HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

LIVRE CINQUIÈME.

 

 

Marche du Gouvernement provisoire à l'Hôtel-de-Ville. — Son droit et sa raison d'être. — Lamartine à la caserne du quai d'Orsay. — La place de Grève. — Résistance des combattants. — Lutte du Gouvernement provisoire pour entrer daris l'Hôtel-de-Ville. — Sa réunion. — Première séance. — Distribution des ministères : MM. Arago, Crémieux, Goudchaux, Carnot, Louis Blanc, Marrast, etc. — Premiers ordres d'urgence. — Proclamations au peuple et à l'armée. — Adhésion des principaux chefs de l'armée au Gouvernement provisoire.

 

I.

Le peuple respectueux pour les cheveux blancs avait été chercher un cabriolet de place traîné par un seul cheval. Il y avait fait monter Dupont de l'Eure et Arago. Garnier Pages était à l'Hôtel-de-Ville. MM. Marie et Ledru-Rollin étaient retardés et étouffés sous la foule d'hommes qui ondoyait dans l'intérieur du palais. Lamartine marchait seul à pied en tête de l'armée du peuple, entouré de quelques membres de l'assemblée qui se confiaient à la fortune de la journée, de huit ou dix gardes nationaux ralliés par leur chef, et d'un courant croissant de peuple, hommes, femmes, enfants battant des mains, brandissant des armes et poussant par moments des cris de victoire et de paix.

M. Crémieux vint bientôt se joindre à lui. La colonne était faible de nombre et d'armes : elle était composée en tout d'environ six cents hommes, dont deux ou trois cents armés. Une compagnie ou un escadron lancé sur ce cortège confus et sans ordre aurait dispersé facilement ce groupe, et enlevé ce gouvernement d'acclamation.

Lamartine et ses collègues ne se le dissimulaient pas ; ils s'étaient dévoués sans regarder derrière eux à toutes les chances de leur dévouement ; ils n'avaient d'autre droit que leur conscience. Le scrutin arbitraire, particulier, borné à un petit nombre d'insurgés au pied d'une tribune envahie n'était qu'une usurpation, puissante d'intention, vaine d'autorité sous un simulacre d'élection. On pouvait leur contester leur titre au nom de la royauté ; on le pouvait au nom du peuple. Derrière eux aux Tuileries, devant eux à l'Hôtel-de-Ville, tout était illégal. Leur envahissement du pouvoir suprême était en apparence un double attentat. Ils n'avaient rien à répondre à ceux qui leur auraient demandé leur mandat ; ils n'avaient qu'à montrer la ville en armes, le trône vide, les chambres expulsées, les édifices en feu, le peuple combattant contre le peuple, le sang sur les pavés, et à dire : Nous prenons le gouvernement pour suspendre ces désastres, éteindre ce feu, étancher ce sang, sauver ce peuple ! Nous le prenons du droit d'un passant qui se jette ce généreusement, quoique sans titre, entre deux hommes qui s'égorgent. Ce passant n'a pas de droit ce écrit dans la main, mais il a un devoir éternellement écrit dans son cœur : c'est celui de sauver ses frères. Son droit est le nôtre. Condamnez-nous si vous voulez ; nous ne résisterons pas à la lettre de vos jugements ; nous consentons sciemment à être les victimes de la logique pour être les pacificateurs de ce peuple.

 

II.

Excepté ce qui venait de se passer aux Tuileries et à la Chambre, on ignorait tout. La duchesse d'Orléans pouvait être aux Champs-Elysées ou sur l'esplanade des Invalides, entourée des princes, ses beaux-frères, à la tête d'un des corps d'armée. Les Tuileries et les Champs-Elysées étaient encore couverts de régiments ; les forts autour de Paris devaient regorger de munitions, de soldats et d'artillerie. Vincennes était sans doute inexpugnable. Le roi attendait vraisemblablement, à Saint-Cloud ou à Versailles, que les renforts appelés des départements vinssent grossir l'armée de Paris qui se retirait intacte. On voyait de l'autre côté de la Seine filer des bataillons et des escadrons qui regardaient avec pitié ce cortège populaire marchant dans un sens opposé sur l'autre rive.

Les pavés étaient glissants de fange et de sang. Çà et là des cadavres d'hommes et de chevaux jonchaient le quai et faisaient détourner la tête de la colonne.

On arriva à la hauteur de la caserne du quai d'Orsay. Les dragons qui l'occupaient avaient fermé la grille. La colère du peuple pouvait se rallumer à l'aspect des soldats qui l'avaient chargé depuis trois jours ; un coup de feu pouvait être le signal d'un massacre pareil à celui des gardes municipaux.

Lamartine pressa le pas et s'approcha de la porte de la caserne. Il s'arrêta. Exténué depuis le matin de pensées, de paroles et d'actions, il avait soif, et s'adressant aux dragons pressés devant la grille : Soldats, dit-il, un verre de vin !

Cette demande répétée à l'instant par le groupe qui l'entourait fut entendue des dragons. Ils apportèrent un verre et une bouteille ; on versa le vin. Lamartine, élevant le verre dans sa main avant de boire, sourit, et faisant allusion aux banquets préludes et causes de la révolution : Amis, s'écria-t-il, voilà le banquet ! Que peuple et soldats y fraternisent ensemble avec ce moi ! Et il but.

A ce geste, à ces mots, les dragons et le peuple crièrent ensemble : vive Lamartine ! vive le gouvernement provisoire ! les mains serrèrent les mains ; la paix fut scellée.

 

III.

La colonne se remit en marche et traversa la Seine par le Pont-Neuf. A la hauteur du Pont-Royal, des citoyens enlevèrent M. Crémieux et le forcèrent à monter dans un cabriolet qui suivit la voiture de Dupont de l'Eure. Lamartine continua de marcher seul à pied à la tête de la colonne. Là une jeune femme vêtue en soldat et parée de l'uniforme d'un garde municipal égorgé et dépouillé au palais des Tuileries, s'élança du sein d'une masse compacte de combattants le sabre à la main vers Lamartine en criant : vive la République ! Elle veut embrasser l'orateur. Lamartine la repousse. Les femmes ne combattent pas, dit-il à l'amazone ; elles sont du parti de tous les blessés ; allez les relever et les porter sans distinction aux ambulances. La jeune femme embrasse un des gardes nationaux et rentre dans la foule aux bravos du peuple.

Au milieu du quai de la Mégisserie, des barricades élevées de distance en distance arrêtent les voitures. Dupont de l'Eure, forcé de descendre, s'avance soutenu par deux combattants. Son nom et son âge, le respect et l'admiration, servirent puissamment à imprimer la décence à la multitude. La vénération qu'on avait pour ce vieillard rejaillit sur le gouvernement et contribua beaucoup à le faire accepter. A chaque pas on était obligé de soulever Dupont de l'Eure pour franchir les cadavres d'hommes et de chevaux, les tronçons d'armes, les plaques de sang qui jonchaient les abords de la place de l'Hôtel-de-Ville. Des brancards se frayaient lentement la route vers les hôpitaux, portant des blessés et des morts élevés sur les épaules de leurs frères d'armes.

 

IV.

Au tournant du quai sur la place de Grève, les membres du gouvernement se trouvèrent noyés dans une mer d'hommes. La place entière, ainsi que les ponts et le large quai dont elle est bordée, étaient couverts d'une foule tellement compacte qu'il paraissait impossible de la traverser. Les cris de place au gouvernement se perdaient dans la rumeur immense qui s'élevait de cette multitude. Des coups de fusil éclataient çà et là sur le glas continu du tocsin battant dans les tours de la cathédrale et dans les clochers environnants. Des clameurs prolongées succédaient au retentissement sec des coups de feu ; puis des rugissements, des murmures sourds et inintelligibles sortaient des vomitoires de l'Hôtel-de-Ville mêlés au tintement des vitres brisées sur les pavés, et au choc des crosses de fusil dans les mains des combattants.

Les premières foules que le gouvernement essaya de percer regardaient avec des yeux effarés et sourcilleux ces députés inconnus venant au nom d'une Chambre vaincue se précipiter sans armes au milieu du peuple et prendre la direction d'une victoire remportée contre eux. Ils les coudoyaient avec rudesse, leur tournaient le dos avec dédain et refusaient de leur ouvrir le passage.

Cependant les noms de Dupont de l'Eure et d'Arago répétés de bouche en bouche commandèrent une attitude respectueuse aux plus rebelles à tout respect. Ces noms avec ceux de leurs collègues coururent promptement, de groupe en groupe, sur toute la surface de cette mer et firent peu à peu tourner tous les visages de la multitude vers le côté de la place où le gouvernement cherchait à pénétrer. Mais la curiosité haletante de ce peuple encore chaud du combat et attendant un dénouement du ciel ou des hommes, le précipitait tellement vers les députés qui lui apportaient la victoire et la paix, que Dupont de l'Eure et ses collègues faillirent être étouffés et renversés par le refoulement de cette masse. Il fallut que la colonne que suivait le gouvernement lui formât un rempart de ses hommes les plus robustes et les plus intrépides. Cette tête de colonne, comme des pionniers qui démolissent l'obstacle, ouvrit lentement un sentier qui se refermait sans cesse à travers ce rempart vivant.

Lamartine, Dupont de l'Eure, Arago, Crémieux tantôt réunis, tantôt séparés par les mouvements involontaires, convulsifs, irrésistibles de cette houle, s'avancent ainsi obliquement vers le palais sous une voûte de piques, de fusils rouilles, de sabres, de baïonnettes emmanchées à de longs bâtons, de coutelas et de poignards brandis au-dessus d'eux par des bras nus, poudreux, sanglants, tremblants encore de la fièvre de trois jours de combat. Les costumes étaient hideux, les physionomies pâles et exaltées jusqu'au délire, les lèvres balbutiaient de froid et d'émotion, les yeux étaient fixes dans la démence. C'était la démence de la liberté.

Les bouches ouvertes pour jeter des cris avortaient en sourds râlements. On sentait que ce peuple avait épuisé depuis soixante heures ses forces, son sang, son haleine, sa voix. C'était l'affaissement encore fiévreux d'une nation debout sur sa couche de sang pour voir passer ceux qui lui apportent la coupe de rafraîchissement et la trêve de mort.

 

V.

Après de longs circuits à travers ce peuple, les membres du gouvernement touchent enfin à la grande porte de l'Hôtel-de-Ville surmontée de la statue de bronze d'Henri IV. Mais la masse des combattants était si pressée et si frémissante sous la voûte de ces escaliers ; une telle forêt d'acier bruissait et sur les marches et dans la cour intérieure, que les membres du gouvernement ne purent s'y faire jour malgré la longue lutte qui s'y établit entre les deux torrents contraires de ceux qui entraient et de ceux qui résistaient à leur poids.

Une ondulation invincible les rejeta avec leur suite de gardes nationaux et de citoyens vers une porte plus rapprochée du fleuve, et les engouffra dans une cour basse encombrée de chevaux abandonnés par leurs cavaliers morts, de blessés et de cadavres les pieds dans le sang. La foule qui remplissait déjà cette cour, celle qui les suivait, les trépignements et les hennissements des chevaux rompant leurs brides et se cabrant d'effroi, les coups de feu partant de la place et des galeries supérieures, l'entassement et le fourmillement de milliers d'hommes sur l'escalier retinrent longtemps les députés séparés les uns des autres et comme ensevelis dans cette fournaise de la révolution. A la fin, après des efforts surhumains des foules qui les submergeaient, les renversaient, les foulaient, les relevaient, les portaient en avant, les reportaient en arrière comme des naufragés sur la barre d'un écueil, ils arrivèrent dans les longs corridors du premier étage qui desservent cet immense palais.

 

VI.

Le torrent d'hommes armés qui le remplissait, pour être plus resserré dans l'intérieur n'en était que plus impétueux. Dans l'impossibilité de se rejoindre et de s'entendre, Dupont de l'Eure, Arago, Ledru-Rollin et leurs collègues entrèrent vainement tour à tour dans des salles et dans des chambres inconnues ; toutes étaient également encombrées de peuple, de blessés expirants sur la paille, d'orateurs montés sur les meubles ou sur les rebords des fenêtres, gesticulant avec fureur, montrant le sang à leurs souliers, et hurlant les motions de combat, d'extermination.

Toute réunion des députés avec leurs collègues, tout silence, tout isolement, toute délibération collective et par conséquent toute action étaient impossibles. Le désespoir s'emparait d'eux ; ils ne le trahissaient pas sur leur visage ; ils tremblaient que la nuit arrivât avant qu'ils fussent parvenus à se faire reconnaître et accepter du peuple. Une nuit pareille avec trois cent mille hommes armés, ivres de poudre, sur les ruines de tout gouvernement, dans une capitale de quinze cent mille hommes, le combat, le meurtre, l'incendie qui pouvaient s'y perpétuer et s'étendre pendant des heures de sang et de feu les faisaient frémir. Ils flottaient à la merci de leur lassitude, de leur impuissance et de leurs angoisses Leur voix s'épuisait à demander le silence, un lieu de refuge contre le tumulte, une table, une plume, une feuille de papier pour lancer au peuple par les fenêtres un mot de salut, un signe d'autorité.

Aucune parole humaine n'eût pu dominer du haut du balcon le mugissement de cent mille voix, le cliquetis d'armes, les plaintes des mourants, les coups de feu prolongés en échos sous les voûtes, dans les escaliers, dans les corridors.

 

VII.

Lamartine se sentit saisi par le bras d'une main vigoureuse ; il se tourna. Un homme en habit noir, d'une figure intelligente, fine et forte, lui dit tout bas : Je vais vous ouvrir un réduit inoccupé au fond des appartements du préfet de Paris. Placez à l'entrée du corridor étroit qui y mène une forte garde de vos hommes armés ; j'irai ensuite chercher un à un vos collègues dans la foule ; je les conduirai à vous ; vous pourrez délibérer et agir.

Cet homme était M. Flottard. Employé de la préfecture de la Seine il connaissait les détours du palais. Il se jetait dans la foule comme dans son élément. Sa haute taille, ses fortes épaules, sa tête fière, calme, joviale, dominant les autres têtes, lui faisait dompter et fendre la multitude, écarter les baïonnettes de la main comme s'il eût joué avec des épis dans un champ. Le peuple semblait le connaître et lui permettre la familiarité hardie et un peu brusque de ses gestes et de ses commandements.

M. Flottard, quelques membres du gouvernement, parvinrent à l'extrémité d'un corridor à une petite porte qu'on enfonça. Ils entrèrent dans un cabinet étroit meublé d ?une table et de quelques chaises ; ils formèrent une épaisse colonne de volontaires armés dans le corridor pour en disputer l'entrée ; ils attendirent que leurs autres collègues, appelés par M. Flottard, fussent délivrés et amenés à ce rendez-vous.

Le conseil s'assit autour de la petite table au fracas des coups de feu dans les fenêtres, au mugissement de la place, au bruit des vitres brisées par les crosses de fusil et des portes enfoncées sous le poids des masses.

 

VIII.

Dupont de l'Eure, Arago, Ledru-Rollin, Marie, Crémieux, Garnier-Pagès, Lamartine, étaient accoudés sur le bois nu de la table étroite du conseil. De minute en minute des hommes nouveaux appelés par le danger et le patriotisme accouraient à l'Hôtel-de-Ville, perçaient la foule, disaient leurs noms, étaient introduits dans l'enceinte réservée, et se tenant debout derrière les membres du gouvernement ou adossés au mur, offraient leur concours en attendant l'emploi de leur courageux dévouement.

C'étaient des députés, des maires de Paris, des colonels de la garde nationale, des citoyens notables dans leur quartier, des journalistes de toutes les opinions libérales. On distinguait parmi eux M. Flocon, rédacteur du journal républicain la Réforme, homme de main harassé du combat, mais dans le combat n'ayant voulu conquérir qu'une autre forme de l'ordre ; M. Louis Blanc disparaissant par l'exigüité de sa taille dans les groupes, mais en ressortant bientôt par le feu sombre de son regard, l'énergie de ses gestes, l'éclat métallique de sa voix, l'énergie de volonté de ses motions ; M. Marrast, visage posé et doucement sarcastique même dans le feu de l'action ; M. Bastide, rédacteur du National, figure militaire conservant dans la résolution d'un froid courage le silence et l'immobilité du soldat en faction. Une foule d'autres visages tous empreints selon leur caractère de l'énergie ou de la gravité du moment, auditoire pensif penché sur le foyer d'une grande décision.

 

IX.

Les attitudes étaient aussi solennelles que l'événement. Chacun se recueillait dans sa conscience, et roulait longtemps sur ses lèvres le mot qu'il allait prononcer.

On commença par s'organiser en conseil de gouvernement, par se distribuer les fonctions, par nommer les ministres. Il n'y eut à cet égard ni délibération ni scrutin ; tout se fit du premier mouvement, de concert et d'acclamation. Chacun prit sans préférence et sans refus le rôle le mieux indiqué par ses aptitudes au consentement de ses collègues.

Dupont de l'Eure fut président du conseil et du gouvernement provisoire. Ses quatre-vingts ans et ses vertus le nommaient. Se défiant non de ses forces d'âme, mais de ses forces physiques et de sa voix dans les orages de la place publique, Dupont de l'Eure écrivit sur le bout de la table une délégation de la présidence en faveur de Lamartine. Il aimait Lamartine qui lui rendait en respect son affection. Dupont de l'Eure autorisait son collègue à le remplacer en cas d'absence ou d'infirmité.

Lamartine reçut le ministère des affaires étrangères. Celui de l'intérieur fut donné à Ledru-Rollin. Bethmont jeune, député de l'opposition constitutionnelle, fut nommé ministre du commerce et de l'agriculture. Cœur pur, âme calme, parole suave, Bethmont était la grâce de la révolution. On ne pouvait craindre un gouvernement dont l'éloquence de Bethmont serait l'organe, dont sa physionomie serait l'expression.

Le ministère de la justice échut à M. Crémieux, orateur, administrateur, actif, infatigable aux discours et à la plume, universel comme l'avocat, conseiller attendri de la duchesse d'Orléans le matin, de la république le soir, toujours présent, populaire partout.

M. Marie fut nommé ministre des travaux publics. C'était une fonction immense, une dictature du travail du peuple et, dans ce moment, le régulateur de l'ordre ; mais M. Marie, homme de haute tribune et de haute politique, était trop supérieur par sa nature intellectuelle à ce ministère de détail et de ménage pour s'y courber. Ce ministère ne fut pour lui que le titre de son entrée au conseil dont il était la solidité.

M. Arago prit le ministère de la marine du droit de sa science, de son autorité sur les armes savantes, de sa renommée aussi vaste que le globe où son nom allait flotter.

On cherchait un ministre de la guerre, difficile à trouver le soir d'un jour où tous les généraux avaient combattu contre le peuple. Lamartine proposa le général Subvervie, âme républicaine de souvenir et d'ardeur sous des cheveux blancs. On l'envoya chercher ; il accourut, il se dévoua. Ce choix blâmé d'abord par l'ignorance à cause des années du brave soldat, fut heureux. Quand la vieillesse est verte, elle est une jeunesse neuve. Elle ne perd pas une miette du temps parce qu'elle en sent le prix, pas une occasion de gloire parce que la gloire échappe avec la vie. Si Subervie, éloigné plus tard par un préjugé, fût resté ministre de la guerre, le gouvernement eût été plus militairement servi.

M. Goudchaux, banquier estimé pour sa probité et ses lumières, eut les finances. Son nom conservait le crédit qui fuit les révolutions.

Enfin Carnot fut appelé au ministère de l'instruction publique et des cultes. Carnot, fils du célèbre conventionnel, avait de son père ce qu'il y a d'incontestable dans les vertus publiques, l'amour des hommes, le culte des vérités, la constance et la modération. Son visage, doux de sérénité, mâle d'expression, bienveillant de regard, attrayant de sourire, rappelait un philosophe de l'école d'Athènes. Son nom révolutionnaire était un gage aux républicains ; sa philosophie religieuse un gage de tolérance et de liberté aux cultes que la république voulait protéger et affranchir par respect pour Dieu.

Après les ministres, le gouvernement provisoire nomma des secrétaires pour enregistrer ses actes ; mais surtout pour faire place dans le pouvoir nouveau à toutes les forces actives de popularité qui auraient pu se constituer en rivalité de puissance ou d'influence en dehors de lui. M. Marrast était trop, célèbre dans la presse républicaine, M. Flocon trop actif dans le journalisme et dans l'action, M. Pagnerre trop important dans la propagande constitutionnelle de Paris, M. Louis Blanc trop entreprenant d'idées et trop cher aux sectes socialistes pour être impunément exclus d'un gouvernement d'unanimité populaire. Ils furent nommés secrétaires du gouvernement provisoire ; ils eurent voix consultative au premier moment, voix délibérative bientôt.

Leurs noms, placés d'abord au bas des décrets avec ce titre de secrétaires, se rapprochèrent insensiblement des noms des membres du gouvernement provisoire eux-mêmes. Ils s'élevèrent par empiétement sur la page jusqu'à un rang, qui ne leur appartenait pas d'abord ; personne ne contesta cette usurpation consentie par tous. Sur quel titre légal aurait pu s'appuyer le gouvernement pour écarter ces nouveaux venus ? Il n'avait pour titre que sa propre usurpation sur l'anarchie et son courage à se jeter entre la guerre civile et le peuple ; les autres en avaient autant ; on leur fit place dans l'audace et dans le danger.

M. Pagnerre resta seul infatigablement à la place où sa modestie seule le retint comme secrétaire général du conseil.

M. Barthélémy Saint-Hilaire, savant illustre, parole exercée, âme intrépide, lui fut adjoint ; il succéda à M. Bixio, envoyé à Turin par le ministre des affaires étrangères. Ces deux hommes placés sur le second plan du gouvernement en supportèrent souvent le poids sans en recueillir la gloire. MM. Bûchez et Recurt, anciens républicains, organisèrent la mairie de Paris sous Garnier-Pagès. Hommes de toutes les heures et de tous les périls, cachés dans les fondements de la république à l'Hôtel-de-Ville, ils soutinrent obscurément l'assaut des exigences, des sommations et des misères du peuple de Paris depuis la première heure jusqu'à la dernière.

M. de Courtais, membre de la Chambre des députés, gentilhomme du Bourbonnais, ancien officier de l'armée royale, fut nommé commandant général de la garde nationale de Paris. La faveur dont il jouissait dans l'opposition, son extérieur martial, son geste soldatesque et populaire rappelèrent à Lamartine ces généraux du peuple qui le contiennent en le rudoyant. Courtais paraissait une de ces natures créées pour la circonstance, entre Santerre et Mandat ; rude de gestes comme le premier, populaire comme le second. Lamartine le présenta à ce titre. On n'avait pas le temps de débattre des noms et d'étudier des aptitudes. Courtais fut nommé. Il ne marchanda pas avec le danger. Son rôle pouvait être immense dans une révolution. Il lui donnait la direction militaire de Paris pendant quatre mois d'interrègne ; il faisait ensuite de lui le protecteur républicain d'une assemblée nationale. Le gouvernement lui destinait ce rôle dans sa pensée. Il n'en comprit que la bravoure et la popularité, pas assez la dictature inflexible contre les masses politiques : il tomba entre le peuple de Paris et l'Assemblée nationale.

 

X.

Ainsi commençaient à se reconstituer quelques éléments de pouvoir.

A mesure qu'un ministre, un général ou un agent quelconque de l'autorité était nommé, il recevait ses instructions sommaires ; il partait animé de l'esprit du conseil, du feu de l'urgence ; il groupait autour de lui les premiers venus de la révolution tombés sous sa main ; il entraînait à sa suite une poignée de combattants fourmillant dans l'Hôtel-de-Ville ou sur la place ; il courait à son poste ; il balayait peu à peu le ministère des bandes armées et des aventuriers de pouvoir qui s'en étaient emparés d'eux-mêmes ; il installait quelques secrétaires ; il rappelait les employés épars ; il rétablissait un certain appareil et une certaine autorité autour de lui ; il envoyait des ordres ; il informait par des estafettes incessantes le gouvernement de l'état des choses dans la ville et dans la banlieue ; il en recevait à l'instant des instructions et des impulsions. Le gouvernement siégeant sans cesse coordonnait ses réponses entre elles pour qu'un ordre ne contredît pas un autre ordre. Les fils de cette vaste trame d'un gouvernement de trente-six millions d'hommes se renouaient rapidement un à un. Les maires de Paris accouraient, perçaient la foule, donnaient les renseignements, en peu de mots, sur les dangers, les besoins, les forces, les vivres de leur quartier. On changeait ceux dont le nom était trop désigné au ressentiment par la faveur du gouvernement tombé ; on en nommait d'autres désignés parla clameur publique ; on se trompait ; on revenait un moment après sur son choix ; on rencontrait mieux ; on donnait des pouvoirs d'urgence à des centaines de commissaires et sous-commissaires. Ils n'avaient d'autres titres qu'un morceau de papier signé au crayon d'un nom connu du peuple. A celui-ci les Tuileries que menaçaient la dévastation et la flamme, à celui-là Versailles entouré de bandes qui voulaient effacer du sol ce faste de la royauté ; à l'un Neuilly déjà à demi consumé par le feu, à l'autre les chemins de fer coupés et leurs ponts incendiés ; ici la circulation des routes à rétablir, pour que cette capitale de quinze cent mille bouches ne manquât pas de vivres le lendemain ; là les barricades à démolir à demi pour que les approvisionnements pussent passer sans que les obstacles au retour possible des troupes royales contre Paris fussent nivelés ; les affamés de trois jours à nourrir, les blessés à recueillir, les morts à reconnaître et à ensevelir, les soldats à protéger contre le peuple, les casernes à évacuer, les armes et les chevaux à sauver, les monuments publics, hôpitaux, palais, musées, ministères, temples, à préserver de l'insulte ou du pillage ; ce peuple de trois cent mille hommes à calmer, à pacifier, à faire refluer dans ses ateliers et dans ses faubourgs, les postes à établir partout avec les volontaires de la victoire pour préserver la vie et la propriété des vaincus, 'tout cela était l'objet d'autant de mesures qu'il surgissait de pensées dans l'esprit du gouvernement, d'autant de commissions données qu'il se présentait de mains pour les recevoir.

Les élèves de l'École polytechnique, cette milice des jours de crise à qui sa jeunesse donne ascendant sur le peuple, et sa discipline, autorité sur les masses ; ceux de l'école de Saint-Cyr, officiers sans troupes, dont l'uniforme se fait suivre d'instinct ; ceux de l'École normale, dont la gravité impose à la multitude, tous accourus au bruit des coups de feu et se pressant autour du gouvernement dans des attitudes à la fois disciplinées, martiales et modestes, attendaient ces ordres et les portaient à travers les piques, les balles et les flammes, sur le théâtre des dévastations. Ils faisaient avec des poignées de volontaires, d'ouvriers, de peuple, groupés au hasard sous leurs mains, la campagne de l'ordre à rétablir, de la société à sauver. Ils bivouaquaient aux portes des palais, sur les places, à l'embranchement des rues, aux débarcadères des chemins de fer ; ils rétablissaient les rails, ils éteignaient le feu, ils plaçaient des indigents affamés à la garde des meubles précieux et des trésors du riche. On eût dit d'une ruche immense d'hommes bourdonnant autour de l'Hôtel-de-Ville, et suspendant le combat pour voler au secours de la civilisation commune. Il ne fallait qu'une impulsion réglée à ce mouvement instinctif du peuple qui le pousse au rétablissement de l'ordre par ses vertus. Ce mouvement, les membres du gouvernement et les ministres commençaient à l'imprimer. Il ne fallait qu'un centre à ce peuple, il le trouvait, le fortifiait dans ces citoyens dévoués.

 

XI.

Le gouvernement devait d'abord parler au peuple et aux départements, afin d'instruire la nation des événements et de lui apprendre en même temps quels étaient les hommes qui s'étaient jetés à la tête du mouvement pour le régler, pour le contenir et pour changer la victoire en pacification, la révolution en institution. Lamartine prit la plume et écrivit la proclamation au peuple français :

Au nom du peuple français,

Le gouvernement vient de s'enfuir en laissant derrière lui une trace de sang qui lui interdit de revenir jamais sur ses pas. Les membres du gouvernement provisoire n'ont pas hésité un instant à accepter la mission patriotique qui leur était imposée d'urgence. Quand la capitale de la France est en ce feu, le mandat du gouvernement provisoire est dans le salut public ; la France entière le comprendra et lui prêtera concours. Sous le gouvernement populaire, tout citoyen est magistrat.

Français, donnez au monde l'exemple que Paris va donner à la France ; préparez-vous par l'ordre aux fortes institutions que vous allez vous donner.

Le gouvernement provisoire veut la république, sauf la ratification du peuple, qui sera immédiatement consulté.

Il veut l'unité de la nation, formée désormais de toutes les classes de citoyens qui composent la nation, il veut le gouvernement de la nation par elle-même. La liberté, l'égalité, la fraternité, pour principes, le peuple pour mot d'ordre, voilà le régime démocratique que la France se doit à elle-même, et que nos efforts sauront lui assurer.

 

Cette proclamation au peuple fut lancée avec profusion du haut des balcons sur la place. Elle fut suivie quelques minutes après d'une proclamation à l'armée. Il fallait à la fois fixer son sort, relever son honneur et préparer sa réconciliation avec le peuple. Lamartine écrivit :

Généraux, officiers et soldats,

Le pouvoir par ses attentats contre la liberté, le peuple de Paris par sa victoire, ont amené la chute du gouvernement auquel vous aviez prêté serment. Une fatale collision a ensanglanté la capitale. Le sang de la guerre civile est celui qui répugne le plus à la France. Un gouvernement provisoire a été créé, il est sorti de l'impérieuse nécessité de préserver la capitale, de rétablir l'ordre, de préparer à la France des institutions populaires analogues à celles sous lesquelles la république française a tant grandi la France et ses armées.

Il faut rétablir l'unité du peuple et de l'armée un moment altérée.

Jurez fidélité au peuple où sont vos pères et vos frères. Jurez amour à ses nouvelles institutions et tout sera oublié, excepté votre courage et votre discipline.

La liberté ne vous demandera plus d'autres services que ceux dont vous aurez à vous réjouir devant la patrie et à vous glorifier devant ses ennemis.

 

Ces proclamations, jetées au peuple par les fenêtres, furent distribuées en masse à des pacificateurs volontaires ; ils coururent les faire imprimer et afficher dans tous les quartiers. Des élèves des écoles militaires et des ouvriers les portèrent aux casernes et les expédièrent aux corps de troupes qui refluaient de Paris.

Déjà les principaux chefs de l'armée, à quelques partis qu'ils appartinssent le matin, se rendaient encore tout poudreux de la bataille à l'Hôtel-de-Ville. Ils traversaient péniblement, mais sans insulte, les rangs de ceux qu'ils combattaient le matin. Ils venaient se presser autour du gouvernement provisoire comme autour du seul centre contre l'anarchie et la décomposition. Les membres du gouvernement, sans exiger d'eux d'autres serments que leur patriotisme, les accueillaient en frères. Ils serraient cordialement la main de ces braves officiers et les renvoyaient à leurs divers commandements sans autre ordre que de rallier leurs soldats au drapeau, de prévenir toute collision entre le peuple et la ligne et de rétablir la sûreté des communications, par de fortes colonnes circulant en dehors des barrières et sur les routes qui aboutissent à Paris. La garnison de Vincennes envoyait sa soumission au gouvernement. Le général Duvivier, républicain de cœur avant la république, mais d'un religieux patriotisme surtout, le général Bedeau, le général Lamoricière, le bras en écharpe et brûlant de fièvre, par suite de sa blessure du matin, le général Pire, soldat de l'empire et de la monarchie, étincelant du feu et de l'élan militaire sous les années du vieillard, une foule d'autres officiers de tout grade et de toute date, de toute opinion, de tout uniforme, accouraient, les uns au cri du danger de la patrie, les autres à l'enthousiasme que le mot république rallumait dans leur mémoire, ceux-ci à l'espérance d'une nouvelle ère de gloire, ceux-là à l'appel impartial de la France en feu, tous à ce premier mouvement du soldat ou du citoyen français, qui précipite ce peuple de lui-même au poste du dévouement, des services et du péril.

Les officiers, les soldats de la garde nationale, les députés républicains, monarchistes, légitimistes, sans acception de regrets, de parti, d'espérance, affluaient de minute en minute, montrant leur visage, dévouant leurs cœurs, offrant leurs bras ; on eût dit que le trône disparu avait enlevé toutes les barrières entre les esprits et qu'il n'y avait plus, pour tous ces hommes de résolution, qu'une opinion : le salut public ; qu'un devoir, le sacrifice ; qu'un parti : la France. Les cris, les ondulations du peuple, la foule, les coups de feu, la lueur des flammes, la confusion, le tumulte, semblaient alimenter l'enthousiasme. C'était la mêlée de la patrie. On y distinguait entre mille, M. de La Rochejaquelein, ce Vendéen de race resté inexorable aux séductions de la monarchie de 1830, fier de se confondre avec les républicains, serrant la main aux combattants, acclamé des ouvriers de la révolution, leur parlant de concorde, et d'honneur pour tous dans la liberté, et offrant ainsi par sa mâle et martiale altitude le symbole de la réconciliation des classes et de l'unité de la patrie.