HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME SECOND

 

LIVRE DIXIÈME.

 

 

Fuite du roi. — Son arrivée à Dreux. — Ses illusions. — Il apprend la proclamation de la République. — Séparation de la famille royale. — Le roi se cache dans les environs d'Évreux. — Son embarquement pour l'Angleterre. — Évasion de la duchesse d'Orléans de la Chambre des députés. — Sa retraite au château de Ligny. — Son passage à Lille. — Son arrivée en Allemagne. — La duchesse de Montpensier chez madame de Lasteyrie. — Incidents de sa fuite. — Sauvegarde de la fortune de la famille royale par le Gouvernement provisoire. — Départ du duc d'Aumale de l'Algérie. — Le congrès des travailleurs au Luxembourg. — Crise financière. — Charges du Trésor. — La Banque de France. — L'impôt des 45 centimes. — Projet de rachat des chemins de fer. — Insurrection des invalides. — Enlèvement du général Petit. — Répression énergique de cet attentat. — Intrigue contre le général Subervie. — Ils est remplacé par M. Arago. — Les ateliers nationaux. — Leur danger et leur fatalité. — M. Carnot au ministère de l'instruction publique. — Envoi de commissaires dans les départements. — Circulaire imprudente du ministère de l'intérieur. — Caussidière. — Entrevue de madame Sand et de Lamartine. — Les élections fixées au 23 avril.

 

I.

Cependant le gouvernement n'avait encore aucun renseignement précis sur le sort du roi, de la reine, de la famille royale. Les commissaires désignés par Lamartine pour aller protéger leur fuite attendaient vainement l'ordre du départ. On a vu que le gouvernement désirait faciliter la sortie du roi, des princes et des ministres, au lieu d'y mettre obstacle ; il n'avait donc employé que des moyens officieux pour être instruit de leurs diverses directions. C'était à l'insu du gouvernement, et par une mesure spontanée de la justice, qu'un mandat signé du procureur général ordonnait l'arrestation des ministres fugitifs et leur jugement. Le gouvernement fut étonné et affligé de cet acte ; ce procès contrariait toutes ses pensées ; il préparait à la capitale des émotions pénibles ; il dénaturait le caractère de mansuétude et de magnanimité que les membres du gouvernement voulaient donner à la révolution. Lamartine appela le procureur général au ministère des affaires étrangères pour lui exprimer ces sentiments. Ils parurent être aussi les sentiments de ce magistrat, qui n'avait fait qu'obéir, dit-il, à un ordre supérieur. M. Portalis promit à Lamartine que le mandat serait considéré comme une simple formalité et qu'on le laisserait éteindre dans l'oubli.

Il en fut de même d'un décret du gouvernement qui supprimait les titres. Cette question, délibérée le 27 février à l'Hôtel-de-Ville, avait été écartée dédaigneusement par le conseil. Ne commençons pas la République par un ridicule, avait dit Lamartine ; la noblesse est abolie, mais on n'abolit ni les souvenirs ni les vanités.

Les membres du gouvernement furent surpris de lire quelques jours après un décret qui abolissait l'usage des titres. Ils s'en rapportaient à la désuétude. L'innombrable quantité des décrets qui se pressaient sous leurs mains dans des circonstances d'urgence et dans le tumulte de l'Hôtel-de-Ville donnèrent lieu à quelques erreurs de cette nature. Plusieurs de ces décrets n'étaient signés que d'un ou deux des membres du gouvernement. On les enlevait de la table du conseil et on les jetait aux imprimeurs, sans qu'ils eussent passé tous au contrôlé ou à la vérification du conseil.

 

II.

Nous avons vu que le roi, la reine, la duchesse de Nemours et ses enfants étaient montés dans deux voitures du roi, attelées d'un seul cheval sur la place de la Concorde, et qu'ils avaient pris la route de Saint-Cloud escortés d'un régiment de cuirassiers sous le commandement du général Régnault de Saint-Jean-d'Angély. A Saint-Cloud, le roi prit des voitures de l'établissement Sciard et compagnie et se rendit à Trianon, où il resta quelques instants comme pour donner le temps à la fortune de l'atteindre et de le retenir. Le général Régnault de Saint-Jean-d'Angély, lui ayant demandé à la fin quel ordre il voulait donner aux troupes et s'il voulait les réunir autour de lui à Saint-Cloud : Cela ne me regarde plus, lui dit le roi, c'est maintenant l'affaire du duc de Nemours. Le maître.de poste de Versailles lui amena vingt-huit chevaux à Trianon pour ses équipages. Bien différent du fameux maître de poste de Sainte-Menehould, qui, en retenant Louis XVI, fugitif aussi, fit trancher la tête à cet infortuné monarque et à toute sa famille, celui de Versailles dit au roi : Voici les meilleurs chevaux de mes écuries, je les ai choisis moi-même ardents et infatigables pour assurer le départ et le salut du roi par les routes indirectes qu'il lui conviendra de prendre. Faites-les poursuivre leur course tant qu'ils auront une haleine dans leur poitrine. Ne pensez pas à moi, tuez-les, Sire, mais qu'ils vous sauvent !

Le roi prit à la chute du jour la route de Dreux ; il y arriva pendant les premières heures de la nuit ; on ignorait encore dans la ville les derniers événements de Paris. Le sous-préfet de Dreux, M. Maréchal, apprenant l'arrivée des voitures de la cour à une heure inusitée, crut qu'elles amenaient dans ce séjour royal quelques princesses effrayées des agitations des Tuileries. Il se rendit au château et reconnut le roi.

Je ne le suis plus, lui dit ce prince. Je ne sais plus même où je vais abriter ma vie. Paris est en feu ; j'ai abdiqué pour éviter les derniers malheurs. Je me fie à vous dans la mauvaise fortune, comme je m'y suis fié dans mon bonheur. Instruisez-vous, instruisez-moi de la suite des événements que j'ignore, et conseillez-moi selon les circonstances que cette nuit vous révélera.

A ces mots, le maire de Dreux entra pour présenter ses hommages au roi ; il ignorait tout ; le roi alors, reprenant la parole, fut le messager de ses propres infortunes. Il raconta avec détail et avec passion la série de vicissitudes qui avaient rempli ces derniers jours, jusqu'au moment où, entouré dans son palais par l'insurrection croissante, mal inspiré par ses ministres de la veille, mal secouru par ses ministres du lendemain, mal défendu par ses troupes, cependant fidèles, et abandonné par la garde nationale, pour laquelle il avait régné, l'abdication et la fuite à travers les coups de fusil étaient, devenues sa dernière ressource. Il fut ému, touchant, passionné ; il s'indigna de l'aveuglement de la garde nationale, des faiblesses, des hésitations de ses ministres, de l'ingratitude des peuples, qui élèvent un homme au trône poulies sauver de l'anarchie et qui le précipitent dans un caprice au fond du gouffre d'où il les a retirés ; il s'attendrit sur la vanité des services qu'on rend aux hommes, sur le sort de la reine, sur leurs vieillesses reléguées, vertes et fortes encore, dans l'inutilité de quelque exil royal loin de Paris qu'ils avaient aimé, loin du gouvernement qu'il avait dirigé, loin des conseils qu'il avait éclairés de son expérience et de ses lumières.

Les deux magistrats versaient des larmes à ces reproches adressés par un vieillard meurtri de sa chute, à sa fortuné et à la nation. Le roi, quittant bientôt ce triste sujet, fit un retour sur son petit-fils, et plaignant ses enfants jetés par une demi-révolution sur un trône que toute sa sagesse à lui n'avait pu raffermir, il sembla présager des malheurs et adresser des vœux désespérés au ciel pour ces destinées. Cependant le roi se flattait encore que sa retraite avait tout apaisé et que son abdication avait laissé derrière lui un trône, des chambres, un gouvernement. Il déclara au maire et au sous-préfet que son intention était de s'arrêter quatre jours à Dreux pour y attendre la résolution des chambres à son égard, l'indication du séjour et de l'existence royale qui lui seraient assignés par la nation. Il prit quelque nourriture, il visita au flambeau les constructions qu'il avait ordonnées au château comme un homme sûr d'un lendemain.

Ce château inhabité était dénué de tous les objets de première nécessité. Les habitants attachés à la famille royale se hâtèrent d'apporter meubles, linge, vêtements, argenterie. On prêta au roi quelques centaines de pièces d'or. Le sous-préfet lui proposa d'envoyer chercher le régiment qui était en garnison à Chartres ; il refusa. La garde nationale de Dreux lui, fournit des postes de sûreté-et d'honneur.

Après le repas, il écrit lentement à M. de Montalivet, ministre de sa maison, pour lui demander ses portefeuilles, ses nécessaires, ses objets de toilette, et pour lui donner ses instructions préliminaires sur les dispositions à faire relativement à sa fortune.

A deux heures, le courrier porteur de cette dépêche part, le roi se couche et s'endort d'un profond sommeil. Pendant ce sommeil, un ami de M. Bethmont. arrive de Paris et annonce au sous-préfet la proclamation de la République.

M. Maréchal veut laisser au moins au roi ses heures de repos, afin que sa force restaurée suffise au coup qu'il va recevoir. Il monte au château à sept heures ; il informe les aides de camp du roi et le duc de Montpensier ; le roi dormait encore ; sa famille le réveille ; la nouvelle lui est ménagée et adoucie par la tendresse de la reine. Cette princesse a changé son courage pendant la lutte en résignation après le malheur. Un conseil de famille et d'amis s'ouvre autour, du lit du roi. On décide que la famille royale se séparera pouf échapper à un soupçon et aux émotions que des voitures remarquées ou des visages reconnus pourraient exciter sur les chemins.

On assigna pour rendez-vous à la reine et au roi une maison de campagne isolée et inhabitée appartenant à M. de Perthuis sur le cap d'Honfleur. De là on espérait trouver facilement des moyens furtifs d'embarcation et gagner la côte d'Angleterre. Le duc de Montpensier, la duchesse de Nemours et les enfants prendraient la route d'Avranches pour se réfugier de là aux îles de Jersey ou de Guernesey.

On laisse les voitures. Le sous-préfet en procure de moins suspectes empruntées aux habitants de Dreux ; les vêtements les plus simples déguisent les fugitifs. Une calèche emporte vers Avranches la duchesse de Nemours ; le roi, la reine, une femme de chambre, un valet de chambre, et M. de Rumigny aide de camp du roi, montent dans une voiture fermée. La reine, qui avait commandé pour le matin une messe dans la chapelle sur le tombeau de son fils, ne put même faire ses prières d'adieu à ces cendres. L'heure pressait ; le sous-préfet de Dreux part avec eux sur le siège de la voiture ; ils prennent la route d'Anet et de Louviers.

Arrivé à Anet, premier relai de poste, le roi est reconnu et salué avec respect. M. Maréchal lui procure huit ou dix mille francs en or et des passeports sous des noms supposés.

A Saint-André, les chevaux se font attendre ; le peuple rassemblé par un jour de marché soupçonne et inspecte à distance la voiture ; if croit entrevoir M. Guizot. Un cri s'élève : c'est Guizot, c'est Guizot ! L'émotion se propage et devient menaçante. Le sous-préfet, connu de quelques habitants de Saint-André, s'efforce de détromper la multitude ; il fait des demi-confidences qui sont comprises et respectées.

Cependant trois hommes s'approchent et regardent au fond de la voiture ; le roi s'y tenait à demi caché, il portait un bonnet noir rabattu sur son front, des lunettes, pas de faux cheveux sûr sa tête chauve. Ces hommes restent indécis et reviennent bientôt avec deux gendarmes ; les passeports sont demandés ; M. Maréchal les présente, prend à part un des gendarmes, confie à sa générosité le secret du salut du roi et de la reine. Le gendarme ému feint d'examiner les passeports et de les trouver en règle. Les chevaux sont attelés, le roi part.

 

III.

La voiture roula ainsi tout le jour sans obstacle. Le seul danger était la traversée d'Évreux. M. Maréchal tremblait que le prince ne fût. reconnu et arrêté dans une ville si voisine de Paris où la population effervescente pouvait faire craindre des émotions au nom du roi. On en approchait ; l'anxiété de l'homme qui veillait sur le salut de deux vieillards croissait à chaque tour de roue. Il apercevait déjà les clochers de la ville ; un souvenir monta à son esprit. Il se rappela qu'un de ses amis avait une maison de campagne près de la route dans le voisinage d'Évreux. Il fit arrêter les chevaux ; il interrogea un cantonnier qui cassait des pierres sur le rebord des fossés : cet homme lui montra du doigt la maison et lui indiqua le chemin de traverse qui y conduisait. M. Maréchal ordonna au postillon d'y mener la voiture.

La maison était vide. Le fermier et sa femme reçoivent les voyageurs sans les connaître à leur propre foyer. Le roi et la reine s'installent dans une chambre contiguë à la cuisine de la ferme ; ils se réchauffent, ils reçoivent l'hospitalité rustique de ces pauvres gens qui les prennent pour des amis de leur maître.

Pendant qu'ils goûtent ces heures de repos, M. Maréchal court à pied à Évreux et informe son ami du dépôt confié à sa maison.

La ville fermentait au bruit successif des événements de Paris ; le passage par Évreux était impossible. M. Maréchal et son ami s'informent des moyens de l'éviter en tournant le mur ; ils rejoignent la famille royale dans sa retraite.

Le fermier instruit par son maître du rang et du malheur des hôtes qu'il a reçus se dévoue avec ardeur à leur salut. Il connaît les chemins détournés ; il attèle ses chevaux à la voiture ; il conduit lui-même le roi.

Un homme sûr conduit la reine par une autre route. On part à sept heures, on marche toute la nuit, avant le jour le roi et la reine arrivent chacun de leur côté sur le cap d'Honfleur, et s'abritent sans avoir éveillé aucune attention dans la maison de M. de Perthuis. Cette maison noyée dans les arbres est bâtie sur une élévation à une demi-heure de marche de la ville.

 

IV.

C'était le 26 février, le maître de la maison ne l'habitait pas ; un jardinier intelligent et sûr était instruit d'avance du mystère qu'il allait protéger. Cet homme avait inspiré à sa femme et à ses enfants la discrétion et le dévouement sur lesquels repose tout le plan de la sûreté et de l'évasion du roi et de la reine. Nul ne se doutait dans la contrée que cette maison déserte renfermât ceux qui étaient deux jours avant les souverains de la France et les hôtes de tant de palais. On avait soin de tenir les volets fermés ; la fumée même des cheminées ne s'élevait que pendant la nuit. Ce confinement dura neuf jours ; ces neuf jours étaient employés par le général Rumigny, par le général Dumas et par quelques affidés à procurer au roi des moyens sûrs d'embarquement pour l'Angleterre. Ce prince et ses amis ignoraient que le gouvernement avait autorisé Lamartine à leur procurer lui-même, avec les égards et les prudences dus au péril et à l'infortune, ces moyens de fuite.

Le roi craignant d'être reconnu et arrêté au Havre, s'il s'y rendait pour y prendre le paquebot d'Angleterre, alla de nuit de pied à Trouville. Un négociant de Trouville, M. Gueltier, lui donna asile pendant deux jours. D'après le conseil de son hôte, le roi se décida à fréter un bateau pêcheur du port de Trouville pour se. faire conduire en mer à tin paquebot anglais. Le premier patron auquel il s'adresse soupçonne, marchande, et veut faire payer exorbitamment son service ; on le congédie. Un autre soupçonne aussi qu'il s'agit de sauver des fugitifs, il offre gratuitement sa barque par générosité ; on accepte son dévouement. Mais le premier, jaloux et honteux, informé du départ projeté de son camarade, divulgue le mystère et le dénonce. Le roi, instruit des rumeurs qui circulent dans la ville, redoute des recherches domiciliaires auxquelles ces rumeurs vont donner lieu. Il change d'asile et revient enfin, la nuit, par des chemins boueux, sous la pluie, découragé, harassé et se croyant poursuivi, dans la maison de jardinier où l'attendait la reine. La côte, semblait se fermer devant eux ; l'enthousiasme pour la République, quoique inoffensif et généreux, semblait donner au pays tout entier l'apparence de la haine contre la royauté.

Un jeune officier de marine résidant au Havre qui n'était point dans la confidence du séjour du roi aux environs, mais qui soupçonnait par des demi-révélations que la famille royale cherchait en vain des moyens d'évasion, prit sur lui de demander au capitaine Pol de la marine anglaise, s'il consentirait à prendre le roi en pleine mer à son bord dans le cas où ce prince irait aborder son paquebot dans une barque de pêcheur : le capitaine Pol répondit que ses 1 ordres s'y opposaient. Mais arrivé à Southampton, il se hâte d'avertir confidentiellement l'amirauté des ouvertures qui lui ont été faites et du service qu'un paquebot croisant sur les côtes de France peut rendre au roi. Lord Palmerston expédie à l'instant des ordres dans cet esprit aux consuls anglais sur nos côtes du Nord.

Le jeune officier, averti à son tour par le consul d'Angleterre au Havre, parvient à découvrir l'asile du prince fugitif ; il lui amène le vice-consul. On convient que le roi s'embarquera au Havre sur un des navires qui transportent de la côte de France à la côte d'Angleterre des bestiaux et des vivres.

Cinq jours entiers, un vent contraire, une mer terrible, s'opposent au départ de ces bâtiments. Le roi, dévorant les heures, se ronge d'impatience et d'inquiétude. Il va et revient plusieurs fois à travers champs, et par les tempêtes de la nuit, de sa retraite au port du Havre et du Havre à sa retraite. Enfin il s'arrête au parti, plus dangereux que tout autre, de s'embarquer, non loin de Rouen, à bord du paquebot qui va de Rouen au Havre. Ce bâtiment, qui arrive au Havre la nuit, lui donnera plus de chances de traverser cette ville sans être signalé et de passer immédiatement, comme un voyageur venant de Paris, de ce bâtiment de la Seine sur le bâtiment de mer qui prend ses passagers pour les transporter immédiatement en Angleterre.

Le roi se déguise ; il prend les noms de Théodore Lebrun, le maire favorise de quelque connivence pieuse cet embarquement. Le vice-consul anglais donne le bras à la reine ; les deux vieillards reconnaissent en montant sur le pont le même bâtiment qu'ils ont frété un an avant pour leur promenade en mer, pendant leur séjour de plaisir et de fête au château d'Eu, ;

Quelques-uns des mêmes matelots font encore partie de l'équipage. Celui qui est chargé de Taire la revue des voyageurs pour leur demander le prix des passages, tient une lanterne dont la lumière se réverbère par hasard sur le visage du roi ; il reconnaît à cet éclair le prince qu'un autre regard que le sien peut trahir ; il se hâte de détourner sa lanterne en faisant un signe de respectueuse discrétion à son ancien maître.

Le bruit, se répand, de confidence en confidence, parmi l'équipage, que le bâtiment porte les fugitifs d'Eu. Pas un de ces matelots n'a la pensée de servir la République par une lâche trahison de la vieillesse et du malheur : ils feignent de ne rien voir et veillent sur tout. Seulement, quand le bâtiment est amarré au quai du Havre, ils se rangent sans affectation sur le passage des voyageurs ; ils découvrent leur front en s'inclinant avec un silencieux respect : Que Dieu vous sauve ! dirent-ils à demi-voix. C'est ce qu'avait dit la République elle-même, parla voix de son gouvernement, pendant que les coups de feu éclataient encore et que le sang de Paris n'était pas lavé sous les pieds.

 

V.

Il n'y avait que la largeur d'un quai à franchir pour passer du paquebot de Rouen sur le paquebot de Southampton. Le roi, la reine, précédés du général Dumas et du général Rumigny, le franchissent sans être observés et montent sur le bâtiment anglais. Au moment où le roi mettait le pied sur l'échelle une femme s'approche, une lanterne à la main, et s'écrie : C'est lui, c'est le roi ! Un officier s'approche pour s'assurer sans doute par ses propres yeux de l'identité du prince : Il est trop tard, dit le capitaine du paquebot, et il fait retirer l'échelle.

Cette circonstance impressionna vivement les serviteurs du roi, qui crurent que son salut avait tenu à cette minute et avait pu être compromis par ce cri de femme et par celte curiosité d'un soldat ; mais aucun ordre de s'opposer au départ du roi n'avait été donné par personne, et les instructions les plus contraires à toute mesure contre sa sûreté et sa liberté étaient dans les mains de ces agents.

Le navire partit. Il porta, pendant une nuit de rafales et par une mer terrible, le roi à Southampton où l'attendait l'hospitalité de son gendre, le roi des Belges, dans leur château royal de Claremont.

 

VI.

D'autres vicissitudes, résultat de la même erreur sur les intentions du gouvernement et sur la magnanimité du peuple, avaient, pendant quelques jours, signalé la fuite de la duchesse d'Orléans, de ses fils, du duc de Nemours, de ses enfants, et de la duchesse de Montpensier.

Nous avons vu que la duchesse d'Orléans, obligée de s'évader de la salle de la Chambre des députés, devant la seconde invasion du peuple, s'était retirée avec le comte de Paris, MM. de Mornay, Scheffer, Lasteyrie, Courtais, Clément. Admirable de présence d'esprit et de courage, M. de Mornay avait protégé son départ et sa course de la Chambre des députés à l'hôtel des Invalides. La voilure qui conduisait la princesse avait échappé aux regards du peuple. Le maréchal Molitor avait reçu la princesse, le comte de Paris. et le duc de Nemours dans ses appartements pendant quelques heures, mais le vieux soldat, malade et troublé de la responsabilité des-événements, avait témoigné,-sur les dispositions des invalides, des doutes, et sur la sécurité de cet asile, des inquiétudes qui avaient profondément découragé la confiance de la princesse et de ses amis.

Pendant que le maréchal faisait préparer un dîner pour ses hôtes, et que des conseils d'amis se tenaient autour d'elle, la princesse, qui avait sans cesse devant les yeux le souvenir delà captivité du Temple et l'image de son fils remis aux mains d'un autre Simon, avait résolu de ne pas prolonger d'une heure son séjour aux Invalides. Elle partit, avant la fin du jour, avec son fils, sous la garde de M. Anatole de Montesquiou, pour le château de Ligny, à quelques lieues de Paris.

M. Anatole de Montesquiou, ancien aide de camp de l'empereur, puis attaché à la cour de la reine Amélie, était un de ces caractères qui n'ont du courtisan que les grâces, mais qui ont la bravoure du soldat, la Chevalerie du poète, le dévouement de l'honnête homme. La princesse, protégée par M. de Montesquiou, informée heure par heure par ses amis de Paris de tout ce qui pouvait intéresser son cœur de mère, suspendre ou favoriser sa fuite, passa plusieurs jours cachée au château de Ligny. Elle y était dévorée d'inquiétude sur le sort de son second fils, le duc de Chartres.

Au moment où la princesse s'échappait de la Chambre des députés, elle avait été séparée de ses enfants par le peuple qui inondait les salles, les escaliers et les couloirs. Le duc de Chartres était tombé sous les pieds de la foule. Les cris de sa mère le redemandaient en vain : les vagues du peuple étaient sourdes comme celles d'un océan.

Des députés et des employés de la Chambre lui avaient promis de rapporter bientôt son fils. Ils l'avaient conjurée de ne pas se perdre elle-même ainsi que le comte de Paris, en s'obstinant à rester dans un tumulte qui pouvait la menacer, l'étouffer, ou la retenir captive. En effet, deux frères, huissiers de l'Assemblée, nommés Lipmann, Alsaciens d'origine et dévoués à la princesse, s'épuisaient d'efforts pour retrouver et sauver le jeune prince. Pendant que l'un d'eux, nommé Jacob Lipmann, ramasse le pauvre enfant, l'élève dans ses bras pour le faire respirer et le soustrait au froissement de la multitude, l'autre soutient à l'entrée d'un corridor le poids de la foule qui menace de le renverser sous ses ondulations. L'huissier Lipmann emporte l'enfant dans son logement contigu au. palais ; il le couche, il le soigne, il avertit M. de Lespée, questeur de l'Assemblée, du dépôt que le hasard de la journée a remis dans ses mains.

A huit heures du soir, M. de Lespée, qui croyait la duchesse d'Orléans encore aux Invalides, vient prendre chez M. Lipmann le duc de Chartres. M. Lipmann porte le prince, vêtir comme un enfant du peuple, dans ses bras. La duchesse était partie. M. de La Valette et M. d'Elchingen le confient aux soins de M. et madame de Mornay. Il reste deux jours malade dans la maison d'une pauvre femme de la rue de l'Université, à qui M. de Mornay l'avait confié pour le soustraire aux recherches. Rassurés par l'esprit du gouvernement, M. et madame de Mornay le reprirent chez eux, le comblèrent de soins, et le rapportèrent sauvé et guéri dans les bras de sa mère.

La princesse part du château de Ligny pour Versailles sous un déguisement. Une voiture, préparée par ses amis, la conduit de Versailles au chemin de fer de Lille. Elle passe la nuit sans sommeil à veiller et à prier auprès du lit de ses enfants.

L'ombre de la révolution la poursuivait toujours. Au seuil de la France elle tremblait encore d'y être retenue et de laisser à ses fils le sort des enfants de Marie-Antoinette. Mais ce n'était plus la France sans justice et sans pitié, la France des prisons et des échafauds.

Le général Baudrand, gouverneur du comte de Paris et conseiller de la princesse, s'était fait porter, quoique malade et incapable de mouvements, à son poste au palais, au moment de l'invasion du peuple. Quand le peuple entra sur les pas de la duchesse qui venait de sortir, le général dit aux envahisseurs qu'ils étaient dans les appartements de la veuve du duc d'Orléans. A ces mots, ils s'étaient découverts ; ils avaient respecté les appartements et placé d'eux-mêmes des sentinelles aux portes pour préserver les souvenirs de la mère et de la veuve. Ils combattaient contre la royauté, ils s'inclinaient devant la nature.

La princesse avait des amis parmi les chefs qui commandaient à Lille. L'armée nombreuse qui formait la garnison de cette place de guerre pouvait être tentée par sa présence et enlevée à la République par son enthousiasme pour une femme et pour un enfant. Elle eut pendant cette dernière nuit la pensée de se montrer aux troupes et de revendiquer le trône pour son fils. Le crime de la guerre civile lui apparut entre le trône et cette pensée ; elle recula, et repartit de Lille. Elle gagna les rives du Rhin sous le nom de comtesse de Dreux, elle rejoignit sa mère à Ems ; elle se réfugia dans les souvenirs tous purs de son bonheur passager en France, de son deuil, de sa disgrâce, de l'écroulement de sa destinée sous les fautes d'autrui, et dans sa résignation aux volontés de sa seconde patrie où son nom n'inspira jamais aux hommes de tous les partis que l'admiration, l'attendrissement et le respect.

 

VII.

Le duc de Nemours sortit de France sans obstacle aussitôt que ses devoirs envers son père, sa belle-sœur et son neveu furent accomplis. Il s'était montré plus digne de sa popularité dans l'infortune que dans la prospérité. Intrépide, désintéressé, il n'avait marchandé ni sa vie, ni ses droits à la régence pour sauver la couronne au fils de son frère. L'histoire lui doit la justice que l'opinion ne lui rendait pas.

Deux princesses avaient été séparées du roi et de la reine au moment du départ précipité des Tuileries. C'étaient la princesse Clémentine, épouse du duc de Saxe-Cobourg, et la duchesse de Montpensier. Le duc de-Montpensier, en accompagnant son père jusqu'aux voitures qui l'attendaient sur la place de la Concorde, avait cru revenir sans obstacle, aux Tuileries et veiller lui-même au salut de sa femme qu'une grossesse avancée retenait immobile depuis plusieurs jours dans ses appartements. La foule qui se précipitait de toutes les issues dans les jardins avait bientôt appris au prince que le retour était impossible. Il avait confié, en partant, la princesse aux soins de quelques hommes de sa maison et à la sollicitude de M. Jules de Lasteyrie dont la loyauté, le nom et la popularité, le rassuraient sur tout événement. Il était monté précipitamment à cheval et avait suivi le roi à Saint-Cloud.

Au moment de l'invasion du château, M. de Lasteyrie avait donné le bras à la princesse, il s'était perdu avec elle dans la foule trop confuse et trop tumultueuse en ce moment, pour faire attention à une jeune femme traversant le jardin.

M. de Lasteyrie espérait arriver assez vite au Pont-Tournant pour faire partir la duchesse de Montpensier en sûreté avec la famille royale. Au moment où il sortait des jardins, la voiture pleine et précipitamment refermée par M. Crémieux était partie au galop laissant la princesse Clémentine abandonnée, errante, et ne pouvant ni suivre ni revenir sur la place. Heureusement elle aperçut M. de Lasteyrie et la duchesse de Montpensier sa belle-sœur ; elle se joignit à ce débris de sa famille.

M. de Lasteyrie conduisit les deux jeunes femmes chez sa mère sans être ni reconnu, ni interrogé sur la route. Cette maison populaire par le double nom de Lafayette et par les vertus de madame de Lasteyrie sa fille, était un asile inviolable aux soupçons et aux recherches du peuple. Quelques instants après la princesse Clémentine en ressortit et rejoignit son père à Trianon ; la jeune duchesse de Montpensier resta jusqu'au 25 au foyer et sous la protection de madame de Lasteyrie. Son mari lui avait fait dire de Dreux, par le général Thierry son aide de camp, de le rejoindre au château d'Eu. Il croyait alors que le roi pourrait s'y rendre, et y faire sa résidence. La rapidité de la fortune l'avait devancé sur la route même de cet exil ; il errait sur les bords de l'Océan.

 

VIII.

Arrivée à Eu, la jeune princesse descend au château et le trouve vide. Des bruits alarmants annoncent l'arrivée d'une colonne d'ouvriers de Rouen qui viennent, dit-on, ravager comme à Neuilly Ta demeure du roi. La duchesse quitte le palais de son père et demande un asile à M. Estancelin, diplomate attaché à l'ambassade de Munich. A la nuit tombante elle repart pour la Belgique accompagnée de M. Estancelin et du général Thierry. On-la dirige sur Bruxelles.

A Abbeville, le passage d'une voiture émeut et groupe le peuple. On arrête les chevaux ; on crie que ce sont des princes qui s'échappent. M. Estancelin se montre à la portière ; il était connu de nom dans le pays ; il affirme que la princesse est sa femme avec laquelle il retourne à son poste à l'étranger. Pour détourner davantage les soupçons, il ordonne au postillon de conduire la voiture chez un de ses amis, dont les opinions républicaines sont une garantie pour le peuple. Il descend à la porte de cet ami, lui confie à voix basse le nom, le rang et la fuite de la jeune femme. L'homme au cœur faible ou aride tremble ou s'endurcit, il craint que ce mystère découvert ne le dépopularise ou ne compromette sa vie. En vain le général Thierry et M, Estancelin insistent, conjurent, supplient, lui représentent l'inviolabilité du malheur, de l'âge, du sexe, de l'état de grossesse et d'anéantissement d'une femme que son refus va livrer aux turbulences d'une émeute, à l'effroi d'une captivité, ou au hasard d'une fuite impossible, à pied : la peur est sourde, l'égoïsme est implacable. 'Les voyageurs voyant quelques hommes du peuple se grouper autour delà porte descendent de voiture, la laissant vide dans la rue, et vont chercher un autre refuge un peu plus loin. Ils se séparent. M. Estancelin indique au général Thierry la direction d'une des portes de la ville : il est convenu que le général la franchira avec la duchesse, et qu'après être sortis ainsi de la ville avec son dépôt il attendra sur le bord de la route de Belgique la voiture que M. Estancelin ramènera entre onze heures et minuit.

M. Estancelin s'éloigne pour aller chercher auprès d'autres amis les moyens de se procurer des chevaux. Le général Thierry et la jeune femme errent sous une pluie glacée et sous les ténèbres les plus profondes d'une ville inconnue. Le vent de la tempêté avait éteint les réverbères. Ils avançaient presque à tâtons dans la direction qu'on leur avait indiquée.

Après beaucoup d'erreurs et de circuits, ils arrivent enfin sous une porte de ville en construction, dont l'arche échafaudée et cintrée de bois, était fermée par des planches du côté de la campagne. Ils reviennent sur leurs pas, ils se glissent par une porte latérale étroite et basse laissée libre par les constructeurs pour l'entrée et la sortie des piétons ; ils s'y aventurent, et se croient hors de la ville.

Mais ce faux chemin, alors défoncé par la pluie et par les charrettes, inondé de flaques d'eau, encombré de matériaux et de pierres de taille, aboutit à une carrière sans issue visible. La jeune femme enceinte enfonce jusqu'à la cheville dans les mares, et perd ses chaussures dans la glaise détrempée. Le général se désespère ; il craint que l'excès de fatigue et l'intempérie ne fassent expirer sans secours une enfant portant un autre enfant dans son sein, il fait asseoir la princesse sur une pierre, l'enveloppe de son manteau, et lui dit de l'attendre là immobile pendant qu'il va rentrer dans la ville et implorer du hasard ou de la pitié un toit ou un guide.

Il hésitait à frapper à une porte, tremblant que cette porte, ne devînt pour la princesse un piège au lieu d'un salut, lorsqu'un inconnu ami de M. Estancelin et envoyé par ce jeune homme pour retrouver et guider les fugitifs, aborde le général, se fait reconnaître, court avec lui retrouver la princesse, conduit les fugitifs hors de la ville, et dépose la jeune femme sous le hangar sans feu d'une tuilerie abandonnée.

Là, le général Thierry et la duchesse de Montpensier comptent lentement les heures ; la voiture ne tarde pas à se faire entendre. Elle emporte enfin la duchesse de Montpensier vers Bruxelles et vers son époux.

La princesse avait été courageuse comme une héroïne, et insouciante comme un enfant pendant cette nuit de détresse et d'angoisse. Au moment où elle cherchait en vain ses souliers dans la boue et marchait pieds nus dans le ravin : Quelles aventures étranges pendant cette horrible nuit ! lui disait le général Thierry, pour relever son courage au moins par la satisfaction d'une imagination romanesque : — Oh ! oui, répondit-elle : eh bien, j'aime mieux ces aventures que la monotonie de la table ronde de travail dans les salons chauds et somptueux des Tuileries.

 

IX.

Le duc de Wurtemberg, époux de cette princesse Marie, que les arts avaient pleurée comme la cour de son père, était le dernier prince de cette famille qui fût resté à Paris. Lamartine lui fit remettre des passer ports sous un nom moins connu pour retourner en Allemagne.

Telle fut l'émigration de cette famille grandie par la révolution, expulsée par la révolution, venue de l'exil, montée au trône et retournant d'elle-même en exil. Aucune imprécation ne la suivait sur le seuil de la France. Plusieurs de ses membres emportaient la vénération, d'autres l'estime, d'autres les espérances. La nation restait juste, digne dans son émancipation. La République, née de l'idée et non de la colère, se contentait de faire place au règne du pays. Ce n'était ni les princes ni les princesses qu'elle proscrivait, c'était le trône qu'elle écartait. Elle envisageait déjà dans le lointain le moment où elle serait assez incontestée et assez forte d'elle-même pour rendre leur part dans la patrie à ceux qui n'y revendiqueraient. plus.que la place de Français et de citoyens.

La confiscation des biens du roi, des princes et des princesses fut proposée plusieurs fois alors par les républicains irréfléchis qui assiégeaient le gouvernement provisoire d'injonctions et de conseils ; elle y fut unanimement repoussée. Les membres du gouvernement ne voulaient à aucun prix fonder la république sur une spoliation et sur une injustice. Ils décernèrent seulement en secours alimentaires aux ouvriers sans pain le million arriéré que la nation payait par mois à la royauté.

Quant à la situation pécuniaire que la République ferait au roi et aux princes, on ajourna de la décréter, jusqu'au moment où le calme aurait rendu tout son sang-froid et toute son équité au peuple. On convint seulement, en principe, que les biens personnels du roi et des princes resteraient leur propriété inviolable ; qu'en cas d'insuffisance, la nation ferait au roi exilé une provision convenable à son rang et au besoin de sa maison ; qu'en cas de fortune personnelle excessive conservée sur le territoire français par le roi ou les princes ses fils, la nation les tiendrait en tutelle pendant les premières années de la fondation du nouveau gouvernement ; qu'elle affecterait une partie convenable des revenus à ces princes ; qu'elle capitaliserait le reste à leur profit pour leur être remis en toute propriété aussitôt que toute solde de guerre civile par eux serait démontrée impossible ; qu'enfin la nation offrirait à la duchesse d'Orléans et à son fils un subside digne du rang qu'elle avait occupé en France et des sentiments qu'elle y avait inspirés. Un homme d'une renommée unanime, M. Lherbette, ancien membre de la Chambre des députés, agréé à la fois par la nation et par la royauté, fut nommé administrateur et liquidateur de ces biens. M. Lherbette refusa par un honorable scrupule. M. Vavin fut supplié d'accepter. Chaque fois que la question fut reproduite devant le gouvernement, elle fut traitée et résolue dans ce sens par la majorité du conseil. C'est dans cette pensée et dans ce régime intermédiaire que le gouvernement attendit l'Assemblée nationale. Elle les adopta en leur donnant l'autorité et la dignité d'un grand peuple.

Lamartine traita plusieurs fois dans ce sens ces questions de propriété, privée des princes et des princesses avec les ministres d'Espagne et du Brésil. Tout ce qu'on a raconté de l'autre côté de la Manche de la rapacité et delà dureté de la République envers le roi, les princes, les princesses et les ministres, est controuvé. Voilà les proscriptions et les spoliations, de son premier gouvernement.

 

X.

Les craintes de guerre civile que la présence du duc d'Aumale à la tête de l'armée d'Afrique laissait dans les esprits ne tardèrent pas à se dissiper. Le gouvernement avait nommé le général Cavaignac gouverneur général de l'Algérie. Ce nom de Cavaignac était consacré chez les républicains par le souvenir du frère aîné de cet officier. Godefroy Cavaignac était un nom à la hauteur du nom de Carrel dans l'opinion républicaine. Il était mort avant, l'avènement de son idée ; son idée portait son deuil ; elle lui rendait hommage dans la personne de son frère. Le frère était lui-même un officier de renom. Il avait su mériter la confiance de l'armée par sa bravoure, et sans répudier les traditions de son frère et les aspirations de sa mère à la république, il avait conquis l'estime et la confiance des princes. La franchise de ses opinions le couvrait, la franchise ne conspire pas. H était incapable de trahir. Le duc d'Aumale, en apprenant l'abdication de son père, adressa à son armée une proclamation et une adresse dignes des premiers temps de la première République, où l'homme s'effaçait devant la patrie.

Habitants de l'Algérie,

Fidèle à mes devoirs de citoyen et de soldat, je suis resté à mon poste tant que j'ai pu croire ma présence utile au service du pays. Cette situation n'existe plus. M. le général Cavaignac est nommé gouverneur général de l'Algérie. Jusqu'à son arrivée à Alger, les fonctions de gouverneur général de l'Algérie par intérim seront remplies par le général Changarnier.

Soumis à la volonté nationale, je m'éloigne, mais du fond de l'exil tous mes vœux seront pour votre prospérité et pour la gloire de la France, que j'aurais voulu servir plus longtemps.

H. D'ORLÉANS.

 

Le général Changarnier remplira par intérim les fonctions de gouverneur général jusqu'à l'arrivée à Alger de M. le général Cavaignac, nommé gouverneur général de l'Algérie. En me séparant d'une armée modèle d'honneur et de courage, dans les rangs de laquelle j'ai passé les plus beaux jours de ma vie, je ne puis que lui souhaiter de nouveaux succès ; une nouvelle carrière va peut-être s'ouvrir à sa valeur : elle la remplira glorieusement, j'en ai la ferme croyance.

Officiers, sous-officiers et soldats, j'avais espéré combattre encore avec vous pour la patrie. Cet honneur m'est refusé ; mais du fond de l'exil mon cœur vous suivra partout et vous rappellera la volonté nationale. Il triomphera de vos succès ; tous ses vœux seront toujours la gloire et le bonheur de la France.

H. D'ORLÉANS.

 

XI.

L'opinion publique, rassurée sur ce point, s'inquiétait de plus en plus de nos finances. On frémissait de ce congrès des salariés au Luxembourg. C'était un danger sans doute ; mais l'histoire devra le reconnaître, la parole et l'intervention de Louis Blanc, puissantes dans le principe sur deux cent mille ouvriers, avaient en même temps une action modératrice sur les passions du peuple. Il leur présentait de faux systèmes, mais il ne leur prêchait pas de mauvais sentiments : il y avait des espérances maladives et exagérées dans ses théories, il n'y avait point de vengeance : il promettait des chimères, il ne donnait ni désordre, ni violences, ni sang. Le Luxembourg, sous son insinuation, contribua beaucoup à intimider les capitaux, mais il contribua beaucoup à maintenir l'ordre, à prévenir les expropriations, à dépopulariser la guerre, à faire prévaloir l'instinct d'humanité dans les masses. Une idée fausse peut être honnête, et ce qui est honnête n'est pas inutile pour, être allié à des erreurs en industrie. Tel était au commencement le caractère des enseignements de Louis Blanc au Luxembourg.

 

XII.

Les autres membres du gouvernement supportaient ce congrès comme un mal sans doute, mais comme un mal inévitable et qui produisait un grand bien. Louis Blanc, jeté hors du gouvernement, expulsé du Luxembourg, et devenu par cette persécution même l'idole et le Mazaniello éloquent de deux ou trois cent mille ouvriers oisifs et fanatisés dans Paris, eût été un bien plus dangereux élément de trouble que Louis Blanc dissertant au Luxembourg, contenu par sa solidarité avec le gouvernement et contenant ces masses dans un cercle fantastique dont il ne les laissait pas sortir. On ne pouvait pas moins accorder aux ouvriers, soldats de cette révolution faite au nom du travail qu'une enquête sincère et libre sur ces questions de travail qui étaient leur politique et leur vie.

Cependant, afin de prévenir la panique qui croissait d'heure en heure, on ébaucha des mesures pour rassurer le capital, le travail et le crédit. On répondit au mot banqueroute, jeté dans les esprits, par un décret qui anticipait de quelques semaines le paiement de la rente aux créanciers de l'État. C'était répondre par un fait à des suppositions de ruine ; c'était le défi jeté à la défiance. Cette mesure ne suffit pas pour rassurer les imaginations : les banquiers y virent une bravade pour déguiser fa peur ; ils calculèrent que la rente une fois payée, il ne resterait rien au Trésor. Les inquiétudes se propagèrent, l'argent se resserra. Les sept cents millions que l'État devait aux caisses d'épargne, aux porteurs de bons du Trésor, aux services publics, pesèrent sur le ministre des finances. Il signala des éventualités sinistres auxquelles il frémissait d'attacher son nom. Garnier-Pagès avait pris le fardeau du ministère des finances. Il ne se dissimulait rien de l'extrémité des périls. Il céda moins aux instances de ces collègues qu'à la propre impulsion de son courage. C'est un de ces hommes que le péril tente et qui grandissent avec les crises. Il se dévoua, lui, son nom et sa vie ; il choisit pour second Duel ère, aussi courageux et aussi infatigable que lui.

 

XIII.

Les finances furent sondées en peu d'heures par ces deux hommes. Ils reprirent confiance et ils l'inspirèrent au gouvernement. Avant le 8 mars, Garnier-Pagès étalait devant le conseil toutes les plaies et tous les remèdes de la situation.

La France était plus grevée par quinze ans de paix qu'elle ne l'eût été par une longue guerre. Les financés étaient engagées au point d'enlever toute liberté d'action au pays, si de grandes nécessités extraordinaires étaient venues le saisir inopinément, La royauté avait fait son système financier à son image ; tout était engagé pour une longue paix. Ce système, bon d'intention, avait eu son excès dans les innombrables actions industrielles, monnaie fictive qui chargeait les portefeuilles des particuliers et des banquiers, qui ne représentait encore que des capitaux problématiques, qui ne rendait point de revenu et qui servait au jeu de l'agiotage ; U y en avait au moins pour une valeur de deux milliards. Ces actions allaient s'évanouir ou s'immobiliser dans les caisses des industriels et des soumissionnaires des grands travaux publics. Les sommes nécessaires au service d'une année fixée dans le budget s'élevaient à dix-sept cent douze millions : cinq cent quatorze millions étaient promis et dus aux travaux en cours d'exécution. La dette publique constituée montait à cinq milliards cent soixante-dix-neuf millions. Cette dette s'était accrue de neuf cents millions en sept ans. La royauté avait été prodigue d'avenir. La République allait être chargée du poids, des responsabilités et des impopularités d'une liquidation qui ne lui appartenait eu rien. Ni la dette, ni la révolution n'étaient le fait de ceux qui allaient en porter l'odieux. Là royauté avait fait la dette et ses ministres avaient laissé faire la révolution.

Mais outre ce budget de dix-sept cents millions, ces travaux engagés de cinq cents millions, ces deux milliards d'actions industrielles jetés à la Bourse par le gouvernement et ces cinq milliards de capital de la dette, la royauté laissait neuf cent soixante millions de dette à courte échéance, ou immédiatement exigibles dans 325 millions de bons du Trésor et de fonds des caisses d'épargne, simple dépôt entre ses mains.

Le Trésor devait donc faire face à l'instant à un milliard de fonds exigibles, plus à soixante-treize millions pour payer le semestre de rente du 22 mars ; plus les services ordinaires et les éventualités soudaines d'un pays en révolution et peut-être en guerre avec lui-même et avec l'Europe.,

Pour suffire à tout ce découvert, le gouvernement trouvait cent quatre-vingt-douze millions en caisse, un emprunt en cours d'exécution de deux cent cinquante millions, mais que les prêteurs se refusaient à remplir, et un impôt direct et indirect qui allait tarir sous la gêne et sous là panique générale des capitalistes et des consommateurs et sous l'évanouissement de l'or et de l'argent.

La Banque de France, instrument indépendant de crédit et de ressources momentanées pour le gouvernement, avait elle-même manqué de numéraire peu de mois auparavant. Elle ne s'était un peu relevée que par le versement de cinquante millions en espèces venues de la Russie. La lettre de change, qui supplée une masse incalculable de numéraire entre les particuliers, se retirait, se suspendait ou s'anéantissait au même moment sous l'appréhension d'une liquidation générale ; en sorte que le numéraire seul et dans les seules mains du gouvernement, allait avoir à alimenter sans auxiliaire toute la vie et toute la circulation du pays. Par une coïncidence plus malheureuse encore, cette crise était la même pour toute l'Europe. Personne ne pouvait prêter secours à personne. Les affaires s'étaient multipliées de Pétersbourg à Londres, à Vienne, à Berlin, à Paris, dans une proportion sans harmonie avec le capital circulant. L'or et l'argent manquaient et le papier ne comptait plus pour rien.

 

XIV.

Le problème porté par un pareil concours de détresses devant un gouvernement révolutionnaire qui avait à la fois à nourrir un peuple d'ouvriers, à recruter et à équiper une armée, à faire face au crédit éteint, à la misère, aux pauvres, à l'ordre à l'intérieur, à la guerre à l'étranger, et à remplacer seul le numéraire, le crédit, l'industrie, le travail, sans avoir recours aux exactions et aux sévices des révolutions : ce problème était de nature à faire pâlir et fuir les hommes les plus fortement trempes.

Garnier-Pagès l'aborda avec cette résolution qui fait les miracles, parce qu'elle ose les espérer quand tout le monde les croit impossibles. Il eut ainsi que ses collègues la foi de l'honnêteté, et la Providence l'en récompensa. Il conçut d'inspiration le seul plan qui pouvait sauver la République de la banqueroute. Si quelques détails manquèrent ou si quelques mesures faillirent à ce plan dans l'exécution, l'ensemble du moins fut aussi logique que hardi.

Il fallait avant tout au gouvernement de l'argent. Il n'y avait que trois moyens d'en faire : le crédit, le papier-monnaie ou les exactions. Les exactions c'était le sang à la première résistance : le gouvernement voulait à tout prix vivre ou mourir pur : les assignats, c'était la paniqué générale et l'enfouissement du dernier écu ; pour le faire ressortir, il fallait sévir : sévir en révolution, c'est proscrire, confisquer c'est tuer. Le gouvernement en majorité fut toujours inflexible aux propositions d'assignats. Restait le crédit : la révolution l'avait enlevé au gouvernement ; il fallait le retrouver dans une institution indépendante de lui et qui fût pour ainsi dire sa caution devant la France. Cette institution bien faible encore en proportion du rôle qu'on voulait lui donner existait dans la Banque de France. Il y avait deux moyens de s'en servir : la contraindre ou la protéger. Quelques-uns voulaient la contraindre ; on se décida à la protéger.

Garnier-Pagès sauva trois fois la banque de France : d'abord en refusant obstinément d'accorder au commerce de Paris les trois mois de suspension de ses engagements envers la Banque ; ensuite en repoussant le papier-monnaie qui aurait submergé la Banque ; enfin en prenant la mesure hardie mais heureuse d'autoriser l'acceptation forcée des billets de la Banque comme argent. La Banque ainsi sauvée sauva à son tour le gouvernement : elle lui prêta deux cent trente millions ; elle s'associa avec intelligence et avec patriotisme au gouvernement. M. d'Argout, directeur de la Banque, oublia ses anciens attachements à la royauté déchue pour s'attacher exclusivement au salut financier de son pays. Il fut à la fois l'homme de la Banque et l'homme du Trésor. Il se montra véritablement patriote et homme d'État par son intrépidité devant la détresse et par sa fécondité de ressources devant les difficultés. La Banque n'était utile jusque-là qu'au commerce, elle devint utile à la patrie : elle n'avait que l'estime et quelquefois l'envie de l'opinion ; elle mérita la reconnaissance de la nation. Le gouvernement provisoire ne tarda pas sous l'inspiration de Garnier-Pagès à fondre et à nationaliser dans le crédit central de la Banque de France les autres banques de la République.

 

XV.

Mais, pour que la Banque ainsi protégée et centralisée pût- prêter par centaines de millions au gouvernement, il lui fallait une hypothèque morale. Cette hypothèque, c'était, la certitude que le Trésor, inopinément tari, se remplirait de nouveau. Les impôts territoriaux se payaient bien ; l'enthousiasme même des contribuables en anticipait le versement. Tout le monde venait en aide aux-bonnes intentions du gouvernement pour lui enlever la tentation ou la nécessité de recourir aux extrémités révolutionnaires. Les curés prêchaient l'impôt comme une vertu publique ; les riches versaient l'année d'avance ; les pauvres apportaient leurs douzièmes ; les bureaux de perception des impôts étaient obstrués pour payer comme ils l'auraient été pour recevoir. Il y avait émulation de versements, tant on avait le sentiment que le danger était dans le vide du Trésor.

Un emprunt national d'enthousiasme et de- salut commun était possible, et aurait été productif, pendant ce premier élan d'esprit public. Plusieurs membres du gouvernement le demandaient, avec l'impatience de l'heure qui échappe, à Garnier-Pagès. Des considérations de crédit l'empêchèrent de consentir à. généraliser cette mesure. Le moment passa, le feu s'éteignit. On se borna à payer l'impôt. Ce fut là une faute du gouvernement.

Mais les impôts indirects, produits immédiats et quotidiens de la consommation et de la production, tarissaient. L'armée demandait une réorganisation prompte et onéreuse. Le Trésor pouvait être pris au dépourvu, et découvrir ainsi la patrie elle-même. Les secours toujours grossissants à donner aux ouvriers sans salaire et par conséquent sans pain, la solde et l'équipement de la garde mobile, les caisses d'escompte, à créer dans toutes les villes manufacturières, les prêts d'argent à faire aux grands centres d'industrie, les travaux publics à maintenir dans une certaine proportion pour éviter un débordement d'oisifs dans les départements, la marine, les affaires étrangères, les élections, la justice, l'administration intérieure enfin, dont on ne pouvait laisser les agents en souffrance, laissaient entrevoir la sinistre éventualité d'un vide dans le Trésor. Un jour d'insuffisance dans les ressources eût été le signal d'une catastrophe générale. Les fonctionnaires et les capitalistes pouvaient attendre, la faim ne s'ajourne pas. Six millions d'ouvriers vivaient d'assistance publique. Un jour de retard dans leur solde eût. été le signal d'une immense sédition du désespoir et de la faim. Il fallait pourvoir et prévoir.

Le gouvernement, résolu à éviter la banqueroute à tout prix, n'avait à choisir qu'entre la création d'un papier-monnaie ou. un impôt de crise comme en 1815 et en 1830. Il s'agissait de sauver la propriété ; c'était à la propriété à se sauver elle-même. Les assignats auraient perdu, le lendemain de leur émission peut-être, la moitié de leur valeur. L'argent, contre lequel on aurait voulu les échanger, se serait enfui ; les denrées auraient monté en proportion du discrédit des assignats ; il aurait fallu créer des maximum pour laisser ces denrées à la portée du pauvre ; le maximum produit la disette, la disette le désespoir, le désespoir les crimes. Nous allions en quinze jours aux assassinats et aux échafauds.

Restait donc l'impôt foncier qui résume toutes les charges, comme aussi il résume toutes les richesses, dans les moments où toute valeur conventionnelle disparaît.

Garnier-Pagès et le gouvernement se décidèrent à frapper un supplément d'impôt foncier de 45 centimes sur toutes les impositions. Cet impôt fit murmurer la propriété, mais la sauva ; il sauva les prolétaires de la faim, le travail de la stagnation ; le Trésor du déficit, les grandes villes industrielles des séditions, de l'oisiveté et de la misère, la patrie enfin des dangers extérieurs, en permettant au gouvernement de soutenir le crédit, d'établir des caisses d'escompte partout où les villes importantes le demandaient, d'enrôler dans la garde mobile le superflu le plus remuant de la jeune population de Paris, de fortifier l'armée, de suffire à sa solde, de nourrir un million de travailleurs indigents, de calmer l'excitation contre les riches et les murmures contre l'égoïsme de la propriété, de supprimer l'impôt du timbre sur la pensée, d'abolir presque immédiatement l'impôt du sel, de réduire les droits d'entrée de la viande à Paris, et d'enlever la moitié de la taxe qui pesait sur les vins à l'octroi de cette ville. Cet impôt devait rendre au Trésor 190 millions s'il eût été réparti sans indulgence et perçu sur la totalité des contribuables. Le gouvernement autorisa les percepteurs à apprécier avec équité les formes contributives des petits propriétaires et à n'exiger le paiement que des riches. Ces ménagements, commandés par la justice comme par la politique, en réduisaient le produit à 160 ou 150 millions. Ces 150 millions, et les 230 millions avancés par la Banque sur gage des forêts de l'État, suffirent à tout et laissèrent encore dans les caisses les sommes nécessaires pour couvrir toutes les dépenses ordinaires et extraordinaires de l'année 1848, en employant un million par jour à des travaux pour les bras inoccupés. Tel fut le prix d'une révolution ; aucune ne coûta moins cher à un peuple, et cependant cet impôt de prudence, de salut, de crédit, de travail, d'assistance au peuple souffrant ; cet impôt qui se plaça entre la banqueroute et la-République, entre la propriété et le prolétariat, entre la patrie et l'étranger, entre la vie des citoyens et les violences d'une disette, excita plus tard autant de murmures que si le gouvernement avait violenté la propriété, saccagé la fortune, torturé le sol. Les riches que cet impôt avait sauvés, les pauvres qui en avaient été dégrevés, les prolétaires qui l'avaient consommé en secours, s'unirent dans une malédiction commune. Le peuple de Paris se souleva lui-même, non pas contré les surchargés, mais contre les adoucissements d'impôts à son profit sur la viande et sur le vin. L'histoire jugera, l'égoïsme des propriétaires et l'ingratitude des prolétaires : elle proclamera la vérité : c'est que l'impôt de 160 millions par les 45 centimes fut à la fois la nécessité, la prudence, la paix et le salut de la République. La France rougira quand elle comparera ce prix avec celui que coûtèrent à la France, en sang et en or, la première République, l'Empire, la Restauration, l'invasion de Bonaparte en 1815, la seconde Restauration et la révolution de 1830.

 

XVI.

Garnier-Pagès avait pour couronnement de son plan le projet du rachat de tous les grands chemins de fer par l'État. Les actions de ces chemins de fer étaient tombées à des prix ruineux pour les compagnies qui les possédaient. En les rachetant à prix débattu et équitable, la République relevait à l'instant leurs valeurs par la garantie de l'État, et remettait à l'instant en circulation une propriété morte ou décréditée. Il restituait ainsi une fortune aux particuliers, au lieu d'une fiction dans leurs portefeuilles ; il achevait les lignes, il affermait les exploitations, enfin il faisait un emprunt d'un milliard en plusieurs années hypothéqué sur cette valeur de trois où quatre milliards.

Les compagnies demandaient elles-mêmes avec instance cette mesure de salut pour elles au gouvernement, pendant que d'autres l'accusaient de spoliation, afin d'élever plus haut le prix du rachat. Lamartine pressait de tous ses efforts l'exécution de cette mesure que suspendit trop longtemps le non-consentement des compagnies. Il prévoyait trop que ce traité entre les compagnies et l'État, possible avec un gouvernement concentré et dictatorial, deviendrait impraticable avec une Assemblée souveraine tiraillée en sens divers par l'influence des compagnies plus exigeantes. Le délai apporté à cette affaire fut la seule faute qu'il ne cessa de reprocher au ministre des finances.

Mais le gouvernement, qui suffisait ainsi au paiement des intérêts de la dette et aux services publics, ne. pouvait, sans créer un papier-monnaie, payer à des échéances rapprochées la totalité des sept cents millions de capitaux de la dette flottante. On ajourna le remboursement des bons du Trésor et des caisses d'épargne ; mesures tristes mais nécessaires, adoucies par des accroissements d'intérêt entre les mains des créanciers et par des remboursements partiels et morcelés aux dépositaires indigents.

 

XVII.

Pendant que le gouvernement provisoire sauvait ainsi la République des conséquences incalculables d'une banqueroute, le ministre de la guerre activait avec toute la puissance du trésor public les mesures adoptées pour porter l'armée à la proportion de nos dangers extérieurs.

Les premiers symptômes d'indiscipline, résultat inévitable de l'anarchie momentanée de Paris le lendemain d'une révolution, n'avaient pas tardé à se réprimer d'eux-mêmes. Les soldats, un moment débandés, étaient rentrés dans leurs régiments et avaient repris volontairement ce joug de la discipline dont le patriotisme leur fait un devoir et dont l'honneur fait une vertu. L'esprit de la France se montra dans son armée. L'agitation révolutionnaire ne franchit pas le seuil des casernes. La société sentait qu'elle avait besoin de sa force ; l'armée la lui conserva intacte. A peine une ou deux séditions légères, aussitôt réprimées que connues, affligèrent le gouvernement dans un ou deux régiments de cavalerie et d'artillerie. Quelques sous-officiers tentèrent d'y semer l'insubordination par des prédications de clubs. Le bon sens des soldats, l'impassibilité des officiers, l'énergie du ministre étouffèrent à l'instant ces germes de désorganisation militaire. Jamais armée nationale ne présenta un plus beau modèle de calme dans l'ébranlement général, d'obéissance raisonnée à ses chefs, de fidélité au drapeau, d'attachement au centre du pouvoir. Elle fut l'instinct armé de la patrie. Ces quatre mois d'incorruptibilité dans le désordre, de résignation dans l'éloignement forcé où on la tenait de Paris, de respect pour ses chefs, d'impatience contenue sur les frontières, de modération envers le peuplé, sont pour l'armée française une des plus glorieuses campagnes de l'histoire. Elle montra combien la -liberté et l'instruction versée dans le sein de nos populations rurales depuis la fin des guerres de l'Empire avaient transformé le peuplé ; car l'armée est toujours le symptôme de l'état vrai du peuple. Quand, à la suite d'une commotion intestine, le soldat reste soldat, on peut être sûr que la révolution ne dégénérera pas en anarchie.

Un seul symptôme douloureux contrista l'âme du pays et rappela les scènes hideuses de la première révolution française. Ce symptôme ne fut pas la honte de l'armée active ; il éclata dans l'oisiveté de cet établissement fastueux que Louis XIV avait élevé aux vétérans de la guerre : les Invalides. Il.est juste ;et glorieux pour une nation de pourvoir, par des pensions et par des retraites à la vieillesse et aux infirmités de ceux qui ont versé leur sang et perdu leurs membres pour elle. Mais ces pensions, ces retraites, ces honneurs devraient être payés dans la résidence et dans ta famille de l'invalide. Une réunion de trois ou quatre mille militaires oisifs et sous une discipline nécessairement complaisante, dans un centre de dérèglement et de vice comme une grande capitale, est une pompe pour le pays, mais elle est un danger pour les mœurs, pour l'ordre et pour le régime militaire. Une administration plus modeste, mais plus véritablement, rémunératrice du service militaire, dissoudrait ces établissements d'oisivetés et renverrait aux chaumières ces secours dilapidés dans des palais.

Il existait depuis longtemps, dans l'Hôtel des Invalides, je ne sais quel grief perpétuellement renouvelé sur la nourriture du soldat. L'administration intérieure était accusée par ces murmures sourds qui précèdent les séditions.

Un soir des derniers jours de mars, Lamartine venait de rentrer à l'Hôtel des Affaires étrangères, après une séance de neuf heures à l'Hôtel-de-Ville. Oh lui annonça qu'une députation nombreuse d'invalides échauffés par la colère et par le vin s'était présentée pendant son absence au ministère. Ces hommes avaient affiché en termes violents et inconvenants des prétentions inconciliables avec l'ordre et le régime de l'établissement. Ils s'étaient retirés en apprenant l'absence du ministre. A peine Lamartine était-il informé de cette rumeur et de ces menaces, qu'on vint lui apprendre l'insurrection des invalides. Quelques forcenés, ameutant leurs camarades, avaient forcé l'appartement du générai Petit. Le général Petit, sous-gouverneur de l'Hôtel, brave et loyal officier, relique et honneur de la vieille armée française, était historiquement célèbre par l'accolade qu'il avait reçue de l'empereur Napoléon dans la scène tragique des adieux à Fontainebleau. Sans respect pour ce souvenir, pour les cheveux blancs, pour l'autorité du commandement, ce groupe de séditieux avait, sous les yeux de trois mille vétérans muets ou complices, arraché le vieux général de ses appartements ; ils l'avaient traîné dans la cour, garrotté comme un criminel sur une charrette. Ils étaient sortis accompagnés d'un hideux cortège de ces hommes et de ces femmes de proie qui pressentent ou qui suivent les victimes. Deux ou trois invalides montés derrière la charrette, le sabre nu à la main, faisaient entendre des imprécations et des appels au peuple. Ils allaient, disaient-ils, demander justice de leur commandant au gouvernement. Ils suivaient les quais de la Seine : on tremblait qu'un crime ne précipitât le général dans les flots.

 

XVIII.

A cette nouvelle, Lamartine, qui venait de se mettre à table, interrompt son repas. Il n'attend pas qu'on ait trouvé une voiture : il court seul à pied, accompagné d'un secrétaire, vers les quais où on lui dit que l'odieux cortège avait été rencontré. Résolu à se jeter entre les séditieux et leur victime et à couvrir de son corps l'infortuné général, il frémit des conséquences sinistres d'un premier attentat ; il s'indigne de ce premier exemple de crime donné par des vétérans à un peuple jusque-là doux et humain, qu'un pareil événement peut dépraver ; il s'informe à tous les postes, à tous les passants de la route suivie par la charrette ; il envoie prévenir le général Duvivier, commandant de la garde mobile, et l'état-major de la garde nationale ; il poursuit sa course, sous une pluie battante, sur la trace du char que des renseignements confus lui font plusieurs fois perdre et retrouver. Arrivé à l'Hôtel-de-Ville, il interroge en vain M. Marrast ; il va à la préfecture de police ; M. Caussidière ignorait tout. Il reprend sa course par les quais dans une angoisse inexprimable. Il tremble que le crime n'ait été accompli dans l'ombre sur quelque plage de la Seine. Il apprend enfin que l'infortuné général, arraché aux séditieux sur la route de l'Hôtel-de-Ville par le général Courtais, a reçu asile pour la nuit à l'état-major de la place et que ses jours sont en sûreté.

La nuit, le gouvernement, saisi d'horreur, délibéra avec indignation sur les conséquences et sur la répression de cet attentat. La garde nationale, en attendant sa réorganisation, n'existait plus que dans son état-major, dans ses cadres et dans quelques bons citoyens volontaires qui volaient d'eux-mêmes au danger : il n'y avait point de troupes à Paris. Laisser un pareil crime impuni, c'était abandonner les rênes de l'armée, sanctionner l'indiscipline et la sédition par l'impuissance d'arrêter les coupables ; les arrêter au milieu de trois mille hommes qui avaient du canon, c'était tenter l'impossible et s'exposer à voir l'autorité du gouvernement brisée avec scandale dans sa main. Ce dernier parti, quoique désespéré, était cependant celui de l'honneur et du devoir ; le gouvernement le choisit. :

Le ministre de la guerre, M. Arago, le général Courtais et M. Guinard, chef d'état-major de la garde nationale, se chargèrent de l'exécution. Ils rassemblèrent le lendemain quelques hommes de cœur, enveloppèrent le général Petit et se portèrent au Champ-de-Mars, où travaillaient deux ou trois mille ouvriers des ateliers nationaux. M. Arago et le général Courtais haranguèrent ces ouvriers, leur racontèrent les outrages dont ce débris vivant de notre gloire avait été l'objet de la part de cette milice indisciplinée, et leur firent sentir la nécessité de prêter secours au gouvernement contre des attentats qui déshonoraient la nation et qui anéantiraient l'année. Le sentiment et la raison parlaient alors fortement au cœur du peuple. Les ouvriers crièrent : Vive le général ! vive Arago ! vive Courtais ! Ils s'offrirent à aller eux-mêmes imposer la réparation et l'obéissance à ces indignes soldats. MM. Arago, Courtais, Guinard, entrèrent à la tête de ces hommes dans la cour de l'hôtel, réunirent les invalides, leur représentèrent leur honte et leur crime, firent saisir et emprisonner sans résistance les principaux coupables, et réinstallèrent le général Petit aux acclamations de repentir et d'enthousiasme.

Cet acte et deux ou trois actes de même vigueur, accomplis par le général Subervie ou par M. Arago, consolidèrent l'armée et arrêtèrent toute tentative de désorganisation dans les corps. Ces deux ministres, en ne doutant pas de leur autorité, l'avaient rendue désormais incontestable. L'armée, de son côté, rendait justice au gouvernement. Il ne permettait aucune inquisition sur l'opinion des officiers ; il adoptait, au nom de la République, tout ce qui servait la patrie.

On venait d'adjoindre le ministère de la guerre à celui de la marine entre les mains de M. Arago. Cet acte du gouvernement avait été une marque de déférence et de confiance méritée envers M. Arago, une injustice envers le général Subervie, une surprise envers quelques-uns des membres du gouvernement. Voici comment eut lieu ce changement.

Depuis quelques jours on se plaignait vaguement du ministre de la guerre ; on supposait que les années du général Subervie pesaient sur son activité ; on feignait, du moins, de le croire, car le général Subervie avait retrouvé pour la République le feu de ses jeunes années. Le motif véritable était plutôt que la nouvelle armée était pressée de répudier les vétérans de l'ancienne armée. Les jeunes officiers d'Afrique désiraient, sans se l'avouer peut-être, prendre dans les conseils du ministère de la guerre l'autorité dominante et exclusive qu'ils espéraient retenir plus complètement sous un ministre étranger à l'armée que sous un vieux général de la République et de l'Empire.

Depuis quelque temps, les généraux réunis en conseil de défense affectaient de délibérer en dehors du ministre de la guerre et de communiquer directement et sans son intermédiaire avec le gouvernement. Quelques articles du National, journal qui passait à tort pour être l'organe du gouvernement, venaient d'attaquer inopinément le ministre de la guerre et de le représenter comme fatigué ou écrasé d'un poids disproportionné à son âge. Ces articles semblaient révéler les premiers fils d'une trame ourdie dans le sein même du gouvernement contre le général Subervie. Il n'en était rien ; mais l'attitude du ministre paraissait affaiblie par ce seul soupçon. Il était justement blessé d'une opposition qui semblait avoir ses complices dans le gouvernement lui-même. Il s'en plaignit une ou deux fois à Lamartine, qui chercha à le rassurer et qui était résolu à le soutenir. Une séance incomplète du gouvernement, à laquelle ni Lamartine, ni Flocon, ni Ledru-Rollin, ni d'autres ministres n'assistaient ce jour-là, fit éclater la pensée du National et des militaires opposés à Subervie. Ce général fut destitué, et M. Arago reçut le ministère provisoire de la guerre.- Il. était loin de le désirer, il résista même longtemps à la responsabilité de ce double fardeau.

Lamartine reçut à six heures du soir, en rentrant de l'Hôtel-de-Ville, où il avait passé la journée, la visite du général Subervie. Le général lui apprit ce qui venait de se passer au Luxembourg. Vous voyez, lui dit-il, que mes soupçons étaient fondés et qu'on n'attendait que votre absence et celle de quelques-uns de vos collègues pour exécuter la proscription du National et de ses amis. — Il n'y a rien de fait, lui répondit Lamartine ; un acte aussi important, que la destitution et la nomination du ministre de la guerre ne peut s'accomplir à l'insu du ministre des affaires étrangères et en l'absence de deux ou trois membres du gouvernement. Je vous ai promis de vous maintenir de tous mes efforts. Je tiendrai ma parole ou je me déclarerai en scission avec le gouvernement. Demain, je demanderai une délibération nouvelle, je réclamerai contre une résolution qui vous élimine et je ferai voter sur la question le gouvernement tout entier. J'ai la confiance que la République ne sera pas privée des services infatigables que vous lui avez rendus depuis la première heure. — Non, répliqua le général, il me suffit de savoir que vous me tiendriez parole et que je suis sacrifié sans votre participation à une hostilité ou à une ambition. Je ne veux pas de la réparation que vous m'offrez : je serais malheureux que mon nom servît de texte à une division dans le gouvernement. D'ailleurs, je vois que j'ai des ennemis ou dans son sein, ou autour de lui, qui ne me pardonneraient pas mon triomphe sur eux, et qui, en voulant me nuire, nuiraient à la chose publique. Je suis de la date de ces soldats qui se comptaient pour rien et qui se sacrifiaient eux-mêmes à la patrie. Je veux être digne de mon époque. Il embrassa Lamartine et se retira.

Aussitôt que M. Arago eut pris le ministère, les généraux membres du conseil de défense s'occupèrent sous sa présidence de la réorganisation de l'armée sur les bases proposées par Lamartine, comme ministre des affaires étrangères. L'antagonisme qui s'était révélé entre eux et lui, au sujet des quarante mille hommes qu'il voulait rappeler d'Afrique et que ces généraux voulaient y conserver, subsista toujours, éclata plusieurs fois en discussions presque acerbes, et finit par s'étouffer dans le secret des délibérations du conseil de défense, travaillant en dehors du gouvernement sous là responsabilité du seul ministre de la guerre. Les lumières, l'activité, l'énergie de ce conseil répondirent néanmoins pour tout le reste à la pensée du gouvernement. M. Arago, poursuivant les plans du général Subervie et les généraux dont il était assisté, portèrent l'armée en peu de mois de 370 mille hommes à 4-65 mille hommes, les chevaux de 46 mille à 75 mille, les armés, les équipements, les uniformes, la défense des côtes, l'armement des places fortes suivirent une proportion analogue de développement. La République, en y comprenant ses forces navales et sa garde mobile, allait avoir pour le mois d'octobre une armée de 580 mille hommes, sans y comprendre les 300 bataillons de garde mobile départementale demandés plus tard comme réserve par Lamartine et par Flocon, décrétés par le gouvernement provisoire et votés par l'Assemblée nationale. Je reviendrai 'sur le double motif de cette création, pensée persévérante de Lamartine dans l'intérêt de la force extérieure et de la fédération intérieure de la République contre les assauts prévus donnés à la société.

 

XIX.

M. Bethmont, ministre du commerce et de l'agriculture, avait pour tâche, en ce moment où tout commerce était suspendu, de consoler et d'adoucir les détresses de l'industrie. Nul caractère n'était plus propre que le sien à un tel rôle. Patient, serein, résigné, attentif, éloquent, plein d'âme et de compassion pour les angoisses de ses semblables, M. Bethmont donnait à la République le caractère de probité, de sollicitude et de sympathie qu'il avait en lui. Assidu et réfléchi aux séances, il profitait des loisirs que lui laissait son ministère pour assister au conseil du gouvernement ; il s'y rangeait toujours du parti de 'la modération, de la légalité et de l'ordre républicain sur le type des grands magistrats de l'Assemblée de 1790, Sa place eût été à la tête de la magistrature.

M. Marie, plus actif de tempérament, plus hardi d'idées, plus universel et plus entreprenant d'affaires, temporisait avec les travaux publies trop suspendus et trop routiniers. Une des solutions politiques et sociales de la crise eût été, selon quelques membres du gouvernement, un large recrutement des hommes oisifs soudainement jetés sur quelques grands travaux de fécondation du sol français. Lamartine pensait comme eux à cet égard ; quelques socialistes alors modérés et politiques, depuis irrités et factieux, réclamaient dans ce sens l'initiative du gouvernement : une grande campagne à l'intérieur avec des outils pour armes, comme ces campagnes des Romains ou des Égyptiens pour le creusement des canaux ou poulie dessèchement des Marais Pontins, leur semblait indiqué à une République qui voulait rester pacifique et sauver la propriété en protégeant et en relevant le prolétaire. C'était la pensée de l'heure ; un grand ministère des travaux publics aurait été l'ère d'une politique appropriée à la situation. Ce fut une des grandes fautes du gouvernement, que de trop attendre avant de réaliser ces pensées. Pendant qu'il attendait, les ateliers nationaux, grossis par la misère et l'oisiveté devenaient de jour en jour plus lourds, plus stériles et plus menaçants pour l'ordre public.

En ce moment, ils ne l'étaient point encore ; ils n'étaient qu'un expédient d'ordre et une ébauche d'assistance publique commandés le lendemain de la révolution par la nécessité de nourrir le peuple, et de ne pas le nourrir oisif, pour éviter les désordres de cette oisiveté. M. Marie les organisa avec intelligence, mais sans utilité pour le travail productif. Il les embrigada, il leur donna des chefs, il leur inspira un esprit de discipline et d'ordre ; il en fit pendant quatre mois, au lieu d'une force à la merci des socialistes et des émeutes, une armée prétorienne, mais oisive dans les mains du pouvoir. Commandés, dirigés, contenus par des chefs qui avaient la pensée secrète de la partie antisocialiste du gouvernement, ces ateliers contre-balancèrent, jusqu'à l'arrivée de l'Assemblée nationale, les ouvriers sectaires du Luxembourg et les ouvriers séditieux des clubs. Ils scandalisaient par leur masse et par l'inutilité de leurs travaux les yeux de Paris, mais ils protégèrent et sauvèrent plusieurs fois Paris à son insu. Bien loin d'être à la solde de Louis Blanc, comme on l'a dit, ils étaient inspirés par l'esprit de ses adversaires.

Ils ne s'élevaient d'abord qu'à vingt mille ; mais chaque jour leur apportait un nouveau recrutement de misère ou de chômage. L'œuvre imprévoyante et soudaine des fortifications avait appelé et fixé à Paris une masse de quarante mille ouvriers de plus qui, une fois établis dans la capitale, ne voulaient plus en sortir. Ces ouvriers, de terrassement ou de maçonnerie, n'avaient aucune des conditions d'une population domiciliée. La République expiait ainsi l'imprudence de la monarchie. Les travaux de luxe, qui sont les premiers atteints par les crises, cessaient dans toutes - les fabriques de Paris ; les économies des ouvriers tarissaient ; les besoins de leurs familles se faisaient sentir cruellement. Les fabricants riches et généreux envers leurs ouvriers, en conservaient une partie à demi-salaire. Dans certaines manufactures, la moitié des ouvriers, au lieu de travailler toute la semaine, travaillaient quatre jours, pendant que l'autre moitié Chômait, puis ils quittaient l'atelier pour chômer à leur tour, et laissaient la place à leurs camarades ; mais de semaine en semaine de grandes usines se fermaient, et les deux cent mille ouvriers qui peuplaient les ateliers -de Paris, venaient ainsi successivement s'enrôler dans cette armée temporaire, des ateliers nationaux.

A ces ouvriers de la main se joignirent bientôt des ouvriers des arts libéraux, qui avaient épuisé aussi leurs dernières ressources. Des artistes, des dessinateurs, des correcteurs d'imprimerie, des employés de librairie, des commis de magasin, des écrivains, des hommes de lettres, des acteurs, hommes qui n'avaient jamais manié que le burin, la presse ou la plume, venaient courageusement demander aux ateliers le pic ou la pioche pour remuer la terre au Champ-de-Mars, et dans l'es différents chantiers qu'on leur assignait.

On rencontrait le matin sur les boulevards, aux Champs-Elysées, dans tous les quartiers des faubourgs, de petits détachements de vingt à cent hommes de tout âge et de tout costume, se rendant, précédés d'un drapeau et conduits par un brigadier, au travail. Ces hommes étaient tristes de visage, mais sérieux et patients alors. On voyait qu'ils avaient l'honorable sentiment du devoir douloureux qu'ils accomplissaient envers leurs familles et des devoirs que le gouvernement remplissait envers eux en les secourant par le travail. Malheureusement, ce travail mal organisé n'était qu'un prétexte d'assistance publique, un expédient d'urgence pour prévenir la disette, les troubles, le désespoir. Ils rentraient le soir, dans le même ordre, dans leurs quartiers. Ils faisaient eux-mêmes la police et exerçaient une discipline volontaire et mutuelle entre eux. La solde leur était payée tous les samedis. Ce n'était pas une organisation du gouvernement, comme on a voulu le faire croire plus tard : c'était une aumône sacrée et indispensable de l'État, honorée par l'apparence du travail. Ces ateliers de Paris, qu'une même nécessité fit organiser d'instinct dans toutes les villes industrielles, déshabituèrent, il est vrai, beaucoup d'ouvriers du travail sérieux, mais ils sauvèrent les masses de la faim et du désespoir, la société des troubles et la propriété du ravage.

Le gouvernement n'eut qu'un tort dans le principe, ce fut de ne pas appliquer ces ateliers à de grands travaux d'utilité publique et de ne pas les disperser à distance de Paris et des grandes villes, foyers de sédition : Quand on le voulut, il était trop tard : leur 'armée s'élevait à quatre-vingt et à cent mille hommes dans Paris ; il aurait fallu une autre armée pour les contraindre à évacuer la capitale. On les toléra par humanité et par force jusqu'à ce que l'époque révolutionnaire traversée permît au travail privé de réabsorber ces éléments et à la force publique reconstituée d'en dominer le débordement.

Tels furent les ateliers nationaux, qu'on a présentés comme un système, et qui n'étaient qu'un expédient passager, terrible, mais nécessaire. Les hommes prévoyants du gouvernement ne cessaient d'envisager avec crainte le moment où la sédition s'introduirait dans ce noyau de misère et d'oisiveté et où il faudrait le dissoudre par la prudence ou par la force. La sédition ne s'y introduisit qu'après l'arrivée de l'Assemblée nationale à Paris : ce fut l'écueil presque inévitable du premier gouvernement régulier de la République. Nous verrons plus tard comment elle faillit y échouer,

 

XX.

De toutes les institutions républicaines, l'enseignement public et l'instruction élémentaire gratuite donnée au peuple était une des plus organiques et des plus vitales. La civilisation d'un peuple est en germe dans ses institutions d'enseignement. Pendant qu'une génération grandit et meurt, une autre génération naît et s'avance sur ses pas pour la remplacer : les traditions de la première sont le patrimoine de la seconde. L'humanité a ainsi un éternel enfant à instruire et à élever.

Le gouvernement, trop, préoccupé de la tempête contre laquelle il luttait dehors et dedans, n'avait pas le temps de mûrir en quelques jours et en quelques nuits dilapidés dans les orages de la place publique les plans complets d'une éducation populaire ; mais il voulait tenir cette promesse de la République au peuple et préparer la voie à l'Assemblée nationale.

Un homme d'une trempe antique, d'une âme tendre, d'un esprit ferme, méconnu et calomnié depuis pour quelques mots signés imprudemment dans le tumulte de travaux incessants et interprétés par la malignité de l'esprit de parti dans un sens démenti par sa nature et par sa vie entière, M. Carnot, fut chargé de cette œuvre. La pensée de la révolution était ce qu'elle devait être, de prodiguer l'enseignement au peuple par une institution enseignante émanant de la République elle-même ; de rendre obligatoire la partie élémentaire générale et neutre de cet enseignement, espèce de sens de la lumière intellectuelle qu'une société vraiment morale doit à tous ceux qui naissent dans son sein ; de ne point asservir l'âme des enfants au monopole d'un corps enseignant ; de donner à la société ce qui appartient à la société, à la famille ce qui appartient à la famille, à Dieu ce qui appartient à Dieu. L'enseignement républicain peut combiner tout cela dans une forte Organisation de l'Université et dans un complet système de liberté d'enseignement en concurrence avec l'institution enseignante de l'État.

La République rationnelle ne pouvait vouloir ni enchaîner la civilisation et la conscience au clergé, ni interposer une main profane entre la religion du père et l'âme de l'enfant. Elle devait donc émanciper la conscience religieuse de la-tyrannie de l'État, comme elle devait émanciper l'intelligence du peuple de la suprématie imposée des dogmes. Sa pensée, comme celle de l'avenir, était la liberté intellectuelle comme la liberté civile des cultes, la foi individualisée dans l'homme, Dieu libre de se manifester et d'éclater par la raison toujours croissante dans l'esprit humain, le. sentiment religieux seulement sous toutes les formes, mais institué, propagé, honoré, cultivé comme dogme universel de toute société spiritualiste.

M. Carnot pensait et agissait dans cet esprit. Il avait à côté de lui, en M. Reynaud, son sous-secrétaire d'État, les traditions de l'époque philosophique corrigées par le sentiment religieux et appliquées par Je sentiment démocratique, les lumières de l'Assemblée constituante, les instincts fraternels de la vraie République, la tolérance, la liberté et la modération de notre époque : c'était là l'esprit de ce ministre. C'est celui de tous qui eut le plus de Temps pour réfléchir et qui médita le plus de bien.

Le premier acte de M. Carnot fut une circulaire au clergé pour déclarer que la République voulait être religieuse, et pour l'encourager à rentrer dans ses temples respectés par le peuple et protégés par le gouvernement, il proposa deux lois : Ta première sur l'instruction primaire, où il concilie les trois principes énoncés plus haut, obligation, gratuité, liberté de l'enseignement. Cette loi faisait de l'instituteur un fonctionnaire de morale et d'intelligence publique ; il fonda l'École d'administration, école qui avait le tort d'être unique au lieu d'être spéciale à chaque branche d'administration ; il éleva le traitement des instituteurs ; il fonda l'École maternelle, pépinière de charité pour former les mères adoptives des salles d'asile ; il développa l'enseignement agricole dans les écoles primaires ; il provoqua l'adoption par l'État des élèves d'élite qui manifestaient des vocations transcendantes ; il rétablit les lycées et y ordonna l'étude de l'histoire de la révolution française ; il y réprima énergiquement l'indiscipline que le contrecoup de la crise de février y faisait redouter ; il proposa un Athénée libre, complément des hautes études et des cours publics, exerçant l'esprit de la jeunesse aux plus hautes spéculations de la philosophie ; il organisa des lectures publiques pour les heures d'oisiveté du peuple ; il encouragea la littérature populaire qui manque presque entièrement en France ; il donna des directions et des primes à ce genre de propagation de la pensée.

Il fut trompé par la mauvaise rédaction de ces livres populaires. On lui reprocha comme une propagande funeste ce qui n'avait été que l'omission de sa censure. Il fit, comme les anciens, de renseignement de la musique un précepte pour l'élévation et l'adoucissement du sens moral et civilisateur du peuple ; il groupa autour de lui, comme conseil philosophique et littéraire, les noms les plus hauts et les plus purs de la philosophie et delà littérature républicaine, an nombre desquels le peuple comptait Béranger, l'homme de ses prédilections.

Une phrasé mal rédigée, mal interprétée d'une circulaire de M, Carnot pesa depuis sur son administration et effaça tous ses services. Elle n'avait d'autre intention que de compléter la représentation de l'agriculture en disant aux agriculteurs qu'ils étaient plus aptes à connaître et à faire valoir leurs intérêts que des représentants plus lettrés, mais étrangers au sol. M. Carnot, averti de cette interprétation erronée, la rectifia bientôt lui-même en termes qui ne laissaient aucun doute à la bonne foi.

On a présenté, dit-il, ma circulaire du 16 mars comme complément de celles qui émanaient du ministère de l'intérieur, il faut que je m'explique. Deux tendances opposées se personnifiaient, aux yeux du public surtout, dans M. de Lamartine et dans le ministre de l'intérieur : je n'ai pas besoin de dire que mes sympathies appartenaient au premier. Carnot, en effet, était le dernier des hommes qu'on pût accuser de violences ou d'abrutissements démagogiques. Si la République nouvelle avait eu un modèle de républicanisme intelligent et moral à présenter à ses amis ou à ses ennemis, c'est sur lui qu'elle aurait porté les yeux. Il expie des mots, et on oublie sa pensée.et ses actes, mais l'homme est intact, et la. République aura tôt ou tard besoin de le retrouver.

Le ministère de la justice était après celui de l'intérieur et de la guerre le plus étendu dans ses attributions et dans son personnel. De grandes questions s'y rattachaient ; M. Crémieux les toucha toutes avec une telle précision que l'Assemblée constituante convertit presque tous les décrets de ce ministre en lois. Quant aux mesures qui concernaient le ministre de l'intérieur, elles consistèrent surtout dans l'envoi de commissaires et de sous-commissaires destinés à-remplacer les préfets et les sous-préfets dans les départements. Presque tous les départements, sans attendre les ordres de Paris, avaient transformé d'eux-mêmes et sans violence leur administration monarchique en administration républicaine. Nulle part, un préfet, un général ou un soldat n'avaient résisté. On eût dit que la révolution déjà faite dans les esprits n'avait qu'à se nommer pour se faire reconnaître. Partout et sans lutte, des citoyens notables de l'opposition avaient été entourés, à la nouvelle des événements de Paris, par la masse de leurs concitoyens ; conduits à l'hôtel de la préfecture ou delà sous-préfecture, ils y avaient reçu pacifiquement des mains de l'ancienne autorité les rênes de l'administration ; partout aussi, et avec le même accord, les conseils de préfecture, les maires, les conseils provisoires de municipalité avaient été changés ou recrutés de nouveaux membres ayant la confiance des populations. L'anarchie n'avait pas eu une minute pour s'introduire entre les deux gouvernements.

Ces nouvelles autorités avaient été obéies d'instinct avec plus d'unanimité encore que les autorités anciennes. On eût dit que ta France entière avait le génie des révolutions et accomplissait cette transformation complète d'un ordre monarchique à un ordre républicain, comme une armée accomplit une manœuvre à laquelle elle a été exercée par la discipline. C'est un des fruits de ces trente ans de liberté constitutionnelle que la France avait pratiquée depuis 1814. La liberté et la raison progressent du même pas dans les peuples.

Le ministre de l'intérieur, M. Ledru-Rollin, confirma plusieurs de ces premiers choix de commissaires faits par les populations des départements ; il en envoya d'autres de Paris. Les choix d'abord sains attestaient l'esprit de haute et libérale conciliation que la majorité du gouvernement, et que le ministre de l'intérieur lui-même voulaient alors prendre et donner aux départements pour type de l'administration républicaine.

Suivre le bon esprit des départements dans leurs choix spontanés, ne pas les contraindre mais les séduire à la confiance par l'estime que leur inspireraient leurs administrateurs ; modérer ce qu'il y aurait d'excessif ; tempérer ce qu'if y aurait de trop brûlant ; réchauffer ce qui serait trop tiède ; prendre les rênes du gouvernement dans les cœurs des bons citoyens ; ne pas laisser aux populations agitées le temps de s'apercevoir d'une lacune dans l'exécution des lois d'ordre public ; prévenir à tout prix les guerres civiles et l'effusion d'une goutte de sang ; plaindre, consoler ; protéger les vaincus ; ennoblir l'enthousiasme des vainqueurs par leur propre générosité ; oublier les griefs mutuels entre les partis, et confondre dans la famille nationale tous ceux qui se confondaient dans l'amour de la patrie et dans la défense de la société ; telles étaient les intentions exprimées dans le conseil par l'unanimité des membres du gouvernement, commentées à toute heure par Lamartine dans ses harangues aux députations des départements et au peuple à l'Hôtel-de-Ville ou sur la place publique, et rédigées en premières instructions aux commissaires du gouvernement par le ministre de l'intérieur.

La plupart de ces premiers commissaires étaient des membres de la Chambre des députés connus par leur opposition modérée à l'ancien gouvernement ; des rédacteurs de journaux démocratiques accrédités par l'estime dont ils jouissaient ; des clients de la presse républicaine de Paris, et surtout du National. Le ministre de l'intérieur y adjoignit des clients du journal la Réforme, centre plus actif et plus révolutionnaire des conspirations antimonarchiques, et enfin un très-petit nombre de clients des écoles socialistes, hommes alors aussi tempérés de conduite qu'ils étaient aventureux d'idées.

 

XXI.

Ces choix précipités, faits pouf ainsi dire au cri de l'urgence et à l'indication de partis divers, n'excitèrent au premier moment aucune réclamation. Le ministre indiqua à ses agents l'esprit de son-administration dans une première circulaire du 8 mars. Cette circulaire disait : La France entière n'a eu qu'une seule voix, parce qu'elle n'avait qu'une seule âme. Cette union de tous dans une même pensée est le gage le plus certain de la durée de la République, elle doit être la source de la modération après la victoire. Votre premier soin doit être de faire comprendre que la République doit être exempte de toute idée de vengeance et de réaction. Toutefois, que cette générosité ne dégénère pas en faiblesse. En vous abstenant de toutes recherches contre les opinions et les actes antérieurs, prenez comme règle que les fonctions politiques, à quelque degré de la hiérarchie que ce soit, ne peuvent être confiées qu'à des républicains éprouvés, en un mot tous hommes de la veille et non pas du lendemain.

Les premiers mots de cette instruction étaient entièrement dans l'esprit du gouvernement ; les derniers était une épuration de la France. Épurer la France de tout ce qui n'était pas républicain de la veille, c'était l'aliéner de la République ; la République, en aliénant d'elle la majorité de la France, devenait un gouvernement de minorité ; un gouvernement de minorité a besoin d'intimider la majorité, c'est-à-dire la nation, pour se fonder et se maintenir. La République du 24 Février se dénaturait ainsi, et se pervertissait.

La différence radicale, dans la manière de comprendre et de pratiquer la nouvelle République, se révélait malheureusement à ces premières paroles entre les membres du gouvernement. Il était évident que l'esprit posthume et conventionnel dictatorial des clients de la Réforme, cherchait à entraîner la politique intérieure en arrière dans la voie de l'épuration et de l'intimidation révolutionnaire. Bien que les actes fussent tolérants, les paroles étaient acerbes ; cela suffisait pour inquiéter le pays au moment où il fallait le rassurer et le convier tout entier à la République.

Cette provocation intempestive adressée à fous ceux qui n'admettaient la République qu'à la condition d'y transporter la plénitude de leur honneur et de leurs droits, suscita les premiers ressentiments et éleva les premiers ombrages. Néanmoins, les mesures du ministre de l'intérieur et de la majorité dès commissaires qu'il avait nommés ne correspondirent en rien alors à ce langage. Les mots parurent une concession à un parti violent pour lui refuser les actes ; ils glissèrent sans que le gouvernement jugeât à propos de les relever et de les démentir. Le ministre de l'intérieur absorbé dans l'immensité des détails de son département, ne pouvait pas matériellement répondre de tout ce qui se rédigeait sous sa responsabilité, morale. Il assistait même rarement aux conseils du gouvernement qui se tenaient encore à l'Hôtel-de-Ville au milieu de l'affluence constante du peuple. Il gouvernait à part la partie du service public qui lui avait été dévolue.

Lamartine gouvernait de son côté avec une indépendance absolue la politique extérieure et la partie de l'esprit public qui correspondait à ses vues. Chaque ministre était souverain dans son centre d'action. On ne se soumettait mutuellement que les questions très-graves qui se rattachaient à la politique d'ensemble du gouvernement.

Louis Blanc, Albert, liés antécédemment avec le parti de la Réforme, se groupaient avec d'autres hommes, actifs de ce parti, et cherchaient à faire prévaloir, les uns leurs doctrines socialistes, les autres leurs ombragés républicains. Flocon, esprit plus politique que spéculatif, s'efforçait de ramener à l'équilibre ces prétentions des socialistes et des républicains excessifs. On lui doit beaucoup de tempéraments habiles que les deux partis du gouvernement eurent la sagesse de garder l'un envers l'autre, pour ne pas rompre avec éclat une unité apparente qui prévenait les déchirements dans le pays.

Caussidière, esprit souple et fin, sous une écorce rude et inculte, penchait en apparence vers la politique du ministre de l'intérieur ; mais il se servait de ses amis dans l'intérêt de sa propre importance plus encore qu'il ne les servait eux-mêmes. Homme d'action, en contact avec le peuple, entoure d'une milice prête à tout, ses amis ne pouvaient rien sans lui. Il affichait une indépendance qui le leur rendait quelquefois suspect, toujours redoutable. Le parti du National était en lutte avec Caussidière ; ce parti croyait que le préfet de police était l'agent et le séide du ministre de l'intérieur contre eux.

Lamartine avait compris d'un coup d'œil qu'il y avait un immense parti à tirer de Caussidière, pour le rétablissement de l'ordre, et qu'il fallait le grandir contre des ennemis plus dangereux. Il lui témoignait confiance, il le provoquait à demander au gouvernement des attributions de police plus étendues, des fonds plus larges, il prenait l'Initiative au conseil en sa faveur pour la création de corps municipaux armés, garde républicaine, gardiens de Paris aux ordres immédiats du préfet de police ; il le voyait quelquefois en particulier, il s'entretenait confidentiellement et franchement avec lui de la politique générale intérieure et extérieure. Il ne se dissimulait -rien de la situation complexe et de l'ambition du rôle de Caussidière, mais il voyait de la probité dans cette ambition, de la loyauté sous cette finesse. Caussidière avait un cœur : ce cœur même était honnête et généreux. On pouvait se fier sinon à ses opinions, du moins à sa nature. Il pouvait rêver de grands actes révolutionnaires, jamais d'actes criminels. Homme de combat et non d'anarchie, il aspirait à régulariser promptement la victoire, à garder la confiance des amis qui avaient conspiré et combattu avec lui, à conquérir l'estime des vaincus, la reconnaissance de Paris, à légitimer sa conquête par ses services, et à 'changer le conjuré en magistrat. Il aimait le peuple, mais il ne le flattait pas dans ses excès, pas même dans ses rêves.

Lamartine lui parlait souvent du danger des propagandes communistes de ses amis du Luxembourg et de la nécessité de ramener ces théories du bouleversement social à la mesure d'institutions d'assistance, d'instruction, de secours, de travail, d'accès à la propriété pour les prolétaires. Caussidière était pleinement de cet avis. Le socialisme m'embarbouille, lui répondait-il avec mépris. De l'ordre, du travail, de la fraternité en action et pas de chimères.

Il aida puissamment Lamartine à contenir les réfugiés polonais, allemands, belges, italiens, qui voulaient entraîner la République dans des guerres d'agression forcée pour des intérêts de factions étrangères. Au commencement, ces complots avaient paru sourdement, sinon favorisés, au moins tolérés et encouragés par des hommes très-rapprochés du gouvernement. Lamartine fit comprendre à Caussidière le danger de ces tentatives qui soulèveraient l'Europe contre la République, et qui renoueraient une coalition ; une politique plus loyale et plus habile dans sa loyauté rendait cette coalition impossible.

 

XXII.

Une femme exceptionnelle par le style, et un orateur d'élite, madame Sand et M. Jules Favre, prêtaient alors l'assistance de leur talent à la politique du. ministère de l'intérieur.

Madame Sand, accourue au vent de la révolution, avait vu Lamartine à son arrivée à Paris. Le ministre des affaires étrangères s'était efforcé de conquérir à ses vues ce génie viril par la forme, féminin par la mobilité des impressions. Il avait eu un entretien de plusieurs heures avec cette femme importante dans une crise où la tempête populaire ne pouvait être gouvernée que par les vents qu'on ferait souffler sur ces vagues. Il avait convaincu madame Sand que le salut des institutions nouvelles ne pouvait être que dans la répudiation soudaine, énergique et complète des excès et des crimes qui avaient déshonoré et perdu la première révolution ; il l'avait conjurée de prêter la force dont Dieu l'avait douée, à la cause de l'ordre et de la moralisation du peuple. Elle le lui avait promis avec cet accent d'enthousiasme passionné qui révèle la sincérité des convictions ; elle lui avait demandé quelques jours seulement pour aller dans le Berri mettre ordre à ses affaires ; elle devait, à son retour, rédiger une feuille populaire qui sèmerait dans l'esprit des masses les principes de paix, de discipliné et de fraternité, auxquels sa plume et son nom auraient donné le prestige et l'éclat de sa popularité.

Elle partit dans cette intention. A son retour les anciennes prédilections de son esprit pour les théories aventurées de socialisme la rattachèrent par Louis Blanc à un cercle de politique opposée. Lamartine apprit qu'elle rédigeait au ministère de l'intérieur une feuille officielle intitulée le Bulletin de la République. Cette feuille rappelait, par les ternies, les souvenirs néfastes de la première république ; elle fanatisait les uns d'impatience, les autres de terreur.

La majorité du conseil, informée de l'existence de ce bulletin, gémit de cette déviation d'un talent de premier ordre, qui plaçait ainsi sous la responsabilité du gouvernement des paroles et des doctrines en contradiction ouverte avec son esprit. Le ministre de l'intérieur n'avait pas le loisir de surveiller lui-même cet écrit émané de ses bureaux ; il n'en défendit pas les exagérations malfaisantes. Il fut convenu qu'aucun de ces bulletins ne partirait plus pour les départements avant d'avoir passé par l'examen d'un des membres du gouvernement ; ils se partagèrent les jours de la semaine pour cette surveillance. Les innombrables détails dont ils étaient surchargés et les incidents d'urgence sans cesse renaissants avec les jours, leur firent souvent négliger ce devoir. Quelques bulletins se glissèrent encore à la faveur de ces négligences et portèrent, des scandales et des brandons d'opinion dans les départements. Quelques commissaires prirent sagement sur eux d'en interdire l'affiche et la publication dans les communes.

 

XXIII.

Cependant Paris, quoique debout, était calme. Le gouvernement avait convoqué la France entière aux élections pour le 23 avril. C'était le temps strictement nécessaire pour les opérations matérielles du mécanisme du suffrage universel.

L'attente de cette grande installation de la souveraineté du peuple apaisait la masse des esprits, elle irritait les autres. Deux mois de révolution et de dictature à passer encore paraissaient deux siècles. On se flattait dans le parti ultra-révolutionnaire que ces deux mois tourmentés d'événements, de factions diverses, de menaces de guerre à l'extérieur, de troubles et de misères à l'intérieur, ne permettraient pas au gouvernement de réaliser ce grand acte. On voyait entre lui et le 23 avril mille abîmes dans lesquels on le précipiterait, avant qu'il eût atteint le jour qu'il avait fixé pour restituer le pouvoir, à la nation.