CHRISTOPHE COLOMB

 

ANNÉE 1492 DE J.-C.

ALPHONSE DE LAMARTINE

 

 

Dieu se cache dans le détail des choses humaines, et il se dévoile dans l’ensemble. Aucun homme sensé n’a jamais nié que les grands événements qui composent la vie historique de l’humanité ne fussent reliés et coordonnés secrètement par un fil invisible suspendu à la main toute-puissante du souverain ordonnateur des mondes, pour les faire concourir à un dessein et à un plan. Comment celui qui a donné la lumière à l’œil serait-il aveugle ? Comment celui qui a donné la pensée à sa créature serait-il lui-même sans pensée ?

Les anciens appelaient ce plan occulte, absolu et irrésistible de Dieu dans les choses humaines, le Destin, la Fatalité ; les modernes l’appellent la Providence, nom plus intelligent, plus religieux et plus paternel. En étudiant l’histoire de l’humanité, il est impossible de ne pas reconnaître, par-dessus et par-dessous l’action libre de l’homme, l’action souveraine et transparente de la Providence. Cette action d’ensemble et de masse n’exclut en rien la liberté de nos actes, qui fait seule la moralité des individus et des peuples ; elle semble les laisser se mouvoir, agir, s’égarer avec une latitude complète d’intention ; de choix, du bien et du mal, dans une certaine sphère d’action et avec une certaine conséquence logique de peines encourues ou de rémunérations méritées, selon que leur intention a été plus droite ou plus viciée ; mais les grands résultats généraux de ces actes des individus ou des peuples lui appartiennent à elle seule. Elle semble se les réserver indépendamment de nous, pour des fins divines que nous ne connaissons pas ; et qu’elle nous laisse seulement entrevoir quand elles sont presque atteintes. Le bien et le mal sont de nous et sont à nous ; mais la Providence se joue de nos perversités comme de nos vertus ; et de ce bien et de ce mal elle tire avec une égale infaillibilité de sagesse l’accomplissement de son dessein sur l’humanité. L’instrument caché, mais divin, de cette Providence, quand elle daigne se servir des hommes pour préparer ou pour accomplir une partie de ses plans, c’est l’inspiration ! L’inspiration est véritablement un mystère humain dont il est difficile de trouver la source dans l’homme même. Elle semble venir de plus haut et de plus loin. Voilà pourquoi on lui a donné un nom mystérieux aussi, et qui ne se définit bien dans aucune langue : génie. La Providence fait naître un homme de génie ; le génie est un don : il ne s’acquiert pas par le travail ; il ne s’obtient pas même par la vertu ; il est ou il n’est pas ; sans que celui-là même qui le possède puisse rendre compte de sa, nature et de sa possession. A ce génie, la Providence envoie une ‘inspiration. L’inspiration est au génie ce élue l’aimant est au métal. Elle l’attire, indépendamment de toute conscience et de toute volonté, vers quelque chose de fatal et d’inconnu, comme le pôle. Le génie suit cette inspiration qui l’entraîne, et un monde moral ou un monde physique est trouvé !

Voilà Christophe Colomb et la découverte de l’Amérique !

Colomb, dans sa pensée, aspirait à compléter le globe qui lui paraissait manquer d’une de ses moitiés. C’était le besoin de l’unité géographique terrestre dont il était travaillé. Ce besoin était également une inspiration de son époque. Il y a des idées qui flottent dans l’air comme des miasmes intellectuels, et que des milliers d’hommes semblent respirer en même temps.

Chaque fois que la Providence prépare le monde, à son insu, à quelque transformation religieuse, morale ou politique, on peut observer presque régulièrement ce même phénomène : une aspiration et une tendance plus ou moins complète à l’unité du globe par la conquête, par la langue, par le prosélytisme religieux, par la navigation, par les découvertes géographiques ou par la multiplication des relations des peuples entre eux, au moyen du rapprochement et du contact de ces peuples que des voies de communication, des besoins et des échanges resserrent en un seul peuple. Cette tendance à l’unité du globe à certaines époques est un des faits providentiels les plus visibles dans les résultats de l’histoire.

Ainsi, quand la grande civilisation orientale des Indes et de l’Égypte semble épuisée de vieillesse, et que Dieu veut appeler l’Asie et l’Occident à une civilisation plus jeune, plus mouvante et plus active, Alexandre part, sans savoir pourquoi, des vallées de la Macédoine, entraînant les regards et les auxiliaires de la Grèce, et le monde connu devient un sous la terreur et sous la gloire de son nom, depuis l’Indus jusqu’à l’extrémité de l’Europe.

Quand Dieu veut préparer un auditoire immense au Verbe transformateur du christianisme en Orient et en Occident, il répand la langue, la domination, les armes de Rome et de César des bords du golfe Persique aux montagnes de l’Écosse, unissant sous un seul esprit et sous une seule servitude l’Italie, les Gaules, la Grande-Bretagne, la Sicile, la Grèce, l’Afrique et l’Asie.

Quand il veut, quelques siècles après, arracher l’Arabie, la Perse et leurs dépendances à la barbarie, et faire prévaloir le dogme irrésistible de l’unité de Dieu sur les idolâtries et sur les indifférences de ces parties reculées ou corrompues du monde, il arme Mahomet du Coran et du glaive ; il permet à l’islamisme de conquérir en deux siècles tout l’espace compris entre l’Oxus et le Tage, entre le Tibet et le Liban, entre l’Atlas et le Taurus. Une immense unité d’empire répond d’avance à une immense unité d’idée.

Ainsi de Charlemagne en Occident, quand sa monarchie universelle, des deux côtés des Alpes, prépare, depuis la Scythie et la Germanie, le vaste lit où la civilisation chrétienne va recevoir et baptiser les barbares.

Ainsi de la révolution française, cette réforme du monde occidental par le raisonnement, quand Napoléon, aussi entreprenant et plus aveugle encore qu’Alexandre, promène ses armées victorieuses sur le continent asservi, constitue un moment la grande unité de la France ; et, croyant y fonder son empire, n’y jette en effet que les semences de la langue, des idées et des institutions de la révolution.

Ainsi de nos jours, non plus sous la forme de conquêtes, mais sous la forme de communications intellectuelles, commerciales, pacifiques, entre,tous les continents et tous les peuples du globe, c’est la science qui devient le conquérant universel au profit et à la gloire de tous. La Providence semble avoir chargé cette fois le génie de l’industrie et des découvertes de lui préparer la plus complète unité du globe terrestre qui ait jamais resserré le temps, l’espace et les hommes en une masse plus rapprochée, plus compacte et plus assimilée. La navigation, l’imprimerie, la découverte de la vapeur, cette force économique et irrésistible d’impulsion, qui lance l’homme et ses armées, et ses marchandises aussi loin et aussi vite que sa pensée ; la, construction des chemins de fer qui aplanissent les montagnes en les perçant, et qui nivellent toute la terre ; la découverte des télégraphes électriques, qui donnent aux communications entre les deux hémisphères l’instantanéité de la foudre ; la découverte des aérostats, qui cherchent encore leur gouvernail, mais qui rendront bientôt navigable un élément plus universel et plus simple que l’Océan ; toutes ces révélations presque contemporaines de la Providence par l’inspiration du génie industriel, sont des moyens de resserrement, de concentration, de contraction du globe sur lui-même ; des instruments de rapprochement, d’homogénéité des hommes entre eux. Ces moyens sont si actifs et si évidents, qu’il est impossible de ne pas y voir un dernier. plan de la Providence, un dernier effort vers l’inconnu, et de ne pas en conclure que (lieu prémédite pour nous et pour nos descendants quelque dessein caché encore à notre courte vue ; dessein pour lequel il prend ses mesures en faisant avancer le monde vers la plus puissante des unités, l’unité de pensée, qui annonce quelque grande unité d’action dans l’avenir.

Ainsi était préparé l’esprit du quinzième siècle à quelque étrange manifestation humaine ou divine, quand naquit le grand homme dont nous allons raconter l’histoire. On attendait quelque chose ; l’esprit humain a ses pressentiments. Ce sont les vagues prophéties des réalités qui s’approchent.

Au printemps de l’année 1471, au milieu du jour, par un soleil brûlant qui calcinait les chemins de l’Andalousie, sur une colline à environ une demi-lieue du petit port de mer de Palos, deux étrangers voyageant à pied, leurs chaussures usées par la marche, leurs habits, où l’on voyait les vestiges d’une certaine aisance, souillés de poussière, le front baigné de sueur, s’arrêtèrent et s’assirent à l’ombre du portique extérieur d’un petit monastère appelé Sainte-Marie de Rabida. Leur aspect et leur lassitude imploraient d’eux-mêmes l’hospitalité. Les couvents de franciscains étaient, à cette époque, les hôtelleries des voyageurs pédestres à qui la misère interdisait d’aborder d’autres asiles. Ce groupe des deux étrangers attira l’attention des moines.

L’un était un homme à peine parvenu au milieu de la vie, grand de taille, robuste de formes, majestueux de pose, noble de front, ouvert de physionomie, pensif de regard, gracieux et doux de lèvres. Ses cheveux, d’un blond légèrement brun dans sa première jeunesse, se teignaient prématurément sur les tempes de ces mèches blanches que hâtent le malheur et le travail d’esprit. Son front était élevé ; son teint, primitivement coloré, était pâli par l’étude, et bronzé par le soleil et la mer. Le son de sa voix était mâle, sonore et pénétrant comme l’accent d’un homme habitué à proférer des pensées profondes. Rien de léger ou d’irréfléchi ne se révélait dans ses gestes ; tout était grave et symétrique dans ses moindres mouvements ; il semblait se respecter modestement lui-même, ou n’agir qu’avec la réserve d’un homme pieux dans un temple, comme s’il eût été en présence de Dieu.

L’autre était un enfant de huit à dix ans. Ses traits, plus féminins, mais déjà mûris par les fatigues de la vie, avaient une telle ressemblance avec ceux du premier étranger, qu’il était impossible de ne pas reconnaître en lui ou un fils ou un frère de l’homme mûr.

Ces deux étrangers étaient Christophe Colomb et Diego, son fils. Les moines, curieux et attendris à l’aspect de cette noblesse de visage du père et de cette grâce de l’enfant, qui contrastaient avec l’indigence de leur équipage, les firent entrer dans l’intérieur du monastère pour leur offrir l’ombre, le pain et le repos dus aux pèlerins. Pendant que Colomb et son enfant se rafraîchissaient et se fortifiaient de l’eau, du pain et des olives de la table des hôtes, les moines allèrent informer le prieur de l’arrivée des deux voyageurs, et de l’intérêt étrange qui s’attachait à leur noble apparence en contraste avec leur misère. Le prieur descendit pour converser avec eux.

Ce supérieur du couvent de la Rabida était Juan Perès de Marchenna, ancien confesseur de la reine Isabelle, qui régnait alors avec Ferdinand sur l’Espagne. Homme de sainteté, de science et de recueillement, il avait préféré l’abri de son cloître aux honneurs et aux intrigues de la cour ; mais il avait conservé, par cette retraite même, un grand respect dans le palais, et un grand crédit sur l’esprit de la reine. La Providence n’avait pas moins dirigé les pas de Colomb que le hasard, si elle avait eu pour intention de lui ouvrir par une main affidée, quoique invisible, les portes du conseil, l’oreille et le cœur des souverains.

Le prieur salua l’étranger, caressa l’enfant, et s’informa avec bienveillance des circonstances qui les forçaient à voyager à pied à travers les routes détournées de l’Espagne, et à emprunter l’humble toit d’un monastère pauvre et isolé. Colomb raconta sa vie obscure, et déroula ses pensées immenses au moine attentif. Cette vie et ces pensées n’étaient qu’une attente et un pressentiment. Voici ce qu’on en a su depuis.

Christophe Colomb était le fils premier-né d’un cardeur de laine de Gênes, métier aujourd’hui infime, profession alors libérale et presque noble. Dans ces républiques industrielles et commerciales de l’Italie, les artisans, fiers de retrouver ou d’inventer des industries, formaient des corporations ennoblies par leur art et importantes dans l’État. Il était né en 1436. Il avait deux frères, Barthélemy et Diego, qu’il appela, plus tard, à partager ses travaux, sa gloire, ses malheurs ; il avait aussi une sœur plus jeune que ses frères. Elle se maria à un ouvrier de Gênes. Son obscurité l’abrita longtemps de l’éclat et des infortunes de ses frères.

Nos instincts naissent des premiers spectacles que la nature offre à nos sens dans les lieux où nous voyons le jour, surtout quand ces spectacles sont majestueux et infinis, comme les montagnes, le ciel et la mer. Notre imagination est la contre-épreuve et le miroir des premières scènes dont nous sommes frappés. Les premiers regards de Colomb enfant contemplèrent le firmament et la mer de Gênes. L’astronomie et la navigation entraînèrent de bonne heure ses pensées dans ces deux espaces ouverts sous ses yeux. Il les remplissait de ses rêveries avant de les repeupler de leurs continents et de leurs îles. Contemplatif, silencieux, pieux d’inclination dès ses plus tendres années, son génie, enfant, l’emportait loin et haut dans les espaces, non pas seulement pour découvrir plus, mais pour adorer davantage. Dans l’œuvre divine, ce qu’il cherchait au fond de tout, c’était Dieu.

Son père, homme éclairé et aisé dans sa profession, ne résista pas à la nature qui se manifestait par de si studieux penchants dans son fils. Il l’envoya étudier, à Pavie, la géométrie, la géographie, l’astronomie, l’astrologie, science imaginaire du temps, et la navigation. Son esprit dépassa promptement les limites de ces sciences alors incomplètes. Il était de ces âmes qui vont toujours au delà du but où le vulgaire s’arrête et dit : Assez. A quatorze ans, il savait tout ce qu’on enseignait dans ces écoles ; il revint ‘à Gênes, dans sa famille. La profession sédentaire et inintellectuelle de son père ne pouvait emprisonner ses facultés. Il navigua plusieurs années sur les navires de commerce, de guerre, d’expéditions aventureuses, que les maisons de Gênes armaient sur la Méditerranée, pour disputer ses flots et ses ports aux Espagnols, aux Arabes ; aux Mahométans ; sortes de croisades perpétuelles où le trafic, la guerre et la religion faisaient, de ces marines des républiques italiennes, une école de commerce, de lucre, d’héroïsme et de sainteté. Soldat, savant et matelot à la fois, il monta sur des vaisseaux que sa patrie prêta au duc d’Anjou pour conquérir Naples, sur la flotte que le roi de Naples envoya attaquer Tunis, sur les escadres dont Gênes combattait l’Espagne. Il s’éleva, dit-on, à des commandements d’obscures expéditions navales dans la marine militaire de son pays. Mais l’histoire le perd de vue dans ces commencements de sa vie. Sa destinée n’était pas là ; il se sentait à l’étroit dans ces petites mers et dans ces petites choses. Sa pensée était plus grande que sa patrie. Il méditait une conquête pour l’espèce humaine, et non pour une étroite république de la Ligurie.

Dans les intervalles de ses expéditions, Christophe Colomb trouvait à la fois, dans l’étude de son art, la satisfaction de sa passion pour la géographie et pour la navigation, et son humble fortune. Il dessinait, gravait et vendait des cartes marines ; ce petit commerce suffisait péniblement à son existence. Il y cherchait moins le lucre que le progrès de la science. Son esprit et ses sens, continuellement fixés sur les astres et les mers, poursuivaient par la pensée un but entrevu par lui seul.

Un naufrage, à la suite d’un combat naval et de l’incendie d’une galère qu’il montait dans la rade de Lisbonne, le fixa en Portugal. Il se précipita dans la mer pour échapper aux flammes, se saisit, d’une main, d’une rame, et, nageant de l’autre main vers la côte, il atteignit le rivage. Le Portugal, saisi tout entier alors de sa passion des découvertes maritimes, était un séjour convenable à ses inclinations. Il espérait y trouver des occasions et des moyens de s’élancer à son gré sur l’Océan ; il n’y trouva que le travail ingrat du géographe sédentaire, l’obscurité et l’amour. En allant, chaque jour, assister aux offices religieux dans l’église d’un couvent de Lisbonne, il s’éprit d’attachement pour une jeune recluse dont la beauté l’avait frappé. C’était la fille d’un noble italien attaché au service du Portugal. Son père l’avait confiée aux religieuses de ce couvent en partant pour une expédition navale lointaine. Elle s’appelait dora Felippa de Palestrello. Séduite elle-même par la beauté pensive et majestueuse du jeune étranger qu’elle voyait chaque jour assidu aux services de l’église, elle ressentit l’amour qu’elle lui avait inspiré. Tous deux sans parents et saris fortune sur une terre étrangère, rien ne pouvait contrarier l’attrait qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre ; ils s’unirent par un mariage, sur la foi de la Providence et du travail, seule dot de Felippa et de son amant. Il continuait, pour nourrir sa belle-mère, sa femme et lui, a faire des cartes et des globes recherchés, à cause de leur perfection, par les navigateurs portugais. Les papiers de son beau-père, qui lui furent remis par sa femme, et ses correspondances avec Toscanelli, fameux géographe de Florence, lui fournirent, dit-on, des notions précises sur les mers lointaines de l’Inde, et les moyens de rectifier les éléments alors confus ou fabuleux de la navigation. Entièrement absorbé dans sa félicité domestique et dans ses contemplations géographiques, il eut un premier fils qu’il appela Diego, du nom de son frère. Sa société intime ne se composait que de marins revenant des expéditions lointaines, ou rêvant des terres inconnues et des routes non frayées sur l’Océan. Son atelier de cartes et de globes était un foyer d’idées, de conjectures, de projets, qui entretenait sans cesse son imagination de quelque grand inconnu sur le globe. Sa femme, fille et sœur de marins, partageait elle-même ces enthousiasmes. En contournant sous ses doigts ses globes, et en pointant ses cartes d’îles et de continents, un vide immense avait frappé les yeux de Colomb au milieu de l’océan Atlantique. La terre semblait manquer, là, du contrepoids d’un continent. Des rumeurs vagues, merveilleuses, terribles, parlaient à l’imagination des navigateurs de côtes entrevues du sommet des Açores, dites immobiles ou flottantes, qui se montraient par des temps sereins, qui disparaissaient ou qui s’éloignaient quand des pilotes téméraires cherchaient à en approcher. Un voyageur vénitien, Marco Polo, qu’on regardait alors comme un inventeur de fables, et dont le temps a reconnu depuis la véracité, racontait, à l’Occident, les merveilles des continents, des États et des civilisations de la Tartarie, de l’Inde, de la Chine, que l’on supposait se prolonger là où s’étendent en réalité les deux Amériques. Colomb lui-même se flattait de trouver, à l’extrémité de’ l’Atlantique, ces contrées de l’or, des perles et de la myrrhe, dont Salomon tirait ses richesses ; cet Ophyr de la Bible, recouvert depuis des nuages du lointain et du merveilleux. Ce n’était pas un continent nouveau, mais un continent perdu qu’il cherchait. L’attrait du faux le menait à la vérité.

Il supposait dans ses calculs, d’après Ptolémée et d’après les géographes arabes, que la terre était un globe dont on pourrait faire le tour. Il croyait ce globe moins vaste qu’il ne l’est de quelques milliers de lieues. Il s’imaginait, en conséquence, que l’étendue de mer à parcourir pour arriver à ces terres inconnues de l’Inde était moins immense que les navigateurs ne le pensaient. L’existence de ces terres lui semblait confirmée par les témoignages étranges des pilotes qui s’étaient avancés le plus loin au delà des Açores. Les uns avaient vu flotter sur les vagues des branches d’arbres inconnus en Occident ; les autres, des morceaux de bois sculptés, mais qui n’avaient pas été travaillés à l’aide d’outils de fer ; ceux-là, des sapins monstrueux creusés en canots d’un seul tronc, qui pouvaient porter quatre-vingts rameurs ; ceux-ci, des roseaux gigantesques ; d’autres, enfin, des cadavres d’hommes blancs ou cuivrés dont les traits ne rappelaient en rien les races occidentales, asiatiques ou africaines.

Tous ces indices flottant de temps en temps à la suite des tempêtes sur l’Océan, et je ne sais quel instinct vague qui précède toujours les réalités comme l’ombre précède le corps quand on a le soleil derrière soi, annonçaient au vulgaire des merveilles, attestaient à Colomb des terres existantes au delà des plages écrites par la main des géographes sur les mappemondes. Seulement il était convaincu que ces terres n’étaient qu’un prolongement de l’Asie, remplissant plus d’un tiers de la circonférence du globe. Cette circonférence, ignorée alors des philosophes et des géomètres, laissait aux conjectures l’étendue de cet Océan qu’il fallait traverser pour atteindre à cette Asie imaginaire. Les uns la croyaient incommensurable ; les autres se la figuraient comme une espèce d’éther profond et sans bornes, dans lequel les navigateurs s’égarent, comme aujourd’hui les aéronautes dans les déserts du firmament. Le plus grand nombre, ignorant les lois de la pesanteur et de l’attraction qui rappelle les corps au centre, et admettant néanmoins déjà la rotondité du globe, croyaient que des navires ou des hommes portés par le hasard aux antipodes s’en détacheraient pour tomber dans les abîmes de l’espace. Les lois qui gouvernent les niveaux et les mouvements de l’Océan leur étaient également inconnues. Ils se représentaient la mer, au delà d’un certain horizon, borné par les îles déjà découvertes, comme une sorte de chaos liquide, dont les vagues démesurées s’élevaient en montagnes inaccessibles, se creusaient en gouffres sans fond, se précipitaient du ciel en cataractes infranchissables qui entraîneraient et engloutiraient les voiles assez téméraires pour en approcher. Les plus instruits ; en admettant les lois de la pesanteur et un certain niveau dans les espaces liquides, pensaient que la forme arrondie du globe donnait à l’Océan une pente vers les antipodes, qui emporterait les vaisseaux vers des rivages sans nom, mais qui ne leur permettrait jamais de remonter cette pente pour revenir en Europe. De ces préjugés divers sur la nature, la forme, l’étendue, les montées et les décentes de l’Océan, se composait une terreur générale et mystérieuse qu’un génie investigateur pouvait seul aborder par la pensée, et qu’une audace surhumaine pouvait seule affronter de ses voiles. C’était la lutte de l’esprit humain contre un élément ; pour le tenter, il fallait plus qu’un homme.

L’attrait invincible du pauvre géographe vers cette entreprise était le véritable lien qui retenait tant d’années Colomb à Lisbonne comme dans la patrie de ses pensées. C’était le moment où le Portugal, gouverné par Jean Il, prince éclairé et entreprenant, se livrait, dans un esprit de colonisation, de commerce et d’aventures, à des tentatives navales incessantes pour relier l’Europe à l’Asie, et où Vasco de Gama, le colon portugais, n’était pas loin de découvrir la route maritime des Indes par le cap de Bonne-Espérance. Colomb, convaincu qu’il trouverait une route plus large et plus directe en s’élançant droit devant lui vers l’ouest, obtint, après de longues sollicitations, une audience du roi, pour lui révéler ses plans de découverte et pour lui demander les moyens de les accomplir au profit de la fortune et de la gloire de ses États. Le roi l’écouta avec intérêt. La- foi de cet inconnu dans ses espérances ne lui parut pas assez dénuée de fondement pour la reléguer au rang des chimères. Colomb, indépendamment de son éloquence naturelle, avait l’éloquence de sa conviction. Il émut assez le roi pour que ce prince chargeât un conseil composé de savants et de politiques, d’examiner les propositions du navigateur génois, et de lui faire un rapport sur les probabilités de son entreprise. Ce conseil, composé du confesseur du roi et de quelques géographes d’autant plus accrédités dans sa cour qu’ils s’écartaient moins des préjugés vulgaires, déclara les idées de Colomb chimériques et contraires à toutes les lois de la physique et de la religion.

Un second conseil d’examen, auquel Colomb en appela avec la permission du roi, aggrava encore cette première décision. Toutefois, par une perfidie ignorée du roi, ses conseillers communiquèrent les plans de Colomb à un pilote, et firent partir secrètement un navire pour tenter à son insu la route qu’il indiquait vers l’Asie. Ce navire, qui avait cinglé quelques jours au delà des îles Açores, revint épouvanté du vide et de l’immensité de l’espace qu’il avait entrevu, et confirma le conseil dans le mépris des conjectures de Colomb.

Pendant ces inutiles sollicitations à la cour de Portugal, l’infortuné Colomb avait perdu sa femme, l’amour, la consolation et l’encouragement de ses pensées. Sa fortune, négligée pour ses perspectives de découverte, était ruinée ; ses créanciers s’acharnaient sur les fruits de ses travaux, saisissaient ses globes et ses cartes, et menaçaient même sa liberté. Beaucoup d’années avaient été perdues ainsi dans l’attente ; son âge mûr s’avançait, son enfant grandissait ; les extrémités de la misère étaient le seul patrimoine qu’il envisageait, au lieu d’un monde qu’il avait entrevu pour lui. Il s’évada nuitamment de Lisbonne, à pied, sans autre ressource que l’hospitalité sur sa route ; et tantôt menant son fils Diego par la main, tantôt le portant sur ses robustes épaules, il entra en Espagne, décidé à offrir à Ferdinand et à Isabelle, qui y régnaient alors, cet empire ou ce continent refusé par le Portugal.

C’est en poursuivant ce long pèlerinage vers le séjour mobile de la cour d’Espagne, qu’il était arrivé à la porté du monastère de la Rabida, près de Palos. Il se proposait de se rendre d’abord à la petite ville de Huerta, dans l’Andalousie, habitée par un frère de sa femme, de déposer son fils Diego entre les mains de ce beau-frère, et d’aller seul subir les lenteurs, les hasards, et peut-être les incrédulités à la cour d’Isabelle et de Ferdinand.

On assure qu’avant de se rendre en Espagne, il avait cru devoir, comme Italien et comme Génois, offrir d’abord sa découverte à Gênes, sa patrie, et au sénat de Venise ; mais que ces deux républiques, occupées d’ambitions plus rapprochées et de rivalités plus urgentes, avaient répondu à ses sollicitations par des froideurs et des refus.

Le prieur du monastère de la Rabida était plus versé dans les sciences relatives à la navigation qu’il n’appartenait à un homme de sa profession. Son monastère, d’où l’on voyait la mer, et voisin du petit port de Palos, un des plus actifs alors de l’Andalousie, avait mis le moine en société habituelle avec les navigateurs et les armateurs de cette petite ville, uniquement adonnée à la marine. Ses études, pendant qu’il avait habité la capitale et la cour, avaient été tournées vers les sciences naturelles et vers les problèmes qui s’agitaient alors dans les esprits. Il s’émut d’abord de pitié, et bientôt après d’enthousiasme et de conviction dans ses entretiens du jour avec Colomb, pour un homme qui lui parut si supérieur à sa fortune. Il vit en lui un de ces envoyés de Dieu, qui sont repoussés du seuil des princes ou des cités, où ils apportent dans des mains indigentes des trésors invisibles de vérités. La religion comprit le génie, une révélation qui veut comme l’autre ses fidèles. Il se sentit porté à être un de ces fidèles qui participent à ces révélations du génie, non par la découverte, mais par la foi. La Providence envoie presque toujours un de ces croyants aux hommes supérieurs pour les empêcher de se décourager de l’incrédulité, de la dureté ou des persécutions du vulgaire : ils sont la plus sublime forme de l’amitié, les amis de la vérité méconnue, les confidents de l’avenir impossible.

Juan Perès se sentit prédestiné par le ciel à devenir, du fond de sa solitude, l’introducteur de Colomb dans la faveur d’Isabelle, l’apôtre de son grand dessein dans le monde. Ce qu’il aima dans Colomb, ce ne fut pas seulement son dessein, ce fut lui-même, ce fut la beauté, le caractère, le courage, la modestie, la gravité, l’éloquence, la piété, la vertu, la douceur, la grâce, la patience, l’infortune noblement portée, révélant dans cet étranger une de ces natures marquées par mille perfections de ce- sceau divin qui défend d’oublier, et qui force à admirer un homme unique. Après le premier entretien, le moine ne donna pas seulement sa conviction à son hôte, il lui donna son cœur, et, chose plus rare, il ne le lui retira jamais. Colomb eut un ami. .

Juan Perès engagea Colomb à accepter pour quelques jours un asile, ou du moins un lieu de repos, dans l’humble monastère, pour lui et pour son enfant. Pendant ce court séjour, le prieur communiqua à ses amis de la ville, voisins de Palos, l’arrivée et les aventures de l’hôte dont il était visité. Il les pria de venir au couvent s’entretenir avec l’étranger de ses conjectures, de ses intentions et de ses plans, afin d’apprécier si ses théories concordaient avec les idées expérimentales des marins de Palos. Un homme éminent, ami du prieur, le médecin Fernandez, et un pilote consommé de Palos, Pierre de Velasco, vinrent passer, sur l’invitation du moine, plusieurs soirées au couvent, écoutèrent Colomb, sentirent leurs yeux dessillés par ses entretiens, entrèrent avec la chaleur d’esprits droits et de cœurs simples dans ses idées, formèrent le premier cénacle où toute foi nouvelle se couve dans la confidence de quelques prosélytes, à l’ombre de l’intimité, de la solitude et du mystère. Toute grande vérité commence par un secret entre des amis, avant d’éclater à haute voix dans le monde. Ces premiers amis conquis à ses convictions par Colomb dans la cellule d’un pauvre moine lui furent peut-être plus chers que l’enthousiasme et l’applaudissement de l’Espagne entière, quand le succès eut consacré ses prévisions. Les premiers croyaient sur la foi de ses paroles, les derniers ne croyaient que sur la foi de ses découvertes accomplies.

Le moine, confirmé dans ses impressions par l’épreuve de ses idées sur la science du médecin Fernandez et sur l’expérience du pilote Velasco, se passionna avec eux pour son hôte. Il l’engagea à laisser son enfant à ses soins dans le monastère de la Rabida, à se rendre à la cour pour offrir sa découverte à Ferdinand et à Isabelle, et à solliciter de ces souverains l’assistance nécessaire à l’accomplissement de ses pensées. Le hasard rendait le pauvre moine un introducteur naturel et puissant à la cour, d’Espagne. Il l’avait habitée longtemps, il avait eu l’oreille et la conscience d’Isabelle, et, depuis que son goût pour la retraite l’avait éloigné du palais, il avait conservé dis rapports d’amitié avec le confesseur nouveau qu’il avait donné à la reine. Ce confesseur, ministre de la, conscience des rois à cette époque, était Fernando de Talavera, supérieur du monastère du Prado, homme de mérite, de crédit et de vertu, devant .qui toutes les portes s’ouvraient dans le palais. Juan Perès remit à Colomb une lettre de chaude recommandation pour Fernando de Talavera. Il lui fournit l’équipage convenable pour se présenter décemment à la cour, une mule, un guide, une bourse de sequins ; et, l’embrassant sur le seuil du monastère, il le recommanda, lui et, son dessein, au Dieu qui inspire et aux hasards qui servent les grandes pensées.

Colomb, pénétré de reconnaissance pour ce premier et généreux ami qui ne l’abandonna jamais des yeux et du cœur, et à qui il renvoya toujours depuis l’origine de sa fortune, s’achemina vers Cordoue. C’était la résidence actuelle de la cour. Il marchait avec cette confiance dans le succès qui est l’illusion, mais aussi l’étoile du génie. Cette illusion ne devait pas tarder à se dissiper et cette étoile à se voiler. Le moment où l’aventurier génois venait offrir un monde à la couronne d’Espagne semblait mal choisi : Ferdinand et Isabelle, loin de songer à conquérir des possessions problématiques au delà des mers inconnues, étaient occupés à reconquérir leur propre royaume sur les Maures d’Espagne. Ces musulmans conquérants de la Péninsule, après une longue et prospère possession, se voyaient enlever une à une les villes et les provinces dont ils avaient fait une patrie. Vaincus partout, malgré leurs exploits, ils n’occupaient plus que les montagnes et les vallées qui entouraient Grenade, capitale et merveille de leur empire. Ferdinand et Isabelle employaient toute leur puissance, tous leurs efforts et toutes les ressources de leurs deux royaumes unis, à arracher aux Maures cette citadelle des Espagnes. Unis par un mariage politique que l’amour avait cimenté, et qu’une gloire commune illustrait, l’un avait apporté en dot le royaume d’Aragon, l’autre le royaume de Castille à cette communauté de couronnes. Mais, bien que le roi et la reine eussent confondu ainsi leurs provinces séparées en une seule patrie, ils conservaient néanmoins une domination distincte et indépendante sur le royaume héréditaire. Ils avaient leur conseil et leurs ministres à part pour les intérêts réservés de leurs anciens sujets personnels. Ces conseils ne se confondaient en un seul gouvernement que dans les intérêts patriotiques communs aux deux empires et aux deux époux.

La nature semblait avoir doué ces deux souverains de formes, de qualités et de perfections du corps et de l’âme diverses, mais presque égales, comme pour compléter l’un par l’autre le règne de prestige, de conquête, de civilisation et de prospérité qu’elle leur destinait. Ferdinand, un peu plus âgé qu’Isabelle, était un guerrier accompli et un politique consommé. Avant l’âge où l’homme apprend par la triste expérience à connaître les hommes, il les devinait. Son seul défaut était une certaine incrédulité et une certaine froideur qui viennent de la défiance et qui ferment le cœur à l’enthousiasme et à la magnanimité.

Mais ces deux vertus qui lui manquaient à un certain degré étaient compensées dans ses conseils par la tendresse d’âme et par l’abondance de cœur et de génie d’Isabelle. Jeune, belle, admirée de tous, adorée de lui, instruite, pieuse sans superstition, éloquente, pleine de feu pour les grandes choses, d’attrait pour les grands hommes, de confiance dans les grandes pensées, elle imprimait au cœur et à la politique de Ferdinand l’héroïsme qui vient du cœur et le merveilleux qui vient de l’imagination. Elle inspirait, il exécutait. L’une trouvait sa récompense dans la renommée de son époux, l’autre sa gloire dans l’admiration et dans l’amour de sa femme. Ce règne à deux, qui devait devenir presque fabuleux pour l’Espagne, n’attendait, pour s’immortaliser à jamais entre tous les règnes, que l’arrivée de ce pauvre étranger qui venait implorer l’entrée du palais de Cordoue la lettre d’un pauvre moine à la main.

Cette lettre, lue avec prévention et incrédulité par le confesseur de la reine, n’ouvrit à Colomb qu’une longue perspective d’attente, de refus d’audience et de découragement. Les hommes n’ont d’oreilles pour les pensées hardies que dans la solitude et dans le loisir. Dans le tumulte des affaires et des cours, ils n’ont ni bienveillance ni temps. Colomb fut repoussé de toutes les portes, parce qu’il était étranger, dit l’historien Oviedo, contemporain de ce grand homme, parce qu’il était pauvrement vêtu, et parce qu’il n’apportait aux courtisans et aux ministres d’autre recommandation que la lettre d’un moine franciscain solitaire, depuis longtemps oublié des cours.

Le roi et la reine n’entendirent même pas parler de lui ; le confesseur d’Isabelle, par indifférence ou par dédain, trompa complètement l’espoir que Juan Perès avait mis en lui Colomb, obstiné comme la certitude qui attend l’heure, ne s’éloigna pas de Cordoue, afin d’épier de plus près un moment plus propice. Après avoir épuisé dans l’attente la bourse modique, de son ami le prieur de la Rabida, il gagna misérablement sa vie dans son petit trafic de globes et de cartes, jouant ainsi avec les images d’un monde qu’il devait conquérir. Sa vie rude et patiente, pendant ces nombreuses années, ne laisse entrevoir au fond de son obscurité que la misère, le travail et les espérances trompées. Jeune et tendre de cœur, il aima cependant et il fut aimé pendant ces années d’épreuve ; car un second fils, Fernando, naquit vers ce temps d’un amour mystérieux, que le mariage ne consacra jamais, et dont il rappelle la mémoire et le remords en paroles touchantes dans son testament. Il éleva ce fils naturel avec autant de tendresse que son autre fils Diego.

Sa grâce et sa dignité extérieure transpiraient cependant à travers son humble profession. Les personnages distingués de qui son commerce scientifique le rapprochait quelquefois, recevaient de sa personne et de ses entretiens cette impression d’étonnement et d’attraction, prophétie électrique d’une grande destinée dans une médiocre condition. Ce trafic et ces entretiens lui firent insensiblement des amis à Cordoue et jusque dans la cour. Parmi ces amis dont l’histoire a conservé les noms pour les associer à la reconnaissance du monde futur, on cite Alonzo de Quintanilla, contrôleur des finances d’isabelle ; Geraldini, précepteur des jeunes princes ses fils, et Antonio Geraldini, nonce du pape à la cour de Ferdinand ; enfin Mendoza, archevêque de Tolède et cardinal, homme d’un tel crédit qu’il était appelé le troisième roi d’Espagne.

L’archevêque de Tolède, d’abord effrayé de ces nouveautés géographiques qui semblaient, à tort, contredire les notions sur le mécanisme céleste contenues dans la Bible, fut bientôt rassuré par la piété sincère et supérieure de Colomb. Il cessa de craindre un blasphème dans des idées qui agrandissent l’œuvre et la sagesse de Dieu. Séduit par le système, charmé par l’homme, il obtint une audience de ses souverains pour son protégé. Colomb, après deux années d’attente, parut à cette audience avec la modestie d’un humble étranger, mais avec la confiance d’un tributaire qui apporte à ses maîtres plus qu’ils ne peuvent lui donner. En pensant à ce que j’étais, écrit-il lui-même plus tard, j’étais confondu d’humilité ; mais, en songeant à ce que j’apportais, je me sentais l’égal des couronnes : je n’étais plus moi, j’étais l’instrument de Dieu., choisi et marqué pour accomplir un grand dessein.

Ferdinand entendit Colomb avec gravité, Isabelle avec enthousiasme. Elle conçut au premier regard et aux premiers accents, pour cet envoyé de Dieu, une admiration qui allait jusqu’au fanatisme, un attrait qui ressemblait à la tendresse. La nature avait donné à la personne de Colomb la séduction qui enlève les yeux, autant que l’éloquence qui persuade l’esprit. On eût dit qu’elle le destinait à avoir pour premier apôtre une reine, et que la vérité dont il allait doter son siècle devait être reçue et couvée dans le cœur d’une femme. Isabelle fut cette femme. Sa constance en faveur de Colomb ne se démentit ni devant les indifférents de sa cour, ni devant ses ennemis, ni devant ses revers. Elle crut en lui dès le premier jour, elle fut sa prosélyte sur le trône et son amie jusqu’au tombeau.

Ferdinand, après avoir entendu Colomb, nomma un conseil d’examen à Salamanque, sous la présidence de Fernando de Talavera, prieur du Prado. Ce conseil était composé des hommes les plus versés dans les sciences divines et humaines des deux royaumes. Il se rassembla, dans cette capitale littéraire de l’Espagne, au couvent des dominicains. Colomb y reçut l’hospitalité. Les prêtres et les religieux décidaient alors de tout en Espagne. La civilisation était dans le sanctuaire. Les rois ne régnaient que sur leurs actes, les idées appartenaient aux pontifes. L’inquisition, police sacerdotale, surveillait, atteignait, frappait, jusque autour du trône, tout ce qui encourait la tache d’hérésie. Le roi avait adjoint à ce conseil des professeurs d’astronomie, de géographie, de mathématiques et de toutes les sciences professées à Salamanque. Cet auditoire n’intimidait pas Colomb : il se flattait d’y être jugé par ses pairs, il n’y fut jugé que par ses contempteurs. La première fois qu’il comparut dans la grande salle du monastère, les moines et les prétendus savants, convaincus d’avance que toute théorie qui dépassait leur ignorance ou leur routine, n’était que le rêve d’un esprit malade ou superbe, ne virent dans cet obscur étranger qu’un aventurier cherchant fortune de ses chimères. Personne ne daigna l’écouter, à l’exception de deux ou trois religieux du couvent de Saint-Étienne de Salamanque, religieux obscurs et sans autorité, qui se livraient dans leur cloître à des études méprisées du clergé supérieur. Les autres examinateurs de Colomb le confondirent par des citations de la Bible, des prophètes, des psaumes, de’ l’Évangile et des Pères de l’Église, qui pulvérisaient d’avance, par des textes indiscutables, la théorie du globe et l’existence chimérique et impie des antipodes : Lactance, entre autres, s’était expliqué formellement à cet égard dans un passage que l’on opposait à Colomb. Est-il rien de si absurde, avait dit Lactance, que de croire qu’il y a des antipodes ayant leurs pieds opposés aux nôtres, des hommes qui marchent les talons en l’air et la tête en bas, une partie du monde où tout est à l’envers, où les arbres poussent avec les racines en l’air et les branches en bas ? Saint Augustin avait été plus loin, il avait taxé d’iniquité la seule foi dans les antipodes, car, disait-il, ce serait supposer des nations qui ne descendent pas d’Adam, or la Bible dit que tous les hommes descendent d’un seul et même père. D’autres docteurs, prenant une métaphore poétique pour un système du monde, citaient au géographe ce verset du psaume où il est dit que Dieu étendit le ciel sur la terre comme une tente, d’où il résultait, selon eux, que la terre devait être plate.

Colomb répondait en vain à ses interlocuteurs avec une piété qui n’excluait pas la nature ; en vain, les suivant respectueusement sur le terrain théologique, il se montrait plus religieux et plus orthodoxe qu’eux, parce qu’il était plus intelligent et plus enthousiaste de l’œuvre de Dieu. Son éloquence, que passionnait la vérité, perdit toutes ses foudres et tous ses éclairs dans les ténèbres volontaires de ces esprits obstinés. Quelques religieux parurent seuls émus de doute ou ébranlés de conviction à la voix de Colomb. Diego de Deza, moine de l’ordre de Saint-Dominique, homme supérieur à son siècle, qui devint plus tard archevêque de Tolède, osa combattre généreusement les préjugés du conseil et prêter sa parole et son autorité à Colomb. Ce secours inattendu ne put surmonter l’indifférence à l’obstination des examinateurs. Les conférences se multiplièrent, sans amener de conclusion. Elles languirent enfin et lassèrent la vérité par des délais qui sont le dernier refuge de l’erreur. Elles furent interrompues par une nouvelle guerre de Ferdinand et d’Isabelle contre les Maures de Grenade. Colomb, ajourné, attristé, méprisé, éconduit, soutenu parla seule faveur d’Isabelle et par la conquête de Diego de Deza à sa théorie, suivit misérablement la cour et l’armée de campement en campement et de ville en ville, en épiant en vain une heure d’attention que le tumulte des armes l’empêchait d’obtenir. La reine cependant, aussi fidèle à la faveur secrète qu’elle lui portait que la fortune lui était adverse, continuait à bien espérer de ce génie méconnu et à le protéger. Elle faisait réserver à Colomb une maison ou une tente dans toutes les haltes de la cour. Son trésorier était chargé d’entretenir le savant étranger, non en hôte importun qui mendie des secours, mais en hôte distingué qui honore le royaume et que les souverains veulent retenir à leur service.

Ainsi s’écoulèrent plusieurs années, pendant lesquelles le roi de Portugal, le-roi d’Angleterre et le roi de France, ayant entendu parler par leurs ambassadeurs de cet homme étrange qui promettait un nouveau monde aux rois, firent tenter Colomb par des propositions d’entrer à leur service. La tendre reconnaissance qu’il avait vouée à Isabelle et l’amour qu’il portait à dona Béatrix Enriquez de Cordoue, déjà mère de son second fils Fernando, lui firent écarter ces offres et le retinrent à la suite de la cour. Il réservait à la jeune reine un empire en retour de sa bonté pour lui. Il assista au siège et à la conquête de Grenade ; il vit Boabdil rendre à Ferdinand et à Isabelle les clefs de cette capitale, les palais des Abencérages et la mosquée de l’Alhambra. Il fit partie du cortége des souverains espagnols à leur entrée triomphale dans ce dernier asile de l’islamisme. Il voyait au delà de ces remparts et de ces vallées de Grenade d’autres conquêtes et d’autres entrées triomphales dans de plus vastes possessions. Tout lui semblait petit, comparé à ses pensées.

La paix qui suivit cette conquête, en 1492, motiva une seconde réunion d’examinateurs de ses plans à Séville, pour donner leur avis à la couronne. Cet avis, combattu en vain comme à Salamanque par Diego de Deza, fut de rejeter les offres de l’aventurier génois, sinon comme impies, au moins comme chimériques et compromettantes pour la dignité de la cour d’Espagne, qui ne pouvait autoriser une entreprise sur d’aussi puérils fondements. Ferdinand, influencé néanmoins par Isabelle, adoucit la dureté de cette résolution du conseil en la communiquant à Colomb. Il lui fit espérer qu’aussitôt après la tranquille possession de l’Espagne par l’expulsion achevée des Maures, la cour favoriserait de ses subsides et de sa ; marine l’expédition de découverte et de conquête dont il l’entretenait depuis tant d’années.

En attendant, sans trop d’illusions, l’accomplissement toujours ajourné des promesses du roi et des désirs plus sincères d’Isabelle, Colomb tenta deux grands seigneurs espagnols, le duc de Medina-Sidonia et le duc de Medina-Celi, de faire à leurs frais cette entreprise. L’un et l’autre possédaient des ports et des navires sur la côte d’Espagne. Ils sourirent d’abord à ces perspectives de gloire et de possessions maritimes pour leur maison ; puis ils les abandonnèrent par incrédulité ou par indifférence. L’envie s’acharnait sur Colomb, même avant qu’il l’eût méritée par un succès ; elle le persécutait, comme par anticipation et par instinct, jusque dans ses espérances ; elle lui disputait ce qu’elle appelait ses chimères. Il renonça de nouveau avec larmes à ces tentatives. La froideur des ministres à l’écouter, l’obstination des moines à repousser ses idées comme une impiété de la science, les vaines promesses et les éternels ajournements de la cour le jetèrent, après six années d’angoisses, dans un tel découragement, qu’il renonça définitivement à toute sollicitation nouvelle auprès des souverains de l’Espagne, et qu’il résolut d’aller offrir son empire au roi de France, dont il avait reçu quelques provocations.

Ruiné de fortune, abattu d’espérances, épuisé d’attente, et le cœur brisé par la nécessité de s’arracher à l’amour qui l’attachait à dona Béatrix, il partit de nouveau de Cordoue à pied, sinon avec les perspectives de l’avenir, du moins pour aller retrouver son fidèle ami, le prieur Juan Perès, au monastère de la Rabida. Il se proposait d’y reprendre son fils Diego, qu’il y avait laissé, de le ramener à Cordoue, et de le confier, avant son départ pour la France, à dona Béatrix, mère de son fils naturel, Fernando. Les deux frères, élevés ainsi par les soins et dans l’amour de la même femme, contracteraient l’un pour l’autre cette tendresse fraternelle, seul héritage qu’il eût à leur laisser.

Des larmes coulèrent des yeux du prieur Juan Perès en voyant son ami à pied, vêtu plus misérablement encore que la première fois, frapper à la porte du monastère, attestant assez, par le dénuement de ses habits et par la tristesse de son visage, l’incrédulité des hommes et la ruine de ses espérances. Mais la Providence avait caché de nouveau le ressort de la fortune de Colomb dans le cœur de l’amitié. La foi du pauvre moine dans la vérité et dans l’avenir des découvertes de son protégé, au lieu de l’abattre, le roidit, l’indigna et l’obstina charitablement contre ses disgrâces. Il embrassa son hôte, gémit et pleura avec lui ; mais, rappelant bientôt toute son autorité, il envoya chercher au palais le médecin Fernandez, l’ancien confident des mystères de Colomb, Alonzo Pinzon, riche navigateur de ce port, et Sébastien Rodriguez, piloté consommé de Lépi. Les idées de Colomb, déroulées de nouveau devant ce petit conseil d’amis, fanatisèrent de plus en plus l’auditoire. On le supplia de rester, de tenter encore la fortune, de conserver à l’Espagne, quoique incrédule et ingrate, la gloire d’une entreprise unique dans l’histoire. Pinzon promit de concourir de ses richesses et de ses vaisseaux à l’armement de la flottille immortelle, aussitôt que le gouvernement aurait consenti à l’autoriser. Juan Perès écrivit, non plus au confesseur de la reine, mais à la reine elle-même, intéressant sa conscience autant que sa gloire à une entreprise qui rejetterait des nations entières de l’idolâtrie à la foi. Il fit parler la terre et le ciel, il trouva la persuasion et la chaleur dans la passion de la grandeur de sa patrie et dans l’amitié. Colomb, découragé, se refusant à porter cette lettre à une cour dont il avait tant éprouvé les lenteurs et les inattentions, le pilote Rodriguez se chargea de la porter lui-même à Grenade, où la cour résidait alors. Il partit, accompagné des vœux et des prières du couvent et des amis de Colomb à Palos. Le quatorzième jour après son départ, on le vit revenir triomphant au monastère. La reine avait lu la lettre de Juan Perès ; elle avait retrouvé à cette lecture toutes ses préventions favorables pour le Génois. Elle mandait à l’instant le vénérable prieur à la cour, et elle faisait dire à Colomb d’attendre au couvent de la Rabida le retour du moine et la résolution du conseil.

Juan Perès, ivre du bonheur de son ami, fit seller sa mule sans perdre une heure, et se mit en route la nuit même, seul, à travers les pays infestés par les Maures. Il sentait que le ciel protégeait en lui le grand dessein qu’il avait en dépôt dans son ami. Il arriva : les portes du palais s’ouvrirent à son nom ; il vit la reine ; il ralluma en elle, par l’ardeur de sa propre conviction, la foi et le zèle qu’elle avait conçus d’elle,-même pour ce grand œuvre. La marquise de Maya, favorite d’Isabelle, se passionna par enthousiasme et par piété pour le protégé du saint religieux. Ces deux cœurs de femme, allumés par l’éloquence d’un moine pour les projets d’un aventurier, triomphèrent des résistances de la cour. Isabelle envoya à Colomb une somme d’argent prise sur son trésor secret pour qu’il achetât une mule et des vêtements, et qu’il se rendît immédiatement à la cour. Juan Perès, restant auprès d’elle pour soutenir son ami de ses démarches et de son crédit, fit passer ces heureuses nouvelles et ce secours d’argent à la Rabida par un messager, qui remit la lettre et la somme au médecin Fernandez de Palos pour être transmises à Colomb.

Colomb, ayant acheté une mule et pris un serviteur, arriva à Grenade, et fut admis à débattre ses plans et ses conditions avec les ministres de Ferdinand. On voyait alors, écrit un témoin oculaire, un homme obscur et inconnu suivre la cour, confondu par les conseillers des deux couronnes dans la foule des solliciteurs importuns, repaissant son imagination dans le coin des antichambres du pompeux projet de découvrir un monde ; grave, mélancolique et abattu au milieu de l’allégresse publique, il semblait voir avec indifférence l’achèvement de cette conquête de Grenade, qui remplissait d’orgueil un peuple et deux cours : cet homme était Christophe Colomb !

Les obstacles cette fois vinrent de Colomb. Sûr du continent qu’il offrait à l’Espagne, il voulait, par respect pour la grandeur même du présent qu’il allait faire au monde et à ses souverains, stipuler, pour lui et pour ses descendants, des conditions dignes, non de lui-même, mais de son œuvre. En manquant d’un légitime orgueil, il aurait cru manquer de foi en Dieu et de dignité en sa mission. Pauvre, seul et éconduit, il traitait en souverain des possessions qu’il ne voyait encore que dans ses pensées. Un mendiant, disait Fernandez de Talavera, chef du conseil, fait les conditions d’un roi aux rois. Il exigeait le titre et les privilèges d’amiral, la puissance et les honneurs de vice-roi de toutes les terres qu’il adjoindrait par ses découvertes à l’Espagne, la dîme à perpétuité, pour lui et pour ses descendants, de tous les revenus de ces possessions. Singulières exigences d’un aventurier, s’écriaient ses adversaires dans le conseil, qui lui attribueraient préalablement le commandement d’une flotte et la possession d’une vice-royauté sans limites, s’il réussit dans son entreprise, et qui ne l’engage en rien s’il ne réussit pas, puisque sa misère actuelle n’a rien à perdre.

On s’étonna d’abord de ces exigences, on finit par s’indigner ; on lui offrit des conditions moins onéreuses à la couronne. Du fond de son indigence et de son néant il refusa tout. Lassé, mais non vaincu par dix-huit ans d’épreuves, depuis le jour où il portait en lui sa pensée et où il l’offrait en vain aux puissances de la terre, il aurait rougi de rien rabattre du prix du don que Dieu lui avait fait. Il se retira respectueusement des conférences avec les commissaires de Ferdinand, et, remontant seul et nu sur sa mule, présent de la reine, il reprit le chemin de Cordoue, pour se rendre de là en France.

Isabelle, en apprenant le départ de son protégé, eut comme le pressentiment des grandes choses qui s’éloignaient pour jamais d’elle avec cet homme prédestiné. Elle s’indigna contre ses commissaires qui marchandaient avec Dieu, s’écria-t-elle, le prix d’un empire, et surtout le prix de millions d’âmes laissées par leur faute à l’idolâtrie. La marquise de Maya et le contrôleur des finances d’Isabelle, Quintanilla, partagèrent et animèrent encore ses remords. Le roi, plus froid et plus calculateur, hésitait ; la dépense de l’entreprise dans un moment de pénurie du trésor le retenait. Eh bien, s’écria dans un généreux enthousiasme Isabelle, je me charge seule de l’entreprise pour ma couronne personnelle de Castille ! Je mettrai mes bijoux et mes diamants en gage pour subvenir aux frais de l’armement !

Cet élan du cœur d’une femme triompha de l’économie du roi, et, par un calcul plus sublime, acquit d’incalculables trésors de richesses et de provinces à ces deux monarchies. Le désintéressement inspiré par l’enthousiasme est la véritable économie des grandes âmes et la véritable sagesse des grands politiques.

On courut sur les pas dû fugitif : le messager que la reine lui envoya pour le rappeler le rencontra à quelques lieues de Grenade, sur le pont de Pinos, défilé fameux entre des rochers où les Maures et les chrétiens avaient souvent confondu leur sang dans les eaux du torrent qui séparait les deux races. Colomb, attendri, revint se jeter aux pieds d’Isabelle. Elle obtint par ses larmes, du roi Ferdinand, la ratification des conditions exigées par Colomb. En servant la cause abandonnée de ce grand homme, elle croyait servir la cause de Dieu lui-même, ignoré de cette partie du genre humain qu’il allait conquérir à la foi. Elle voyait le royaume céleste dans les acquisitions que son favori allait faire à son empire. Ferdinand y voyait son royaume terrestre. Soldat de la chrétienté en Espagne et vainqueur des Maures, tout ce qu’il ajoutait de fidèles à la foi de Rome avait été ajouté au nombre de ses sujets par le pape ; les millions d’hommes qu’il allait rallier au christianisme par les découvertes de cet aventurier lui étaient donnés d’avance en pleine possession par les bulles de la cour de Rome. Tout ce qui n’était pas chrétien, à ses yeux, était esclave de droit ; toute partie de l’humanité qui n’était pas marquée du sceau du Christ n’était pas marquée du sceau de l’homme. Elle les donnait ou les troquait au nom de sa souveraineté spirituelle sur la terre et dans le ciel. Ferdinand était assez crédule et en même temps assez politique pour les accepter.

Le traité entre Ferdinand, Isabelle et ce pauvre aventurier génois, arrivé à pied quelques années auparavant dans leur capitale, et n’ayant d’asile que l’hospitalité aux portes d’un monastère, fut signé dans la plaine de Grenade, le 17 avril 1492. Isabelle prit à elle seule, au compte de son royaume de Castille, tous les frais de l’expédition. Il était juste que celle qui avait cru la première risquât davantage dans l’entreprise ; il était juste aussi que la gloire et la reconnaissance du succès s’attachassent avant tout autre nom à son nom. On assigna à Colomb le petit port de Palos, en Andalousie, pour centre d’organisation de l’expédition et pour point de départ de son escadre. La pensée conçue au monastère de la Rabida, voisin de Palos, par Juan Perès et par ses amis dans leur première rencontre avec Colomb, revenait d’où elle était partie. Le prieur de ce monastère allait présider aux préparatifs et voir, de son ermitage, la première voile de son ami se déployer vers ce monde inconnu qu’ils avaient vu ensemble du regard du génie et de la foi.

Des obstacles nombreux, imprévus, en apparence insurmontables, s’opposèrent de nouveau aux faveurs d’Isabelle et à l’accomplissement des promesses de Ferdinand. L’argent manqua dans le trésor royal ; les vaisseaux employés à des expéditions plus urgentes s’éloignaient des ports d’Espagne ; les marins engagés pour une traversée si longue et si mystérieuse se refusèrent ou désertèrent à mesure qu’on les recrutait. Les villes du littoral, contraintes par ordre de la cour à fournir les bâtiments, hésitèrent à obéir, et désarmèrent les navires condamnés, dans l’opinion générale, à une perte certaine. L’incrédulité, la terreur, l’envie, la dérision, l’avarice, la révolte même, brisèrent cent fois dans les mains de Colomb et des agents de la cour eux-mêmes les moyens matériels d’exécution que la faveur d’Isabelle avait mis,à, sa disposition. Il semblait qu’un fatal génie, obstiné à lutter contre le génie de l’unité de la terre, voulût séparer à jamais ces deux mondes que la pensée d’un seul homme voulait unir.

Colomb présidait à tout du fond du monastère de la Rabida, où son ami, le prieur Juan Perès, lui avait donné de nouveau l’hospitalité. Sans l’intervention et l’influence de ce pauvre religieux, l’expédition ordonnée échouait définitivement encore. Tous les ordres de la cour étaient impuissants ou désobéis. Le moine eut recours à ses amis de Palos ; ils se fièrent à sa foi, à ses prières, à ses conseils. Trois frères, riches navigateurs de Palos, les Pinzon, se sentirent enfin pénétrés de la conviction et de l’espérance qui inspiraient l’ami de Colomb. lis crurent entendre la voix de Dieu dans celle de ce vieillard solitaire. Ils s’associèrent spontanément à l’entreprise : ils fournirent l’argent, ils équipèrent trois navires appelés alors caravellas, ils engagèrent des matelots des petits ports de Palos et de Moguer, et, pour donner à la fois l’impulsion et l’exemple à la confiance de leurs marins, deux des trois frères, Martin-Alonzo Pinzon et Vincent-Yanès Pinzon, résolurent de s’embarquer et de prendre eux-mêmes des commandements sur leurs vaisseaux. Grâce à cette généreuse assistance des Pinzon, trois vaisseaux, ou plutôt trois barques, la Santa-Maria, la Pinta et la Nina, furent en état de prendre la mer, le vendredi 3 août 1492.

Au lever du jour, Colomb, accompagné jusqu’au rivage par le prieur et par les religieux du couvent de la Rabida, qui bénirent la mer et ses voiles, embrassa son fils, laissé aux soins de Juan Perès, et monta sur le plus grand de ses trois bâtiments, la Santa-Maria. Il y arbora son pavillon d’amiral d’un océan ignoré et de vice-roi de terres inconnues. Le peuple des deux ports et de la côte se pressait en foule innombrable sur le rivage, pour assister à ce départ, que les préjugés populaires croyaient sans retour. C’était un cortège de deuil plus qu’un salut d’heureuse traversée ; il y avait plus de tristesse que d’espérance, plus de larmes que d’acclamations. Les mères, les femmes, les sœurs des matelots maudissaient à voix basse ce funeste étranger qui avait séduit par ses paroles enchantées l’esprit de la reine, et qui prenait tant de vies d’hommes sous la responsabilité d’un de ses rêves. Colomb, comme tous les hommes qui entraînent un peuple au delà de ses préjugés, suivi à regret, entrait dans l’inconnu au bruit des malédictions et des murmures. C’est la loi des choses humaines. Tout ce qui dépasse l’humanité, même pour lui conquérir une idée, une vérité ou un monde, la fait murmurer. L’homme est comme l’Océan, il a une tendance au mouvement et un poids naturel à l’immobilité : de ces deux tendances contraires naît l’équilibre de sa nature, malheur à qui le rompt !

L’aspect de cette flottille, à peine comparable à une expédition de pêche ou de trafic sur la côte, était bien propre à contraster, dans les yeux et dans l’âme du peuple, .avec la grandeur et les périls qu’elle allait si témérairement affronter. Des trois barques de Colomb, une seule était pontée, celle qu’il montait. C’était un étroit et frêle navire de commerce, déjà vieux et fatigué des flots. Les deux autres étaient sans pont, qu’une lame aurait suffi pour engloutir. Mais la poupe et la proue de ces barques, très élevées au-dessus des vagues, comme les galères antiques, avaient deux demi-ponts, dont le vide donnait asile aux matelots dans les gros temps et empêchait que le poids d’une vague embarquée ne fît sombrer la caravelle. Ces barques étaient montées de deux mâts, l’un au milieu, l’autre en arrière du bâtiment. Le premier de ces mâts portait une seule grande voile carrée ; le second, une voile latine triangulaire ; de longues rames, rarement et difficilement employées, s’adaptaient, dans le calme, aux bordages bas du milieu de la caravelle, et pouvaient, au besoin, imprimer une lente impulsion au bâtiment. C’est sur ces trois barques d’inégale grandeur que Colomb disposa les cent vingt hommes qui composaient en tout ses équipages. Lui seul y montait avec un visage serein, avec un regard assuré, avec un cœur ferme. Ses conjectures avaient pris, depuis dix-huit ans, dans son esprit, le corps d’une certitude. Bien qu’il eût dépassé ce jour-là plus de la moitié du terme de sa vie, et qu’il entrât dans sa cinquante-septième année, il regardait comme rien les années qui étaient derrière lui : toute sa vie, à ses yeux, était en avant ; il se sentait la jeunesse de l’espérance et l’avenir de l’immortalité. Comme pour prendre possession de ces mondes vers lesquels il orientait ses voiles, il écrivit et il publia, en montant sur son navire, un récit solennel de toutes les phases que son esprit et sa fortune avaient parcourues jusque-là pour concevoir et pour exécuter son dessein ; il y joignit l’énumération de tous les titres, de tous les honneurs, de tous les commandements dont il venait d’être investi par ses souverains sur ses futures possessions, et il invoqua le Christ et les hommes en protection de sa foi et en témoignage de sa constance. Et c’est pour cela, dit-il en finissant cette proclamation au vieux et au nouveau monde, que je me condamne à ne plus dormir pendant cette navigation et l’accomplissement de ces choses !

Une brise heureuse qui soufflait d’Europe le poussa doucement vers les îles Canaries, dernière halte des navigateurs sur l’Océan. Tout en rendant grâce à Dieu de ces augures qui contribuaient à rasséréner ses équipages, il aurait seulement préféré qu’un vent tempétueux l’emportât à plein souffle hors des parages connus et fréquentés des navires. Il craignait avec raison que la vue des côtes lointaines de l’Espagne ne rappelât, par les invincibles attraits de la patrie, les yeux et le cœur des marins irrésolus et timides, qui hésitaient encore en s’embarquant. Dans les entreprises suprêmes, il ne faut pas donner aux hommes le temps de la réflexion et les occasions du repentir. Colomb le savait ; il brûlait d’avoir passé les limites des vagues connues, et d’avoir à lui seul la possibilité du retour, dans le secret de sa route, de ses cartes et de sa boussole. Son impatience de perdre de vue les rivages du vieux continent n’était que trop fondée. Un de ses navires, la Pinta, dont le gouvernail s’était brisé et qui faisait eau dans sa cale, lui fit chercher, malgré lui, les îles Canaries, pour y changer cette embarcation contre une autre. Il perdit environ trois semaines dans ces ports, sans pouvoir y trouver un navire approprié à sa longue traversée. Il fut contraint de radouber seulement la Pinta, et de donner une autre voilure à la Nina, la troisième conserve, barque lourde et paresseuse qui ralentissait sa marche. Il y renouvela, ses provisions d’eau et de vivres. Ses bâtiments étroits et sans pont ne lui permettaient de porter la vie de ses cent vingt hommes que pour un nombre de jours compté.

Après avoir quitté les Canaries, l’aspect du volcan de Ténériffe, dont une éruption enflammait le ciel et se réverbérait dans la mer, jeta la terreur dans l’âme de ses matelots. Ils crurent y voir le glaive flamboyant de l’ange qui chassa le premier homme de l’Éden, défendant aux enfants d’Adam l’entrée des mers et des terres interdites. L’amiral passa de navire en navire pour dissiper cette panique populaire, et pour expliquer scientifiquement, à ces hommes simples, les lois physiques de ce phénomène. Mais la disparition du pic de Ténériffe, quand il s’abaissa sous l’horizon, leur imprima autant de tristesse que son cratère leur avait inspiré d’effroi. Il était pour eux la dernière borne, le dernier phare du vieil univers. En le perdant de vue, ils crurent avoir perdu jusqu’aux jalons de leur route à travers un incommensurable espace. Ils se sentirent comme détachés de la terre et naviguant dans l’éther d’une autre planète. Une prostration générale de l’esprit et du corps s’empara d’eux. Ils étaient comme des spectres qui ont perdu jusqu’à leur tombeau. L’amiral les rassembla de nouveau autour de lui, sur son navire, releva leur âme par l’énergie de la sienne, et s’abandonnant, comme le poète de l’inconnu, à l’inspiration éloquente de ses espérances, il leur décrivit, comme s’il les avait déjà fréquentés, les terres, les îles, les mers, les royaumes, les richesses, les végétations, les soleils, les mines d’or, les plages sablées de perles, les montagnes éblouissantes de pierres précieuses, les plaines embaumées d’épices qui se levaient déjà pour lui de l’autre côté de cet espace dont chaque lame portait leurs voiles à ces merveilles et à ces félicités. Ces images peintes des couleurs prestigieuses de l’opulente imagination de leur chef enivrèrent et relevèrent ces cœurs affaissés ; les vents alizés, soufflant constamment et doucement de l’est, semblaient seconder l’impatience des matelots. La distance seule pouvait désormais les effrayer. Colomb, pour leur dérober une partie de l’espace à travers lequel il les entraînait, soustrayait chaque jour, de son calcul de lieues marines, une partie de la distance parcourue, et trompait ainsi de la moitié du chemin l’imagination de ses pilotes et de ses matelots. Il notait secrètement pour lui seul la véritable estime, afin de connaître, seul aussi, le nombre de vagues qu’il avait franchies, et les jalons de route qu’il voulait cacher comme un secret à ses rivaux. Les équipages, en effet, illusionnés par l’haleine égale du vent et par la paisible oscillation des lames, se figuraient flotter lentement dans les dernières mers d’Europe.

Il aurait voulu leur dérober également un phénomène qui déconcertait sa propre science à deux cents lieues de Ténériffe. C’était la variation de l’aiguille aimantée de la boussole, dernier et selon lui infaillible guide, qui chancelait lui-même aux limites d’un hémisphère infréquenté. Il porta seul en lui-même, pendant quelques jours, ce doute terrible. Mais ses pilotes, attentifs comme lui à l’habitacle, s’aperçurent bientôt de ces variations. Saisis du même étonnement, mais moins raffermis que leur chef dans l’inébranlable résolution de braver même la nature, ils crurent que les éléments eux-mêmes se troublaient ou changeaient de loi au bord de l’espace infini. Le vertige qu’ils supposaient dans la nature passa, dans leur âme. Ils se communiquèrent en pâlissant leur doute, et abandonnèrent les navires au hasard des flots et des vents, seuls guides qui leur restaient désormais. Leur découragement consterna tous les matelots. Colomb, qui cherchait en vain à s’expliquer à lui-même un mystère dont la science d’aujourd’hui recherche encore la raison, eut recours à cette puissante imagination, boussole intime dont le ciel l’avait doué. Il inventa une explication fausse, mais spécieuse pour des esprits sans culture, des variations de l’aiguille aimantée. Il l’attribua à des astres nouveaux circulant autour du pôle, dont t’aiguille attirée suivait les mouvements alternatifs dans le firmament. Cette explication, conforme aux principes astrologiques du temps, satisfit les pilotes, et leur crédulité rendit la foi aux matelots. La vue d’un héron et d’un oiseau du tropique, qui vinrent le lendemain voler autour des mâts de la flottille, opéra sur leurs sens ce que l’explication de l’amiral avait opéré sur leur pensée. Ces deux habitants de la terre ne pouvaient vivre sur un océan sans arbres, sans herbes et sans eaux. Ils leur apparurent comme deux témoins qui venaient certifier, avant le témoignage oculaire, les méditations de Colomb. Ils voguèrent avec plus d’assurance sur la foi d’un oiseau. La température suave, égale et sereine de cette partie de l’Océan, la limpidité du ciel, la transparence des lames, les jeux des dauphins autour de la proue, la tiédeur de l’air, les parfums que les vagues apportent de loin et qu’elles semblent transpirer en écumant, les lueurs plus vives des constellations et des étoiles dans la nuit, tout semblait, dans ces latitudes, pénétrer les sens de sérénité comme les âmes de conviction. On respirait les présages du monde encore invisible. On se souvenait des jours resplendissants, des astres amis, des ténèbres encore lumineuses des printemps de l’Andalousie. Il n’y manquait, écrit Colomb, que le rossignol.

La mer aussi commençait à rouler ses présages. Des plantes inconnues flottaient fréquemment sur les lames. Les unes, disent les historiens de cette première traversée, étaient des plantes marines qui ne croissent que sur les bas-fonds voisins des rivages ; les autres, des plantes saxillaires que les vagues n’enlèvent qu’aux rochers ; les autres, des plantes fluviales ; quelques-unes, fraîchement détachées des racines, conservaient la verdure de leur sève ; l’une d’elles portait un crabe vivant, navigateur embarqué sur une touffe d’herbe. Ces plantes et ces êtres vivants ne pouvaient pas avoir pissé beaucoup de jours sur l’eau sans se faner et sans mourir. Un oiseau de l’espèce de ceux qui ne s’abattent pas sur les vagues, et qui ne dorment jamais sur l’eau, traversa le ciel. D’où venait-il ? où allait-il ? le lieu de son sommeil pouvait-il être éloigné ? Plus loin, l’Océan changeait de température et de couleur, indices de fonds variés ; ailleurs, il ressemblait à d’immenses prairies marines dont les vagues herbues étaient fauchées par la proue et ralentissaient le sillage ; le soir et le matin, des brumes lointaines, telles que celles qui s’attachent aux grandes cimes du globe, affectaient à l’horizon les formes de plages et de montagnes. Le cri de Terre ! était sur le bord de toutes les lèvres. Colomb ne voulait ni trop confirmer ni trop éteindre ces espérances qui servaient ses desseins en ranimant ses compagnons. Mais il ne se croyait encore qu’à trois cents lieues de Ténériffe, et, dans ses conjectures, il ne trouverait la terre qu’il cherchait qu’à sept ou huit cents lieues plus loin.

Cependant il renfermait en lui seul ses conjectures, sans amis parmi ses compagnons dont le cœur fût assez ferme pour égaler sa constance, assez sûr pour contenir ses secrètes appréhensions. Il n’avait, dans cette longue traversée, d’entretien qu’avec ses propres pensées, avec les astres et avec Dieu, dont il se sentait le confident. Presque sans sommeil, comme il l’avait dit dans sa proclamation d’adieu au vieux monde, il passait les jours, dans sa chambre de poupe, à noter en caractères intelligibles pour lui seul les degrés, les latitudes, les espaces qu’il croyait avoir franchis ; il passait les nuits sur le pont, auprès de ses pilotes, à étudier les astres et à surveiller la mer. Presque toujours seul comme Moïse conduisant le peuple de Dieu dans son désert, imprimant à ses compagnons, par sa gravité pensive, tantôt un respect, tantôt une défiance, tantôt une terreur, qui les éloignaient de lui ; isolement ou distance qu’on remarque presque toujours autour des hommes supérieurs d’idées et de résolution à leurs semblables, soit que ces génies inspirés aient besoin de plus de solitude et de recueillement pour s’entretenir avec eux-mêmes, soit que les hommes inférieurs qu’ils intimident n’aiment pas à les approcher de trop près, de peur de se mesurer avec ces hautes natures, et de sentir leur petitesse devant ces grandeurs morales de la création.

La terre si souvent indiquée ne se montrait néanmoins que dans les mirages de ses matelots ; chaque matin dissipait devant les proues des navires les horizons fantastiques que la brume du soir leur avait fait prendre pour des côtes. Ils allaient plongeant toujours comme dans un abîme sans bord et sans fond. La régularité et la constance même du vent d’est qui les secondait sans qu’ils eussent à orienter une seule fois leurs voiles depuis tant de jours, était pour eux une cause de trouble d’esprit. Ils commençaient à se figurer que ce vent régnait éternellement le même dans cette région du grand Océan, ceinture du globe, et qu’après les avoir fait descendre avec tant de facilité vers l’ouest, il serait un insurmontable obstacle à leur retour. Comment remonteraient-ils jamais ce courant de vents contraires autrement qu’en louvoyant dans ces espaces ? Et s’il leur fallait louvoyer pendant des bordées sans fin pour retrouver les côtes du vieux monde, comment leurs provisions d’eau et de vivres, déjà à demi consommées, suffiraient-elles aux longs mois de leur navigation en arrière ? Qui les sauverait de l’horrible perspective de mourir de soif et de faim dans leur longue lutte avec ces vents qui les repoussaient de leurs ports ? Beaucoup commençaient à calculer le nombre de jours, de rations inégales à ces jours, à murmurer contre une obstination toujours trompée dans leur chef, et à se reprocher à voix basse une persévérance de dévouement qui sacrifiait les vies de cent vingt hommes à la démence d’un seul !

Mais, chaque fois que le murmure allait grossir jusqu’à la sédition, la Providence semblait leur envoyer des présages plus convaincants et plus inattendus pour les changer en espérances. Ainsi le 20 septembre, ces vents favorables, mais alarmants par leur fixité, varièrent et passèrent au sud-ouest. Les matelots saluèrent ce changement, bien que contraire à leur route, comme un signe de vie et de mobilité dans les éléments, qui leur faisait reconnaître une palpitation de l’air sur leurs voiles. Le soir, de petits oiseaux des races les plus frêles, faisant leur nid dans les arbustes et dans les vergers domestiques, voltigèrent en gazouillant autour des mâts. Leurs ailes fragiles et leurs gazouillements joyeux n’indiquaient en eux aucun symptôme de lassitude ou d’effroi comme dans des volées d’oiseaux qui auraient été emportés malgré eux bien loin sur la mer par un coup de vent. Leurs chants, semblables à ceux que les matelots entendaient autour de leurs charmilles, dans les myrtes et dans les bois d’orangers de l’Andalousie, leur rappelaient la patrie et les invitaient à de prochains rivages. Ils reconnurent des passereaux qui habitent toujours les toits des hommes. Les herbes, plus épaisses et plus vertes sur la surface des vagues, imitaient des prairies et des champs avant la maturité des gerbes. La végétation cachée sous l’eau apparaissait avant la terre. Elle ravissait les yeux des marins lassés de l’éternel azur des flots. Mais elles devinrent bientôt si touffues, qu’ils craignirent d’y entraver leur gouvernail et leur quille, et d’être retenus captifs dans ces joncs de l’Océan, comme les navires de la mer du Nord dans les glaces. Ainsi, chaque joie se changeait bien vite en alarmes : tant l’inconnu a de terreur pour le cœur de l’homme. Colomb, comme un guide cherchant sa route à travers ces mystères de l’Océan, était obligé de paraître comprendre ce qui l’étonnait lui-même, et d’inventer une explication pour chaque étonnement de ses matelots.

Les calmes de la ligne les jetèrent dans la consternation. Si tout, jusqu’au vent, mourait dans ces parages, qui rendrait le souffle à leurs voiles et le mouvement à leurs vaisseaux ? La mer tout à coup se gonfla sans vent : ils crurent à des convulsions souterraines à son lit. Une immense baleine se montra endormie sur le dos des vagues : ils imaginèrent des monstres dévorant les nefs. L’ondulation des vagues les emportait sur des courants qu’ils ne pouvaient surmonter faute de vent : ils se figurèrent qu’ils approchaient des cataractes de la mer, et qu’ils allaient être entraînés dans les abîmes et dans les réservoirs où le déluge avait étanché ses mondes d’eau. Ils se groupaient, sombres et irrités, au pied des mâts ils se communiquaient à plus haute voix leurs murmures ; ils parlaient de forcer les pilotes à virer de bord, de jeter l’amiral à la mer, comme un insensé qui ne laissait de choix à ses compagnons qu’entre le suicide ou le meurtre. Colomb, à qui les regards et les murmures révélaient ces complots, les bravait par son attitude ou les déconcertait par sa confiance.

La nature vint à son secours en faisant souffler de nouveau les vents rafraîchissants de l’est et en aplanissant la mer sous ses proues. Avant la fin du jour, Alonzo Pinzon, qui commandait la Pinta, et qui naviguait assez près de l’amiral pour qu’il pût s’entretenir avec lui bord à bord, jeta le premier cri de : Terre ! du haut de sa poupe ! Tous les équipages, répétant ce cri de salut, de vie et de triomphe, se jetèrent à genoux sur les ponts et entonnèrent l’hymne de : Gloire à Dieu dans le ciel et sur la terre !

Ce chant religieux, premier hymne monté au Créateur du sein de ce jeune océan, roula lentement sur les vagues. Quand il eut cessé, tout le monde monta aux mâts, aux hunes, aux cordages les plus élevés des navires, pour prendre possession par ses propres yeux du rivage entrevu par Pinzon, au sud-ouest. Colomb seul doutait ; mais il aimait trop à croire pour contredire seul le délire de ses équipages. Bien qu’il ne cherchât sa terre à lui qu’à l’ouest., il laissa gouverner au sud pendant toute la nuit, aimant mieux perdre un peu de sa route pour complaire à ses compagnons, que de perdre la popularité passagère due à leur illusion. Le lever du soleil ne la dissipa que trop vite. La terre imaginaire de Pinzon s’était évanouie avec la brume de la nuit. L’amiral reprit la route de ses pensées vers l’ouest.

L’Océan avait de nouveau aplani sa surface ; le soleil sans nuage et sans limite s’y réverbérait comme dans un second ciel. Les lames caressantes couronnaient la proue de légères écumes. Les dauphins, plus nombreux, bondissaient dans le sillage ; toute la mer semblait habitée ; les poissons volaient, s’élançaient et retombaient sur les ponts des navires. Tout semblait se concerter avec Colomb dans la nature pour entraîner par un espoir renaissant ses matelots qui oubliaient les jours. Le 1er octobre, ils s’imaginaient n’avoir fait que six cents lieues hors des parages fréquentés des navigateurs : le livre d’estime secret de l’amiral en accusait plus de huit cents. Cependant tous les signes du voisinage des terres se multipliaient autour d’eux, mais point de terre à aucun horizon. La terreur rentra dans leur âme. Colomb lui-même, sous son calme apparent, se troubla de quelque doute ; il craignit d’avoir passé sans les voir à travers les îles d’un archipel, de laisser derrière lui l’extrémité de l’Asie qu’il cherchait, et de s’égarer maintenant dans quelque troisième océan.

La plus légère de ses barques, la Nina, qui naviguait en avant-garde, le 7 octobre, hissa enfin son pavillon de découverte, et tira un coup de canon de joie pour annoncer une côte aux deux autres vaisseaux. En s’approchant, ils reconnurent que la Nina avait été déçue par un nuage. Le vent, en l’emportant dans les airs, emporta leur courte joie. Elle se changea en consternation. Rien ne lasse le cœur des hommes autant que ces alternatives de fausses joies et de déceptions amères. Ce sont les sarcasmes de la fortune. Les reproches recommencèrent à éclater sur tous les visages contre l’amiral. Ce n’était plus seulement leurs fatigues et leurs divisions que les équipages imputaient à leur guide, c’était leur vie sacrifiée sans espoir : le pain et l’eau allaient manquer.

Colomb, déconcerté par l’immensité de cet espace, dont il avait cru enfin toucher les bornes, abandonna sa route idéale tracée sur sa carte, et suivit deux jours et deux nuits le vol des oiseaux, pilotes célestes que la Providence semblait lui envoyer au moment où la science humaine défaillait en lui. L’instinct de ces oiseaux, se disait-il, ne les dirigerait pas tous vers ce point de l’horizon, s’ils n’y voyaient pas un rivage. Mais les oiseaux même semblaient, aux yeux des matelots, s’entendre avec le désert de l’Océan et avec les astres menteurs pour se jouer de leurs navires et de leurs vies. A la fin du troisième jour, les pilotes, montés sur les haubans à l’heure où le soleil dévoile en s’abaissant le plus d’horizon, le virent se plonger dans les mêmes vagues d’où il se levait en vain depuis tant d’aurores. Ils crurent à l’infini des eaux. Le désespoir qui les abattait se changea en sourde fureur. Qu’avaient-ils à ménager maintenant avec un chef qui avait trompé la cour, et dont les titres et l’autorité, surpris à la confiance de ses souverains, allaient périr avec ses illusions ? Le suivre plus loin, n’était-ce pas s’associer à son crime ? L’obéissance ne finissait-elle pas là où finissait le monde ? Restait-il un autre espoir, s’il en restait, que de retourner les proues vers l’Europe, de lutter en louvoyant contre ces vents, complices de l’amiral, et de l’enchaîner lui-même à son mât pour qu’il fût l’objet de la malédiction des mourants, s’il fallait mourir, ou pour livrer à la vengeance de l’Espagne, si le ciel leur permettait jamais d’en revoir les ports ?

Ces murmures étaient devenus des clameurs. L’intrépide amiral les contint par l’impassibilité de son visage. Il invoqua contre les séditieux l’autorité, sacrée pour des sujets, des souverains dont il était investi. Il invoqua le ciel même, juge en ce moment entre eux et lui. Il ne fléchit pas ; il offrit sa vie en gage de ses promesses ; il leur demanda seulement, avec l’accent d’un prophète qui voit ce que le vulgaire ne voit que par son âme, d’ajourner de trois jours leur incrédulité et leur résolution de retour. Il fit serment, serment téméraire, mais politique, que si dans le cours du troisième soleil la terre n’était pas visible à l’horizon, il se rendrait à leurs instances, et il les ramènerait en Europe. Les signes révélateurs du voisinage d’îles ou de continents étaient si visibles aux yeux de l’amiral, qu’en mendiant ces trois jours à ses équipages révoltés, il se croyait certain de les conduire au but. Il tentait Dieu en assignant un terme à sa, révélation, mais il avait à ménager des hommes. Les hommes, à regret, lui accordèrent ces trois jours, et Dieu, qui l’inspirait, ne le punit pas d’avoir trop espéré de lui.

Au lever du soleil du deuxième jour, des joncs fraîchement déracinés apparurent autour des vaisseaux. Une planche travaillée avec la hache, un bâton artistement ciselé à l’aide d’un instrument tranchant, une branche d’aubépine en fleur, enfin un nid d’oiseau suspendu à une branche rompue par le vent, rempli d’œufs que la mère couvait encore au doux roulis des vagues, flottèrent successivement sur les eaux. Les matelots recueillirent à bord ces témoins écrits, parlants ou vivants d’une terre voisine. C’étaient les voix du rivage qui confirmaient celle de Colomb. Avant de contempler la terre des yeux du corps, on la concluait par ces indices de vie. Les séditieux tombèrent à genoux devant l’amiral outragé la veille ; ils implorèrent le pardon de leur défiance, et entonnèrent l’hymne de reconnaissance au Dieu qui les avait associés à son triomphe.

La nuit tomba sur ces chants de l’Église qui saluaient un monde nouveau. L’amiral ordonna de carguer les voiles, de sonder devant les navires, de naviguer avec lenteur, redoutant les bas-fonds et les écueils, convaincu que les premières clartés du crépuscule découvriraient la terre sous les proues de ses vaisseaux. Nul ne dormit dans cette nuit suprême. L’impatience d’esprit avait enlevé tout besoin de sommeil aux yeux ; les pilotes et les matelots, suspendus aux mâts, aux vergues, aux haubans, rivalisaient entre eux de poste et d’attention pour lancer le premier regard sur le nouvel hémisphère. Un prix avait été promis par l’amiral à celui qui jetterait le premier cri de Terre ! si la terre en effet reconnue vérifiait sa découverte. La Providence cependant lui réservait à lui-même ce premier regard, qu’il avait acheté au pris de vingt ans de sa vie et de tant de constance et de dangers. Ln se promenant seul, à minuit, sur la dunette de son vaisseau, et en plongeant son regard perçant dans les ténèbres, une lueur de feu passa, s’éteignit et repassa devant ses yeux au niveau des vagues. Craignant d’être trompé par un éblouissement ou par une phosphorescence de la mer, il appela à voix basse un gentilhomme espagnol de la cour d’Isabelle, nommé Guttierez, en qui il avait plus de foi que dans ses pilotes. Il lui indiqua de la main le point de l’horizon où il avait entrevu un feu, et lui demanda s’il n’apercevait pas une lumière de ce côté. Guttierez répondit qu’il voyait en effet étinceler une lueur fugitive dans cette direction. Colomb, pour se confirmer davantage dans sa conviction, appela Rodrigo Sanchez de Ségovie, un autre de ses confidents. Sanchez n’hésita pas plus que Guttierez à constater une clarté à l’horizon. Mais à peine ce feu se montrait-il, qu’il disparaissait pour reparaître dans une émersion alternative de l’Océan, soit que ce fût la flamme d’un foyer sur une plage basse, découverte et dérobée tour à tour par l’horizon ondoyant des grandes laines, soit que ce fût le fanal flottant d’un canot de pêcheurs, tour à tour élevé sur la crête et englouti dans le creux des vagues. Ainsi la terre et la vie apparurent à la fois à Colomb et à ses deux confidents sous la forme du feu dans la nuit du 11 au 12 octobre 1492. Colomb, commandant le silence à Rodrigo et à Guttierez, renferma en lui-même sa vision dans la crainte de donner encore une fausse joie et une amère déception à ses équipages. Il perdit de vue la lueur éteinte et veilla jusqu’à deux heures du matin, priant, espérant et désespérant seul sur le pont, entre le triomphe ou le retour dont le lendemain allait décider.

Il était plongé dans cette angoisse qui précède les grands enfantements de vérités, comme l’agonie précède le grand affranchissement de l’esprit par la mort, quand un coup de canon, retentissant sur l’Océan à quelques centaines de brasses devant lui, éclata comme le bruit d’un monde à son oreille, et le fit tressaillir et tomber à genoux sur la dunette. C’était le cri de Terre ! jeté par le bronze, signal convenu avec la Pinta, qui naviguait en tête de la flotte, pour éclairer la route et sonder la mer. A ce bruit, un cri général de Terre ! éclata de toutes les vergues et de tous les cordages des vaisseaux. On ferla les voiles, et l’on attendit l’aurore. Le mystère de l’Océan avait dit son premier mot au sein de la nuit. Le jour allait le révéler tout entrer aux regards. Les parfums les plus suaves et les plus inconnus arrivaient par haleines jusqu’aux vaisseaux avec l’ombre d’une côte, le bruit des lames sur les récifs et le vent de terre. Le feu aperçu par Colomb annonçait la présence de l’homme et le premier élément de la civilisation. Jamais nuit ne parut plus lente à dévoiler l’horizon ; car cet horizon, c’était pour les compagnons de Colomb et pour lui-même une seconde création de Dieu.

Le crépuscule, en se répandant dans l’air, fit peu à peu sortir les formes d’une île du sein des flots. Ses deux extrémités se perdaient dans la brume du matin. Sa côte basse s’élevait en amphithéâtre jusqu’à des sommets de collines dont la sombre verdure contrastait avec la limpidité bleue du ciel ; à quelques pas de l’écume des vagues mourantes sur un sable jaune, des forêts d’arbres majestueux et innomés s’étendaient en gradins sur les étages successifs de l’île. Des anses vertes et des clairières lumineuses dans ces fonds laissaient percer à demi par les yeux ces mystères de la solitude. On y entrevoyait des habitations disséminées, semblables à des ruches d’hommes par leur forme arrondie et par leurs toits de feuillages desséchés ; des fumées s’élevaient çà et là au-dessus des cimes des bois. Des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants, étonnés plus qu’effrayés, se montraient demi-nus entre les troncs d’arbres les plus rapprochés du rivage, s’avançaient timidement, se retiraient tour à tour, témoignant, par leurs gestes et par leurs attitudes naïves, autant de crainte que de curiosité et d’admiration à l’aspect de ces navires et de ces étrangers apportés la nuit par les flots.

Colomb, après avoir contemplé en silence ce premier rivage avancé de la terre si souvent construite dans ses calculs et si magnifiquement colorée dans son imagination, la trouva supérieure encore à ses pensées. Il brûlait d’impatience d’imprimer le premier le pied d’un Européen sur ce sable, et d’y arborer, dans le signe de la croix et dans le drapeau de l’Espagne, l’étendard de la conquête de Dieu et de la conquête de ses souverains par son génie. Mais il contint en lui-même et dans ses équipages cette hâte d’aborder le rivage, voulant donner à cette prise de possession d’un monde nouveau la solennité du plus grand acte accompli peut-être jamais par un navigateur, et appeler, à défaut des hommes, Dieu et les anges, la mer, la terre et le ciel en témoignage de sa conquête sur l’inconnu.

Il se revêtit de toutes les marques de ses dignités d’amiral de l’Océan et de vice-roi des royaumes futurs ; il déploya son manteau de pourpre, et, prenant dans sa main droite le drapeau brodé d’une croix où les chiffres de Ferdinand et d’Isabelle, entrelacés comme leurs royaumes, étaient surmontés de leur couronne, il descendit dans sa chaloupe, et s’avança, suivi des chaloupes d’Alonzo Pinzon et d’Yonès Pinzon, ses deux lieutenants, vers le rivage. En touchant la terre, il tomba à genoux pour consacrer, par un acte d’humilité et d’adoration, le don et la grandeur de Dieu dans cette partie nouvelle de ses œuvres. Il baisa le sable, et, le visage collé sur l’herbe, il pleura. Larmes à double sens et à double augure qui mouillaient, pour la première fois, l’argile de cet hémisphère visité par des hommes de la vieille Europe : larmes de joie pour Colomb, qui débordaient d’un cœur superbe, reconnaissant et pieux ! larmes de deuil pour cette terre vierge, qui semblaient lui présager les calamités, les dévastations, le feu, le fer, le sang et la mort que ces étrangers lui apportaient avec leur orgueil, leurs sciences et leur domination ! C’était l’homme qui versait ces larmes, c’était la terre qui devait pleurer.

Dieu éternel et tout-puissant, s’écria Colomb en relevant son front de la poussière dans une prière latine qui nous a été conservée par ses compagnons, Dieu, qui, par l’énergie de ta parole créatrice, as enfanté le firmament, la mer et la terre ! que ton nom soit béni et glorifié partout ! que ta majesté et ta souveraineté universelle soient exaltées de siècle en siècle, toi qui as permis que, par le plus humble de tes esclaves, ton nom sacré soit connu et répandu dans cette moitié jusqu’ici cachée de ton empire.

Puis il baptisa cette île du nom du Christ, l’île de San-Salvador.

Ses lieutenants, ses pilotes, ses matelots, ivres de joie et pénétrés d’un respect surhumain pour celui qui avait vu pour eux au delà de l’horizon visible, et qu’ils outrageaient la veille de leur défiance, vaincus par l’évidence et foudroyés par cette supériorité qui prosterne l’homme, tombèrent aux pieds de l’amiral,- baisèrent ses mains et ses habits, et reconnurent un moment la souveraineté et presque la divinité du génie ; victimes hier de son obstination, aujourd’hui compagnons de sa constance, et resplendissants de la gloire qu’ils venaient de blasphémer ! Ainsi est faite l’humanité, persécutant les initiateurs, héritant de leurs victoires.

Pendant la cérémonie de la prise de possession, les habitants de l’île, d’abord retenus à distance par la terreur, puis attirés par cette curiosité instinctive, premier lien de l’homme à l’homme, s’étaient rapprochés. Ils s’interrogeaient entre eux sur les spectacles merveilleux de cette nuit et de cette aurore. Ces vaisseaux manœuvrant leurs voiles, leurs antennes, leurs vergues comme des membres immenses se déployant et se repliant à l’impulsion d’une pensée intérieure, leur avaient paru des êtres animés et surnaturels, descendus pendant les ténèbres du firmament de cristal qui entourait leur horizon, des habitants du ciel flottant sur des ailes et s’abattant à leur gré sur les rivages dont ils étaient les dieux. Saisis de respect à la vue des chaloupes qui abordaient leur île et des hommes revêtus de tissus éclatants et d’armes où se réverbérait la lumière, ils avaient fini par s’en approcher, comme fascinés par leur toute-puissance. Ils les adoraient et les imploraient avec la naïveté d’enfants qui ne soupçonnent pas le mal sous l’attrait. Les Espagnols, les examinant à leur tour, s’étonnaient de ne retrouver dans ces insulaires aucun des caractères physiques de conformation et de couleur des races africaines, asiatiques, européennes, qu’ils avaient l’habitude de fréquenter. Leur teint cuivré, leur chevelure souple et répandue en ondes sur leurs épaules, leurs yeux sombres comme leur mer, leurs traits délicats et féminins, leur physionomie confiante et ouverte, leur nudité enfin, et les dessins coloriés dont ils teignaient leurs membres, révélaient en eux une race entièrement distincte des familles humaines répandues sur l’hémisphère ancien, race conservant encore les simplicités et les douceurs de l’enfance, oubliée pendant des siècles dans ce fond ignoré du monde, ayant, à force d’ignorance, conservé la simplicité, la candeur et la douceur des premiers jours.

Colomb, persuadé que cette île était un appendice avancé sur l’océan des Indes, vers lesquelles il croyait toujours naviguer, leur donna le nom imaginaire d’Indiens, qu’ils ont conservé jusqu’à leur extinction, par une erreur de langage survivant à l’erreur du navigateur.

Bientôt ces Indiens, s’apprivoisant avec leurs hôtes, leur montrèrent leurs sources, leurs habitations, leurs villages, leurs canots, leur apportèrent en tribut leurs fruits nourriciers, leur pain de cassave, qui’ renouvela les vivres des Espagnols, et quelques ornements d’or pur, qu’ils portaient suspendus aux oreilles, aux narines, en bracelets ou en tulliers autour du cou et des jambes des femmes. Ils ignoraient le commerce et l’usage de la monnaie, ce supplément vénal mais nécessaire à la vertu de l’hospitalité ; ils recevaient en échange avec ivresse les moindres objets usuels des Européens. La nouveauté faisait à leurs yeux le prix de toute chose. Rare et précieux est le même mot par tout l’univers. Les Espagnols, qui cherchaient le pays de l’or et des pierreries, s’informèrent par signes des lieux d’où venait ce métal. Les Indiens leur montrèrent le midi ; l’amiral et ses compagnons crurent comprendre qu’il y avait de ce côté une île ou un continent des Indes correspondant par sa richesse et par ses arts aux merveilleux récits de Marco Paolo, le Vénitien. Cette terre dont ils se croyaient maintenant rapprochés était, selon eux, l’île fabuleuse de Cipangù ou du Japon, dont le souverain foulait sous ses pieds des planchers formés de plaques d’or. L’impatience de reprendre leur course vers ce but de leur chimère ou de leur avidité les fit remonter promptement sur leurs vaisseaux. Ils s’étaient approvisionnés d’eau fraîche aux ruisseaux de l’île, et leurs ponts étaient chargés des fruits des racines et des cassaves, présents de ces heureux et pauvres Indiens. Ils en amenèrent un avec eux pour apprendre leur langue et leur servir ensuite d’interprète.

En tournant l’île de San-Salvador, ils se trouvèrent comme égarés dans les canaux d’un archipel composé de plus de cent îles d’inégale grandeur, mais toutes à l’aspect le plus luxuriant de jeunesse, de fécondité, de végétation. Ils abordèrent la plus vaste et la plus peuplée. Ils furent entourés de canots creusés dans un seul tronc d’arbre, et commercèrent avec les habitants, donnant des boutons et des grelots contre de l’or et des perles. Leur navigation et leurs relâches au milieu de ce labyrinthe d’îles inconnues ne fut pour eux que la répétition de leur atterrage à San-Salvador. La même curiosité inoffensive les accueillait partout. Ils s’enivraient du climat, des fleurs, des parfums, des couleurs, des plumages d’oiseaux inconnus que chacune de ces oasis étalait à leurs sens ; mais leur esprit tendu vers une seule pensée, la découverte du pays de l’or, vers ce qu’ils supposaient l’extrémité de l’Asie, les rendait moins sensibles à ces trésors naturels et les empêchait de soupçonner l’immense et nouveau continent dont ces îles étaient les avant-postes sur cet océan. Aux signes et aux regards de ces Indiens qui lui indiquaient une région plus splendide encore que leur archipel, Colomb fit voile vers la côte de Cuba, où il aborda en trois jours de douce navigation, sans perdre de vue les îles charmantes de Bahama, qui jalonnaient sa route.

Cuba, avec ses côtes étagées et prolongées sans limites, s’adossant à des montagnes qui fendaient le ciel, avec ses havres, ses embouchures de fleuves, ses golfes, ses rades, ses forêts, ses villages, lui rappela en traits plus majestueux l’antique Sicile. I1 resta indécis si c’était un continent ou une île. Il jeta l’ancre dans le lit ombragé d’une vaste rivière, descendit à terre, parcourut les grèves, les forêts, les jardins d’orangers et de palmiers, les villages, les huttes des habitants. Un chien muet fut le seul être vivant qu’il trouva dans ces habitations abandonnées à son approche. Il se rembarqua et remonta avec ses vaisseaux le lit de la rivière ombragée de palmiers à larges feuilles et d’arbres gigantesques couverts à la fois de fruits et de fleurs. La nature semblait avoir pris soin de prodiguer d’elle-même et sans travail, à ces peuplades heureuses, les éléments de la vie et de la félicité sans travail. Tout rappelait l’Éden des livres sacrés et des poèmes. Les animaux inoffensifs, les oiseaux aux plumes de lapis et de pourpre, les perroquets, les piverts, les colibris volaient, criaient, chantaient en nuages colorés de branches en branches ; des insectes lumineux éblouissaient l’air lui-même ; le soleil, tempéré par l’haleine des montagnes, par l’ombre des arbres, par le courant des eaux, y fécondait tout sans rien calciner ; la lune et les étoiles s’y réverbéraient pendant les ténèbres dans le lit du fleuve avec des splendeurs et des rejaillissements de clarté douce qui enlevaient ses terreurs à la nuit. Un enivrement général exaltait l’âme et les sens de Colomb et de ses compagnons. C’était bien là une nouvelle terre plus vierge et plus maternelle à la fois que la vieille terre d’où ils étaient venus. C’est la plus belle île, écrit Colomb dans ses notes, que jamais l’œil de l’homme ait contemplée. On voudrait y vivre à jamais. On n’y conçoit ni la douleur ni la mort !

L’odeur des épices qui arrivait de l’intérieur jusqu’à ses vaisseaux, et la rencontre des huîtres qui produisent les perles sur le rivage, lui persuadaient de plus en plus que Cuba était un prolongement de l’Asie. Il s’imaginait que derrière les montagnes de cette île ou de ce continent, car il était encore incertain si Cuba tenait ou non à la terre ferme, il trouverait les empires, la civilisation, les mines d’or, et les merveilles dont les voyageurs enthousiastes dotaient le Cathay et le Japon. Ne pouvant joindre les naturels qui fuyaient tous de la côte à l’approche des Espagnols, il envoya deux de ses compagnons, dont l’un parlait l’hébreu et l’autre l’arabe, à la recherche de ces fabuleuses capitales, où il conjecturait que le souverain du Cathay faisait sa résidence. Ces ambassadeurs étaient chargés de présents pour les indigènes. Ils avaient ordre de ne les échanger que contre de l’or, dont ils croyaient que là source intarissable était dans l’intérieur de cette terre.

Les envoyés revinrent aux vaisseaux sans avoir découvert d’autre capitale que des huttes de sauvages et une nature prodigue de végétation, de parfums, de fleurs et de fruits. Ils avaient réussi à apprivoiser, à force de présents quelques-uns des naturels, et ils les ramenaient avec eux à l’amiral. Le tabac, plante légèrement enivrante, dont les habitants faisaient de petits rouleaux enflammés par le bout pour en aspirer la fumée ; la pomme de terre, racine farineuse qui se convertissait en pain tout préparé dans la cendre ; le maïs, le coton filé par les femmes, les oranges, les limons, les fruits innomés de leurs vergers, étaient les seuls trésors qu’ils avaient trouvés autour des habitations disséminées par groupes dans les clairières.

Déconcerté dans ses rêves d’or, l’amiral, sur la foi des indigènes mal compris, quitta à regret ce séjour enchanté pour se diriger vers l’est, où il plaçait toujours sa fabuleuse Asie. Il embarqua quelques hommes et quelques femmes de Cuba plus hardis et plus confiants que les autres, pour lui servir d’interprètes dans les terres voisines qu’il se proposait de visiter, pour les convertir à la foi, et pour offrir à Isabelle ces âmes rachetées, selon lui, par sa généreuse entreprise.

Persuadé, que Cuba, dont il n’avait pas aperçu les limites, faisait partie de la terre ferme d’Asie, il vogua quelques jours à peu de distance du véritable continent américain sans le voir. Son illusion obstinée lui voilait une réalité si rapprochée de sa proue. — Cependant l’envie, qui devait empoisonner ses jours, était née dans l’âme de ses compagnons le jour même où ses découvertes avaient couronné la pensée de sa vie entière. Amerigo Vespucci, Florentin obscur, embarqué sur un de ses navires, devait donner son nom à ce monde vers lequel Colomb seul l’avait guidé. Vespucci ne dut cette fortune de son nom qu’au hasard et à ses voyages subséquents avec Colomb vers ces mêmes parages. Lieutenant subalterne et dévoué de l’amiral, il ne chercha jamais à lui dérober cette gloire. Le caprice de la fortune la lui donna sans qu’il eût jamais cherché à tromper l’opinion de l’Europe, et la routine la lui conserva. Le nom du chef fut déshérité de l’honneur de nommer un monde, le nom du subordonné prévalut. Dérision de la gloire humaine dont Colomb fut victime, mais dont Amerigo ne fut du moins pas coupable. On peut reprocher une injustice et une ingratitude à la postérité, on ne peut reprocher un larcin volontaire au pilote heureux de Florence.

Mais cette envie qui naît dans le cœur des hommes le même jour que le succès, brûlait déjà le cœur du principal lieutenant de Colomb, Alonzo Pinzon. Commandant la Pinta, second navire de l’escadre, Pinzon, dont les voiles devançaient plus légèrement les deux autres navires, feignit de s’égarer dans la nuit et disparut aux regards de son chef. [l avait résolu de profiter de la découverte de Colomb pour découvrir lui-même, sans génie et sans efforts, d’autres terres, et, après leur avoir donné son nom, de revenir le premier en Europe usurper la fleur de la gloire et des récompenses dues à son maître et à son guide en navigation.

Colomb s’était trop aperçu depuis quelques jours de l’envie et de l’insubordination de son lieutenant. Mais il devait beaucoup à Alonzo Pinzon : sans lui, sans ses encouragements et sans son assistance à Palos, il ne serait jamais parvenu à équiper ses navires et à engager ses matelots. La reconnaissance l’avait empêché de sévir contre les premières insubordinations d’un homme dont il avait tant reçu. Le caractère tolérant, modeste et magnanime de Colomb le détournait de toute rigueur odieuse. Plein de justice et de vertu, il comptait sur les retours de justice et de vertu des autres. Cette bonté, qu’Alonzo Pinzon avait prise pour de la faiblesse, l’encourageait à l’ingratitude. Il s’élança audacieusement entre Colomb et les nouvelles découvertes qu’il avait résolu de lui arracher.

L’amiral gémit, entrevit le crime, affecta de croire à une déviation involontaire de la Pinta, et, cinglant avec ses deux navires au sud-est, vers une ombre immense qu’il apercevait sur la mer, il aborda à l’île d’Hispaniola, nommée depuis Saint-Domingue. Sans ce nuage autour des montagnes de Saint-Domingue, qui lui fit virer de bord, il allait rencontrer encore le continent. L’archipel américain, en le séduisant et en l’égarant d’île en île, semblait le détourner à plaisir du but auquel il touchait sans l’apercevoir. Ce fantôme de l’Asie, qui l’avait conduit au bord de l’Amérique, s’interposait maintenant entre l’Amérique et lui, pour lui dérober par une chimère la grande réalité.

Cette terre neuve, riante, féconde, immense, noyée dans une atmosphère de cristal et baignée par une mer dont les lames roulaient des parfums, lui apparut comme l’île merveilleuse, détachée du continent des Indes, qu’il cherchait à travers tant de distances et de périls, sous le nom chimérique d’île de Cipangù. Il lui donna le nom d’Hispaniola, pour la marquer du signe éternel de sa patrie d’adoption. Les naturels, simples, doux, hospitaliers, candides et respectueux, accoururent en foule sur le rivage, comme au-devant de créatures d’une nature supérieure qu’un prodige céleste leur envoyait des bornes de l’horizon ou du fond du firmament pour être adorées et servies par eux à l’égal des dieux. Une population nombreuse et heureuse couvrait alors les plaines et les vallées d’Hispaniola. Les hommes et les femmes étaient des types de force et de grâce. La paix perpétuelle qui régnait entre leurs peuplades marquait leur physionomie d’une impression de douceur et de bonté. Leurs lois n’étaient que les instincts bienveillants du cœur, passés en traditions et en coutumes. On eût dit un peuple enfant dont les vices n’avaient pas eu encore le temps de se développer et que les inspirations d’une innocente nature suffisaient à gouverner. Ils connaissaient de l’agriculture, de l’horticulture et des arts tout ce qui est nécessaire à l’administration, à l’habitation, aux premières nécessités de la vie. Leurs champs étaient admirablement cultivés, leurs cases élégantes, groupées en villages au bord de forêts d’arbres à fruit, dans le voisinage des fleuves ou des sources. Leurs vêtements, sous un ciel tiède qui ne leur faisait éprouver ni les extrémités de l’hiver ni celles de l’été, ne consistaient qu’en ornements destinés à les embellir, en tissus de coton, en nattes et en ceintures suffisants pour voiler leur pudeur. Leur gouvernement était simple et naturel comme leurs idées. C’était la famille agrandie par la suite des générations, mais toujours groupée autour d’un chef héréditaire qu’on appelait le cacique. Ces caciques étaient les chefs, non les tyrans de leur tribu. Les coutumes, constitutions non écrites, mais inviolables et protectrices comme une loi divine, régnaient sur ces petits rois. Autorité toute paternelle d’un côté, toute filiale de l’autre, contre laquelle la révolte semblait inconnue.

Les naturel de Cuba que Colomb avait embarqués avec lui pour lui servir de guides et d’interprètes sur ces mers et sur ces îles commençaient à comprendre la langue des Européens. Ils entendaient à demi celle des habitants d’Hispaniola, branche détachée de la même race humaine. Ils établirent ainsi des rapports d’intelligence prompts et faciles entre Colomb et le peuple qu’il venait visiter.

Les prétendus Indiens conduisirent saris défiance les Espagnols dans leurs. maisons, leur présentant le pain de cassave, les fruits inconnus, les poissons, les racines savoureuses, les oiseaux apprivoisés,. au riche plumage, au chant mélodieux, les fleurs, les palmes, les bananes, les limons, tous les dons de la mer, du ciel, de la terre, du climat. Ils les traitèrent en hôtes, en frères, presque en dieux. La nature, dit Colomb, y est si prodigue, que la propriété n’y a pas créé le sentiment de l’avarice ou de la cupidité. Ces hommes paraissent vivre dans un âge d’or, heureux et tranquilles au milieu de jardins ouverts et sans bornes, qui ne sont ni entourés de fossés, ni divisés par des palissades, ni défendus par des murs. Ils agissent loyalement l’un envers l’autre, sans lois, sans livres, sans juges. Ils regardent comme un méchant homme celui qui prend plaisir à faire mal à un autre. Cette horreur des bons contre les méchants paraît être toute leur législation.

Leur religion n’était aussi que le sentiment d’infériorité, de reconnaissance et d’amour envers l’Être invisible qui leur avait prodigué la vie et la félicité.

Quel contraste entre l’état de ces heureuses populations au moment où les Européens les découvrirent pour leur apporter le génie de l’ancien monde, et l’état où ces malheureux Indiens tombèrent en peu d’années après cette visite de leurs prétendus civilisateurs ! Quel mystère de la Providence que cette visite inattendue de Colomb à un nouveau monde, où il croit apporter la vertu et la vie, et où il sème à son insu la tyrannie et la mort !

Le pilote de Colomb, en cherchant à pénétrer successivement dans toutes les anses et dans toutes les embouchures de fleuves de l’île, échoua pendant le sommeil de l’amiral. Le vaisseau, menacé d’être submergé par les lames mugissantes, fut abandonné par le pilote et par une partie des matelots qui, sous prétexte de porter une ancre à terre, s’enfuirent à force de rames pour gagner l’autre navire, croyant Colomb livré à une mort inévitable. L’énergie de l’amiral sauva encore, non le navire, mais ses compagnons. Il lutta contre les brisants jusqu’au démembrement de la dernière planche, et, plaçant ses hommes sur un radeau, il aborda en naufragé sur cette même côte où il venait d’aborder en conquérant. Il y fut rejoint bientôt par le seul navire qui lui restât. Son naufrage et son infortune ne refroidirent pas l’hospitalité du cacique dont il avait été l’hôte quelques jours auparavant. Ce cacique, nommé Guacanahari, premier ami et bientôt première victime de ces étrangers, versa des larmes de compassion sur le désastre de Colomb. Il offrit sa demeure, ses provisions, ses secours de toute nature aux Espagnols. Les débris du naufrage, les richesses des Européens, arrachés aux flots et étalés sur la grève, y furent préservés, comme des choses saintes, de toute violation, et même de toute importune curiosité. Ces hommes, qui ne connaissaient pas la propriété pour eux-mêmes, semblaient la reconnaître et la respecter dans des hôtes malheureux. Colomb s’attendrit, dans ses lettres au roi et à la reine, sur la générosité sans efforts de ce peuple. Il n’y a point dans l’univers, écrit-il, une meilleure nation et un meilleur pays. Ils aiment leurs voisins comme eux-mêmes ; ils ont toujours un langage doux et gracieux et le sourire de la tendresse sur les lèvres. Ils sont nus, il est vrai, mais vêtus de leur décence et de leur candeur.

Colomb, après avoir établi avec le jeune cacique des relations de la plus tendre et de la plus confiante hospitalité, reçut de lui en présent quelques ornements d’or. A la vue de l’or, la physionomie des Européens exprima tout à coup tant de passion, d’avidité et de férocité dans le désir, que le cacique et ses sujets s’étonnèrent et s’alarmèrent par instinct, comme si leurs nouveaux amis avaient changé subitement de nature et de dispositions envers eux. Cela n’était que trop vrai : les compagnons de Colomb ne cherchaient que les richesses fantastiques de l’Orient, pendant que lui-même cherchait une partie mystérieuse de l’univers. La vue de l’or les avait rappelés à leur convoitise ; leur visage était devenu âpre et violent comme leur pensée. Le cacique, apprenant que ce métal était la divinité des Européens, leur expliqua, en leur montrant les montagnes qu’il y avait derrière ces sommets, une région d’où lui venait en abondance cet or. Colomb ne douta plus d’avoir enfin remonté jusqu’à la source de ces richesses de Salomon, et, préparant tout pour son retour rapide en Europe, afin d’y annoncer son triomphe, il construisit un fort dans le village du cacique, pour y laisser une partie de ses compagnons en sûreté pendant son absence. Il choisit parmi ses officiers et ses matelots quarante hommes d’élite et les mit sous le commandement de Pedro de Arana. Ils étaient chargés de recueillir des notions sur la région de l’or, et d’entretenir les Indiens dans le respect et dans l’amitié des Espagnols. Il partit, pour revenir en Europe, comblé des dons du cacique, et rapportant tous les ornements et toutes les couronnes d’or pur qu’il avait pu se procurer pendant sa relâche, par des dons ou par des échanges avec les naturels.

En côtoyant les contours de l’île, il rencontra son infidèle compagnon Alonzo Pinzon. Sous prétexte d’avoir perdu de vue l’amiral, Pinzon avait fait route à part. Caché dans une anse profonde de l’île, il était descendu à terre, et, au lieu d’imiter la douceur et la politique de Colomb, il avait ensanglanté ses premiers pas. L’amiral, en retrouvant son lieutenant, feignit de se contenter de ses excuses, et d’attribuer sa désertion à la nuit. Il ordonna à Pinzon de le suivre avec son navire en Europe. Ils reprirent ensemble la mer, impatients d’annoncer à l’Espagne la nouvelle de leur merveilleuse navigation. Niais l’Océan, qui les avait portés complaisamment par les vents alizés, de vague en vague, à la côte d’Amérique, semblait, avec ses vents et ses flots contraires, vouloir les repousser obstinément de la terre qu’ils brûlaient de revoir. Colomb, grâce à ses connaissances en navigation et à ses notes d’estime dont il gardait le secret à ses pilotes, savait seul la route et évaluait seul les vraies distances. Ses compagnons se croyaient encore à des milliers de lieues de l’Europe qu’il pressentait déjà le voisinage des Açores. Il les aperçut bientôt. Des coups de vent terribles, des nuages amoncelés, des éclairs et des foudres tels qu’il n’en avait jamais vu s’allumer dans le ciel et s’éteindre dans la mer, des vagues montagneuses et écumantes faisant tourbillonner ses navires, insensibles à la voile et au gouvernail, ouvrirent et refermèrent pendant six jours et six nuits son tombeau et celui de ses compagnons aux portes de leur patrie. Les signaux que se faisaient les deux vaisseaux dans les ténèbres disparurent. Ils crurent à la perte l’un de l’autre en flottant chacun au gré d’une éternelle tempête entre les Açores et la côte d’Espagne. Colomb, qui ne doutait pas que la Pinta ne fût ensevelie avec Pinzon dans les abîmes, et dont les voiles déchirées et le gouvernail livré aux lames ne dirigeaient plus l’esquif, s’attendait à chaque instant à sombrer sous une de ces montagnes d’eau qu’il gravissait et redescendait avec leur écume. Il avait fait le sacrifice de sa vie, mais il ne pouvait sans désespoir faire le sacrifice de sa gloire. Sentir le mystère de la découverte qu’il rapportait au vieux monde enseveli pour des siècles avec lui si près du port était une dérision si cruelle de la Providence qu’il ne pouvait y plier même sa piété. Son âme se révoltait contre ce jeu du sort. Mourir en touchant du pied seulement le rivage de l’Europe et après avoir déposé son secret et son trésor dans la mémoire de son pays, c’était une destinée qu’il acceptait avec joie ; mais laisser un second univers mourir, pour ainsi dire, avec lui, et emporter au tombeau le mot enfin trouvé de cette énigme du globe que les hommes, ses frères, chercheraient peut-être en vain pendant autant de siècles qu’il leur avait été dérobé, c’était un million de morts en une 1 Il ne demandait à Dieu, dans ses vœux à tous les sanctuaires d’Espagne, que de porter du moins à la côte, avec ses débris, les preuves de sa découverte et de son retour. Cependant les tempêtes succédaient aux tempêtes, le vaisseau était rempli d’eau ; les regards hostiles, les murmures irrités ou le silence morne de ses compagnons lui reprochaient l’obstination qui les avait ou séduits ou forcés à cette fatale traversée. Ils regardaient cette colère prolongée des éléments comme une vengeance de l’Océan, jaloux qu’un homme trop audacieux lui eût dérobé son mystère. Ils parlaient de le jeter à la mer pour obtenir, par une éclatante expiation, l’apaisement des flots.

Colomb, insouciant de leur colère, mais uniquement préoccupé du sort de sa découverte, écrivit sur parchemin plusieurs courtes relations de sa découverte, enferma les unes dans un rouleau de cire, les autres dans des caisses de cèdre, et jeta ces témoignages à la mer, pour que le hasard les fît flotter un jour, après lui, jusqu’au rivage. On dit qu’une de ces bouées abandonnées aux vents et aux flots fut ballottée pendant trois siècles et demi sur la surface, dans le lit ou sur les grèves de la mer, et que le matelot d’un navire européen, en embarquant du lest pour son vaisseau, il y a quelque temps, sur les galets de la côte d’Afrique en face de Gibraltar, ramassa une noix de coco pétrifiée, et l’apporta à son capitaine comme une vaine curiosité de la nature. Le capitaine, en ouvrant la noix pour s’assurer si l’amande aurait résisté au temps, trouva ; renfermé dans l’écorce creuse, un parchemin sur lequel étaient écrits en lettres gothiques, déchiffrées avec peine par un érudit de Gibraltar, ces mots :

Nous ne pouvons résister un jour de plus à la tempête ; nous sommes entre l’Espagne et les îles découvertes d’Orient. Si la caravelle sombre, puisse quelqu’un recueillir ce témoignage !

CHRISTOPHE COLOMB.

L’Océan avait gardé trois cant cinquante-huit ans ce message et ne le rendait à l’Europe qu’après que l’Amérique, colonisée, florissante et libre, rivalisait avec le vieux continent. Jeu du sort, pour apprendre aux hommes ce qui aurait pu rester caché tant de siècles, si la Providence n’avait pas défendu aux vagues de submerger dans Colomb son grand messager !

Le lendemain on cria : Terre ! C’était l’île portugaise de Sainte-Marie, à l’extrémité des Açores. Colomb et ses compagnons en furent repoussés par la jalouse persécution des Portugais. Livrés de nouveau à toutes les extrémités de la faim et de la tempête pendant de longs jours, ils n’entrèrent que le 4 mars dans l’embouchure du Tage, où ils jetèrent enfin l’ancre sur une côte européenne, mais rivale des Espagnols. Colomb, présenté au roi de Portugal, lui fit le récit de ses découvertes, sans lui dévoiler la route, de peur que ce prince n’y devançât les flottes d’Isabelle. Les Portugais de la cour de Jean II, roi de Portugal, conseillèrent à ce prince de faire assassiner le grand navigateur, afin d’ensevelir avec lui son secret et les droits de la couronne d’Espagne sur les terres nouvelles. Jean Il s’indigna de cette lâcheté. Colomb, honoré par lui, envoya parterre un courrier à ses souverains, pour leur annoncer son succès et son prochain retour par mer à Palos. Il y débarqua le 15 mars, au lever du jour, au milieu d’une population ivre de joie et d’orgueil, qui s’avançait jusque dans les flots pour le porter en triomphe à terre. Il tomba dans les bras de son ami et de son protecteur, le pauvre prieur du couvent de la Rabida, Juan Perès, qui seul avait cru en lui, et qu’une moitié du globe récompensait de sa foi. Colomb se rendit, pieds nus et processionnellement, à l’église du monastère, pour y rendre grâces de son salut, de sa gloire, de la conquête de l’Espagne. Un peuple entier le suivait en le bénissant à la porte de cet humble couvent où il avait demandé, seul, à pied, avec son enfant quelques années auparavant, l’hospitalité des mendiants. Jamais homme parmi les hommes n’a rapporté à sa patrie et à la postérité une telle conquête depuis l’origine du globe, excepté ceux qui apportèrent .à, la terre la révélation d’une idée ; et cette conquête de Colomb n’avait coûté jusque-là ni un crime, ni une vie, ni une goutte de sang, ni une larme à l’humanité. Les plus beaux de ses jours furent ceux qu’il passa à se reposer dans son espérance et dans sa gloire au monastère de la Rabida, près de son hôte et de son ami le prieur du couvent, et dans les embrassements de ses fils.

Et comme si le ciel eût voulu mettre le comble à sa félicité et le venger de l’envie qui le poursuivait, Alonzo Pinzon, commandant de son second navire, entra le jour suivant avec la Pinta dans le port de Palos, où il espérait devancer son chef et lui dérober les prémices du triomphe. Mais trompé dans son coupable dessein, et craignant la punition de sa désertion révélée par l’amiral, Pinzon mourut de douleur et d’envie en touchant le rivage et en voyant le vaisseau de Colomb à l’ancre dans le port. Colomb était trop généreux pour se réjouir, encore moins pour se venger, et la jalouse Némésis des grands hommes semblait expirer d’elle-même à ses pieds.

Isabelle et Ferdinand, informés de son retour et de leur conquête par le message que leur amiral avait envoyé de Lisbonne, l’attendaient à Barcelone avec des triomphes et des munificences dignes de la grandeur de ses services. La noblesse des Espagnes y accourut de toutes les provinces pour lui faire cortège. Il y entra en triomphateur et en roi des royaumes à venir. Les Indiens ramenés par l’escadre, comme une preuve vivante de l’existence d’autres races humaines sur ces terres découvertes, marchaient en tête du cortège, le corps peint de diverses couleurs, et orné de colliers d’or et de perles ; les animaux et les oiseaux, les plantes inconnues, les pierres précieuses recueillies sur ces rivages, étaient étalés dans des bassins d’or et portés sur la tête par des esclaves noirs ou maures. La foule avide se pressait, les rumeurs fabuleuses couraient sur les pas des officiers et des compagnons de gloire de l’amiral. Colomb, monté sur un cheval du roi richement caparaçonné, paraissait ensuite, escorté d’un nombreuse cavalcade de courtisans et de, gentilshommes. Tous les regards se concentraient sur cet homme inspiré de Dieu qui avait soulevé le premier le rideau de l’Océan. On cherchait dans ses traits le signe visible de sa mission, on croyait l’y voir. La beauté de ses traits, la majesté pensive de sa physionomie, la vigueur de l’éternelle jeunesse jointe à la gravité des années déjà mûres, la pensée sous l’action, la force sous les cheveux blancs, le sentiment intime de sa valeur joint à la piété envers Dieu qui l’avait choisi entre tous, la reconnaissance envers ses souverains qui lui rendaient en honneurs ce qu’il leur apportait en conquêtes, faisaient en ce moment de Colomb, disent les spectateurs de son entrée à Barcelone, une de ces figures de prophètes et de héros bibliques, sous les pas de qui le peuple jetait les palmes du prodige et de l’adoration. Nul ne se mesurait à lui, disent-ils ; tous sentaient en lui le plus grand et le plus favorisé des hommes. Isabelle et Ferdinand le reçurent sur leur trône, voilé du soleil par un dais d’or. Ils se levèrent devant lui comme devant un envoyé du ciel. Ils le firent asseoir ensuite au niveau de leur trône, et ils écoutèrent le récit solennel et circonstancié de ses voyages. A la fin du récit, que l’éloquence et la poésie qui découlaient habituellement des livres de l’amiral avaient coloré de son inépuisable imagination et allumé de son saint enthousiasme, le roi et la reine, émus jusqu’aux larmes, tombèrent à genoux et entonnèrent, comme une pieuse exclamation, le Te Deum, hymne de la plus grande victoire que le Tout-Puissant eût jamais accordée à des souverains.

Des courriers partirent à l’instant pour porter à toutes les cours de l’Europe la grande nouvelle et le nom triomphal de Colomb. L’obscurité qui avait jusque-là entouré sa vie se changea en un bruit et en un éclat de son nom qui remplirent la terre. La découverte du pauvre géographe de Cordoue fut l’entretien du monde. Colomb ne laissa ni enfler son âme par ces honneurs décernés à son nom, ni humilier sa modestie par les jalousies qui commençaient à s’élever autour de sa gloire. Un jour qu’il avait été invité à la table de Ferdinand et d’Isabelle, un des convives, envieux de ces honneurs décernés au fils d’un cardeur de laine, lui demanda astucieusement s’il pensait que nul autre que lui n’aurait découvert cet autre hémisphère dans le cas où il ne serait pas né. Colomb ne répondit point à la question, dans la crainte de dire trop ou trop peu de lui-même. Mais, prenant un œuf entre ses doigts, il s’adressa à tous les convives, et les invita à le faire tenir sur un bout. Nul n’y put parvenir. Colomb alors écrasa l’œuf par une des extrémités, et, le posant sur son ovale brisé, montra à ses rivaux qu’il n’y avait aucun mérite dans une idée simple, mais que nul cependant ne pouvait la soupçonner avant qu’un premier inventeur en eût donné l’exemple aux autres, renvoyant ainsi à l’inspirateur suprême le mérite de son entreprise, mais revendiquant en même temps pour lui seul l’honneur de la primauté. Cet apologue devint depuis la réponse de tout homme élu de la Providence pour montrer une route a ses semblables, et pour y monter le premier, sans être toutefois plus grand, mais plus favorisé de l’inspiration que ses frères.

Les honneurs, les titres, les dotations futures des terres dont il irait achever la découverte et la conquête devinrent, dans des traités formels avec la cour, l’apanage de Colomb. Il obtint la vice-royauté, l’administration et le quart des richesses ou produits de toute nature des mers, des îles et des continents où il irait planter la croix de l’Église et le drapeau des Espagnes. L’archidiacre de Séville, Fonséca, fut, sous le titre de patriarche des Indes, chargé des préparatifs et des armements de la nouvelle expédition que Colomb allait conduire à de plus vastes conquêtes. Mais, de ce jour, Fonséca devint le rival occulte du grand navigateur ; et, comme s’il eût été jaloux de ravaler le génie qu’il était chargé de seconder, en paraissant prodiguer à Colomb les moyens, il lui suscitait les obstacles. Ses lenteurs et ses prétextes réduisirent à dix-sept navires l’escadre destinée à reporter l’amiral de l’autre côté de l’Atlantique.

Cependant, le génie aventureux des Espagnols de cette époque, l’esprit de prosélytisme religieux et l’esprit de chevalerie précipitèrent sur ces vaisseaux un grand nombre de religieux, de gentilshommes et d’aventuriers, pressés, les uns de porter la foi, les autres de rapporter la renommée et la fortune, en s’élançant les premiers dans ces contrées qui élargissaient l’imagination humaine. Des ouvriers de tous les métiers, des cultivateurs de toutes les zones, des animaux domestiques de toutes les races, des graines, des plantes, des ceps de vigne, des arbres à fruit, des roseaux à sucre, des échantillons de tous les arts et de tous les commerces européens furent embarqués sur les navires de transport pour essayer le ciel, féconder le sol, tenter les hommes de ces nouveaux climats, et pour leur arracher l’or, les perles, les parfums, les épices de l’Inde, par des échanges contre les choses de peu prix en Europe. C’était la croisade de la religion, de la guerre, de l’industrie, de la gloire et de la cupidité ; pour les uns, le ciel ; pour les autres, la terre ; pour tous, l’inconnu et le merveilleux.

Le plus illustre de ces compagnons qui s’embarquèrent avec Colomb était Alonzo de Ojéda, autrefois page d’Isabelle, le plus beau, le plus intrépide et le plus aventureux des chevaliers de cette cour. Son cœur et ses sens débordaient tellement de courage, qu’il en portait le fanatisme jusqu’à la démence. C’était lui qui, un jour qu’Isabelle était montée au sommet de la tour démesurée de Séville, appelée la Giralda, pour en admirer l’étonnante élévation, et pour contempler d’en haut les rues et les maisons de la ville, semblables à une fourmilière à ses pieds, s’élança sur une poutre étroite qui débordait des créneaux ; et, pirouettant sur un seul pied, à l’extrémité de cette solive, exécuta des prodiges d’adresse et d’audace sur l’abîme, pour plaire à sa souveraine, sans que le vertige de la mort présente troublât ses yeux ou intimidât son cœur.

Le 25 septembre 1493, la flotte sortit de la baie de Cadix. Des cris de joie de tous les rivages étaient l’augure de ce second départ, qui ne semblait destiné qu’à un long triomphe. Les deux fils de Colomb accompagnèrent leur père jusqu’au vaisseau amiral ; il les bénit et les laissa en Espagne, pour que la meilleure moitié de sa vie restât du moins abritée des périls qu’il allait affronter. Trois grands vaisseaux et quatorze caravelles composaient l’armée navale. L’Océan se laissa franchir aussi facilement que la première fois. La flotte découvrit, le 2 novembre, la, Guadeloupe, croisa au milieu des îles Caraïbes, baptisa cet archipel de noms empruntés à des souvenirs pieux ; et, touchant bientôt après à la pointe d’Hispaniola, aujourd’hui Haïti, Colomb fit voile vers le golfe où il avait construit le fort et laissé .ses quarante compagnons. Il revenait à la fois plein d’anxiété et d’espérance ; la nuit couvrait le rivage quand il jeta l’ancre dans la rade. Il n’attendit pas le jour pour s’assurer du sort de sa colonie. Une salve de ses canons retentit sur les flots pour avertir les Espagnols de son retour. Mais le canon du fort resta muet ; l’écho seul de ces solitudes répéta le salut de l’Europe au nouveau monde. Le lendemain, au lever du jour, il aperçut le rivage désert, le fort détruit, les canons à demi enfoncés sous ses ruines, les ossements des Espagnols blanchissant sur le sable, le village même des caciques abandonné. Le petit nombre de naturels qui se montraient de loin, au bord des forêts, semblaient hésiter à s’approcher, comme s’ils eussent été retenus par le sentiment d’un remords ou par la crainte d’une vengeance. Le cacique, plus confiant dans son innocence et dans la justice de Colomb, qu’il avait appris à aimer, s’avança enfin, pleura sur les crimes des Espagnols, qui avaient abusé de l’hospitalité de ses sujets pour opprimer les naturels, enlevé leurs filles et leurs femmes, réduit leurs hôtes en servitude, et suscité enfin la vengeance de sa tribu. Après avoir immolé un grand nombre d’Indiens et incendié leurs cases, ils avaient été immolés eux-mêmes. Le fort incendié, recouvrant leurs ossements, était le premier monument du contact entre ces deux familles humaines, dont l’une apportait à l’autre la servitude et la dévastation. Colomb pleura sur les crimes de ses compagnons et sur les malheurs du cacique. Il résolut d’aller chercher une autre plage de débarquement et d’établissement sur les côtes de l’île :

Parmi les jeunes Indiennes captives des îles voisines, prisonnières à bord, la plus belle d’entre elles, Catalina, avait charmé les yeux d’un cacique qui avait visité le vaisseau de Colomb. Un complot d’évasion avait été tramé entre ce cacique et l’objet de son amour dans ce langage des signes que les Européens ne comprenaient pas. La nuit où Colomb déploya ses voiles, Catalina et ses compagnes, trompant la vigilance de leurs tyrans, se précipitèrent dans la nier ; poursuivies en vain par les canots des Européens, elles nagèrent vers le rivage où le jeune cacique avait allumé un feu pour les guider. Les deux amants, réunis par ce prodige d’audace et de force, se réfugièrent dans les forêts à l’abri de la colère des Européens.

Colomb, abordant de nouveau sur une plage vierge à quelque distance, y fonda la ville d’Isabelle, établit des rapports d’amitié avec les naturels ; bâtit, cultiva, gouverna la première colonie d’Européens, mère de tant d’autres ; envoya des détachements armés visiter les plaines et les montagnes d’Hispaniola ; caressa d’abord, attira ensuite, assujettit enfin, par des lois douces et sages, les différentes peuplades de ces vastes contrées ; construisit des forts, traça des routes vers les différentes parties de son empire ; chercha l’or, moins abondant qu’il ne l’attendait dans ces régions toujours confondues par lui avec les Indes, et n’y trouva que les richesses inépuisables d’un sol prodigue, et un peuple aussi facile à asservir qu’à tyranniser. Il renvoya la plus grande partie de ses vaisseaux en Espagne, pour demander à son souverain de nouveaux convois d’hommes, d’animaux, d’outils, de plantes et de graines nécessaires à l’immensité des territoires qu’il allait conquérir aux mœurs, à la religion, aux arts de l’Europe. Mais les mécontents, les ambitieux et les jaloux s’embarquèrent les premiers sur sa flotte, afin d’aller semer contre lui les murmures, les accusations et les calomnies. Il resta seul, affligé de la goutte, souffrant des douleurs cruelles, condamné à l’inaction du corps pendant le travail incessant de son esprit, assiégé, dans sa colonie naissante, par les rivalités, les séditions, les complots, les débordements honteux et les disettes de ses équipages.

Toujours indulgent et magnanime, Colomb, triomphant, par la seule force morale de son caractère, des turbulences de ses compatriotes et des révoltes de ses lieutenants, se borna à reléguer les insubordonnés à bord des vaisseaux dans la rade. Rétabli de sa longue maladie, il parcourut l’île à la tête d’une colonne d’hommes d’élite, cherchant en vain les mines d’or de Salomon, mais étudiant la nature et les mœurs de l’île, et semant partout, sur son passage, le respect et l’amour de son nom.

Il retrouva, à son retour, les mêmes désordres, les mêmes insubordinations et les mêmes vices. Les Espagnols abusaient de la superstition des naturels envers eux, et de la terreur que leur inspiraient les chevaux. Les Indiens les prenaient pour des êtres monstrueux ne faisant qu’un avec leurs cavaliers, frappant, foulant et foudroyant à la fois les ennemis des Européens. Grâce à cette terreur, ils subjuguaient, enchaînaient, profanaient, violaient, martyrisaient cette douce et obéissante population. Colomb sévit encore contre cette tyrannie de ses compagnons sur les Indiens. Il voulait leur apporter la foi et les arts de l’Europe, non le joug, le vice et la mort. Après avoir rétabli un peu d’ordre, il s’embarqua pour aller visiter l’île, à peine entrevue, de Cuba. Il y toucha et longea longtemps ses rives, sans apercevoir l’extrémité de cette île, qu’il prit pour un continent. Il navigua de là vers la Jamaïque, autre île d’une immense étendue, dont il apercevait les sommets dans les nuages. Traversant ensuite un archipel, qu’il nomma les Jardins de la reine, à cause de la richesse et des parfums de la végétation qui paraient ces îles, il revint à Cuba, et parvint à y établir quelques relations avec les naturels. Les Indiens assistèrent avec un étonnement mêlé de respect aux cérémonies du culte chrétien que les Espagnols célébrèrent dans une grotte, sous les palmiers du rivage. Un de leurs vieillards s’approcha de Colomb, après la cérémonie, et lui dit, avec un accent colonel : Ce que tu viens de faire est bien, car il paraît que c’est ton culte an Dieu universel. On dit que tu viens dans ces régions avec une grande force et une autorité supérieure à toute résistance. Si cela est ainsi, apprends de moi ce que nos ancêtres ont dit à nos pères, qui nous l’ont redit. Après que les âmes des hommes sont séparées des corps par la volonté des êtres divins, elles vont, les unes, dans un pays sans soleil et sans arbres ; les autres, dans des régions de clarté et de délices, selon qu’elles ont bien ou mal mérité ici-bas, en faisant du bien ou du mal à leurs semblables. Si donc tu dois mourir comme nous, prends soin de ne point nous faire de mal, à nous et à ceux qui ne t’en ont point fait !

Ce discours du vieillard indien, relaté par Las Casas, atteste que les Indiens avaient une religion presque évangélique par la simplicité et la pureté de sa morale, émanation mystérieuse, ou d’une nature primitive dont les dépravations et les vices n’avaient pas encore terni les clartés, ou d’une civilisation vieillie et usée qui avait laissé ces lueurs dans leurs traditions !

Colomb, après une longue et pénible exploration, rentra mourant à Hispaniola. Ses fatigues et ses anxiétés, jointes à ses souffrantes et au poids des années que son esprit ne sentait pas, mais qui pesait sur ses membres, avaient un moment triomphé de son génie. Ses matelots le ramenèrent à Isabelle insensible et anéanti. Mais la Providence, qui ne l’avait jamais abandonné, veillait sur lui pendant l’absence de ses facultés. Il trouve, en s’éveillant de son évanouissement, son frère chéri, Barthélemy Colomb, au chevet de sa couche. Barthélemy Colomb était arrivé d’Europe à Hispaniola, comme s’il avait eu l’inspiration des périls et des nécessités où allait se trouver son frère. C’était la force de la famille, dont Diego, le troisième frère, était la douceur, et dont Christophe était le génie. La vigueur de son corps égalait celle de son âme. Il était d’une taille athlétique, d’une trempe de fer, d’une santé robuste, d’un aspect imposant, d’un accent de voix dominant les vents et les flots ; navigateur dès son jeune âge, soldat et aventurier toute sa vie, doué par la nature et par l’habitude de cette audace qui commande l’obéissance et de cette justice qui fait accepter la discipline, homme aussi capable de gouverner que de combattre, c’était le second qui convenait le mieux à Colomb dans l’extrémité des circonstances où l’anarchie avait jeté son empire, et, par-dessus tout, c’était un frère pénétré d’autant de respect que de tendresse pour le chef et pour la gloire de sa maison. L’esprit de famille répondait à Colomb de la fidélité de son lieutenant. La tendresse entre les deux frères était le meilleur gage de la confiance de l’un et de la soumission de l’antre. Colomb lui remit le commandement et le gouvernement, pendant les longs mois où la nature épuisée le condamnait lui-même à l’inaction et au repos, sous le titre d’adelantado ou intendant général et sous-gouverneur des terres de sa domination. Barthélemy, plus sévère administrateur que son frère, imposa plus de respect, mais souleva aussi plus de résistances.

La témérité et la perfidie du jeune guerrier espagnol Ojéda suscitèrent des guerres de désespoir entre les Indiens et la colonie. Cet intrépide aventurier, s’étant avancé avec quelques cavaliers jusqu’aux parties les plus lointaines et les plus indépendantes de l’île, persuada à un des caciques de l’accompagner au retour avec un grand nombre d’Indiens, pour admirer à Isabelle la grandeur et la richesse des Européens. Le cacique, séduit, suivit Ojéda. Après quelques jours de marche, pendant une halte au bord d’une rivière, Ojéda, abusant de la simplicité de ce chef indien, lui fit admirer une paire de menottes d’acier poli dont l’éclat éblouit le cacique. Ojéda lui dit que ces fers étaient des bracelets dont les rois d’Europe se paraient dans les jours de cérémonie aux yeux de leurs sujets. Il inspira à son hôte le désir de s’en parer à son tour, de monter un cheval comme un Espagnol et de se montrer à ses Indiens dans cet appareil prétendu des souverains du vieux monde. Mais à peine l’infortuné cacique eut-il monté en croupe derrière le rusé Ojéda, et revêtu les menottes, objets de sa vanité enfantine, que les cavaliers espagnols, partant au galop en entraînant leur prisonnier dans leur course, traversèrent l’île, et l’amenèrent enchaîné a la colonie, où ils le retinrent dans les fers qu’il avait innocemment désirés.

Une vaste insurrection souleva les Indiens contre cette perfidie des étrangers dans lesquels ils avaient vu d’abord des hôtes, des amis, des bienfaiteurs, des dieux. Cette insurrection motiva la vengeance des Espagnols. Ils réduisirent les Indiens à l’état d’esclaves, et ils envoyèrent quatre vaisseaux, chargés de ces victimes de leur cupidité, en Espagne, pour en faire un infâme commerce comme d’un bétail humain ; compensant ainsi par le prix de ces esclaves l’or qu’ils s’étaient promis de recueillir comme la poussière dans ces contrées où ils ne trouvaient que du sang. La guerre alors dégénéra en chasse d’hommes. Des chiens apportés d’Europe et dressés à cette poursuite dans les forêts, flairant, déchirant et saisissant les naturels par le cou, secondèrent les Espagnols dans cette inhumaine dévastation du pays.

Colomb, rétabli enfin de sa longue maladie, ressaisit les rênes du gouvernement, fut entraîné lui-même par ces guerres allumées pendant son interrègne, se fit guerrier et pacificateur, après avoir été navigateur, remporta des batailles décisives sur les Indiens, les assouplit au joug adouci par sa bonté et sa politique, et leur imposa seulement un léger tribut d’or et de fruits de leurs contrées en signe d’alliance plus que de servitude. L’île refleurit sous sa modération ; mais le malheureux et confiant cacique Guacanahari, qui avait accueilli le premier ces hôtes dans ses terres, honteux et désespéré d’avoir été involontairement le complice de l’asservissement de sa patrie, s’enfuit pour jamais dans les montagnes escarpées de l’île, et y mourut libre pour ne pas vivre esclave sous les lois de ceux qui avaient abusé de ses vertus.

Pendant cette langueur de Colomb et ces agitations de l’île, ses ennemis, travaillant à sa perte à la cour, l’avaient attaqué dans le cœur de Ferdinand. Isabelle, plus inébranlable dans son admiration pour ce grand homme, le protégeait en vain de sa faveur. La cour avait envoyé à Hispaniola un magistrat investi de pouvoirs secrets qui l’autorisaient à informer contré les prétendus crimes du vice-roi, à le déposséder de son autorité et à l’envoyer en Europe si ses crimes étaient avérés. Ce juge partial, nommé Aguado, arriva à Hispaniola pendant que le vice-roi était à la tête des troupes dans l’intérieur de l’île, occupé à pacifier et à administrer le pays. Oubliant la reconnaissance qu’il devait à Colomb, premier auteur de sa fortune, Aguado, avant même de recueillir des informations, déclara Colomb coupable et déchu provisoirement de ses fonctions souveraines. Entouré à son débarquement et applaudi par les mécontents de la colonie, il envoya ordre à Colomb de se rendre à Isabelle, capitale des Espagnols, et de reconnaître sa mission. Colomb, entouré de ses amis et de ses soldats les plus dévoués, pouvait contester son obéissance aux insolentes injonctions d’un subordonné. Il s’inclina au contraire devant le nom seul de son souverain, se rendit désarmé près d’Aguado, et, lui remettant l’autorité tout entière, le laissa instruire librement l’odieux procès que ses calomniateurs lui intentaient.

Mais au moment même où sa fortune l’abaissait ainsi devant la persécution, elle lui ménageait une de ces faveurs qui pouvaient le plus lui concilier celles de la cour. Un de ses jeunes officiers, nommé Miguel Diaz, ayant tué en duel un de ses camarades, s’enfuit de peur du châtiment dans une partie sauvage et reculée de l’île. La peuplade qui habitait ces montagnes était gouvernée par une jeune Indienne d’une grande beauté, veuve d’un cacique. Elle conçut pour l’Espagnol fugitif un ardent, amour et l’épousa. Diaz, aimé et couronné par l’objet de son amour, ne put cependant oublier sa patrie, ni dissimuler la tristesse que le regret de ses compatriotes répandait sur ses traits. Sa femme, en cherchant à lui arracher l’aveu de sa mélancolie, apprit de lui que l’or était la passion des Espagnols, et qu’ils viendraient habiter avec lui ces contrées s’ils avaient l’espérance d’y découvrir ce précieux métal. La jeune Indienne, ravie de conserver à ce prix la présence de celui qu’elle aimait, lui révéla l’existence de mines inépuisables, cachées dans ces montagnes. Possesseur de ce secret, et sûr à ce prix d’obtenir son pardon, Diaz accourut apporter à Colomb la révélation de ce trésor. Le frère du vice-roi, Barthélemy Colomb, partit avec Diaz et une escorte de troupes pour vérifier cette ‘découverte. Ils arrivent en peu de jours à une vallée où la rivière roulait l’or avec le sable, et où les rochers de son lit étaient incrustés de parcelles de ce métal. Colomb établit une forteresse dans le voisinage, creusa et élargit des mines déjà ouvertes dans l’antiquité, en recueillit d’immenses richesses pour ses souverains, et se persuada de plus en plus qu’il avait abordé dans la contrée fabuleuse d’Ophir. Diaz, reconnaissant, et fidèle à la jeune Indienne à qui il devait sa grâce, sa fortune et son bonheur, fit bénir son union avec elle par les prêtres de son culte et gouverna en paix sa tribu.

Colomb, après cette découverte, cédant sans résistance aux ordres d’Aguado, s’embarqua avec son juge pour l’Espagne. Il y arriva après huit mois de navigation, plus en accusé qu’on mène au supplice, qu’en conquérant qui rapporte des trophées. La calomnie, l’incrédulité, le reproche, l’accueillirent à Cadix. L’Espagne, qui s’était attendue à des prodiges, ne voyait revenir de la terre de ses rêves que des aventuriers déçus, des accusateurs et des esclaves nus. L’infortuné cacique, toujours enchaîné dans les menottes d’Ojéda, amené comme un trophée vivant à Ferdinand et à Isabelle par Aguado, était mort en mer en maudissant sa confiance dans les Européens et leur trahison.

Colomb, conformant son costume à la tristesse et à la misère de sa situation, se rendit à Burgos, où était la cour, en habit de franciscain, n’ayant sur ce vêtement qu’une corde pour ceinture, la tête chargée d’années, de soucis, d’affliction et de cheveux blancs, les pieds nus comme un suppliant de génie qui vient demander pardon de sa gloire. Isabelle seule le reçut avec une tendre compassion, et s’obstina à croire à sa vertu et à ses services. Cette faveur constante quoique voilée de la reine soutint l’amiral contre les dénigrements et les accusations des courtisans. Il pro-posa de nouveaux voyages et des découvertes plus vastes. On consentit à lui confier encore des vaisseaux, mais on lui fit consumer dans des lenteurs systématiques le peu d’années que son âge avancé laissait à ses forces. La pieuse Isabelle, en accordant à Colomb des pouvoirs et des titres nouveaux, stipula en faveur des Indiens des conditions de liberté et d’humanité qui devançaient les idées de son siècle. Le cœur d’une femme proscrivait d’instinct l’esclavage que la philosophie et la religion ne devaient abolir que quatre siècles après. Enfin, Colomb justifié put s’embarquer et faire voile vers sa nouvelle patrie. Mais la haine et l’envie le poursuivirent jusqu’à bord du vaisseau où il arborait son pavillon d’amiral de l’Océan. Bréviesca, trésorier du patriarche des Indes ; Fonséca, ennemi de Colomb, se répandirent en outrages contre l’amiral, au moment où on levait l’ancre. Colomb, qui s’était contenu jusque-là par la force intérieure, la patience et le sentiment de l’immensité de sa mission, déborda pour la première fois d’amertume et d’indignation. A cette dernière ignominie de ses ennemis, il redevint homme enfin pour un instant, et tombant de toute la hauteur de son âme, et de toute la force de son bras, redoublée par la colère, sur son indigne persécuteur, il l’abattit sur le pont et le foula avec mépris sous ses pieds. Tel fut l’adieu de la jalousie de l’Europe à celui qui lui semblait trop grand ou trop heureux pour un mortel. Cette vengeance soudaine de l’amiral laissa un nouveau ressentiment dans le cœur de Fonséca, et une nouvelle accusation à exploiter à ses ennemis. Le vent qui s’élevait l’enleva à la vue du rivage et aux indignités de sa patrie.

Parvenu cette fois, par une autre route, à l’île de la Trinité, il la reconnut, la nomma, et, doublant cette île, il côtoya la véritable terre d’Amérique, près de l’embouchure de l’Orénoque. La douceur de l’eau de la mer, qu’il goûta dans ces parages, aurait dû le convaincre que le fleuve qui se déchargeait dans l’Océan avec une masse suffisante pour dessaler ses vagues ne pouvait descendre que d’un continent. Il descendit cependant sur cette côte sans soupçonner qu’elle était la plage du monde inconnu. Il la trouva déserte et silencieuse comme un domaine qui attend ses hôtes. Une fumée lointaine au-dessus des vastes forêts, une cabane abandonnée, et quelques traces de pieds nus sur le sable du rivage, furent tout ce qu’il contempla de l’Amérique. Il ne fit lui-même qu’y imprimer son premier pas, et qu’y passer une seule nuit sous la voile qui lui servait de tente ; mais ce premier pas aurait dû suffire à donner son nom à ce demi-monde.

Il repartit du golfe de Paria, et revit, après de laborieuses investigations de toutes ces mers, le rivage d’Hispaniola. Ses peines d’âme et de corps, sa longue patience en Espagne, l’ingratitude de ses compatriotes, la froideur de Ferdinand, la haine de ses ministres, les veilles pendant les traversées, les infirmités de l’âge, l’avaient plus brisé que les flots. Ses yeux, échauffés par les insomnies et par la contemplation des cartes et du firmament, étaient enflammés ; ses membres, roidis et endoloris par la goutte, refusaient de le soutenir. Son âme seule était saine, et son génie, perçant dans l’avenir, le transportait par la pensée au-dessus de ses souffrances et au delà du temps. Barthélemy Colomb, son frère, qui avait continué à régir la colonie en son absence, fut encore son consolateur et son appui. Il accourut au-devant de l’amiral dès que ses vigies signalèrent des voiles en mer.

Barthélemy raconta à son frère les vicissitudes d’Hispaniola pendant son absence. A peine avait-il achevé l’exploration et la pacification du pays, que les excès des Espagnols et les conspirations de ses propres lieutenants avaient renversé l’ouvrage de sa sagesse et de sa vigueur. Un surintendant de la colonie, nommé Roldan, homme populaire et astucieux, s’était fait un parti parmi les matelots et les aventuriers, écume de l’Espagne, rejetée par la mère-patrie dans la colonie. Il s’était cantonné avec eux sur le rivage opposé de Saint-Domingue, et s’était ligué contre Barthélemy avec les caciques des peuplades voisines ; il avait construit ou enlevé des forteresses d’où il bravait l’autorité de son chef légitime. Les Indiens, témoins des divisions de leurs tyrans, en avaient profité pour s’insurger eux-mêmes et pour refuser le tribut. L’anarchie déchirait la nouvelle possession. L’héroïsme de Barthélemy en retenait seul les lambeaux dans ses fortes mains. Ojéda avait frété des navires pour son propre compte en Espagne ; il était venu croiser et descendre sur la côte méridionale de l’île, et s’était ligué avec Roldan. Puis Roldan avait trahi Ojéda, et s’était rangé de nouveau sous l’autorité du gouverneur. Pendant ces déchirements de la colonie, un jeune Espagnol, d’une beauté remarquable, don Fernand de Guérara, avait inspiré une violente passion à la fille d’Anacoana, veuve du cacique emmené par Ojéda en Espagne, et mort captif dans la traversée. Anacoana, elle-même, était jeune encore, célèbre parmi les peuplades de l’île, par son incomparable beauté, par son génie naturel et par son talent poétique, qui faisait d’elle la Sibylle adorée de ses compatriotes. Elle avait conçu, malgré les malheurs de son mari, une haute admiration et une inclination invincible pour les Espagnols. Le peuple nombreux qu’elle gouvernait avec son frère était l’asile de ces étrangers. Elle les comblait d’hospitalité, d’or et de protection dans leurs disgrâces. Ses sujets, plus civilisés que les autres tribus indiennes, vivaient en paix, riches et heureux sous ses lois. Roldan, qui gouvernait la partie de l’île soumise à la belle Anacoana, avait été jaloux du séjour et de l’influence de Fernand de Guérara à la cour de cette princesse. Il lui défendit d’épouser sa fille, et lui ordonna de s’embarquer. Fernand, retenu par son amour, avait refusé d’obéir, et conspira contre Roldan. Surpris et enchaîné dans la demeure d’Anacoana par les soldats de Roldan, il avait été conduit à Isabelle pour y être jugé. Une expédition, partie de la capitale de la colonie sous prétexte de parcourir l’île, avait été accueillie avec un empressement amical dans la capitale d’Anacoana. Le chef perfide de cette expédition, abusant de la confiance et de l’hospitalité de cette reine, avait fait inviter par elle trente caciques dû midi de l’île aux fêtes qu’elle préparait pour les Espagnols. Les Espagnols, pendant les danses et les festins auxquels ils assistaient, avaient conspiré l’incendie et la mort de leur généreuse protectrice, de sa famille, de ses hôtes et de son peuple. Ils invitèrent Anacoana, sa fille, les trente caciques et le peuple à contempler, du haut d’un balcon, les évolutions de leurs chevaux et un combat simulé entre les cavaliers de leur escorte ; ces cavaliers fondent tout à coup sur le peuple sans armes, rassemblé par la curiosité sur la place ; ils le massacrent et le foulent aux pieds de leurs chevaux ; pais, entourant d’une haie de fantassins le palais d’Anacoana, pour empêcher cette reine et ses amis d’en sortir, les Espagnols avaient incendié le palais, encore plein des fêtes et des festins auxquels ils venaient de s’asseoir eux-mêmes ; ils avaient contemplé avec une cruauté égale à leur ingratitude la belle et malheureuse Anacoana, repoussée dans son palais, expirant par le feu, et appelant sur eux, du milieu des flammes, la vengeance de ses dieux !

Ce crime contre l’hospitalité, contre l’innocence, contre la souveraineté, contre la beauté et le génie dont la célèbre Anacoana était le symbole parmi les Indiens, avait jeté dans l’île une horreur et un bouleversement dont Colomb ne pouvait de longtemps triompher, malgré toute sa vertu et toute sa politique. Les flammes et le sang du palais de cette reine dont la beauté les éblouissait, et dont les poésies nationales les enivraient d’amour et d’enthousiasme, s’élevèrent entre les oppresseurs et les opprimés. L’île devint un champ de carnage, un bagne et un cimetière des malheureux Indiens. Les Espagnols, aussi fanatiques dans leur prosélytisme que barbares dans leur cupidité, préludèrent, à Hispaniola, aux crimes qui devaient bientôt dépeupler le Mexique. Ces deux races d’hommes s’étouffèrent en s’embrassant.

Pendant que Colomb s’étudiait à séparer et à pacifier ces deux parties de la population, le roi Ferdinand, informé par ses ennemis des malheurs de l’île, les imputait à celui qui les guérissait. Colomb ayant demandé à la cour de lui envoyer un magistrat d’un rang élevé pour imposer par ses jugements l’autorité royale à ses compagnons indisciplinés, la cour lui envoya Bobadilla, homme intègre de mœurs, mais- fanatique et indomptable d’orgueil. L’autorité mal définie dont il était investi par le décret royal le subordonnait à la fois et l’élevait au-dessus de tout autre pouvoir. En arrivant à Hispaniola, prévenu contre l’amiral, il le somma insolemment de comparaître en accusé devant lui ; et, faisant apporter des chaînes, il ordonna aux soldats d’en charger les membres de leur général. Les soldats, accoutumés au respect et à l’amour de leur chef, rendu plus vénérable à leurs yeux par l’âge et par la gloire, hésitèrent et restèrent immobiles comme si on leur eût commandé un sacrilège. Mais Colomb, tendant de lui-même les bras aux fers que son roi lui envoyait, se laissa enchaîner aux pieds et aux mains par un de ses propres serviteurs, bourreau volontaire, vil stipendié de sa domesticité, nommé Espinosa, dont Las Casas a conservé le nom comme un type d’insolence et d’ingratitude.

Colomb ordonna lui-même à ses deux frères, Barthélemy et Diego, qui étaient encore à la tête du corps d’armée dans l’intérieur, de se soumettre sans résistance et sans murmure à son juge. Enfermé dans le cachot de la forteresse d’Isabelle, il subit pendant plusieurs mois l’instruction de son procès, où tous ses révoltés et tous ses ennemis, devenus ses accusateurs et ses juges, le chargèrent à l’envi des plus odieuses et des plus absurdes accusations. Devenu l’objet de la dérision et de la fureur publiques, il entendait du fond de sa prison les railleries féroces et les fanfares de ses persécuteurs qui venaient tous les soirs insulter à sa captivité. Il s’attendait à chaque instant à voir entrer ses bourreaux. Bobadilla cependant n’osa pas le dernier crime. Il ordonna que l’amiral serait expulsé de la colonie et envoyé en Espagne, à la justice ou à la merci du roi. Alonzo de Villejo fut chargé de sa garde pendant la traversée. C’était un homme de cœur, obéissant par devoir militaire, indigné et miséricordieux jusque dans l’obéissance. Colomb, en le voyant entrer dans son cachot, ne douta pas que sa dernière heure ne fût arrivée. Il s’y était préparé par l’innocence et par la prière. La nature cependant se troublait en lui. Où me conduisez-vous ? dit-il en interrogeant du regard et de l’accent l’officier. — Aux vaisseaux où vous allez être embarqué, monseigneur, répondit Villejo. — M’embarquer ? reprit Colomb incrédule à ce message qui lui rendait la vie, ne me trompez-vous pas, Villejo ?Non, monseigneur, répliqua l’officier ; je vous jure, par Dieu, que rien n’est plus vrai ! Il soutint les pas de l’amiral, et le fit monter sur le vaisseau, écrasé du fardeau de ses fers, et poursuivi par les insultes d’une lâche populace.

Mais à peine les vaisseaux furent-ils sous voile que Villejo et Andreas Martin, commandants du navire devenu le cachot flottant de leur chef, s’approchèrent avec respect de lui ainsi que tout l’équipage et voulurent lui enlever ses fers. Colomb, pour qui ces fers étaient à la fois un signe d’obéissance à Isabelle et un signe de l’iniquité des hommes, dont il souffrait dans son corps, mais dont il était glorieux dans son âme, leur rendit grâce, mais refusa obstinément d’être délivré de ces anneaux. Non, dit-il, mes souverains m’ont écrit de me soumettre à Bobadilla. C’est en leurs noms qu’ils m’ont chargé de ces fers. Je les porterai jusqu’à ce qu’ils m’en déchargent eux-mêmes, et je les conserverai après, ajouta-t-il avec une satisfaction amère de ses services et de son innocence, comme un monument de la récompense accordée par les hommes à mes travaux.

Son fils raconte, ainsi que Las Casas, que Colomb fut fidèle à cette promesse, qu’il garda toujours depuis ses chaînes suspendues sous ses yeux dans ses demeures, et que, dans son testament, il ordonna qu’elles fussent enfermées avec lui dans son cercueil : comme s’il eût voulu en appeler à Dieu de l’injustice et de l’ingratitude de ses contemporains, et présenter au ciel les preuves matérielles de l’iniquité et de la cruauté de la terre !

Cependant les haines dés partis ne traversent pas les mers. Le dépouillement, la captivité, les fers de Colomb soulevèrent de miséricorde et d’indignation le peuple de Cadix. Quand on vit ce vieillard qui avait apporté naguère un empire à sa patrie, rapporté lui-même de cet empire comme un vil criminel pour expier le service par l’opprobre, les cœurs éclatèrent contre Bobadilla. Isabelle, qui était alors à Grenade, versa des larmes sur cette indignité, ordonna que ses fers fussent remplacés par de riches vêtements, et ses geôliers par une escorte d’honneur. Elle l’appela à Grenade. Il tomba à ses pieds, et ses sanglots de reconnaissance lui coupèrent longtemps la voix. Le roi et la reine ne daignèrent pas même examiner le procès d’un si grand accusé. Il était absous par leur respect autant que par sa vertu. Ils gardèrent quelque temps l’amiral à leur cour et envoyèrent un autre gouverneur, nommé Ovando, pour remplacer Bobadilla. Ovando avait les vertus qui font l’homme intègre, sans la grandeur d’âme qui fait l’homme généreux. C’était un de ces caractères où tout est étroit, même le devoir, et où l’honnêteté ressemble à une parcimonie de la nature. C’était l’homme le moins fait pour comprendre et pour suppléer un grand homme. Il reçut d’Isabelle l’ordre de protéger les Indiens et la défense de les vendre comme esclaves. La part des revenus dévolus à Colomb par les traités devait lui être envoyée en Espagne, ainsi que les trésors dont il avait été dépossédé par Bobadilla. Une flotte de trente voiles porta le nouveau gouverneur à Hispaniola.

Colomb, insensible à la vieillesse et déjà reposé des persécutions, soutirait impatiemment le repos et même les honneurs dans sa patrie. Vasco de Gama venait de découvrir la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance. Le monde était plein de l’étonnement et de l’admiration de cette découverte du navigateur portugais. Une noble rivalité travaillait l’âme du navigateur génois. Convaincu de la rotondité du globe, il croyait arriver aux terres prolongées de l’Est en naviguant droit à l’orient : il sollicita à la cour d’Espagne le commandement d’une quatrième expédition et s’embarqua à Cadix, le 19 mai 1502, pour la dernière fois. Son frère Barthélemy Colomb et son fils Fernando, âgé de quatorze ans, l’accompagnaient. Sa flotte se composait de quatre petits vaisseaux propres à naviguer sur les côtes et à entrer sans danger dans les anses et dans les embouchures des fleuves qu’il voulait explorer. Ses équipages ne comptaient que cent cinquante hommes de mer. Bien qu’il approchât de soixante et dix ans, sa verte vieillesse avait résisté par la vigueur de l’âme au poids des années ; ni ses maladies douloureuses ni la mort ne le détournaient de son but. L’homme, disait-il, est un outil qui doit se briser à l’œuvre dans la main de la Providence qui s’en sert pour ses desseins. Aussi longtemps que le corps peut, l’esprit doit vouloir.

Il avait résolu de toucher en passant à Hispaniola pour se radouber. Il avait cette autorisation de la cour. Il franchit l’Océan par une mer orageuse, et il arriva avec ses mâts brisés, ses voiles en lambeaux, ses vaisseaux sans eau et sans vivres, en vue d’Hispaniola. Ses notions maritimes lui présageaient un ouragan plus terrible que ceux qu’il avait essuyés. Il envoya une chaloupe demander au gouverneur Ovando la permission de s’abriter dans la rade d’Isabelle.’ Instruit par ses pronostics du danger que la mer allait déchaîner sur ces côtes, Colomb, dans sa lettre, avertissait Ovando de retarder le départ d’une flotte nombreuse prête à partir .d’Hispaniola pour l’Espagne, et chargée de tous les trésors du nouveau monde. Ovando refusa impitoyablement à Colomb l’asile d’un moment qu’il implorait dans le port de sa propre découverte. Il s’éloigna indigné et proscrit, et cherchant loin de la domination d’Ovando un abri sous les falaises écartées de l’île, il y attendit la tempête qu’il avait prédite à Ovando. Elle engloutit la flotte entière de ce gouverneur, les trésors et la vie d’un millier d*Espagnols. Colomb la ressentit jusque dans la rade où il s’était abrité, gémit sur les malheurs de ses compatriotes, et, quittant cette terre inhumaine, il revit la Jamaïque et aborda sur la terre ferme dans les baies d’Honduras.

Soixante jours de tempête continue, le ballottement d’un cap à l’autre et du continent aux îles, sur les bords inconnus de cette Amérique dont les orages semblaient lui disputer la conquête ! Il perdit un de ses navires et les cinquante hommes qui le montaient à l’embouchure d’une rivière qu’il nomma la plage du Désastre.

La mer s’obstinant à lui fermer la route de ces Indes qu’il croyait toujours entrevoir, il jeta l’ancre entre une île délicieuse et le continent. Visité par les Indiens, il en embarqua sept sur ses vaisseaux pour se familiariser avec leur langue et pour en obtenir des indices. Il côtoya avec eux une terre où l’or et les perles abondaient dans les mains des naturels. Au commencement de l’année 1504, il remonta la rivière Veragua et envoya son frère Barthélemy, à la tête de soixante Espagnols, visiter les villages de ces bords, à la recherche des mines d’or. Barthélemy ne trouva que des sauvages et des forêts. L’amiral abandonna ce fleuve et pénétra dans un autre, dont les rives étaient peuplées d’Indiens qui prodiguaient l’or à ses équipages en échange des plus vulgaires hochets de l’Europe. Il se crut au but de ses chimères, il était au comble de ses revers. La guerre éclata entre cette poignée d’Européens et le peuple nombreux de ces rivages. Barthélemy Colomb terrassa de sa main et emmena captif le cacique le plus puissant et le plus redoutable des Indiens. Un village que les compagnons de Colomb avaient construit sur la côte pour commercer avec l’intérieur fut pris et incendié la nuit par les naturels ; huit Espagnols, percés par leurs flèches, périrent sous les débris de leurs cabanes ; Barthélemy rallia les plus courageux et refoula ces hordes dans leurs forêts ; mais l’antipathie s’accrut des deux côtés par le sang répandu, les canots des Indiens assaillirent en foule la chaloupe de l’escadre qui cherchait à remonter plus haut le fleuve. Tous les Européens qui la montaient furent immolés. Pendant cette lutte acharnée, Colomb, retenu à bord de ses navires par la faiblesse de son corps et par les maladies, gardait le cacique et les chefs indiens prisonniers sur son vaisseau. Ces chefs, informés du ravage de leur territoire et de la captivité de leurs femmes, tentèrent de s’évader en soulevant pendant une nuit obscure la trappe qui fermait leur cachot flottant. L’équipage, réveillé par le bruit, les refoula dans leur prison et ferma l’écoutille avec une barre de fer. Le lendemain, quand on rouvrit l’écoutille pour leur porter la nourriture, on ne trouva que leurs cadavres. Ils s’étaient tous entre-tués de désespoir pour échapper à l’esclavage.

Bientôt séparé par les brisants de son frère Barthélemy, qui était à terre avec les restes de l’expédition, Colomb n’eut plus pour communiquer avec lui que le courage d’un de ses officiers, franchissant à la nage les écueils pour porter et rapporter des nouvelles toujours plus sinistres. Il ne pouvait ni s’éloigner des siens ni les abandonner dans leurs désastres. L’inquiétude, la maladie, la faim, la perspective d’un naufrage sans refuge et sans témoins sur une terre si désirée et si funeste, combattaient dans son cœur sa constance héroïque et sa résignation pieuse aux ordres de Dieu, dont il se sentait à la fois l’envoyé et la victime. Il écrivait ainsi, pendant ses insomnies, l’état de son esprit : Épuisé, je m’étais assoupi, quand une voix pénétrée de douleur et de compassion me fit entendre ces paroles : Homme insensé ! homme si lent à croire et à servir ton Dieu, le Dieu de l’univers ! que fit-il autrement de Moïse et de David, ses serviteurs ? Depuis l’instant de ta naissance, il a toujours pris le plus grand soin de toi. Dès que tu as été en âge d’homme, il a fait retentir merveilleusement ton nom obscur par toute la terre ; il t’a donné en possession les Indes, cette partie favorisée de sa création, il t’a fait trouver les clefs des barrières de l’immense Océan, fermées jusque-là par des chaînes si fortes.. Tourne-toi vers lui et bénis sa miséricorde sur toi ; s’il reste encore quelque grande entreprise à accomplir, ton âge ne sers, point un obstacle à ses desseins. Abraham n’avait-il pas plus de cent ans quand il engendra Isaac, et Sara était-elle jeune ?.. Qui a causé tes afflictions d’aujourd’hui, est-ce Dieu ou le monde ? Les promesses qu’il t’a faites, il ne les a jamais violées ; il n’a jamais dit, après avoir reçu tes services, que tu l’avais mal compris. Il tient tout ce qu’il doit, lui, et au delà ; ce que tu souffres aujourd’hui est le salaire des travaux et des dangers que tu as subis en servant d’autres maîtres.. Ne crains donc, rien et prends confiance dans le désespoir même ; toutes ces tribulations sont écrites sur le marbre, et ce n’est pas sans raison : il faut qu’elles s’accomplissent ! Et la voix qui m’avait parlé me laissa plein de consolation et de constance !

Enfin la saison apaisa la mer, et les deux frères, si longtemps séparés, se rejoignirent sur les vaisseaux. Ils regagnèrent lentement Hispaniola. Une des trois caravelles sombra de fatigue en approchant du rivage. Il ne lui resta que deux barques vieillies pour entasser tous ses équipages. Ses compagnons abattus, sans vivres et sans forces, ses ancres perdues, ses navires faisant eau et toutes leurs membrures rongées des vers et percées, dit-il, d’autant de trous qu’un rayon de miel ; les vents et la mer impitoyables le repoussant d’Hispaniola à la Jamaïque, ses navires, prêts à s’abîmer, lui donnèrent à peine le temps de les échouer sur le sable, dans une baie inconnue, de les lier ensemble par des câbles et par des planches qui n’en faisaient qu’un bloc, d’élever sur ces deux ponts réunis des tentes pour ses équipages, et d’attendre, dans cette affreuse situation d’un naufragé, le secours de la Providence.

Les Indiens, attirés par le spectacle de ce naufrage et de cette forteresse bâtie par des étrangers sur leur grève, échangèrent avec les Espagnols des vivres contre des objets sans valeur, dont la nouveauté faisait le prix à leurs yeux. Cependant les mois s’écoulaient, les provisions s’épuisaient, les terreurs de l’avenir et les murmures séditieux des équipages jetaient l’âme de l’amiral dans une pensive anxiété. Le seul espoir de salut qui restât était donc un avis de sa détresse donné au gouverneur d’Hispaniola, Ovando. Mais cinquante lieues de mer séparaient Hispaniola de la Jamaïque. Un canot de sauvages était la seule embarcation qu’il pût mettre à flot ; quel homme assez dévoué pour ses frères jouerait sa vie contre un élément si vaste et si terrible, sur un tronc d’arbre creusé et sans autre gréement qu’une rame ? Diego Mendez, jeune officier de l’escadre de Colomb, qui avait déjà montré dans d’autres extrémités l’oubli de soi-même qui fait les héros et les miracles, s’offrit une nuit à la pensée de l’amiral. Il le fit appeler en secret près de son lit où la goutte le retenait et lui dit : Mon fils, de tous ceux qui sont ici, vous et moi nous comprenons seuls les dangers dans lesquels nous n’avons en perspective que la mort. Un seul moyen nous reste à tenter, il faut qu’un seul s’expose à périr pour tous ou nous sauve tous. Voulez-vous être celui-là ? Mendez répondit : Monseigneur, je me suis plusieurs fois dévoué pour mes frères ; mais il y en a qui murmurent, et qui disent que votre faveur me choisit toujours quand il y a une action d’éclat à tenter. Proposez donc demain à tout l’équipage la mission que vous m’offrez ; et si nul ne l’accepte, je vous obéirai. L’amiral fit le lendemain ce que Mendez avait demandé. Tout l’équipage, interrogé se récria sur l’impossibilité d’une traversée immense sur un morceau de bois, jouet du vent et des lames. Mendez alors s’avança et dit modestement : Je n’ai qu’une vie à perdre, mais je suis prêt à l’exposer pour votre service et pour le salut de tous ; je m’abandonne à la protection de Dieu ! Il partit, et se perdit dans les brumes et dans les écumes de l’horizon, aux yeux des Espagnols, dont il portait la vie avec la sienne.

Cependant l’attente sans espoir, l’isolement absolu du monde connu et l’excès du malheur aigrirent contre l’amiral ses compagnons, qui lui imputèrent leur perte. Deux de ses officiers favoris, Diego et Francisco de Porras, qu’il avait traités comme ses fils et investis des principaux commandements dans l’escadre, furent les premiers à élever contre lui le murmure, l’insulte et bientôt la sédition. Profitant d’une crise de ses infirmités qui clouait leur bienfaiteur sur sa couche, et entraînant avec eux la moitié des matelots et des soldats, ils s’emparèrent d’une partie des vivres et des armes, ameutèrent leurs complices aux cris de a Castille ! Castille !» et couvrirent de malédictions et d’outrages l’amiral. Colomb, que la maladie désarmait et qui ne pouvait que lever les mains vers le ciel, les supplia en vain de rentrer dans le devoir. Ils méprisèrent ses larmes comme ses ordres. Ils lui reprochèrent sa vieillesse, ses cheveux blancs, ses souffrances corporelles, et levèrent le fer sur sa tête. Barthélemy Colomb s’arma de sa lance, se jeta entre eux et l’amiral que des serviteurs soutenaient dans leurs bras, et, secondé par une partie fidèle de l’équipage, il sauva les jours et l’autorité de son frère sur les vaisseaux. Les deux Porras et cinquante de leurs complices quittèrent les bâtiments, ravagèrent la contrée, soulevèrent les naturels par leurs crimes ; tentèrent en vain de construire des barques pour se rendre à Hispaniola, périrent en partie dans la tentative, revinrent attaquer Colomb et leurs compatriotes dans les vaisseaux, furent vaincus par le bras intrépide de Barthélemy qui tua leur chef, Francisco Porras, et se soumirent enfin au devoir, suppliant Colomb de pardonner à leur ingratitude et à leur rébellion.

Cependant le messager de Colomb, sur son frêle tronc d’arbre, avait été dirigé par la Providence sur ce désert d’eau, et il avait échoué, comme le débris d’un naufrage lointain, sur les écueils d’Hispaniola. Conduit à travers l’île par les naturels, il était parvenu, après des fatigues et des dangers sans nombre, jusqu’au gouverneur Ovando. Il lui avait remis le message de l’amiral, et il avait ajouté par son récit à l’intérêt et à la pitié que la situation désespérée de Colomb et de ses compagnons devait inspirer à des compatriotes. Mais, soit incrédulité, soit lenteur, soit attente secrète de la ruine d’un rival trop grand pour ne pas embarrasser la reconnaissance, les Espagnols d’Hispaniola avaient laissé, sous divers prétextes, s’écouler les jours et les mois. Puis ils avaient envoyé, comme à regret, un léger navire, commandé par Escobar, pour reconnaître seulement la situation des vaisseaux naufragés, sans aborder la côte et sans parler aux équipages. Ce navire avait apparu et disparu à distance, une’ nuit, aux regards de Colomb et de ses matelots, avec tant de mystère, que leur superstition l’avait pris pour le fantôme d’un bâtiment qui venait tenter leur crédulité ou prophétiser leur mort.

Enfin 0vando se décida à envoyer des vaisseaux à l’amiral pour l’arracher à la sédition, à la disette et à la mort. Après un naufrage de seize mois, l’amiral, accablé de ses années, de ses infirmités et de ses revers, revit, pour quelques jours, l’île dont il avait fait un empire, et dont l’ingratitude et la jalousie le proscrivaient. Il y passa quelques mois, bien accueilli en apparence, dans la maison du gouverneur, mais exclu de toute influence dans le gouvernement, voyant ses ennemis en faveur, ses amis expulsés ou persécutés à cause de leur fidélité, et pleurant sur la ruine et sur l’esclavage de cette terre qu’il avait découverte comme le jardin du monde, et qu’il revoyait comme le tombeau de ses chers Indiens. Ses propres biens confisqués, ses revenus dilapidés, ses terres dépeuplées ou incultes, le livraient à la fois à la vieillesse, à la maladie et à l’indigence. Jeté enfin avec son frère, son -fils et quelques serviteurs sur un vaisseau qui revenait en Europe, une mer implacable le porta de tempête en tempête à San-Lucar, où il débarqua le 7 novembre, et d’où on le transporta à Séville, vaincu de force, mourant de corps, invincible d’esprit, immortel de volonté et d’espérance.

Le possesseur de tant d’îles et de continents n’avait pas un toit pour abriter sa tête. Si je veux manger ou dormir, écrit-il de Séville à son fils, il faut que je frappe à la porte d’une hôtellerie, et souvent je n’ai pas de quoi y payer mon repas et ma nuit ! Ses malheurs et son indigence lui étaient moins intolérables que la misère de ses compagnons et de ses serviteurs, qu’il avait attachés par tant d’espérances à sa fortune, et qui lui reprochaient leur déception et leur misère. Il écrivit au roi et à la reine en leur faveur. Mais l’ingrat Porras, ce révolté vaincu, qui devait la vie à sa magnanimité, l’avait devancé à la cour, et pervertissait contre son bienfaiteur l’esprit de Ferdinand. J’ai servi Vos Majestés, écrivait Colomb au roi et à la reine, avec autant de zèle et de constance que j’aurais fait pour mériter le paradis, et si j’ai failli en quelque chose, c’est parce que mon esprit ou mes forces n’allaient pas au-delà !

Il comptait avec raison sur la justice et sur la faveur de sa protectrice, la reine Isabelle ; mais ce soutien de sa cause allait défaillir aussi : l’infortune domestique l’avait atteinte elle-même. Elle languissait, inconsolable de la mort de sa fille de prédilection. Près d’expirer, elle écrivit dans son testament ce témoignage de son humilité dans le rang suprême, et de la constance de sa tendresse pour l’époux auquel elle voulait rester unie jusque dans la mort : Que mon corps soit enseveli dans l’Alhambra de Grenade, dans une tombe au niveau de terre et foulée aux pieds ; qu’une simple pierre y dise mon nom. Mais si le roi mon seigneur se choisit une sépulture dans quelque autre temple ou dans quelque autre partie de nos royaumes, je désire que mon corps soit exhumé et transporté et enseveli à côté du sien, afin que l’union de nos corps dans la sépulture atteste et signifie l’union de nos cœurs pendant notre vie, et, je l’espère par la miséricorde de Dieu, l’union de nos âmes dans le ciel !

Ô mon fils ! écrivit Colomb à Diego en apprenant la mort de sa bienfaitrice, que ceci te soit une leçon de ce que tu auras à faire à présent. La première chose est de recommander pieusement et affectueusement à Dieu l’âme de la reine notre souveraine. Elle fut si bonne et si sainte, que nous pouvons être sûrs de sa gloire éternelle et de son abri dans le sein de Dieu contre les soucis et les tribulations de ce monde. La seconde chose que je te recommande est de veiller et de travailler de toutes tes forces pour le service du roi ; il est le chef de la chrétienté. Souviens-toi, en pensant à lui, que quand la tête souffre, tous les membres sont en souffrance. Tout le monde doit prier pour la consolation et la conservation de ses jours, mais nous surtout qui sommes ses serviteurs !

Tels étaient les sentiments de reconnaissance et de fidélité de Colomb au comble de ses disgrâces. Mais la mort d’Isabelle n’entraînait pas seulement sa fortune, elle entraînait sa vie. Retenu à Séville par le dénuement de ses équipages et par les infirmités croissantes dé ses membres, il n’avait pour consolateurs que son frère Barthélemy et son second fils, Fernando. Ce fils, âgé de seize ans, annonçait toutes les qualités sérieuses de l’homme mûr dans toutes les grâces de l’adolescent : Aime-le comme un frère, écrit Colomb à son fils aîné, Diego, alors à la cour ; tu n’en as pas d’autres. Dix frères ne seraient pas trop pour toi ! Jamais je n’ai eu de meilleurs amis que mes frères ! Il pria Barthélemy de conduire ce jeune homme à la cour, et de le recommander à son fils légitime Diego. Barthélemy partit avec Fernando pour Ségovie, résidence alors de la cour. Il sollicita en vain l’attention de la justice pour Colomb. Quand le printemps eut tempéré l’air, Colomb, accompagné de son frère et de ses fils, s’achemina lui-même vers Ségovie. Sa présence y parut importune au roi ; son indigence était un reproche à la cour. Le jugement de sa conduite et !a restitution de ses biens et privilèges furent remis à des conseils de conscience, qui, sans oser nier ses droits, usèrent sa patience en délais. Ils usaient en même temps sa vie. Ses inquiétudes d’esprit, la prévision du dénuement où il laisserait ses frères et ses fils, aigrissaient ses souffrances corporelles. Votre Majesté, écrivait- il au roi de son lit de douleur, ne juge pas à propos d’exécuter les promesses que j’ai reçues d’elle et de cette reine qui est maintenant dans la gloire. Lutter contre votre volonté, ce serait lutter contre le vent. J’ai fait ce que je devais faire ; que Dieu, qui m’a toujours été propice, fasse le reste selon sa divine justice !

Il sentait que la vie, et non la constance, allait lui manquer. Son frère Barthélemy et son fils Diego s’étaient absentés sur son ordre pour aller implorer la reine Juana, fille d’Isabelle, qui revenait de Flandre en Castille. La douleur physique, l’angoisse morale, le sentiment de l’abréviation de ses jours, trop courts maintenant pour qu’il pût espérer justice avant sa fin ; les triomphes de ses ennemis à la cour, la dérision des courtisans, la froideur du prince, les pressentiments de la dernière heure, l’isolement où l’absence de son frère et de son fils le laissait dans une ville oublieuse ou ingrate ; les souvenirs d’une vie dont la moitié s’était passée à attendre l’heure d’une grande destinée, l’autre moitié à déplorer l’inutilité du génie ; sans doute aussi la pitié pour cette race innocente et heureuse d’Indiens qu’il avait trouvés libres et enfants dans leur jardin de délices, et qu’il laissait esclaves, dépouillés . et profanés dans les mains de leurs oppresseurs ; ses frères sans soutien, ses fils sans héritage ; le doute sur le sort de sa mémoire parmi les hommes à venir ; cette agonie du génie méconnu, toutes ces tribulations de ses membres, de son esprit, de son corps, de son âme, du passé, du présent, de l’avenir, pesèrent à la fois sur le vieillard, abandonné dans sa chambre de Ségovie, pendant l’absence de ses frères et de ses enfants. Il demanda à un de ses serviteurs, vieux et dernier compagnon de ses traversées, de sa gloire et de ses misères, de lui apporter sur son lit un petit bréviaire, don du pape Alexandre VI dans le temps où les souverains le traitaient en souverain. Il écrivit, de sa main affaiblie, son testament sur une page de ce livre, auquel il attribuait une vertu de consécration divine.

Étrange spectacle pour son pauvre serviteur ! Ce vieillard, abandonné de l’univers et couché sur un lit d’indigent dans une maison d’emprunt de Ségovie, distribuait, dans son testament, des mers, des hémisphères, des îles, des continents, des nations, des empires ! Il institua, pour héritier principal, son fils légitime Diego ; en cas de mort de Diego sans postérité, il substituait à ses droits son fils naturel, le jeune Fernando ; et enfin, si Fernando lui-même venait à mourir avant d’avoir eu des fils, l’héritage passait au frère chéri de Colomb, don Barthélemy, et à ses descendants. Je prie mes souverains et leurs successeurs, disait-il, de maintenir à jamais mes volontés dans la distribution de mes droits, de mes biens et de mes charges ; moi qui, étant né à Gênes, suis venu les servir en Castille, et qui ai découvert, à l’ouest, la terre ferme, les îles et les Indes !.. Mon fils possédera ma charge d’amiral de la partie de l’Océan qui est à l’ouest d’une ligne tirée d’un pôle à l’autre ! Passant de là, à l’emploi des revenus qui lui avaient été assurés par son traité avec Isabelle et Ferdinand, le vieillard distribuait avec libéralité et sagesse les millions qui devaient revenir à sa famille, entre ses fils et Barthélemy, son frère. Il en assignait un quart à ce frère ; deux millions par an à Fernando, son second fils. Il se souvenait de la mère de cet enfant, dora Béatrice Enriquez, qu’il n’avait jamais épousée, et dont sa conscience lui reprochait l’abandon depuis ses années de pérégrination sur les mers. Il chargea son héritier de faire une opulente pension à cette compagne de ses jours obscurs, pendant qu’il luttait, à Tolède, contre les rigueurs de son premier sort. Il parut même s’accuser de quelque ingratitude ou de quelque négligence de cœur envers l’objet de ce second amour, car il ajoute, au legs qu’il lui fait, ces mots, qui durent peser à sa main mourante : Et que cela soit accompli pour le soulagement de ma conscience, car ce nom et ce souvenir sont un poids lourd sur mon âme !

Se reportant ensuite vers cette première patrie qu’une seconde patrie n’efface jamais dans le cœur de l’homme, il eut un souvenir pour cette ville de Gênes, où le temps avait moissonné toute sa maison paternelle, mais où il lui restait quelque parenté éloignée, comme ces racines qui restent dans le sol après le tronc coupé : J’ordonne à Diego, mon fils, écrivit-il, d’entretenir toujours, dans la ville de Gênes, un membre de notre famille qui y résidera avec sa femme, et de lui assurer une existence honorable, telle qu’il convient à une personne qui nous est alliée. Je veux que ce parent conserve pied et nationalité dans cette ville, en qualité de citoyen ; car c’est là que je suis né, et c’est de là que je suis venu ! Que mon fils, ajoute-t-il, avec ce sentiment chevaleresque de vassalité et d’inféodation de soi-même au souverain qui était la seconde religion de ce temps, que mon fils serve, en mémoire de moi, le roi, la reine et leurs successeurs, même jusqu’à la perte des biens et de la vie, puisque, après Dieu, ce sont eux qui m’ont fourni les mayens de faire mes découvertes ! Il est bien vrai, reprend-il avec un accent involontaire d’amertume, semblable à un reproche mal étouffé dans sa mémoire, que je suis venu les leur offrir de loin, et qu’il s’est écoulé bien du temps avant qu’on ait voulu croire au présent que j’apportais à Leurs Majestés ; mais cela était naturel, car c’était un mystère pour tout le monde, et qui ne pouvait inspirer qu’incrédulité ! C’est pourquoi je dois en partager la gloire avec ces souverains qui se sont les premiers fiés à moi !

Colomb reporta ensuite toutes ses pensées à ce Dieu qu’il avait toujours considéré comme un seul et véritable souverain, comme s’il avait relevé directement de cette Providence, dont il s’était senti plus que tout autre l’instrument et le ministre. La résignation et l’enthousiasme, ces deux ressorts de sa vie, ne lui manquèrent pas à sa mort. Il s’humilia sous la main de la nature, et se releva sous la main de Dieu, qu’il avait toujours vu à travers ses triomphes et ses revers, et qu’il voyait de plus près au moment de son départ de la terre. Il s’abîma dans le repentir de ses fautes et dans l’espérance de sa double immortalité. Poète de cœur, comme on l’a vu dans ses discours et dans ses écrits, il emprunta aux poésies sacrées des psaumes les dernières aspirations de son âme et les derniers balbutiements de ses lèvres. Il prononça en latin l’adieu suprême à ce monde, et remit à haute voix son âme à son Créateur. Serviteur satisfait de son œuvre et congédié du monde visible, qu’il avait agrandi, pour aller dans le monde invisible s’emparer de l’espace incommensurable des univers infinis.

L’envie et l’ingratitude de son siècle et de son souverain s’évanouirent avec le dernier soupir du grand homme dont ils avaient fait leur victime. Les contemporains semblent pressés d’expier envers les morts les persécutions qu’ils ont infligées aux vivants. On fit à Colomb de royales funérailles. Son corps, et plus tard celui de son fils, après avoir habité plusieurs monuments funèbres dans différentes cathédrales d’Espagne, furent transportés et ensevelis selon leurs vœux à Hispaniola, comme le conquérant dans sa conquête. Ils reposent maintenant à Cuba. Mais par un bizarre jugement de Dieu, et par une ingrate inconséquence des hommes, de toutes ces terres d’Amérique qui se disputèrent l’honneur de garder sa cendre, aucune ne garda son nom.

Tous les caractères du véritable grand homme sont réunis dans ce nom. Génie, travail, patience, obscurité du sort vaincue par la force de la nature, obstination douce mais infatigable au but, résignation au ciel, lutte contre les choses, longue préméditation de pensée dans la solitude, exécution héroïque de la pensée dans l’action, intrépidité et sang-froid contre les éléments dans les tempêtes, et contre la mort dans les séditions, confiance dans l’étoile, non d’un homme, mais de l’humanité, vie jetée avec abandon et sans regarder derrière lui en se précipitant dans cet Océan inconnu et plein de fantômes, Rubicon de quinze cents lieues, bien plus irrémédiable que celui de César ! Étude infatigable, connaissances aussi vastes que l’horizon de son temps, maniement habile mais honnête des cours pour les séduire à la vérité, convenance, noblesse et dignité de formes extérieures, qui révélaient la grandeur de l’âme et qui enchaînaient les yeux et les cœurs, langage à la proportion et à la hauteur de ses pensées ; éloquence qui convainquait les rois et qui domptait les séditions de ses équipages, poésie de. style qui égalait ses récits aux merveilles de ses découvertes et aux images de la nature ; amour immense, ardent et actif de l’humanité jusque dans ce lointain où elle ne se souvient plus de ceux qui la servent ; sagesse d’un législateur et douceur d’un philosophe dans le gouvernement de ses colonies ; pitié paternelle pour ces Indiens, enfants de la race humaine dont il voulait donner la tutelle au vieux monde et non la servitude et des oppresseurs ; oubli des injures, magnanimité de pardon envers ses ennemis ; piété, enfin, cette vertu qui contient et qui divinise toutes les autres quand elle est ce qu’elle était dans l’âme de Colomb ; présence constante de Dieu dans l’esprit, justice dans la conscience, miséricorde dans le cœur, reconnaissance dans les succès, résignation dans les revers, adoration partout et toujours.

Tel fut cet homme. Nous n’en connaissons pas de plus achevé. Il en contenait plusieurs en un seul. Il était digne de personnifier le monde ancien auprès de ce monde inconnu qu’il allait aborder le premier, et de porter à ces hommes d’une autre race toutes les vertus du vieux continent sans un seul de ses vices. Nul par la grandeur de son influence ne mérita mieux le nom de civilisateur.

Son action sur la civilisation fut sans mesure. Il compléta l’univers, il acheva l’unité physique du globe. C’était avancer, bien au delà de ce qui avait été fait jusqu’à lui, l’œuvre de Dieu : l’unité morale du genre humain. Cette œuvre à laquelle Colomb concourut ainsi était trop grande en effet pour être dignement récompensée par l’imposition de son nom au quatrième continent de la terre. L’Amérique ne porte pas son nom ; le genre humain, rapproché et réuni par lui, le portera sur tout le globe.