GUILLAUME TELL — RÉGÉNÉRATEUR DE LA LIBERTÉ DE L’HELVÉTIE

 

ANNÉE 1300 DE J.-C.

ALPHONSE DE LAMARTINE

 

 

Voici ce que les Suisses racontent des origines poétiques de leur liberté.

Mais, d’abord, disons ce que la géographie et l’histoire nous apprennent de la Suisse (ou de l’Helvétie) et de ses habitants.

Lés Alpes, semblables à un nœud robuste et proéminent des muscles de granit de la terre, sont une chaîne de montagnes qui s’étend sur un espace de trois cents lieues, depuis l’embouchure du Rhône vers Marseille jusqu’aux plaines de la Hongrie. Les anneaux de cette chaîne s’abaissent aux deux extrémités pour se confondre insensiblement avec la plaine ; au milieu de leur membrure, elles s’élèvent à des hauteurs inaccessibles aux pas et presque aux regards de l’homme. Leurs sommets, dentelés comme des créneaux d’une forteresse naturelle, se dessinent en blancheur éblouissante le matin, rose à midi, violette le soir, sur l’azur foncé du ciel. Ce sont les reflets plus ou moins chauds du soleil sur les nappes de neige éternelle dont leurs croupes sont revêtues. Quand on les aperçoit de soixante ou quatre-vingts lieues de distance du fond des plaines de l’Italie ou de la France, elles inspirent le même sentiment tiré de l’infini en hauteur, que la mer ou le firmament inspirent le sentiment de l’infini en étendue. C’est un spectacle qui écrase le spectateur, et qui, de terreur en terreur, d’admiration en admiration, porte la pensée de l’homme jusqu’à Dieu, pour qui seul rien n’est haut, rien n’est vaste. Mais l’homme est anéanti sous l’architecture de ces montagnes, et il jette un cri. Ce cri est une confession de sa petitesse, et un hymne à la grandeur de l’architecte. Voilà pourquoi il y a plus de piété sur la mer et sur les montagnes que dans les plaines. Le miroir de ses œuvres dans lesquelles la Divinité se peint étant plus grand, la Divinité s’y retrace et s’y révèle mieux.

Du côté qui regarde le midi ou l’Italie, les pentes de ces montagnes sont escarpées et abruptes comme un rempart élevé pour abriter cette tiède contrée, jardin de l’Europe. Du côté du nord, c’est-à-dire du côté de la France, de la Savoie, de l’Allemagne, les Alpes descendent des profondeur du firmament au niveau des lacs et des plaines par de plus douces déclivités. On dirait un immense escalier dont le Créateur a proportionné les degrés aux pas de l’homme. Aussitôt que l’on quitte la région inaccessible des neiges, des frimas, des glaces éternelles qui forment les dômes du mont Blanc, de la Jung-Frau, les pentes s’amollissent, les racines de ces sommets gigantesques semblent gonfler le sol qui les cache ; elles se revêtent de terre végétale, de gazons, d’arbustes, de fleurs, de pâturages humectés par l’incessante filtration de la sueur des glaciers qui fument aux premiers soleils. Elles divergent largement de tous les côtés en s’abaissant de plus en plus comme des contreforts qui vont chercher leur point d’appui bien bas et bien loin, pour porter le poids incalculable qui pèse sur elles. Elles dessinent et creusent ainsi entre elles des ravins qui deviennent bientôt des gorges, puis des vallées, puis des bassins, puis des plaines plus largement encaissées, au fond desquelles on voit d’en haut s’étendre, dormir et étinceler des lacs, dont s’échappent ensuite des fleuves écumants pour aller chercher encore des niveaux plus bas. Sur les flancs de ces Alpes décroissantes ; on rencontre çà et là des chalets ou maisons isolées, espèces de tentes en bois bâties seulement pour la saison d’été, où les pasteurs, pour suivre leurs troupeaux, montent avec le printemps, et d’où ils redescendent avec l’automne. En avançant davantage, on trouve des villages groupés au pied de quelques cascades et abrités des avalanches par des forêts de sapins. Les maisons de ces villages sont construites en solives et en planches de ce même arbre qui les protège contre l’écroulement des neiges. Ces maisons, couvertes par un toit de bois qui déborde comme les ailes d’un chapeau pour garantir le visage de la pluie, semblent taillées et ciselées au couteau avec un art patient et curieux, comme ces jouets de bois blanc que les bergers façonnent pour les enfants en gardant leurs vaches. Des degrés extérieurs ornés de rampes en arabesques montent du pavé à l’étage supérieur. Des portes surmontées de niches creuses, où reposent des statues de vierges, de héros, de saints, donnent entrée aux chambres hautes. Des fenêtres en treillis, où les vitraux en losange sont incrustés dans des châssis de plomb, les éclairent. De longues galeries a balustrades gothiques circulent en plein air autour de la maison, comme une ceinture festonnée autour de la taille d’une fiancée. Des tiges de maïs ou des épis de plantes nourricières suspendues au toit par les racines, pendent sur la galerie extérieure, et lui font un plafond de mosaïques colorées. On voit briller à travers les vitraux de la cuisine les reflets d’un large foyer qui flambe toujours. Des branches et des éclats de sapin artistement fendus et rangés sous la galerie, signe d’opulence, forment un bûcher préparé peur l’hiver. A côté de ce bûcher s’ouvrent les portes à deux battants de longues et larges étables planchéiées de dalles de sapin lavé et luisant comme la table d’une ménagère attentive. Une haleine tiède et parfumée de l’odeur des génisses sort de ces portes avec de tristes mugissements de jeunes taureaux qui appellent les mères absentes. Un pont de bois mobile et retentissant, jeté sur l’entrée de ces étables, conduit, par une pente allongée et douce, les chars de foin de la cour au grenier à fourrage. L’herbe sèche et la paille jaunie sortent par toutes les fenêtres de ce magasin végétal, comme la graisse de la terre qui fait éclater le grenier de l’homme. On sent l’opulence dans la simplicité. Au milieu de la cour, un tronc creux de sapin laisse égoutter par un tuyau de fer l’eau de la colline dans une auge immense de sapin aussi, où viennent s’abreuver les bœufs.

De quelque côté qu’on porte le regard sur les flancs de l’Alpe, sur les collines rapprochées, sur la pente du glacier, sur le toit de la demeure, sur les murailles de la maison, sur le bûcher, sur l’étable, sur la fontaine, on ne voit que le sapin vivant ou mort. Le Suisse et le sapin sont frères. On dirait que la Providence a attaché ainsi à chaque race d’hommes un arbre qui la suit ou qu’elle suit dans sa pérégrination terrestre, un arbre qui la nourrit, qui la chauffe, qui l’abreuve, qui l’abrite, qui la groupe sous ses rameaux, qui fait partie de la famille humaine, un arbre domestique, véritable dieu lare de son foyer : ainsi le mûrier à la Chine, le dattier en Afrique, le figuier en Judée, le chêne dans les Gaules, l’oranger en Italie, la vigne en Espagne et en Bourgogne, le sapin en Suisse, le palmier en Océanie. Le végétal et l’homme se tiennent par d’invisibles rapports. Anéantissez l’arbre, l’homme périt.

Après avoir traversé ces villages des penchants des Alpes, les villes vous apparaissent au loin sur des promontoires avancés ou dans des anses creuses au bord des grands lacs. Vous les reconnaissez à leurs murailles sombres, à leurs toits aigus, à leurs boules d’étain qui reflètent un soleil terne au sommet de leurs cathédrales ou de leurs hôtels de ville, à leur essaim de voiles blanches qui se pressent à la sortie ou à l’embouchure de leurs petits ports, sur les eaux bleues de leur lac, comme des mouettes que la nuit chasse à l’écueil. Ces villes, à l’exception de Genève, ville plutôt hanséatique qu’helvétique, sorte d’hôtellerie de l’univers dans cette vallée de Cachemire de l’Occident, sont de médiocre étendue, et ne présentent point au voyageur ces monuments, luxe des grands peuples. Municipalités plutôt que capitales, on voit que ces villes sont des débris d’une féodalité morte, ou des membres de fédérations pastorales, à qui la nature du pays et la modicité des peuplades ne permettent pas de grandir et d’absorber d’autres cantons. On y est frappé seulement du caractère majestueux, simple et patriarcal de la race humaine. Les hommes y sont d’une haute stature, de forte charpente, de solide aplomb sur leurs pieds, de visage calme, de regard franc, de bouche sans pli et sans ruse, de front large, élevé, poli, mais sans avoir ces proéminences et ces sillons que l’activité de la pensée élève ou creuse sur les fronts des races à vive intelligence.

Les femmes, à la stature élancée, aux épaules larges, aux bras souples, aux jambes élastiques, aux cheveux bronzés, aux yeux bleus, au teint salubre, aux joues ovales, aux lèvres arquées, au timbre (le voix sonore et tendre, y ressemblent à des statues grecques transportées sur un piédestal de neige et vivifiées par l’air frissonnant des montagnes. Un mélange harmonieux de majesté virile et de pudeur féminine compose leur physionomie. On sent, à leur aspect et fà leur familiarité toujours décente avec les étrangers, qu’elfes 1labitent une contrée froide et chaste où elles n’ont point à se défier de leur propre cœur. Leur innocence les garde. Leur costume relève sans danger leur beauté ; des tresses de cheveux enroulés de rubans de velours noir flottent des deux côtés de leur cou jusque sur leurs talons ; une calotte de feutre ou de paille couvre le sommet de leur tête ; un corsage étroit de laine teinte serre leur taille ; une chemise à mille plis plus blancs que la neige voile leur sein ; un jupon de laine à larges cannelures laisse leurs jambes a demi nues jusqu’au-dessus des chevilles du pied. Soit qu’elles étendent la litière sur le plancher des étables ; soit qu’elles portent dans chaque main des seaux d’érables écumants du lait gras de leurs vaches ; soit qu’elles fanent avec de longs râteaux à dents de bois l’herbe fauchée sur les prés en pente au bord des sapins, au vent de leurs cascades, leurs travaux ressemblent à des fêtes. Elles répondent d’une colline à l’autre, par-dessus le lit du torrent, aux chants des jeunes faucheurs par des airs nationaux. Ces airs ressemblent à des cris modulés échappés d’une surabondance de vie et de joie. Leurs dernières vibrations se prolongent comme l’écho des montagnes. Les musiciens les notent sans pouvoir jamais les imiter. Ils ne naissent que sur les vagues des lacs ou sur les pelouses des Alpes. La nature ne se laisse pas contrefaire par l’art. Pour chanter ainsi, il faut avoir recueilli en naissant dans son oreille le clapotement du flot contre la planche de la barque sur les lacs, le tintement de l’eau goutte à goutte dans l’ange sonore, les mélancolies du vent tamisé par les feuilles dentelées du sapin, les mugissements des génisses qui appellent leurs petits sur les hauteurs ; les clochettes graves ou aiguës qui sonnent à leur cou dans l’herbe ; les cris de joie des enfants qui se roulent au soleil sur les meules de foin sous les yeux des mères ; le chuchotement des fiancés qui marchent en se tenant par la main devant les vieillards, en se parlant du bonheur futur ; les adieux du jeune soldat qui part de ses montagnes pour la longue absence, en jetant son cœur en sanglots sur la route ; ou le cri de joie du soldat revenu du service étranger au sommet des chalets d’où il revoit le clocher de son village. On appelle ces chants des ranz. Les fils et les filles des Alpes pleurent et languissent quand ils les entendent par hasard loin de leur pays. Il y a pour eux mille apparitions dans un seul son de voix. Ainsi est fait leur cœur, et ainsi est construit le cœur de l’homme. Une voix lui rappelle une mémoire, un moment lui repeint toute une vie, une larme lui monte aux yeux, et dans cette larme se retrace tout un univers. Plus l’homme est simple, plus il a en lui de ces retours vers l’infini. Il en est du cœur humain comme d’un édifice : plus il est vide, plus il retentit.

Le caractère national de ce peuple est resté antique dans nos jours modernes. Le Suisse est un paysan éternel : il est pieux, il est naïf, il est laborieux, il est berger, il est cultivateur, il est patriote, il est soldat, il est artisan, il est libre surtout ; il ne marchande pas sa vie contre la servitude. La petitesse de sa patrie a fait pour lui du canton une famille. Il n’a aucune ambition de conquête, mais il redoute toujours d’être conquis. Cette ombrageuse jalousie de l’usurpation d’un canton sur l’autre lui permet à peine de s’allier imparfaitement avec les autres groupes de même nation dans une confédération incomplète où manque l’unité, et, par conséquent, la force. Un roi lui paraîtrait un tyran ; une république même, trop concentrée et trop impérieuse sur ses citoyens, lui serait insupportable. Le pouvoir municipal est le seul qu’il puisse tolérer. Il veut se gouverner par des mœurs et non par des lois. Ses usages sont presque sa seule législation. C’est un gouvernement par villages et presque par familles. Son républicanisme n’est pas national, il est individuel ; de là sa liberté, mais de là aussi sa faiblesse ; s’il n’était pas défendu par la nature et par la stérilité de sa patrie, il y a longtemps qu’il n’existerait plus. Plaise au ciel qu’il existe longtemps comme le souvenir vivant d’un peuple primitif au cœur des vieilles civilisations de l’Europe, comme une race neutre entre les races qui se combattent au pied de ses Alpes, et comme un asile ouvert tour à tour aux proscrits de toutes les révolutions et de toutes les contre-révolutions des peuples de l’Occident !

Ses vertus ne sont ternies que par un vice, vice naturel aux peuples pauvres, la cupidité. L’avarice lui rétrécit la main et le cœur. Il vend tout, même son propre sang, pour rapporter un peu d’or dans son pays, qui n’en produit point. Naturellement brave et fidèle, il trafique de ses enfants, qu’il loue, pour un vil salaire, aux princes ou aux nations qui yeulent le payer. Indifférent à la cause pour laquelle il s’engage jusqu’à la mort, il est le mercenaire des cours ou des camps. Il a fait de la guerre, qui ne doit être qu’un dévouement, un métier. Il tue ou il se fait tuer pour une solde. Libre chez lui, il prête chez les autres son bras aux souverains pour subjuguer les peuples. Le temps de son service fini, il passe à un autre service avec l’impassibilité de ces -gladiateurs du cirque ou de ces éléphants dressés pour la guerre, qui combattaient tour à tour avec la même vaillance pour les Perses ou pour les Romains.

Les vallées hautes des Alpes, inondées de torrents, de lacs et de marais, ombragées de ténébreuses forêts peuplées d’ours et de bêtes fauves, furent les dernières conquêtes de l’homme de l’Occident sur la stérilité et sur le désert. A l’époque des grandes migrations d’hommes du Nord, sortant comme des essaims des plaines de la Tatarie pour inonder l’Europe, et refoulant devant elles des populations déjà domiciliées, on dit que des colonies fugitives de Cimbres, et surtout de Suédois ; race déjà endurcie aux frimas du pôle, furent attirées dans ces hautes vallées par l’analogie ; de sites, de forêts de sapins, de lacs, de torrents et de neige, qui leur rappelait leur propre pays. La taille élevée, la chevelure blonde, l’azur des yeux, la blancheur du teint, la majesté calme de l’attitude dans les Suisses des petits cantons, la similitude même des noms de race et des noms de lieux, attestent cette parenté lointaine avec les Suédois. Ces barbares avaient apporté avec eux leurs idolâtries boréales. Dès missionnaires ermites venus de la Gaule et de l’Italie y semèrent le christianisme. Ce peuple, simple et naïf, était accessible par l’imagination au prestige des miracles. Sa sobriété, sa chasteté, sa piété naturelle, sa vie toujours en lutte avec les éléments, force visible de Dieu, le prédisposaient également aux vertus de la nouvelle doctrine ; l’Évangile conquit facilement sa foi et son cœur. Ces vertes thébaïdes se remplirent, comme les thébaïdes d’Égypte, de chapelles, d’ermites, de monastères, objets de la vénération de ces peuplades gouvernées par leurs croyances plus que par leurs lois. Bientôt les Francs et les Germains, dont on retrouve également les filiations en Suisse, débordèrent des Gaules et de l’Allemagne dans ces vallées. Leurs chefs y construisirent des châteaux forts, y assujettirent les paysans, et y fondèrent -de petits États indépendants les uns des autres, et souvent en guerre entre eux. Ces États, duchés, comtés, baronnies, fiefs, étaient bornés par un glacier, un lac, un précipice, une montagne, régime féodal né du régime patriarcal qui régissait les tribus, quand ces tribus étaient encore errantes. Le seigneur féodal n’était qu’un patriarche dont la tente était devenue un château fortifié.

Charlemagne, qui avait étendu sa main sur tout l’Occident, incorpora toutes ces seigneuries et toutes ces villes de l’Helvétie à l’empire de l’Allemagne. L’empereur d’Allemagne devint le suzerain de l’Helvétie. Les villes se placèrent sous sa protection, pour se préserver des nouvelles invasions de barbares, et surtout des Hongrois, qui empiétaient sur leurs vallées. Elles se construisirent des remparts et des citadelles ; elles astreignirent leurs habitants à être tout à la fois citoyens et hommes d’armes ; elles devinrent des cités indépendantes, rivales des seigneurs et des abbés, qui, jusque-là, dominaient seuls sur les paysans. L’empereur d’Allemagne entretenait en Suisse un vice-roi sous le nom de bailli, qui faisait justice de tous, et qui tyrannisait également en son nom les villes, les couvents, les châteaux.

Les comtes de Hapsbourg, famille puissante du canton d’Argovie, les comtes de Rapperschwyl, dominateurs du lac de Zurich ; les comtes de Toggembourg, rivaux de ces deux maisons, inexpugnables dans leur château de Fischingen, et plusieurs autres familles puissantes, se disputaient la domination de ces groupes de montagnes, de ces lacs et de ces vallées. Leur subordination toute nominale à l’empire d’Allemagne n’avait de sanction que leur intérêt. Leurs lois n’étaient que leurs caprices. C’étaient les trente tyrans d’Athènes héréditaires et disséminés dans autant de citadelles, a l’embouchure de toutes les vallées. Leurs mœurs étaient sauvages comme leurs sites. Leurs traditions sont pleines de sang. Celles des comtes de Toggembourg attestent le féroce arbitraire de leurs justices.

Leur château, construit au sommet d’un rocher sur le lac, était un asile inaccessible à leurs ennemis. Un des seigneurs de cette maison, nommé Henri de Toggembourg, avait épousé une femme nommée Ida, dont la beauté était la merveille de la Suisse. Le comte était aussi jaloux qu’amoureux de sa belle épouse. Un hasard vint donner un corps apparent à cette ombre de la jalousie, qui obscurcissait son bonheur. Un jour que la comtesse Ida contemplait par une fenêtre de sa tour le lac et les vallées déroulés sous ses yeux, elle laissa par distraction rouler sur la tablette de la fenêtre sa bagué nuptiale, qui avait glissé de son doigt. Elle se retira sans s’apercevoir qu’elle avait oublié son anneau. Une corneille, en volant autour des créneaux, vit briller la bague sous un rayon de soleil. Attirée, comme tous les oiseaux, par l’éclat de l’or, la corneille s’abattit sur la tour, et, passant son cou à travers les barreaux, emporta la bague dans son bec à son nid ; puis, s’apercevant que l’or ne valait pas pour ses petits un ver de terre, elle repoussa l’anneau par-dessus le bord de son nid, et le laissa retomber sur la plage. Un page du château, en chassant quelques jours après, trouva la bague, et ne sachant à qui la rendre, la mit à son doigt sans penser à mal. Le comte Henri, ayant vu la bague au doigt de son page, ne douta pas qu’elle ne fût un don de sa femme à son complice, et le témoignage d’un criminel amour. Sans écouter un autre conseil que celui de la vengeance, il fit attacher le jeune page à la queue d’un cheval indompté, qui sema dans sa course ses membres à travers les rochers ; puis, soulevant sa femme innocente dans ses bras, il la précipita du haut des créneaux dans l’abîme. Le précipice ne voulut pas de- la victime. Les flancs du roc, tapissés de quelques arbustes épineux, retinrent la belle Ida suspendue par ses vêtements et par ses longs cheveux au bord de l’abîme. Elle s’évada à la faveur des ombres de la nuit, et alla demander asile au couvent de Fischingen. Son innocence, reconnue trop tard, ramena son mari à ses pieds ; mais, en lui pardonnant, elle refusa de redevenir son épouse. Elle acheva sa vie dans une cellule du monastère, en priant pour lui et pour l’infortuné page, immolé si cruellement à un soupçon.

Telles étaient les mœurs de ces chevaliers barbares, qui tyrannisaient alors la basse Helvétie. Mais l’élévation et l’âpreté des sites avaient conservé la liberté de quelques familles de paysans établis au fond du lac des Quatre-Cantons, à Schwytz, à Uri, à Underwald. Défendus du côté du nord par les flots orageux des lacs, du côté du midi par des pics et des glaciers infranchissables, du côté de l’Allemagne par des précipices et des forêts, ces montagnards ne reconnaissaient d’autre protectorat que celui de l’empereur. Ils se gouvernaient en république. Leur liberté faisait envie aux habitants des vallées inférieures, assujetties à mille petits tyrans. La ville de Zurich, et d’autres villes rapprochées d’eux, comme Lucerne, se liguaient de temps en temps avec eux pour se soustraire au joug des seigneurs et des alliés.

Le comte Rodolphe de Hapsbourg, étant monté par l’élection au trône impérial, se souvint qu’il était Suisse, et protégea d’abord contre l’oppression ses anciens compatriotes ; mais son fils Albert d’Autriche, jaloux du reste d’indépendance que les neiges et les rochers laissaient à la haute Helvétie, entreprit de les subjuguer, et de passer jusque sur ces humbles villages le niveau de la servitude. Les peuples de Schwytz, d’Uri et d’Underwald se confédérèrent pour se garantir mutuellement leurs mœurs, leurs lois, leurs libertés. N’ayant pu les séduire par des négociations et des caresses, il envoya résider au milieu de leurs montagnes des lieutenants ou des proconsuls soutenus par ses armes, et chargés de leur faire sentir le poids de sa colère et la honte de son joug. Ces proconsuls portaient le titre de baillis de l’empereur ; ils exerçaient sur ces contrées la plus illimitée des tyrannies, la tyrannie déléguée et lointaine. Le pays gémissait sous leurs caprices et sous leurs violences, sans que l’empereur même, leur ennemi, pût entendre son gémissement. Ils pillaient les biens, ils enchaînaient les hommes, ils enlevaient les femmes, ils déshonoraient les filles. Les crimes qui firent chasser les Tarquins de Rome soulevaient impunément le cri public de ces malheureux peuples. Maîtres par eux-mêmes ou par les seigneurs du parti de l’Autriche des ports, des lacs, des débouchés, des vallées et des châteaux qui dominaient le pays, les baillis ne redoutaient rien de cette indignation sourde des paysans ; les cœurs seuls leur échappaient, mais la terre et les bras étaient enchaînés. Le plus cruel et le plus insolent de ces proconsuls de l’empire était le bailli Gessler, un de ces hommes contempteurs des hommes, qui rendent l’oppression si intolérable, qu’ils contraignent les fers mêmes à éclater sous leurs mains. Toutes les montagnes retentissaient de ses crimes contre l’honneur des femmes et contre la vie des paysans ; son nom était la terreur, le scandale et l’humiliation des campagnes. Il ne déguisait ni sa haine ni son mépris pour ce peuple esclave. Sa présence dans un village était un fléau pour les habitants. Toute ombre de bien-être ou de supériorité dans une famille était à ses yeux une insolence de la liberté.

Un jour qu’il parcourait le canton de Schwytz avec son escorte d’hommes armés, il aperçut une nouvelle maison construite avec un certain luxe rustique par un père de famille nommé Werner Stauffacher. N’est-il pas honteux, s’écria-t-il en s’adressant à ses courtisans, que de misérables serfs bâtissent de pareilles maisons, quand des huttes seraient trop bonnes pour eux ?Laissez-la construire, lui répondit son écuyer ; quand elle sera achevée, nous ferons sculpter sur la porte les armes de l’empereur, et nous verrons si celui qui la bâtit sera assez hardi pour nous la disputer. — Tu as raison, répondit Gessler ; et il continua sa route en riant du piège tendu au paysan par son conseiller.

Cependant la femme de Stauffacher était sur sa porte pendant que Gessler passait devant la maison, et elle avait entendu l’entretien du bailli et de l’écuyer. Elle trembla et renvoya les ouvriers avant la fin du jour, de peur d’offenser le tyran en continuant de bâtir une demeure qui provoquait sa colère.

Le soir, quand son mari absent rentra au village, il demanda à sa femme pourquoi les ouvriers ne travaillaient plus. Parce qu’une hutte suffit à des serfs comme nous, répondit-elle en faisant allusion aux paroles de Gessler. Stauffacher s’assit tristement et demanda à souper : sa femme ne lui servit que du pain et de l’eau. Il demanda s’il n’y avait plus ni chamois dans les montagnes ni poisson dans le lac : Le pain et l’eau, lui dit sa femme, ne sont-ils pas assez bons pour des serfs ? Il mangea sans murmurer, en reconnaissant la : vérité de cette parabole. La nuit venue, il voulut dormir dans le lit conjugal à côté de la femme qu’il aimait : elle se refusa à dormir sur la même couche. Pourquoi, lui dit-il, t’éloignes-tu de celui que le ciel t’a donné pour mari ?Parce que des misérables serfs comme nous ne doivent pas donner la vie à des esclaves plus malheureux encore que nous ne sommes.

Elle rapporta alors à son mari les paroles qu’elle avait entendu chuchoter entre Gessler et sa suite. Stauffacher indigné se leva, prit en silence son épée suspendue a la muraille, descendit vers le bord du lac des Quatre-Cantons, se jeta dans une barque de pêcheur, traversa l’eau, et arriva avant la fin de la nuit au village d’Attinghausen, à la porte de son beau-père ; nommé Walther Furst.

Walther Furst, avant d’interroger son gendre, fit servir devant lui, suivant la coutume patriarcale, du vin et de la viande, toujours prêts pour les hôtes. Stauffacher repoussa de la main le vin et les mets : J’ai fait un vœu, dit-il à son beau-père, de ne plus boire de vin et de ne pas approcher de chair de mes lèvres tant que nous serons serfs ! Le beau-père et le gendre s’assirent, et causèrent à voix basse des outrages de leurs tyrans et dés indignations de leurs cœurs. Ils cherchèrent dans leur mémoire quels étaient ceux de leurs concitoyens qui avaient subi de Gessler les plus impardonnables sévices et que la vengeance, couvant dans leur âme, devait animer le plus à la liberté. Ils se souvinrent d’un jeune paysan nommé Melchthal. Un jour que ce laboureur avait attelé à sa charrue deux beaux bœufs, la richesse, la force et la gloire de ses attelages, et qu’il traçait un sillon dans son champ en admirant la vigueur de leurs jarrets et le lustre de leur poil, un officier du bailli vint à passer : il vit les bœufs d’un œil d’envie, les déclara trop beaux pour un serf, et, coupant leurs traits du tranchant de son couteau, il se disposa à délier le joug pour les emmener à son maître. Le jeune paysan désespéré brisa une branche de sapin sur la lisière du champ, et, en défendant ses bœufs, il cassa le bras du ravisseur. Après un tel crime, il n’y avait plus qu’à fuir la vengeance des baillis. Melchthal errait dans les forêts voisines, nourri en secret par la pitié des paysans. Il parut à Furst et à Stauffacher un complice donné par la persécution. Ils allèrent le chercher dans sa retraite, et lui confièrent le complot que le désespoir venait de faire éclore dans leur nuit. Chacun d’eux habitait un canton différent : l’un Schwytz, l’autre Uri, le troisième Underwald. Ils connaissaient tous les hommes de leur canton les plus outragés, les plus intrépides et les plus implacables ; ils en choisirent chacun dix et s’engagèrent à les amener, dans une nuit convenue, au rendez-vous du Grutli, pour y concerter l’insurrection et pour y prêter le serment de la liberté ou de la mort.

Le Grutli, petit promontoire avancé de la montagne, entouré de trois côtés par les flots du lac et ombragé par des bouquets de sapins, était un site admirablement choisi par les conjurés pour le conseil nocturne d’une conjuration. Une sentinelle, placée au nœud de la presqu’île avec le continent, pouvait les garantir de toute surprise en les avertissant à l’approche des espions de Gessler ; et, s’ils étaient surpris, leurs barques, cachées dans l’ombre du rivage, pouvaient, en quelques coups de rames, les soustraire aux poursuites des soldats.

La nuit du 17 novembre 1307, les trente conjurés, descendus un à un de leurs montagnes ou traversant le lac dans leurs barques de pêcheurs, se rencontrèrent, comme il avait été convenu, sur le promontoire de Grutli. Le ciel et la terre, les étoiles et tes flots furent leurs témoins. Jamais conspiration plus légitime et plus sainte n’avait attesté ces témoins de Dieu dans les chefs-d’œuvre de sa création. C’était la nature conspirant innocente devant la nature ; c’était le cœur humain, révélé dans ses instincts les plus inaliénables, se disant dans quelques hommes simples : Je suis aussi une œuvre de Dieu, et, en revendiquant ma liberté, c’est Dieu aussi que je revendique et que je défends dans son plus sublime attribut, le don de la liberté ravie par des tyrans à sa créature !

Ces hommes rustiques ne se firent point de vaines harangues ; la nature parlait le même langage en eux : quelques mots brefs et à voix basse, quelques gestes significatifs, quelques mains serrées dans des mains rudes, furent toute leur éloquence. Ils venaient pour se prêter serment les uns aux autres, non pour s’animer par des discours. Qu’auraient-ils dit qui valût cette rencontre préméditée de tant d’opprimés saignant dans leur liberté, dans leur dignité, dans leur amour ; cette nuit suprême couvant sous son ombre la résurrection d’un peuple ; ces montagnes, ces astres, ces rochers, ces flots, et, le lendemain, ces glaives tirés pour la plus sainte des causes ? Démosthène, Cicéron, Catilina, Mirabeau, auraient été écrasés par une pareille tribune. Quand le sentiment est inné, profond, enraciné, la parole n’ajoute rien à la conviction. Le silence est la harangue des complots qui ne sont ni les complots de la politique ni les complots du crime, mais les complots de la nature : ce fut l’éloquence du Grutli.

Nous jurons, dirent en étendant la main Walther Furst, Stauftacher, Melchthal, Werner, nous jurons en présence de Dieu, devant qui les rois et les peuples sont égaux, de vivre et de mourir pour nos frères ; d’entreprendre et de soulever tout en commun ; de ne plus souffrir, mais de ne pas commettre nous-mêmes d’injustices ; de respecter les droits et les propriétés du comte de Hapsbourg ; de ne faire aucun mal aux baillis impériaux, mais de mettre un terme à leur tyrannie !

Le jour de l’insurrection fut fixé au 1er janvier suivant (1308). Les traditions suisses parlent de trois sources qui jaillirent miraculeusement à ces mots sous les pieds des trois chefs de la confédération du Grutli, et qui coulent encore ; mais la tradition ici rapetisse l’événement : le mi-racle fut dans le cœur de ces trente hommes d’où jaillit la liberté helvétique, et non dans le sable foulé sous leurs pas.

Le lendemain, un nouvel attentat d’un seigneur, protégé par les baillis, sema l’horreur dans les trois cantons. Ce seigneur avait été ébloui de la beauté de la femme d’un serf de ses domaines. En l’absence du mari, il entra dans la maison, ordonna insolemment à la femme de lui préparer un bain, et lui fit des propositions honteuses. La femme chaste s’évada et se réfugia dans la forêt où travaillait son mari, en lui racontant l’outrage. Le mari partit avec sa hache, entra dans sa maison, trouva le tyran dans le bain, lui fendit la tête, et s’enfuit dans les bois avec sa femme. Un cri d’indignation monta du fond des vallées jusqu’aux cimes des Alpes. Nul ne crut plus posséder en sûreté le plus cher des biens, la chasteté des épouses. La conspiration des trente héros du Grutli eut des complices dans tous les maris et dans tous les frères. Cependant le cœur de ce peuple ne débordait pas encore.

Un dernier outrage fit déborder celui des pères, des mères, des enfants ; on eût dit que la tyrannie des baillis voulait accumuler contre elle tous les ressentiments de la nature à la fois. Ici apparaît pour la première fois dans la libération de son pays Guillaume Tell.

Les sourds murmures qui s’élevaient des villages et des chaumières contre les sévices du bailli Gessler, loin d’amortir l’oppression de ce gouverneur, l’avaient irritée. Il voulait dompter par la force les premiers symptômes de révolte qui se lisaient sur les visages des paysans ; il portait défi à la patience du peuple ; il inventait un crime afin d’avoir des coupables à frapper. Il fit planter sur la place publique du bourg d’Altorf un sapin, au sommet duquel il ordonna de placer son chapeau couronné de la couronne d’Autriche. Il enjoignit à tous les paysans ou bourgeois qui passeraient devant ce signe de la souveraineté de l’empereur de se découvrir la tête et de saluer le chapeau. Ses gardes, postés au pied de l’arbre sur la place, devaient enchaîner tous ceux qui se déclareraient rebelles en refusant cet hommage servile au chapeau du gouverneur.

La masse obéissante se plia à ce caprice de la tyrannie par mépris ou par terreur du tyran ; un seul résista : c’était un simple paysan d’Uri, pêcheur du lac et chasseur de chamois, nommé Guillaume Tell. On ne connaissait de lui jusqu’à ce jour que son intrépidité à naviguer sur les flots par les plus fortes tempêtes, et son adresse comme archer à rapper le but avec la flèche de son arbalète. On le croyait si étranger aux impressions politiques qui agitaient le pays, qu’on ne l’avait pas même convié parmi les trente au rendez-vous du Grutli. Il ne prenait sa conspiration à lui que dans sa conscience et dans son cœur. L’acte de se découvrir et de s’incliner devant un objet matériel, qui semblait transposer la divinité de Dieu dans un homme, lui avait paru un signe d’adoration interdit à un chrétien, qui ne doit adorer que Dieu. Les gardes du gouverneur l’avaient désarmé, arrêté et attaché avec des cordes au tronc du sapin qui portait le chapeau.

Gessler averti était heureux d’avoir trouvé un coupable pour frapper en lui toute la race des paysans. Il accourut, suivi d’une nombreuse escorte, à Altorf. Mais ici l’histoire de la Suisse, embarrassée par des traditions trop vagues et trop diverses, laisse achever le récit à la poésie, seule capable d’immortaliser ces grandes scènes primitives de la naissance des peuples libres. Voici comment le grand poète de l’Allemagne et de la Suisse raconte, d’après les souvenirs des Alpes, la scène simple et terrible entre Guillaume Tell et le tyran.

La scène est dans une prairie, devant le village d’Altorf. Au milieu de la prairie s’élève la perche couronnée du chapeau du gouverneur. Les archers de Gessler entourent la perche. Le peuple d’Altorf et des environs est répandu çà et là, par groupes consternés, autour de la prairie. La chaîne neigeuse des Alpes du Bannberg s’élève au fond, dans un ciel pur, comme un reproche de la nature à la tyrannie qui veut enchaîner la terre libre.

Les gardes s’entretiennent entre eux à voix basse.

FRIESSHARDT ET LEUTHOLD

MONTANT LA GARDE

FRIESSHARDT. — Nous attendons en vain, personne ne passera par ici pour faire sa révérence au chapeau. Il y avait cependant tant de monde ici qu’on eût dit une foire ; mais, depuis que cet épouvantail est suspendu ü cette perche, là prairie est devenue déserte.

LEUTHOLD. — Nous ne voyons que des misérables qui viennent ici tirer leur bonnet déguenillé ; mais tous les honnêtes gens aiment mieux faire un long détour que de se courber devant ce chapeau.

FRIESSHARDT. — Il faut qu’ils passent à midi sur cette place, quand ils sortiront de la maison de ville. Je croyais faire une bonne prise, car aucun ne songeait à saluer le chapeau. Le curé, qui revenait de voir un malade, s’en aperçoit, et se place avec le saint sacrement juste au pied de cette perche ; le sacristain agite sa sonnette, tous tombent à genoux, et moi avec eux ; mais c’est le saint sacrement qu’ils ont salué et non pas le chapeau.

LEUTHOLD. — Écoute, camarade, je commence à trouver que nous sommes comme un carcan devant ce chapeau. C’est pourtant une honte pour un homme d’armes que d’être en faction sous un chapeau vide, et chaque honnête homme doit nous mépriser. Faire la révérence à un chapeau, il faut avouer que c’est une extravagante fantaisie !

FRIESSHARDT. — Pourquoi pas à un chapeau ? tu la fais bien à des cerveaux vides. (Hildegarde, Mathilde, Élisabeth, arrivent avec leurs enfants et tournent autour du mât.)

LEUTHOLD. — Tu es un coquin si zélé ! tu ferais volontiers du mal à ces braves gens ! Pour moi, salue qui voudra ce chapeau, je ferme les yeux et je ne vois rien.

MATHILDE. — Mes enfants, c’est le chapeau du gouverneur, montrez-lui du respect.

ÉLISABETH. — Dieu veuille qu’il nous quitte en ne nous laissant que son chapeau ! Les choses n’en iraient pas plus mal dans le pays.

FRIESSHARDT les renvoie. — Allez-vous-en, misérable troupeau de femmes ! on n’a pas besoin de vous ici. Envoyez vos maris, nous verrons s’ils ont le courage de braver notre consigne. (Les femmes sortent. Tell s’avance avec son arbalète, conduisant son enfant par la main ; ils passent devant le chapeau sans le voir.)

WALTHER, montrant le Bonnberg. — Mon père, est-il vrai que sur cette montagne les arbres saignent quand on les frappe avec la hache ?

TELL. — Qui t’a dit cela, enfant ?

WALTHER. — C’est le maître berger. Il raconte qu’il y a une magie dans ces arbres, et quand un homme leur a fait dommage, sa main sort de la fosse après sa mort.

TELL. — Ces arbres sont sacrés, il est vrai. Vois-tu là-bas ces hautes montagnes blanches dont la pointe semble se perdre dans le ciel ?

WALTHER. — Ce sont les glaciers, qui résonnent la nuit comme le tonnerre, et d’où tombent les avalanches.

TELL. — Oui, mon enfant ; et ces avalanches auraient depuis longtemps englouti le bourg d’Altorf, si la forêt qui est au-dessus comme une garde fidèle ne l’avait préservé.

WALTHER, après un moment de réflexion. — Mon père, est-il des pays où l’on ne voit pas de montagnes ?

TELL. — Quand on descend de nos montagnes et que l’on va toujours plus bas en suivant le cours de nos fleuves, on arrive dans une vaste contrée ouverte, où les torrents n’étament plus, où les rivières coulent lentes et paisibles. Là, de tous les côtés, le blé grandit dans d’immenses plaines, et le pays est comme un jardin.

WALTHER. — Mais, mon père, pourquoi ne descendons-nous pas dans ce beau pays, au lieu de vivre ici à l’étroit ?

TELL. — Ce pays est bon et beau comme le ciel, mais ceux qui y habitent ne jouissent pas de la moisson qu’ils ont semée.

WALTHER. — Est-ce qu’ils ne sont pas libres comme toi dans leur héritage ?

TELL. — Leur champ appartient à l’évêque ou au roi.

WALTHER. — Mais ils peuvent chasser dans les forêts ?

TELL. — Le gibier et les oiseaux appartiennent au seigneur.

WALTHER. — Ils peuvent alors pêcher dans les rivières ?

TELL. — Les rivières, la mer, le sol, appartiennent au roi.

WALTHER. — Qui est donc ce roi qu’ils craignent tous ?

TELL. — C’est un homme qui les protège et les nourrit.

WALTHER. — Ne peuvent-ils pas se protéger eux-mêmes ?

TELL. — Là, le voisin n’ose se fier à son voisin.

WALTHER. — Mon père, je serais mal à l’aise dans ce pays ; j’aime mieux rester sous les avalanches.

TELL. — Oui, mon enfant, mieux vaut être près des glaciers que près des hommes méchants. (Ils veulent continuer leur chemin.)

WALTHER. — Vois, mon père, ce chapeau placé sur cette perche.

TELL. — Que nous fait cela ? Viens, suis-moi. (Pendant qu’ils s’éloignent, Friesshardt s’avance avec sa pique.)

FRIESSHARDT. — Au nom de l’empereur, arrêtez ! n’allez pas plus loin !

TELL saisit sa pique. — Que voulez-vous ? Pourquoi m’arrêtez-vous ?

FRIESSHARDT. — Vous avez désobéi à l’ordonnance, suivez-nous.

LEUTHOLD. — Vous n’avez pas salué ce chapeau.

TELL. — Mon ami, laissez-moi passer.

FRIESSHARDT. — Allons, allons ! en prison !

WALTHER. — Mon père en prison ! Au secours, au secours ! (Ils courent sur la scène.) Ici, braves gens, aidez-nous ! prêtez-nous assistance ! (Ils l’emmènent prisonnier. Le curé, le sacristain et trois autres habitants accourent.)

LE SACRISTAIN. — Qu’y a-t-il ?

LE CURÉ. — Pourquoi mets-tu ta main sur cet homme ?

FRIESSHARDT. — C’est un ennemi de l’empereur, un traître.

TELL, le secouant rudement. — Moi, un traître !

LE CURÉ. — Tu te trompes, ami. C’est Tell, un homme d’honneur, un bon citoyen.

WALTHER aperçoit Walther Furst, et court à lui. — Au secours, grand-père ! on fait violence à mon père.

FRIESSHARDT. — En prison, marche !

WALTHER FURST, accourant. — Arrêtez, je suis sa caution. Au nom de Dieu, qu’est-il arrivé ? (Melchthal et Stauffacher entrent.)

FRIESSHARDT. — Il méprise l’autorité suprême du gouverneur, et ne veut pas la reconnaître.

STAUFFACHER. — Tell se serait-il conduit ainsi ?

MELCHTHAL. — Tu mens, coquin.

LEUTHOLD. — Il n’a pas salué ce chapeau.

WALTHER FURST. — Et pour cela, il faut qu’il aille en prison ?... Mes amis, recevez ma caution et laissez-le libre.

FRIESSHARDT. — Garde ta caution pour toi, nous faisons notre charge. Allons, qu’on l’emmène.

MELCHTHAL. — C’est une violence révoltante. Souffrirons-nous que sous nos yeux on l’enlève ?

LE SACRISTAIN. — Nous sommes les plus forts, mes amis ; ne souffrons pas ceci. Nous devons nous aider l’un l’autre.

FRIESSHARDT. — Qui osera résister à l’ordre du gouverneur ?

TROIS PAYSANS, accourant. — Nous vous aiderons. Qu’y a-t-il ? Jetons-les par terre. (Hildegarde, Mathilde, Élisabeth, reviennent.)

TELL. — Je me secourrai moi-même. Allez, mes braves amis ; croyez-vous que si je voulais employer la force, j’aurais peur de leurs hallebardes ?

MELCHTHAL, à Friesshardt. — Oserais-tu l’enlever au milieu de nous ?

WALTHER FURST et STAUFFACHER. — Soyez calme et patient.

FRIESSHARDT crie. — A la révolte ! à la sédition ! (On entend les cors de chasse.)

LES FEMMES. — Voici le gouverneur.

FRIESSHARDT élève la voix. — A la révolte ! à la sédition !

STAUFFACHER. — Crie, coquin, jusqu’à ce que tu crèves.

LE CURÉ et MELCHTHAL. — Veux-tu te taire ?

FRIESSHARDT. — Au secours ! au secours ! défendez les agents de la loi.

WALTHER FURST. — C’est le gouverneur. Malheur à nous ! Que va-t-il arriver ? (Gessler à cheval, le faucon sur le poing ; Rodolphe de Narras, Berthe, Rudens et une suite de valets armés, qui forment un vaste cercle autour de la scène.)

RODOLPHE. — Place, place au gouverneur !

GESSLER. — Dispersez-les ! Pourquoi cet attroupement ? Qui criait au secours ? Qu’était-ce ? (Silence général.) Je veux le savoir. (A Friesshardt.) Avance : qui es-tu, et pourquoi tiens-tu cet homme ? (Il donne son faucon à un serviteur.)

FRIESSHARDT. — Très Puissant seigneur, je suis un de tes soldats placé en sentinelle près de ce chapeau. J’ai saisi cet homme sur le fait, comme il se refusait de le saluer. Je voulais le conduire en prison, selon tes ordres, et le peuple a voulu me faire violence pour l’enlever.

GESSLER, après un moment de silence. — Tell, méprises-tu donc ainsi l’empereur et moi, qui tiens sa place, pour avoir refusé d’honorer ce chapeau que j’ai fait suspendre afin d’éprouver votre obéissance ? Tu me laisses voir par là tes mauvaises intentions.

TELL. — Mon bon seigneur, pardonnez-moi. J’ai agi par inadvertance, et non par dédain de vos ordres. Aussi vrai comme je m’appelle Tell, c’est par défaut de réflexion.

GESSLER, après un moment de silence. — Tell, tu es un maître archer ; on dit que tu atteins à chaque coup ton but.

WALTHER. — C’est vrai, monseigneur ; mon père abat une pomme à cent pas.

GESSLER. — C’est là ton enfant, Tell ?

TELL. — Oui, monseigneur.

GESSLER. — As-tu plusieurs enfants ?

TELL. — J’ai deux fils, monseigneur.

GESSLER. — Et lequel aimes-tu le mieux ?

TELL. — Monseigneur, mes deux enfants me sont également chers.

GESSLER. — Eh bien ; Tell, puisque tu abats une pomme à cent pas, il faut que tu fasses devant moi l’épreuve de ton adresse. Prends ton arbalète ; justement tu la tiens à la main. Apprête toi à abattre une pomme placée sur la tête de ton enfant. Mais je te conseille de viser juste et de frapper la pomme du premier coup ; car si tu la manques, il t’en coûtera la tête.

TELL. — Monseigneur, quel horrible commandement vous me donnez ! Quoi ! je devrais sur la tête de mon enfant... Non, non, mon bon seigneur, cela n’a pu vous venir dans l’esprit. Au nom du Dieu de miséricorde, vous ne pouvez sérieusement exiger cela d’un père.

GESSLER. — Tu viseras une pomme placée sur la tête de ton enfant !... Je le veux et je l’ordonne.

TELL. — Moi viser avec mon arbalète la tête de mon enfant !... plutôt mourir !

GESSLER. — Tu tireras, ou tu mourras avec ton fils.

TELL. — Devenir le meurtrier de mon enfant !... Ah ! monseigneur, vous n’avez point d’enfant... Vous ne savez pas ce qui se passe dans le cœur d’un père.

GESSLER. — Comment, Tell, te voilà devenu tout à coup bien prudent ! On dit que tu es un rêveur, que tu t’éloignes des habitudes des autres hommes, que tu aimes l’extraordinaire : voilà pourquoi je t’ai choisi une action hasardeuse. Un autre balancerait ; mais toi, tu vas, les yeux fermés, prendre sur-le-champ ton parti.

BERTHE. — Seigneur, cessez de railler ces pauvres gens. Vous les voyez pâles et tremblants devant vous ; ils ne sont pas habitués à prendre vos paroles comme un passe-temps.

GESSLER. — Qui vous dit que je plaisante ? (Il s’approche d’un arbre et cueille une pomme.) Voici la pomme, faites place. Qu’il prenne sa distance selon l’usage. Je lui donne quatre-vingts pas, ni plus ni moins. Il se vante de ne pas manquer un homme à cent pas. Maintenant tire, et ne manque pas le but.

RODOLPHE. — Dieu ! cela devient sérieux. Enfant, tombe à genoux, et demande grâce pour ta vie au gouverneur.

WALTHER FURST, à Melchthal, qui peut à peine maîtriser son impatience. — Contenez-vous, je vous en conjure ; soyez calme.

BERTHE, au gouverneur. — Seigneur, c’en est assez : il est inhumain de se jouer ainsi de l’angoisse d’un père. Quand le pauvre homme aurait, par sa faute légère, mérité la mort, ne vient-il pas de souffrir dix morts ? Laissez-le retourner dans sa cabane ; il a appris à vous connaître, et lui et ses petits enfants se souviendront de cette heure.

GESSLER. — Allons, faites place. Que tardes-tu ? Tu as mérité la mort, je puis te la frire subir : regarde, dans ma clémence je mets ton sort entre tes mains habiles. Celui qu’on laisse maître de sa destinée ne peut pas se plaindre de la rigueur de sa sentence. Tu t’enorgueillis de la sûreté de ton coup d’œil ; eh bien, chasseur, voici le moment de montrer ton adresse. Le but est digne de toi ; le prix est considérable. Toucher le milieu d’une cible, tout autre peut le faire ; mais le vrai maître, c’est celui qui partout est sûr de son art, et dont le cœur ne trouble ni la main ni l’œil.

WALTHER FURST se jette à genoux devant lui. — Monseigneur, nous connaissons votre pouvoir ; mais préférez la clémence à la justice ; prenez la moitié de mes biens, prenez tout, seulement épargnez une telle horreur à un père.

WALTHER. — Grand-père, ne te mets pas à genoux devant ce méchant homme. Dis où je dois me placer, je n’ai pas peur pour moi : mon père atteint les oiseaux au vol, il ne frappera pas le cœur de son enfant.

STAUFFACHER. — Monseigneur, l’innocence de cet enfant ne vous touche-t-elle pas ?

LE CURÉ. — Pensez donc qu’il y a un Dieu dans le ciel, à qui vous rendrez compte de vos actions.

GESSLER, montrant l’enfant. — Qu’on le lie à ce tilleul.

WALTHER. — Me lier ! non, je ne veux pas être lié ; je serai tranquille comme un agneau, je ne respirerai même pas. Mais si vous me liez, non, je ne pourrai le souffrir, et je me débattrai dans mes liens.

RODOLPHE. — On va seulement te bander les yeux, mon enfant.

WALTHER. — Pourquoi ? Pensez-vous que je craigne une flèche lancée par la main de mon père ? Je veux l’attendre avec fermeté et ne pas sourciller. Allons, mon père, montre-lui que tu es un bon chasseur, il ne le croit pas, et il pense nous perdre. En dépit de cet homme cruel, tire sur la pomme et atteins-la. (Il va sous le tilleul ; on place la pomme sur sa tête.)

MELCHTHAL, à ses compagnons. — Quoi ! ce crime s’accomplira sous nos yeux ! Pourquoi avons-nous fait serment ?

STAUFFACHER. — Tout serait inutile, nous n’avons point d’armes, et voyez cette forêt de lances autour de nous.

MELCHTHAL. — Ah ! si nous avions accompli notre couvre sur-le-champ ! Que Dieu pardonne à ceux qui ont conseillé le retard !

GESSLER, à Tell. — A l’œuvre ! on ne porte pas des armes impunément. Il est dangereux de marcher avec un instrument de mort, et la flèche revient sur celui qui la lance. Ce droit que les paysans s’arrogent offense le seigneur de la contrée. Nul ne doit avoir d’armes que celui qui commande. Si donc vous vous réjouissez de porter l’arc et les flèches, c’est bien ; moi je vous donnerai le but.

TELL tend son arbalète et y met la flèche. — Écartez-vous, place !

STAUFFACHER. — Quoi ! Tell, vous voudriez... Non, jamais... ; vous frémissez, votre main tremble, vos genoux fléchissent.

TELL laisse tomber l’arbalète. — Les objets tourbillonnent devant moi.

LES FEMMES. — Dieu du ciel !

TELL, au gouverneur. — Épargnez-moi ce coup. Voici mon cœur, ordonnez à vos soldats de me tuer. (Il présente sa poitrine.)

GESSLER. — Je ne veux pas ta vie, je veux que tu tires. Tu peux tout, Tell, rien ne t’effraye ; tu manies la rame comme l’arbalète ; nul orage ne t’épouvante, s’il faut sauver quelqu’un ; à présent, libérateur, sauve-toi toi-même, puisque tu sauves les autres. (Tell est livré à une violente agitation, ses mains tremblent. Tantôt ses yeux se tournent vers le gouverneur, tantôt ils s’élèvent vers le ciel. Tout à coup il prend dans son carquois une seconde flèche et la cache dans son sein. Le gouverneur remarque tous ses mouvements.)

WALTHER, sous le tilleul. — Tirez, mon père ; je n’ai pas peur.

TELL. — Il le faut. (Il rassemble ses forces et s’apprête à tirer.)

RUDENS, qui pendant ce temps a cherché à se contraindre, s’avance. — Seigneur gouverneur, vous ne pousserez pas ceci plus loin. Non, ce n’était qu’une épreuve... Vous avez atteint votre but. Une rigueur poussée trop loin ne serait pas conforme à la prudence, et l’arc trop tendu se brise.

GESSLER. — Taisez-vous jusqu’à ce qu’on vous interroge.

RUDENS. — Je parlerai, je le dois ; l’honneur de l’empereur m’est sacré. Une pareille conduite attirerait la haine universelle ; et telle n’est pas la volonté de l’empereur, j’ose l’affirmer... Mes concitoyens ne méritent pas une telle cruauté, et votre pouvoir ne s’étend pas jusque-là.

GESSLER. — Comment ! vous osez... !

RUDENS. — J’ai longtemps gardé le silence sur toutes les mauvaises actions dont j’étais témoin, je fermais les yeux sur ce que je voyais ; j’ai contenu dans mon sein l’indignation qui soulevait mon cœur ; mais me taire plus longtemps, ce serait trahir à la fois ma patrie et mon honneur.

BERTHE se jette entre lui et le gouverneur. — Ô Dieu ! vous irritez encore davantage ce furieux.

RUDENS. — J’ai abandonné mes concitoyens, j’ai renoncé à nia famille, j’ai rompu tous les liens de la nature pour m’attacher à vous. Je croyais agir pour le mieux en affermissant ici la puissance de l’empereur. Le bandeau tombe de mes yeux. Je me vois avec effroi entraîné dans un abîme ; vous avez égaré ma pensée imprévoyante et trompé mon cœur confiant. Avec la volonté la plus noble, je perdais mes compatriotes.

GESSLER. — Téméraire ! parler ainsi à ton seigneur !

RUDENS. — L’empereur est mon seigneur, et non pas vous. Je suis né libre comme vous, je suis votre égal en tout ; et si vous n’étiez pas ici au nom de l’empereur, que j’honore, même quand vous abusez de votre pouvoir, je jetterais ici le gant devant vous, et, d’après la loi des chevaliers, vous devez me rendre raison. Oui, faites signe à vos soldats ; je ne suis pas sans armes comme le peuple ; j’ai une épée, et celui qui m’approchera...

STAUFFACHER crieLa pomme est tombée ! (Pendant que tout le monde était tourné du côté du gouverneur et de Rudens, Tell a lancé sa flèche.)

LE CURÉ. — L’enfant vit !

PLUSIEURS VOIX. — La pomme est abattue. (Walther Furst chancelle et paraît près de s’évanouir ; Berthe le soutient.)

GESSLER, étonné. — Il a tiré ? Comment, ce démon... !

BERTHE. — L’enfant vit ; revenez à vous, bon père !

WALTHER, accourt avec la pomme. — Mon père, voici la pomme ; je savais bien que tu ne ferais pris de mal à ton enfant. (Tell, lorsque la flèche est partie, est resté le corps penché, comme s’il voulait la suivre. Il a laissé tomber l’arbalète. Quand il voit l’enfant revenir, il va à lui les bras ouverts, et le presse avec tendresse sur son sein. Alors la force l’abandonne, et il est près de s’évanouir. Chacun le regarde avec émotion.)

BERTHE. — Bonté du ciel !

WALTHER FURST. — Mes enfants ! mes enfants !

STAUFFACHER. — Que Dieu soit loué !

LEUTHOLD. — C’est un coup mémorable ; il en sera parlé dans les temps les plus reculés.

RODOLPHE. — On parlera de l’archer Tell aussi longtemps que les montagnes resteront sur leur base.

GESSLER. — Par le ciel ! la pomme est traversée au beau milieu. C’est un coup de maître, il faut lui rendre justice.

LE CURÉ. — Le coup est bien ; mais malheur à celui qui l’a forcé à tenter la Providence !

STAUFPACHER. — Revenez à vous, Tell, levez-vous ; vous vous êtes courageusement conduit, et vous pouvez retourner chez vous en liberté.

LE CURÉ. — Allez, allez, et rendez ce fils à sa mère. (Ils veulent l’emmener.)

GESSLER. — Tell, écoute.

TELL revient.Qu’ordonnez-vous, monseigneur ?

GESSLER. — Tu as caché une seconde flèche dans ton sein. Oui, je l’ai bien vue. Qu’en voulais-tu faite ?

TELL, embarrassé. — Monseigneur, tel est l’usage des chasseurs.

GESSLER. — Non, Tell, je n’accepte pas ta réponse ; tu avais quelque autre pensée. Dis-moi la vérité librement et franchement. Quelle qu’elle soit, je te promets que ta vie est en sûreté. A quoi destinais-tu ta seconde flèche ?

TELL. — Eh bien, monseigneur, puisque vous m’assurez la vie sauve, je vous dirai la vérité tout entière. (Il tire la flèche de son sein et la montre au gouverneur avec un regard terrible.) Si j’avais atteint mon enfant chéri, je vous aurais frappé avec cette seconde flèche ; et certes, ce coup-là, je ne l’aurais pas manqué.

GESSLER. — Bien ! Tell, je t’ai assuré la vie, je t’ai donné ma parole de chevalier, je la tiendrai ; mais puisque je connais les mauvais desseins, je veux te faire conduire dans un lieu où tu ne verras jamais le soleil ni la lune. Là, je serai à l’abri de tes flèches. Saisissez-le et liez-le. (Tell est lié.)

STAUFFACHER. — Comment, monseigneur, vous pourriez traiter ainsi un homme que Dieu protège si visiblement !

GESSLER. — Nous verrons si Dieu le délivrera une seconde fois. Conduisez-le sur une barque ; je vais y aller sur-le-champ, je le conduirai moi-même à Kussnacht.

LE CURÉ. — Vous ne l’oserez pas faire, l’empereur ne l’oserait pas ; cela est contraire à nos lettres de franchise.

GESSLER. — Où sont-elles ? l’empereur les a-t-il confirmées ? Il ne les a pas confirmées ; c’est par votre obéissance que vous obtiendrez cette faveur. Vous êtes des rebelles envers la justice de l’empereur, vous entretenez des projets audacieux de révolte. Aujourd’hui je saisis cet homme au milieu de vous, mais vous êtes tous coupables comme lui. Que celui qui est sage apprenne à se taire et à obéir. (Il s’éloigne ; Berthe, Rudens, Rodolphe et des hommes d’armes le suivent. Friesshardt et Leuthold restent.)

WALTHER FURST, dans une violente douleur. — Il part, il a résolu de me perdre, moi et toute ma famille.

STAUFFACHER, à Tell. — Oh ! pourquoi avez-vous rallumé la rage de ce furieux ?

TELL. — Peut-on se maîtriser quand on éprouve une telle douleur ?

STAUFFACHER. — Ah ! c’en est fait ! c’en est fait ! avec vous, nous sommes tous enchaînés et tous asservis. (Tous les paysans environnent Tell.) Avec vous s’en va notre dernier espoir.

LEUTHOLD s’approche. — Tell, ton sort m’attendrit ; pourtant, il faut que j’obéisse.

TELL. — Adieu.

WALTHER, avec désespoir et s’attachant à lui. — Oh ! mon père, mon père, mon père chéri !

TELL, levant les bras au ciel. — Là-haut est ton père, invoque-le.

STAUFFACHER. — Tell, ne dirai-je rien à votre femme de votre part ?

TELL prend son fils avec tendresse. — L’enfant est sain et sauf, Dieu me secourra. (Il s’éloigne, et suit les gens du gouverneur.)

Laissons la poésie, reprenons la tradition, cette autre poésie de la vérité.

Gessler, maître de Guillaume Tell, mais craignant qu’une insurrection soulevée par l’exemple de ce héros des paysans d’Uri ne lui enlevât son prisonnier, résolut de le transporter cette même nuit dans une citadelle appartenant à l’empereur, à Kussnacht, au pic du mont Rigi. Pour aller à Kussnacht, il fallait traverser le lac. Gessler, ne voulant confier à personne la garde du rebelle réservé à un supplice exemplaire, s’embarqua à Fluelen, petit port de pêcheurs sur la rive occidentale du lac des Quatre-Cantons. Quelques rameurs, une poignée de gardes, un pilote inexpérimenté, composaient tout l’équipage. Guillaume Tell, garrotté de chaînes, fut jeté sous leurs pieds comme un vit fardeau, au fond de la barque. On déploya la voile. Ils naviguèrent heureusement jusqu’à la moitié de la traversée du lac ; mais là les étoiles se voilèrent, les vagues frémirent ; un vent qui avait le bruit et le poids de l’avalanche tomba plutôt qu’il ne souffla du Saint-Gothard par l’embouchure de la Reuss ; la voile, chargée de vent, fit pencher la barque, et éclata avec le bruit du tonnerre.

Les rameurs cherchent en vain à atteindre une anse au pied du Rigi, pour s’abriter : repoussés en plein lac par les vagues écumantes, ils flottent d’abîme en abîme sans pouvoir trouver une route dans ces liquides vallées ; il fallut obéir à l’ouragan, qui lés ballotta d’une rive à l’autre pendant une longue nuit. Il n’y a qu’un homme en Suisse capable de nous sauver, s’écrièrent les rameurs. — Qui est-il ? dit Gessler. — C’est Guillaume Tell, répondirent les paysans d’Uri. — Coupez les cordes qui le garrottent, reprit le gouverneur : sa vie nous répond de la nôtre ; confiez-lui le gouvernail. On coupa les cordes qui garrottaient l’habile pilote. Tell, le gouvernail en main, lutta comme un dompteur de vagues avec la tempête ; il se rapprocha de la côte d’Altorf, dont on entendait les rochers à pic résonner sous les assauts des flots à travers les ténèbres et la fumée du lac ; il cherchait une anse connue de lui seul. Là les rochers abaissés formaient une échancrure à la côte, et permettaient d’amarrer un esquif dans les temps calmes. Le bruit des vagues contre les parois de la côte le dirigeait. Tout à coup il fit virer la poupe de la barque vers un monceau d’écume, qui laissa à découvert en retombant un écueil ruisselant d’eau courante ; et, s’élançant d’un bond de la barque à terre, il repoussa du pied la poupe aux flots. Les flots la reprirent, l’éloignèrent, l’engloutirent et la relevèrent tour à tour comme un jouet sur leurs collines. Avant que les rameurs de Gessler eussent reconnu, aux premières clartés du matin, la côte d’Altorf et l’anse de Fluelen, Tell, échappé à la mort, avait gravi les collines d’Altorf, frappé à la porte de sa maison, embrassé sa femme et son enfant, et repris son arbalète et une flèche.

Cependant le gouverneur, débarqué aussi au milieu du jour, avait envoyé un messager à Altorf, pour chercher ses écuyers, ses chevaux et ses gardes. On lui avait amené son escorte. Il s’avançait dans un chemin creux sur les traces de Tell, jurant à haute voix que si le fugitif ne se remettait pas de lui-même dans ses fers, chaque jour de délai lui coûterait la tête de sa femme ou d’un de ses enfants.

Un homme, caché par les feuilles des arbres de la forêt, entendait ces cruelles menaces ; une flèche siffla à travers les branches, et perça le cœur de Gessler. Il roula de son cheval sans avoir le temps d’achever le serment qu’il faisait au crime : on le releva mort.

Nul ne vit l’archer ; il avait frappé comme la vengeance divine, sans se montrer autrement que par le coup.

Soit que Tell, bien qu’il n’eût tiré la flèche que pour sauver sa femme et ses trois enfants, sur lesquels la mort était alors suspendue, rougît d’avoir frappé en assassin plus qu’en combattant ; soit qu’il ne voulût pas recueillir de gloire d’un acte qui ressemblait par l’apparence à un crime ; soit que la flèche fût partie en effet d’un autre main que la sienne, Tell ne revendiqua jamais pour lui-même le meurtre de Gessler : il laissa le crime ou la gloire au mystère ; il se contenta de recouvrer sa femme et ses fils, laissant à d’autres l’honneur de reconquérir la liberté politique de son pays, sauvé ou vengé par sa flèche, et n’ayant fomenté, lui, d’autre révolte que la révolte de la nature. C’est cette révolte, plus légitime et plus sainte que l’acte, qui fit de lui et malgré lui le héros de la Suisse. Une femme, Lucrèce, avait délivré Rome ; un père, Guillaume Tell, avait délivré l’Helvétie !

Ce dernier attentat de Gessler à la paternité ; ce drame de la pomme ; ce supplice moral du père ; ce meurtre exécrable de l’enfant par la main de celui qui lui avait donné le jour, si cette main avait tremblé ; ces angoisses et ces cris d’horreur de toutes les mères ; cette immolation enfin du tyran sauvé d’abord par sa victime, puis frappé dans son impatience de nouveaux crimes par une invisible main, firent fermenter à l’instant le complot formé par les conjurés du Grutli pour la liberté des montagnes. Chaque paysan trouva un complice dans chaque paysan ; on s’entendit sans s’interroger ; on compta les uns sur les autres sans se prêter d’autre serment que celui du regard, de la physionomie, de la main serrée par la main. L’âme de Guillaume Tell, au moment où il tendait son arc, hésitant entre la pomme placée sur le front de son enfant et le cœur de Gessler, avait passé dans toute la Suisse.

Le 31 décembre, les trois chefs de la conjuration du Grutli levèrent leurs bannières et appelèrent leurs compatriotes aux armes. La bannière d’Uri représentait une tête de taureau avec les chaînons brisés du joug pendant sur le cou ; celle de Schwytz, une croix, double symbole de supplice et de délivrance ; celle d’Underwald, deux clefs, image des clefs de l’apôtre saint Pierre, qui allaient leur ouvrir les portes de fer de leur antique servitude.

A minuit Stauffacher, suivi de la jeunesse d’Uri, gravit en silence les escarpes du château de Rosberg, une des citadelles de l’Autriche ; tout dormait dans la demeure forte des tyrans, excepté l’amour et le patriotisme. Une jeune fille, de la race des serfs, qui servait par contrainte dans le château du seigneur, était la fiancée d’un des conjurés. Avertie seulement par lui du jour et de l’heure, elle lui jeta, au fond du précipice, une corde à nœuds attachée aux barreaux de sa fenêtre. Le jeune homme, introduit ainsi avec vingt de ses compagnons dans le château, surprit la garnison allemande dans son sommeil, la désarma, et l’enferma dans la prison de la forteresse. Les vainqueurs laissèrent flotter, comme un piège, le drapeau de l’Autriche sur les remparts ; ce piège y attira le lendemain un groupe de seigneurs qui fuyaient le rébellion des campagnes : ils restèrent les otages des paysans.

A Sarnem, les paysans, cachant leurs armes sous leurs habits, se présentèrent chargés d’agneaux, de chevreaux, de chamois et de poules, comme pour apporter au seigneur les vœux et les tributs du premier jour de l’année. Le seigneur, qui sortait pour se rendre à l’église de Sarnem, les salua en passant, et leur dit d’attendre son retour. A peine avait-il franchi la herse. qu’ils la baissèrent, tirèrent leurs armes, cachées sous leurs présents, enchaînèrent la garnison, et, sonnant du haut du ‘donjon la conque de corne de bœuf des montagnes, appelèrent le peuple à la liberté.

Pendant ces surprises ou ces assauts des compagnons de Stauffacher, Walter Furst et Guillaume Tell escaladaient le château, réputé imprenable, d’Uri. Melchthal et ses héros s’emparaient de toutes les autres citadelles. Le soir, des bûchers, allumés par les vainqueurs sur tous ces remparts conquis, répercutaient, de cime en cime et de vague en vague, la première lueur de l’indépendance helvétique, que huit siècles ne devaient plus éteindre. Cette date se confondait avec le nom de Tell, qui avait été, sinon le fondateur, du moins l’occasion de la liberté de son pays. Heureux les hommes dont les noms sont de telles dates et nomment leur peuple ! La postérité ne leur demande plus leur titre à la gloire, mais elle les confond avec la grandeur, la vertu, l’éternité de leur race, et elle les bénit dans les derniers de leurs descendants !

Il en est ainsi de ce pauvre paysan nommé Guillaume Tell. Sa simplicité a une merveilleuse analogie avec le pays simple et pastoral qui célèbre à jamais son nom et son aventure dans ses traditions. Son image, celle de sa femme et de ses fils, se marient agréablement aux paysages grandioses, rustiques et riants de l’Helvétie, cette Arcadie moderne. Toutes les fois que le voyageur les visite ; que les cimes indomptées du mont Blanc, du Saint-Gothard, du Rigi, s’élancent à ses yeux dans le firmament, comme le drapeau teint par le ciel de la liberté ; que le lac des Quatre-Cantons montre une barque chancelante sur la cime bleue de ses vagues ; que la cascade s’écroule en poussière du haut du Splughen, et se brise sur les rocs comme la tyrannie sur des cœurs libres ; que les ruines d’une forteresse de l’Autriche assombrissent de leurs pans de murailles un mamelon d’Uri ou de Glaris, et qu’un rayon de soleil serein dore, au penchant d’un village, le velours vert d’une prairie où paissent les troupeaux, au son des clochettes et au ranz des vaches, l’imagination voit, à l’origine et au centre de toutes ces scènes, le chapeau élevé au sommet du sapin, l’archer condamné à viser la pomme sur la tête de son enfant, la pomme qui tombe traversée par la flèche ; le père enchaîné au fond de la barque, domptant, la nuit, la tempête et sa propre colère pour sauver son bourreau ; puis, quand le bourreau ingrat menace sa femme et ses trois fils d’une mort cruelle, cédant enfin à la nature, et frappant à mort le meurtrier. La naïveté de cette histoire ressemble à un poème : c’est une idylle, où une seule goutte de sang brille parmi la rosée sur une feuille d’arbre et sur une touffe d’herbe. La Providence semble ainsi se complaire à donner à chaque peuple libre, pour fondateur de son indépendance, un héros fabuleux ou réel, conforme aux sites, aux mœurs, au caractère de ces peuples : à un peuple rustique et pastoral comme les Suisses, un paysan héroïque ; à un peuple fier et soulevé comme les Américains, un soldat honnête homme ; deux symboles debout au berceau des deux libertés modernes pour personnifier leurs deux natures : ici, Tell avec sa flèche et sa pomme ; là, Washington avec son épée et ses lois !