HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

LIVRE DOUZIÈME.

 

 

Circulaire du ministre de l'intérieur sur les élections. — Irritation et ombrages du pays. — Lamartine la désavoue à l'Hôtel-de-Ville et dans une proclamation au peuple. — Manifestation des compagnies d'élite de la garde nationale. — Journée du 17 mars. — Ses meneurs. — Sa pensée secrète. — Rassemblement immense sur la place de Grève. — Les clefs de clubs devant le Gouvernement provisoire. — Sommations menaçantes de Blanqui. —Discours de Louis Blanc et de Ledru-Rollin. —Interpellation jetée à Lamartine. — Sa réponse. — Évacuation de l'Hôtel-de-Ville. — Défilé de la manifestation dans Paris. — Inquiétudes de Lamartine sur l'avènement de l'Assemblée nationale. — Sa résolution de l'obtenir à tout prix. — Ses rapports secrets avec le général Négrier. — Ses intelligences avec Barbès, Raspail, Lamennais, Sobrier, Cabet et les chefs des clubs. — Son entrevue avec Blanqui. — Echauffourée de Risquons-Tout. — Tentative des réfugiés contre la Savoie. — Députations des Polonais et des Irlandais à l'Hôtel-de-Ville. — Discours de Lamartine.

 

I.

Pendant que ces négociations et ces informations sourdes, mais loyales, préparaient et éclairaient au dehors le terrain européen où la République voulait s'établir sans bouleversement pour les nationalités ; pendant que sa diplomatie tenait le monde en suspens et donnait ainsi à la nation le temps de se constituer et de s'armer pour la défense ; Paris continuait à vivre d'enthousiasme et à respirer les espérances presque unanimes de sa révolution. La République n'avait point d'ennemis ; à peine quelques incrédules ; ceux qui avaient tremblé au premier moment à ce nom, s'étonnaient de sa magnanimité, de son calme, de son harmonie. Les premiers programmes du gouvernement, le respect volontaire du peuple pour l'autorité surgie du hasard, la patience des ouvriers, la charité des riches, la sérénité de tous, répandaient une lumière sans ombre sur ces premières semaines de la République. Les malheureux attendaient, les heureux jouissaient de leur sécurité, les opinions les plus adverses se réconciliaient sur ce large terrain de liberté, asile commun et sûr ouvert à tout le monde. Les partis précipités du pouvoir, et encore étonnés de leur chute, savaient gré alors au gouvernement de la magnanimité avec laquelle il interdisait toutes les récriminations, toutes les proscriptions, et les conviait à l'exercice libre et complet de leurs droits politiques.

Les départements s'organisaient en paix en comices patriotiques pour chercher de bonne foi et d'accord entre eux, non pas les hommes de parti, mais les meilleurs citoyens dans toutes les professions propres à s'unir et à consolider les parties de la République dans une Assemblée nationale. Si jamais les incrédules à la liberté ont besoin d'être convaincus de la toute-puissance du sentiment généreux et de l'amnistie des opinions sur un peuple, c'est le tableau de ces deux mois de concorde et de fêtes continues des cœurs qu'il faudra leur remettre sous les yeux. A l'exception de quelques déclamations incendiaires tentées çà et là dans quelques clubs immondes et que le gouvernement laissait évaporer dans l'indifférence générale, dans le mépris public, il n'y eut ni une injure de citoyen à citoyen, ni une rixe d'opinion, ni une répression violente à exercer sur l'universalité du territoire. Trente-six millions d'âmes passionnées passaient en ordre, à la voix de quelques hommes, d'un cadre de gouvernement dans un autre. L'échafaud était aboli, les prisons ne s'ouvraient que pour les malfaiteurs ; les lois étaient obéies même en matière d'impôt, par un peuple souffrant, la parole et la conscience tenaient lieu de lois, l'esprit de conquête était répudié, la guerre, cet entraînement naturel du génie français, était contenue par la seule main de la philosophie aux affaires. On voyait, on sentait l'inspiration de Dieu dans un peuple.

 

II.

Cet état de choses aurait continué indéfiniment, si cette inspiration de raison, de vérité et de fraternité pratique n'eût pas été contrariée dans le sein du gouvernement lui-même par d'autres inspirations moins heureuses, inspirations posthumes d'un temps qui n'avait et qui ne devait avoir aucune analogie avec celui-ci ; parodie déplorable de la première République, langage d'épuration, d'exclusion, de rudesse, et de menaces, à un peuple qui s'étonnait d'être rudoyé et intimidé, au moment où il se précipitait de lui-même et d'un courant unanime dans une République de concorde et de bonne volonté. Le premier effet de cette erreur d'une partie du gouvernement se révéla le 15 mars en pleine sérénité des événements.

Le ministère de l'intérieur était le domaine presque absolu de M. Ledru-Rollin. Ce ministère touchait à tout par l'immensité de ses attributions ; il avait pris plus d'importance encore par la puissance de nom, de talent, et de popularité démocratique de l'homme à qui ce ministère avait été dévolu. L'esprit public à inspirer, les élections à organiser, étaient une de ces attributions. On ignore par quelle main fut rédigée la première circulaire adressée par le ministère de l'intérieur aux autorités de la République dans les départements : ce qui se faisait dans les ministères était aussi étranger au ministre des affaires étrangères que les actes de son ministère l'étaient à ses collègues. Unis, dans les grandes tendances d'ordre et de républicanisme, ils pouvaient diverger dans les détails ; chacun suivait son esprit et ne répondait qu'à sa conscience et au salut du pays.

Le milieu républicain dans lequel se mouvait le ministère de l'intérieur n'était ni le milieu de Lamartine, ni celui de la majorité du gouvernement. On luttait souvent, mais on ne se soupçonnait pas ; l'énergie franche des dissentiments excluait toute idée de perfidie.

Ces oppositions entre les deux natures de républicanisme qui se rencontraient, qui se heurtaient, et qui le plus souvent- se modifiaient et se conciliaient dans le conseil, avaient transpiré hors des délibérations du gouvernement. La majorité du pays se ralliait aux hommes de modération et de liberté ; la minorité plus ardente et plus acerbe se ralliait au ministre de l'intérieur et à ses partisans. Des hommes de ce parti l'assiégeaient, disait-on, de conseils et d'impatiences républicaines. Ils cherchaient à l'entraîner hors des voies de concert et de concorde, où il voulait comme tous ses collègues, contenir les choses et les esprits. Ces conseillers excessifs tenaient la plume dans ses bureaux et donnaient dans des paroles équivoques et malsonnantes leur esprit au lieu de l'esprit du gouvernement. On sentait le tiraillement de deux génies contraires au pouvoir ; l'un pacifiant, l'autre agitant les passions.

 

III.

La première circulaire importante du ministre de l'intérieur sur les élections parut le 12 mars.

Cette circulaire fut un coup de tocsin pour le pays réveillé en sursaut du rêve de concorde et de paix que le gouvernement voulait prolonger. Cette pièce à la suite de beaucoup de conseils utiles contenait des coups violents de paroles, destinés à produire des contre-coups violents aussi dans les opinions menacées.

Vos pouvoirs sont illimités, disait le ministre à ses agents ; c'était rappeler le mandat dictatorial des commissaires de la Convention, tout souvenir de cette nature répandait un frisson sur le pays. Nous voulons tous hommes de la veille et point du lendemain dans l'Assemblée nationale, c'était proscrire l'opinion elle-même de sa propre souveraineté ; c'était l'ostracisme politique de la nation presque entière ; car si le nombre des républicains de raison était immense, le nombre des républicains de faction était bien petit ; C'était, en un mot, un dix-huit fructidor de paroles contre la France. L'impression fut plus sinistre encore que l'intention.

Cette circulaire, acte important du gouvernement, puisqu'elle était destinée à en promulguer l'esprit à la nation, n'avait point été soumise au gouvernement ni délibérée par lui ; elle était l'œuvre et l'abus de pouvoir des bureaux envahisseurs du ministère de l'intérieur. La multiplicité des affaires et le tourbillon des événements qui ne laissaient ni le jour, ni la nuit une minute de loisir aux membres du gouvernement continuellement à l'œuvre à l'Hôtel-de-Ville, sur la place publique, en dialogue avec les colonnes du peuple et les députations des départements ou des nations étrangères, avaient soustrait la connaissance de cette circulaire à Lamartine. Il n'en connut l'existence que par la rumeur de trouble et d'irritation qu'elle soulevait dans Paris. Il sentit aussitôt que si cet acte n'était pas désavoué par le gouvernement, la République changeait de main en changeant de doctrine ; qu'elle devenait une tyrannie de minorité au lieu d'être un terrain commun de liberté ; que pour soutenir cette tyrannie insolente d'une minorité il n'y avait que la terreur au dedans, la guerre au dehors, le trouble, les exactions, les épurations, les sévices révolutionnaires partout. Il était résolu, ainsi que ses collègues de la majorité, à mourir mille fois plutôt que d'associer sa responsabilité devant Dieu, devant l'histoire et devant lui-même à un si exécrable gouvernement.

Il savait de plus, comme homme politique, qu'un pareil gouvernement serait avant trois mois la guerre civile, et que la guerre civile c'était la mort de la République.

Il demanda en conséquence un conseil secret et complet du gouvernement à l'Hôtel-de-Ville pour le lendemain 16 mars, à midi ; résolu à poser devant ses collègues la question des deux principes de gouvernement qui semblaient enfin se poser d'eux-mêmes face à face, décidé, de plus, à déchirer, s'il le fallait, à tout risque, le gouvernement lui-même plutôt que de se démentir et de se dénaturer en y restant.

Il ne se dissimulait aucune des conséquences de ce déchirement à une pareille heure. Il savait que l'opinion de. la partie saine du peuple, de la garde nationale et de la bourgeoisie de Paris adhérait d'instinct fortement à lui ; que la partie ultra-révolutionnaire, socialiste, terroriste, remuante, active, armée de la capitale, adhérait frénétiquement aux chefs du parti contraire ; que sa retraite du gouvernement serait le signal d'un combat dont toutes les chances étaient contre lui ; car s'il avait l'opinion, il n'avait pas les armes. N'importe, il était à une de ces heures où l'homme politique ne calcule pas le salut, mais le devoir.

Interpellé la veille du 17 au soir, à l'Hôtel-de-Ville, par une députation du club de la garde nationale dont M. de Lépine, colonel de la banlieue et citoyen influent, était l'organe, Lamartine profita hardiment de l'occasion pour faire pressentir à Paris le soulèvement de son cœur contre les circulaires, et la lutte qu'il méditait pour le lendemain.

Citoyens, répondit-il à la députation qui l'avait interrogé sur les intentions du gouvernement, il ne m'appartient pas, dans une question aussi générale, aussi grave, de prendre l'initiative sur l'opinion de tous mes collègues réunis. Néanmoins, je puis vous dire qu'ils seront profondément touchés, profondément reconnaissants de la démarche que vous venez de faire et dès paroles que vous venez de prononcer.

Le gouvernement provisoire n'a chargé personne de parler en son nom à la nation et surtout de parler un langage supérieur aux lois. (Bravo ! bravo !) Ce droit il ne l'a donné à personne ! car il n'a pas voulu le prendre pour lui-même au moment où il sortait comme une acclamation du peuple pour remplir momentanément la place pénible qu'il occupe. Il ne l'a pas voulu, il ne l'a pas fait, il ne le fera jamais. Croyez-en les noms des hommes qui le composent. (Bravo !)

Soyez certains qu'avant peu de jours, le gouvernement provisoire prendra lui-même la parole, que ce qui a pu dans les termes, et non certes dans les intentions de ce document blesser, inquiéter la liberté et la conscience du pays sera expliqué, commenté, rétabli par la voix même du gouvernement tout entier. (Acclamations : — cris de Vive Lamartine !)

Dites : vive le gouvernement tout entier ! reprit Lamartine, car cette pensée n'est pas seulement la mienne, elle est celle du gouvernement tout entier et du ministre lui-même.

Un membre de la députation s'écrie : Nous l'acceptons comme telle.

M. Lamartine reprend :

Citoyens ! de tous les dogmes qui ont survécu aux grandes chutes de trônes et d'empires dont nous sommes témoins depuis un demi-siècle, il n'y a qu'un dogme impérissable à nos yeux, c'est celui de la souveraineté nationale — (Bravo ! bravo !) — c'est celui de la souveraineté nationale auquel nous ne nous permettrons jamais d'attenter nous-mêmes, et auquel nous ne permettrons jamais qu'on attente en notre nom ou au vôtre.

Le gouvernement provisoire se félicitera, n'en doutez pas, que vous soyez venus comme un pressentiment de l'opinion vraiment républicaine, c'est-à-dire libre, provoquer une explication de lui sur la conduite qu'il veut tenir dans les élections dont doit sortir aussi le gouvernement républicain de la France ! le gouvernement ne veut peser et ne doit peser ni directement ni indirectement sur les élections ; — oui, comme gouvernement, armés d'une parcelle quelconque de la puissance publique, nous rougirions nous-mêmes des reproches que nous avons faits aux gouvernements qui nous ont précédés, si, au lieu de la corruption qui a fait par ses scandales la révolution même d'où la République est sortie, nous employions aujourd'hui cette autre corruption, la pire de toutes les corruptions, la corruption de la crainte et de l'oppression morale des consciences. (Bravo ! bravo !)

Non, c'est d'une source libre et pure que la République doit sortir et qu'elle sortira ! Tranquillisez-vous, citoyens, et reportez ces paroles à vos concitoyens du dehors. — (Plusieurs voix : Oui ! oui ! ce nous les reporterons avec bonheur.)

Lamartine continue : — Je désire, nous désirons tous qu'elles retentissent dans l'opinion publique de Paris et de la France. Nous désirons qu'elles la rassurent sur le sens mal interprété de quelques mots qui n'avaient ni la signification ni la portée qu'on a voulu leur donner en s'alarmant d'expressions qui faussent souvent les pensées. Sachez-le et dites-le bien à ceux qui vous attendent. Le gouvernement de la République tout entier éprouve le besoin de rassurer deux fois la conscience publique, une fois dans ce dialogue que nous avons ensemble, et bientôt par une proclamation à tous les citoyens de la France. — (Acclamations prolongées.)

Vous voulez et nous voulons que la République et la liberté soient un même mot — (Oui ! oui !) — autrement la République serait un mensonge et nous voulons qu'elle soit une vérité ! — (Bravo !) — Nous voulons une République qui se fasse aimer et respecter de tous, qui ne se fasse craindre par personne excepté par les ennemis de la patrie ou des institutions. — (Bravo !) — Nous voulons fonder une République qui soit le modèle des gouvernements modérés et non l'imitation des fautes et des malheurs d'un autre temps ! nous en adoptons la gloire, nous en répudions les anarchies et les torts ! aidez-nous à la fonder et à la défendre ! votez selon vos consciences, et si, comme je n'en doute pas, ce sont les consciences de bons citoyens, la République se fondera par vos votes comme elle s'est fondée ici par les bras du peuple de Paris. — (Bravos unanimes.)

 

La députation se retira aux cris réitérés de vive Lamartine ! vive le gouvernement provisoire ! vive la République !

 

IV.

Ces paroles acceptées avec une joie frénétique par la députation et par l'immense auditoire d'autres députations que Lamartine harangua jusqu'à la nuit dans la grande salle de l'Hôtel-de-Ville, se répandirent comme la nouvelle d'un coup d'État rassurant, de quartier en quartier, avec la rapidité.de la pensée même. Elles rendirent courage aux citoyens alarmés ; elles annoncèrent au parti de violence que le gouvernement ne serait pas son complice, et qu'ils auraient le lendemain à combattre ou à se désavouer.

Lamartine employa une partie de la nuit à rédiger de sa propre main une proclamation du gouvernement qui contenait les vrais principes de la République, libre, représentative, modérée, nationale, proclamation qui était, dans les pensées et dans les termes, le désaveu et le démenti le plus textuel de la circulaire du ministère de l'intérieur. Prêt à tout, même aux dernières extrémités, portant des armes sur lui pour se défendre contre l'émeute, il se rendit seul à pied et à l'heure indiquée à l'Hôtel-de-Ville.

Tous les membres du gouvernement y étaient déjà réunis. Il fut étonné en arrivant sur la place de Grève de la trouver couverte de vingt ou trente mille hommes, des compagnies d'élite de la garde nationale. Il fut reconnu et salué d'acclamations énergiques. : Ces cris de vive Lamartine l'accompagnèrent jusque dans les salles, et se renouvelèrent avec une frénésie croissante toutes les fois qu'on l'aperçut ou qu'on crut l'apercevoir aux fenêtres des appartements de réception.

Il demanda le motif de cette réunion spontanée d'une si grande masse de gardes nationaux. Il appris que c'étaient les compagnies de grenadiers coiffés de bonnets à poil, qui venaient réclamer contre un décret du gouvernement par lequel on leur enlevait ce privilège d'uniforme, décret qui rompait leurs cadres trop étroits pour y faire entrer tous les citoyens sans privilèges et sans distinction de. coiffures. Il s'affligea de cette puérilité dans un moment si grave. Il les harangua, et les fit consentir à l'abolition d'un signe qui n'était qu'une vanité militaire, quand il s'agissait de confondre toutes les vanités dans le patriotisme.

Pendant ces harangues faites aux grenadiers, le général Courtais, leur commandant, accourait à cheval sur la place avec son état-major, se lançait seul au milieu des rangs tumultueux, recevait des outrages, bravait des menaces, courait des dangers. Le peuple ému par ce rassemblement se pressait aux embouchures du quai et des rues criant à l'aristocratie, au privilège ! La place immobile et compacte restait néanmoins couverte de légions sans armes qui semblaient attendre un événement.

 

V.

La séance secrète du gouvernement s'ouvrit sous ces auspices. Les deux camps étaient en présence dehors et dedans : dehors par hasard, dedans par la volonté de Lamartine. Les physionomies étaient sombres, contractées, résolues comme au moment qui précède le combat.

Lamartine posa sur la table, la proclamation qu'il avait écrite la nuit et qu'il n'avait communiquée à personne.

Messieurs, dit-il, jusqu'ici nous avons été fondus en un seul faisceau d'opinions et de sentiments par le feu même des grands mouvements révolutionnaires dans lequel nous nous sommes précipités pour l'éteindre et pour le changer en gouvernement républicain fort, unanime, régulier ; maintenant nous ne pouvons plus nous le dissimuler, les actes et les paroles du ministre de l'intérieur, en contradiction avec le sens unanime que nous avons voulu donner à notre dictature, semblent indiquer clairement deux choses : la première, que ce ministre prétend engager par des actes individuels le gouvernement tout entier qui doit délibérer en commun ce qu'il dit et ce qu'il fait en matière si grave ; la seconde, que ce ministre entend gouverner dans un esprit que je ne crois pas être l'esprit de la République, l'esprit de la majorité du gouvernement, et qui dans tous les cas n'est pas mon esprit à moi. Il faut qu'à l'heure même, ici, séance tenante, nous sachions si, en effet, il y a deux esprits dans le gouvernement ? et s'il y en a deux en effet, il faut que l'un ou l'autre l'emporte, afin que celui qui sera vaincu se retire et cède le gouvernement à celui qui sera vainqueur ; car l'un ne peut pas accepter sur sa conscience la responsabilité de l'autre ; et la République dans sa période la plus problématique, la plus périlleuse et la plus agitée, ne peut pas être gouvernée par deux politiques contradictoires. Sachons donc une fois pour toutes, s'il y a deux politiques inconciliables parmi nous, et à laquelle des deux vous donnez votre adhésion. Sachons-le et faisons-le savoir au pays, car la politique qui a été imprudemment manifestée dans la circulaire du ministre de l'intérieur soulève le sentiment public. Il faut qu'elle soit ou rectifiée ou commentée d'un concert commun, ou que nous nous divisions sans réconciliation possible. Voici la proclamation que je propose au gouvernement comme texte des opinions que je crois celles du pays, celles du gouvernement, comme elles sont les miennes. Je vais la lire au conseil, et la délibération qui s'établira sur ce texte, tranchera la question des deux politiques qui doivent diriger nos commissaires, rassurer ou déchirer la nation.

 

Il lut alors le projet de proclamation que voici :

Citoyens,

A tous les grands actes de la vie d'un peuple, le gouvernement a le devoir de faire entendre sa voix à la nation.

Vous allez accomplir le plus grand acte de la vie d'un peuple, élire les représentants du pays, faire sortir de vos consciences et de vos suffrages non plus un gouvernement seulement, mais un pouvoir social, mais une constitution tout entière ! vous allez organiser la République !

Nous n'avons fait, nous, que la proclamer. Portés d'acclamation au pouvoir pendant l'interrègne du peuple, nous n'avons voulu et nous ne voulons d'autre dictature que celle de l'absolue nécessité. Si nous avions refusé le poste du péril, nous aurions été des lâches, si nous y restions une heure de plus que la nécessité ne le commande, nous serions des usurpateurs.

Vous seuls êtes forts !

Nous comptons les jours. Nous avons hâte de remettre la République à la nation.

La loi électorale provisoire que nous avons faite est la plus large qui chez aucun peuple de la terre ait jamais convoqué le peuple à l'exercice du suprême droit de l'homme, sa propre souveraineté.

L'élection appartient à tous sans exception.

A dater de cette loi, il n'y a plus de prolétaires en France.

Tout Français en âge viril est citoyen politique, tout citoyen est électeur. Tout électeur est souverain. Le droit est égal et absolu pour tous. Il n'y a pas un citoyen qui puisse dire à l'autre : Tu es plus souverain que moi ! Contemplez votre puissance, préparez-vous à l'exercer et soyez dignes d'entrer en possession de votre règne.

Le règne du peuple s'appelle la République.

Si vous nous demandez quelle République nous entendons par ce mot, et quels principes, quelle politique, quelle vertu nous souhaitons aux républicains que vous allez élire, nous vous répondrons : Regardez le peuple de Paris et de la France depuis la proclamation de la République !

Le peuple a combattu avec héroïsme.

Le peuple a triomphé avec humanité.

Le peuple a réprimé l'anarchie dès la première heure !

Le peuple a brisé de lui-même aussitôt après le combat l'arme de sa juste colère. Il a brûlé l'échafaud. Il a proclamé l'abolition de la peine de mort contre ses ennemis.

Il a respecté la liberté individuelle en ne proscrivant personne, il a respecté la conscience dans la religion qu'il veut libre, mais qu'il veut sans inégalité et sans privilège.

Il a respecté la propriété. Il a poussé la probité jusqu'à ces désintéressements sublimes qui font l'attendrissement de l'histoire.

Il a choisi pour les mettre à sa tête partout les ce noms des hommes les plus honnêtes et les plus ce fermes qui soient tombés sous sa main. Il n'a pas ce poussé un cri de haine ou d'envie contre les forée tunes, pas un cri de vengeance contre les personnes. Il a fait, en un mot, du nom du peuple le nom du ce courage, de la clémence et de la vertu.

Nous n'avons qu'une seule instruction à vous donner : inspirez-vous du peuple, imitez-le ! pensez, sentez, votez, agissez comme lui !

Le gouvernement provisoire, lui, n'imitera pas les gouvernements usurpateurs de la souveraineté du peuple qui corrompaient les électeurs, et qui achetaient à prix immoral la conscience du pays.

A quoi bon succéder à ces gouvernements, si c'est pour leur ressembler ? à quoi bon avoir créé et adoré la République, si la République doit entrer dès le premier jour dans les ornières de la royauté abolie ? Il considère comme un devoir de répandre sur les opérations électorales cette lumière qui éclaire les consciences sans peser sur elles. Il se borne à neutraliser, l'influence hostile de l'administration ancienne qui a perverti et dénaturé l'élection.

Le gouvernement provisoire veut que la conscience publique règne. Il ne s'inquiète pas des vieux partis. Les vieux partis ont vieilli d'un siècle en trois jours ! La République les convaincra, si elle est sûre et juste pour eux. La nécessité est un grand maître, La République, sachez-le bien, a le bonheur d'être un gouvernement de nécessité. La réflexion est pour nous : On ne peut pas remonter aux royautés impossibles. On ne veut pas descendre aux anarchies inconnues. On sera républicain par raison. Donnez seulement sûreté, liberté, respect à tous ; assurez aux autres l'indépendance des suffrages que vous voulez pour vous. Ne regardez pas quel nom ceux que vous croyez vos ennemis écrivent sur leur bulletin et soyez sûrs d'avance qu'ils écrivent le seul nom qui peut les sauver, c'est-à-dire celui d'un républicain capable et probe.

Sûreté, liberté, respect aux consciences de tous les citoyens électeurs, voilà l'intention du gouvernement républicain, voilà son devoir, voilà le vôtre ! voilà le salut du peuple ! ayez confiance dans le bon sens du pays, il aura confiance en vous ; donnez-lui la liberté et il vous renverra la République.

Citoyens, la France tente en ce moment, au milieu de quelques difficultés financières léguées par la royauté, mais sous des auspices providentiels, la plus grande œuvre des temps modernes, la fondation du gouvernement du peuple tout entier, l'organisation de la démocratie, la République de tous les droits, de tous les intérêts, de toutes les intelligences et de toutes les vertus !

Les circonstances sont propices. La paix est possible. L'idée nouvelle peut prendre sa place en Europe sans autre perturbation que celle des préjugés qu'on avait contre elle. Il n'y a point de colère dans l'âme du peuple. Si la royauté fugitive n'a pas emporté avec elle tous les ennemis de la République, elle les a laissés impuissants ; et quoiqu'ils soient investis de tous les droits que la République garantit aux minorités, leur intérêt et leur prudence nous assurent qu'ils ne voudront pas eux-mêmes troubler la fondation paisible de la constitution populaire.

En trois jours, cette œuvre que l'on croyait reléguée dans le lointain du temps s'est accomplie sans qu'une goutte de sang ait été versée en France, sans qu'un autre cri que celui de l'admiration ait retenti dans nos départements et sur nos frontières. Ne ce perdons pas cette occasion unique dans l'histoire ; n'abdiquons pas la plus grande force de l'idée nouvelle, la sécurité qu'elle inspire aux citoyens, l'étonnement qu'elle inspire au monde.

Encore quelques jours de magnanimité, de ce dévouement, de patience, et l'Assemblée nationale recevra de nos mains la République naissante. De ce jour-là tout sera sauvé ! Quand la nation par les mains de ses représentants aura saisi la République, la République sera forte et grande comme la nation, sainte comme l'idée de peuple, impérissable comme la patrie.

 

VI.

La discussion s'ouvrit franche, énergique, sans réticence sur les deux esprits qui devaient diriger la marche du gouvernement. Les discours allèrent au fond des pensées, les répliques au fond des cœurs ; raisons et passions se mêlèrent dans les paroles des orateurs des partis opposés. L'immense majorité, Marrast, Marie, Lamartine, Garnier Pages, Arago, Crémieux, Dupont de l'Eure versèrent leur âme dans la délibération. La minorité rectifia plus qu'elle ne soutint les termes des circulaires : les avis se rapprochèrent, les sentiments se confondirent, la nécessité d'un désaveu prévalut d'une voix prépondérante ; le sens libéral et magnanime donné à l'esprit du gouvernement par le projet de proclamation fut admis par tous. Lamartine modifia quelques mots de sa rédaction sur les observations de Louis Blanc. La minorité elle-même signa ce programme de la majorité ; on l'envoya à l'imprimerie nationale, on l'afficha dans Paris, on en inonda la France. Il rassura les esprits ; mais-il parut néanmoins ce qu'il était : l'indice mal effacé d'une lutte intestine dans la conscience même du gouvernement.

Pendant les deux heures que dura cette scène intérieure autour de la table du conseil, les clameurs de la garde nationale qui couvrait la place montaient aux fenêtres, et semblaient donner force à l'esprit de la majorité. Cette pression n'était qu'apparente. Lamartine et ses amis déploraient cette manifestation accidentelle et intempestive. Elle pouvait donner lieu à des manifestations contraires et exciter ainsi classes contre classes, peuple contre peuple. Déjà en effet le bruit de celte réunion plus puérile qu'aristocratique, s'était répandu dans les faubourgs. Des masses d'ouvriers accouraient, envahissaient les rangs des gardes nationaux désarmés, leur reprochaient leur jalousie ridicule d'un privilège d'uniforme, et les accompagnaient de huées et d'injures à mesure que leurs détachements quittaient la place.

Lamartine et Crémieux étant sortis ensemble par une porte dérobée du derrière de l'Hôtel furent reconnus sur le quai, enveloppés et suivis par une colonne de peuple qui les accompagna jusqu'au Louvre de son enthousiasme et de ses acclamations. Ils furent contraints de se réfugier dans la cour d'une maison dont on referma la porte pour échapper à un triomphe involontaire qui aurait alarmé Paris.

 

VII.

Le lendemain, la joie saisit tous les cœurs à la lecture de la proclamation au peuple français qui rétablissait si énergiquement le sens vrai et libéral de la République. Cette victoire du parti modéré parut la victoire de tous les bons citoyens. Les départements plus inquiets la reçurent avec plus d'applaudissements encore. Ils tremblaient de voir des proconsuls armés de mandats illimités rappeler dans la France paisible les proconsulats arbitraires et irrités de la Convention.

Mais le parti conventionnel et violent, qui commençait à s'agiter et à se concerter dans quelques clubs, se sentit vaincu et se crut assez puissant pour ressaisir la victoire à l'aide d'un subterfuge.

Il feignit de croire, et il crut peut-être que la manifestation tout accidentelle de la garde nationale pendant la délibération de la veille avait été concertée par Lamartine et ses amis pour intimider la minorité du gouvernement : peut-être la minorité le crut-elle elle-même. Quoi qu'il en soit, une rumeur sourde se répandit artificiellement dans Paris. On fit imaginer au peuple que la garde nationale avait entouré et menacé le gouvernement, qu'elle méditait un coup d'État de l'aristocratie bourgeoise contre ses membres les plus aimés ; on employa les nombreux agents de la préfecture de police et les hommes armés qui campaient dans ses cours à propager cette panique parmi le peuplé ; on assigna aux ouvriers et aux clubs un rendez-vous général aux Champs-Elysées pour se compter devant leurs prétendus ennemis et pour venir en armée innombrable défiler devant l'Hôtel-de-Ville et jurer d'y défendre le gouvernement.

Caussidière, dans de bonnes intentions au fond, parut être lui-même un des principaux promoteurs de ce rassemblement prodigieux dépeuple, parmi lequel aussi il fit établir une discipline et un ordre qui frappèrent à la fois la capitale d'effroi et d'étonnement. Le peuple n'y fut réellement emmené en masse que par une bonne pensée : celle de montrer attachement et de prêter force au gouvernement. Il n'y eut pas un germe de sédition dans la plus grande sédition pacifique dont jamais une capitale ait été témoin. Tout au plus y eut-il une insinuation secrète aux meneurs de venger par des cris de prédilection la minorité du gouvernement du triomphe de Lamartine.

 

VIII.

Mais pendant que le peuple descendait ainsi en masse de ses faubourgs et.de ses ateliers pour une démonstration qu'il croyait loyale et civique, quelques hommes, chefs de secte, entraîneurs de clubs, instruments de fanatisme, agents de sédition, méditaient de se servir de cette armée du peuple, recrutée par un bon sentiment, pour en faire à son insu l'instrument de desseins pervers ou ambitieux. Heureusement ces hommes étaient même dans les clubs en minorité, mais ils l'achetaient leur petit nombre par une audace désespérée.

Les bureaux des clubs, informés de la réunion qui devait avoir lieu le lendemain, s'étaient concertés pour se mettre à la tête des colonnes sous prétexte de porter la parole au nom du peuple lui-même. Quelques-uns de ces chefs de clubs, mécontents de leur isolement et de leur impuissance, avaient tramé avec leurs principaux affidés de faire violence au gouvernement, d'en épurer quelques membres et principalement Lamartine ; d'y entrer, eux ou leurs amis, à la place des membres épurés, et d'en changer ainsi l'esprit dans le sens de leurs factions ou dans l'intérêt de leurs ambitions. Des hommes entreprenants, impérieux, armés sinon d'armes sous leurs habits, au moins du nombre et du hasard d'un rassemblement dont ils disposaient, pouvaient au nom de la foule qui les entourait sommer le gouvernement de leur obéir et de se retirer. En cas de résistance, ils pouvaient emporter ce gouvernement dans un tumulte.

Ces hommes existaient, et tout indique qu'ils avaient ce plan dans leur âme. D'autres chefs de clubs importants, plus particulièrement attachés au ministre de l'intérieur, à Louis Blanc, et même bien disposés pour Lamartine, tels que Barbès, Sobrier, Suau ; d'autres enfin exclusivement dévoués à l'intérêt de leur secte et de leur prééminence d'idées, tels que Cabet, Raspail, entouraient ces hommes de faction, les surveillaient, les dominaient par la supériorité de crédit et par le nombre, et pouvaient neutraliser les desseins extrêmes. Blanqui et ses amis, Lacambre, Flotte, devaient y marcher au premier rang : c'était la revue du peuple, des idées, des chimères, du bien, du mal, des misères, du patriotisme, des vertus, des vices et des factions.

 

IX.

La majorité du gouvernement informée le matin de l'immense rassemblement qui se formait dans les -Champs-Elysées, et qui descendait en affluents perpétuels de tous les quartiers laborieux de la capitale et des banlieues, ne se dissimulait rien des dangers, qu'une pareille masse d'hommes réunis et flottants sous un esprit inconnu pouvait faire courir à la révolution et à elle-même. Le ministre de la guerre, M. Arago, n'avait aucune force armée à opposer à ce déluge de peuple. La garde nationale, dépopularisée par sa demande de la veille, n'eût été qu'une provocation à la colère. Il fallait s'abandonner aux hasards de la journée et ne prendre son point d'appui contre l'égarement possible de ce peuple, que dans l'inspiration de ce peuple lui-même.

Tous les membres du gouvernement y dévouèrent leur influence personnelle et celle de leurs amis. Marie put agir puissamment sur les ateliers nationaux. Lamartine répandit plus d'un millier d'agents volontaires et bien intentionnés parmi les groupes du peuple, pour souffler la concorde et combattre les mauvaises inspirations. Louis Blanc dut vraisemblablement agir dans un sens analogue sur les délégués des ouvriers du Luxembourg. Il souffla les erreurs, jamais les séditions.

A midi, les membres du gouvernement étaient à l'Hôtel-de-Ville, à l'exception du ministre de l'intérieur et du ministre de la guerre qui arrivèrent ensemble quelques moments plus tard. Une rumeur sourde s'élevait des quais et des rues. La population de Paris s'était portée tout entière sur les Champs-Elysées pour composer ou pour former le cortège de la manifestation populaire ; le reste était vide comme pour faire place à ce peuple. Les citoyens inquiets ou consternés étaient sur le seuil de leur porte, aux fenêtres ou sur les toits, dans l'attente de ce qui allait survenir.

La respiration de la ville semblait s'être arrêtée ; de minute en minute les membres du gouvernement allaient aux balcons de l'Hôtel-de-Ville regarder si l'on apercevait la tête de la colonne à la hauteur du pont, elle parut enfin. Elle était composée de cinq ou six cents hommes, élite de chacun des clubs de Paris, marchant en ordre et en silence sur les pas de leurs orateurs et de leurs tribuns. Ces hommes étaient rangés par files de trente ou quarante de front. Ils s'avançaient au pas lent d'une procession religieuse enchaînés les uns aux autres par les mains, d'autres par de longs rubans rouges ou tricolores qui se déroulaient comme une vaste ceinture autour de chaque groupe principal. ;En avant de chaque club flottait un drapeau. Deux où trois hommes et une femme, étaient coiffés de bonnets rouges, symbole de nos saturnales de la Terreur. Ce signe hideux semblait exciter l'indignation et le dégoût dans la foule ; les ouvriers le huaient ou l'enlevaient même du front des forcenés qui l'avaient arboré. Les ouvriers semblaient sentir d'eux-mêmes que la République de 1848 était un acte plus sérieux et plus humain, déshonoré par ce souvenir de 1793.

Derrière cette procession des clubs, marchaient en ordre, dix par dix dans une même colonne épaisse et compacte de peuple, des ouvriers de toutes professions, décemment vêtus, graves, modestes, inoffensifs, silencieux, s'interdisant sévèrement tout cri, tout geste, toute expression même, de physionomie de nature à menacer ou à inquiéter les autres citoyens, semblables à des hommes qui vont accomplir un acte calme et saint de patriotisme et qui se surveillent les uns les autres pour édifier l'œil de leur pays.

Cette colonne ou plutôt cette armée inondait la place entière de l'Hôtel-de-Ville et s'étendait depuis la place de Grève jusqu'à l'extrémité des Champs-Elysées. On l'évaluait, à cent pu cent quarante mille hommes. Quand la place déborda, le reflux de cette foule s'arrêta sur les quais pour attendre le défilé. Les chefs des clubs et leurs principaux séides se rangèrent devant la grille de l'Hôtel-de-Ville. Le gouvernement avait ordonné au colonel Rey de la fermer et de la défendre avec les deux ou trois mille volontaires de février, troupe confuse, brave, mais en haillons, et indisciplinée ; dépôt de la sédition qui ne pouvait que rentrer dans l'élément de la sédition au premier contact. Mais cette conformité même avec les éléments turbulents et révolutionnaires dont cette troupe sortait, lui donnait dans les tumultes moins graves l'audace et l'autorité nécessaires pour résister aux séditieux.

Une heure environ s'écoula dans cette attitude, le gouvernement cerné et immobile semblant attendre une action de ce peuple ; ce peuple semblant attendre de son côté l'issue d'une délibération de son gouvernement. Comme pour se distraire de l'heure, la foule immobile et les regards tournés vers les fenêtres de l'hôtel chantait de temps en temps la Marseillaise et l'air des Girondins. Des cris multipliés de Vive le gouvernement provisoire ! vive Ledru-Rollin ! vive Louis Blanc ! mêlés de cris plus rares de Vive Lamartine ! semblaient indiquer clairement qu'un des objets du rassemblement, dans l'intention, des chefs au moins, était de protester indirectement contre les proclamations au peuple qu'on attribuait seulement à Lamartine, de venger la minorité du gouvernement de ce que l'on considérait comme une humiliation pour elle, et de montrer à la majorité et surtout à Lamartine que la voix du peuple n'était pas tant à lui qu'à ceux qu'on supposait ses ennemis.

Enfin, la foule, lassée d'attendre un dénouement qu'elle ignorait elle-même, sembla par son impatience autoriser les délégués des clubs à pénétrer en son nom dans l'Hôtel-de-Ville, pour y porter au gouvernement l'expression de son adhésion et l'hommage de sa force. Cabet avait pénétré seul sur un ordre de Lamartine ; il conféra avec lui sur le grand escalier. D'après l'assurance donnée par Cabet des intentions inoffensives des clubs, le gouvernement ordonna au colonel Rey de laisser entrer les délégués seulement et de refermer les grilles : le peuplé respecta cet ordre. Une centaine de chefs de clubs et de prétendus délégués du peuple qui n'étaient en réalité que des clubistes les plus exaltés entrèrent dans l'intérieur du palais. Le gouvernement se transporta dans les plus vastes salles pour les recevoir.

Le président du gouvernement provisoire, Dupont de l'Eure, âgé de quatre-vingt-trois ans, accablé de lassitude, mais intrépide de cœur et serein de visage, était assis, adossé au mur de la grande salle, Arago, Albert, Louis Blanc, Ledru-Rollin, étaient debout à sa droite ; Lamartine, Marrast, Crémieux, Pagnerre, Garnier-Pagès, debout à sa gauche : tous également résolus à maintenir la dignité, l'indépendance morale et l'intégrité du gouvernement, ou à mourir.

Les clubs parurent dans la personne de leurs principaux chefs. La plupart étaient inconnus aux membres du gouvernement ; quelques-uns avaient déjà été reçus individuellement à la tête de leurs clubs par Lamartine. Les plus notables qui marchaient en tête était Blanqui, Lacambre, Barbès, Sobrier, Cabet, Raspail, Lucien, Michelot, Longepied, Lebreton, Laugier, Danse et une cinquantaine d'autres orateurs ou chefs des réunions populaires dont les noms et les visages étaient nouveaux pour le gouvernement. Quelques groupes de délégués du peuple, comparses du drame, remplissaient les salles et les escaliers, derrière les clubs ; ils se rangèrent en face du gouvernement en laissant un espace de quelques pas entre eux et le fauteuil de Dupont de l'Eure.

Citoyens, que demandez-vous ? leur dit d'une voix ferme, Dupont de l'Eure.

Blanqui, alors prit la parole comme au nom de tous, et dans un discours mesuré de formes, mais impératif de sens, il promulgua au gouvernement les soi-disant plébiscites de ce peuple qui ne les connaissait pas. C'était l'ajournement des élections, la mise en suspicion de l'Assemblée nationale future, l'éloignement en principe et pour toujours des troupes de Paris, l'obéissance implicite aux volontés dictatoriales de la multitude exprimée par les clubs, en un mot l'asservissement du gouvernement, la mise hors la loi de tout ce qui n'était pas le peuple de Paris dans la nation, et la dictature indéfinie imposée au gouvernement, sous condition que ce gouvernement subirait et ratifierait lui-même la dictature de la démagogie souveraine.

Pendant que Blanqui parlait, les visages des membres du gouvernement s'impressionnaient d'indignation et de honte. Les sections les plus forcenées des clubs appuyaient du regard, de l'attitude et du geste ses paroles les plus significatives ; il termina en sommant le gouvernement, au nom du peuple, de délibérer le plus promptement possible sur le texte de ces résolutions et de faire connaître le résultat de sa délibération séance tenante.

Lamartine ne se faisait aucune illusion sur l'intention secrète qui avait inspiré ce grand acte populaire. Il ne doutait pas qu'il n'eût été spécialement dirigé contre lui. Il avait reconnu dans le programme des clubs précisément le contraire de ce qu'il avait fait signer la veille au gouvernement, dans la proclamation à la nation française. Les cris de à bas Lamartine et vive la minorité du gouvernement ! lui indiquaient assez l'intention des meneurs de la grande revue. Mais Lamartine s'apercevait clairement aussi que cette démonstration, revue exagérée et dénaturée par les clubs, et surtout par le club Blanqui, dépassait le but qui paraissait lui avoir été assigné par ses organisateurs. Quoiqu'il fût évidemment le plus intéressé dans le programme des clubs, et qu'il fût naturellement le plus rapproché des orateurs, il crut devoir garder le silence et laisser à ses collègues plus populaires et moins suspects que lui aux agitateurs démagogues, le soin-de relever la sommation et de venger ou de livrer l'indépendance du gouvernement. Vengée, elle lui suffisait, livrée il l'aurait revendiquée en son nom et au nom de ses amis.

Ses collègues ne le laissèrent pas longtemps dans cette perplexité ; ils la vengèrent en termes aussi éloquents qu'énergiques.

Louis Blanc parla en homme qui s'identifie complètement à l'esprit de ses collègues, qui se soulève au nom de leur indépendance et de la sienne contre l'oppression même des idées qui lui seraient propres peut-être, si elles ne lui étaient commandées. Son discours déconcerta visiblement les visages des meneurs populaires.

Ledru-Rollin parla en homme de gouvernement qui ne livre rien de son indépendance et de sa liberté morale même aux influences de ses amitiés ; il défendit l'armée momentanément éloignée de Paris par la prudence, mais réconciliée le plus tôt possible avec la nation dont elle portait en elle le droit et la force ; il ne céda, rien sur les élections et sur la souveraineté de la représentation ; il fut habile en restant ferme. Ces deux réponses des hommes en 'qui les agitateurs avaient espéré peut-être rencontrer des complicités ou des encouragements, les réduisirent un moment à l'immobilité et au silence. Un flottement se manifesta dans leurs rangs comme dans une armée vaincue. Les plus sages d'entre eux les entraînaient à la retraite, mais un groupe de sept ou huit hommes qui entouraient Blanqui, et qui, par-dessus la tête de leur chef, faisaient face au gouvernement, paraissaient décidés aux dernières extrémités. C'étaient les amis de Blanqui. L'un d'entre eux était un jeune homme dévoué, dit-on, jusqu'au fanatisme aux idées et à la personne de son maître. Sa figure pâle, martiale, concentrée, était arrêtée de traits comme par une expression de conviction immuable ; sa stature droite, immobile, sans geste, renfermée en lignes rectangulaires ; sa main droite enfoncée sous son habit boutonné jusqu'au cou, la résolution froide et inflexible de son regard fixé sur un membre du gouvernement, rappelaient à la pensée et à l'œil les statues de Brutus méditant la dernière conspiration de la liberté, la main sur le poignard caché sous sa toge.

Bien qu'il parût aussi timide de parole qu'il semblait résolu d'altitude, quand il vit que le rassemblement s'ébranlait, il éleva là voix en s'avançant de quelques pas vers les membres du gouvernement.

Tout cela ce sont de belles paroles, dit-il en faisant allusion à Louis Blanc et à Ledru-Rollin ; mais ce ne sont pas des paroles, ce sont des actes qu'il nous faut, et qu'il nous faut sans désemparer. Nous ce ne nous retirerons pas que vous n'ayez délibéré ici et devant nous, sur l'heure. A ces mots, un murmure d'approbation s'éleva des rangs de ceux qui l'entouraient ; une rumeur d'indignation partit des rangs du gouvernement. Louis Blanc reprit la parole et se souleva ; Ledru-Rollin s'indigna ; Crémieux, Marie, Dupont de l'Eure, tous les membres présents protestèrent avec 'intrépidité contre ces injonctions séditieuses de ce groupe et de son orateur. On s'expliqua confusément, on convint qu'on était d'accord sur quelques points du programme, qu'on différait sur les autres, qu'on délibérerait sur tous, mais qu'on délibérerait hors de la pression des meneurs, librement, dignement, à son jour, à son heure, et sans rien promettre ni même préjuger des résolutions du gouvernement ; on ne voulait considérer cette pétition des -clubs que comme une pétition.

A toutes ces considérations appuyées par la raison et la modération d'une partie des délégués des clubs eux-mêmes, les suivants de Blanqui hochèrent la tête en signe de résistance et d'obstination. Sobrier qui aimait Lamartine alors, et qui avait horreur du sang, faisait d'inutiles efforts pour calmer ces hommes d'extrémité. —C'est bien, c'est bien, citoyens, cria enfin l'orateur, ces sentiments sont acceptables, mais les avez-vous tous, mais n'y a-t-il point de traîtres parmi vous ? mais n'y a-t-il pas un homme qui a tenu un langage contraire à ces volontés du peuple ? Mais Lamartine, par exemple, n'est-il pas avec vous ?... — Qu'il s'explique ! qu'il s'explique ! s'écrièrent d'une voix menaçante les sectaires du club principal. — Non, non, non, s'écrièrent Sobrier, Cabet, Raspail, Barbès. Tous les membres du gouvernement sont unis, notre confiance est indivisible !

Mais l'orateur et ses amis interpellaient toujours Lamartine du regard, de l'attitude et du geste. Lamartine s'avançant alors de quelques pas au-devant d'eux, fit signe qu'il voulait parler, et, regardant en face le visage pâle et menaçant de ces interlocuteurs :

Citoyens, dit-il, j'ai entendu mon nom ; je le relève. Je n'ajoute rien à ce que vous a dit tout à l'heure, avec autant de dignité que de convenance, notre collègue Louis Blanc. Vous sentez comme nous, comme nous en qui le peuple a mis sa confiance et s'est personnifié le jour du combat et de la victoire, qu'il n'y a de gouvernement possible qu'à la condition que vous ayez le bon sens de conférer a une autorité morale à ce gouvernement. L'autorité morale de ce gouvernement, qu'est-ce autre chose, non-seulement pour lui, mais pour le public, pour les départements, pour l'Europe qui nous regarde, qu'est-ce autre chose, que son indépendance complète de toute pression extérieure ? Voilà l'indépendance du gouvernement, voilà sa dignité, voilà son unique force morale, sachez-le bien ! Que sommes-nous ici ? Regardez, voilà notre vénérable président chargé du poids et de la gloire de ses quatre-vingts ans, et qui a voulu consacrer ses dernières forces à notre tête, à l'établissement de la République (Bravo ! et bravo !) avec indépendance, avec dignité et liberté, et certes, en liberté et en indépendance, il n'y a pas un citoyen français qui puisse démentir le nom de Dupont de l'Eure. Autour de lui, que voyez-vous ? Un petit groupe d'hommes sans armes, sans appui matériel, sans soldats, sans gardes, qui n'ont d'autre autorité que celle que le peuple leur maintient en les respectant, qui n'en cherchent pas d'autre, qui se plongent, qui s'immergent tout entiers dans ce peuple dont ils sont sortis et qui n'ont pris dans la République un rôle aussi énergique et aussi périlleux que pour y être les garants de ces intérêts populaires, sacrifiés jusqu'ici sous les monarchies, ce sous les aristocraties, sous les oligarchies que nous ce avons traversées.

Mais pour que ce sentiment ait son effet, pour que ces principes populaires deviennent des applications utiles au bonheur et aux droits du peuple, que faut-il ? La continuation possible en calme, en ordre, de cette confiance que vous nous avez donnée. Que pourrions-nous vous opposer ? Rien qu'une seule chose, votre raison même ! cette puissance de la raison générale qui se place seule ici entre vous et nous, qui nous inspire et qui vous arrête devant nous ! c'est cette force morale invisible et cependant toute-puissante qui nous rend calmes nous-mêmes, indépendants et dignes en face de cette masse qui entoure ce palais du peuple défendu par sa seule inviolabilité. (Très-bien ! crient les clubs modérés.)

Cette dernière barrière de notre indépendance, reprend Lamartine, comme gouvernement et comme hommes, nous la défendrions jusqu'à là mort si la compression de la multitude voulait la franchir ! Et ce n'est pas pour nous, c'est pour vous surtout que nous péririons en la défendant ! Que serait un peuple sans gouvernement, et que deviendrait pour le peuple un gouvernement avili ? (Très-bien !)

J'arrive aux trois questions que vous avez posées : un délai de dix jours de plus pour les élections de la garde nationale.

Nous avons à cet égard dans des délibérations préexistantes, nous avons cru prévenir et les vœux légitimes du peuple et vos propres désirs. On nous avait représenté que cette masse imposante, solide, patriotique, républicaine de la population qui forme l'immense élément populaire de Paris n'avait pas eu peut-être le temps de se faire inscrire sur ces listes, et d'entrer ainsi dans le large cadre patriotique où nous voulons désormais enserrer toute la force publique. Nous avons d'abord ajourné à huit jours ; nous avons ensuite ajourné jusqu'au 25 mars. Je ne puis pas me prononcer seul, et je ne le voudrais pas en ce moment sur les résultats de la nouvelle délibération qui pourra avoir lieu sur cet objet ; mais vous avez quinze jours en tout pour vous inscrire.

Quant aux troupes, j'ai déjà répondu avant-hier à une des associations patriotiques dont vous faites partie : la question n'existe pas. Il n'y a pas de troupes à Paris, si ce n'est peut-être quinze cents ou deux mille hommes dispersés pour les postes extérieurs, pour la protection des portes et des chemins de fer, et il est faux que le gouvernement ait songé à en rapprocher de Paris. Il faudrait qu'il fût insensé, après ce qui s'est passé, après que la royauté déchue a vu se fondre quatre-vingt mille hommes de troupes contre le peuple désarmé de Paris, pour songer à lui imposer avec quelques corps d'armée épars et animés du même républicanisme, des volontés contraires à vos volontés et à votre indépendance ! Nous n'y avons pas songé, nous n'y songeons pas, nous n'y songerons jamais. Voilà la vérité, rapportez-la au peuple ; sa liberté lui appartient parce qu'il l'a conquise ; elle lui appartient parce qu'il saura la garder de tout désordre ! La République à l'intérieur ne veut d'autre défenseur que le peuple armé.

Mais quoique ceci soit la vérité aujourd'hui, et que nous vous déclarions que nous ne voulons que le peuple armé pour protéger ses institutions, n'en concluez pas que nous consentions jamais à la déchéance des soldats français. — (Non ! non ! bravo !) N'en concluez pas que nous mettions notre brave armée en suspicion, et que nous nous interdisions de l'appeler même dans l'intérieur, même à Paris, si des circonstances de guerre commandaient telles ou telles dispositions de nos forces pour la sûreté extérieure de la patrie !

Le soldat, qui n'était hier que soldat, est aujourd'hui citoyen comme vous et nous. — (Oui ! oui !) Nous lui avons donné le droit de concourir par son vote de citoyen à la représentation et à la liberté, qu'il saura défendre aussi complètement que toute autre fraction du peuple !

Quant à la troisième et principale question, celle de la prorogation à un terme éloigné de la convocation de l'Assemblée nationale, je ne consentirai pas à engager en rien ni l'opinion de mes collègues, ni surtout la mienne, sur une pareille mesure qui engage trop profondément, selon moi, les droits du pays tout entier. Je ne veux rien préjuger par respect pour notre indépendance, sur un décret qui tendrait à déclarer à la nation que Paris affecterait le monopole de la liberté et de la République, et qui nous ferait prendre au nom d'une capitale seule et sous la pression d'une masse bien intentionnée, mais impérative par son nombre même, la dictature de la liberté conquise ici par tout le monde, mais conquise par la France entière et non par quelques citoyens seulement ! Si vous me commandiez de délibérer sous la force et de prononcer la mise hors la loi de toute la nation, qui n'est pas à Paris, de la déclarer pendant trois mois, six mois, que sais-je ? exclue de sa représentation et de sa constitution, je vous dirais ce que je disais à un autre gouvernement il y a peu de jours : Vous n'arracheriez ce vote de ma poitrine qu'après que les balles l'auraient percée. (On applaudit.)

Non, destituez-nous mille fois de notre titre plutôt que de nous destituer de nos opinions libres, de ce notre dignité, de notre inviolabilité évidente, évidente en dehors, sachez-le bien, autant qu'en dedans ! car pour qu'un gouvernement soit respecté, il faut qu'un gouvernement ait non-seulement le fait, mais l'apparence aussi de la liberté !

Comprenez donc votre pouvoir dans le nôtre, votre dignité dans la nôtre, votre indépendance dans la nôtre, et laissez-nous, dans l'intérêt même de ce peuple, réfléchir et délibérer de sang-froid, adopter ou repousser les vœux dont vous êtes l'organe auprès de nous. Nous ne vous promettons, je ne vous promets, quant à moi, que de les peser dans notre conscience, sans peur comme sans prévention, et de décider ce qui nous paraîtra, non pas la volonté seulement du peuple de Paris, mais le droit et la volonté de toute la République.

 

La députation applaudit ; quelques-uns de ses membres serrent les mains de Lamartine.

L'un d'eux lui dit : Soyez sûr que le peuple n'est là que pour appuyer le gouvernement provisoire.

Lamartine répond : J'en suis convaincu ; mais la nation pourrait s'y tromper. Prenez garde à des réunions de ce genre, quelques belles qu'elles soient : les dix-huit brumaire du peuple pourraient amener contre son gré les dix-huit brumaire du despotisme, et ni vous ni nous, nous n'en voulons.

Un silence dans le groupe des clubs violents, des applaudissements dans le groupe des clubs modérés, suivirent ces paroles. Mais les plus obstinés reprennent leur audace, et fendant évidemment à faire prononcer l'épuration de Lamartine : Nous n'avons pas te confiance dans tous les membres du gouvernement, crièrent-ils. — Si, si, dans tous ! dans tous ! répliquèrent les voix de Suau, de Sobrier et de Barbès, et une centaine de voix de leurs amis. — Non, non. — Si, si. — Il faut les contraindre. — Il faut les respecter. — Et mille autres cris contradictoires se partageaient les groupes. Les violences étaient aux bords des lèvres, dans l'accent, dans les regards. Les membres du gouvernement restèrent impassibles. Barbès, attaché alors à Lamartine, Sobrier, Raspail, Cabet, se serrèrent dans J'espace qui séparait les deux partis. Blanqui restait immobile et paraissait plutôt calmer les siens qu'approuver leur insistance.

Cabet prit la parole, son discours fit une salutaire impression sur la foule. Barbès, Raspail, d'autres encore appuyèrent les paroles de Cabet et défendirent l'indépendance du gouvernement. Le désordre se mit dans les groupes, la confusion dans les avis, les cris de Vive le gouvernement provisoire ! qui montaient de la place et qui témoignaient de l'attachement du peuple, firent réfléchir les hommes extrêmes ; Ces clameurs leur apprirent que s'ils portaient la main sur le gouvernement cher au peuple, la vengeance du peuple ne tarderait pas à leur faire expier leur crime. Barbès, Sobrier, Suau, Cabet profitèrent de cet ébranlement de la colonne pour la faire refluer en arrière et pour délivrer le gouvernement de cette pression. Les clubs évacuèrent les salles et les escaliers ; ils reprirent leur place devant la grille de l'Hôtel-de-Ville. Le gouvernement appelé à grands cris par cent mille voix descendit à la suite de son président sur les marches extérieures du grand escalier. Il fut salué d'acclamations frénétiques au milieu desquelles on entendait prédominer les noms de Ledru-Rollin et de Louis Blanc plus qu'à l'ordinaire. Lamartine averti ainsi que la faveur de la multitude la plus rapprochée s'adressait à eux, les laissa se présenter les premiers au peuple, et s'envelopper de leur popularité : il s'effaça au second rang et ne reçut que de rares acclamations.

Louis Blanc harangua le peuple, le remercia de ce déploiement irrésistible de force dont il entourait ses dictateurs. Le peuple trompé par ces actions de grâces crut sincèrement qu'il venait d'accomplir un acte d'adhésion patriotique et de faire un coup d'État contre les-factieux, tandis qu'il venait d'exercer une pression séditieuse au profit d'une minorité des clubs et d'une minorité de Paris autour du gouvernement.

Les membres de la majorité du gouvernement feignirent prudemment de prendre cette manifestation pour ce qu'elle était dans l'intention du plus grand nombre, mais ils ne se déguisèrent pas à eux-mêmes le sens de-cette journée, et ils commencèrent à se défier d'une influence qui avait tout et qui pouvait tout. Leur physionomie affectait la satisfaction et la reconnaissance, pendant que leur âme était profondément ulcérée de l'audace et du succès de quelques meneurs. Paris lui-même ne s'y trompa qu'à demi. Depuis deux heures après midi jusqu'à neuf heures du soir la capitale vit défiler sur les boulevards, et dans ses principaux quartiers ce peuple désarmé de fusils, mais armé de son nombre, qui ressemblait à une de ces migrations. antiques transportant une nation tout entière des bords d'un fleuve à l'autre bord. Plus cette année était calme, sobre, silencieuse, disciplinée, gouvernée par un mot d'ordre ignoré mais obéi ; plus son aspect imposait à la capitale sans menacer personne, plus elle pesait sur la pensée de tous et disait aux yeux que Paris était désormais à la merci des seuls prolétaires. Mais elle disait aussi que ces prolétaires calmes dans leurs triomphes, généreux et civilisés dans leur force, animés de l'instinct de l'ordre, levés contre ce qu'ils croyaient l'anarchie pour soutenir un gouvernement qu'on leur disait menacé, n'étaient plus le peuple brutal de 1793, mais le peuple de 1848 présage d'une autre civilisation.

Lamartine sortit seul à pied à la nuit tombante de l'Hôtel-de-Ville. Il passa deux heures inconnu et mêlé dans la foule à l'extrémité de la rue Saint-Honoré sur la place Vendôme, contemplant le défilé muet de cette multitude.

Les costumes de ces hommes étaient décents, leur pas militaire, leur physionomie inspirée d'un rayon de force et de paix ; on voyait qu'ils craignaient d'effrayer les citoyens et les femmes : terribles par le nombre, rassurants d'esprit. Paris tremblait sous leurs pas : Pendant douze heures il n'y eut pas un cri démagogique, pas un signe de terreur, pas une insulte, pas une violence, pas Un accident à déplorer dans cette foule. Elle respecta tout et elle-même elle se respecta.

 

X.

Lamartine rentra au ministère des affairés étrangères, incertain de la signification que l'opinion publique donnerait le lendemain à l'événement. Il ne se trompait pas sur l'intention ; il y voyait une défaite éclatante de la majorité modérée du gouvernement et une insolente oppression de quelques hommes, déguisée sous la forme d'un concours et d'un hommage à la République ; une revue des forces de la minorité ultra-révolutionnaire de Paris commandée par quelques hommes qui voulaient contraindre et dominer la République par intimidation en exploitant l'enthousiasme réel et patriotique du peuple pour son gouvernement.

Il résolut de feindre de s'y tromper lui-même et d'avoir l'air de prendre pour une force ce qu'il prenait au fond pour une tyrannie : c'était le seul moyen de ne pas laisser Paris et la France se frapper de stupeur et désespérer de l'ordre public. Mais à partir de cette heure il sentit qu'il y avait deux esprits difficiles à concilier jusqu'à la fin de la dictature autour du gouvernement. Le programmé des clubs qui consistait à perpétuer la dictature, à ajourner les élections, à mettre là France hors la loi, et à faire régner par certains hommes une seule ville et une seule classe de là population de cette ville, pouvait avoir des sympathies dans le cercle du gouvernement. Les clubistes, les délégués du Luxembourg, les émissaires du Club des Clubs, sorte de commissariat officieux qui servait d'intermédiaire entre le ministère de l'intérieur et l'esprit public, paraissaient imbus de cette idée que la France n'était pas mûre pour la liberté telle qu'ils l'entendaient, qu'on ne pouvait pas remettre au pays son propre gouvernement ; que la République leur appartenait à eux exclusivement par droit d'initiative et de supériorité démocratique ; qu'il fallait régner en son nom et pour elle ; et que pour là faire obéir ii fallait lui tenir le langage et lui montrer les gestes du comité de salut public.

Lamartine au contraire et la majorité du gouvernement étaient convaincus que la liberté monopolisée par quelques-uns était la servitude et la dégradation de tous ; que l'ajournement des élections et là misé hors la loi de l'Assemblée nationale serait le signal de l'insurrection des départements et de la guerre civile. ; que la dictature des prétendus républicains par droit de supériorité démocratique ne serait que la dictature de la popularité à l'enchère des violences et des crimes ; que chaque semaine enfanterait et dévorerait un de ces prétendus dictateurs, que Paris serait noyé dans le sang et dans l'anarchie, et que le nom de république périrait une seconde fois dans l'exécration du présent et dans l'incrédulité de l'avenir. Il résolut en conséquence de combattre à outrance et par tous les moyens légitimes les complots des partisans de la dictature et des comités de salut public, et de se sacrifier même s'il le fallait à la restitution la plus prompte et la plus complète de la souveraineté de la France entière et du gouvernement à la représentation nationale.

 

XI.

Mais il y avait un abîme d'anarchie et de despotisme éventuel qu'il paraissait impossible alors de traverser avant d'arriver à ce jour. Les hommes les plus sages et les plus consommés en politique étaient incrédules à cet égard. Ils ne cessaient de répéter à Lamartine qu'il tentait une entreprise chimérique, qu'il périrait à l'œuvre, et que jamais le parti ultra-républicain et conventionnel, les pieds dans le gouvernement, maître de deux cent mille hommes dans Paris et de l'influence des commissaires et des clubs dans les départements, du peuple industriel partout, de la police, du Luxembourg, de la place publique par l'éloignement de l'armée, d'une moitié de la garde nationale par l'armement des faubourgs, des ateliers nationaux, par la solde et par la turbulence, ne se laisserait arracher le pouvoir par les élections sans le déchirer et l'ensanglanter avant de le rendre à la nation.

Lamartine savait mieux qu'eux toutes ces difficultés et tous ces périls ; mais il était sûr de ses collègues ; il se sentait dans la vérité ; il jugeait les hommes avec une sagacité bienveillante il est vrai, mais instinctive et rapide ; de plus il n'avait pas le choix, il fallait triompher ou périr héroïquement et honorablement dans l'entreprise. Il était résigné à ce sort s'il le fallait, certain que sa mort même bientôt vengée serait le signal du soulèvement général du pays contre la tyrannie des dictateurs démagogues. Il marcha donc à son but sans illusion mais non sans espérance ; décidé à transiger ou à combattre, pourvu qu'il triomphât sur les deux points qui dominaient tout ; la question de la guerre au dehors, et la question de la convocation de l'Assemblée nationale au dedans.

 

XII.

La manifestation du 17 mars et le programme impératif des clubs lui avaient suffisamment révélé la pensée dictatoriale des meneurs visibles ou occultes de ce mouvement. Ils avaient chargé la fausse voix du peuple de la promulguer à l'Hôtel-de-Ville. Depuis ce jour, les journaux de la révolution, les motions du soir dans les clubs, les orateurs nomades dans les groupes, les aptes, les paroles, les circulaires de quelques commissaires exaltés dans les provinces, les mots échappés à la chaleur des convictions dans les entretiens des hommes affiliés à l'intimité des clubs, les confidences, les révélations, les affiches, tout indiquait à Lamartine que l'ajournement des élections et la prolongation indéfinie de là dictature étaient les mots d'ordre des comités secrets ultra-républicains. Si cette idée qui flattait l'orgueil de la population turbulente de Paris à qui elle décernait l'empire, avait le temps de se propager et de s'infiltrer à l'état de dogme et de passion dans les masses, c'en était fait de la République ; on n'aurait pu l'extirper qu'avec le fer. La France aurait été obligée de reconquérir sa capitale dans des flots de sang. Le règne de cette partie turbulente et exclusive du peuple exploitée par, des tribuns à la fois souverains et enchaînés comme le dictateur rêvé par Marat eût été inévitablement un règne de bourreaux, bientôt Victimes, pour faire place à d'autres bourreaux, victimes à leur tour. Lamartine en frémissait pour son pays : aucune insomnie ne lui coûta pour prévenir un si cruel dénouement à la révolution.

Deux moyens lui restaient : la force et la négociation. Il résolut de les combiner et de les employer tour à tour et à tout prix, selon les hommes et les circonstances.

Un brave général mort depuis pour sa patrie, soldat intrépide, chef adoré de ses troupes, citoyen antique, Négrier commandait l'armée du Nord. Cette armée de vingt-six mille hommes était tenue dans la main de son général avec une vigueur et une douceur de commandement qui l'enchaînaient à ses volontés par le cœur plus que par la discipline. Négrier avait été attaqué quelquefois au conseil par des dénonciations de commissaires démagogues qui lui reprochaient d'avoir servi sous des princes et qui suspectaient son honneur en suspectant sa fidélité à la République. Ces soupçons n'avaient aucun fondement. Son cœur pouvait être à la reconnaissance, son devoir était à la patrie. M. Arago, ministre de la guerre, défenseur constant et courageux des officiers de l'armée, s'était toujours énergiquement refusé à ratifier ces empiétements ou ces accusations de certains commissaires désorganisateurs. Lamartine avait aussi soutenu les généraux et en particulier Négrier contre l'omnipotence révolutionnaire des proconsuls. Comme ministre des affaires étrangères il voulait une armée disponible et intacte aux factions en-face de la Belgique. La Belgique pouvait devenir d'un moment à l'autre comme en 1792 le champ de bataille de l'Europe ; car elle-est une des grandes brèches de la France. Comme homme d'État, il voulait un noyau d'armée à Lille, afin que si la démagogie anarchique et sanguinaire venait à triompher à Paris, les républicains modérés, vaincus et expulsés de Paris, eussent une réserve préparée dans le département du Nord. Cette réserve, sous les ordres de Négrier, aurait dans ce cas rallié les gardes nationaux de ces excellents départements, et reconquis Paris et la République sur la tyrannie des démagogues dont il était tous les jours menacé.

 

XIII.

Négrier de son côté, sans connaître personnellement Lamartine, avait compris à ses paroles et à ses actes qu'il avait dans le ministre des affaires étrangères un homme selon son cœur. Un ami du général, M. D***, chef de bataillon de la garde nationale de Paris, confident actif des efforts de Lamartine pour sauver l'ordre et contenir la révolution, fit plusieurs voyages à l'armée du Nord et fut l'intermédiaire intelligent des communications secrètes entre Lamartine et Négrier. Le général se tint prêt soit à recevoir le gouvernement à Lille en cas de retrait de Paris, soit à marcher sur Amiens ou sur Abbeville au premier appel que le gouvernement ferait à ces départements pour venir au secours de Paris. Cette réserve de l'armée du Nord, sous les ordres d'un général résolu et fidèle, était la dernière ressource de Lamartine ; elle le rassurait non pas pour lui, mais pour les Parisiens et pour la France ; car il savait bien que si la démagogie venait à triompher des bons citoyens, il serait sa première victime : mais il ne doutait pas du lendemain. L'armée du Nord recrutée en dix jours de vingt mille hommes par l'armée du Rhin, et de cinq cent mille gardes nationaux par les départements du nord, de l'est et de l'ouest, ne pouvait manquer de submerger dans leur propre sang les dictateurs et les comités de salut public, qui rêvaient le renouvellement des tyrannies de 1793. Cette pensée, dans les plus grandes extrémités du gouvernement, faisait le repos d'esprit de Lamartine. Le nom de Négrier sonnait en secret à son oreille comme une dernière espérance, ou du moins comme une vengeance certaine de la société renversée. Il ne confiait cette pensée à personne, de peur d'attirer sur Négrier les soupçons et les accusations des démagogues.

 

XIV.

Tranquille de ce côté, il résolut de faire des efforts d'une autre nature sur l'esprit et sur le patriotisme des principaux chefs de sectes, d'opinions, de clubs et de journaux extrêmes, seuls assez puissants alors pour remuer Paris, hommes sans lesquels les conspirateurs les plus audacieux ne pouvaient rien sur le peuple. S'il échouait dans ses intelligences avec eux pour en obtenir patience, raison et modération jusqu'au jour des élections générales, il aviserait avec ses amis du gouvernement, et se tiendrait prêt à un combat désespéré entre les deux camps de la République dans Paris. S'il réussissait, il serait maître des forces les plus vives de la révolution par ces hommes, et il paralyserait par eux, les tentatives du communisme, du terrorisme et des partisans de la dictature et de la guerre. Il croyait aux bonnes intentions des hommes mêmes les plus fanatiques et à la diplomatie de la confiance et de la franchise avec eux ; ce fut cette foi qui sauva Paris et la France oies derniers désastres. S'il n'eût point ouvert son cœur à ces adversaires prévenus contre lui, et s'il n'eût point lu dans leur âme et dans leurs desseins, ces hommes auraient persévéré à croire que Lamartine n'était entré dans la République que pour l'exploiter et la trahir ; qu'il tramait une contre-révolution ; qu'il rêvait le rôle suranné d'un Monk populaire ; et ces hommes s'unissant contre lui aux partisans de la guerre, de la dictature, et des épurations du gouvernement, auraient.-infailliblement jeté la France dans les convulsions d'un gouvernement conventionnel.

 

XV.

De ces hommes, Lamartine en connaissait quelques-uns ; il fit des avances pour amener les autres à des entrevues avec lui.

Un des plus éminents des écrivains politiques du moment était M. de Lamennais. M. de Lamennais, autrefois apôtre du catholicisme, avait changé sa foi et son rôle contre le rôle d'apôtre des prolétaires. Son âme s'était attendrie sur leur misère. Son style s'était endurci de leur ressentiment. Depuis douze ans il était la yoix de leurs griefs et quelquefois Je cri de leur vengeance. La proclamation de la République l'avait tout à coup et comme miraculeusement apaisé : c'est l'effet des victoires sur les cœurs généreux. Il avait passé, à l'instant, du côté de la société menacée par le terrorisme, le socialisme et la démagogie. Il rédigeait un journal puissant par son nom et par son talent sur l'esprit du peuple, le Peuple constituant. Lamartine, qui n'avait jamais vu jusque-là dans M. de Lamennais que l'écrivain, avait été étonné d'y trouver tout à coup -le caractère, la modération, la fermeté, les vues de l'homme politique. Ce journal dépopularisait la guerre, la démagogie, les doctrines anti-sociales. Si M. de Lamennais eût persévéré, la France aurait compté en lui un homme d'État de plus. Lamartine le voyait fréquemment alors chez une femme distinguée par son esprit et par son libéralisme. M. de Lamennais avait écrit un plan de constitution où la force publique manquait de centre. Le nom de M. de Lamennais modéré alors intimidait les excès et fulminait les chimères. M. de Lamennais, nommé depuis à l'Assemblée constituante, trop ému et trop ombrageux devant les réactions, est revenu sur ses pas et a repris la route des ombres ; immense perte pour la République pratique. Quand le génie déserte, la cause souffre et le siècle est en deuil.

Raspail, très-puissant sur les faubourgs de Paris, consentit à avoir un entretien avec Lamartine. Cet entretien fut long et sans réticences des deux côtés. Lamartine avait entendu une fois Raspail défendant sa cause devant la Cour des pairs ; il était resté frappé de cette éloquence originale, pittoresque, résignée et intrépide à la fois. La politique de Raspail paraissait consister en aspirations religieuses, populaires, égalitaires, plus senties que rédigées dans son esprit : l'impatience le saisissait. Il venait de pousser le peuple par son journal et par son club à demander l'ajournement des élections et un dictateur populaire pour gouverner. Lamartine l'apaisa en lui montrant les dangers d'une si intolérable usurpation pour la République ; il lui ouvrit les perspectives indéfinies de progrès et de charité sociale contenues dans l'institution républicaine au fur et à mesure des développements de la raison et de la vertu de la société ; il le convainquit de l'impraticabilité des transformations violentes des bases de la propriété ; il le conjura de donner du temps et de la confiance au pays en n'usurpant rien sur la souveraineté de tous. Raspail philosophe plus qu'ambitieux, fut touché des raisons et de l'ardeur de Lamartine : il lui promit de revenir sur ses pas, de combattre les complots de dictature, d'attendre la souveraineté nationale et de ne conspirer qu'à haute voix et à la tribune. L'influence presque superstitieuse qu'il exerçait sur l'esprit des masses contribua beaucoup pendant cette période à décourager les complots et à contenir le peuple des faubourgs dans la patience et dans la légalité.

Cabet, dont l'imagination moins forte se laissait évidemment emportera des songes d'ambition plus illimitée, fut moins accessible à la raison. On-voyait que son fantôme d'invention communiste flottait toujours entré son interlocuteur et lui. Cependant Lamartine comme citoyen n'eut qu'à se féliciter de ses rapports avec Cabet. Ce chef de secte ne pouvait voir avec plaisir des tentatives de dictature qui auraient donné la suprématie à des socialistes ou à des tribuns ses rivaux de système et de popularité, Il retint les communistes de son parti, et par eux une partie active du peuple, dans l'expectative que Lamartine voulait imposer à tous les partis.

Un jeune homme qui avait montré une fois une grande promesse de talent à la Chambre des pairs, M. d'Alton-Shée était alors applaudi dans les réunions populaires. Il combattit avec ardeur et désintéressement les plans anarchiques et les doctrines excessives. Entraîné depuis dans d'autres voies, il perdit la trace de la République. Lamartine, qui avait beaucoup espéré de son activité, de son courage et de son talent, le perdit de vue.

Barbès venait encore de temps en temps à cette époque chez Lamartine. Ses intentions étaient droites, mais confuses. Il commença à s'égarer sans le vouloir et sans le savoir sous les inspirations de ses anciens camarades de prison. Homme d'action, les hommes de système l'accaparaient, sans qu'il s'en défiât, à leur cause. C'était le soldat de l'impossible ; il ne pouvait tarder de passer aux désespérés de la démocratie.

Mais Barbès capable de conspirer était incapable de trahir. Sa présence dans les rangs des anarchistes rassurait plus qu'elle n'inquiétait Lamartine. Il croyait à son entraînement, mais il était sûr de sa loyauté.

Un des amis et des compagnons de captivité de Barbès, le jeune Lamieussens, exerçait une heureuse influence sur les républicains exaltés de ce camp de la Révolution. Lamartine l'avait distingué et se proposait d'utiliser ses talents. Il plaça à cette époque, un grand nombre de jeunes républicains à l'étranger dans les chancelleries, dans les vice-consulats et dans : quelques consulats dépendants de son ministère. Ces nominations blâmées depuis furent toutes politiques. Il, ne fallait pas laisser s'aigrir et se vicier dans les factions de Paris des hommes qui avaient souffert pour leur cause, et qui rendaient des services à la République en dirigeant et en modérant le peuple de Paris.

 

XVI.

Sobrier continuait à voir assidûment Lamartine. Enthousiaste plus qu'ambitieux il acquérait chaque jour plus d'ascendant sur la jeunesse révolutionnaire des quartiers du centre de Paris. Il employait alors cet ascendant au service des idées d'ordre et de modération ; il contrebalançait par son journal et par son club l'influence d'autres journaux et d'autres conciliabules du parti des dictatures et des excès ; il voulait maintenir l'intégrité du gouvernement même avec les armes. Son journal la Commune de Paris, s'évaporait souvent en hymnes et en doctrines de mauvaises dates ; mais il recommandait l'ordre, la fraternité de toutes les classes de citoyens, le respect des propriétés, l'inviolabilité des consciences, la paix avec les puissances, la temporisation jusqu'au jour où l'Assemblée nationale viendrait représenter tous les droits et faire toutes les lois. Ces doctrines de Sobrier avaient d'autant plus de crédit sur la multitude que personne ne le dépassait à ses yeux en exagération de fanatisme et d'espérances, Son fanatisme était théorique et ses espérances patientes. Il avait de plus du courage personnel. Informé des projets conçus tous les jours dans les conciliabules ultra-républicains de décimer le gouvernement, de surprendre le ministère des finances, celui des affaires étrangères, d'enlever Lamartine, et de. lui substituer des hommes extrêmes, Sobrier avait enrôlé cinq à six cents hommes ; il avait obtenu pour eux des armes de Caussidière, il tenait dans la rue de Rivoli une espèce de quartier général de police armée. Lamartine était instruit par Sobrier lui-même de toutes ces circonstances, il avait même contribué à lui faire prêter ou louer par les liquidateurs de la liste civile le logement qu'occupait ce quartier général en face des Tuileries. Chaque fois que des avis inquiétants parvenaient à Lamartine sur une manifestation contraire à la paix publique, sur Un complot contre le gouvernement ou contre lui-même, il faisait avertir Sobrier qui recevait ses ordres et qui disposait ses hommes dans les rassemblements et ses moyens de défense autour des ministères menacés.

Paris était alors entièrement dégarni de troupes et dépourvu de garde nationale. Les partis se défiaient les uns des autres ; chacun avait sa police et son armée. Sobrier était le Caussidière de l'autre moitié de Paris. Lamartine n'eut qu'à se louer de son zèle désintéressé pour la paix publique jusqu'à l'approche des élections. Il s'abandonna alors à de mauvaises inspirations, trempa dans les menées électorales des socialistes les plus exclusifs, laissa pervertir l'esprit de son journal, et s'entoura avec une obstination puérile d'un appareil de conspiration armée qui n'était plus qu'une folie, mais qui ressemblait à un complot. Le-général Courtais en informa Lamartine ; Lamartine, qui ne voyait plus Sobrier depuis ses scandales, lui fit dire deux fois de licencier ses séides, de remettre les armes, de rentrer dans la loi, faute de quoi le gouvernement sévirait énergiquement contre lui : il obéit, mais incomplètement. Nous le retrouverons le 15 mai.

 

XVII.

Lamartine lia également des intelligences ouvertes avec les esprits les plus influents et les orateurs les plus goûtés de toutes les opinions actives et de tous les clubs démocratiques de Paris et des faubourgs. Il reçut chez lui, il persuada et entraîna les meneurs principaux de chacun des grands quartiers populeux, de la Bastille, du faubourg Saint-Marceau, du faubourg Saint-Antoine ; il passa souvent des nuits entières à discuter sans réticence avec ces hommes la situation de la République au dehors et au dedans, ainsi que les questions les plus vives de l'économie politique qui servaient alors de texte aux mécontentements ou aux aspirations du peuple. Il les trouva quelquefois rebelles, plus souvent accessibles à ses conseils, : il les convainquit néanmoins toujours de la nécessité de ne pas déchirer la République par des dissensions civiles qui feraient avorter toutes les pensées de progrès social qu'elles pouvaient porter à l'avenir, de combattre les dictateurs des partis extrêmes, de calmer le peuple et de le soumettre à sa propre souveraineté dans l'Assemblée nationale.

Ces hommes émus du langage sincère et souvent passionné de Lamartine, agissaient avec loyauté dans le sens de ses désirs, réservant leurs opinions sur certains textes de la discussion, concordant avec lui sur les questions essentielles. Ils venaient, de temps en temps, l'informer des dispositions de leur quartier. Cette police à cœur ouvert, ou plutôt ces négociations, incessantes et loyales entre une des têtes du gouvernement et les principales têtes des clubs, prévint les malentendus, éventa les complots, sauva Paris, ouvrit les voies à l'Assemblée nationale. Ce fut alors la conspiration des honnêtes gens contre la conspiration des pervers. Lamartine s'attacha surtout aux hommes jeunes, et sincères, même dans leurs exagérations révolutionnaires. Il ne se laissa point scandaliser par les noms qui alors inspiraient le plus de préventions ou de répulsion dans Paris. Il savait que la renommée d'un homme est souvent une calomnie de bonne foi de ceux qui ne savent que son nom. Il croyait que beaucoup d'ombre se dissipe en approchant le flambeau du cœur ; d'ailleurs aucune répugnance n'est permise à qui veut préserver la patrie.

C'est ainsi qu'il connut et qu'il pratiqua sans s'abaisser et sans les avilir les principaux agitateurs des clubs ; démagogiques de la Sorbonne où quarante mille prolétaires du quartier du Panthéon recevaient le souffle de l'agitation ; beaucoup de délégués des ouvriers du Luxembourg, hommes de bon sens déjà fortement repousses des sophismes industriels et économiques de Louis Blanc, un jeune mulâtre que la foule suivait de club en club au feu d'une éloquence tropicale, et un des initiés du club de Blanqui, de Flotte.

Ce jeune mulâtre Servien, enthousiaste et entraînant sur le trépied, était doux, timide, presque muet dans l'intimité. Il avoua à Lamartine qu'il avait plus de passions que de notions sur ces questions sociales dont il fanatisait ses auditeurs. Lamartine lui communiqua les fruits de ses propres études et lui suggéra ce socialisme des sentiments qui fait fraterniser les classes diverses de citoyens sans en dépouiller aucune ; il lui apprit que le socialisme vrai n'était qu'une question de religion dans les cœurs, et d'équité dans les lois, Servien souffla la conciliation et la paix sur les masses charmées à sa voix. Lamartine l'envoya ensuite chez les noirs ses frères pour les préparer à l'émancipation par la concorde avec les colons ; il espérait que les colonies renverraient ce remarquable talent à l'Assemblée nationale.

De Flotte était un jeune officier de marine bien ne, studieux, honnête homme, disciple trop fanatisé des, systèmes radicalement rénovateurs des sociétés. Il suivait Blanqui comme le plus radical des révolutionnaires, mais il influait sur lui par l'élévation de son intelligence. Lamartine après l'avoir sondé à fond, ne trouva dans son âme ni crime, ni vice, ni préjugé incompatible avec l'ordre social, conservateur et progressif qu'une république bien inspirée doit garantir. Il sentit que ce jeune homme déplacé dans les factions pouvait être utilisé par la République ; il se promit de s'en souvenir dans l'occasion. Il apprit depuis que de. Flotte, quoique étranger à l'émeute du 15 mai, avait été arrêté sous la prévention de ses liaisons avec Blanqui et qu'il languissait dans les fers. Il réclama pour lui. C'est par de Flotte que Lamartine fit savoir à Blanqui qu'il le recevrait lui-même avec intérêt et peut-être avec fruit pour la République.

 

XVIII.

Blanqui était alors tout à la fois en suspicion au gouvernement et en suspicion aux partis extrêmes. Les clubs qu'il dominait par sa violence et par son talent Importaient envie ; les partisans de la dictature qui voyaient en lui un rival ou un vengeur le redoutaient : ils ne cessaient de l'indiquer à l'opinion publique comme le seul factieux dangereux, afin de mieux cacher eux-mêmes leur faction derrière la sienne. Blanqui, de son côté, que ces hommes avaient tenté de déshonorer, les détestait ; il s'isolait d'eux ; il s'étudiait à les dépasser en radicalisme afin de les distancer en popularité ; il les appelait des ambitieux et des dupeurs du peuple. L'écho de sa voix les faisait trembler tous les soirs : ils savaient que Blanqui était entouré de quelques fanatiques capables de venger leur maître par le fer et par le feu. Cette, renommée sinistre de Blanqui était un fantôme sans cesse debout entre leur ambition et eux. On ne cessait de répandre sur les trames de Blanqui et de son parti les rumeurs les plus menaçantes. Ceux mêmes qui les répandaient y croyaient peu. C'était un Catilina de fantaisie. Tantôt il devait assiéger le gouvernement au Luxembourg et l'enlever dans la nuit pour le conduire à Vincennes, tantôt il devait incendier Paris et profiter du tumulte pour proclamer sa tyrannie au nom du peuple, tantôt il devait surprendre avec quelques complices l'hôtel des affaires étrangères et assassiner Lamartine. Le peuple crédule chuchotait ces rumeurs. Lamartine n'y croyait pas ; il s'affligeait sans doute des scandales de parole de cette petite faction ; mais il ne s'inquiétait nullement des accusations de trahisons et des menaces de mort qui retentissaient la nuit dans ce club. Il savait que le danger pour le gouvernement et pour la France était dans des factions moins décréditées. Il n'était pas même mécontent de ce que la faction, impuissante au fond, de ce conspirateur à haute voix, contrebalançât et intimidât d'autres factions dans d'autres clubs et dans d'autres partis. Il s'était opposé plusieurs fois, sans que ses collègues pussent comprendre ses motifs, à ce que Caussidière fît arrêter Blanqui. Cependant le nom de Ce nouveau tribun grondait sur tout Paris.

L'imagination publique était frappée jusqu'à la terreur de cette renommée, lorsqu'à six heures du matin des derniers jours du mois de mars ou des premiers jours d'avril, un homme d'aspect presque prolétaire, accompagné de deux ou trois autres hommes de visages inconnus et suspects, entra dans la cour du ministère des affaires étrangères, se nomma et demanda à parler au ministre. Lamartine venait de se lever ; le jour était chaud ; il travaillait à demi vêtu dans sa chambre ; il donna ordre de faire entrer Blanqui et s'avançant vers lui la poitrine découverte, il lui tendit, la main :

Eh bien, monsieur Blanqui, lui dit-il en souriant, vous venez donc me poignarder ? L'heure est propice et l'occasion est belle ; vous le voyez, je n'ai pas de cuirasse.

Puis faisant asseoir Blanqui vis-à-vis de lui : Parlons sérieusement, lui dit-il. J'ai désiré vous voir et vous avez consenti vous-même à vous entretenir avec moi ; c'est l'indice que nous ne sommes pas peut-être-aussi inconciliables de pensées sur la République que les apparences le font penser au ce vulgaire. Causons donc à fond. Je vais vous ouvrir toutes mes pensées sans voile, comme un homme qui n'a rien à cacher même à ses ennemis. Vous verrez si mon horizon politique est assez large et assez lumineux pour que tous les amis de la démocratie y trouvent la place de leur action légitime et la satisfaction de leur légitime ambition de progrès. Vous m'interromprez là où des objections se présenteront à votre esprit, et j'éclaircirai ce qui vous paraîtra obscur.

Lamartine alors exposa devant Blanqui l'idée de la République, telle qu'il la concevait pour un peuplé continental, longtemps façonné au joug monarchique, et où les problèmes du socialisme, nés de l'industrie du luxe et de la misère, agitaient depuis quinze ans les couches souterraines de la société. Il montra les garanties à donner à la propriété, les assistances à prodiguer par.des institutions aux prolétaires. Il alla aussi loin que sa pensée, pas plus loin que le bon sens et l'application. Il conclut à un gouvernement très-fort, expression d'une volonté nationale puisée dans le peuple tout entier, mais irrésistible. Il démontra le danger de la guerre pour l'idée démocratique comme pour la nationalité française ; il se déclara l'inflexible ennemi de toute faction qui voudrait monopoliser le pouvoir dans des dictatures, l'ensanglanter dans des Conventions, le déchirer dans des anarchies ; il professa le dogme absolu de la souveraineté de la majorité sincère de la nation, contre la tyrannie d'une seule classe, cette classe usurpât-elle même le nom de peuple. Il professa sa haine contre les ambitieux corrupteurs de ce peuple et sa pitié pour les sophistes qui en l'enivrant de chimères radicales lui préparaient le réveil du désespoir.

Blanqui ne l'avait pas interrompu une seule fois. Sa physionomie ascétique et impressionnable écoutait par-tous ses sens. Son œil profond et replié en dedans semblait épier jusqu'au fond de l'âme de son interlocuteur, pour y découvrir l'intention de séduire ou de tromper ; Il était trop exercé pour ne pas voir que l'attitude^ la parole, le geste de Lamartine éclataient de sincérité. Il ne fit aucune objection fondamentale aux idées qu'il venait d'entendre ; il parla avec un ironique dédain des hommes qui se prétendaient alors les prophètes du socialisme et du terrorisme ; il admit les théories comme théories ou comme tendances, et reconnut qu'il n'y avait aucune réalisation immédiate possible en dehors des propriétés garanties et des droits acquis.

Quant au gouvernement, il en reconnut également la nécessité et les conditions de force contre l'anarchie ; il accorda sans peine à Lamartine qu'il fallait décourager les partis ambitieux et turbulents de la dictature, en adhérant à la convocation de l'Assemblée nationale ; il n'hésita pas en effet à parler dans ce sens à son club et à faire revenir sur leurs pas les factions qui commençaient a protester contre les élections.

Lamartine après ce dialogue politique où il avait obtenu tout ce qu'il voulait, c'est-à-dire le concert pour la convocation de l'Assemblée et la promesse de combattre les tentatives dictatoriales, fit dégénérer la conversation en entretien familier. Blanqui sembla s'abandonner avec l'épanchement d'une âme ulcérée et fermée par la persécution qui s'ouvre et qui se détend dans une intimité de hasard. Il raconta à Lamartine sa vie, qui n'était qu'une longue conjuration contre les gouvernements ; ses amours pour une femme que.sa captivité n'avait pu détacher de lui et que ses disgrâces avaient tuée ; ses longs emprisonnements, ses réflexions solitaires ; ses aspirations à un Dieu ; ses instincts anti-sanguinaires, mais son goût presque insurmontable de complots, espèce de seconde nature, contractée dans ses premières conspirations. Il fut simple, naturel, élevé, quelquefois attendri. Lamartine n'hésita pas à trouver dans ce conjuré toutes les aptitudes et tout le tact d'un homme ne pour les négociations, s'il voulait jamais plier son indépendance au joug d'un gouvernement. Il lui demanda s'il consentirait à servir une République selon ses vues dedans ou dehors ; si ce rôle d'éternel critique et d'éternel agresseur des institutions de son pays ne lui semblait pas lourd, stérile, ingrat, nuisible à la République elle-même ? Blanqui en convint ; il ne parut même pas éloigné de l'idée de servir au dehors un gouvernement dont il honorerait les ministres et dont il partagerait les vues. Blanqui et le membre du gouvernement se séparèrent après un entretien de plusieurs heures, satisfaits en apparence l'un de l'autre, et prêts" à se revoir si les circonstances ramenaient la nécessité d'autres entrevues.

 

XIX.

Lamartine à partir de ce jour ne cessa pas d'entretenir des intelligences désintéressées et loyales dans le sein des différents partis qui se disputaient la direction du peuple. Son esprit y souffla constamment dans un seul sens : la convocation et l'acceptation par le peuple de Paris de l'Assemblée nationale. Sûr de la coopération des principaux chefs de faction pour cet objet, il n'eut plus qu'à veiller avec ses collègues sur les manifestations séditieuses qui pouvaient submerger ou emporter inopinément le gouvernement.

Le danger était de toutes les heures. La garde mobile ne comptait encore que quelques bataillons sans uniforme ; les délégués du Luxembourg voyaient avec répugnance cette création et suscitaient mille lenteurs à l'équipement de ces jeunes soldats. Le générai Duvivier s'impatientait légitimement de ces délais ; il ne maintenait sa troupe dans la résignation et dans le devoir qu'à force d'encouragements et de sollicitude. La garde nationale sous l'impulsion de son général et du chef d'état-major Guinard, s'organisait, s'habillait et s'armait au nombre de cent quatre-vingt-dix mille hommes. Elle allait bientôt nommer ses officiers, mais jusque-là elle n'existait qu'en idée, Le gouvernement avec raison ne voulait pas la rassembler avant qu'elle eût ses uniformes, pour que le contraste entre l'indigence des uns et le luxe militaire des autres ne créât pas Une division aristocratique, là où il voulait créer l'unité de cœur et de bras. Les réfugiés étrangers grandissaient en nombre et en audace dans Paris, ils prétendaient contraindre la volonté du gouvernement et prendre la guerre de force dans sa main, pour la porter sûr leurs différents territoires en y entraînant le drapeau français. Les Belges assiégeaient le ministre des affaires étrangères et le ministre de l'intérieur : le gouvernement était inflexiblement résolu à leur refuser tout concours aussi impolitique qu'indigne de sa loyauté, mais il n'avait qu'une autorité morale à opposer à leurs enrôlements et à leurs projets d'invasion.

Plusieurs fois, déjà, le ministre des affairés étrangères avait rompu leurs trames et engagé le prince de Ligne à les faire rentrer dans leur patrie. Quelques centaines d'entre eux étaient partis en effet de Paris, mais il en restait deux ou trois mille tant à Paris que dans le département du Nord. Il paraît que lassés de leurs insistances et de leurs reproches, quelques hommes tenant de près au gouvernement mais à son insu et désavoués par lui, trempèrent par complaisance et presque par complicité dans ces passions de transfuges, leur firent fournir des moyens de transport, préparer des voitures d'armes sur l'extrême frontière de France. Arrivée à Lille la colonne belge fit demander des armes au général Négrier ; Négrier averti par Lamartine refusa les armes. Pendant que cela-se passait à Lille, Lamartine instruit du complot écrivait officiellement au ministre de l'intérieur pour qu'il s'opposât par tous ses agents à l'armement et à l'invasion des Belges, Le ministre de l'intérieur obtempérait à cette demande en envoyant en effet des ordres dans ce sens à la frontière.

Le commissaire du gouvernement à Lille qui avait cru peut-être, au premier moment, agir conformément aux vues du gouvernement, en favorisant l'armement des réfugiés, se rétractait. Il faisait de tardifs efforts pour rendre la rentrée des Belges sur leur territoire inoffensive. Les Belges, qui voyaient avec eux trois élèves de l'École polytechnique et qui recevaient d'eux des chariots de fusils, croyaient à la complicité du gouvernement. Entrés à main armée sur le sol de la patrie, ils y étaient reçus à coups de fusil par les troupes du roi ; ils refluaient en France en criant trahison ! Ce cri retentissait jusqu'à Paris et soulevait les Allemands, les Polonais et les clubs. C'est ce qu'on appela l'invasion de Risquons-Tout, du nom du village où le combat eut lieu. Mais il n'y avait pas trahison ; cependant il y avait intelligence de quelques démocrates de Paris avec les réfugiés belges. Des contre-ordres fermement donnés par le gouvernement étaient venus révoquer des ordres donnés par des agents occultes. Les puissances étrangères se plaignirent avec raison, mais avec modération ; elles furent forcées de reconnaître la bonne foi et même la vigueur, de répression du ministre des affaires étrangères.

 

XX.

Les mêmes tentatives de rassemblement sur le sol français eurent lieu à Strasbourg et sur les bords du Rhin, malgré l'incessante résistance du gouvernement français. Enfin une expédition de volontaires savoisiens partit de Lyon, passa le Rhône et s'avança sur Chambéry, s'en empara par surprise et fut expulsée le lendemain par une insurrection spontanée des montagnes. M. Emmanuel Arago, qui gouvernait avec peine l'anarchie industrielle de Lyon, écrivit à Lamartine pour le prévenir de ce complot qu'il combattait, mais qu'il ne pouvait réprimer sans force armée. M. Ledru-Rollin informé par le ministre des affaires étrangères envoya des commissaires et des ordres pour dissoudre ce rassemblement. Lamartine proposa le secours de l'armée des Alpes pour rétablir l'ordre à Chambéry et pour réprimer l'attentat des réfugiés et des Français contre la nationalité savoisienne. Le gouvernement fut aussi, étranger à cette violation que le gouvernement précédent l'avait été à l'invasion des Italiens en Savoie. Il publia une proclamation par laquelle il écartait tous les réfugiés des frontières. Lamartine et le ministre de l'intérieur s'entendirent pour Opérer cette dissolution des rassemblements. Des sommes considérables furent employées par M. Flocon pour secourir, écarter, disséminer et interner ces milliers de réfugiés.

 

XXI.

Mais les plus remuants restaient à Paris. C'étaient les Polonais. Les Polonais sont le ferment de l'Europe. Aussi braves sur le champ de bataille que tumultueux sur les places publiques, ils sont l'armée révolutionnaire du continent. Tout-leur est patrie pourvu qu'ils l'agitent : ils agitaient Paris et menaçaient le gouvernement. Acclimatés par l'hospitalité nationale, soutenus par des comités français, pourvus de protecteurs infatigables tels que MM. de Montalembert, Vavin, toujours prêts à faire valoir leurs titres devant le pouvoir, ils étaient une des plus sérieuses difficultés de la situation du ministre des affaires étrangères. On leur avait ouvert des brigades polonaises soldées par Ja France ; c'était aller aussi loin que le droit des gens le permettait. Déclarer pour eux la guerre à la Prusse, à l'Autriche et à la Russie, c'était une croisade pour conquérir un sépulcre. La leur refuser, c'était s'exposer aux impopularités et aux séditions en leur faveur. Ils avaient leur voix dans tous les clubs, leur cri dans toutes les émotions, leur main dans toutes les mains des attroupements. Ils recrutaient ouvertement les sympathies dans les ateliers nationaux ; ils annonçaient audacieusement des manifestations polonaises pour intimider le gouvernement. Les hommes sensés de leur nation les retenaient en vain. Les démagogues français se servaient du nom de la Pologne pour faire éclater la France ; Lamartine qui surveillait attentivement leurs agitations s'indignait d'avoir plus de peine à contenir ces hôtes de la France que la France elle-même.

Un soir qu'il rentrait harassé de la lutte de tous les jours à l'Hôtel-de-Ville, et qu'il comptait prendre quelques heures de sommeil si rares pour lui dans un pareil moment, on lui annonça une nombreuse députation de Polonais de je ne sais quel club démocratique qui prétendait représenter la Pologne entière. C'était la prétention de chacun des cinq où six partis polonais, anarchiques jusque sur la terre étrangère, et antipathiques les uns aux autres. Ils se rangèrent en deux groupes en face du ministre dans le cabinet des affaires étrangères. Un de leurs orateurs parla un langage convenable, quoique trop impérieux pour une colonie d'étrangers. Lamartine allait répondre avec les. Egards dus à l'expatriation et au malheur, quand des cris partis de l'autre groupe protestèrent contre la modération du premier.

Un autre orateur sortant avec des gesticulations frénétiques du cercle des mécontents apostropha insolemment le ministre et la nation dans sa personne. Il fit un discours séditieux dans lequel il finit par annoncer à Lamartine que les Polonais étaient plus maîtres que lui dans Paris ; qu'ils compteraient avec le gouvernement lui-même ; qu'ils avaient quarante mille hommes des ateliers nationaux enrôlés pour se joindre à eux le lendemain et pour marcher ensemble sur l'Hôtel-de-Ville ; et que si le gouvernement ne leur cédait pas, ils étaient assez forts pour le renverser et le changer.

A ces mots, à ces menaces, à ces insultes à la liberté du gouvernement et à la dignité de la nation, Lamartine irrité accepta le défi et finit par leur dire : que si la France laissait renverser son gouvernement par une poignée d'étrangers qui lui feraient la loi chez elle, c'est que la France serait descendue au-dessous des nations sans patrie.

La querelle s'animait, les paroles étaient vives, les visages ardents ; le premier groupe essaya de faire entendre raison au second sans pouvoir y parvenir. A la fin, les hommes sages de la nation qui se trouvaient là en majorité s'interposèrent, calmèrent l'orateur factieux et finirent par lui arracher des excuses. On s'ajourna au lendemain à l'Hôtel-de-Ville. Le ministre en les congédiant leur dit que si leur députation dégénérait en manifestation, et s'ils amenaient à leur suite un seul Français, il ne les traiterait plus en hôtes, mais en perturbateurs de la France.

 

XXII.

Le lendemain, en effet, ils se présentèrent en nombreuse colonne, mais dans une attitude décente et calme sur la place de Grève. On attendait avec anxiété en France et en Europe la réponse que Lamartine leur ferait, car cette réponse contenait la paix ou la guerre pour le continent tout entier, il leur parla en ces termes reproduits par les sténographes du Moniteur :

Polonais,

La République française reçoit comme un heureux augure l'hommage de votre adhésion et de votre reconnaissance pour son hospitalité. Je n'ai pas besoin de vous dire ses sentiments pour les fils de la Pologne. La voix de la France vous le disait chaque année, même quand cette voix était, comprimée par la monarchie. La République a la voix et le geste plus libres et plus sympathiques encore. Elle vous les redira ces sentiments fraternels, elle vous les prouvera sous toutes les formes compatibles avec la politique de justice, de modération et de paix qu'elle a proclamée pour le monde.

Oui, depuis vos derniers désastres, depuis que l'épée a effacé de la carte des nations ces dernières protestations de votre existence comme vestige et comme germe d'une nation, la Pologne n'a pas été seulement un reproche, elle a été un remords vivant debout au milieu de l'Europe. La France ne vous doit pas seulement des vœux et des larmes, elle et vous doit un appui moral et éventuel en retour de ce sang polonais que vous avez versé pendant nos grandes guerres sur tous les champs de bataille de l'Europe.

La France vous rendra ce qu'elle vous doit, soyez-en sûrs, et rapportez-vous-en au cœur de trente-six millions de Français. Seulement laissez à la France ce qui lui appartient exclusivement : l'heure, le moment, la forme dont la Providence déterminera le choix et la convenance pour vous rendre sans agression et sans effusion de sang humain, la place qui te vous est due au soleil et dans le catalogue des peuples.

Vous connaissez les principes que le gouvernement provisoire a adoptés invariablement dans sa politique étrangère : si vous ne les connaissez pas, les voici :

La République est républicaine sans doute, elle le dit à haute voix au monde, mais la République n'est en guerre ouverte ni sourde avec aucune des nations, avec aucun des gouvernements existants, tant que ces nations et ces gouvernements ne se déclarent pas eux-mêmes en guerre avec elle. Elle ne fera donc, elle ne permettra volontairement aucun acte d'agression et de violence contre les nations germaniques. Ces nationalités travaillent en ce moment à modifier d'elles-mêmes leur système intérieur de confédération et à créer l'unité et le droit des peuples qui ont une place à leur revendiquer dans son sein. Il faudrait être insensé ou traître à la liberté du monde pour les troubler dans ce travail par des démonstrations de guerre et pour changer en hostilités, en susceptibilités ou en haine la tendance libératrice qui les pousse de cœur vers nous et vers vous.

Et quel moment nous demandez-vous de choisir pour ce contre-sens du droit de la politique et de la liberté ? Est-ce que le traité de Pillnitz se trame par hasard contre nous ? est-ce que la coalition des souverains absolus se noue et s'arme sur nos frontières et sur les vôtres ? Non, vous le voyez ; chaque courrier nous apporte une acclamation victorieuse des peuples qui se scellent dans notre principe et qui fortifient notre cause précisément parce que nous avons déclaré que ce principe était le respect du droit, des volontés, des formes des gouvernements, du territoire de tous les peuples. Les résultats extérieurs de la politique du gouvernement provisoire sont-ils donc si mauvais, qu'il faille le contraindre violemment à en changer et à nous présenter sur les frontières de nos voisins la baïonnette à la main, au lieu de la liberté et de la paix à la main ?

Non, cette politique à la fois ferme et pacifique réussit trop bien à la République pour qu'elle veuille la changer avant l'heure où les puissances la changeront elles-mêmes. Regardez la Belgique ! regardez la Suisse ! regardez l'Italie ! regardez l'Allemagne méridionale tout entière ! regardez Vienne ! regardez Berlin ! que vous faut-il de plus ? Les possesseurs et eux-mêmes de vos territoires vous ouvrent là route vers votre patrie, et vous appellent à en reconstituer pacifiquement les premières assises. Ne soyez injustes, ni envers Dieu, ni envers la République, ni envers nous. Les nations sympathiques de l'Allemagne, le roi de Prusse ouvrant les portes de ses citadelles à vos martyrs, à vos exilés, Cracovie affranchie, le grand-duché de Posen redevenu polonais, voilà les armes que nous vous avons données en un mois de politique.

Ne nous en demandez pas d'autres. Le gouvernement provisoire ne se laissera pas changer sa politique dans la main par une nation étrangère, quelque sympathique qu'elle soit à nos cœurs. Nous aimons la Pologne, nous aimons l'Italie, nous aimons tous les peuples opprimés, mais nous aimons avant tout la France, et nous avons la responsabilité de ses destinées et peut-être de celles de l'Europe en ce moment !

Cette responsabilité, nous ne la remettrons à personne qu'à la nation elle-même ! Fiez-vous à elle, fiez-vous â l'avenir, fiez-vous à ce passé de trente jours qui a déjà donné à la cause de la démocratie française plus de terrain que trente batailles rangées, et ne troublez ni par les armes, ni par une agitation qui retomberait sur notre cause commune, l'œuvre que la Providence accomplit sans autres armes que les idées, pour la régénération des peuples et pour la fraternité du genre humain.

Vous avez admirablement parlé comme Polonais ; quant à nous, notre devoir est de vous parler comme Français. Les uns et les autres, nous devons rester dans notre rôle respectif. Comme Polonais vous devez être justement impatients de voler sur le sol de vos pères et de répondre à l'appel qu'une partie de la Pologne déjà libre, fait à ses généreux enfants. A ce sentiment nous ne pouvons qu'applaudir, et vous fournir comme vous le désirez les moyens pacifiques qui aideront les Polonais à rentrer dans leur patrie et à se réjouir de son commencement d'indépendance à Posen.

Quant à nous, comme Français, nous n'avons pas seulement la Pologne à considérer, nous avons l'universalité de la politique européenne qui correspond à tous les horizons de la France et à tous les intérêts de la liberté dont la République française est la seconde, et nous l'espérons, la plus glorieuse et la dernière explosion dans l'Europe. L'importance de ces intérêts, la gravité de ces résolutions font que le gouvernement provisoire de la République ne peut abdiquer entre les mains d'aucune nationalité partielle, d'aucun parti dans une nation, quelque sacrée que soit la cause de cette nation, la responsabilité et la liberté de ses résolutions.

La politique qui nous a été commandée sous la monarchie vis-à-vis de la Pologne, n'est plus la politique qui nous est commandée sous la République ! Celle-ci a tenu au monde un langage auquel elle veut être fidèle ; elle ne veut pas qu'aucun pouvoir sur la terre puisse lui dire : Vous avez des paroles ici, vous avez des actions là.

La République ne doit pas et ne veut pas avoir des actes en contradiction avec ses paroles : le respect de sa parole est à ce prix ; elle ne la décréditera jamais en y manquant. Qu'a-t-elle dit dans son manifeste aux puissances ? Elle a dit en pensant à vous : le jour où il nous paraîtrait, que l'heure providentielle aurait sonné pour la résurrection d'une nationalité injustement effacée de la carte, nous volerions à son secours, mais nous nous sommes justement réservé ce qui appartient à la France seule : l'appréciation de l'heure, du moment, de la justice de la cause, et des moyens par lesquels il nous conviendrait d'intervenir.

Eh bien ! ces moyens jusqu'ici nous les avons choisis et résolus pacifiques ! et croyez que la France et l'Europe voient si ces moyens pacifiques nous ont trompés ou vous ont trompés vous-mêmes.

En trente-un jours les résultats naturels et pacifiques de ce système de paix et de fraternité déclarés aux peuples et aux gouvernements ont valu à la cause de la France, de la liberté et de la Pologne elle-même, plus que dix batailles et des flots de sang humain !

Vienne, Berlin, l'Italie, Milan, Gênes, l'Allemagne méridionale, Munich, toutes ces constitutions, toutes ces explosions spontanées, non provoquées dans l'âme des peuples, vos propres frontières enfin ouvertes à vos pas â travers les acclamations de l'Allemagne qui se renouvelle dans ses formes sous l'inviolabilité dont nous entourons ses gouvernements et ses territoires : voilà les pas qu'a faits la République grâce à ce système de respect de la liberté du sol et du sang des hommes ! Nous ne reculerons pas dans un autre système, sachez-le bien ! la voie droite nous conduit au but désintéressé que nous voulons atteindre, mieux que les voies tortueuses de la diplomatie : ne tentez pas de nous en faire dévier. Il y a quelque chose qui confient et qui éclaire notre passion même pour la Pologne ; c'est notre raison ; laissez-nous l'écouter dans la liberté complète de nos pensées, et sachez que ces pensées ne séparent pas les deux peuples dont le sang s'est si souvent mêlé sur les champs de bataille.

Notre sollicitude pour vous s'étendra comme notre hospitalité, aussi loin que nos frontières ; nos regards vous suivront dans votre patrie ; emportez-y l'espérance de la régénération qui commence pour vous, en Prusse même, où votre drapeau flotte à Berlin. La France ne demande d'autre prix à l'asile qu'elle vous a donné que l'amélioration de vos destinées nationales et les souvenirs que vous emporterez du nom français.

N'oubliez pas que c'est à la République que vous devez les premiers pas que vous allez faire vers votre patrie.

 

Ce discours rassura l'Europe et réfréna l'audace des réfugiés exaltés.

 

XXIII.  

L'Angleterre n'attendait pas avec moins de sollicitude la réception que ferait Lamartine aux insurgés irlandais partis de Dublin pour venir demander des encouragements et des armes à la République française. La vieille haine nationale entre la France et l'Angleterre favorisait leur cause ; le parti démagogique, le parti militaire et le parti catholique s'unissaient en France pour faire considérer la cause de l'insurrection irlandaise comme une cause de la liberté, de l'Église et de la France. Lamartine ne se dissimulait rien des clameurs que ces trois partis allaient pousser contre lui, s'il osait refuser le concours de la République à une guerre civile contre l'Angleterre. Il l'osa néanmoins, appuyé sur la loyauté de la République. Il ne trouva pas que toutes les armes fussent bonnes pour combattre une puissance rivale, mais amie, et avec laquelle il voulait resserrer les liens de la France libre.

Citoyens de l'Irlande, leur répondit-il, s'il nous fallait une autre preuve de l'influence pacifique de la proclamation du grand principe démocratique, ce christianisme nouveau éclatant à l'heure opportune et séparant le monde, comme autrefois, en monde païen et en monde chrétien, nous la trouverions cette preuve de l'action toute-puissante d'une idée, dans les visites que les nations ou les fractions de nations viennent rendre spontanément ici à la France républicaine et à son principe !

Nous ne sommes pas étonnés de voir aujourd'hui ici une partie de l'Irlande. L'Irlande sait combien ses destinées, ses souffrances et ses progrès, successifs en liberté religieuse, en unité et en égalité constitutionnelle avec les autres parties du Royaume-Uni ont ému de tout temps le cœur de l'Europe ! Nous le disions, il y a peu de jours, à une autre députation de vos concitoyens, nous le dirons à tous les enfants de cette glorieuse île d'Érin qui, par le génie naturel de ses habitants comme par les péripéties de son histoire est à la fois la poésie et l'héroïsme des nations du Nord.

Sachez donc bien que vous trouverez en France, sous la République, tous les sentiments que vous lui apportez. Dites à vos concitoyens que le nom de l'Irlande et le nom de la liberté courageusement défendue contre le privilège est un même nom pour tout citoyen français. Dites-leur que cette réciprocité qu'ils invoquent, que cette hospitalité dont ils se souviennent, la République sera glorieuse de s'en souvenir et de les pratiquer toujours avec les Irlandais ; dites-leur surtout que la République française n'est pas et ne sera pas une république aristocratique où la liberté masque le privilège, mais une république embrassant le peuple tout entier dans les mêmes droits et dans les mêmes bienfaits.

Quant à d'autres encouragements, il ne serait pas convenable à nous de vous les donner, à vous de les recevoir. Je l'ai déjà dit à propos de la Suisse, à propos de l'Allemagne, à propos de la Belgique et de l'Italie ; je le répète à propos de toute nation qui a des débats intérieurs à vider avec elle-même ou avec son gouvernement : Quand on n'a pas son sang dans les affaires d'un peuple, il n'est pas permis d'y avoir son intervention ni sa main. Nous ne sommes d'aucun parti en Irlande ou ailleurs, que du parti de la justice, de la liberté et du bonheur des peuples. Aucun rôle ne nous serait acceptable, en temps de paix, dans les intérêts et dans les passions des nations étrangères. La France veut se réserver libre pour tous les droits.

Nous sommes en paix et nous désirons rester en bons rapports d'égalité, non avec telle ou telle partie de la Grande-Bretagne, mais avec la Grande-Bretagne tout entière. Nous croyons cette paix utile et honorable non-seulement pour la Grande-Bretagne et la République française, mais pour le genre humain. Nous ne ferons aucun acte, nous ne dirons aucune parole, nous n'adresserons aucune insinuation en contradiction avec les principes d'inviolabilité réciproque des peuples, que nous avons proclamés et dont le continent recueille déjà les fruits. La monarchie déchue avait des traités et des diplomates ; nous avons des peuples pour diplomates et des sympathies pour traités. Nous serions insensés de changer une telle diplomatie au grand jour, contre des alliances sourdes et partielles avec les partis, même les plus légitimes, dans les pays qui nous environnent. Nous n'avons qualité ni pour les juger ni pour les préférer les uns aux autres. En nous déclarant amis de ceux-ci, nous nous déclarerions ennemis de ceux-là ; nous ne voulons être ennemis d'aucun de vos compatriotes. Nous voulons faire tomber, au contraire, par la loyauté de la parole républicaine, les préventions et les préjugés qui existeraient entre nos voisins et nous.

Cette conduite nous est inspirée, quelque pénible qu'elle vous soit, par le droit des gens autant que par nos souvenirs historiques.

Savez-vous ce qui a le plus irrité et le plus désaffectionné la France de l'Angleterre dans la dernière République ? c'est la guerre civile reconnue, soldée et servie par M. Pitt dans une partie de notre territoire. Ce sont ces encouragements et ces armes données à des Français héroïques aussi comme vous dans la Vendée, mais à des Français combattant d'autres Français ! ce n'était pas là la guerre loyale ; c'était la propagande royaliste faite avec le sang français contre la République. Cette conduite n'est pas encore, malgré nos efforts, tout à fait effacée de la mémoire de la nation. Eh bien, cette cause de ressentiment entre la Grande-Bretagne et nous, nous ne la renouvellerons pas en l'imitant jamais. Nous recevons avec reconnaissance les témoignages d'amitié des différentes nationalités qui forment le grand faisceau britannique ! Nous faisons des vœux pour que la justice fonde et resserre l'unité des peuples, pour que l'égalité en soit de plus en plus la base, mais en proclamant avec vous, avec elle, et avec tous, le saint dogme de la fraternité, nous ne ferons que despotes fraternels, comme nos principes et comme nos sentiments.

 

Des cris de vive la République ! et de vive Lamartine ! accueillirent ces paroles dans l'immense foule qui entourait les Irlandais. Ces cris leur firent comprendre que le refus du ministre ainsi motivé était plus populaire que leur cause même, et ils n'insistèrent pas. Ils feignirent de se contenter de ces paroles. Leurs chefs dînèrent le lendemain comme individus chez le ministre et ne proférèrent pas un mot sur la séance de la veille.