HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

LIVRE QUATRIÈME.

 

 

Conseils de républicains au Palais-Bourbon. — Question posée à Lamartine. — Sa réponse. — Physionomie de la Chambre des députés. — Entrée de la duchesse d'Orléans et de ses enfants. — Discours de MM. Dupin et Odilon Barrot en faveur de la régence. — MM. Marie et Crémieux demandent un gouvernement provisoire. — Invasion de la Chambre par le peuple. — M. Ledru-Rollin — Lamartine entraîné à la tribune. — Puissance circonstancielle de sa parole. — Son discours. — Conscience et raison de ce discours. — Seconde invasion du peuple. — Fuite de la duchesse d'Orléans. — Scrutin populaire. — Nomination du gouvernement provisoire.

 

I.

Remontons de quelques instants le cours rapide et multiple des événements, et racontons ce qui se passait simultanément à la Chambre des députés.

Lamartine, étranger à toute espèce de conjuration contre la monarchie, s'était endormi la veille, consterné du sang répandu sur le boulevard, mais fermement convaincu que la nuit qui avait fait trêve à la lutte, et que le jour qui allait déclarer de nouvelles concessions de la royauté, pacifieraient le mouvement. Sans parti à la Chambre, sans complice dans la rue, retenu par une indisposition, il ne songeait pas à sortir de son inaction. Qu'importait sa présence dans l'Assemblée pour entendre seulement les noms et le programme ordinaire d'un nouveau ministère ? Les événements se passaient au-dessus de lui ; il les apprendrait comme le public, avec indifférence ou avec joie, selon qu'ils paraîtraient servir ou desservir la cause désintéressée qu'il portait dans son cœur.

Quelques-uns de ses collègues venaient de moments en moments lui raconter les accidents des deux journées. Aucun d'eux ne prévoyait une catastrophe finale de la dynastie. On se bornait à des conjectures sur les noms et sur les projets des ministres imposés au Roi par une sédition prolongée.

A dix heures et demie, cependant, un de ses amis accourut lui annoncer que l'on redoutait une invasion du peuple à la Chambre des députés. Lamartine se leva à cette nouvelle, bien qu'il crût peu à une telle impuissance des cinquante mille hommes de troupes qu'on croyait concentrés dans Paris. Mais le danger qu'on pouvait prévoir pour ses collègues lui faisait un devoir de le partager. La popularité d'estime dont il jouissait dans la Chambre et au dehors pouvait rendre sa présence utile et son intervention protectrice pour la vie des citoyens ou des députés. La question politique lui semblait vidée pour le moment. Il sortit par instinct d'honneur et non par la politique. Il croyait la crise dénouée. La journée d'hier a été un 20 juin, dit-il en sortant. Elle présage certainement un 10 août. Une royauté désarmée qui capitule sous le feu n'est plus une royauté. Le 10 août est sur nos pas, mais il est loin encore.

Il se rendit seul, à pied, à la Chambre des députés. Un ciel bas et sombre, percé de temps en temps d'un éclair de soleil d'hiver, ressemblait à la fortune du jour. Il était indécis et orageux. Les rues étaient désertes ; quelques avant-postes d'infanterie les pieds dans la boue et de cavaliers enveloppés de leurs manteaux blancs, la bride sur le cou tendu de leurs chevaux, occupaient en petit nombre les environs de la Chambre. Ils le laissèrent passer.

En traversant la place du Palais de l'Assemblée, il entendit le roulement d'une voiture, et des cris de vive Barrot, vive la réforme, lui firent détourner la tête. Il s'arrêta. Une calèche de place disloquée et boueuse traînée avec peine par deux chevaux harassés' du poids, passa devant lui. Il reconnut sur le siège, à côté du cocher, M. Pagnerre, président du comité de l'opposition de Paris. Derrière la voiture deux ou trois citoyens bien vêtus agitaient leur chapeau et leur mouchoir, et faisaient signe aux passants que tout était calmé. Un petit groupe de peuple composé surtout de jeunes gens et d'enfants suivait les roues en poussant des cris de joie. Au fond de la voiture, la figure pensive et pâle de M. Odilon Barrot témoignait de l'agitation de ses pensées et de l'insomnie de sa nuit. Il se rendait courageusement à son poste, au ministère de l'intérieur, incertain s'il était suivi par la pacification ou par le soulèvement de la multitude. Il savait le Roi en fuite et le palais forcé ; mais il poursuivait son devoir sans regarder derrière lui. Une pareille heure rachète bien des hésitations. Le cœur de ce chef de l'opposition ne participa jamais aux ondulations de son esprit, et les ondulations de son esprit ne furent jamais, dit-on, que les scrupules de sa conscience.

 

II.

Lamartine regarda, plaignit dans son cœur, et passa.

Sous la voûte d'un péristyle de la Chambre des députés, deux généraux à cheval, l'épée à la main, la figure animée par la course, les habits tachés de boue, venaient de se rencontrer et s'entretenaient à haute voix en se serrant la main. L'un était le général de cavalerie, Perrot, l'autre inconnu. — Eh bien, général, disait un des officiers à son collègue, quelle nouvelle de votre côté ?Rien de grave, répondit le général Perrot ; les groupes sur la place de la Concorde sont peu nombreux et fléchissent aux moindres ébranlements de mes escadrons ; d'ailleurs les meilleures troupes de l'Europe ne forceraient pas le pont.

Quand le général parlait ainsi, il ne savait pas encore le départ du Roi, la retraite des troupes du Carrousel, l'immobilité des généraux qui commandaient de l'autre côté du fleuve et l'occupation du château. Les événements devançaient les heures.

Lamartine rassuré sur le sort de la Chambre par ces paroles saisies au passage, traversa la cour et entra dans le palais.

Sept ou huit personnes l'attendaient sous le vestibule. C'étaient pour la plupart des journalistes de l'opposition et quelques hommes actifs signalés depuis 1830 par des opinions républicaines correspondantes à celles du journal le National. M. de Lamartine n'avait jamais eu de relations avec ce journal. L'injustice de ses rédacteurs à son égard ressemblait souvent à une sourde hostilité. Le National peignait Lamartine comme un orateur ambitieux, caressant l'opposition pour lui emprunter de la popularité, mais disposé à livrer cette popularité à la cour pour en obtenir du pouvoir. Plus souvent il couvrait de fleurs l'orateur pour mieux effacer l'homme politique. Il manquait peu d'occasions de joindre comme correctif à l'éloge exagéré du talent, le dédain de la pensée. Il reléguait avec affectation le député parmi les poètes que Platon chassait de la république. De son côté, Lamartine se défiait de l'opposition bruyante de ce journal. Il croyait entrevoir sous cette emphase de colère contre le trône, certains ménagements, peut-être certaines complicités d'intelligence avec le parti parlementaire de M. Thiers. Il se trompait sans doute ; mais une opposition ainsi alliée lui semblait aussi fatale à la monarchie constitutionnelle qu'à la république. Il aimait les questions nettement posées. L'ambigüité des coalitions parlementaires lui répugnait dans le journalisme comme dans la Chambre.

Quant aux journalistes de la Réforme, Lamartine ne les connaissait que par les dénigrements et les travestissements que ce journal plus franc de ton, mais excessif et acerbe d'opinions, faisait de ses discours. Il avait eu seulement l'occasion de voir cinq ou six fois son collègue à la Chambre, M. Ledru-Rollin, l'inspirateur et l'homme politique de ce journal. Ces rapports étrangers à la politique ne l'avaient rapproché sur aucun point de l'esprit de la Réforme. Il avait refusé de s'associer aux banquets de Dijon et de Châlons présidés par M. Ledru-Rollin et par M. Flocon. Il avait blâmé énergiquement dans le journal de son département les signes néfastes, les appellations posthumes, les paroles acerbes de ces banquets. Il n'avait loué dans le parti de la Réforme que la franchise de l'opposition et le talent ; il avait rompu d'avance avec les doctrines.

 

III.

Le groupe de républicains qui entoura Lamartine à son entrée dans les couloirs de la Chambre, lui demanda un entretien secret et urgent dans une salle écartée du palais. M. de Lamartine les y conduisit. On ferma les portes ; la plupart de ces hommes ne lui étaient connus que de visage.

L'un d'eux prit la parole au nom de tous. L'heure presse, dit-il, les événements sont suspendus sur l'inconnu. Nous sommes républicains ; nos convictions, nos pensées, nos vies sont dévouées à la république. Ce n'est pas au moment où nos amis versent leur sang depuis trois jours pour cette cause commune au peuple et à nous que nous la désavouerions. Elle sera toujours l'âme de nos âmes, le but suprême de nos espérances, la tendance obstinée de nos actes et de nos écrits ; en un mot nous ne l'abandonnerons jamais. Mais nous pouvons l'ajourner et la suspendre devant des intérêts supérieurs à nos yeux à la république même, les intérêts de la patrie. La France est-elle mûre pour cette forme de gouvernement ? l'accepterait-elle sans résistance ? ou s'y plierait-elle sans violence ? En un mot, n'y a-t-il pas plus de danger peut-être à la lancer demain dans la plénitude de ses institutions, qu'à la retenir sur le seuil, en les lui montrant de loin et en les lui faisant désirer avec plus de passion ? Voilà l'état de nos esprits ; voilà nos scrupules ; résolvons-les. Nous ne vous connaissons pas, nous ne vous flattons pas, mais nous vous estimons. Le peuple invoque votre nom. Il a confiance en vous. Vous êtes à nos yeux l'homme de la circonstance. Ce que vous direz sera dit ; ce que vous voudrez sera fait. Le règne de Louis-Philippe est fini ; aucune réconciliation n'est possible entre lui et nous. Mais une continuation de royauté temporaire sous le nom d'un enfant, sous la main faible d'une femme, et sous la direction d'un ministre populaire, mandataire du peuple cher aux républicains, peut-elle clore la crise, et initier la nation à la république sous le vain nom de monarchie ? Voulez-vous être le ministre, le tuteur de la royauté mourante et de la liberté naissante, en gouvernant cette femme, cet enfant, ce peuple ? Le parti républicain se donne authentiquement à vous par nos voix. Nous sommes prêts à prendre l'engagement formel de vous porter au pouvoir par la main désormais invincible de la révolution qui gronde à ces portes, de vous y soutenir, de vous y perpétuer par nos votes, par nos journaux, par nos sociétés secrètes, par nos forces disciplinées dans le fond du peuple. Votre cause sera la nôtre. Ministre d'une régence pour la France, et pour l'Europe, vous serez le ministre de la vraie république pour nous.

 

IV.

L'orateur ému et consciencieux se tut. Ses collègues donnèrent l'assentiment de leur silence et de leurs gestes à ces paroles.

Lamartine leur demanda un instant de réflexion pour peser dans son esprit une résolution et une responsabilité si terribles. Il posa ses deux coudes sur la table ; il cacha son front dans ses mains ; il invoqua mentalement les inspirations de Celui qui seul ne se trompe pas. Il réfléchit presque sans respirer cinq ou six minutes. Les républicains étaient restés debout en face de lui et groupés autour de la table. Lamartine écarta enfin ses mains, releva sa tête et leur, dit :

Messieurs, nos situations, nos antécédents, sont bien différents, et nos rôles ici sont bien étranges. Vous êtes d'anciens républicains à tout prix. Je ne suis pas républicain, de cette race, moi. Et cependant c'est moi qui vais être en ce moment plus républicain que vous. Entendons-nous. Je regarde, comme vous, le gouvernement républicain, c'est-à-dire le gouvernement des peuples par leur propre raison et par leur propre volonté, comme le seul but et la seule fin des grandes civilisations, comme le seul instrument de l'avènement des grandes vérités générales qu'un peuple veut inaugurer dans ses lois. Les autres gouvernements sont des tutelles, des aveux de l'éternelle minorité des peuples, des imperfections devant la philosophie, des humiliations devant l'histoire. Mais je n'ai aucune impatience d'homme, voulant marcher plus vite que les idées, aucun fanatisme absolu pour telle ou telle forme de gouvernement. Tout ce que je veux c'est que ces formes progressent et qu'elles se tiennent toujours, non en avant, ni en arrière de la tête de colonne du peuple, mais à la hauteur juste des idées et des instincts d'une époque. Je ne suis donc pas républicain absolu comme vous, mais je suis politique. Eh bien ! c'est comme politique que je crois devoir refuser en ce moment le concours que vous voulez bien m'offrir pour ajourner la république, si elle doit éclore dans une heure. C'est comme politique que je vous déclare que je ne conspire pas, que je ne renverse pas, que je ne désire pas un écroulement du règne, mais que si le règne s'écroule de lui-même, je ne tenterai pas de le relever, et que je n'entrerai que dans un mouvement complet, c'est-à-dire dans la république !

Il y eut un moment de silence. L'étonnement, une sorte de stupéfaction mêlée de doute, se peignit sur les visages. Lamartine reprit :

Je vais vous dire pourquoi. Aux grandes crises, il faut à la société de grandes forces. Si le gouvernement du roi s'écroule aujourd'hui, nous allons entrer dans une des plus grandes crises qu'un peuple ait jamais eu à traverser avant de retrouver une autre forme définitive de gouvernement. Le règne de dix-huit ans par un seul homme, au nom d'une seule classe de citoyens, a accumulé des flots d'idées, d'impatiences révolutionnaires, de rancunes et de ressentiments dans la nation qui demanderont au nouveau règne des satisfactions impossibles. La réforme indéfinie qui triomphe aujourd'hui dans la rue, ne pourra se définir, se limiter, sans rejeter à l'instant dans l'agression toutes les classes du peuple qui seront rejetées en dehors de la souveraineté. Républicains, légitimistes, socialistes, communistes, terroristes, séparés de but, s'uniront de colères pour renverser la faible barrière qu'un gouvernement de trêve tentera en vain de leur opposer. La chambre des pairs participe à la haine que le peuple nourrit contre la cour. La chambre des députés a perdu toute autorité morale par la double action de la corruption qui la décrédite et de la presse qui la dépopularise. Les électeurs ne sont qu'une imperceptible oligarchie dans l'État. L'armée est déconcertée et craint de commettre un parricide, en tournant ses armes contre les citoyens. La garde nationale, force impartiale, a pris parti pour l'opposition. Le vieux respect pour le roi est violé dans les cœurs, par son obstination et par sa défaite. De quelle force entourerez-vous demain ce trône relevé pour y faire asseoir un enfant ? La Réforme ? mais elle n'est qu'un drapeau qui cache la République. Le suffrage universel ? mais il est une énigme et il contient un mystère. D'un mot et d'un geste il engloutira ce reste de monarchie, ce fantôme d'opposition, ces ombres de ministres qui auront cru le dominer. Son second mot pourra être monarchie ou empire, son premier mot sera république. Vous n'aurez fait que lui préparer une proie royale à dévorer. Qui soutiendra la régence ? Sera-ce la grande propriété ? mais elle appartient de cœur à Henri V. La régence ne sera pour elle qu'un champ de bataille pour arriver à la légitimité. Sera-ce la propriété moyenne ? mais elle est personnelle et trafiquante. Une minorité agitée, un règne en sédition permanente ruinera ses intérêts et lui fera demander à l'instant un état définitif dans la République. Enfin sera-ce le peuple ? mais il est vainqueur, mais il est en armes, mais il est triomphant partout, mais il est travaillé depuis quinze ans de doctrines qui saisiront l'occasion pour pousser sa victoire sur la royauté jusqu'au bouleversement de la société elle-même.

La régence ce sera la fronde du peuple ; la fronde avec l'élément populaire, communiste, socialiste de plus. La société défendue seulement par un gouvernement de petit nombre, sous une forme de royauté qui ne sera ni la monarchie, ni la république, sera atteinte sans défense jusque dans ses fondements. Le peuple calmé peut-être ce soir par la proclamation de la régence, reviendra demain à l'assaut pour arracher une autre nouveauté. Chacune de ces manifestations irrésistibles emportera avec une demi-concession, un dernier lambeau de pouvoir. Le peuple y sera poussé par des républicains plus implacables que vous ; vous n'aurez laissé du trône que ce qu'il en faut pour irriter la liberté, pas assez pour la contenir. Ce trône sera le but permanent des oppositions, des séditions, des agressions de la multitude. Vous marcherez de 20 juin en 10 août jusqu'aux journées sinistres de septembre. Aujourd'hui on demandera à ce faible pouvoir l'échafaud au dedans, demain on en exigera la guerre au dehors. Il ne pourra rien refuser, ou il sera violenté. Vous allécherez le peuple au sang. Malheur et honte à la révolution s'il en goûte. Vous tomberiez dans le 93 de la misère, du fanatisme, du socialisme. La guerre civile acharnée de la faim et de la propriété, ce cauchemar des utopistes, deviendra la réalité momentanée de la patrie. Pour avoir voulu arrêter une femme et un enfant sur la pente d'un détrônement pacifique, vous ferez rouler la France, la propriété, la famille dans un abîme d'anarchie et de sang.

 

V.

Les visages paraissaient émus. Lamartine continua.

Quant à moi je vois trop clairement la série de catastrophes consécutives que je préparerais à mon ce pays pour essayer d'arrêter l'avalanche d'une révolution pareille sur une pente où aucune force dynastique ne pourra la retenir sans accumuler sa masse, son poids, les ruines de sa chute. Il n'y a, je vous le répète, qu'une seule force capable de préserver le peuple des dangers qu'une révolution dans de telles conditions sociales, va lui faire courir, c'est la force du peuple lui-même, c'est la liberté tout entière ; c'est le suffrage, la volonté, la raison, l'intérêt, la main, l'arme de tous, c'est la république !

Oui, c'est la république, continua-t-il avec un accent d'intime conviction, qui peut seule aujourd'hui vous sauver de l'anarchie, de la guerre civile, de la guerre étrangère, de la spoliation, de l'échafaud, de la décimation de la propriété, du bouleversement de la société, et de l'invasion étrangère. Le remède est héroïque, je le sais. Mais à des crises de temps et d'idées comme celles où nous vivons, il n'y a de politique efficace qu'une politique grande et audacieuse comme la crise elle-même. En donnant demain la république par son nom, au peuple, vous le désarmez à l'instant du mot qui l'agite. Que dis-je ? vous changez à l'instant sa colère en joie, sa fureur en enthousiasme. Tout ce qui a le sentiment républicain dans le cœur, tout ce qui a le rêve de république dans l'imagination, tout ce qui regrette, tout ce qui aspire, tout ce qui raisonne, tout ce qui rêve en France, républicains des sociétés secrètes, républicains militants, républicains spéculatifs, peuple, tribuns, jeunesse, écoles, journalistes, hommes de main, hommes de pensée, ne poussent qu'un cri, se rangent autour de leur drapeau, s'arment pour le défendre, se rallient confusément d'abord, en ordre ensuite, pour protéger le gouvernement et pour préserver la société elle-même derrière ce gouvernement de tous. Force suprême qui peut avoir ses agitations, jamais ses détrônements ou ses écroulements ; car ce gouvernement porte sur le fond même de la nation. Il fait seul appel à tous ; lui seul peut se conserver, lui seul peut se modérer, lui seul peut apporter par la voix et par la main de tous, la raison, la volonté, les suffrages nécessaires, et les armes pour sauver non-seulement la nation de la servitude, mais la société, la famille, la propriété, la morale, menacées par le cataclysme d'idées qui fermentent sous les fondements de ce trône à demi écroulé. Si l'anarchie peut être domptée, sachez-le bien, c'est par la république ! Si le communisme peut être vaincu, c'est par la république ! Si la révolution peut être modérée, c'est par la république ! Si le sang peut être épargné, c'est par la république ! Si la guerre universelle, si l'invasion qu'elle ramènerait peut-être comme une réaction de l'Europe sur nous peuvent être écartées, sachez-le bien encore ! c'est par la république ! Voilà pourquoi en raison et en conscience d'homme d'État, devant Dieu et devant vous, sans illusion, comme sans fanatisme, si l'heure pendant laquelle nous délibérons est grosse d'une révolution, je ne veux point conspirer pour une demi-révolution ; je ne conspire pour aucune ; mais s'il doit y en avoir une je l'accepterai tout entière, et je me déciderai pour la république !

Mais, ajouta-t-il en se levant, j'espère encore que ce Dieu épargnera cette crise à mon pays ; car j'accepte les révolutions, mais je ne les fais pas. Pour ce prendre la responsabilité d'un peuple, il faut être un scélérat, un fou, ou un Dieu.

Lamartine a raison, s'écria un des interlocuteurs ; plus impartial que nous, il a cependant plus de foi dans nos idées que nous-mêmes. — Nous sommes convaincus, s'écrièrent-ils tous. — Séparons-nous, et faites, ajoutèrent-ils en s'adressant à Lamartine, ce que les circonstances vous inspireront de mieux.

 

VI.

Pendant que ceci se passait dans un des bureaux : de la Chambre, une scène analogue se passait dans un bureau voisin.

Un jeune homme accrédité, malgré ses années, parmi les républicains plus avancés en âge, M. Emmanuel Arago, fils de l'illustre citoyen qui avait créé ce nom, s'efforçait d'entraîner M. Odilon Barrot au parti de la république.

M. Emmanuel Arago sorti quelques moments avant du bureau du National où il avait harangué le peuple par une fenêtre, avait entraîné par son nom et par sa voix des groupes de combattants sur la place de la Concorde. Arrêté à l'issue de la rue Royale par des masses de troupes qui stationnaient sur cette place, il avait demandé à parler au général Bedeau. Le général était accouru au galop et l'avait laissé passer comme un parlementaire du peuple venant apporter à la Chambre des conseils et des informations propres à suspendre la lutte. M. Emmanuel Arago parlementait, en effet, avec des députés de toute nuance dans ce bureau, lorsque M. Odilon Barrot provoqué par ses amis y rentra. M. Emmanuel Arago et ses amis rédacteurs du journal la Réforme ne purent entraîner M. Odilon Barrot. Son opinion pouvait être flottante ; son devoir était précis. Il était ministre. Ses concessions auraient été des trahisons. Il résista avec courage, il eut l'éloquence du caractère. Il y a des hommes qui se retournent et qui grandissent au bord de l'abîme. M. Barrot fut un de ces hommes. Il eut le désespoir héroïque et des accents dignes de l'antiquité.

Lamartine, après avoir quitté les républicains qui venaient de l'entourer, rentra dans la Chambre.

 

VII.

Les tribunes étaient pleines et mornes ; les bancs de la salle peu garnis de députés. Les physionomies pâles et affaissées révélaient les insomnies de la dernière nuit, les présages du jour. Les députés chassés à chaque instant de leur banc par l'agitation intérieure de leur pensée, causaient à voix basse, lançant sur les députés d'opinion contraire des regards scrutateurs. On cherchait à lire sur le visage des membres de l'opposition le destin de la journée. Quelques-uns allaient aux informations dans les couloirs, d'autres montaient sur la plate-forme du péristyle, pour contempler de plus haut les mouvements inintelligibles du peuple et des troupes sur la place de la Concorde. De minute en minute, les détonations lointaines, des fusillades faisaient frémir les vitres du dôme et pâlir les femmes dans les tribunes. Lamartine s'assit seul à son banc désert. Il n'échangea un mot avec aucun de ses collègues pendant les deux heures de cette séance. Sa crainte était muette comme son espérance ; ou plutôt il ne savait pas s'il craignait ou s'il espérait ; il s'attristait. Les révolutions sont des sphinx. Elles ont un mot qu'on ne leur demande pas sans terreur.

 

VIII.

M. Thiers parait un moment dans la salle qui précède l'enceinte, la tête nue, le visage bouleversé par le contre-coup des scènes dont il vient d'être l'acteur ou le témoin au départ du Roi. Les députés monarchiques se groupent autour de lui, et le pressent d'interrogations. Il s'incline comme sous le poids de la destinée, puis se redressant, et élevant son chapeau de sa main droite au-dessus de sa tête avec le geste d'un pilote en perdition. La marée monte, monte, s'écrie-t-il, et il se perdit dans la foule. Ce mot consterna ceux qui l'entendirent. C'était le cri de la détresse qui s'abîme dans la résignation.

Le fauteuil du président était vide comme si la pensée de la Chambre eût été visiblement absente de ce simulacre de délibération. M. Sauzet, président aimé de l'Assemblée et du Roi, y monte enfin. M. Sauzet avait sur les traits le pressentiment de la séance, la tristesse des funérailles de la dynastie. Pas un seul ministre aux bancs du gouvernement ; on voyait l'interrègne partout. Les yeux de la Chambre cherchaient un homme à interroger, un signe de pouvoir à environner. Le silence régnait. Un jeune député, M. Laffitte, nom fatal aux trônes, monte à la tribune. Il s'adresse à tous les partis, à l'opposition surtout, généreuse puisqu'elle est triomphante, et demande que la Chambre préoccupée du salut commun se déclare en permanence. C'est le signal des moments extrêmes. La Chambre à l'unanimité adopte cette motion. Mais les députés monarchiques se bornent à cette mesure ; aucune initiative énergique ne part de leurs rangs. L'heure est perdue dans une vaine attente.

Cependant, un officier en uniforme est introduit précipitamment dans la salle ; il monte l'escalier de la tribune et parle à l'oreille de M. Sauzet. M. Sauzet se lève, invoque le silence. Il annonce d'une voix ferme, mais émue, que madame la duchesse d'Orléans et ses enfants vont entrer dans la salle. L'annonce de l'arrivée de la princesse agite sans étonner. On présageait l'abdication ; on s'attendait à la proclamation de la régence ; on ignorait la fuite du roi ; on trouvait naturel que la princesse, mère du jeune roi, vînt présenter son fils à l'adoption du pays par la Chambre des députés. Les hommes de service rangent deux chaises et un fauteuil au pied de la tribune, en face de l'Assemblée. Un respectueux silence s'établit sur tous les bancs. Les députés descendent des hauteurs delà salle pour se rapprocher de la scène. Les spectateurs dans les tribunes, se penchent le corps en avant, les visages tendus vers les portes. L'attitude universelle est pleine de la décence du lieu et de l'anxiété du spectacle.

 

IX.

La large porte qui s'ouvre en face de la tribune à la hauteur des bancs les plus élevés de la salle, s'ouvre. Une femme paraît, c'est la duchesse d'Orléans. Elle est vêtue de deuil. Son voile relevé à demi sur son chapeau laisse contempler son visage empreint d'une émotion et d'une tristesse qui en relèvent la jeunesse et la beauté. Ses joues pâles sont tracées des larmes de la veuve, et des anxiétés de la mère. Il est impossible à un regard d'homme de se reposer sur ces traits, sans attendrissement. Tout ressentiment contre la monarchie s'évapore de l'âme. Les yeux bleus de la princesse errent, dans l'espace dont ils sont un moment éblouis, comme pour y demander secours à tous les regards. Sa taille frêle et élancée s'incline au bruit des applaudissements qui l'accueillent. Une légère rougeur, lueur d'espérance dans la chute et de joie dans le deuil, colore ses joues. Son sourire de reconnaissance éclate sous les larmes : on voit qu'elle se sent entourée d'amis. Elle tient de la main droite le jeune roi qui trébuche sur les marches, et de la main gauche son autre fils le petit duc de Chartres ; enfants pour qui leur catastrophe est un spectacle. Ils sont tous deux vêtus d'une veste courte de drap noir. Une collerette blanche retombe de leur cou sur leurs vêtements : portraits de Wandyck vivants et sortis de la toile des enfants de Charles Ier.

Le duc de Nemours marche à côté de la duchesse d'Orléans, fidèle à la mémoire de son frère dans ses neveux ; protecteur qui aura bientôt besoin d'être protégé lui-même. La figure de ce prince, ennoblie par le malheur, respire la satisfaction courageuse, mais modeste, d'un devoir accompli au péril de son ambition et de ses jours. Quelques généraux en uniforme, des officiers de la garde nationale descendent sur la trace de la princesse. Elle salue avec une grâce timide l'Assemblée. Immobile, elle s'asseoit entre ses deux enfants au pied de la tribune, innocente .accusée devant un tribunal sans appel qui vient entendre plaider la cause de la royauté. Dans ce moment, cette cause était gagnée dans les yeux et dans les cœurs de tous. La nature triomphera toujours de la politique dans une assemblée d'hommes émus par les trois plus grandes forces de la femme sur le cœur humain : la jeunesse, la maternité et la pitié.

 

X.

On semble attendre une parole. La tribune des orateurs est vide. Qui oserait parler en face d'un pareil spectacle ? On laisse parler la scène elle-même, on se recueille clans son émotion.

Cependant l'heure presse. Il faut devancer la révolution par un vote, ou toute parole viendra trop tard. Un député connu par son indépendance et par son intrépidité, M. Lacrosse, généreux et franc comme les hommes de Bretagne, se défiant à tort de son autorité, se lève. Il demande dans une intention visible de provocation à l'éloquence d'un des maîtres de la tribune, que la parole soit donnée à M. Dupin.

L'intention était pieuse, mais elle manquait d'instinct. Un frémissement ombrageux parcourt l'Assemblée et soulève un chuchotement qui se grossit presque en murmure. M. Dupin passait pour l'ami et le confident personnel du roi. Chef de ses conseils privés, on voyait en lui dans un pareil moment moins l'orateur de la nation que l'interprète affidé de la cour. C'est le Roi qui va parler, se dit-on tout bas. La défiance arme d'avance contre l'entraînement. On s'endurcit par l'orgueil d'entrevoir et d'éviter un piège. C'est un drame concerté la nuit aux Tuileries ; on entrevoit la trame ; l'effet est manqué. Un cri de l'âme, un geste militaire de M. Lacrosse, auraient entraîné l'Assemblée ; un grand orateur la glace. Tout est dans l'heure ; ce n'était pas l'heure de M. Dupin ; c'était celle d'un sentiment inculte mais communicatif. Lacrosse avait ce sentiment dans le cœur et l'aurait trouvé dans la voix.

M. Dupin le sentait lui-même et il avait l'instinct du silence. Je n'ai pas demandé la parole, dit-il avec étonnement. Mais l'Assemblée impatiente lui montrait du doigt la tribune. Il y monte.

Messieurs, dit-il d'un ton où l'on sentait trembler la monarchie dans sa voix : vous connaissez la situation de la capitale, les manifestations qui ont eu lieu. Elles ont eu pour résultat l'abdication de Sa Majesté Louis-Philippe qui a déclaré qu'il déposait le pouvoir et qu'il le laissait à sa libre transmission sur la tête du comte de Paris avec la régence de madame la duchesse d'Orléans.

Les amis de la dynastie se hâtent d'applaudir, comme pour saisir d'un premier mouvement de surprise cette régence que la discussion peut leur enlever. Ils feignent de prendre pour gage d'une nouvelle monarchie inaugurée les cris de respectueux attendrissement qui saluent un enfant et une femme des noms de régente et de roi.

M. Dupin veut enregistrer ces cris sur la tribune même, comme pour les rendre irrévocables. Messieurs, dit-il, ces acclamations si précieuses pour le nouveau roi et pour madame la régente, ne sont pas les premières qui l'aient saluée. Elle a traversé à pied les Tuileries et la place de la Concorde, escortée par le peuple, par la garde nationale, exprimant ce vœu. Comme il est au fond de son cœur de n'administrer qu'avec le sentiment profond de l'intérêt public, du vœu national, de la gloire et de la prospérité de la France, je demande qu'on dresse un procès-verbal de vos acclamations.

Des cris plus rares répondent à ces paroles. L'enthousiasme n'a qu'un éclair comme la foudre ; si on se relève, on y a échappé.

M. Sauzet essaie de le ressaisir. Messieurs, dit-il à son tour, il me semble que la Chambre, par ses acclamations unanimes.....

On ne le laisse pas achever. Un bruit inusité éclate à la porte de gauche au pied de la tribune. Des inconnus, des gardes nationaux en armes, des hommes du peuple en costume de travail enfoncent la porte, coudoient les huissiers groupés au pied de la tribune, envahissent à demi l'hémicycle et interpellent de sourdes vociférations le duc de Nemours.

Quelques députés se précipitent au-devant d'eux pour faire un rempart de leurs corps à la princesse. M. Mauguin, calme et la tête haute, les refoule du geste et de la poitrine. Le général Oudinot leur parle avec une colère martiale. Il traverse ensuite cette foule pour aller invoquer dans la cour l'appui de la garde nationale. Il rappelle l'inviolabilité de l'Assemblée et le respect dû à une princesse et à une femme, sous les baïonnettes françaises. Les gardes nationaux l'écoutent, feignent de ressentir son indignation, mais prennent lentement leurs armes et finissent par temporiser avec l'événement.

Oudinot indigné rentre dans la salle. Ses opinions de député, incertaines envers la dynastie, ne sont plus que dans son cœur : homme et soldat, il bondit devant l'insulte à une femme.

La séance, interrompue par cette demi-invasion du peuple, reprend. Les députés se soulèvent contre l'insinuation du président, qui a voulu constater l'acclamation de quelques-uns comme le vote de tous. Ils se pressent pour protester aux pieds des deux escaliers de la tribune. M. Marie, orateur imposant et calme, d'une opposition sévère mais modérée, parvient à y monter ; d'autres lui disputent l'espace de son geste et le bruit de sa voix. Il croise les bras sur sa poitrine et attend' son droit.

L'estime qui entoure son caractère redouble l'influence de ses discours. Sa taille élevée, ses traits accentués quoique brefs, impriment à sa personne quelque chose de tragique qui rappelle le buste romain. Il contemple l'orage sans lui céder, mais sans le vaincre.

Lamartine sent que la délibération va perdre de sa liberté, si on discute la régence au-dessus de la tête de la régente et de ses enfants. Il veut sauver à la fois l'esprit de l'Assemblée de l'oppression d'un sentiment et la duchesse de la profanation de son malheur. Il se lève de son banc et s'adressant à M. Sauzet : Je demande, dit-il, à M. le président de suspendre la séance par le double motif du respect dû à la représentation nationale et du respect dû à l'auguste princesse qui est ici devant nous.

 

XI.

Le président obéit à ce conseil qui rend à la fois la dignité au vote, la décence au rang, au sexe ; au malheur. Madame la duchesse d'Orléans hésite à se retirer. Elle semble pressentir que sa présence est le seul gage qui reste au rétablissement de la royauté. Le général Oudinot s'élance à la tribune pour ralentir le départ de la princesse ou pour l'honorer d'un dernier salut. On fait appel à tous les sentiments généreux, dit le brave soldat ; la princesse, on vous l'a dit, a traversé les Tuileries et la place de la Concorde, seule, à pied, avec ses enfants au milieu des acclamations publiques. Si elle désire se retirer, que les portes lui soient ouvertes, que nos respects l'entourent, comme elle était entourée tout à l'heure des respects de la ville de Paris.

Aucune réclamation ne se faisant entendre contre le départ de la princesse, malgré les habiles allusions de l'orateur à l'amour du peuple : Accompagnons-la où elle veut aller, reprend-il.

La princesse n'avait qu'à dire : Je veux aller aux Tuileries ; la Chambre en masse, le peuple ému du spectacle l'y aurait ramenée du même flot qui venait de l'en chasser.

Elle n'osa interrompre. Oudinot semblait attendre ce mot : son épée, sans doute, aurait couvert la veuve et les enfants. Si elle demande à rester dans cette enceinte, qu'elle reste, poursuivit-il, qu'elle reste et elle aura raison, ajouta-t-il avec un accent qui semblait clouer la princesse à sa place, car elle y ce sera protégée par notre dévouement.

 

XII.

Mais le tumulte grossissant aux deux portes et au pied de la tribune, la duchesse respectueusement entraînée par les officiers de sa suite, par le duc de Nemours et par les députés du centre, quitte sa place, monte les gradins par lesquels elle est descendue tout à l'heure, et s'asseoit sur un de ces derniers bancs en face de la tribune. Un groupe de députés debout la protège. Des rumeurs croissantes viennent du dehors s'engouffrer dans l'enceinte. M. Marie brave la présence de l'auguste cliente de l'Assemblée.

Messieurs, dit-il, dans la situation où est Paris, vous n'avez pas une heure à perdre pour prendre des mesures qui puissent avoir autorité sur la population. Depuis ce matin le mal a fait d'immenses progrès. Quel parti prendre ? On vient de proclamer la régence de madame la duchesse d'Orléans ; mais vous avez une loi qui nomme régent M. le duc de Nemours. Vous ne pouvez pas aujourd'hui faire une régence. Il faut que vous obéissiez à la loi ; cependant il faut aviser. Il faut à la tête de la capitale comme la tête de tout le royaume, d'abord un gouvernement imposant. Je demande qu'un gouvernement provisoire soit institué.

Pas un murmure ne s'élève à ce mot décisif. Tout règne, toute régence sont déjà écroulés dans les esprits. Les amis complaisants de la régence du fils aîné du roi, consternés maintenant, sentent quelle faute ils ont faite en violant la loi de la nature qui nommait la duchesse d'Orléans. Il n'y aurait pas aujourd'hui un vide à combler par une loi nouvelle, une constitution à violer, un intervalle de temps nécessaire pour défaire cette loi et pour la refaire, une monarchie à jeter au gouffre avec le régent.

Quand ce gouvernement sera constitué, continue M. Marie, il avisera concurremment avec les Chambres et il aura autorité sur le pays. Ce parti pris, il faut en instruire à l'instant Paris : c'est le seul moyen d'y rétablir la tranquillité. Il ne faut pas dans un pareil moment perdre son temps en vains discours. Je demande qu'un gouvernement provisoire soit organisé.

 

XIII.

Les tribunes applaudissent. Aucun contradicteur ne s'élève. La duchesse d'Orléans pâlit davantage ; le duc de Nemours prend des notes au crayon, comme s'il préparait une renonciation magnanime.

Un orateur populaire, M. Crémieux, qui venait d'escorter le roi jusqu'à sa voiture, touché de la grandeur de la situation et du pathétique du spectacle, glissa dans la main de la princesse quelques mots propres à flatter la nation et à faire rendre l'empire par les mains du peuple lui-même à la veuve du duc d'Orléans. Si c'est un crime, c'est le crime de la pitié. Qui n'eût commis ce crime, s'il se fût trouvé à côté de cette pauvre femme ?

M. Crémieux ne monte pas moins à la tribune après M. Marie. En 1830, dit-il, nous nous sommes trop hâtés, nous voici en 1848 obligés de recommencer. Nous ne voulons pas nous hâter en 1848. Nous voulons procéder régulièrement, légalement, fortement. Le gouvernement provisoire que vous nommerez ne sera pas seulement chargé de maintenir l'ordre, mais de nous apporter des institutions qui protègent toutes les parties de la population, ce qui avait été promis en 1830 et ce qui n'a pas été tenu. Quant à moi, je vous le déclare, j'ai le plus profond respect pour madame la duchesse d'Orléans. J'ai conduit tout à l'heure, j'ai ce triste honneur, la famille royale jusqu'aux voitures qui l'emportent dans son voyage. Je n'ai pas manqué à ce devoir. Mais maintenant la population, la garde nationale, ont manifesté leur opinion. Eh bien ! la proclamation de la régence qu'on vous propose en ce moment, violerait la loi déjà portée ; nommons un gouvernement provisoire ! (Les bravos redoublent et se généralisent.) Qu'il soit juste, ferme, vigoureux, ami du pays auquel il puisse parler. Nous voici arrivés aujourd'hui à ce que la révolution de juillet devait nous donner. Profitons des événements. Ne laissons pas à nos fils le soin de renouveler cette révolution. Je demande un gouvernement provisoire composé de cinq membres.

Pendant que l'Assemblée presque entière adopte par ses applaudissements ou par sa résignation cette motion, le jeune roi entre les genoux de sa mère, contemple d'un regard distrait ce mouvement tumultueux de l'Assemblée, et il applaudit de ses petites mains la motion qui le détrône. La duchesse d'Orléans froisse entre ses doigts le papier qui contient les mots notés par M. Crémieux. Elle les fait lire à M. Dupin qui paraît les approuver.

 

XIV.

M. Odilon Barrot entre et monte d'un pas lent et solennel l'escalier des orateurs qu'il a tant de fois monté et descendu aux applaudissements de l'opposition. Sa figure est pâle, ses sourcils plissés par l'inquiétude, son œil plus creux et plus plein de doute que jamais ; son front semble couvert du nuage de l'avenir. On le regarde avec respect ; on sait que ce qui se passe sur son visage se passe dans son cœur. On peut avoir des doutes sur sa décision, on n'en a point sur sa conscience. Le patriotisme désintéressé est sa religion ; la popularité est sa seule faiblesse. Il a flotté toute sa vie entre la république et la monarchie, marchant toujours à l'état populaire, en se retenant toujours au trône. Il faut qu'il choisisse ; cette heure résume et interroge sa vie. Elle lui demande impitoyablement le dernier mot qu'elle a demandé en 1830 à Lafayette à l'Hôtel-de-Ville ; la république ou la monarchie sont suspendues à ses lèvres.

Jamais, dit-il, nous n'avons eu plus besoin de sang-froid et de prudence. Puissiez-vous être tous unis dans un même sentiment, celui de sauver le pays du plus détestable des fléaux, la guerre civile ! Les nations ne meurent pas ! mais elles peuvent s'affaiblir dans les dissensions intestines, et jamais la France n'eut plus besoin de toute sa grandeur et de toute sa force ! Notre devoir est tout tracé. Il a heureusement cette simplicité qui saisit toute une nation. Il s'adresse à ce qu'elle a de plus généreux et de plus intime, son courage et son honneur. La couronne de Juillet repose sur la tête d'un enfant et d'une femme.

Le centre de l'Assemblée où siègent les amis de la dynastie, salue de nouveau ces paroles de frénétiques applaudissements. Là où penche la popularité de M. Barrot, ils croient voir pencher le destin. La duchesse, elle-même, par un heureux instinct de reconnaissance, se lève et salue la tribune. Chacun de ses gestes imprime un mouvement de curiosité et une expression de tendre intérêt aux attitudes et aux visages. Elle se rasseoit.

Le jeune roi se lève au signe de la princesse et salue à son tour ceux qui ont applaudi sa mère. Le duc de Nemours parle à l'oreille de la duchesse. Elle se relève de nouveau avec une timidité plus visible ; elle tient un papier dans sa main ; elle l'agite en le montrant au président. Une voix féminine, claire, vibrante, mais étouffée par l'émotion, sort du groupe qui l'entoure et fait courir avec un frisson un léger tintement sur l'Assemblée. C'est la duchesse qui demande à parler aux représentants de la nation. Qui aurait résisté à cette voix ? qui n'aurait senti tomber sur son cœur les larmes dont elle eût été sans doute entrecoupée ? C'en était fait de la discussion. Le président ne voit pas ce geste, n'entend pas cette voix, ou affecte de ne pas voir ou de ne pas entendre pour laisser les esprits à M. Barrot. La duchesse, interdite et effrayée de son audace, se rasseoit. La nature vaincue, reste muette. Que pourra l'éloquence ?

M. Barrot reprend : C'est au nom de la liberté politique dans notre pays, c'est au nom des nécessités de l'ordre surtout, au nom de notre union et de notre accord dans les circonstances si difficiles, que je demande à tout mon pays de se rallier autour de ses représentants, de la révolution de juillet. Plus il y a de grandeur et de générosité à maintenir et à relever ainsi la pureté et l'innocence, et plus mon pays s'y dévouera avec courage. Quant à moi, je serai heureux de consacrer mon existence, tout ce que j'ai de facultés dans ce monde, à faire triompher cette cause qui est celle de la vraie liberté dans mon pays.

Est-ce que par hasard, on prétendrait remettre en question ce que nous avons décidé par la révolution de juillet ? Messieurs, la circonstance est difficile, j'en conviens, mais il y a dans ce pays de tels éléments de grandeur, de générosité et de bon sens, que je suis convaincu qu'il suffit de leur faire appel pour que la population de Paris se lève autour de cet étendard. Il y a là tous les moyens d'assurer toute la liberté à laquelle ce pays a le droit de prétendre, de la concilier avec toutes les nécessités de l'ordre qui lui sont si nécessaires, de rallier toutes les forces vives de ce pays et de traverser les grandes épreuves qui lui sont peut-être réservées. Ce devoir est simple, tracé par l'honneur, par les véritables intérêts du pays. Si nous ne savons pas les remplir avec fermeté, persévérance, courage, je ne sais quelles peuvent en être les conséquences. Mais soyez convaincus, comme je le disais en commençant, que celui qui a le courage de prendre la responsabilité d'une guerre civile, au sein de notre noble France, celui-là est coupable au premier chef, celui-là est criminel envers son pays, envers la liberté de la France et du monde entier. Quant à moi, Messieurs, je ne puis prendre cette responsabilité. La régence de la duchesse d'Orléans, un ministère pris dans les opinions les plus éprouvées, vont donner plus de gages à la liberté ; et puisse un appel au pays, à l'opinion publique dans toute sa ce liberté, se prononcer alors et se prononcer sans s'égarer jusqu'à des prétentions rivales de la guerre civile, se prononcer au nom des intérêts du pays et de la vraie liberté. Voilà mon avis, voilà mon opinion. Je ne pourrais pas prendre la responsabilité d'une autre situation.

 

XV.

Ce discours expira dans le silence ou dans les murmures. Le temps avait marché pendant que l'orateur parlait. M. Barrot était déjà dans le passé ; le présent n'était plus à lui ; l'avenir lui échappait.

M. de Larochejacquelein s'élança à la tribune. Fils des héros de la Vendée, M. de Larochejacquelein acceptait la responsabilité de la cause et de la gloire de son père. Mais, Vendéen par le cœur, il était libéral et presque républicain par l'intelligence. A défaut du roi légitime décapité ou proscrit par la toute-puissance des événements, il ne reconnaissait pour roi que le peuple. Il faisait appel à l'insurrection de 1830, à la liberté de tous les temps. Son habileté, c'était la franchise ; sa tactique parlementaire, c'était l'honneur ; son éloquence, c'était le cri soudain et toujours généreux de sa conscience. Au milieu de tant d'orateurs, c'était l'orateur équestre, le gentilhomme de tribune. Sa voix avait les explosions du canon sur le champ de bataille. Sa belle physionomie, sa chevelure touffue et léonine, sa tête haute, sa poitrine en avant, son geste héroïque, imposaient aux yeux. Une certaine jovialité d'accent plaisait en lui au peuple. Le peuple lui pardonnait son nom royaliste en faveur de son opposition à la nouvelle royauté.

En le voyant s'élancer à la tribune, on crut qu'il venait revendiquer la couronne pour Henri V. Un murmure révéla cette pensée. M. de Larochejacquelein l'entendit et le réfuta d'un geste.

Nul plus que moi, dit-il, en s'inclinant légèrement devant la duchesse d'Orléans, nul plus que moi ne respecte et ne sent plus profondément ce qu'il y a de beau dans de certaines situations. Je n'en suis pas à ma première épreuve !..... Je ne viens pas élever follement ici des prétentions contraires à celles auxquelles M. Barrot a fait allusion. Non, mais je crois que M. Barrot n'a pas servi comme il aurait voulu les servir les intérêts qu'il aurait voulu sauver. Il appartient peut-être à ceux qui dans le passé ont toujours servi les rois de parler maintenant du pays et de parler du peuple. Et puis se relevant de toute sa taille et adressant aux députés des centres un geste écrasant de vérité et de défi : Aujourd'hui, s'écria-t-il de sa voix la plus mugissante, vous n'êtes rien ! plus rien !

 

XVI.

Ce mot semblait avoir transporté dans l'Assemblée l'insurrection de la rue. Les centres soulevés éclatent en cris et en gestes d'indignation et de révolte. Quand ce j'ai dit que vous n'étiez rien, reprend l'impassible orateur, je ne croyais pas soulever tant d'orages. Ce n'est pas moi, député, qui vous dirais que vous n'existez plus comme députés, je dis que la Chambre n'existe plus comme.....

Le peuple se charge d'achever la phrase suspendue de l'orateur. On entend heurter contre la porte de gauche, au pied de la tribune. Des cliquetis d'armes, des cris, des interpellations, des gémissements d'hommes étouffés les uns par les autres retentissent dans les corridors.

La salle et les tribunes se lèvent d'un seul bond. Des hommes les bras tendus, des baïonnettes, des sabres, des barres de fer, des drapeaux déchirés au-dessus de leurs têtes, s'efforcent de pénétrer dans l'hémicycle. C'était la colonne du capitaine Dunoyer grossie des républicains qu'elle avait recrutés en route. Cette colonne était entrée d'abord aux Tuileries pêlemêle avec les masses d'insurgés qui avaient envahi le château par toutes les portes. Elle y avait sauvé les gardes municipaux et les soldats oubliés dans la retraite. Parvenue ensuite dans la salle du trône, la colonne y avait été précédée par Lagrange, le combattant exalté des insurrections de Lyon et de Paris.

Lagrange tenait à la main l'abdication qu'il avait enlevée comme nous l'avons vu au maréchal Gérard, au moment où le vieux guerrier la dépliait devant le peuple pour le désarmer.

Lagrange monté sur une banquette lit cette abdication au peuple ; puis, promenant sur son auditoire un regard d'interrogation et un sourire de dédain, il semble demander si cette misérable satisfaction suffit au sang répandu depuis trois jours ? Non ! non ! s'écrient les vainqueurs, ni royauté, ni règne !Bravo, amis, s'écrie Lagrange, c'est la république qu'il nous faut. A ce mot, les applaudissements éclatent. Des orateurs prennent le trône même pour tribune, ils s'y succèdent en brandissant leurs armes. Ils y proclament l'abolition de la royauté. Le capitaine Dunoyer et les siens détachent un des drapeaux qui décoraient le dais du trône, d'autres les imitent, déchirent les drapeaux, en partagent les lambeaux, en font des trophées, des écharpes, des cocardes. Le capitaine Dunoyer rallie autour du sien l'élite de ses hommes arrachés par sa voix au spectacle de la dévastation du château. Il réforme sa colonne et crie : A la Chambre ! Poursuivons la royauté dans l'asile où son ombre s'est réfugiée.

La colonne traverse la Seine, longe le quai d'Orsay aux cris d'à bas la régence ! Elle se grossit en marchant de ces hommes que les courants populaires entraînent comme l'eau débordée entraîne sans choix ce qu'il y a de pur et d'impur sur ses bords. Un garçon boucher, son tablier taché de sang, brandissant un coutelas à la main ; un vieillard la tête nue et chauve, la barbe blanche et hérissée, armé d'une épée nue antique sortie de quelque musée, dont la garde est formée par un pain de munition traversé par la longue lame, modèle vivant d'ateliers de peintre ; d'autres vagabonds signalés aux regards par les lambeaux et par l'étrangeté de leurs costumes et de leurs armes, se placent d'eux-mêmes en tête des gardes nationaux et des combattants, comme autant d'éruptions des soulèvements du volcan du peuple. Des élèves de l'école polytechnique marchent entre ces hommes et la colonne. Elle s'avance au pas de course ; les avant-postes de ligne croisent en vain la baïonnette, lés républicains abaissent les armes des soldats, les franchissent, aperçoivent les voilures de la cour qui attendent la duchesse aux portes de la chambre. Ils craignent que les supplications et les larmes de femme ne leur enlèvent la révolution ; ils s'avancent en tumulte jusqu'à la grille qui fait face au pont. Les deux mille hommes en bataille commandés par le général Gourgaud les arrêtent sans les repousser. On les raisonne en vain ; on les somme de respecter l'inviolabilité de la représentation. Eh quoi ! répond l'un d'eux, nos pères ont franchi tant de fois le seuil de l'Assemblée nationale et de la Convention, et nous ne franchirions pas une fois le seuil de la corruption des cours ?

 

XVII.

Le général Gourgaud se présente et les harangue. Il s'efforce de temporiser au moins avec eux. Attendez, leur dit-il, je vais aller moi-même dans la salle et je vous rendrai compte des événements.

Pendant la courte absence du général, une partie des républicains gravit et franchit le mur d'enceinte extérieure, les gradins du péristyle, et tente de forcer les ouvertures qui prennent jour sous les colonnes de la façade. Arrêtez, enfants, s'écrie Gourgaud qui revient à eux, M. Crémieux est à la tribune. Il combat en ce moment la régence. M. Marie dont vous connaissez le nom, un défenseur incorruptible de votre cause, va venir vous l'annoncer lui-même.

On écoute avec respect le nom de Marie. La figure militaire du général, le reflet du nom de Napoléon sur son nom, parlent pour lui. Nous vous croyons, ce général, répond le chef de la colonne, le capitaine Dunoyer. Mais les amis du peuple sont rares à la Chambre. La majorité vendue va étouffer leurs voix. Il sera trop tard et la patrie vous maudira pour avoir arrêté nos pas. A ces mots, Gourgaud impuissant à dominer leur élan, cède et se range. La troupe reste neutre. La garde nationale applaudit. M. Marie se présente en vain, sa voix est couverte par le tumulte, ses bras comprimés par la foule. Cette foule écarte, renverse, submerge les sentinelles, les huissiers, les représentants qui tentent de s'opposer au torrent.

Le colonel Dumoulin, ancien officier d'ordonnance de Napoléon, qui unit le fanatisme de ses souvenirs militaires au fanatisme de la république, se jette dans cette tête de colonne, comme pour l'entraîner à un assaut. Il arrache le drapeau du trône des mains d'un des combattants, gravit l'escalier des orateurs, et, posant la hampe du drapeau sur le marbre de la tribune, il semble attendre qu'un orateur le suive pour y proclamer la révolution.

Au pied de la tribune, sous les plis du drapeau, un vieillard à la figure douce et calme s'appuie sur le pommeau d'un long sabre nu, comme une cariatide image du peuple vainqueur et apaisé.

Le garçon boucher, son couteau à la main, traverse seul l'espace vide entre la tribune et les gradins. Les députés refluent d'horreur, se préservent du contact de ses vêtements ensanglantés. Us forment un groupe plus épais sur les bancs supérieurs, autour de la duchesse d'Orléans. La princesse, sans s'intimider, prend des notes au crayon sur ses genoux. Elle cherche sans doute dans son propre cœur les paroles qui sauveront le mieux ses fils. Aucun geste, aucun cri des envahisseurs ne tentait d'imposer leur volonté à la représentation nationale. Ils semblaient être venus en spectateurs plus qu'en maîtres du sort que l'Assemblée leur ferait. Tout paraissait suspendu et comme pétrifié dans l'attente commune.

 

XVIII.

Le bruit se répand dans la tribune des journalistes que la révolution est trompée, qu'aux vainqueurs des Tuileries se sont mêlés, en entrant dans la salle, des hommes amenés et suscités par les partisans de la régence pour égarer ou amortir le dénouement. Cette rumeur paraît fondée. Un républicain étonné de cette apathie des premiers groupes introduits dans la Chambre, M. Marrast, s'élance de la tribune des journalistes où il notait les pas de la révolution : C'est le faux peuple, s'écrie-t-il en traversant le couloir, je vais appeler le vrai !

Pendant qu'un nouveau flot d'invasion populaire s'amoncelé au dehors, au dedans le silence et l'indécision continuent. M. Ledru-Rollin, debout au pied de la tribune à gauche, s'efforce d'en gravir les degrés.

Presque seul républicain dans l'Assemblée, depuis quelques années qu'il y siège, inspirateur de la presse révolutionnaire, orateur des banquets démocratiques, adversaire déclaré des compositions, des réticences, des demi-agitations de la gauche dynastique, poussant l'opposition dans la Chambre jusqu'aux termes où la faction commence ; hors de la Chambre, jusqu'aux limites où elle deviendrait sédition ; M. Ledru-Rollin, jeune, grand, sanguin dévisage, fougueux de voix et de geste, mais conservant le sang-froid réfléchi du politique, sous l'emportement apparent de l'orateur, semblait l'homme préparé et attendu par l'événement. Sa parole fortement empreinte par l'étude des formes de l'éloquence plébéienne, avait l'accent un peu posthume de la Convention. On voyait que son imagination mobile et riche s'était souvent tourné vers le passé, pour y modeler l'avenir, et qu'il regrettait les occasions perdues de luttes, de gloire, de mort historique, dans le drame écoulé de la grande révolution.

Isolé à l'extrémité de la Chambre dans un républicanisme prématuré, M. Ledru-Rollin n'y marquait que par son talent. Ses collègues l'avaient écouté jusqu'à ce jour avec plus de curiosité que de terreur. Il n'était à leurs yeux qu'une apparition révolutionnaire, à leur oreille qu'un écho sonore d'un temps à jamais enseveli et muet. Tout à coup les rôles changeaient. C'étaient ses collègues qui fuyaient dans le passé, c'était l'impossible qui devenait la réalité.

Au nom du peuple partout en armes, dit-il avec le geste d'un chef qui montre ses soldats derrière lui, au nom du peuple maître de Paris, quoi qu'on fasse, je viens protester contre l'espèce de gouvernement qu'on est venu proposer à cette tribune. Je ne fais pas comme vous une chose nouvelle, car en 1842 lors de la discussion de la loi de régence, seul dans cette enceinte j'ai déclaré que cette loi ne pouvait être faite sans un appel au pays... Depuis deux jours, nous nous battons pour le droit ; eh bien ! si vous résistez, si vous prétendez qu'un gouvernement par acclamation, un gouvernement éphémère qu'emporte la colère révolutionnaire existe, nous nous battrons encore au nom de la constitution de 1791 qui plane sur le pays, qui plane sur notre histoire !... Pas de régence possible d'une façon usurpatrice !... Je proteste au nom du peuple contre cette usurpation. Vous parlez d'ordre, d'effusion de sang ? ah ! l'effusion du sang nous touche, car nous l'avons vue d'aussi près que personne. Trois mille hommes sont morts !

A ces mots, le garçon boucher s'élance sans doute pour venger ses frères sur les gradins qui mènent au banc de la duchesse d'Orléans. Il faut en finir, dit-il entre ses dents.

M. de Mornay, gendre du maréchal Soult, homme d'opposition, mais généreux et intrépide, retient le boucher par son vêtement. Les députés lui barrent la route et le repoussent avec un soulèvement d'indignation. On écarte cet homme. M. Ledru-Rollin reprend ; il parle, il développe et il prolonge trop le même argument. Le sentiment est impatient comme la minute. Pressez donc la question, lui crie M. Berryer, et concluez à un gouvernement provisoire.

La royauté légitime et la république s'entendent sans se concerter pour supprimer un gouvernement d'acclamation et de surprise qui s'interpose entre leurs espérances et le dénouement.

M. Ledru-Rollin continue ; il cite les abdications de Napoléon et de Charles X, toutes deux trompées. L'Assemblée se refroidit, le temps se perd. Concluez donc, répète M. Berryer, nous savons l'histoire. M. Ledru-Rollin conclut enfin en demandant la nomination d'un gouvernement provisoire par le peuple et une Convention.

 

XIX.

Les degrés des deux côtés de la tribune sont assiégés de gardes nationaux, de jeunes hommes des écoles, de combattants et d'orateurs. Lamartine ! Lamartine ! s'écrient le peuple et une partie de l'assemblée : faites parler Lamartine ! Des députés de tous les bancs de la Chambre se pressent autour de Lamartine, d'autres lui font des signes d'intelligence en lui montrant du doigt la tribune, les uns dans l'intention de l'y voir monter pour achever la révolution, les autres pour la modérer et la régulariser en s'y jetant.

Lamartine immobile et muet depuis le commencement de la séance tremblait de parler. Il sentait qu'un mot entraînerait la révolution indécise vers une république pleine de problèmes ou vers une régence pleine d'anarchie. Un troisième élément d'irrésolution faisait hésiter non ses convictions mais son âme : c'était la pitié.

Sollicité plusieurs fois de paraître à la cour de madame la duchesse d'Orléans qui aimait les lettres, il s'était sévèrement interdit à lui-même tout rapport avec cette princesse, de peur que la reconnaissance n'engageât un jour sa liberté politique[1]. Mais il admirait de loin cette veuve du duc d'Orléans, étrangère, exilée, refoulée de sa vraie place de mère par une loi jalouse et cruelle. Seule aux Tuileries entre un tombeau et un trône, elle n'avait du bonheur que le deuil, de la royauté que la perspective, de la maternité que les soucis. On la disait égale en tout à sa destinée par le génie, par l'âme, par les larmes. Sa physionomie révélait tous ces mystères ; sa beauté contenait sa pensée. Le cœur de Lamartine devait avoir été tenté cent fois de se dévouer à cette poésie vivante, et de lui faire restituer le règne ravi par l'iniquité de la loi. N'était-elle pas reine dans l'imagination ? Le moment était venu de réaliser ce rêve. Il n'y avait pour cela qu'à jeter à la tribune le cri qui était au fond de tous les cœurs. Les gestes et les voix qui l'y poussaient faisaient de Lamartine l'arbitre de la fortune ; l'impartialité un peu austère qu'il avait montrée jusque-là donnait une autorité entraînante à sa décision. La présence de la duchesse, sa pâleur, son regard suppliant, ses enfants pressés sur son cœur étaient la moitié de l'éloquence nécessaire pour subjuguer une assemblée d'hommes sensibles. Jamais orateur n'eut derrière lui une pareille cliente et de pareils clients. Ils rappelaient ces cortèges de femmes et d'enfants détrônés que les orateurs étalaient, pour l'attendrir, devant le peuple romain. Le peuple français est bien plus malléable aux larmes.

 

XX.

Lamartine n'avait qu'à dire à la princesse et à ses fils : Levez-vous ! Vous êtes la veuve de ce duc d'Orléans dont le peuple a couronné en vous la mort et le souvenir ! Vous êtes les enfants privés de ce père et adoptés par la nation ! Vous êtes les innocents et les victimes des fautes du trône, les hôtes et les suppliants du peuple ! Vous vous sauvez du trône dans une révolution ! Cette révolution est juste, elle est généreuse, elle est française ! Elle ne combat pas des femmes et des enfants ! Elle n'hérite pas des veuves et des orphelins ; elle ne dépouille pas ses prisonniers et ses hôtes ! Allez régner ! Elle vous rend par compassion le trône perdu par les fautes dont vous n'êtes que les victimes. Les ministres de votre aïeul ont dilapidé votre héritage ; le peuple vous le rend. Il vous adopte, il sera votre aïeul lui-même. Vous n'aviez qu'un prince pour tuteur, vous aurez pour père et pour mère une nation !...

 

XXI.

La Chambre se serait levée en masse à ces paroles relevées par la vue, par les larmes, par les mots entrecoupés de la duchesse, par l'enfant élevé sur les bras de sa mère et apporté sur la tribune. Lamartine aurait entraîné l'Assemblée et quelques gardes nationaux présents au palais à la suite de la princesse sur la plate-forme du péristyle. De là il aurait montré la veuve et l'enfant au peuple indécis, aux troupes fidèles. Les acclamations étaient certaines. Ce cortège grossi des torrents de gardes nationaux et de peuple dans sa marche ramenait la duchesse et ses enfants aux Tuileries. Il proclamait la régence. Quelle-péripétie ! Quel drame ! Quel dénouement ! Quel triomphe du cœur sur la raison ! de la nature sur la politique !

 

XXII.

Lamartine avait ces mots sur les lèvres, ce geste dans la main, cet acte dans l'imagination, ces larmes dans les yeux. II ne céda pas à ces nobles tentations de l'homme d'imagination. Il arracha son cœur de sa poitrine ; il le contint sous sa main pour n'écouter que sa raison. Sa raison lui rappelait plus fortement encore ce qu'il venait de dire deux heures avant au conseil des républicains.

La régence au milieu d'une crise qui avait soulevé le peuple, entraîné la garde nationale, dissous l'armée, renversé le trône, expulsé le roi, provoqué le suffrage universel, suspendu le travail, jeté deux cent mille ouvriers affamés de droits et de pain sur le pavé, n'était pas la paix ; c'était une trêve courte et agitée. La révolution sanglante n'était pas finie ; elle commençait terrible, convulsive, insatiable, avec ce faible gouvernement de sentiment et de surprise. Lamartine eût sauvé le jour, perdu l'avenir ; soulagé son émotion, ruiné son pays. Il ne se crut pas le droit de satisfaire son cœur aux dépens de son pays, et de perdre des milliers de vies pour jouer un beau rôle d'un moment dans le drame efféminé d'une politique de sentiment. Il eût été facile, il lui eût été doux de verser sur la tribune cette larme qu'il avait comme tout le monde dans les yeux ; mais cette larme serait devenue un torrent de sang des citoyens : il la retint. C'est là une des sévérités du cœur qui coûta le plus à là nature ; ce n'est pas une faute de conscience dont il se repente jamais. Il aurait perdu non-seulement la république, mais les victimes mêmes de la catastrophe, qu'il aurait dévouées en les couronnant.

 

XXIII.

Il monte enfin, ou plutôt on le porte à la tribune. Un profond silence s'établit aussitôt qu'on eut jeté le nom de l'orateur au peuple. Il n'osait lever les yeux sur la princesse de peur qu'un regard ne fit trébucher sa parole ou défaillir sa pénible résolution.

D'une voix sourde comme l'abîme de la destinée qu'il allait sonder : Messieurs, dit-il, je partage aussi profondément que qui que ce soit parmi vous le double sentiment qui a remué tout à l'heure cette enceinte en voyant un des spectacles les plus touchants que puissent présenter les annales humaines, celui d'une princesse auguste dans son malheur se couvrant de l'innocence de son fils, et venant se jeter du sein d'un palais envahi et abandonné dans le sein de l'asile de la représentation du peuple !

A ces mots où les uns préjugent une invocation à la pitié, les autres une faiblesse de patriotisme, un murmure d'applaudissement des centres, de mécontentement du peuple s'élève et se confond en une légère rumeur. Lamartine s'en aperçoit, et promenant sur les centres et le peuple un regard où l'on ne peut lire encore sa pensée. Je demande, dit-il, qu'on me laisse achever ma phrase, et je prie d'attendre celle qui va la suivre.

On redouble de silence et d'anxiété. Je disais, ce Messieurs, que j'avais partagé avec vous le sentiment qui avait agité tout à l'heure cette enceinte ; et ici, je ne distingue pas entre cette représentation nationale présente en nous et cette représentation du peuple de Paris mêlé à nous sur ces bancs ! C'est le moment de l'égalité, et cette égalité, j'en suis sûr, ne servira qu'à faire reconnaître volontairement en nous par ce peuple le droit de rétablir la concorde et la paix publique ! (Oui ! oui ! s'écrient les groupes de combattants debout à la droite de l'orateur, au pied de la tribune.)

Mais, Messieurs, reprend Lamartine, si je partage cette émotion qu'inspire l'attendrissant spectacle des plus grandes catastrophes humaines ; si je partage ce respect auquel l'infortune ajoute encore en nous, quelles que soient nos opinions politiques ; je ne partage pas avec moins de vivacité le respect dû à ce peuple combattant depuis trois jours pour renverser un gouvernement rétrograde, et pour rétablir sur une base désormais inébranlable l'empire de l'ordre et l'empire de la liberté, et pour cela je ne me fais pas à moi-même l'illusion qu'on se faisait tout à l'heure à cette tribune. Je ne me figure pas qu'une acclamation momentanée arrachée par une honorable émotion à une assemblée attendrie par un sentiment naturel, puisse fonder un gouvernement solide et incontesté pour trente-six millions ce d'hommes. Je sais que ce qu'une acclamation apporte, une autre acclamation peut l'emporter. Je sais que, quelle que soit la nature de gouvernement qu'il convienne à la sagesse et aux intérêts du pays de se donner pour sortir de la crise où nous sommes, il importe à tout ce peuple, à toutes les classes de la population, à ceux-là surtout qui ont versé quelques gouttes de leur sang dans cette lutte, il leur importe d'avoir cimenté de ce sang, non un gouvernement éphémère, mais un établissement stable, national, populaire, inébranlable enfin !

Oui, oui, s'écrient les combattants en agitant leurs drapeaux, en brandissant leurs armes, en montrant les traces du sang et de la poudre sur leurs mains.

Eh bien ! reprend Lamartine avec une énergie de réflexion plus affermie dans la voix : comment y parvenir ? comment trouver un gouvernement parmi les éléments flottants de ce naufrage, dans ce cette tempête, où nous sommes tous emportés, où une vague populaire vient grossir à chaque minute jusque dans cette enceinte la vague qui nous a submergés ? comment trouver cette base inébranlable ? comment, Messieurs ? En allant jusqu'au fond du peuple et du pays. En allant extraire du droit national ce grand mystère de la souveraineté universelle d'où sortent tout ordre, toute liberté, toute vérité. C'est pour cela que loin d'avoir recours à ces subterfuges, à ces surprises, à ces émotions du moment, à ces fictions dont un pays, vous le voyez, se repent tôt ou tard quand ces fictions s'évanouissent, c'est pour cela que je viens appuyer la double motion qui est faite, et que j'aurais faite le premier à cette tribune ; la proposition d'abord d'un gouvernement d'urgence, de nécessité, de circonstance, d'un gouvernement qui étanche le sang qui coule, d'un gouvernement qui suspende la guerre civile entre les citoyens !

 

XXIV.

A ces mots, comme si la pensée de Lamartine eût été une proclamation de paix acceptée par le peuple, le peuple bat des mains. Par un geste significatif de cette acceptation de la trêve, le vieillard à longue barbe, debout au pied de l'orateur, remet solennellement son sabre dans le fourreau.

Lamartine reprend : d'un gouvernement capable d'éclaircir le malentendu terrible qui existe depuis quelques années entre les différentes classes des citoyens, et qui en nous empêchant de nous fondre et de nous reconnaître en un seul peuple, nous empêche de nous aimer et de nous embrasser en une véritable unité.

Je demande donc que l'on constitue à l'instant, du droit de la paix publique, du droit du sang qui coule ! du droit de ce peuple affamé par le glorieux travail qu'il accomplit depuis trois jours ! Je demande qu'on institue un gouvernement provisoire !

(Les applaudissements s'étendent sur toute la Chambre, qui comprend qu'aucune autre voie de salut ne reste à la situation.) Un gouvernement, continue l'orateur, qui ne préjuge rien ni de nos ce ressentiments, ni de nos désirs, ni de nos colères ce actuelles sur la nature du gouvernement, définitif ce qu'il plaira à la nation de se donner quand elle ce aura été interrogée. (Mille bravos éclatent à cette réserve des droits de la nation.) C'est cela, c'est cela ! s'écrie le peuple lui-même ; nommez, nommez ! nommez les membres de ce gouvernement !

Attendez, reprend l'orateur : ce gouvernement aura pour première mission d'établir la trêve urgente entre les citoyens ; secondement, de convoquer le pays électoral tout entier, et quand je dis tout entier, j'entends tout ce qui porte dans son titre d'homme, d'être capable d'intelligence et de volonté, son titre de citoyen. Un dernier mot. Les pouvoirs qui se sont succédé depuis cinquante ans.....

 

XXV.

La dernière phrase de l'orateur est coupée par une salve de coups de feu dont le contre-coup ébranle la tribune et roule dans les corridors. Le peuple présent jette un cri de joie en tendant les mains vers la porte. La Chambre se lève en sursaut. Les portes qui séparent la tribune des couloirs se brisent sous les crosses de fusil ou sous la pression des épaules robustes d'un nouveau renfort d'assaillants.

C'est une avant-garde d'environ trois cents hommes sortis des Tuileries après le sac du château. Tous échauffés par un combat de trois jours, quelques-uns enivrés par l'odeur de la poudre et par la marche, ils viennent de traverser la place de la Concorde sous les yeux des généraux qui ont fait ouvrir les baïonnettes devant eux. Arrivés aux portes extérieures de l'Assemblée, leurs camarades de l'intérieur les ont introduits sur un signe de M. Marrast. Guidés par des complices qui connaissent les avenues secrètes du palais, ils s'étouffent dans les couloirs et se précipitent en poussant des cris de mort dans les tribunes des spectateurs. Leur veste déchirée, leur chemise ouverte, leurs bras nus, leurs poings fermés, semblables à des massues de muscles, leurs cheveux hérissés et brûlés par les cartouches, leurs visages exaltés du délire des révolutions, leurs yeux étonnés de l'aspect inconnu pour eux de cette salle où ils plongent d'en haut sur des milliers de têtes, tout dénote en eux des ouvriers du feu qui viennent donner le dernier assaut au dernier réduit de la royauté. Ils enjambent les bancs, ils coudoient, ils écrasent les assistants dans les tribunes, ils élèvent d'une main leurs chapeaux ou leurs bonnets de loutre, ils brandissent une arme de rencontre, pique, baïonnette, sabre, fusil, barre de fer ! A bas la régence ! Vive la république ! A la porte les corrompus ! La voûte tremble de ces cris.

La même irruption éclate et tonne par les larges portes déjà obstruées qui s'ouvrent au pied de la tribune. Le chef de la colonne, le capitaine Dunoyer, agite au-dessus de la tête des orateurs le drapeau tricolore aux franges d'or, trophée du trône renversé aux Tuileries. Les députés consternés pâlissent à ce témoignage de la victoire du peuple. Ce drapeau, s'écrie le capitaine Dunoyer, vous atteste qu'il n'y a plus ici d'autre volonté que la nôtre, et au dehors il y a cent mille combattants qui ne subiraient plus de rois ni de régence ! De nombreux députés se glissent de leurs bancs et se retirent un à un par toutes les issues. Place aux traîtres, honte aux lâches ! vocifère le peuple des tribunes. La duchesse d'Orléans reste presque découverte et abandonnée, pâle et tremblante pour ses enfants. Le peuple ne la voit pas cachée par un rideau de députés.

 

XXVI.

Lamartine est toujours debout à la tribune que lui disputent sans cesse de nouveaux assaillants. Le président Sauzet se couvre en signe de détresse et de violation de l'Assemblée : signe tardif. A ce signe, le peuple irrité menace le président de la voix et du geste. Un homme s'élance vers lui et lui enlève son chapeau pour sauver sa vie, par ce signe de respect forcé à la victoire.

A ce moment, le bruit sinistre d'une lutte sourde fait lever tous les regards sur une des tribunes de droite. Un groupe de combattants s'y précipite comme à la brèche d'une ville prise d'assaut. Leurs armes, leurs gestes, leurs cris d'impatience, y manifestent la dernière et la plus criminelle résolution. D'autres combattants mêlés à ceux-là cherchent en vain à les contenir. On voit ondoyer le canon des fusils et l'acier des baïonnettes en sens contraire comme des épis agités par des vents opposés. Où est-elle ? où est-elle ? crient quelques combattants plus curieux que malintentionnés pendant qu'ils indiquent du doigt la place au centre où la duchesse d'Orléans et ses enfants sont encore oubliés et comme ensevelis sous un groupe à peine suffisant de députés.

À ces cris, à ces gestes, la princesse est entraînée hors de la salle. Elle tombe avec sa faible suite et ses enfants au milieu du tumulte d'assaillants qui déborde des corridors extérieurs des tribunes. Elle échappe avec peine à l'insulte, à l'étouffement, à la mort, grâce à son sexe, à son voile qui l'empêche d'être reconnue et aux bras de quelques députés courageux, parmi lesquels on distingue encore M. de Mornay. Mais séparée par l'ondoiement des groupes de ses deux enfants et du duc de Nemours, elle parvient seule avec ses défenseurs à percer la foule d'insurgés et à descendre les escaliers qui ouvrent sur la salle des pas perdus.

Là de nouvelles vagues de peuple l'enveloppent, la submergent, la font flotter d'un mur à l'autre comme un débris dans une tempête. Ils la jettent enfin à demi étouffée et presque évanouie contre une porte vitrée dont les carreaux se brisent sous le choc de ce frêle corps de femme. Revenue à elle, elle ne voit plus ses enfants, elle les appelle, on les lui promet, on court les chercher sous les pieds de la foule. Pendant ce temps-là on parvient à former un groupe de quelques amis autour de la princesse ; on ouvre une des portes vitrées de plain-pied avec le jardin de la présidence de la Chambre ; on l'entraîne en sûreté par ce jardin jusque dans le palais du président pour y attendre son sort et y recueillir ses enfants.

Le comte de Paris, arraché par le tumulte à sa mère et désigné au peuple comme le roi futur, avait été brutalement saisi à la gorge par un homme d'une taille colossale. La main énorme et osseuse de ce frénétique étouffait presque le pauvre enfant, en faisant dans un jeu sinistre le geste de l'étrangler. Un garde national qui cherchait l'enfant, témoin de cette odieuse profanation, rabattit d'un coup de poing vigoureusement asséné, le bras de cet homme sans âme. Il lui arracha le jeune prince et le porta tout tremblant et tout souillé sur les pas de sa mère, qui fondit en larmes en l'embrassant.

Mais il manquait à sa mère son autre fils ; le petit duc de Chartres. Elle l'appelait à grands cris et se collait aux vitres du jardin pour le voir rapporter de plus loin. L'enfant était tombé sous la masse tumultueuse du peuple en passant de la tribune dans les corridors. Il était foulé aux pieds de la multitude dont le bruit ne laissait pas même entendre ses cris étouffés ; il fut un moment égaré.

Le duc de Nemours séparé également de la princesse par la foule était parvenu à la traverser sans insulte. Il s'était réfugié dans un bureau de la Chambre. On lui prêta des habits pour se travestir et pour sortir sans être reconnu.

 

XXVII.

D'autres hommes venaient d'entrer dans les couloirs. Ils parlaient, ils élevaient dans leurs mains les casques, les bonnets à poil, les sabres encore ensanglantés des gardes municipaux immolés sur la place de la Concorde. Quelques-uns étaient armés de fusils. L'un d'eux, ouvrier en veste, à manches noircies par le travail, à la figure égarée, au geste brusque et saccadé comme la démence, se perche sur le rebord de la même tribune d'où les menaces étaient parties contre la princesse ; il ajuste le président. Mille cris s'élèvent pour avertir M. Sauzet. Il quitte son fauteuil pour éviter un prétexte au crime, descend précipitamment les marches, et sort de la salle.

Au même instant, le jeune ouvrier ne voyant plus de président au fauteuil, mais apercevant Lamartine seul en vêtement noir au centre de la tribune au milieu des armes et des drapeaux, croit que c'est un antre président ou un orateur ennemi du peuple ; il l'ajuste lentement comme un chasseur qui vise à loisir. Le capitaine Dunoyer placé à la gauche de M. de Lamartine s'efforce de le couvrir de son corps et lui crie : Effacez-vous, on tire sur vous. — Je vois le fusil sur ma poitrine, répond en souriant Lamartine, mais il vise mal, il ne me touchera pas. D'ailleurs qu'importe qu'on me tue ? Si je meurs à la tribune en ce moment, je meurs à mon poste.

De toutes parts, les bras se lèvent vers la galerie du second étage d'où plongent les canons de fusil. Ne tirez pas, c'est Lamartine, crie le peuple d'en bas au peuple d'en haut. L'homme armé n'écoute rien. Le sergent de garde nationale, du Villard, se précipite sur lui et relève le coup. D'autres braves combattants le désarment. Ils l'entraînent malgré ses cris de rage hors de la salle où il voulait ensanglanter la tribune et déshonorer la révolution.

 

XXVIII.

Presque tous les députés des centres se sont retirés après le départ du président, après la fuite de la duchesse et après la scène des fusils. Un certain nombre d'hommes intrépides parmi lesquels on remarque M. de Lascases, cœur ferme dans un faible corps, des membres de l'opposition restent confondus sur leurs bancs avec la foule du peuple et les gardes nationaux qui les ont envahis. La tribune elle-même est assiégée et redescendue tour à tour par un assaut d'orateurs étrangers à la Chambre. Ils viennent y faire quelques gestes de combat, de victoire, de commandement, y vociférer quelques motions rendues dans un tumulte de clameurs.

Lamartine demeuré ferme à la tribune, pour ne pas la livrer à l'anarchie des motions, se range seulement de côté et attend que le désordre s'affaisse sous son propre excès. De toutes parts, les députés et le peuple lui font des signes d'intelligence pour le retenir sur la brèche et pour le conjurer de n'en redescendre qu'avec un gouvernement proclamé. Montez au fauteuil, montez au fauteuil ! que Lamartine nous préside ! lui crient mille voix. Il s'y refuse ; il sait que le fauteuil est trop loin du peuple et qu'il lui faut en ce moment un inspirateur rapproché de son oreille et non un président muet. — Allez, dit-il à quelques jeunes gens actifs, intelligents, intrépides, qui se pressent autour de lui pour communiquer ses inspirations à la foule, allez chercher ce vieillard sur son banc, c'est Dupont de l'Eure ; c'est le nom le plus imposant de la France libérale et républicaine ; c'est le directeur de l'estime publique. Il n'y a plus d'autre force en ce moment que le respect. Ce vieillard courageux aura aux yeux de ce peuple l'inviolabilité de la vénération. Son nom donnera le sceau de l'autorité morale et de la vertu aux actes que nous allons tenter pour rétablir l'ordre. Si sa modestie refuse, faites violence à ses cheveux blancs et entraînez-le malgré lui au fauteuil. C'est l'homme nécessaire ; la Providence l'a gardé pour ce jour.

 

Les jeunes gens obéissent ; ils portent Dupont de l'Eure au fauteuil. A son aspect les têtes se découvrent, les mains applaudissent, les visages se recueillent ; la révolution a un modérateur ; le peuple a une conscience dans son soulèvement, la tribune une voix digne de prononcer les volontés de la circonstance.

 

XXIX.

Lamartine se dresse sur la pointe des pieds et dit à voix basse à Dupont de l'Eure : Hâtez-vous de proclamer les noms des membres du gouvernement provisoire que va désigner l'acclamation des députés et du peuple. Pressez le temps avant qu'il nous échappe. Dupont de l'Eure la tête inclinée vers Lamartine fait un signe d'assentiment.

Un homme intrépide, inconnu jusque-là à Lamartine, est à ses côtés, en uniforme de garde national ; son œil plein de feu, sa haute taille, sa physionomie active et ouverte, son geste, sa voix, soutiennent contre les tentatives de tumulte la masse frémissante répandue dans l'hémicycle. Son nom est Saint-Amand ; on le retrouvera partout, à l'Hôtel-de-Ville, où il accomplit dans les premières heures plusieurs missions de péril pour le gouvernement, et aux Tuileries, dont il fut nommé gouverneur en récompense de ses heureux efforts pour avoir sauvé ce palais de l'incendie qui commençait à le dévorer.

Des voix confuses demandaient à grands cris la nomination du gouvernement provisoire. On apporte à Lamartine plusieurs listes de noms dressées à la hâte par des jeunes gens qui les écrivent au hasard sur leurs genoux. Lamartine y jette un coup d'œil rapide, déchire ceux-ci, élague ceux-là La confusion et l'impatience se mettent dans les rangs du peuple. Les plus rapprochés de la tribune crient : Nommez-les, nommez-les !Proclamez-vous vous-même, lui crient les plus véhéments. Lamartine résiste, il ne veut pas décréditer d'avance le scrutin du peuple en imprimant aux noms désignés l'autorité arbitraire du choix d'un seul homme. Il se borne à souffler tout bas aux scrutateurs les noms qui se présentent le plus naturellement à son esprit, et qui lui semblent les plus appropriés à l'œuvre de fusion du peuple dans un noyau commun de pouvoir et d'ordre.

Après de longs efforts de MM. Crémieux, Carnot, Dumoulin, pour obtenir le calme, Dupont de l'Eure proclame les noms des membres du gouvernement provisoire. Ce sont : MM. Dupont de l'Eure, Lamartine, Arago, Marie, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Crémieux. La proclamation de chacun de ces noms est ratifiée par une salve d'applaudissements ; toutes les nuances d'opinions populaires y trouvaient leur représentation. C'était la trêve nécessaire soudainement personnifiée dans les diversités dénature, d'origine et d'opinion ; l'unité provisoire d'action dans la variété passée et future de tendances ; un gouvernement de fait pour attendre et préparer un gouvernement de droit ; l'explosion d'une révolution avant que le temps en ait séparé et refroidi les éléments contraires.

L'instinct du peuple le sentait. Ses acclamations présageaient la sagesse et la force sous cette apparente confusion de personnes : Dupont de l'Eure la vertu publique, Lamartine la fraternité des classes dans la démocratie, Arago la gloire de l'intelligence, Garnier-Pagès l'estime héréditaire et la reconnaissance du peuple pour un tombeau, Marie l'austérité dans la modération, Ledru-Rollin la fougue, l'entraînement, et peut-être l'excès de la république, Crémieux la parole utile à tout, et la liberté de conscience personnifiée dans le gouvernement.

 

XXX.

A peine ces noms étaient-ils proclamés, que des réclamations commencèrent à s'élever dans la foule. On critiquait celui-ci, on craignait celui-là on voulait retrancher ou ajouter des noms à la liste ; trois ou quatre voix prononcèrent celui de M. Louis Blanc. Quelques mains l'écrivirent ; Lamartine le passa sous silence. II connaissait la puissance de popularité de ce jeune écrivain, et il appréciait son talent ; mais il redoutait l'esprit de système dans un gouvernement de .pacification et de concorde. Les idées absolues, quand elles sont vraies, rendent les gouvernements impraticables ; quand elles sont fausses, elles les font échouer. Lamartine ne voulait pas que la république échouât dans une utopie. Il sentit que si l'on prolongeait la discussion, les exigences de la multitude s'accroîtraient à chaque nouveau nom prononcé dans la foule, et que le gouvernement provisoire se décomposerait avant d'être formé.

Il descendit précipitamment de la tribune ; il se perdit dans la masse des combattants, des gardes nationaux et du peuple qui obstruait la salle. On voulait le conduire dans le palais du président de la Chambre pour y installer le gouvernement. Non, non, dit-il, à l'Hôtel-de-Ville !

A l'Hôtel-de-Ville ! répète la foule. On refoula péniblement la houle du peuple qui inondait les salles et les corridors. On parvint à la porte de la grille ouvrant sur le quai.

Lamartine avait compris d'instinct que si ce gouvernement provisoire s'installait à la Chambre des députés ou au ministère de l'intérieur, ce gouvernement serait peut-être attaqué et anéanti avant la nuit ; la guerre civile éteinte par la proclamation de ce gouvernement se rallumerait le soir entre deux gouvernements opposés. L'Hôtel-de-Ville, quartier général de la révolution, palais du peuple, mont Aventin des séditions était occupé par les innombrables colonnes du peuple des quartiers environnants et des faubourgs armés. Ces masses, dirigées par les hommes les plus entreprenants et les plus intrépides, ne pouvaient manquer, quand elles apprendraient la défaite des rois, la fuite de la régence, le triomphe de la révolution, de se nommer à elles-mêmes un gouvernement. Les anarchies et les tyrannies sanglantes des communes de Paris, sous la première république, devaient naturellement s'offrir à la pensée de Lamartine. Il les entrevit à l'instant dans toute leur horreur, augmentées encore des éléments de guerre sociale que les doctrines sourdes de socialisme, de communisme et d'expropriation faisaient fermenter et allaient faire éclater dans ces masses d'ouvriers sans pain, mais non sans fer. Donner une heure à la proclamation d'un gouvernement municipal et socialiste à l'Hôtel-de-Ville, c'était laisser s'organiser la guerre servile au milieu de la guerre politique ; c'était ouvrir la veine de la France à des flots de sang. Garnier-Pagès, homme qui a toutes les illuminations du cœur, l'avait compris comme Lamartine, sans lui avoir jamais parlé. Il s'était hâté de se rendre à l'Hôtel-de-Ville, et d'y prendre, du droit de sa prévoyance, le poste de maire de Paris.

Son nom était une magistrature dans ces quartiers. Il rappelait au peuple deux popularités en un seul homme.

Garnier-Pagès était le frère du jeune député républicain, premier de ce nom, enlevé dans sa fleur par une mort récente. Cet orateur, dont la renommée s'élargissait à chaque discours était à la tribune ce que Carrel était dans le journalisme, un mouvement vers l'avenir Son frère avait hérité de sa faveur et de ses principes modérés encore en lui par un caractère plus cordial et plus gracieux. Ses fortes études dans les questions économiques et financières, sa parole qui montait du cœur aux lèvres, sa laborieuse probité qui avait lutté longtemps et honorablement avec la fortune avant de la vaincre, sa voix sympathique, sa physionomie rayonnante de sérénité dans l'ardeur, son geste qui ouvrait son âme aux yeux, rendaient Garnier-Pagès puissant par la première des puissances sur les masses : la bonté. Cette bonté visible n'enlevait rien à la force dans Garnier-Pagès. L'intrépidité était une naïveté de plus dans sa nature ; il n'avait pas besoin d'efforts pour se dévouer, c'était l'intrépidité dans l'enfant.

Dupont de l'Eure, Arago, Crémieux, Lamartine étaient parvenus à se rejoindre à la porte du palais. Pendant qu'ils attendaient au milieu des acclamations du peuple extérieur leurs collègues égarés dans les salles, la tribune laissée déserte derrière eux servait déjà de division aux combattants restés dans l'enceinte. Des hommes armés en costume d'ouvriers y montaient tour à tour pour y jouer le rôle des orateurs disparus. Plus de liste civile, disait un indigent. — Plus de ce royauté, disait un vieillard, fier de se souvenir d'avoir vécu sans roi dans sa jeunesse aux temps fantastiques de la liberté. — Déchirons les toiles où la royauté règne encore en image ! s'écriaient des hommes du culte nouveau.

Ils s'élançaient déjà sur la plate-forme du fauteuil du président pour dépecer le tableau du couronnement de 1830, quand un ouvrier armé d'un fusil double : Attendez, dit-il, je vais faire justice des rois. Au même moment il lire ses deux coups de feu dans la toile. Ces balles régicides en effigie percent le cordon rouge qui décorait la poitrine du roi. La dévastation et la mutilation commencent. Un jeune homme nommé Théodore Six, ouvrier lui-même, monte à la tribune : Respect aux monuments ! inviolabilité aux propriétés nationales ! décence et ordre dans la victoire ! s'écrie-t-il.

La multitude applaudit. Le peuple de Paris, prodigue de son sang, est économe de dévastations et superstitieux pour les arts. Les œuvres de l'intelligence lui inspirent le respect comme au peuple d'Athènes. Il semble comprendre que l'intelligence est sa royauté devant l'histoire et devant le temps. La salle est évacuée. Le capitaine Dunoyer et le colonel Dumoulin, restés jusque-là à la tribune avec leurs drapeaux pour y protéger le palais de la représentation nationale, vont reprendre à côté de Lamartine et de ses collègues la tête de la colonne qui part pour l'Hôtel-de-Ville.

 

 

 



[1] Voir la lettre de M. de Lamartine à M. Sauzet, à la fin du présent volume.