GUTENBERG — INVENTEUR DE L’IMPRIMERIE

ANNÉE 1400 DE J.-C.

ALPHONSE DE LAMARTINE

 

 

L’imprimerie est le télescope de l’âme.

De même que cet instrument d’optique, appelé télescope, rapproche de l’œil, en les grossissant, tous les objets de la création, les atomes et les astres même de l’univers visible ; de même, l’imprimerie rapproche et met en communication immédiate, continue, perpétuelle, la pensée de l’homme isolé avec toutes les pensées du monde invisible, dans le passé, dans le présent et dans l’avenir. On a dit que les chemins de fer et la vapeur supprimaient la distance ; on peut dire que l’imprimerie a supprimé le temps. Grâce à elle, nous sommes tous contemporains. Je converse avec Homère et Cicéron : les Homères et les Cicérons des siècles à naître converseront avec nous ; en sorte qu’on peut hésiter à prononcer si une presse n’est pas autant un véritable sens intellectuel, révélé à l’homme par Gutenberg, qu’une machine matérielle ; car il en sort sans doute du papier, de l’encre, des caractères, des chiffres, des lettres qui tombent sous les sens ; mais il en sort en même temps de la pensée, du sentiment, de la morale, de la religion, c’est-à-dire une portion de l’âme du genre humain.

Avant de parler de l’inventeur, examinons le phénomène.

Ce qui constitue l’homme, ce ne sont pas seulement les sens, car les brutes ont des sens comme nous, et quelques-unes même en ont d’infiniment plus délicats, plus forts, plus infaillibles que les nôtres. Ce qui constitue surtout l’homme, c’est la pensée ! Mais, tant que cette pensée ne se révèle pas à elle-même et aux autres par la parole, elle est en nous comme si elle n’était pas. La parole n’est pas la pensée, mais elle en est la manifestation nécessaire et simultanée. Tant qu’un homme n’a pas pu dire : Je pense ! il n’a pas pensé, il a rêvé ; il a eu des instincts, il n’a pas eu des idées ; il a été intelligence sans doute, mais intelligence captive et endormie dans la surdité et dans la nuit des sens, semblable au feu qui dort dans la poudre, mais qui n’en sort pas avant que l’étincelle, en s’approchant, lui rende la flamme, la lumière et la liberté. L’étincelle qui rend à la pensée sa flamme, sa lumière, sa liberté, son activité dans l’homme et dans l’espèce humaine, c’est la parole ! c’est le verbe, comme l’appelaient les anciens, qui faisaient, sous ce nom, de cette faculté véritablement divine, quelque chose d’intermédiaire entre l’homme et Dieu.

Ils avaient raison : la parole est la révélation de l’âme à l’âme. Or, quel autre que Dieu pouvait faire à l’âme, son ouvrage et son mystère, cette révélation d’elle-même ?

Aussi penchons-nous à croire que la parole n’est pas née d’elle-même sur les lèvres de l’homme primitif comme un balbutiement de hasard, attachant, de siècle en siècle, quelques significations vagues à quelques sons inarticulés, et donnant aux autres, sur le son, sur l’enchaînement, sur la signification de. ces vagissements humains, des leçons qu’il n’aurait pas reçues lui-même. Pour arriver ainsi de ces vagissements instinctifs à la parole, de la parole à la, convention unanime du sens des mots, du sens de quelques mots au verbe et à la phrase, du verbe et de la phrase à la syntaxe logique, de ces syntaxes à la langue de Moïse, de David, de Cicéron, de Confucius, de Racine, il faudrait supposer au genre humain plus de siècles d’existence sur ce globe de boue qu’il n’y a d’étoiles visibles ou invisibles dans la voie lactée ; il faudrait lui supposer aussi des siècles sans nombre d’abrutissement, pendant lesquels lui, genre humain, être essentiellement moral et intellectuel, il aurait vainement cherché, semblable aux brutes, son instrument de moralité et d’intelligence, sans pouvoir le trouver qu’après des myriades de générations sans parole, et par conséquent sans intelligence et sans moralité. L’humanité sourde et muette pendant cent mille ans ?... Je craindrais de blasphémer en croyant à ce mystère.

J’aime mieux croire à l’autre, c’est-à-dire au mystère paternel du Créateur inspirant lui-même, aux lèvres de sa créature enfant, la parole, le verbe, le mot, l’expression innée qui nomme les choses, en les voyant, du nom approprié à leur forme et à leur nature ; car nommer les choses de leur vrai nom, c’est véritablement les recréer. Oui, il a dû enseigner la première parole et la première langue, celui qui a fait l’intelligence et le sentiment pour se communiquer, la poitrine pour faire résonner le son de toutes les fibres tendues et émues de nos passions, comme un clavier intérieur, toujours complet, que nous portons en nous ; celui qui a fait la langue pour articuler, les lèvres pour prononcer, la voix pour porter au dehors l’écho de l’âme ! Des débris de cette première langue parfaite, et décomposée par quelques décadences intellectuelles, se seront recomposées les autres langues diverses et imparfaites, comme des pierres d’un temple écroulé se rebâtissent lentement, dans le désert, quelques abris pour la caravane.

La parole donnée, trouvée ou inventée, il y avait encore des siècles à traverser avant d’arriver à cet autre phénomène : renfermer la pensée immatérielle et invisible dans des signes visibles et matériels, gravés sur une substance palpable. Ce phénomène, c’est l’écriture. L’écriture transporte d’un sens à l’autre la pensée. La parole communiquait la pensée de la bouche à l’oreille par le son ; l’écriture saisit le son insaisissable au passage, le transforme en signes ou en lettres, et communique ainsi la pensée de la main aux yeux. Les yeux la communiquent à l’âme par cette relation à jamais mystérieuse qui existe entre notre intelligence et nos sens, et voilà la parole devenue visible et palpable, d’invisible et d’immatérielle qu’elle était. Y a-t-il miracle comparable à celui-là ?

On ne sait, en réalité, qui a inventé l’écriture. Tout ce qui est presque divin est anonyme. Il n’est pas donné à un homme d’attacher son nom personnel à une découverte qui est évidemment collective et qui appartient à l’humanité tout entière ; mais, ici, ce sont incontestablement des hommes qui ont agi, et non Dieu lui-même. Une fois la parole admise en fait, il n’y avait qu’à la transposer de l’oreille aux yeux. C’est là une œuvre difficile ; mais, enfin, c’est une œuvre humaine. Par l’écriture, la parole acquérait deux qualités inséparables qu’elle n’avait pas tant qu’elle n’était que parlée et fugitive comme le son. La parole écrite acquérait la perpétuité et la transmissibilité ; elle devenait ainsi éternelle et universelle. On pouvait la conserver toujours, et on pouvait l’entendre partout.

Aussi, du jour où la parole fut écrite, le genre humain, en perpétuel entretien avec lui-même, malgré la distance et malgré la mort, accomplit-il des progrès immenses et presque non interrompus de civilisation. Il devint, comme Dieu, présent à tous les temps. Il s’enrichit du passé, il cultiva le présent, il élabora pour l’avenir. II écrivit ses idées, ses chants, ses histoires, ses lois, ses sciences, ses arts, ses religions, sa terre et son ciel. Il immobilisa, pour ainsi dire, ses idées fugitives, et il en fit les manuscrits des institutions. La civilisation de telle ou telle contrée du globe se résuma presque partout en une seule manifestation : le livre ! L’univers ne fut plus que bibles. Zoroastre, Moïse, Confucius, Mahomet, eurent autant de livres, autant de civilisations, autant de morales, de législations, de philosophies, de dogmes, de théologies, s’emparant tour à tour du monde, ou se le disputant pour le posséder. Et maintenant le monde appartient au livre le plus saint et le plus universel.

Un million de mains prirent le roseau de l’Égyptien, la plume du Grec, le style du Romain, le papyrus, l’écorce de palmier, le parchemin du moyen âge, le papier de l’Européen, se pressèrent de graver en toutes langues la parole devenue objet de foi pour l’esprit, objet de commerce pour l’art, objet de transport pour les industries. Les manuscrits se multiplièrent dans une proportion incalculable sur la terre. La Chine, notre ancêtre en toute invention , possédait seule, avec une langue trois fois plus parfaite que les nôtres, une espèce de stéréotypie ou d’imprimerie qui vulgarisait, parmi ses innombrables populations, les idées, la morale, les lois, la religion.

Partout ailleurs, c’était la main de l’homme qui était la seule machine de l’esprit. La profession des copistes était une des plus nombreuses, des plus honorées et des plus lucratives des professions. Des libraires entretenaient des milliers de copistes, revendaient leurs copies, leur en donnaient le salaire et faisaient un bénéfice sur la pensée. Il y avait à Rome, et dans les grandes villes de la Grèce et de l’Asie, des quartiers particuliers où se faisait ce trafic des idées et de la parole écrites. Les riches avaient des esclaves d’élite, achetés plus cher et traités plus familièrement que les autres esclaves, qui étaient exclusivement consacrés par eux à copier les ouvrages célèbres de l’antiquité et de leur temps pour leurs bibliothèques. Le gouvernement en entretenait un grand nombre pour ses édits, les orateurs pour leurs discours. Plus tard, sous le Bas-Empire, ce furent les eunuques, race à la fois dégradée et privilégiée, qui copièrent à Byzance les chefs-d’œuvre de l’antiquité grecque, latine, hébraïque :

Enfin, ce furent les moines, copistes volontaires, qui, dans le silence de leurs monastères, se consacrèrent à cette multiplication de la parole sacrée ou de la parole profane, en copiant et en recopiant ces millions d’exemplaires de la Bible, de l’Évangile et des auteurs illustres de l’antiquité, à la renaissance des lettres. Comme les esclaves et comme les eunuques, ces moines, logés, nourris et vêtus gratuitement dans des monastères fondés et dotés par la munificence des rois, des seigneurs de terre ou des fidèles, pouvaient donner à des prix très modiques la publicité aux ouvrages d’esprit. Ils n’avaient pas besoin de salaire, puisque leur ordre religieux, enrichi des dons et des domaines de la religion, pourvoyait à tous leurs besoins.

Bientôt ces manuscrits, occupation de leur loisir pour les moines, profession manuelle et commerciale pour les laïques et pour les clercs, devinrent un objet d’art qui enfanta des chefs-d’œuvre de patience, de calligraphie, de miniature, de dessin à la plume, de coloration au pinceau. L’art de l’imprimerie, quelque perfectionné qu’il soit aujourd’hui par les Didot, les Bodoni, les Bentley et tous les grands maîtres de la presse, n’a pas égalé encore et n’égalera peut-être jamais quelques-uns de ces manuscrits sur les pages desquels, comme sur des temples de Jérusalem, de Rome ou de Cologne, se sont usées des milliers de mains, et consumées successivement des vies entières de religieux ou d’artistes.

Néanmoins ce mode de reproduction de la parole écrite avait toujours deux immenses infériorités sur l’imprimerie : il était lent, et il était cher ; il ne produisait pas suffisamment de copies pour les besoins d’une consommation indéfinie de lecteurs, et les riches seuls pouvaient avoir des bibliothèques. Les clartés de l’esprit étaient le privilège de l’Église, des princes, des cours et des heureux de la terre ; elles ne descendaient pas dans les dernières zones du peuple. La tête de la société était dans la lumière, les pieds dans l’ombre. Une autre faculté manquait à la parole écrite, la rapidité. Le journalisme, qui la porte avec la promptitude du rayonnement, en quelques heures et en petit volume, d’une extrémité d’un empire à l’autre, ne pouvait pas exister. La parole était livre, jamais page ; elle ne se monétisait pas de manière l circuler de mains en mains dans tout l’univers comme l’obole du jour ; il y avait de grands vides et de longs silences dans l’entretien de l’esprit humain avec lui-même. Les progrès de la vérité, de la science, des lettres, des arts, de la politique ; étaient lents et suspendus pendant de longues périodes.

Tel était encore, en 1400, l’état de la parole humaine ; il fallait une révolution de la mécanique pour préparer les innombrables révolutions de la pensée que la Providence se réservait d’accomplir dans le genre humain par la main d’un mécanicien obscur ; et ce qu’il y a de remarquable, c’est que ce mécanicien, comme s’il eût été prophétiquement inspiré par la Providence, n’opéra pas ce prodige par hasard ou par cupidité, comme tant d’autres inventeurs : non, il l’opéra par piété et avec la passion sainte et la conscience pressentie de ce qu’il voulait accomplir. Il se dit, dès ses plus tendres années : « Dieu souffre dans des multitudes d’Amis auxquelles sa parole sacrée ne peut pas descendre ; la vérité religieuse est captive dans un petit nombre de livres manuscrits qui gardent le trésor commun, au lieu de le répandre ; brisons le sceau qui scelle les choses saintes, donnons des ailes h la vérité, et qu’elle aille chercher par la parole, non plus écrite à grands frais par la parole qui se lasse, mais multipliée comme l’air par une machine infatigable, toute âme venant en ce monde !

Cet homme, qui se disait à lui-même ces belles paroles, et qui se posait ce problème pour le résoudre ou pour mourir à la peine, c’était GUTENBERG.

Jean Gensfleich Gutenberg de Sorgeloch était un jeune patricien, né à Mayence, ville libre et opulente des bords du Rhin, en 1400. Son père, Friele Gensfleich, épousa Else de Gutenberg, qui donna son nom à son second fils Jean.

Il est probable que si Mayence, sa patrie, n’eût pas été une ville libre, ce jeune gentilhomme n’aurait pas pu y concevoir ou y exécuter son invention. Le despotisme, comme la superstition, impose le silence ; il aurait étouffé l’écho universel et irrésistible que ce génie de l’homme méditait de créer à la parole. L’imprimerie et la liberté devaient naître du même sol et du même air.

Mayence, Strasbourg, Worms et d’autres villes municipales du Rhin se gouvernaient alors, sous la suzeraineté de l’empire, en petites républiques fédératives, comme Florence, Gênes, Venise et les autres républiques d’Italie. La noblesse guerrière, la bourgeoisie grandissante, et le peuple laborieux flottant entre les deux classes qui le caressaient ou l’opprimaient tour à tour, s’y disputaient de temps en temps, comme partout, la supériorité. Des accès de guerres civiles suscitées par des vanités ou des intérêts, et dans lesquelles la victoire restait tantôt aux patriciens, tantôt aux plébéiens, tantôt aux prolétaires, y faisaient tour à tour des vaincus, des vainqueurs et des proscrits. C’est l’histoire de toutes les villes, de toutes les républiques et de tous les empires. Mayence était une miniature de Rome ou d’Athènes. Seulement, les proscrits n’avaient pas les mers à traverser pour fuir leur patrie ; ils sortaient des murs, ils traversaient le Rhin, ceux de Strasbourg allant à Mayence, ceux de Mayence à Strasbourg, et ils attendaient un retour de fortune à leur parti ou un rappel de leurs concitoyens.

Le jeune Gutenberg, dans ces querelles intestines de Mayence, gentilhomme lui-même, et combattant naturellement pour la cause la plus sainte aux yeux d’un fils, celle de son père, fut vaincu par la bourgeoisie, et proscrit, avec tous les chevaliers de sa famille, hors du territoire de Mayence. Sa mère et ses sœurs y restèrent seules en possession de leurs biens, comme des victimes innocentes à qui on n’imputait pas le crime de leur noblesse. Son premier exil ne fut pas long, la paix fut scellée par le retour des proscrits. Une vaine querelle de préséance dans les cérémonies publiques, à l’occasion de l’entrée solennelle de l’empereur Robert, accompagné de l’archevêque Conrad, à Mayence, ayant ranimé les rivalités des classes en 1420, le jeune Gutenberg subit à dix-neuf ans son second exil.

La ville libre de Francfort s’offrit cette fois pour médiatrice entre les nobles et les plébéiens de Mayence, et obtint leur rentrée à des conditions d’égalité des patriciens et des bourgeois dans la magistrature du gouvernement. Mais Gutenberg, soit que sa valeur dans la guerre civile l’eût rendu plus redoutable et plus hostile à la bourgeoisie, soit que son orgueil, nourri des traditions de sa race, supportât impatiemment le poids des plébéiens, soit plutôt que dix ans d’exil et d’études à Strasbourg dussent déjà tourner ses pensées vers un but plus noble que de vains honneurs dans une république municipale, refusa de rentrer dans sa patrie. Sa mère, qui veillait à Mayence sur son fils, demanda à la république qu’on lui fît au moins toucher comme pension une modique partie du revenu de ses biens confisqués. La république répondit que le refus de rentrer dans sa patrie était de la part du jeune patricien une déclaration de guerre, et qu’elle ne soldait pas ses ennemis. Gutenberg, obstiné dans son exil volontaire et dans son dédain, vécut des secours cachés de sa mère.

Mais il jouissait déjà à Strasbourg d’une si haute popularité pour son caractère et pour ses études, qu’un jour, le premier magistrat de Mayence avant passé par le territoire de Strasbourg, les amis de Gutenberg l’arrêtèrent, l’enfermèrent dans un château, et ne consentirent à lui rendre la liberté qu’après que la ville de Mayence eut signé un traité qui rendait son patrimoine à son proscrit. Ainsi, ce jeune homme, ce grand tribun de l’esprit humain, qui allait, par son invention, détruire à jamais les préjugés de race, et rendre, avec le temps, la liberté et l’égalité civiles à tous les plébéiens de l’univers, commençait sa vie, encore ignoré, par des combats de castes contre le peuple, à la tête des patriciens de sa patrie. La fortune semble se jouer à ces contrastes. Mais la raison de Gutenberg, croissant avec l’âge, allait jeter dans les bras l’un de l’autre ce peuple et ce patricien qui se regardaient en ennemis.

La restitution de ses biens permit au jeune Gutenberg de satisfaire ses goûts littéraires, religieux et artistiques en voyageant de ville en ville pour y étudier les monuments et pour y visiter les hommes de toutes les conditions, célèbres par leur science, leur art ou même leur métier. Les artisans alors en Allemagne tenaient presque le même rang que les artistes. C’était l’époque où les métiers, à peine découverts, se confondaient avec les arts, et où les plus humbles professions enfantaient leurs premiers chefs-«œuvre, qu’on admirait, par la nouveauté, comme des prodiges. Gutenberg voyageait seul, à pied, la valise qui contenait ses habits et ses livres sur le dos, comme un simple étudiant qui visite les écoles, ou comme un artisan qui cherche un maître. Il parcourut ainsi les bords du Rhin, l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, enfin la Hollande, non sans but, en homme qui laisse errer son imagination au caprice de ses pas, mais portant partout avec lui sa pensée fixe, comme une volonté immuable conduite par un pressentiment. Cette étoile, c’était sa pensée de répandre avec la Bible la parole de Dieu sur un plus grand nombre d’âmes.’

. Ainsi, c’était la religion qui, dans ce jeune apôtre ambulant, cherchait lé vara pour répandre une seule semence sur la terre, et qui allait trouver le semoir pour mille autres graines. Il est glorieux pour l’imprimerie d’avoir été donnée au monde par la religion, et non par l’industrie. Le zèle seul était digne d’enfanter l’instrument de toute vérité.

On ignore quels procédés mécaniques Gutenberg combinait jusque-là dans sa pensée. Mais un hasard les effaça tous, et le rapprocha instantanément de sa découverte. Un jour, à Haarlem, en Hollande, la sacristain de la cathédrale, nommé Laurent Koster, avec lequel il s’était lié d’une amitié curieuse, lui fit admirer dans la sacristie une grammaire latine, ingénieusement reproduite par des caractères taillés sur une planche de bois pour l’instruction des séminaristes. Un hasard, ce révélateur gratuit, avait enfanté cette ébauche d’imprimerie.

Le jeune et pauvre sacristain d’Haarlem était amoureux. En allant se promener et rêver au printemps, les jours de fête, hors de la ville, il s’asseyait sous les saules au bord des canaux. Le cœur plein de l’image de sa fiancée, il se complaisait, comme tous les amants, à graver à l’aide de son couteau la première lettre du nom de sa maîtresse et la première lettre de son propre nom, entrelacées ensemble en symbole rustique de l’union de leurs âmes et de l’enlacement de leurs destinées. Mais, au lieu de laisser ces lettres gravées sur l’écorce pour grandir avec l’arbre, ainsi qu’on voit au bord des forêts et des ruisseaux tant de chiffres mystérieux, il sculptait ces lettres amoureuses sur de petits morceaux de saule dépouillés de leur écorce et tout suants encore de l’humidité de leur sève printanière, puis il les rapportait, comme un souvenir de ses rêves et comme un monument de sa tendresse,’à celle qu’il aimait.

Un jour, ayant ainsi taillé ces lettres dans le bois vert apparemment avec plus d’art et de perfection qu’à l’ordinaire, il enveloppa son petit chef-d’œuvre d’une feuille de parchemin, et le rapporta à Haarlem. En dépliant, le lendemain, la feuille pour revoir ses lettres, il fut tout étonné de voir son chiffre parfaitement reproduit en bistre sur le parchemin par le relief des lettres, dont la sève avait sué pendant la nuit et reproduit leur image sur la feuille. Ce fut pour lui une révélation. Il tailla en bois d’autres lettres sur un large plateau, remplaça la sève par une liqueur noire, et obtint ainsi cette première planche d’imprimerie. Mais elle ne pouvait imprimer qu’une seule page. La mobilité, et la combinaison infinie des caractères qui les multiplient à la proportion infinie des besoins de la parole écrite, y manquaient. Le procédé du pauvre sacristain Koster aurait couvert la surface de la terre de planches taillées en creux ou en relief, qu’il n’aurait pas remplacé un seul casier d’imprimerie mobile. Néanmoins le principe de l’art était éclos dans la sacristie d’Haarlem, et l’on pourrait hésiter à attribuer la gloire à Koster ou à Gutenberg, si dans l’un l’invention tout accidentelle n’avait pas été un don de l’amour et du hasard, et dans l’autre une conquête de la patience et du génie !

Cependant, à l’aspect de cette planche grossière, l’éclair jaillit du nuage pour Gutenberg. Il contemple la planche, il l’analyse, il la décompose, il la recompose, il la modifie, il la disloque, il la rajuste, il la renverse, il l’enduit d’encre, il l’applique, il la presse par une vis dans sa pensée. Le sacristain, étonné de son long silence, assiste à son insu à cette éclosion d’une idée couvée en vain depuis dix ans dans le cerveau de son visiteur ; et quand Gutenberg se retire, il emporte tout un art avec lui !

Le lendemain, comme un homme qui possède un trésor, et qui n’a ni repos ni sommeil avant de l’avoir déposé en secret, Gutenberg quitte Haarlem, remonte à grands pas les bords du Rhin, arrive à Strasbourg, s’enferme dans son laboratoire, se façonne de lui-même ses outils, tente, brise, ébauche, rejette, reprend, rejette encore pour les recommencer ses épreuves, et finit par exécuter enfin en secret une ébauche heureuse d’impression sur parchemin avec des caractères mobiles en bois percés latéralement d’un petit trou, enfilés et rapprochés par un fil comme les grains d’un chapelet cubique, dont une face portera une lettre en relief de son alphabet. Premier alphabet, grossier, mais sublime, ébauche de vingt-quatre lettres qui se multiplient comme les brebis du patriarche, et qui finirent par couvrir le globe de caractères où s’incarna tout un élément nouveau et immatériel, la pensée !

L’enthousiasme de son succès s’empara de lui ; il s’endormit avec peine la nuit suivante. Dans son sommeil troublé et imparfait il eut un rêve. Ce rêve, il le raconta lui-même ensuite à ses amis. Ce rêve était si prophétique et si près de la vérité, qu’on peut douter, en le lisant, si ce n’était pas autant le pressentiment réfléchi d’un sage éveillé que le songe fiévreux d’un artisan endormi.

Voici le récit ou la légende de ce rêve, telle qu’elle est conservée dans la bibliothèque du conseiller aulique Beck :

Dans une cellule du cloître d’Arbogaste, un homme au front pâle, à la barbe longue, au regard fixe, se tenait devant une table, la tête dans sa main ; cet homme s’appelait Jean Gutenberg. Parfois il levait la tête, et ses yeux brillaient comme illuminés d’une clarté intérieure. Dans ces instants, Jean passait ses doigts dans sa barbe, avec un mouvement rapide de joie. C’est que l’ermite de la cellule cherchait un problème dont il entrevoyait la solution. Soudain Gutenberg se lève, et un cri sort de sa poitrine : c’était comme le soulagement d’une pensée longtemps comprimée. Jean court vers un bahut, l’ouvre et en tire un instrument tranchant ; puis, en proie à des mouvements saccadés, il se met a découper un petit morceau ‘de bois ; dans tous ses mouvements il y avait de la joie et de l’anxiété, comme s’il craignait de voir s’échapper son idée, diamant qu’il avait trouvé et qu’il voulait fixer et tailler pour la postérité. Jean taillait rudement et avec une activité fébrile ; son front se couvrait de gouttes de sueur, tandis que ses yeux suivaient avec ardeur le progrès de son travail. Il travailla ainsi longtemps, mais ce temps lui parut court. Enfin il trempe le bois dans une liqueur noirâtre, le pose sur un parchemin, et, pesant de tout le poids de son corps sur sa main, il s’en sert comme d’une presse, il imprime la première lettre qu’il avait taillée en relief. Il contemple son œuvre, et un second cri, plein de l’extase du génie satisfait, s’exhale de sa bouche. Il ferme les yeux avec un air de béatitude telle que les saints du paradis pouvaient en être jaloux, et tombe épuisé sur un escabeau ; et quand le sommeil s’empara de lui, il murmurait : Je suis immortel !

Alors il eut un songe qui troubla son âme.

J’entendis deux voix, dit-il, deux voix inconnues et d’un timbre bien différent, qui me parlaient alternativement dans l’âme. L’une me dit : Réjouis-toi, Jean, tu es immortel ! Désormais toute lumière se répandra par toi dans le monde ! Les peuples qui vivent à des milliers de lieues de toi, étrangers aux pensées de notre pays, liront et comprendront toutes les pensées aujourd’hui muettes répandues et multipliées comme la réverbération du feu par toi, par ton œuvre !

Réjouis-toi, Jean, tu es immortel : car tu es l’interprète qu’attendaient les nations pour converser entre elles ! Tu es immortel, car ta découverte va donner la vie perpétuelle aux génies qui seraient mort-nés sans toi, et qui tous par reconnaissance proclameront à leur tour l’immortalité de celui qui les immortalise !

La voix se tut et me laissa dans le délire de la gloire. J’entendis l’autre voix. Elle me dit :

Oui, Jean, tu es immortel ! mais à quel prix ? La pensée de tes semblables est-elle donc toujours assez pure et assez sainte pour mériter d’être livrée aux oreilles et aux yeux du genre humain ? N’y en a-t-il pas beaucoup, et le plus grand nombre peut-être, qui mériteraient mille fois plus d’être anéanties et étouffées que répétées et multipliées dans le monde ?

L’homme est plus souvent pervers que sage et bon ; il profanera le don que tu lui fais, il abusera du sens nouveau que tu lui crées ! Plus d’un siècle, au lieu de te bénir, te maudira !

Des hommes naîtront dont l’esprit sera puissant et séducteur, mais dont le cœur sera superbe et corrompu ; sans toi, il seraient restés dans l’ombre : enfermés dans un cercle étroit, ils n’auraient porté malheur qu’a leurs proches et à leurs jours ; par toi, ils porteront vertige, malheur et crime à tous les hommes et à tous les âges !

Vois ces milliers d’âmes corrompues de la corruption d’une seule ! Vois ces jeunes hommes pervertis par des livres dont les pages distillent les poisons de l’esprit !

Vois ces jeunes filles devenues immodestes, infidèles et dures aux pauvres par ces livres où on leur versera les poisons du cœur !

Vois ces mères pleurant leurs fils !

Vois ces pères rougissant de leurs filles !

Jean, l’immortalité qui coûte tant de larmes et d’angoisses n’est-elle pas trop chère ? Envies-tu la gloire à ce prix ? N’es-tu pas épouvanté, Jean, de la responsabilité que cette gloire fera peser sur ton âme ?

Crois-moi, Jean, vis comme si tu n’avais rien découvert ! Regarde ton invention comme un rêve séduisant, mais funeste, dont l’exécution ne serait utile et sainte que si l’homme était bon !... Mais l’homme est méchant, et prêter des armes aux méchants, n’est-ce pas participer soi-même à leurs crimes ?

Je me réveillai dans l’horreur du doute ! J’hésitai un instant ; mais je considérai que les dons de Dieu, bien qu’ils fussent quelquefois périlleux, n’étaient jamais mauvais, et que donner un instrument de plus à, la raison et à la noble liberté humaine, c’était donner un champ plus vaste à l’intelligence et à la vertu, toutes deux divines !

Je poursuivis l’exécution de ma découverte !

(Songe traduit par M. Garand, à Strasbourg, d’après l’original.)

Gutenberg, embrassant tout de suite, d’un premier coup d’œil, l’immense portée morale et industrielle de son invention, sentit que sa faible main, sa courte vie et sa modique fortune s’useraient en vain à une pareille œuvre. Il éprouvait à la fois deux nécessités contradictoires : la nécessité de s’associer des auxiliaires dans ses dépenses et dans ses travaux mécaniques, et la nécessité de dérober à ses associés le secret et le véritable but de leurs travaux, de peur que son invention, divulguée ou usurpée, ne lui enlevât la gloire et le mérite de l’invention. Il jeta les yeux sur les nobles et riches patriciens qu’il connaissait à Strasbourg et à Mayence. Mais, vraisemblablement repoussé partout à cause du préjugé qui s’attachait alors dans la noblesse au travail des mains, et qui ne permettait pas au noble de devenir artisan sans déroger, il fut obligé de déroger hardiment lui-même, de se faire artisan, de s’associer aux artisans, de se confondre avec le peuple pour élever ce peuple à tous les niveaux de la moralité et de l’intelligence.

Sous prétexte de travailler en commun à des ouvrages de merveilleuse et neuve industrie, comme la bijouterie, l’horlogerie, la taille et l’enchâssement des pierres précieuses, il conclut un traité d’association avec deux habitants aisés de Strasbourg, André Dritzehen et Jean Riffe, bailli de Lichtenau, et plus tard avec Faust, orfèvre et banquier à Mayence, dont le nom, confondu avec celui de Faust, sorcier populaire et merveilleux de l’Allemagne, familier des mystères et confident des esprits, fit attribuer l’invention de l’imprimerie à la magie ; enfin, avec IIeïlman, dont le frère venait de fonder la première fabrique de papier, à Strasbourg.

Afin de tromper plus longtemps ses associés sur l’objet réel de l’entreprise, Gutenberg se livra en effet, avec eux, à plusieurs industries artistiques et secondaires. Continuant en secret ses recherches mécaniques pour l’imprimerie, il travaillait en même temps en public à ces autres métiers. Il enseignait à Dritzehen l’art de tailler les pierres précieuses ; il polissait lui-même le verre de Venise pour en faire des glaces ; il les taillait en facettes ; il les enchâssait dans des cadres de cuivre, qu’il enrichissait de figurines de bois représentant des personnages de la Fable, de la Bible ou de l’Évangile. Ces miroirs, qui se vendaient à la foire d’Aix-la-Chapelle, alimentaient les fonds de l’association et aidaient Gutenberg aux dépenses secrètes destinées à accomplir et à perfectionner son invention.

Pour mieux la dérober encore à l’inquiète curiosité du public, qui commençait à murmurer des soupçons de sorcellerie contre lui, Gutenberg sortit de la ville ; il établit ses ateliers dans les ruines d’un vieux monastère abandonné, qu’on appelait le couvent de Saint-Arbogaste. La solitude du lieu, qui n’était habité que par des indigents des faubourgs, couvrit ses premiers essais.

Au fond des vastes cloîtres du monastère livré à ses associés pour leurs travaux moins cachés, Gutenberg s’était réservé à lui seul une cellule, toujours fermée de serrures et de verrous, où nul ne pénétrait jamais ; il était censé y dessiner les plans, les arabesques, les figurines de sa bijouterie et de ses cadres de glace ; mais il y passait ses jours et ses nuits à se consumer d’insomnie et d’ardeur pour l’application de sa découverte. Il y taillait en bois ses lettres mobiles ; il méditait de les fondre en métal ; il y cherchait laborieusement le moyen de les enchâsser dans des formes, tantôt de bois, tantôt de fer, pour en faire des mots, des phrases, des lignes, des pages espacées sur le papier. Il y inventait des enduits colorés, à la fois huileux et secs, pour reproduire ces caractères ; des brosses ou des tampons pouf ; répandre cette encre sur les lettres, des planches pour les contenir, des vis et des poids pour les comprimer.. Les mois et les années se consumaient avec sa fortune et avec les fonds des associés dans ces patiences, dans ces épreuves, dans ces succès et dans ces revers.

Enfin, ayant exécuté en miniature une presse qui lui parut réunir toutes les conditions de l’imprimerie, telle qu’il la concevait alors, il cacha ce modèle sous son manteau, et, entrant dans la ville, il alla chez un habile tourneur en bois et en métal, nommé Conrad Saspach, qui demeurait au carrefour Mercier, pour le prier de l’exécuter en grand. Il recommanda le secret à l’ouvrier, lui disant seulement que c’était une machine à l’aide de laquelle il se proposait d’accomplir des chefs-d’œuvre d’art et de mécanique dont on connaîtrait plus tard les prodiges.

Le tourneur, prenant, tournant et retournant le modèle dans ses mains, avec ce sourire de dédain d’un artisan consommé, pour une ébauche, lui dit d’un air un peu railleur :

Mais c’est tout simplement un pressoir que vous me demandez là, messire Jean ?

Oui, répondit d’un ton grave et exalté Gutenberg : c’est un pressoir, en effet ; mais c’est un pressoir d’où jaillira bientôt à flots intarissables la plus abondante et la plus merveilleuse liqueur qui ait jamais coulé pour désaltérer les hommes ! Par lui, Dieu répandra son Verbe ; il en découlera une source de pure vérité : comme un nouvel astre, il dissipera les ténèbres de l’ignorance, et fera luire sur les hommes une lumière inconnue jusqu’à présent.

Et il se retira. Le tourneur, qui ne comprit rien à ces paroles, exécuta la machine et la rapporta au monastère d’Arbogaste.

Ce fut la première presse.

En la remettant aux mains de Gutenberg, le tourneur commença à se douter de quelque mystère :

Je vois bien, messire Jean, dit-il à Gutenberg, que vous êtes réellement en commerce avec les esprits célestes ; aussi désormais je vous obéirai comme à un esprit.

Aussitôt qu’il fut en possession de sa 1wesse, Gutenberg commença à imprimer. On a peu de notions sur les premiers livres qui sortirent de sa presse ; mais le caractère profondément religieux de l’inventeur ne laisse pas de doute sur la nature des ouvrages auxquels il dut consacrer les prémices de l’art. Ce furent, selon toute certitude, des livres sacrés. L’art inventé pour Dieu et par l’inspiration de Dieu commença par Dieu. Les impressions postérieures de Mayence l’attestent : les chants divins des Psaumes et la célèbre Bible latine furent, à Mayence, les premières pages qui tombèrent de la machine inventée par Gutenberg, et appliquée à l’usage dès plus pieuses facultés humaines, l’enthousiasme lyrique pour son créateur et le gémissement terrestre sur ses destinées. La louange et la prière furent, sous les mains de cet homme pieux et malheureux, les deux premiers cris de la presse ! Elle doit s’en glorifier à jamais.

On manque de détails, même à Strasbourg et à Mayence, où nous les avons recherchés, sur ces premières impressions authentiques, parce que, soit par humilité, soit par orgueil, Gutenberg ne fit porter son nom à aucune de ses œuvres de typographie. Les uns croient qu’il s’abstint de les signer par un sentiment de modestie chrétienne, qui ne voulait pas attribuer à un nom d’homme une gloire qu’il renvoyait tout entière au divin inspirateur de son invention ; les autres pensent qu’il ne les signa pas parce que ces impressions étaient une œuvre industrielle et servile aux yeux de son temps, qui aurait dégradé sa famille et sa noblesse, et fait déroger de son rang dans la patrie.

Nous savons seulement, par un acte de donation fait à sa sœur Hebele, religieuse au couvent de Sainte-Claire, de Mayence, qu’il la mit en possession des livres pieux qu’il avait imprimés à Strasbourg, et lui fit la promesse de lui envoyer successivement tous ceux qui sortiraient de sa presse.

Mais bien des tribulations l’attendaient au lendemain de son triomphe. On a vu que la nécessité de se procurer des fonds pour son entreprise l’avait forcé à se donner des associés. La nécessité maintenant de se donner des auxiliaires dans les travaux multipliés d’une grande imprimerie l’avait obligé à mettre ces associés et un plus grand nombre d’artisans dans la confidence de son œuvre et dans le secret même de ses procédés. Ses associés, lassés de fournir des fonds à une entreprise qui, faute de consommation, ne les rémunérait pas encore, refusèrent de poursuivre une œuvre ingrate. Gutenberg les conjura de ne pas l’abandonner au moment même où il touchait à la fortuné et déjà à la gloire. Ils ne consentirent à lui fournir de nouveaux subsides qu’à la condition d’entrer en participation complète dé tous ses mystères, de tous ses bénéfices, de toute sa propriété et de toute sa gloire.

Pour le succès de l’œuvre, il leur vendit sa renommée. Le nom de Gutenberg disparut : l’association absorba l’inventeur ; il ne fut bientôt plus qu’un des artisans de son propre atelier. C’est ainsi que Christophe Colomb revint enchaîné sur son propre vaisseau par ses équipages à qui il avait livré un nouveau monde.

C’était peu : les héritiers de l’un des associés lui intentèrent un procès pour lui disputer l’invention, la propriété, l’exploitation de l’œuvre ; ils le traînèrent devant les juges de Strasbourg pour le faire condamner à on ne sait quelle spoliation plus authentique et plus juridique que la spoliation volontaire à laquelle il s’était condamné lui-même. Sa perplexité devant le tribunal fut extrême. Pour se justifier, il fallait entrer dans des détails techniques de son art, qu’il ne voulait pas encore complètement divulguer, se réservant au moins à lui-même le mystère de ses espérances. Les juges, curieux, le pressaient de questions insidieuses, qui, par les réponses, auraient fait éclater le secret de tous ses procédés. Il les éludait, préférant la condamnation à la vulgarisation de son art. Les juges, pour parvenir à éventer la découverte qui préoccupait l’imagination du peuple, citèrent ses ouvriers les plus affidés et les sommèrent de porter témoignage de ce qu’ils savaient. Ces hommes, simples mais fidèles, profondément attachés à Gutenberg, se refusèrent à rien révéler. La propriété de leur maître resta plus en sûreté dans leur cœur que dans ceux de ses avides associés. Rien ne transpira des derniers mystères de l’art. Gutenberg, ruiné, condamné, peut-être expulsé, se retira seul et indigent à Mayence, sa patrie, pour y recommencer ses travaux et pour y reconstruire sa vie et sa gloire.

Il était encore jeune, et le bruit de son procès à Strasbourg avait popularisé sa renommée en Allemagne ; mais il rentrait artisan dans une patrie d’où il était sorti chevalier. L’humiliation, l’indigence et la gloire luttaient dans sa destinée et dans les regards de ses concitoyens. L’amour seul le reconnut pour ce qu’il avait été et pour ce qu’il devait être un jour.

Voici ce que disent à cet égard les traditions locales, et ce qu’attestent deux monuments authentiques des archives de la cathédrale de Strasbourg, de l’année 1437 : l’un qui constate que dame Annette de la Porte de Fer, épouse de Gutenberg, fit un don à la cathédrale pour acquérir le droit d’inscrire son nom sur la liste des bienfaiteurs, et assurer ainsi des prières pour elle et ses descendants ; l’autre qui fait mention de son décès.

Gutenberg, proscrit pour la seconde fois par les plébéiens vainqueurs de la noblesse, fut aimé d’une jeune fille, noble comme lui, de la ville de Strasbourg ; elle se nommait Annette de la Porte de Fer, nom de sa maison, sans doute emprunté à la possession de quelque château féodal des rochers du Rhin. Il l’aimait lui-même avec la passion ardente, sérieuse et chevaleresque de ces temps de fidélité. Ils s’étaient promis mutuellement et par écrit mariage. Annette de la Porte de Fer ne s’était pas crue déliée de sa foi donnée, par la pauvreté et par les malheurs de son amant ; elle lui gardait sa jeunesse, sa beauté et son cœur. Gutenberg, à son retour sur le territoire de Mayence, devait réclamer la foi de sa fiancée, et retirer le gage de sa propre foi qu’il avait ainsi jurée ; il ne le fit pas. Soit qu’il craignit d’entraîner Annette, fille noble et honorée, dans l’humiliation et dans l’indigence où il était tombé, soit que le sentiment d’avoir dérogé par ses travaux d’artisan à l’illustration féodale de sa race le rendît indigne désormais, à ses propres yeux, d’aspirer à un noble sang, Gutenberg ne revendiqua pas la foi promise et n’offrit pas de dégager la sienne ; il attendait la réhabilitation et de meilleurs jours à faire partager à celle qu’il aimait. Son humilité et ses scrupules résistèrent aux plus tendres instances de sa fiancée, et ne purent être vaincues que par une sommation juridique faite devant l`officialité de Strasbourg, de tenir la promesse de mariage qu’il avait autrefois jurée.

Cette sommation d’Annette de la Porte de Fer à son amant existe encore aujourd’hui comme le seul monument authentique de son mariage. Gutenberg céda enfin à cette généreuse violence de l’amour ; il épousa Annette. Leurs enfants ne vécurent pas.

L’héritage et l’héritier des grands hommes, c’est leur invention et le genre humain.

Après la décision des juges du procès, en 1439, qui laissait Gutenberg maître de son secret, le condamnant seulement à payer une indemnité aux héritiers d’André Dritzehen, il abandonna les cloîtres du monastère de Saint-Arbogaste et rentra dans la ville de Strasbourg ; il habita alors la maison de Thiergarten, et y établit sa première imprimerie.

Il est peut-être curieux de remarquer que l’emplacement de cette maison est maintenant l’emplacement du lycée, comme si ce lieu eût été désigné d’avance pour un grand dessein, et qu’après avoir fixé les sciences par la typographie, il eût été destiné à les propager par l’enseignement.

Lorsque Gutenberg fut contraint de quitter Strasbourg, en 1446, il y laissa les traditions de son art dans les collaborateurs et les ouvriers initiés à sa découverte et a ses procédés ; et nous trouvons Mentel ou Metelin, notaire public, qui ne se fit naturaliser bourgeois de Strasbourg qu’en 1447, et d’Eckstein, chanoine de la cathédrale, qui, aidés des fonds fournis par le couvent des Chartreux, et sans avoir travaillé eux-mêmes à cet art si peu connu alors, s’établissent typographes et procèdent avec la plus grande célérité à imprimer, à mettre au jour une Bible allemande. Plusieurs autres ouvrages paraissent successivement, signés de l’imprimerie de Mente], qui fit une fortune rapide, tandis que le malheureux Gutenberg, chassé par la misère, rentrait fugitif à Mayence.

La fortune qui avait accru l’influence de Mentel, et la rivalité qui subsistait entre les villes indépendantes de Mayence et de Strasbourg, favorisèrent ses désirs ambitieux de substituer son nom à celui de Gutenberg. Il y réussit si complètement qu’en peu d’années Gutenberg fut oublié ou volontairement écarté, et Mentel proclamé, à Strasbourg, inventeur de l’art divin, et des fêtes instituées en son honneur.

De retour à Mayence, et relevé de l’humiliation et de la ruine par la main d’une femme aimée, comme Mahomet par sa première épouse, Gutenberg se donna tout entier à son art, s’associa Faust et Scheffer, gendre de Faust, établit ses ateliers à Mayence, et y publia, toujours sous le nom de ses associés, des bibles et des psautiers d’une admirable pureté de caractère.

Scheffer avait longtemps fait le métier de calligraphe et le commerce des manuscrits à Paris. Ses voyages et la fréquentation des artistes de cette ville lui avaient fait connaître des procédés mécaniques pour l’emploi des métaux qui, appliqués par lui à l’imprimerie, à son retour à Mayence, lui fournit les moyens nouveaux de fondre en plomb les lettres mobiles dans les matrices en cuivre avec plus de précision, et à donner ainsi une netteté parfaite aux caractères. . Ce fut avec ce nouveau procédé que le Psautier, le premier livre qui porte sa date, fut imprimé en 1457. Bientôt après, la Bible de Mayence, reconnue chef-d’œuvre de l’art, fut exécutée sous la direction de Gutenberg, avec des caractères fondus par le procédé de Pierre Scheffer.

La portée du nouvel art, qui débutait par la vulgarisation des livres sacrés sous les auspices seuls de l’Église, échappa pendant les premières années à la cour de Rome ; elle vit des auxiliaires la où elle devait voir bientôt des agresseurs.

Au nombre des bienfaits dont il convient sous votre pontificat de louer Dieu, dit une dédicace du temps de Paul II, souverain pontife, est cette invention qui permet aux plus pauvres de pouvoir acheter des bibliothèques à bas prix. N’est-il pas infiniment glorieux pour Votre Sainteté que des volumes qui coûtaient jadis cent pièces d’or n’en coûtent plus que quatre et même moins, et que les fruits du génie, naguère la proie des vers sous la poussière où ils étaient ensevelis, commencent, sous votre règne, à ressusciter et à se répandre à profusion sur la terre ?

Bientôt la ville de Venise prêta ses presses aux controverses religieuses, et les œuvres de Jean Hus furent imprimées en langue slave dès 1490, à peine vingt ans après la mort de Gutenberg.

Mais déjà la France, en 1480, avait encouragé les imprimeurs allemands à se fixer à Paris. Louis XI surtout se signala par l’accueil éclairé qu’il fit à la typographie et les encouragements généreux qu’il accorda à cet art nouveau.

Une accusation fut intentée, à Paris, contre Faust, pour avoir vendu des bibles imprimées, ornées de vignettes, comme manuscrits, à des prix exorbitants, et il existe une quittance signée de lui, à Paris, en 1468, d’un exemplaire d’un ouvrage de saint Thomas d’Aquin, vendu au prix énorme de quinze écus d’or. Le parlement de Paris, sous l’inspiration de Louis XI, déchargea Faust de toute accusation, attendu que ces livres étaient le produit d’une nouvelle invention inconnue encore à Paris.

Le roi se désista même de son droit d’aubaine, à l’occasion de la mort de Herman Statters, qui vendit, à Paris, les livres imprimés par Scheffer, lesquels étaient, selon la loi de ce temps, la propriété de la couronne, par le décès d’un étranger. En considération, porte l’ordonnance, de l’utilité qui vient et peut venir à la chose publique de l’art d’impression, tant pour l’augmentation de la science qu’autrement, etc., etc., nous sommes libéralement condescendus de faire restituer la somme de deux mille quatre cent vingt-huit écus et trois sols tournois aux héritiers, etc.

Les œuvres de Cicéron furent le premier livre imprimé après les livres sacré :. On ne songea pas avant Léon X, c’est-à-dire un siècle après l’invention de Gutenberg, à réglementer et à enchaîner l’imprimerie.

Cependant le banquier Faust et l’artisan Scheffer, les deux nouveaux collaborateurs de Gutenberg, ne tardèrent pas à succomber, comme Mentel ou Metelin à Strasbourg, à la tentation de s’approprier insensiblement sa gloire, la plus tentatrice des propriétés, parce. qu’elle est la plus immortelle. Ils espérèrent, comme tant d’autres, tromper. l’avenir, s’ils ne trompaient pas leur temps. Après avoir reconnu, dans une première épître dédicatoire du Tite-Live traduit en allemand et imprimé par Jean Scheffer, et offert à l’empereur Maximilien, que l’art de l’imprimerie a été inventé à Mayence par le sublime mécanicien Jean de Gutenberg, ils oublient ce premier aveu, et ils usurpent pour eux-mêmes, sept ans après, tout le mérite et tout l’honneur de la découverte.

L’empereur Maximilien, peu de temps après, assimilant les imprimeurs et les compositeurs à une sorte de sacerdoce de l’esprit, les releva de toute dérogation à leur noblesse par leur noble métier. Il anoblit en masse l’art et les artistes ; il les autorisa à porter des robes brodées d’or et d’argent, que les nobles seuls avaient droit de porter ; il leur donna pour armoiries un aigle aux ailes étendues sur le globe, symbole du vol et de la conquête de la parole écrite sur l’univers.

Mais déjà Gutenberg n’était plus sur la terre pour y jouir de cette possession du monde intellectuel, religieux et politique, qu’il avait entrevue seulement, comme Moïse, du haut de ses visions dans le rêve du monastère de Saint-Arbogaste. Dépouillé par ses collaborateurs de sa propriété et de sa gloire, expulsé une dernière fois de sa patrie par la misère, consolé seulement et suivi par sa femme, fidèle à toutes ses vicissitudes, privé par la mort de ses enfants, déjà vieux, sans pain et bientôt sans famille par la mort de sa femme, il fut recueilli par l’électeur de Nassau, le généreux Adolphe. L’électeur le nomma son conseiller d’État et son chambellan, afin de jouir dans une honorable familiarité de l’entretien de ce merveilleux génie qui devait converser plus tard avec tous les lieux et tous les temps. Cet asile donné à Gutenberg illustre à jamais Nassau et son prince. Il y a dans l’histoire des hospitalités qui portent honneur et immortalité aux plus petits princes et aux plus petits États.

Gutenberg continua à imprimer de ses propres mains, à Nassau, sous les yeux de l’électeur, son Mécène, pendant quelques années de sérénité et de paix ; puis il mourut à soixante-neuf ans, ne laissant à sa sœur aucun héritage, et laissant au monde l’empire de l’esprit humain découvert et conquis par un artisan.

Je lègue, dit-il dans son testament, à ma sœur tous les livres imprimés par moi au monastère de Saint-Arbogaste.

Pauvre inventeur qui n’avait à léguer à celle qui lui survivait que la richesse de presque tous les inventeurs comme lui, sa jeunesse consumée, sa vie persécutée, son nom méconnu, ses sueurs, ses insomnies, et l’oubli de ses contemporains.

Ainsi vécut et mourut ce grand homme : mais son art ne mourait pas avec lui. L’imprimerie se propagea aussitôt sa mort avec l’instantanéité d’une explosion. Il y eut en peu d’années des presses dans toutes les capitales de l’Europe. Ce fut la date de la civilisation renaissante et indéfinie. La France, sous Louis XI, l’Angleterre, la Hollande, l’Allemagne, Venise, Genève, Rome, la Pologne, s’emparèrent à l’envi de l’invention nouvelle pour multiplier leurs livres sacrés et leurs livres profanes.

L’Orient connut cet art nouveau par des juifs réfugiés à Constantinople, qui imprimèrent des traités de littérature rabbinique en 1500. Mais les musulmans ne s’en servirent eux-mêmes que vers le dix-huitième siècle.

Enfin la Russie, sous l’inspection du métropolitain, établit une presse à Moscou, en 1580, à l’aide des ouvriers venus de Magdebourg.

Il semble que chaque progrès de l’humanité doive s’acheter par des larmes ; que la souffrance soit la loi fatale de toute grande initiation. L’imprimerie avait eu ses apôtres : elle eut aussi ses martyrs. De tous, Étienne Dolet fut le plus illustre par l’éclat de son talent, la pureté de sa vie, l’atrocité de son supplice. Il naquit à Lyon en 1509, au moment de la renaissance intellectuelle et littéraire, où les controverses religieuses allaient aussi commencer leurs premières luttes ; il était savant comme Guillaume Budé, poète comme Marot, et peut-être aussi philosophe comme Rabelais, sans mêler toutefois à sa philosophie le licencieux scepticisme du curé de Meudon. Ce qui pourrait le faire croire, c’est que cet homme ardent et fougueux, qui ne marchandait pas ses opinions, qui avait pris pour armes parlantes et pour symbole de l’action de l’imprimerie, une hache ou doloire attaquant un arbre noueux, protestait contre les doctrines de Luther, bien qu’on l’ait condamné comme athée. C’était, à ce qu’il semble, le raisonnement et l’homme que ses adversaires voulaient frapper en lui, bien plutôt encore que les croyances.

Dans ces temps de passions et de mœurs violentes, la vie de ceux qui consacraient leurs forces aux développements de l’intelligence humaine était un long duel dans lequel, tôt ou tard, il fallait succomber. Successivement étudiant à Paris, puis à Padoue, secrétaire de Jean de Lauzeac, ambassadeur du roi de France à Venise, étudiant en droit à la faculté de Toulouse, Étienne Dolet n’avait pas vingt-quatre ans, que déjà, pour dernier argument de leurs discussions, ses ennemis le faisaient jeter dans un cachot. L’intercession de Jean Pinus, évêque de Rieux, l’en tirait bientôt ; mais alors des assassins gagés commettaient des entreprises sur sa vie ; et comme, malgré ses dangers, l’intrépide jeune homme ne quittait point Toulouse, on fit intervenir enfin un arrêt du parlement qui l’en bannit (1533).

Dolet revint alors à Lyon, où il obtint, après de longs efforts (1535), un privilège pour imprimer ses Commentaires sur la langue latine, œuvre d’immense érudition, qui le met au niveau des Bembo, des Scaliger et des Érasme, et lui fit tenir une place brillante dans le grand tournoi qui s’ouvrit en ce temps dans le monde littéraire, au sujet de Cicéron. On voit troubler ces belles études par une tentative nouvelle d’assassinat sur Dolet, qui tua bravement son agresseur. Mais c’était du moins un prétexte aux animosités qui poursuivaient sa perte, et on l’incarcéra comme assassin. II ne fallut, pour le faire sortir de sa prison, rien moins que la volonté absolue de François Ier, intéressé à Dolet par son talent d’abord, et, à ce qu’il paraît aussi, par la protection de la reine de Navarre. La munificence royale gratifia alors le savant persécuté du brevet d’imprimeur le plus étendu qui s’accordât alors (1537), comme pour servir de dédommagement légitime à ses souffrances imméritées.

C’est des presses de Dolet que sortirent successivement, depuis cette époque, les œuvres de Marot et de Rabelais ; il publiait également chaque année ses propres ouvrages et quelques-uns des livres les plus illustres de l’antiquité. Des persécutions nouvelles vinrent, en 1542, interrompre ses travaux ; de vagues accusations d’hérésie le firent détenir quinze mois à la Conciergerie de Paris. François I" n’était plus jeune : il faiblissait dans sa glorieuse protection des lettres. Un beau livre, une pauvre d’art, ne suffisaient plus à protéger un artiste contre ses conseillers fanatiques. Robert Étienne et Marot avaient quitté la France. Sûr de sa conscience et toujours aventureux, Dolet ne voulut pas les imiter. En vain le parlement de Paris faisait encore brûler ses livres, après avoir été contraint de le relâcher lui-même en présence de l’inanité par trop évidente des accusations qui l’avaient chargé. Il ne désertait point la lutte, et l’écrivain vengeait le libraire. Rentré dans Lyon, il publie des poèmes sur sa captivité et une traduction des Dialogues de Platon. Cette énergie allait à la fin lui devenir fatale. En 1544 il était emprisonné de nouveau. Se méfiant cette fois de la partialité de ses juges, il parvint à s’échapper et à s’enfuir en Piémont. Mais bientôt l’amour de son art le ramène au piège où il devait se prendre. Il avait écrit au roi des épîtres en vers pour implorer une protection qui l’avait sauvé déjà ; il ne put se résoudre à n’en pas surveiller l’impression lui-même. Il rentra secrètement dans Lyon ; mais ses ennemis guettaient leur proie. Arrêté, traduit devant la faculté de théologie de Paris, il se vit condamné comme athée relaps pour des passages de ses livres qu’il protesta jusqu’à trois fois n’avoir jamais écrits.

Dolet fut mis en torture et question extraordinaire pour enseigner ses compagnons, comme dit l’arrêt qui le condamne ; puis il fut pendu et brûlé sur la place Maubert ; son corps et ses livres furent convertis en cendres et ses biens confisqués. Dolet, à trente-sept ans, mourut intrépidement, ainsi qu’il avait vécu, laissant après lui dans l’indigence une femme et un enfant.

Mais l’impulsion était donnée, et toutes ces persécutions ne pouvaient qu’illustrer l’invention nouvelle, sans l’arrêter une heure. Les souverains eux-mêmes se firent gloire de graver et d’imprimer de leurs propres mains les œuvres de l’antiquité retrouvées, comme si cette participation manuelle à la vulgarisation des chefs-d’œuvre du génie les faisait participer au génie lui-même. La pensée devint reine et régna sur les rois. Marie de Médicis, femme d’Henri IV, dessinait et imprimait des estampes pour de royales éditions. Une figure de jeune fille, gravée de sa propre main, était donnée par cette reine à Philippe de Champagne. Louis XV, dans sa jeunesse, se faisant de ce bel art une curiosité instructive, imprimait dans son propre palais un traité de géographie européenne. Les grands imprimeurs des siècles qui suivirent celui de Gutenberg furent en même temps des artistes, des savants et des écrivains. Ils exhumèrent l’antiquité tout entière, et, en exhumant ses chefs-d’œuvre, ils les commentèrent, les expliquèrent et les interprétèrent au monde nouveau. L’histoire renaquit avec l’imprimerie.

Il y eut, depuis Gutenberg jusqu’à nos jours, des écoles, des traditions et des générations d’imprimeurs célèbres, comme il y avait eu des écoles de peintres, de sculpteurs, de philosophes. Les typographes, honorés à juste titre du nom de compositeurs, participèrent à la gloire que leurs éditions des auteurs grecs et latins restituaient aux poètes, aux historiens, aux orateurs de l’ancien monde ; ils firent partie, pour ainsi dire, de la famille de ces hommes de génie ; ils devinrent des puissances tour à tour honorées, redoutées, récompensées ou persécutées par les gouvernements, selon que ces gouvernements étaient plus ou moins des enfants de lumière ou de ténèbres. Les impressions des Alde, des Morel, des Turnèbe, des Elzevirs, naturalisèrent ces grands noms de la typographie dans l’univers savant par la netteté des caractères, par la correction des textes et par le nombre des ouvrages rendus aux bibliothèques.

La famille des Étienne, à Paris, occupa pendant un siècle et demi le sommet de l’art. Protégés par les rois et surtout par François Ier, persécutés par l’université, gardienne aussi jalouse de ses ignorances que de ses vérités, emprisonnés par l’Église pour une édition de la Bible accusée d’erreurs, réfugiés à Genève, emprisonnés de nouveau dans cette métropole du calvinisme pour des impressions qui blessaient la réforme, rappelés en France, exilés de nouveau, transportant tour à tour leurs presses de Genève à Paris, de Paris à Genève, l’histoire de cette famille d’imprimeurs, dit M. Didot, serait celle de l’esprit humain pendant la renaissance.

Mais, pendant ces cinq siècles, les procédés et les machines ne font pas faire moins de progrès à l’imprimerie que les sciences aux lettres. L’art a, dans les Bodoni à Parme, et dans les Didot à Paris, ses Phidias qui sculptent, pour ainsi dire, pour les yeux, la forme matérielle de la pensée dans des caractères et dans des ornements de luxe. L’un des Didot invente, en 1753, la presse à un seul coup ; l’autre chante dans un poème les progrès de son art, et imprime lui-même son propre chant. Un troisième rapporte d’Angleterre la presse en métal de lord Stanhope et la presse cylindrique, sorte d’enfantement perpétuel des caractères, qui jette la parole écrite à torrents intarissables, comme une lave de l’esprit humain, pour les journaux et pour les tribunes. Un quatrième enfin, M. Ambroise-Firmin Didot, écrit et imprime de nos jours, sous le titre modeste d’Essai sur la typographie, l’histoire la plus érudite et la plus complète de l’art dont il est à la fois le maître et l’historien.

L’instruction élémentaire des masses donne des consommateurs sans bornes à la parole imprimée, les chemins de fer lui ouvrent des routes, la vapeur lui prête des ailes, le télégraphe visuel lui donne des signes ; enfin, l’invention récente du télégraphe électrique lui communique l’instantanéité de la foudre. Plus réellement que dans le vers célèbre sur Franklin : Eripuit cœlo fulmen ! dans quelques années, un mot prononcé et reproduit sur un point quelconque du globe pourra illuminer ou foudroyer l’univers. La parole, par le procédé perfectionné de Gutenberg, sera redevenue, par la matière, aussi immatérielle que quand elle était seulement pensée ; mais cette pensée sera devenue universelle en jaillissant d’une intelligence ou d’une volonté d’homme ! L’esprit se trouble d’admiration devant les conséquences futures de ces inventions et devant ce règne prochain de l’idée par la parole. Gutenberg a spiritualisé le monde.

Longtemps son nom a été méconnu ; longtemps on lui a disputé sa gloire ; mais il faut se souvenir que la gloire humaine n’était pas son but. Il l’avait placé plus haut : qu’il en jouisse ! C’est le sort des inventeurs en esprit comme en matière : le nom se perd ; mais le bienfait se retrouve dans ses conséquences au fond caché des choses humaines, et Dieu sait à qui le rapporter. Qu’importent l’oubli et l’ingratitude des hommes, si le juge suprême est reconnaissant ?

Les documents qui servent de témoignage à ce récit sont dus aux recherches savantes et consciencieuses de M. Jung, bibliothécaire de la ville, et de M. Schnéegands, archiviste à Strasbourg, ainsi qu’au traité de M. Didot sur la typographie.