HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

PIÈCES JUSTIFICATIVES.

 

 

NOTE DU LIVRE II, FIN DU § XII.

 

S'il y eut eu dans l'Assemblée constituante plus d'hommes d'État que de philosophes, elle aurait senti qu'un état intermédiaire était impossible sous la tutelle d'un roi à demi détrôné. On ne remet pas aux vaincus la garde et l'administration des conquêtes. Un parti absolu est le seul parti sûr dans les grandes crises. Le génie est de savoir prendre ces partis extrêmes à leur minute. Disons-le hardiment, l'histoire à distance le dira un jour comme nous : il vint un moment où l'Assemblée constituante avait le droit de choisir entre la monarchie et la république, et où elle devait choisir la république. Là était le salut de la révolution et sa légitimité. En manquant de résolution elle manqua de prudence.

Mais, dit-on avec Barnave, la France est monarchique par sa géographie comme par son caractère, et le débat s'éleva à l'instant dans les esprits entre la monarchie et la république. Entendons-nous :

La géographie n'est d'aucun parti : Home et Cartilage n'avaient point de frontières, Gènes et Venise n'avaient point de territoires. Ce n'est pas le sol qui détermine la nature des constitutions des peuples, c'est le temps. L'objection géographique de Barnave est tombée un an après, devant les prodiges de la France en 1792. Elle a montré si une république manquait d'unité et de centralisation pour défendre une nationalité continentale. Les Ilots et les montagnes sont les frontières des faibles les hommes sont les frontières des peuples. Laissons donc la géographie, ce ne sont pas les géomètres qui écrivent les constitutions sociales, ce sont les hommes d'État.

Or, les nations ont doux grands instincts qui leur révèlent la forme qu'elles ont à prendre, selon l'heure de la vie nationale à laquelle elles sont parvenues : l'instinct de leur conservation el l'instinct de leur croissance. Agir ou se reposer, marcher ou s'a-seoir, sont deux actes entièrement différents qui nécessitent chez l'homme des attitudes entièrement diverses. Il en est de même pour les nations. La monarchie ou la république correspondent exactement chez un peuple aux nécessités de ces deux états opposés : le repos ou l'action. Nous entendons ici ces deux mots de repos et d'action dans leur acception la plus absolue ; car il y a aussi repos dans les républiques et action sous les monarchies.

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Un peuple est-il, à une de ces époques où il faut agir, dans toute l'intensité de ses forces, pour obérer en lui ou en dehors de lui une de ces transformations organiques qui sont aussi nécessaires aux peuples que le courant est nécessaire aux fleuves ou que l'explosion est nécessaire aux forces comprimées ? La république est la forme obligée et fatale d'une nation à un pareil moment. A une action soudaine, irrésistible, convulsive du corps social, il faut les bras et la volonté de tous. Le peuple devient foule et se porte sans ordre au danger. Lui seul peut suffire à la crise. Quel autre bras que celui du peuple tout entier pourrait remuer ce qu'il a à remuer ? déplacer ce qu'il veut détruire ? installer ce qu'il veut fonder ? La monarchie y briserait mille fois son sceptre. Il faut un levier capable de soulever trente millions de volontés. Ce levier, la nation seule le possède. Elle est elle-même la force motrice, le point d'appui et le levier.

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L'Assemblée constituante fut donc aveugle et faible de ne pas donner la république pour instrument naturel à la révolution. Mirabeau, Bailly, Lafayette, Sieyès, Barnave, Talleyrand, Lameth, agissaient en cela en philosophes et non en grands politiques. L'événement l'a prouvé. Ils crurent la révolution achevée aussitôt qu'elle fut écrite ; ils crurent la monarchie convertie aussitôt qu'elle eut juré la constitution. La révolution n'était que commencée, et le serment de la royauté à la révolution était aussi vain que le serment de la révolution à la royauté. Ces deux éléments ne pouvaient s'assimiler qu'après un intervalle d'un siècle. Cet intervalle, c'était la république. Un peuple ne passe pas, en un jour, ni même en cinquante ans, de l'action révolutionnaire au repos monarchique. C'est pour l'avoir oublié à l'heure où il fallait s'en souvenir que la crise a été si terrible et qu'elle nous agite encore. Si la révolution qui se poursuit toujours avait eu son gouvernement propre et naturel, la république ; cette république eût été moins tumultueuse et moins inquiète que nos cinq tentatives de monarchie. La nature des temps où nous avons vécu proteste contre la forme traditionnelle du pouvoir. A une époque de mouvement, un gouvernement de mouvement. Voilà la loi !

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La république, si elle eût été légalement établie par l'Assemblée dans son droit et dans sa force, aurait été tout autre que la république qui fut perfidement et atrocement arrachée, neuf mois après, par l'insurrection du 10 août. Elle aurait eu, sans doute, les agitations inséparables de l'enfantement d'un ordre nouveau ; elle n'aurait pas échappé aux désordres inévitables dans un pays de premier mouvement passionné par la grandeur même de ses dangers. Mais elle serait née d'une loi au lieu d'être née d'une sédition, d'un droit au lieu d'une violence, d'une délibération au lieu d'une insurrection. Cela seul changeait les conditions sinistres de son avenir. Elle devait être remuante, elle pouvait rester pure.

Voyez combien le seul fait de sa proclamation légale et réfléchie changeait tout. Le 10 août n'avait pas lieu ; les perfidies et la tyrannie de la commune de Paris, le massacre des gardes, l'assaut du palais, la fuite du roi à l'Assemblée, les outrages dont il y fut abreuvé, enlin son emprisonnement au Temple étaient écartés. La république n'aurait pas tué un roi, une reine, un enfant innocent, une princesse vertueuse. Elle n'aurait pas eu les massacres de septembre, ces Saint-Barthélemy du peuple qui tachent à jamais les langes de la liberté. Elle ne se serait pas baptisée dans le sang de trois cent mille victimes. Elle n'aurait pas mis dans la main du tribunal révolutionnaire la hache du peuple avec laquelle il immola toute une génération pour faire place à une idée. Elle n'aurait pas eu le 31 mai. Les Girondins, arrivés purs au pouvoir, auraient eu bien plus de force pour combattre la démagogie. La république, instituée de sang-froid, aurait bien autrement intimidé l'Europe qu'une émeute légitimée par le meurtre et les assassinats. La guerre pouvait être évitée, ou, si la guerre était inévitable, elle eût été plus unanime et plus triomphante. Nos généraux n'auraient pas été massacrés par leurs soldats aux cris de trahison. L'esprit des peuples aurait combattu avec nous, et l'horreur de nos journées d'août, de septembre et de janvier n'aurait pas repoussé de nos drapeaux les cœurs attirés par nos doctrines. Voilà comment un seul changement, à l'origine de la république, changeait le sort de la révolution.

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En résumé, l'Assemblée constituante, dont la pensée éclaira le globe, dont l'audace transforma en deux ans un empire, n'eut qu'un fort à la fin de son œuvre, c'est de se reposer. Elle devait se perpétuer, elle abdiqua. Une nation qui abdique après deux ans de règne, et sur un monceau de ruines, lègue le sceptre à l'anarchie. Le roi ne pouvait plus régner, la nation ne voulut pas régner : les factions régnèrent. La révolution périt non pas pour avoir trop voulu, mais pour n'avoir pas assez osé, tant il est vrai que les timidités des nations ne sont pas moins funestes que les faiblesses des rois, et qu'un peuple qui ne sait pas prendre et garder tout ce qui lui appartient tente à la fois la tyrannie et l'anarchie. ! L'Assemblée osa tout, excepté régner. Le règne de la révolution ne pouvait s'appeler que république. L'Assemblée laissa ce nom aux factions et cette forme à la terreur. Ce fut sa faute. Elle l'expia ; et l'expiation de cette faute n'est pas finie pour la France.

 

LETTRES DU MARÉCHAL BUGEAUD ET DU GÉNÉRAL BEDEAU.

 

La Nuit du 24 Février racontée par le maréchal Bugeaud.

 

19 Octobre 1848.

Mon cher collègue,

Ce fut à deux heures du matin, le 2i, qu'un aide de camp du roi vint me dire de me rendre au château. J'y courus ; on m'offrit le commandement des troupes et de la garde nationale. Je comprenais parfaitement qu'il était trop tard ; mais je crus qu'il serait indigne de moi de refuser. On envoya chercher les anciens ministres Guizot et Duchâtel pour contre-signer les ordonnances qui me nommaient. Tout cela prit beaucoup trop de temps, et ce ne fut que vers trois heures ou trois heures et demie du matin que je pus aller me mettre en contact avec les troupes qui se trouvaient sur la place du Carrousel ou dans la cour des Tuileries..le réunis rapidement les officiers et les sous-officiers, je leur fis une harangue qui certes était énergique ; elle a été rapportée peu exactement par quelques journaux.

Les troupes étaient très-démoralisées, on les avait tenues depuis plus de soixante heures dans une attitude timide et même honteuse devant l'émeute, les pieds dans la boue, le sac au dos, laissant tranquillement l'insurrection attaquer les gardes municipaux, brûler les corps de garde, couper les arbres, briser les réverbères, et haranguer les soldats. Ceux-ci n'avaient reçu pour tous vivres que trois rations de biscuit, qui étaient déjà consommées en entier ; ils n'avaient généralement que dix cartouches par homme, les bataillons les mieux fournis n'en avaient que vingt. 11 n'y avait sur la place du Carrousel que trois caissons de cartouches ; il n'y en avait pas du tout à l'Ecole militaire. Le seul approvisionnement se trouvait à Vincennes et il ne consistait qu'en treize caissons. Pour faire arriver cette réserve, il fallait traverser toute l'insurrection et des milliers de barricades.

Les chevaux des cavaliers étaient éreintés et n'avaient pas d'avoine. Les cavaliers avaient été presque toujours maintenus à cheval.

Toutes les troupes détachées à la Bastille, à l'Hôtel de Ville, sur les boulevards, au Panthéon, avaient reçu l'ordre de se replier au point du jour autour des Tuileries. Je m'empressai de leur ordonner de rester fermes à leurs postes, en les assurant que des colonnes allaient se diriger de leur côté à l'aube du jour, et qu'alors on reprendrait une offensive décidée. J'employai le reste de la nuit à organiser nos colonnes, et je ne laissai échapper aucune occasion de relever le moral de de tout ce qui m'entourait ; ce ne fut pas sans succès. Je voyais les physionomies, fort tristes au début, se ranimer graduellement en voyant toutes les mesures que je prenais, tons les ordres et les instructions que je donnais. J'avais autour de moi au moins cent cinquante officiers d'état-major de l'armée et de la garde nationale. Une foule de généraux venaient m'offrir leurs services, il y en avait trop ; chacun voulait fixer mon attention et me faire des protestations ; on me faisait perdre un temps précieux. Ajoutez à cela que tout à la fois on m'apportait cent nouvelles et on me demandait cent ordres.

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Enfin au point du jour, à cinq heures et demie du matin, quatre colonnes partirent de la place du Carrousel, animées d'un bon esprit, mais mal pourvues de munitions pour soutenir une longue lutte. Les chefs de ces colonnes et bon nombre d'officiers qui les composaient avaient reçu des instructions dans lesquelles j'indiquais rapidement la manière d'attaquer les barricades et les masses compactes, de pénétrer dans les maisons, etc., etc. La confiance était sur tous les visages, et comme je regardais la guerre comme bien engagée, je ne doutai pas que le combat ne recommençât immédiatement.

L'une des colonnes se dirigeait sur l'Hôtel de Ville par le Palais-Royal, la Banque, et en traversant les rues Montmartre, Poissonnière, Saint-Denis, Saint-Martin, etc.

La deuxième se rendait à la Bastille par la rue de Richelieu, la Bourse, le bas de la rue Montmartre et les boulevards.

La troisième devait manœuvrer à droite et à gauche derrière les deux premières, afin d'empêcher les barricades de se reformer derrière elles.

La quatrième se rendait au Panthéon pour renforcer le général Renaud, qui devait prendre le commandement de tout et qui avait mes instructions. Des gendarmes déguisés accompagnaient les colonnes, pour me rapporter leurs rapports ; les ordonnances de réserve furent organisées sur la place du Carrousel, sous les ordres du général Rulhières.

A sept heures, j'appris officiellement que nos colonnes étaient arrivées aux points indiqués sans aucune résistance. Les barricades n'avaient point été défendues, et on les avait assez effacées pour laisser passer l'artillerie.

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Vers sept heures, une foule de bourgeois très-bien mis, venant de divers points où se trouvait l'insurrection, accoururent vers moi, les larmes dans les yeux, me suppliant de faire retirer les troupes qui irritaient le peuple, et de laisser à la garde nationale, qui se réunissait, le soin d'apaiser l'émeute. Je cherchai à leur faire comprendre tout ce qu'il y avait de dangereux dans les conseils qu'ils me donnaient, lorsque MM. Thiers et Barrot vinrent m'apporter, de la part du roi, l'ordre de faire retirer toutes les troupes et de n'employer que la garde nationale, dont je n'avais encore vu que deux ou trois petits pelotons, qui étaient sur la place du Carrousel. Je résistai aux ministres comme aux bourgeois ; mais le duc de Nemours étant venu me récidiver l'ordre de la part du roi, je crus devoir ne pas assumer plus longtemps sur ma tête une pareille responsabilité. Je mis autour d'une table une douzaine d'officiers d'état-major, et je dictai l'ordre de retraite à peu près en ces termes :

Par ordre du roi et des ministres, vous devez vous reployer sur les Tuileries ; faites votre retraite avec une attitude imposante, et si vous êtes attaqués, retournez-vous, prenez l'offensive, et agissez conformément à mes instructions de ce matin.

Cet ordre fut porté sur les divers points par des officiers d'état-major de la garde nationale et des bourgeois, qui s'en chargèrent officieusement, avec un zèle qui ne me présageait rien de bon. C'est cette funeste démarche qui a tout perdu ; et voyez à quoi tiennent les plus grandes choses dans ce monde ! Si, le matin, les barricades avaient été défendues, le combat était engagé, et les choses se seraient passées tout différemment.

J'oubliais de vous dire qu'après avoir pris toutes mes dispositions militaires, je n'avais pas négligé, par tous les moyens qui étaient en mon pouvoir, d'informer les populations de l'avènement de MM. Thiers et Barrot. Plus de deux cents affiches manuscrites, contenant une courte proclamation, avaient été portées dans les rues par des agents de police, des bourgeois. des militaires déguisés. Sur quelques points, la nouvelle était bien accueillie, sur d'autres, on détruisait les affiches et on les foulait aux pieds.

Vers neuf heures, MM. Thiers et Barrot revinrent me trouver et me présentèrent M. de Lamoricière, qui venait d'être nommé commandant de la garde nationale. Je l'accueillis cordialement, oubliant mes griefs antérieurs ; il avait trouvé un uniforme de général-citoyen. Je m'empressai de l'envoyer dans les rues.

Puisque nous ne devons pas combattre., lui dis-je, employez votre popularité pour tâcher de rappeler à la raison ces masses furieuses.

Je dois dire qu'il remplit cette mission avec beaucoup de dévouement ; sur quelques points il réussit, sur d'autres il fut mal reçu et courut des dangers.

MM. Thiers et Barrot se disposaient à monter à cheval pour aller haranguer la multitude, lorsque le peintre Vernet arriva près de moi, et me dit : Retenez M. Thiers ; je viens de traverser l'insurrection, je l'ai trouvée furieuse contre lui, et je suis convaincu qu'on le couperait en petits morceaux. Je retins M. Thiers malgré sa résistance, et M. Barrot seul fut se présenter au peuple. Il éprouva à peu près le même sort que M. de Lamoricière ; il revint une demi-heure après et me dit :

M. Thiers n'est plus possible et moi je ne le suis guère. Puis il courut au château. Je ne revis plus les ministres. Lamoricière revint un peu plus tard, il n'était pas sans espérance de voir l'émeute se calmer. Il était alors environ dix heures du matin. Deux bataillons de la 10e légion, sous les ordres du colonel Lemercier, débouchèrent sur la place du Carrousel. C'était une bonne fortune. Je courus au-devant d'eux. Je les haranguai ; on m'applaudit, mais on y mêlait des cris de Vive la réforme ! à bas Guizot ! Le roi sortit et passa en revue ces deux bataillons. Il en fut assez bien accueilli.

Je me mis alors à la tête des deux bataillons de la 10e légion, et je fus les distribuer à la tête de toutes les rues qui débouchent sur celle de Rivoli. On y construisait des barricades ; je les fis abandonner par la seule arme de la persuasion et la présence de la garde nationale.

Plusieurs bourgeois vinrent officieusement m'avertir que je courais de grands dangers et que probablement on me tuerait. Je n'y fis aucune attention. Je continuai mon œuvre, tant que j'eus un peloton de la garde nationale à placer. Je revins sur la place du Carrousel, je l'avoue, avec une certaine confiance que si nous restions fermes autour du château, et qu'il se réunit une certaine quantité de garde nationale, l'émeute pourrait s'apaiser pacifiquement, lorsque les masses auraient connaissance du changement de ministère qui garantissait la réforme.

J'ai pensé plus tard que ce léger espoir était de ma part une grande simplicité de circonstance, car je savais depuis longtemps qu'on ne décourage pas l'ennemi avec des retraites, ni les masses tumultueuses avec dos concessions.

Une autre circonstance vint augmenter cette illusion. On m'annonça qu'une assez forte colonne, venant du côté du Palais-Royal, venait porter une pétition au roi. Le général Lamoricière était près de moi ; je l'envoyai pour tâcher d'arrêter cette colonne et lui dire d'envoyer cette pétition par trois délégués.

Il y courut de très-bonne volonté, mais il revint bientôt me dire qu'on n'avait pas voulu l'écouter et qu'on avançait ; je courus au-devant de la foule, mais je ne pus arriver qu'au moment où elle débouchait vis-à-vis de cette maison isolée que le colonel Jaubert appelait une quille. La colonne s'arrêta à ma voix. Je les haranguai énergiquement et pathétiquement tout à la fois ; la preuve que je réussis, c'est qu'on se précipita sur moi en me tendant les mains. Un seul homme, habillé en garde national, me dit : C'est vous qui êtes le maréchal Bugeaud ?Oui, c'est moi. — Vous avez fait égorger nos frères rue Transnonain. — Tu en as menti, lui dis-je, car je n'y étais pas. Il fit un mouvement avec son fusil ; je le serrai alors de près pour saisir son arme ; mais ses voisins lui imposèrent silence et se mirent à crier : Vive le maréchal Bugeaud ! Honneur à la gloire militaire ! J'avais alors près de moi le chef d'escadron Trochu, le colonel Seray et le capitaine d'artillerie Fabar. Après avoir donné mille poignées de main, je décidai cette colonne à rebrousser chemin ; grand nombre de ceux qui la composaient me promirent d'aller dans leurs quartiers pour rétablir l'ordre.

Peu d'instants après, j'entendis des coups de fusil du côté du Palais-Royal et du Louvre. J'ignorais que nous avions là un détachement ; il était onze heures, onze heures et demie, je n'avais pas alors le loisir de regarder ma montre. Je courus à un bataillon du 5e léger, et je lui dis : Puisqu'ils commencent la guerre, nous l'acceptons, je vais marcher à votre tête. Dans ce moment, deux aides de camp du roi vinrent m'annoncer que S. M. abdiquait en faveur du comte de Paris ; que l'on allait proclamer la régence, et que le maréchal Gérard était investi du commandement des troupes. J'ordonnai alors au bataillon de s'avancer seul du côté du Louvre, et ne voulant pas croire à une nouvelle aussi extraordinaire, je courus au château pour m'en assurer par moi-même.

Je trouvai le roi écrivant son abdication au milieu d'une foule immense qui le pressait d'accomplir cet acte. Je m'y opposai avec force ; je dis qu'il était trop tard et que cela n'aurait d'autre effet que d'achever la démoralisation des troupes, que l'on entendait des coups de fusil, et qu'il n'y avait plus qu'à combattre. La reine m'appuya avec énergie, le roi se leva avant d'avoir achevé son écrit... Mais *** et plusieurs personnes s'écrièrent qu'il l'avait promis et qu'il fallait tenir sa parole. Une foule de cris appuyèrent ces paroles, ma voix fut couverte, le roi se remit à écrire. J'entendais toujours des coups de fusil, je me précipitai dans la cour pour aller combattre avec la première troupe de bonne volonté. Mon cheval était à la porte, je l'enfourchai et j'invitai tous les assistants à me suivre. Dans ce moment, M. Crémieux, qui descendait du château, me prit par la jambe en me criant : cN'allez pas, maréchal, vous vous ferez tuer inutilement, tout est fini. Je me débarrassai de M. Crémieux et je courus sur la place du Carrousel très-décidé à prendre l'offensive... Mais, ô douleur ! ô stupéfaction ! je vis toutes les troupes qui avaient rompu, par pelotons à droite et à gauche, et qui évacuaient la place du Carrousel par toutes les issues.

Pendant que j'étais monté au château, le maréchal Gérard, je présume, leur avait donné l'ordre de se rendre dans leurs casernes. Il m'était impossible d'arrêter ce mouvement multiple, les têtes de colonnes étaient déjà sur le quai ou dans les rues voisines. Je levai les mains au ciel et je m'en fus, escorté par un seul officier, le capitaine d'artillerie Fabar. Je suivis le quai du bord de l'eau. En arrivant devant le palais de la Chambre, je trouvai les environs déserts et les grilles fermées, sans une seule sentinelle, sans gardiens, sans personne, fin un mot. Je crus d'autant plus que les députés n'étaient pas réunis, que j'avais aperçu une foule de députés aux Tuileries ou autour. J'allais cependant m'en informer, lorsqu'une bande d'émeutiers, qui venaient par le quai d'Orsay, se mirent à crier : A bas le maréchal Bugeaud ! Je courus à elle et je lui dis : Savez-vous ce que vous criez ? Vous criez à bas le vainqueur d'Abd-el-Kader ! A bas l'homme qui a soumis les Arabes et conquis l'Afrique ! à bas l'homme qui peut vous conduire à la victoire contre les Allemands et les Russes ! Avant un mois peut-être, vous aurez besoin de mon expérience et de mon courage. Ces paroles me rallièrent tous les esprits ; on cria : Vive le maréchal Bugeaud ! et tout le monde voulut me serrer la main.

A l'entrée de la rue de l'Université, je trouvai une autre bande, et la même scène se répéta. Ces deux diversions me firent perdre de vue la chambre des députés. Cependant, je réfléchissais que le palais n'était gardé par personne, mais je pensais que le maréchal Gérard, qui avait le commandement, et qui pouvait disposer de cinq à six mille hommes qui étaient sur la place de la Concorde, allait y pourvoir. J'entrai donc chez moi pour quitter mon uniforme au plus vite et courir à la chambre. Quelques généraux qui arrivèrent me firent perdre une demi-heure.

Lorsque j'arrivai sur la place du palais Bourbon, je vis des députés qui sortaient du palais tout effarés, et présentaient des physionomies incroyables. Ceux qui purent parler me dirent :

Tout est fini, on va proclamer la République. Je courus à un détachement de la 10e légion, qui avait formé ses faisceaux sur la place et qui ne paraissait pas se douter de ce qui se passait. Voulez-vous la République ? leur dis-je. — Non, sacrebleu, nous ne la voulons pas. — Eh bien ! entrons dans la chambre pour protéger la régente et faire proclamer la régence. Il y avait environ 150 hommes, commandés par un jeune chef de bataillon. Ils prirent les armes mollement. Dans ce moment, Oudinot sortait de la cour pour venir chercher ces gardes nationaux. Il les harangua avec une chaleur et un entrain qui lui commirent toute mon estime. Je lui serrai la main. Nous entrâmes dans la cour et je pris le fusil d'un invalide. Il était trop tard ! Une quinzaine de députés sortaient avec précipitation et nous dirent : ce Tout est fini. La duchesse s'en va aux Invalides par le jardin de la présidence. La République est proclamée.

Les gardes nationaux s'arrêtèrent ; il n'y avait plus rien à faire. Nous n'étions pas assez en force pour ramener les choses.

Ainsi tomba cette monarchie qui avait donné à la France dix-sept ans de paix et de prospérité ! L'histoire n'offre rien de plus honteux et de plus déplorable.

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Je n'ai pas dit toute la vérité, mais je n'ai rien dit qui ne soit parfaitement exact et qui ne fût attesté par des milliers de témoins.

J'ai su de la manière la plus positive, par plusieurs lettres d'officiers de l'armée et de la garde nationale, que, dans ces cruelles circonstances, loin d'avoir baissé dans l'opinion de ceux qui m'ont vu, j'avais grandi.

Un concours inouï de circonstances m'a paralysé ; je n'ai pu faire aucun usage de mon expérience et des facultés militaires que la nature m'a données. Je n'avais, je l'ai dit en commençant, que l'ombre du commandement. Les ministres, le roi, les princes, la bourgeoisie, tout m'entravait. Ah ! combien j'ai désiré dans ce moment que la cour et le gouvernement fussent à Vincennes ! Mais ce qu'il eût fallu avant tout, c'est que j'eusse le commandement, quinze jours à l'avance, afin de préparer les troupes et les identifier avec ma manière de faire, et pour les munir de tous points des choses nécessaires à une pareille lutte. A cet égard, tout avait été oublié, malgré mes acis répétés officieusement.

Point de plans à plusieurs faces ni pour la guerre, ni pour la retraite du gouvernement ; aucune instruction donnée aux troupes sur la manière d'agir ; des munitions en quantité dérisoire ; point de dépôts de vivres sur les points principaux dans l'intérieur ; point d'engins propres à enfoncer les portes et percer les maisons ; rien, en un mot, qui attestât la moindre prévision. On s'était borné à tracer aux différents corps un itinéraire pour se rendre sur les points principaux d'occupation. Cet itinéraire était rédigé, revu et augmenté depuis 1834. C'est tout ce qu'avaient su imaginer les génies que l'on avait chargés de veiller aux destinées de la monarchie.

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Maréchal BUGEAUD D'ISLY.

 

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Lettre du général Bedeau.

 

Monsieur le rédacteur,

Je viens de lire dans votre journal du 2 avril une lettre attribuée à M. le maréchal Bugeaud.

Je ne puis m'abstenir de protester contre l'inexactitude des faits qui me concernent dans cette publication.

Ce n'est pas assez pour moi que jamais un blâme n'ait été exprimé par M. le maréchal, à aucune époque et à aucun des officiers de son état-major particulier ; ce n'est pas assez qu'à notre première rencontre après les événements, en novembre 1848, M. le maréchal m'ait dit avec une vivacité empressée, qu'il avait parfaitement compris les tristes nécessités de la situation qui nous avait été faite ; ce n'est pas assez qu'il m'ait depuis lors témoigné une confiance intime, qu'il m'ait communiqué ses pensées les plus secrètes sur les hommes et sur les choses, quand il me proposait, en mai 1849, d'accepter le portefeuille de la guerre dans une combinaison ministérielle qu'il aurait présidée ; ce n'est pas assez enfin, que cette confiance si connue ait engagé sa famille et ses amis à me prier de lui adresser, au nom de l'armée, un solennel et dernier adieu le jour de ses funérailles : ces souvenirs me prouvent sans doute quel eût été le témoignage du maréchal, si la lettre qu'on lui attribue avait été publiée avant sa mort.

Mais l'exposé inexact des faits exige des éclaircissements.

Ces faits sont connus de plusieurs personnes qui existent encore, Dieu merci ! C'est sous la garantie de leur honneur que je place aujourd'hui la vérité de ces rectifications.

Quand M. le maréchal Bugeaud fut appelé au commandement supérieur des troupes et delà garde nationale, dans la nuit du 23 au 24 février, il donna des ordres précis et très-formels aux généraux qu'il choisit pour commander les colonnes d'opérations. Us devaient combattre et vaincre l'émeute, si la nouvelle du choix de MM. Thiers et Odilon Barrot, pour composer un ministère, ne suffisait pas pour rétablir la tranquillité. Il avait été assuré que des mesures avaient été prises pour que les affiches annonçant cette nouvelle fussent partout répandues avant le jour.

Je partis du Carrousel à cinq heures et demie, avec quatre bataillons — deux du 1er léger et deux du 21e de ligne —, un détachement de chasseurs à pied du 6e bataillon, un escadron du 8e de dragons et deux pièces d'artillerie, formant un effectif de 1,800 hommes environ. Je devais gagner le boulevard par les rues Vivienne, Feydeau, et puis me diriger sur la Bastille.

Après avoir détruit plusieurs barricades inoccupées dans les rues Neuve-des-Petits-Champs, Vivienne et Feydeau, le peloton d'avant-garde reçut le fou des hommes qui défendaient les barricades construites à l'extrémité de la rue Montmartre. Deux soldats furent blessés, le peloton riposta, on courut sur les barricades, qui furent immédiatement enlevées. La colonne prit la direction de la Bastille. Je m'attendais au combat et j'y étais préparé. Mais je fus bientôt étrangement surpris en apprenant, par des habitants de la classe bourgeoise, inoffensifs et non armés, par des officiers de la garde nationale, que l'exaspération populaire, fort excitée, tenait à l'ignorance entière où l'on était du changement de ministère, à la croyance que le malheureux événement du boulevard des Capucines était un acte prémédité par les ministres maintenus, pour intimider la population. Si la nouvelle du changement de ministère est vraie, disaient les officiers de la garde nationale, le calme sera bientôt rétabli ; mais donnez-nous le temps de la répandre, car un grand nombre de gardes nationaux sont derrière les barricades.

En présence de cette situation imprévue, fallait-il marcher quand même, repousser les gardes nationaux, ne tenir aucun compte de leur erreur, et, par une attaque continuée, donner confirmation au mensonge que les partisans de l'émeute avaient habilement répandu ? Je ne le pensai pas. J'arrêtai ma colonne en deçà du théâtre du Gymnase, et je rendis compte de la situation à l'autorité supérieure. Je le fis par une note écrite au crayon. Sans doute elle a été lue par un officier d'état-major de M. le maréchal ; c'est à lui que je fais appel, à défaut du souvenir du maréchal lui-même. Elle était ainsi conçue :

Je suis en présence d'une population non armée, inoffensive et ce trompée. Elle ne croit pas au changement de ministère. Elle crie : Vive la Réforme ! Veuillez m'envoyer des proclamations. Je me suis arrêté pour faciliter la réunion de la garde nationale.

J'avais, en effet, sur la demande des officiers et d'un chef de bataillon de la garde nationale, donné un détachement d'infanterie pour escorter les tambours qui battaient le rappel dans les quartiers voisins. M. le maréchal me répondit : J'approuve ce que vous avez fait. Je vous envoie des proclamations ; faites-les répandre par tous les moyens à votre disposition, car il importe avant tout que cette nouvelle soit connue. Mais il est toujours entendu que si l'émeute se montre, il faut faire les sommations et employer la force avec énergie, comme nous en sommes convenus ce matin.

Ces faits sont à la connaissance de plusieurs centaines de personnes qui ont vu les proclamations quand je les ai fait distribuer, qui savent également que les groupes n'étaient pas armés, et surtout qu'on ne criait pas : rive la République à huit heures du matin, sur le boulevard Bonne-Nouvelle.

Je dois dire que le nom de M. le maréchal Bugeaud, indiqué sur les proclamations comme commandant en chef, pendant que MM. Thiers et Odilon Barrot étaient appelés à former Un ministère, contribua à exciter de nouveaux doutes. Ce fut alors que M. Fauvel-Delabarre, habitant du quartier, s'offrit avec un louable empressement pour aller à l'état-major général recevoir confirmation du changement de cabinet. Je suis connu, me dit-il ; quand j'affirmerai, on me croira. Il partit accompagné par un capitaine d'état-major de la garde nationale.

Quelques moments après son départ, trois cents gardes nationaux environ me rejoignirent sous les ordres de M. le commandant Grégoire.

M. Fauvel revint très-rapidement. Il me remit un ordre écrit du maréchal. Je ne puis le reproduire, il a été perdu dans la soirée du 24[1]. Mais cet ordre a été écrit à l'état-major général ; il n'est pas le seul qui ait été transmis. A cet égard, je fais encore appel à l'honneur des officiers qui les ont écrits, et en particulier au souvenir de ceux de nos collègues qui les ont reçus et qui les ont exécutés. Il était conçu à peu près en ces termes :

— D'après les intentions du gouvernement du roi, toute hostilité doit cesser. La garde nationale seule est chargée de rétablir la tranquillité. Retirez-vous par la rue Richelieu ou de la Paix, suivant que vous aurez plus de facilités, en évitant toute collision, et ralliez-moi aux Tuileries.

Des témoignages de satisfaction unanime répondirent autour de nous à la preuve de conciliation donnée par le gouvernement. Je no crois pas me tromper en affirmant que la plus grande partie des citoyens réunis sur ce point étaient alors sincères dans leurs démonstrations de joie et d'espérance de paix.

Quatre compagnies du 5e léger me rallièrent au même instant. Elles venaient de la caserne de la garde municipale, située rue du Faubourg-Saint-Martin. Elles n'avaient pas rencontré la moindre opposition dans leur marche pour sortir de ce faubourg, où, me dit le commandant, aucune hostilité n'avait été engagée.

Avant de quitter ma position, pour mieux remplir les intentions de l'autorité supérieure, je prescrivis qu'une compagnie de la garde nationale procédât ma colonne, afin de faciliter l'ouverture des barricades que j'aurais à traverser, et pour prévenir plus sûrement tout malentendu avec le peuple.

Ce fut à la hauteur de la rue Montmartre que je trouvai une foule immense et compacte, encombrant les allées et la chaussée du boulevard. Le tumulte y était extrême. Les nouvelles vraies n'y étaient pas répandues. A chaque pas, il fallait affirmer le changement de ministère pour calmer l'animation publique. Toutefois, je n'entendis pas un seul cri qui pût faire croire à une pensée de renverser le gouvernement.

Sur le boulevard des Italiens, je vis M. Odilon Barrot se dirigeant vers la Bastille. Il était entouré par le peuple et accueilli par des acclamations unanimes. Cette rencontre me fit comprendre, mieux encore que la prescription de l'ordre que j'avais reçu, quelle était la pensée de pacification qui dirigeait la politique du gouvernement.

La colonne marchait lentement et avec une grande difficulté au milieu de la foule incessamment croissante. Les premières barricades que je rencontrai furent cependant ouvertes sans difficultés sérieuses. Le peuple, d'abord opposant, finissait par travailler lui-même à frayer la voie, exprimant cependant la crainte qu'on ne le trompât par une fausse nouvelle.

En passant la cinquième barricade, à la hauteur de là rue Choiseul, je chargeai un chef de bataillon de la garde nationale, qui stationnait sur le boulevard, d'assurer, à l'aide de son détachement, l'élargissement de la trouée nécessaire au passage de l'artillerie qui marchait derrière le troisième bataillon. Cet officier supérieur me promit de le faire. Je laissai près de la même barricade le chef d'escadron d'état-major Leroux pour activer ce mouvement.

Ces mesures prises, je me hâtai de reprendre la tête de la colonne, où ma présence était nécessaire pour éviter tout conflit et tout embarras nouveau.

C'est en traversant cette barricade, d'après ce que j'ai su depuis, que des soldats, répondant au geste de la garde nationale, ont agité et puis porté la crosse en l'air. Je n'ai eu connaissance de ce fait qu'après être arrivé, avec la tête de colonne, dans la rue Royale.

J'appris aussi, quelques moments plus tard, que l'artillerie n'avait pas franchi la barricade de la rue de Choiseul et qu'elle avait été confiée à la garde nationale. D'après les rapports qui m'ont été faits, les plus vives exhortations, les plus énergiques remontrances n'avaient pu triompher de l'effervescence croissante, causée par l'arrivée subite sur ce point de groupes nombreux d'ouvriers et de gardes nationaux. On n'aurait pu ouvrir la barricade qu'après avoir fait feu. Fallait-il faire feu ? fallait-il engager un combat quand, à quelques minutes de cette barricade, un des nouveaux ministres était acclamé par le peuple, quand chacun à cette heure était encore persuadé que l'émotion publique avait pour cause l'événement malheureux du boulevard ries Capucines, quand enfin un ordre formel prescrivait d'éviter toute hostilité ?

On ne l'a pas pensé là ; on ne l'a pas pensé non plus à l'Hôtel de Ville, où se trouvaient huit bataillons et quatre pièces, et où les mêmes causes produisaient à la même heure des effets entièrement semblables. On ne l'a pensé enfin sur aucun autre point de Paris, car toutes les colonnes ont malheureusement subi les inévitables conséquences de la même situation, en présence de la même animation populaire.

En arrivant dans la rue Royale, j'envoyai le chef d'escadron d'état-major Espivent prévenir le général Regnault, qui commandait la cavalerie sur la place de la Concorde, de me laisser libre l'entrée de la rue de Rivoli, où je voulais rallier et masser ma colonne, en me débarrassant de la foule qui m'accompagnait. Cet officier-général, justement inquiet de l'irritation qui pourrait se produire si cette foule se trouvait en présence des gardes municipaux qui occupaient le poste Peyronnet, placé près de la rue des Champs-Elysées, invita le chef d'escadron Espivent à donner de sa part l'ordre au sergent, chef du poste, de rentrer dans le réduit. Malheureusement, ce sergent ne crut pas devoir obtempérer à cet ordre, et au moment où la compagnie de garde nationale faisait à droite à l'extrémité de la rue Royale, pour me laisser libre la me de Rivoli, les gardes municipaux firent feu, répondant, m'a-t-on dit depuis, à un coup de pistolet tiré de la rue des Champs-Elysées. — Deux gardes nationaux tombèrent. J'accourus, et je pus voir la lueur des derniers coups. L'exaspération fut aussitôt à son comble ; on cria : A la trahison ! aux armes ! c'est la même perfidie qu'au boulevard des Capucines !

Je compris tout l'effet que pouvait produire ce déplorable accident. Je parvins à me faire entendre des gardes nationaux : Promettez-moi d'arrêter le peuple, leur dis-je ; je vous promets d'empêcher les gardes municipaux de tirer. — Oui, général, oui ! répondirent, plusieurs voix. Je m'avançai vers le poste en agitant un mouchoir et criant de ne pas tirer. Je vis les gardes municipaux rentrer dans le réduit ; je crus qu'ils m'avaient compris ; mais à l'instant où j'arrivais à la grille du poste, le feu recommença plus vivement. Je n'ai pu encore en connaître la cause, ni de quel côté le feu avait, recommencé.

J'étais à cette époque tellement convaincu de la volonté du gouvernement d'éviter toute collision, que je ne pensais pas pouvoir mieux faire que de me jeter entre les deux feux pour parvenir à les faire cesser. Je n'y ai pas réussi, malgré les promesses qui m'étaient faites, malgré les efforts très-méritoires de plusieurs gardes nationaux. Au moment où les gardes municipaux sortirent du poste, les uns se précipitèrent pour les couvrir, d'autres pour les frapper.

Il y avait vingt gardes, deux furent tués, quelques-uns blessés, d'autres garantis, trois par moi-même au milieu de cette déplorable mêlée.

On s'occupait encore des malheureux blessés, quand j'entendis un nouveau feu de peloton dans la direction de la grille du Pont-Tournant. J'y courus au galop de mon cheval ; je vis quatre-vingts hommes de la classe bourgeoise, sans armes, se sauvant sur l'asphalte, dans la direction de la rue Saint-Florentin. Trois cadavres étaient étendus en face de la grille ; dans ce nombre, celui de M. le député Jollivet. Le poste avait tiré, croyant le sergent de la garde municipale menacé par des personnes qui ne songeaient qu'à le protéger.

Je fis emporter immédiatement ces cadavres par les voltigeurs du poste, et je plaçai un détachement de la garde nationale en avant de la grille.

Au même instant, un aide de camp du roi, M. le général Dumas, faisait relever dans l'intérieur du jardin les sentinelles de la ligne par des gardes nationaux.

Quelque temps après, à la place du Palais-Royal, les généraux Perrot et Lamoricière étaient blessés et pris, en essayant, par ordre de l'autorité militaire supérieure, comme moi, et malheureusement avec aussi peu de succès, de faire cesser la fusillade engagée entre le peuple et le poste du Château-d'Eau, qui ne fut pas dégagé par les bataillons du Carrousel, dans la crainte, sans nul doute, d'engager une collision générale.

Pendant ces fâcheux événements, ma colonne s'était massée à l'entrée de la rue Royale et sur la place de la Concorde. J'envoyai des officiers à M. le maréchal pour lui rendre compte de l'entier accomplissement des ordres qui m'avaient été donnés. Il me prescrivit, en raison de ce qui venait de se passer sur la place, de conserver ma position et de calmer, autant que possible, l'effervescence populaire.

Ces ordres me furent renouvelés successivement pendant deux heures. A midi, un officier de la garde nationale à cheval vint me prévenir que les troupes seraient incessamment renvoyées dans leurs casernes.

Ce fut alors que j'appris par le plus jeune fils de l'amiral Baudin l'abdication du roi. Bientôt après, le roi lui-même se présenta au Pont-Tournant. Aucun ordre n'avait été donné, et je ne pus employer, pour l'escorter jusqu'à l'obélisque, où il monta en voiture, que les quelques gardes nationaux placés en avant de la grille.

Quand le roi fut parti, j'envoyai à l'état-major général pour savoir si des instructions nouvelles nous étaient données. L'officier n'était pas revenu quand je vis des troupes d'infanterie quitter le château des Tuileries et se diriger par le jardin vers la place de la Concorde.

M. le duc de Nemours, devançant ces troupes, arriva à la grille du Pont-Tournant. Je me rendis près de lui. Il me dit aussitôt de prendre le commandement de la cavalerie et de faire l'avant-garde de Madame la duchesse d'Orléans, qui partait pour Saint-Cloud. Je fis observer que je ne commandais que quatre bataillons massés près de la rue Royale : Ne vous inquiétez plus, reprit le prince, ils seront ce placés sous les ordres d'un autre général et ils marcheront avec l'arrière-garde ; mettez vite en mouvement la cavalerie. Je lui demandai par quelle route : Par l'avenue de Neuilly et le bois de Boulogne, me répondit-il. Je partis pour mettre en mouvement le régiment de dragons qui était le plus rapproché de cette direction.

En revenant sur la place pour faire rompre les autres escadrons, on m'indiqua un groupe déjà entouré par le peuple, et qui s'engageait sur le pont de la Concorde. On me dit que Madame la duchesse d'Orléans s'y trouvait. J'y courus aussitôt, en criant qu'on se trompait de route ; mais des personnes qui approchaient la duchesse me dirent : Non ! non ! on va à la Chambre.

Madame la duchesse n'avait pas d'escorte, je dus penser qu'elle n'en avait pas voulu, car en arrivant sur la place, on avait trouvé des troupes en avant d'elle et il y en avait qui marchaient derrière elle dans le jardin des Tuileries. 400 personnes environ, gardes nationaux et bourgeois, l'accompagnaient seuls. Quelques cris de : Vive la duchesse d'Orléans ! se faisaient entendre.

En présence de ce changement subit de résolution, je fis donner contre-ordre à la cavalerie, qui avait déjà commencé son mouvement.

Je suivis le groupe jusqu'à la grille de la Chambre, pour être plus à portée de recevoir des instructions, s'il y avait lieu. Le même sentiment me détermina à pénétrer un moment dans l'enceinte même de la Chambre ; mais n'apercevant pas le maréchal, je sortis pour savoir s'il n'était pas au dehors. Je rencontrai sur le pont le capitaine Fabar, son aide de camp, qui m'annonça qu'il venait d'accompagner le maréchal chez lui, le commandement des troupes lui ayant été retiré quand il avait voulu défendre les Tuileries.

Je sus par le même officier qu'aucune des colonnes d'opérations n'avait rallié le maréchal, et que la presque totalité des troupes avaient été renvoyées dans leurs casernes.

Je n'étais pas chargé de la garde de la Chambre des députés. Il appartient à M. le président et aux questeurs de faire connaître les dispositions qu'ils avaient ordonnées à cet égard, et au sujet des détachements de troupes d'infanterie qui étaient stationnés près des grilles.

Je ne commandais plus que la cavalerie, les autres troupes stationnées encore sur la place de la Concorde étaient sous les ordres immédiats d'autres généraux.

Néanmoins, voyant le château des Tuileries occupé par le peuple et l'agitation croître à chaque instant, je crus devoir en faire parvenir l'avis à MM. Thiers et Odilon Barrot. Je chargeai le capitaine Fabar de cette mission, et de leur demander si les ordres, si souvent répétés dans la journée, d'éviter toute collision, devaient encore recevoir leur exécution.

M. Fabar, en entrant à la Chambre, aperçut M. Odilon Barrot sans pouvoir l'approcher ; il pria un député à cheveux blancs de lui transmettre cette demande[2]. M. Fabar les vit causer ensemble, puis ce député revint et dit au capitaine : Les ordres sont, maintenus, les troupes doivent s'abstenir de toute intervention. Quand cette réponse me fut communiquée, j'invitai M. Fabar à retourner à la Chambre, et à faire parvenir à Madame la duchesse d'Orléans connaissance de cette confirmation d'ordre, et à exprimer de ma part l'avis respectueusement officieux qu'elle devrait sans retard quitter la Chambre et se retirer avec les troupes. On répondit que le devoir de Madame la duchesse d'Orléans était de rester à la Chambre, et qu'elle voulait le remplir.

La foule avait été constamment libre d'entrer à la Chambre depuis l'arrivée de Madame la duchesse d'Orléans. Des groupes s'y succédaient incessamment.

Bientôt des députés sortirent, et me prévinrent que Madame la duchesse avait dû se retirer ; d'autres enfin m'assurèrent qu'elle était en sûreté, bien qu'ils ignorassent le lieu de sa retraite.

J'attendis plus de trois quarts d'heure sur le pont, dans l'espérance qu'on me transmettrait un avis de la part de Madame la duchesse d'Orléans. Personne ne se présenta.

On affirmait alors que M. Barrot était chef du gouvernement provisoire. Les bataillons qui avaient été sous mes ordres dans la matinée, venaient d'être renvoyés dans leurs casernes par le général qui m'avait remplacé dans le commandement

J'étais assailli par une foule d'hommes notables dont plusieurs se disaient députés, pairs de France. Ils me suppliaient de faire retirer les quelques troupes qui restaient encore, dont l'inutilité était absolue, et qui ne pouvaient que compromettre, disaient-ils, la situation, en servant de prétexte à l'excitation populaire.

Après avoir vainement attendu, je me décidai enfin à renvoyer la cavalerie dans ses quartiers et cantonnements, en lui prescrivant de se mettre en relations avec la garde nationale.

Ce fut au ministère de l'intérieur, où je me présentai pour me mettre à la disposition de M. Odilon Barrot, que j'appris pour la première fois qu'il n'était pas chef, du gouvernement provisoire. Je trouvai là MM de Malleville, Gustave de Beaumont, Vavin et d'autres députés qui me firent connaître que sans doute le gouvernement réuni à l'Hôtel de Ville serait conduit jusqu'à la République.

Je me rendis alors chez M. le maréchal Bugeaud. On me répondit qu'il était parti par le chemin de fer d'Orléans.

J'ai dit à la tribune de l'Assemblée nationale, le 23 mai 1850, quelles invitations me furent adressées dans la soirée du 24 février, et quels motifs me déterminèrent à y répondre.

Je borne au simple exposé qui précède les rectifications que la lettre attribuée à M. le maréchal Bugeaud m'imposait le devoir de produire.

Je me suis abstenu, dans ces deux circonstances, de toute appréciation sur des faits qui ne me sont pas personnels. Je ne suis pas de ceux qui ont l'habitude d'expliquer leurs actes en s'attachant à incriminer la conduite des autres.

Mais qu'il soit bien entendu que ces détails sont donnés à titre de renseignements historiques. Je n'ai pas pu, je n'ai pas dû avoir la pensée de répondre à des calomnies qui ne peuvent m'atteindre, et dont m'affranchissent également les souvenirs de ma vie militaire tout entière, et la confiance dont m'ont constamment honoré mes concitoyens et mes collègues.

Recevez, monsieur le rédacteur, l'assurance de mes sentiments distingués.

Le général de division,

CH. BEDEAU.

 

LETTRE DE M. DE LAMARTINE.

 

Monsieur,

Je lis dans votre journal du7 mai le fragment d'un livre de M. Sauzet sur le 24 février. Je suis résigné sans exception à toutes les conséquences de la résolution que j'ai cru devoir prendre à mes risques et périls, ce jour-là, dans ce qui m'a paru l'intérêt de tout le monde. Je ne proteste contre aucun ressentiment, mais je proteste contre le travestissement des faits ; il faut laisser ces matériaux intacts à l'histoire, notre juge à tous. Elle Se chargera aussi de faire justice à M. Sauzet.

Après avoir raconté l'invasion de la Chambre par le peuple, les apostrophes et les discours des députés de toutes nuances, demandant un gouvernement provisoire d'urgence pour faire cesser l'anarchie trop évidente sous les yeux après le départ du roi, M. Sauzet dit : — Un espoir restait. M. de Lamartine avait demandé la parole. Personne ne doutait qu'il n'en consacrât l'influence à sauver les derniers débris de la monarchie. C'ÉTAIT LA LOI DE TOUT SON PASSÉ, la gloire de tout son avenir. — Puis quelques lignes sur ma conscience, l'avenir, mon remords, etc.

Quel était, donc ce passé qui m'engageait à la monarchie de juillet et qui me faisait une loi de la relever de préférence à tout autre gouvernement quand elle était tombée indépendamment de moi ? et de la relever contre qui ? Contre la dynastie légale proscrite en 1830, ou contre la dynastie éternelle de la nation, souveraine de ses souverains ?

Mon passé, vis-à-vis de la monarchie de juillet, puisque M. Sauzet l'interroge, le voici :

J'étais né et j'avais grandi dans cette politique de sentiment, héritage de famille, qui ne raisonne pas, mais qui sent ses opinions circuler dans ses veines avec le sang de ses pères.

J'avais honoré, servi militairement et servi diplomatiquement la monarchie légitime.

J'avais refusé néanmoins au prince de Polignac la direction des affaires étrangères pour ne pas associer mon nom et ma jeunesse a une politique aveugle d'intention, rétrograde de fatalité, et qui ne pouvait aboutir qu'à un coup d'État. — Les lettres existent.

En 1830 j'avais déploré à la fois la faute et la chute des Bourbons. J'avais déploré plus haut encore l'usurpation de famille déplaçant un berceau des Tuileries pour y faire place au trône d'un tuteur et d'un protecteur naturel. — Les pièces sont publiques.

Quoique sollicité par le roi Louis Philippe et par M. Mole, son ministre, de continuer à servir la nouvelle dynastie, et assuré de sa faveur, j'avais obstinément refusé de passer d'un pouvoir à l'autre avec la fortune. — Ma lettre de refus au roi remise par M. Mole existe.

Je m'étais condamné à l'inaction politique, et à l'interruption de toute carrière, au tiers de ma vie, par un respect exagéré de mon court passé.

Je portais le deuil de mes premières affections au lieu de courir comme d'autres, que je ne blâme pas, mais que je cite, revêtir les uniformes et les dignités du nouveau règne. — Ma vie l'atteste.

J'étais entré dans la Chambre des députés sans lien avec la nouvelle dynastie, sans pacte avec aucune opposition. — Mes discours sont au Moniteur.

J'avais résisté aux appels les plus réitérés et aux offres les plus séduisantes des ministres de Louis Philippe, et de ce roi lui-même, pour me faire adhérer à sa dynastie, par l'acceptation des fonctions les plus élevées et les plus lucratives. — Les témoignages sont à côté de vous, interrogez-les.

J'avais évité, par un scrupule poussé jusqu'à la rudesse, tout rapport de société, tout rapprochement de simple déférence avec les princes et les princesses de la dynastie de juillet, pour ne pas être entraîné par une reconnaissance, ou par une convenance, ou par le cœur, le jour où j'aurais besoin d'être libre. — Demandez aux habitués de la cour, demandez même aux reproches publics qui me furent adressés par M. Piscatory, du haut de la tribune, sur cette abstention des Tuileries, et à ma réplique. Son discours et le mien sont sous la main.

Je n'avais jamais vu Madame la duchesse d'Orléans. Je connaissais ses titres au respect, je ne connaissais pas ses titres au trône.

Cette vigilance sur moi-même et cette séquestration de tout emploi et de toute adhésion personnelle à la dynastie de Juillet avaient duré dix-huit ans. Mes opinions, sans être offensives-à cette famille, étaient miennes. Ces opinions avaient grandi avec le temps ; elles n'étaient plus des sentiments, elles étaient des pensées. Vous voyez que ces pensées étaient libres, et que si elles n'eussent pas été libres, ce n'était pas à la dynastie de Juillet qu'elles pouvaient s'enchaîner jamais avec décence !

Par quelle aberration de logique ? par quelle contradiction entre les sentiments et l'acte ? par quelle inconséquence de cœur et de main, moi qui avais passé dix-huit ans à me différencier des partisans de cette dynastie, à déplorer tout haut sa fausse situation, à regretter son avènement contre nature, à refuser depuis ses plus petites jusqu'à ses plus hautes faveurs, aurais-je été condamné à remettre moi-même sur le front de cette même dynastie une couronne tombée sans moi, couronne qui, dans l'ordre de la nature, comme des principes de mon enfance, appartenait à un autre ? En vérité, M. Sauzet voudrait donc que j'eusse pris pour type et pour modèle de ma conduite au 24 février l'inconcevable versatilité de tel orateur que je pourrais citer, qui part légitimiste de Lyon pour arriver orléaniste à Paris ? Ces tours de force-là ne sa répètent pas deux fois dans un siècle !

Ah ! ce ne serait pas seulement le remords de l'inconséquence que j'aurais eu à dévorer toute ma vie, ce serait le remords du non-sens !

Dans l'indépendance que j'avais su me faire, je ne devais rien à personne qu'à Dieu, à ma conscience et à mon pays. Mon passé n'était de nature à m'incliner par la politique de sentiment que vers l'héritier légitime du trône usurpé et perdu en 1830 ; par la politique de raison qu'à la souveraineté de la nation. La couronne tombée, la nation seule était assez légitime pour la ramasser, assez forte pour l'interdire aux compétiteurs. Je l'ai senti en un seul éclair de bon sens, et si j'avais pu avoir quelque doute sur la nécessité de la République pour rallier, sauver et couronner tout le monde au lieu de couronner un jeune Démétrius, quelque deuil et quelques larmes qu'il y eût sur son berceau, ces doutes se seraient bien dissipés depuis ce jour. Qu'eût été le règne d'un faible parti replacé par une surprise de sentiment sur le pavois d'une émeute, et contre lequel se seraient coalisés et ameutés le lendemain tous les autres partis auxquels l'explosion d'une révolution venait d'ouvrir les bouches de tous les volcans de l'opinion ? Parti légitimiste, parti bonapartiste, parti républicain, parti militaire, parti populaire, parti prolétaire, parti démagogique ?

Posez, dirai-je à M. Sauzet, posez toutes ces forces coalisées, posez tous ces éléments de compétition, de résistance et d'agression, posez toutes ces hypothèses d'anarchie devant une femme et un enfant, exposés plus qu'assis sur un trône écroulé d'hier, sans principe même pour s'y défendre, et osez parler de remords à un des hommes qui ont pressenti ces impuissances, ces convulsions, ces secondes chutes plus profondes que la première ! Osez parler de la solidité d'un parti, quand le patriotisme et la force d'un pays tout entier ont tant de peine à défendre l'ordre social, avec le droit et la main de tous, contre les ambitions et les factions de toutes les dates, qui ne reculent vaincues que devant la souveraineté unanime de la France !

Ah ! j'ai pu avoir des tristesses comme toutes les grandes chutes de choses, d'hommes, de femmes, et d'enfants surtout, en donnent à ceux chez qui la pensée n'a pas tué le cœur : mais des hésitations de conscience sur le parti pris ? mais des repentirs de la République ? mais des remords du salut commun ?...

Non, Monsieur, je n'ai point de remords, et je vous laisse les regrets !

 

LAMARTINE.

 

 

 



[1] Je l'avais placé dans la poche de mon caban, que j'ai remis, sur la place de la Concorde, à une ordonnance que je n'ai pu retrouver.

[2] J'ai su depuis que ce député était M. Courtais.