'une
femme éminente. M. de Talleyrand, la duchesse de Dino, sa nièce, favorite
étrangère, belle et morne comme une étoile du ciel d'Ossian ; M. de Barante,
M. Guizot, M. Villemain, M. de Saint-Aulaire, M. de Forbin, M. Beugnot,
esprit érudit, anecdotique et répandu les Bertin, esprits contenus et
observateurs les Cousin, les Sismondi, les philosophes, les historiens, les
publicistes les poètes y échangeaient perpétuellement entre eux les
émulations et les applaudissements, ces préludes de gloire que la jeunesse
aspire dans le murmure des lèvres des femmes admirées. On s'y croyait reporté
à la seconde naissance d'un dix-septième siècle, élargi et ennobli encore par
la liberté. XXVII Une
autre femme remarquable par le charme attrayant et par la grâce sérieuse de
l'esprit, madame de Montcalm, sœur du duc de Richelieu, réunissait en plus
petit nombre et plus exclusivement les hommes politiques et les écrivains du
parti modéré de la Restauration. Là on entendait M. Lainé homme d'antique
candeur M. Pozzo di Borgo, orateur, guerrier, diplomate, véritable Alcibiade
athénien, exilé longtemps dans les domaines de Prusias, et revenant confondre
en lui dans son pays son double rôle d'ambassadeur d'un souverain étranger et
de citoyen de sa patrie ; Capo d'Istria, destiné, par le charme et par
l'élévation de son esprit, à séduire l'Europe pour la Grèce, et à mourir en
essayant de la ressusciter ; le maréchal Marmont, portant sur ses beaux
traits la tristesse d'une défection du devoir et de l'amitié pour ce qu'il
avait cru un devoir supérieur à toute amitié et à toute reconnaissance,
l'humanité, et disant à Louis XVIII en lui demandant la vie du maréchal Ney,
son compagnon d'armes : « Vous me la devez, car je vous ai donné, moi, plus
que la vie » M. Hyde de Neuville, royaliste libéral, s'efforçant de retenir
dans un même amour la chevalerie et la liberté, cette chevalerie des peuples
qu'il ne réussissait à unir que dans son cœur ; M. Molé, portrait d'homme
d'État, jeune et pensif à la Van Dyck, mais qui portait sur ses lèvres trop
de sourires à trop de fortunes ; M. Pasquier, de naissance parlementaire,
d'intelligence cultivée, d'aptitude universelle, de paroles fluides, de
convictions larges, fidèle seulement aux élégances d'esprit et à
l'aristocratie des sentiments ; M. Mounier, fils du célèbre constituant de ce
nom, longtemps secrétaire intime de Napoléon, toujours respectueux pour sa
mémoire, rallié aux Bourbons parce qu'ils étaient le gouvernement nécessaire
de sa patrie, esprit juste, studieux, modeste, infatigable, ayant le culte de
l'amitié et de la reconnaissance dans le cœur, la raillerie socratique dans
le sourire, les grâces sérieuses de l'homme d'État dans la conversation.
Cette réunion où les lettres se mêlaient tous les soirs a la politique était
l'école des hommes d'État. XXVIII M.
Casimir Périer, M. Laffitte, quelques autres hommes nouveaux, riches et
influents, recevaient, sur l'autre rive de la Seine, les débris de la
république et de l'empire. Les ambitieux ajournés et les mécontents
irréconciliables commençaient à former le noyau de cette opposition acerbe,
où les' regrets du despotisme tombé et les aspirations à la république, par
une contradiction que la passion commune explique, se confondaient sous le
nom de libéralisme dans leur animosité contre l'aristocratie et les Bourbons.
Là commençait à éclore la renommée, d'abord voilée, bientôt populaire, d'un
des phénomènes les plus étranges de la littérature française, Béranger, un
tribun chantant. Comme tous les esprits indépendants, Béranger avait senti le
poids de la tyrannie, et il avait protesté en vers, cette âme du poète,
contre l'oppression. Son génie, éminemment plébéien d'accent, quoique
aristocratique d'élégance, était républicain comme son âme. L'empire aurait
dû le soulever comme la grande apostasie de l'armée à la république. Mais
Béranger, plus patriote encore que républicain, et plus sensible aux ruines
de la patrie qu'aux ruines de son opinion, n'avait vu que le sang des braves
et l'incendie des chaumières de son pays. Pendant l'invasion, sa pitié et sa
colère l'avaient emporté sur ses répugnances contre l'empire. Il avait oublié
le tyran d'un peuple, il n'avait vu que le chef guerrier d'une nation. Et
puis, pour les cœurs généreux, la chute absout. L'écroulement de Napoléon lui
avait valu le pardon du poète. Chateaubriand avait valu une armée aux
Bourbons Béranger allait valoir un peuple au bonapartisme. Rouget de Lisle en
1789 avait poussé des bataillons aux frontières par la Marseillaise ;
Béranger allait pousser des milliers d'âmes à l'opposition par ses poèmes
chantés. XXIX Casimir
Delavigne, Étienne, Jouy, Benjamin Constant, Lemercier, Arnault, tous les
poètes, tous les écrivains disciplinés, dotés, patentés de gloire par
l'empire, et tous ceux qui répugnaient aux Bourbons et à l'aristocratie,
fréquentaient ces salons plébéiens. On y notait déjà des fortunes naissantes
d'esprit qui caressaient cette opinion, et qui se prédestinaient eux-mêmes à
devenir les écrivains, les orateurs et les hommes consulaires de la
bourgeoisie sous le sceptre du duc d'Orléans. Dans ce nombre, M. Thiers et M.
Mignet, deux jeunes hommes du Midi, unis par l'amitié et par l'espérance,
commençaient à se signaler par de belles ébauches d'histoire et de politique.
Ils remontaient à la Révolution pour mieux prendre leur course et leur
direction vers des révolutions nouvelles. De
nombreux journaux luttaient au nom des deux grandes opinions qui commençaient
à trancher la France. Mais les luttes étaient loin encore d'avoir l'âpreté,
la colère et l'injure qu'elles contractèrent quelques mois plus tard dans la
Minerve, Satire Ménippée de la Restauration, et dans le Conservateur, foyer
ouvert à tous les regrets, à tous les ressentiments et à toutes les
exagérations des royalistes. L'opinion publique encore douce et conciliante
commandait, autant que la censure, une certaine modération et une certaine
élégance même aux hostilités des deux partis. On ne se combattait encore que
par des épigrammes, on devait se combattre bientôt avec des vengeances. XXX Ce
n'était pas le parti républicain, c'était le parti napoléonien et militaire
qui commençait la guerre, avec la précipitation, l'imprudence et l'animosité
d'un parti qui n'acceptait pas sa défaite. L'impératrice
répudiée, Joséphine, vivait retirée et honorée à la Malmaison, étrangère non
aux larmes, mais aux implacables amertumes de sa grandeur déchue. La reine
Hortense, fille de cette impératrice et du marquis de Beauharnais, n'avait pu
se résoudre à la retraite et à l'obscurité que lui commandaient la
répudiation de sa mère, la séparation de son mari, Louis, frère de Napoléon,
roi de Hollande, et enfin la chute de Napoléon lui-même, seul auteur de
toutes ces fortunes qu'il devait entraîner après lui. Accoutumée à
l'adoration de la cour impériale, que son titre, de belle-fille de l'empereur
et la faveur paternelle de ce souverain pour elle lui assuraient, la reine
Hortense avait voulu en jouir même après lui. Elle avait employé la magie de
son nom, le prestige de ses souvenirs, l'influence de ses grâces sur
l'empereur Alexandre, pour que ce prince obtînt ou exigeât en sa faveur de
Louis XVIII le titre de duchesse à Saint-Leu, la conservation de ses
richesses et la résidence de Paris ou dans sa retraite royale de Saint-Leu.
Elle était devenue pour la jeunesse militaire de l'empire l'idole tolérée du
napoléonisme, adorée encore sous les traits d'une femme belle, jeune,
spirituelle, passionnée. Tous les jeunes officiers de la maison militaire de
l'empereur, tous les poètes, tous les écrivains qui restaient fidèles à cette
gloire ou qui voulaient se vouer à ce culte d'une grandeur plutôt éclipsée
qu'évanouie, se réunissaient chez la reine Hortense. C'est de là que
jaillissaient contre les Bourbons et leurs serviteurs surannés ces chants
populaires, élégies de la gloire, ces railleries, ces épigrammes, ces
caricatures, ces mots frappés comme des médailles de haine et de mépris, qui
se répandaient dans le peuple et dans l'armée pour y propager la conspiration
du mépris. C'est de là aussi que les derniers soupirs de la passion filiale
d'une jeune femme pour celui qui avait fait sa grandeur et sa puissance, et
les premières insinuations de son retour, partaient pour atteindre Napoléon à
l'île d'Elbe et pour lui porter les symptômes de la conjuration militaire qui
s'ourdissait pour lui sous les dehors d'un culte purement filial. Dans ce
cénacle du culte impérial, l'amour, les lettres, la poésie, les arts, les
intimités de la société, les confidences de l'entretien, les retours sur le
passé, les égarements de la mémoire, tenaient moins encore de la littérature
que de la conspiration. XXXI Mais
pendant que cette opposition de famille, de femmes, de jeunes officiers, de
courtisans sans maîtres, élevait ainsi chez la reine Hortense, à Saint-Leu,
cour contre cour, une opposition plus réservée, plus patriotique et plus
nationale se révélait à Paris par les écrits populaires de Carnot et de
Fouché répandus à profusion dans le peuple. Carnot,
républicain des temps antiques, d'autant plus ferme qu'il était plus modéré
et plus patient dans ses vues, avait traversé dans une opposition froide et
austère le règne de Napoléon. Il ne s'était offert à reprendre du service
qu'au moment suprême où ce despotisme s'écroulait et où la cause de la patrie
pouvait se confondre par le péril de l'invasion avec la cause de l'empereur.
Il avait défendu Anvers comme le boulevard de la Belgique et du nord de la
France menacé. Rentré à Paris avec une gloire modeste, il avait mesuré la
profondeur des revers et des dangers pour la France. Il avait vu dans ces
revers mêmes quelque espérance de renaissance pour la liberté
constitutionnelle. Il avait oublié ses propres intérêts de parti pour
accueillir une restauration avec justice sinon avec faveur. Sans doute Carnot
portait sur son nom la tache indélébile aux yeux du frère de Louis XVI de son
vote de mort dans le jugement du roi, et la tache plus ineffaçable encore de
sa responsabilité nominale dans les proscriptions sanglantes du comité de
salut public. Il y avait siégé à côté de Robespierre et de Saint-Just. Mais
tout le monde savait en France que cette complicité apparente de Carnot avait
couvert une profonde inimitié contre ses collègues sanguinaires, et qu'il
avait tenu dans ce comité de gouvernement non la hache de la Convention, mais
l'épée qui couvrait les frontières de la patrie. On se souvenait de plus que
Carnot, quelques mois plus tard, avait été proscrit comme partisan de la
modération révolutionnaire et même comme suspect de complicité avec ceux qui
conspiraient le rétablissement d'une souveraineté constitutionnelle. Il
n'avait échappé à la haine des hommes extrêmes de la Convention que par la
fuite et par l'exil volontaire hors de sa patrie. Il n'avait jamais consenti
a plier sous Bonaparte. Carnot jouissait a tous ces titres alors d'un
ascendant sur tous les partis, indulgence des royalistes, estime des modérés,
popularité des républicains. Il y avait de l'oracle dans sa voix. XXXII Il osa
la faire entendre avec une mâle liberté qui charma les uns, avec une audace
de défi qui souleva les autres. Il osait dans son manifeste reprocher le
meurtre de Louis XVI non aux républicains, mais aux royalistes. «
L'inviolabilité de la personne royale ne dut pas arrêter les juges Louis XVI
n'était plus roi quand il fut jugé. Cette inviolabilité, d'ailleurs,
n'aurait-elle pas des limites ? protégerait-elle également le souverain
légitime et l'usurpateur ? faudra-t-il regarder comme inviolables et sacrés
les princes pour lesquels il n'y a rien de sacré et d'inviolable ? C'est la
force qui décide de tout. Il n'est pas étonnant que les Jacobins aient eu
raison d'abord, ensuite le Directoire, ensuite Bonaparte, enfin les Bourbons,
dont la famille avait déjà eu raison une première fois pendant neuf siècles.
Mais puisqu'il est reconnu qu'il n'y a pas de bon droit sans la force, il
faut donc faire en sorte que les Bourbons ne perdent pas la leur, et encore
plus qu'une partie de cette force ne se tourne pas contre l'autre. « Tout
pardonner, conserver à chacun ses places ses honneurs, laisser dans le Sénat
des hommes qui ne savaient point flatter, ne pas exclure des emplois
secondaires ceux qu'avait pu égarer un amour excessif de la liberté ; honorer
les militaires et ne pas avoir l'air de leur pardonner leurs victoires impies
voilà ce qu'on devait faire. Et qu'a-t-on fait ? On a fait de tout ce qui
portait le nom de patriote une population ennemie au milieu d'une autre à
laquelle on a donné indiscrètement une préférence éclatante. Si vous voulez
aujourd'hui paraître à la cour avec distinction, gardez-vous bien de dire que
vous êtes un de ces vingt-cinq millions de citoyens qui ont défendu leur
patrie avec quelque courage contre l'invasion des ennemis, car on vous
répondra que ces vingt-cinq millions de prétendus citoyens sont vingt-cinq
millions de révoltés, que ces prétendus ennemis furent toujours des amis.
Dites que vous avez eu le bonheur d'être chouan, ou Vendéen, ou transfuge, ou
Cosaque, ou Anglais, ou enfin qu'étant resté en France, vous n'avez sollicité
des places auprès des gouvernements éphémères qui ont précédé la Restauration
qu'afin de les mieux trahir et de les faire plus tôt succomber alors votre
fidélité sera portée aux nues, vous recevrez de tendres félicitations, des
décorations, des réponses affectueuses de toute la famille royale. » XXXIII Fouché
voulut à l'imitation de Carnot, mais dans d'autres vues, ressaisir une sorte
de ministère de la police sur l'opinion. Il répandit, les unes manuscrites,
les autres imprimées, une série de lettres menaçantes pour les Bourbons.
Parlant au roi comme plénipotentiaire de la Révolution, traitant d'égal à
égal avec la couronne, dédaignant, accusant, outrageant les hommes de la cour
de Louis XVIII, faisant gronder sur leurs têtes les menaces d'une seconde
terreur, caressant pour le roi seul et mettant le marché à la main à la
Restauration. Ces
lettres de Fouché eurent sur l'opinion un effet différent, mais immense. On
méprisait Fouché, mais on avait le préjugé de sa profonde habileté. On
croyait qu'il était le dictateur secret du parti révolutionnaire, parce qu'il
en prenait hardiment le ton et l'attitude. On voyait dans ses mains les fils
de toutes les anciennes polices qui ne s'y étaient jamais rompus tout à fait,
même dans ses exils. On ne le soupçonnait pas capable de parler si haut s'il
ne s'était senti si fort. On mesurait cette force à son audace. On savait de
plus qu'il avait de secrètes conférences et des intimités politiques avec
quelques hommes de la familiarité occulte du comte d'Artois, et avec M. de
Blacas lui-même. Il recommençait à pratiquer aussi les bonapartistes. Ce
triple rôle, qu'on ne pouvait s'expliquer que par l'importance que ces partis
divers attachaient à cet homme, faisait des lettres de Fauché pour les uns un
scandale, pour les autres une énigme, pour tous un événement. XXXIV Le roi
ne s'irritait pas de ces symptômes. Il écoutait sans colère, il regardait
sans prévention les hommes les plus compromis dans le parti républicain. Il
ne les considérait pas comme irréconciliables avec le rétablissement de sa
maison en France. Il acceptait et il recherchait même toutes les occasions
d'entrer en rapports confidentiels avec eux, et paraissait prêter
non-seulement attention, mais crédit à leurs conseils. Ces hommes, de leur
côté, se souvenaient d'une certaine complicité d'idées de ce prince avec eux
au commencement de la Révolution, et, cherchant à confirmer dans son cœur
l'amnistie politique qu'il leur devait par une certaine faveur secrète et
personnelle, se rapprochaient de lui dans l'ombre, et ne cessaient de lui
répondre de la Révolution s'il consentait à se laisser diriger ou seulement
éclairer par eux. XXXV Tel était Barras, un des débris les plus marquants de la république, un des héros du 9 thermidor, sauveur de la Convention contre les Jacobins de Robespierre, membre prépondérant du Directoire exécutif, auteur de la fortune de Bonaparte, renversé par ce soldat qu'il avait élevé, devenu l'ennemi de l'usurpateur de la république et du trône, mais régicide, et, à ce titre, odieux, quoique nécessaire aux Bourbons. L'instinct d'une haine commune contre Bonaparte et d'une défense commune contre le parti de cet empereur exilé devait unir la cour et Barras. Cet ancien directeur était d'une naissance illustre. La noblesse de son origine laisse toujours une certaine parenté de cœur entre un gentilhomme et le trône même qu'il a renversé. Le sang lutte contre les opinions, en triomphe quelquefois, ramène toujours du moins aux souvenirs de la première vie. Louis XVIII et le comte d'Artois eurent, par M. de Blacas et par M. de Bruges, des conférences indirectes avec Barras. Ces anciens révolutionnaires et ces anciens émigrés cherchaient de bonne foi à se comprendre, mais ils ne parlaient pas la même langue, ils ne se comprirent pas. Ces conférences entre la cour, Fouché et Barras, demeurèrent sans résultat sur le gouvernement. Les négociateurs s'offraient réciproquement ce qui ne leur appartenait plus Fouché et Barras, la Révolution qui leur avait depuis longtemps échappé ; le roi et M. de Blacas, l'émigration et la contre-révolution qu'il ne leur était plus possible de dominer. Un mouvement sourd, instinctif et général, emportait déjà chacun de ces partis impuissants de son côté. Un seul parti encore vivace surgissait entre les deux et allait les submerger sous la plus soudaine et la plus irrésistible révolution militaire dont les annales du monde aient gardé la mémoire. Car lorsque César passa le Rubicon pour venir anéantir ta république, il conduisait deux cent mille Romains contre Rome. Napoléon n'allait ramener que son nom et l'ombre de ses victoires pour renverser l'œuvre de l'Europe et pour reconquérir sa patrie. |