CICÉRON

 

ANNÉE 107 AVANT J.-C. — 647 DE LA FONDATION DE ROME

ALPHONSE DE LAMARTINE

 

 

Ce n’est pas le nom d’un orateur, c’est le nom de l’éloquence.

L’éloquence, telle que nous l’entendons et telle que Cicéron l’entendait lui-même, n’est pas seulement l’art de parler aux hommes sur la place publique : c’est le don de sentir fort, de penser juste, de savoir tout, d’imaginer avec splendeur, d’exprimer avec puissance, et de communiquer, par la parole écrite ou parlée, aux autres hommes, l’idée, le sentiment, la conviction de la vérité, l’admiration du beau, le goût de l’honnête, l’enthousiasme de la vertu, le dévouement au devoir, l’héroïsme de la patrie, la foi dans l’immortalité, qui rendent l’âme honnête, le cœur sensible, l’esprit juste, la raison saine, la science populaire, l’imagination artiste, le patriotisme ardent, le courage viril, la liberté chère, la philosophie pieuse, la religion conforme à l’idée la plus haute de la Divinité, en un mot, qui font l’individu bon, le peuple grand, l’humanité sainte.

Voilà ce que nous entendons par l’idéal de l’éloquence. Elle suppose pour nous la possession et l’exercice de toutes les facultés intellectuelles et morales de l’homme résumées dans la parole : la puissance du verbe humain.

Aucun homme peut-être ne les réunit autant en lui que Cicéron, dont nous entreprenons de vous raconter l’histoire. Poète, philosophe, citoyen, magistrat, consul, administrateur de provinces, modérateur de la république, idole et victime du peuple, théologien, jurisconsulte, orateur suprême, honnête homme surtout, il eut de plus le rare bonheur d’employer tous ces dons divers, tantôt à l’amélioration, au délassement et aux délices de son âme dans la solitude, tantôt au perfectionnement des arts de la parole par l’étude, tantôt au maniement du peuple, tantôt aux affaires publiques de sa patrie, qui étaient alors les affaires de l’univers, et d’appliquer ainsi ses dons, ses talents, son courage et ses vertus au bien de son pays, de l’humanité, et au culte de la Divinité à mesure qu’il les perfectionnait pour lui-même !

On ne put lui reprocher que deux fautes : la vaine gloire dans la contemplation de lui-même, et des faiblesses réelles, ou plutôt des indécisions regrettables à la fin de sa vie envers les tyrans de sa patrie. Mais ces deux fautes, si on étudie bien son histoire, ne sont pas les fautes de son caractère, elles sont surtout les fautes de son temps.

La vaine gloire était la vertu des grands hommes à ces époques où la religion, plus magnanime et plus épurée des vanités humaines, n’avait pas encore enseigné aux hommes l’abnégation, la modestie, l’humilité, qui déplacent pour nous la gloire de la terre, et qui la reportent dans la satisfaction muette de la conscience ou dans la seule approbation de Dieu.

Et quant aux compositions avec les événements et avec les tyrannies qu’on reproche de loin à Cicéron, il faut se reporter à l’état de là république romaine, à la corruption des mœurs, à la lâcheté du peuple, à l’énervation des caractères de son temps, pour être juste envers ce grand homme. A aucune époque de sa carrière civile il n’a montré devant son devoir une hésitation. S’il faiblit devant César, il ne faiblit pas devant la mort. Mais pour appuyer le levier de cette force d’âme qu’on lui demande, et pour soutenir seul la république contre César, il lui fallait un point d’appui dans la république. Il n’y en avait plus. Ce ne fut pas le levier qui manqua à Cicéron, ce fut le point d’appui. On peut plaindre le temps, mais non accuser le citoyen.

Aucune forme de gouvernement autant que la république romaine ne fut propre à former ces hommes complets, tels que nous venons de les définir dans le plus grand orateur de Rome. On n’avait pas inventé alors ces divisions de facultés et ces spécialités de professions qui décomposent un homme entier en fraction d’homme, et qui le rapetissent en le décomposant. On ne disait pas : Celui-ci est un citoyen civil, celui-là est un citoyen militaire, celui-ci est poète, celui-ci est orateur, celui-ci est un avocat, celui-là est consul. On était tout cela à la fois, si la nature et la vocation vous avaient donné toutes ces aptitudes. On ne mutilait pas arbitrairement la nature, comme nous faisons si malheureusement aujourd’hui, au grand détriment de la grandeur de la patrie et de l’espèce humaine. On n’imposait pas à Dieu un maximum de facultés qu’il lui était défendu de dépasser quand il créait une intelligence plus universelle ou une âme plus grande que les autres. César plaidait, faisait des vers, écrivait l’Anti-Caton, conquérait les Gaules. Cicéron écrivait des poèmes, faisait des traités de rhétorique, défendait les causes au barreau, haranguait les citoyens à la tribune, discutait le gouvernement au sénat, percevait les tributs en Sicile ; commandait les armées en Syrie, philosophait avec les hommes d’étude, et tenait école de littérature à Tusculum. Ce n’était pas la profession, c’était le génie qui faisait l’homme ; et l’homme alors était d’autant plus homme qu’il était plus universel : de là la grandeur de ces hommes multiples de l’antiquité. Quand, mieux inspirés, nous voudrons grandir comme elle, nous effacerons ces barrières jalouses et arbitraires que notre civilisation moderne place entre les facultés de la nature et les services qu’un même citoyen peut rendre sous diverses formes à sa patrie. Nous ne défendrons plus à un philosophe d’être un politique, à un magistrat d’être un héros, à un orateur d’être un soldat, à un poète d’être un sage ou un citoyen. Nous ferons des hommes, et non plus des rouages humains. Le monde moderne en sera plus fort et plus beau, et plus conforme au plan de Dieu, qui n’a pas fait de l’homme un fragment, mais un ensemble.

Cicéron, tel que nous le retrouvons dans les portraits et dans les lettres de ses contemporains ou de lui-même, était de taille haute, telle qu’elle est nécessaire à un orateur qui parle devant le peuple, et qui a besoin de dominer de la tête ceux qu’il doit dominer de l’esprit. Ses traits étaient sévères, nobles, purs, élégants, éclairés par l’intelligence intérieure qui les avait pour ainsi dire façonnés à son image. Le front élevé, et poli comme une table de marbre destinée à recevoir et à effacer les mille impressions qui le traversaient ; le nez aquilin, très resserré entre les yeux ; le regard à la fois recueilli en lui-même, ferme et assuré sans provocation quand il s’ouvrait et se répandait sur la foule ; la bouche fine, bien fendue des lèvres, sonore, passant aisément de la mélancolie des grandes préoccupations à la grâce d’étendue du sourire ; les joues creuses, pâles, amaigries par les contentions de l’étude et par les fatigues de la tribune aux harangues. Son attitude avait le calme du philosophe plutôt que l’agitation du tribun. Ce n’était pas une passion, c’était une pensée qui se posait et qui se dessinait en lui sous les yeux du peuple. On voyait qu’il aspirait à illuminer, non à égarer la foule. Toute l’autorité de la vertu publique, toute la majesté du peuple romain, se levaient avec lui quand il se levait pour prendre la parole. Un nombreux et grave cortége de rhéteurs grecs, d’affranchis, de clients, de citoyens romains sauvés par ses talents, l’accompagnait quand il traversait la place pour monter aux rostres. Il tenait à la main un rouleau de papier et un stylet de plomb pour noter ses exordes, ses démonstrations, ses péroraisons, parties préparées ou inspirées de ses discours. Son costume, soigneusement conforme à la coupe antique, n’avait rien de la négligence du cynique ou de la mollesse de l’épicurien. Il n’attirait pas les yeux par la recherche, et ne les offensait pas par la sordidité. Il était vêtu, non paré, de sa robe à plis perpendiculaires serrée au corps. Il ne voulait pas que les couleurs, en attirant les yeux, donnassent des distractions aux oreilles. Son aspect maladif, surtout dans sa jeunesse, intéressait à cette langueur du corps dompté par l’esprit. On y lisait ses insomnies et ses méditations. Excepté sa voix grave et façonnée par l’exercice, toute son apparence extérieure était celle d’une pure intelligence qui n’aurait emprunté de la matière que la forme strictement nécessaire pour se rendre visible à l’humanité. Mais le peuple romain, comme le peuple grec, accoutumé par la fréquentation du Forum à juger ses orateurs en artiste, appréciait dans César, dans Hortensius, cette exténuation du corps qui attestait l’étude, la passion, les veilles, la consomption de l’âme. La maigreur et la pâleur de Cicéron étaient une partie de son prestige et de sa majesté.

Il était né dans une petite ville municipale des environs de Rome nommée Arpinum, patrie de Marius. Sa mère, Helvia, femme supérieure par le courage et la vertu, comme toutes les mères où se moulent les grands hommes, l’enfanta sans douleur. Un génie apparut à sa nourrice, dit la rumeur antique, et lui prédit qu’elle allaitait dans cet enfant le salut de Rome ; ce qui signifie que la physionomie et le regard de cet enfant répandaient dans le cœur de sa mère et de sa nourrice on ne sait quel pressentiment de grandeur et de vertu innées. Helvia était d’un sang illustre. Sa famille paternelle cultivait obscurément ses domaines modiques dans les environs d’Arpinum, sans rechercher les charges publiques et sans venir à Rome, contente d’une fortune modique et d’une considération locale dans sa province. Malgré la nouveauté de son nom, que Cicéron fit le premier éclater dans Rome, cette famille remontait, dit-on, par filiation jusqu’aux anciens rois déchus du Latium. Le grand-père et les oncles de Cicéron s’étaient distingués déjà par l’aptitude aux affaires et par quelques symptômes inattendus d’éloquence dans des députations envoyées par leur ville à Rome pour y soutenir de graves intérêts. Il est rare que le génie soit isolé dans une famille ; il y montre presque toujours des germes avant d’y faire éclore un fruit consommé. En remontant de quelques générations dans une race, on reconnaît à des symptômes précurseurs le grand homme que la nature semble y préparer par degrés. Cela fut ainsi dans la famille poétique du Tasse, dont le père était déjà un poète de seconde inspiration ; ainsi dans la famille de Mirabeau, dont le père et surtout les oncles étaient des orateurs naturels et sauvages, plus frustes, mais peut-être plus natifs que le neveu ; ainsi de Cicéron et de beaucoup d’autres. La nature élabore longtemps et sourdement ses chefs-d’œuvre dans l’humanité comme dans les minéraux et les végétaux. L’homme est un être successif qui retrace et contient peut-être dans une seule âme les vertus des âmes de cent générations.

Ces aptitudes et ces goûts oratoires et littéraires de la famille de Cicéron, et la tendresse qui se change en ambition pour son fils dans le cœur d’une noble mère, firent élever dans les lettres grecques et romaines l’enfant qui promettait de bonne heure tant de gloire à sa maison. La littérature grecque était alors pour les jeunes Romains ce que la littérature latine a été depuis pour nous : la tradition de l’esprit humain, le modèle de la langue, le grand ancêtre de nos idées. La rapide et universelle intelligence de l’enfant fit une explosion plutôt que des progrès aux premières leçons qu’il reçut en sortant du berceau, sous les yeux de sa mère. Sa vocation aux choses intellectuelles fut si prompte, si merveilleuse et si unanimement reconnue autour de lui, dans les écoles d’Arpinum, qu’il goûta la gloire, dont il devait épuiser l’ivresse, presque en goûtant la vie. Les petits enfants, ses compagnons d’école, le proclamèrent d’eux-mêmes roi des écoliers ; ils racontaient à leurs parents, en rentrant des leçons, les prodiges de compréhension et de mémoire du fils d’Helvia, et ils lui faisaient d’eux-mêmes cortège jusqu’à la porte de sa maison, comme au patron de leur enfance. Quand la supériorité est démesurée parmi les enfants et parmi les hommes, elle ne suscite plus l’envie : on la subit et on l’acclame comme un phénomène ; et comme les phénomènes sont isolés et ne se renouvellent pas, ils n’humilient pas la jalousie, ils l’étonnent. Tel était le sentiment qu’inspirait le jeune Cicéron aux enfants d’Arpinum. Que n’en inspira-t-il un aussi noble et aussi honorable plus tard à Clodius, à Octave et à Antoine ?

La poésie, cette fleur de l’âme, l’enivra la première. Elle est le songe du matin des grandes vies ; elle contient en ombres toutes les réalités futures de l’existence ; elle remue les fantômes de toutes choses avant de remuer les choses elles-mêmes ; elle est le prélude des pensées et le pressentiment de l’action. Les riches natures, comme César, Cicéron, Brutus, Solon, Platon, commencent par l’imagination et la poésie : c’est le luxe des sèves surabondantes dans les héros, les hommes d’État, les orateurs, les philosophes. Malheur à qui n’a pas été poète une fois dans sa vie ?

Cicéron le fut de bonne heure, longtemps et toujours. Il ne fut si souverain orateur que parce qu’il était poète. La poésie est l’arsenal de l’orateur. Ouvrez Démosthène, Cicéron, Chatham, Mirabeau, Vergniaud : partout où ces orateurs sont sublimes, ils sont poètes. Ce qu’on retient à jamais de leur éloquence, ce sont des images et des passions dignes d’être chantées et perpétuées par des vers.

En sortant de l’adolescence, Cicéron publia plusieurs poèmes qui le placèrent, disent les historiens, parmi les poètes renommés de son temps. Plutarque affirme que sa poésie égala son éloquence.

Il étudiait en même temps la philosophie sous les maîtres grecs de cette science qui les contient toutes. Il suivait surtout les leçons de Philon, sectateur de Platon. Il ouvrait ainsi son âme par tous les pores à la science, à la sagesse, à l’inspiration, à l’éloquence. Recueillant tout ce qui avait été pensé, chanté ou dit de plus beau avant lui sur la terre, pour se former â lui-même dans son âme un trésor intarissable de vérités, d’exemples, d’images, d’élocution, de beauté morale et civique, il se proposait d’accroître et d’épuiser ensuite ce trésor pendant sa vie, pour la gloire de sa patrie et pour sa propre gloire, immortalité terrestre dont les hommes d’alors faisaient un des buts et un des prix de la vertu.

Il suivait assidûment aussi, à la même époque, les séances des tribunaux et les séances du Forum, ce tribunal des délibérations politiques devant le peuple, écoutant, regardant agir les grands maîtres de la tribune de son temps : Scævola, Hortensius, Cotta, Crassus, et surtout Antoine, dont il a depuis immortalisé lui-même l’éloquence dans ses traités sur cet art. Il s’honorait d’être leur disciple, et il s’étudiait en rentrant chez lui à reproduire de mémoire, sous sa plume, les traits de leurs harangues qui avaient ému la multitude ou charmé son esprit. Ignoré encore lui-même comme orateur, sa renommée comme poète s’étendait à Rome par la publication d’un poème épique sur les guerres et les destinées de Marius, son grand compatriote.

Rome était alors à une de ces crises tragiques et suprêmes qui agitent les empires ou les républiques au moment où leurs institutions les ont élevés au sommet de vertu, de gloire et de liberté auquel la Providence permet à un peuple de parvenir. Arrivées à ce point culminant de leur existence et de leur principe, les nations commencent à chanceler sur elles-mêmes avant de se précipiter dans la décadence, comme par un vertige de la prospérité ou par une loi de notre imparfaite nature. C’est le moment où les peuples enfantent les plus grands hommes et les plus scélérats, comme pour préparer des acteurs plus sublimes et plus atroces à ces drames tragiques qu’ils donnent à l’histoire. Cicéron apparaissait dans la vie précisément à ce moment de l’achèvement et de la décomposition de la république romaine ; en sorte que son histoire, mêlée à celle de sa patrie depuis sa naissance jusqu’à son supplice, est à la fois celle des hommes les plus mémorables ou les plus exécrables de l’univers, celle des plus grandes vertus et des plus grands crimes, des plus éclatants triomphes et des plus sinistres catastrophes de Rome. La liberté, la servitude de l’univers, se conquièrent, se perdent, se jouent pendant un demi-siècle en lui, autour de lui, ou avec lui. L’âme d’un seul homme est le foyer du monde, et sa parole est l’écho de l’univers.

Le principe de la république romaine était l’adjonction successive d’abord de l’Italie, puis de l’Europe, puis enfin du monde alors connu, à la domination des Romains. Grandir était leur loi ; on ne grandit en territoire que par la guerre : la guerre était donc la fatalité de ce peuple. D’abord défensive dans ses commencements, la guerre romaine était devenue offensive, puis universelle. La guerre altère de gloire, la gloire donne la popularité ; la popularité donne aux ambitieux la puissance politique. Le triomphe à Rome était devenu une institution ; cette institution donnait pour ainsi dire un corps à la renommée, et faisait des triomphateurs des candidats à la tyrannie.

Pour entretenir cette concurrence de triomphes et cette guerre universelle et perpétuelle, de grandes armées presque permanentes aussi étaient devenues nécessaires. De grandes armées permanentes sont l’institution la plus fatale à la liberté et au pouvoir tout moral des lois. Celles qui restaient rassemblées en légions dans les provinces conquises ou en Italie commençaient à élever leurs généraux au-dessus du sénat et du peuple, et à former pour ou contre ces généraux de grandes factions militaires, armées bien autrement dangereuses que les factions civiles. Celles qui étaient licenciées après qu’on leur avait partagé des terres formaient dans l’Italie même et dans les campagnes de Rome des noyaux de mécontents prêts à recourir aux armes, leur seul métier, et à donner des bandes ou des légions aux séditions politiques, aux tribuns démagogues ou aux généraux ambitieux. Le sénat et le peuple étaient donc tout prêts à être dominés et subjugués dans Rome même par là guerre et par la gloire qu’ils avaient destinées à subjuguer le monde. Ils avaient envoyé des tyrans au monde, et le monde vaincu leur renvoyait des tyrans domestiques. Déjà l’épée se jouait des lois ; déjà, sous un respect apparent pour l’autorité nominale du sénat, les généraux et les triomphateurs se marchandaient entre eux les charges, les consulats ; les gouvernants de provinces troquaient leurs légions ou se prêtaient leurs armées, pour se les rendre après je temps voulu par les lois. Rome n’était plus qu’une grande anarchie dominatrice du monde au dehors, mais où les citoyens avaient cédé la réalité de la souveraineté aux légions, où la constitution ne conservait plus que ses formes, où les généraux étaient des tribuns, et où les factions étaient des camps.

Tel était l’état de la république romaine quand le jeune Cicéron revêtit la robe virile, pour prendre son rôle de citoyen, d’orateur, de magistrat dans la scène du temps.

Marius, plébéien d’Arpinum, après s’être illustré dans les camps et avoir sauvé l’Italie de la première invasion des barbares du Nord, avait pris parti à Rome pour le peuple contre les patriciens et contre le sénat. Démagogue armé et féroce, il avait prêté ses légions à la démocratie pour immoler l’aristocratie. Ses proscriptions et ses assassinats avaient décimé Rome et inondé de sang l’Italie. Sylla, patricien de Rome, d’abord lieutenant, puis rival de Marius, lui avait à son tour enlevé sa gloire et ses légions, les avait ramenées contre sa patrie, avait proscrit les proscripteurs, égorgé les égorgeurs, assassiné en masse le peuple, asservi le sénat en le rétablissant, élevé les esclaves au rang de citoyens romains, partagé les terres des proscrits entre ses cent vingt mille légionnaires, puis abdiqué sous le prestige de la terreur qu’il avait inspirée au peuple, et remis en jeu les ressorts de l’antique constitution, faussés, subjugués, ensanglantés par lui. Une guerre qu’on appelait la guerre sociale, guerre des auxiliaires de la république contre Rome elle-même, avait compliqué encore, par l’insurrection de l’Italie, cette mêlée d’événements, de passions, de proscriptions, de sang et de crimes. Sylla en triompha. Les bons citoyens de Rome s’enrôlèrent, pour défendre la patrie, même sous la dictature d’un tyran. Cicéron y suivit son modèle et son maître, l’orateur Hortensius. Il en revint avec les légions victorieuses de Sylla, pour assister avec horreur à l’éclipse de toute liberté, aux dictatures, aux proscriptions, aux égorgements de Rome. Son extrême jeunesse et sa vie studieuse à Arpinum le dérobèrent non au malheur, mais au danger du temps. Il reparut à Rome après le rétablissement violent mais régulier des choses et du sénat par Sylla. Il se prépara à la tribune politique et aux charges de la république par l’exercice du barreau, noviciat des jeunes Romains qui aspiraient ainsi à l’estime et à la reconnaissance du peuple, avant de briguer ses suffrages pour les magistratures. Il publia en même temps des livres sur la langue, sur la rhétorique, sur l’art oratoire, qui décelaient la profondeur et l’universalité de ses études. Ses premiers plaidoyers pour ses clients étonnèrent les orateurs les plus consommés de Rome. Sa parole éclata comme un prodige de perfection inconnu jusqu’à ce jeune homme dans la discussion des causes privées. Invention des arguments, enchaînement des faits, conclusion des témoignages, élévation des pensées, puissance des raisonnements, harmonie des paroles, nouveauté et splendeur des images, conviction de l’esprit, pathétique du cœur, grâce et insinuation des exordes, force et foudre des péroraisons, beauté de la diction, majesté de la personne, dignité du geste, tout porta, en peu d’années, le jeune orateur au sommet de l’art et de la renommée. Ses discours, préparés dans le silence de ses veilles, notés, écrits à loisir, effacés, écrits de nouveau, corrigés encore, comparés studieusement par lui aux modèles de l’éloquence grecque, appris fragments par fragments, tantôt aux bains, tantôt dans ses jardins, tantôt dans ses promenades autour de Rome, récités devant ses amis, soumis à la critique de ses émules ou de ses maîtres, prononcés en public sur le ton donné par des diapasons apostés dans la foule, enrichis de ces inspirations soudaines qui ajoutent la merveille de l’imprévu et le feu de l’improvisation à la sûreté et à la solidité de la parole réfléchie, étaient des événements dans Rome. Ils existent revus et publiés par l’orateur lui-même ; ils sont encore des événements pour la postérité. Nous n’en parlerons pas ; ils forment des volumes. Ils sont restés monuments de l’esprit humain.

Ces discours furent la base de la renommée et de la vie publique du jeune Cicéron. Mais il fut consumé par sa propre flamme : son corps fragile ne put supporter ces excès d’études, de parole publique, de clientèle et de gloire dont il était submergé. Sa maigreur, sa pâleur, ses évanouissements fréquents, l’insomnie, la voix brisée par l’effort pour répondre à l’avidité et aux applaudissements de la foule, son exténuation précoce, qui, pour une gloire du barreau et des lettres trop tôt cueillie, menaçait une vie avide d’une plus haute et plus longue gloire, peut-être aussi les conseils que lui donnèrent ses amis d’échapper à l’attention de Sylla, qu’une si puissante renommée pouvait offusquer dans un jeune favori du peuple, et que Cicéron avait légèrement blessé en défendant un de ses proscrits que personne n’avait osé défendre ; toutes ces causes, et plus encore la passion d’étudier la Grèce en Grèce même, décidèrent Cicéron à quitter Rome et le barreau, et à visiter Athènes.

Il s’y livra presque exclusivement, sous les philosophes grecs les plus renommés, à l’étude de la philosophie. Sous le charme de ces études, qui dépaysent l’âme des choses terrestres pour l’élever aux choses immatérielles, il avait pour un temps renoncé à Rome, à l’ambition et à la gloire. Lié avec Atticus, riche Romain, voluptueux d’esprit, qui n’estimait les choses que par le plaisir qu’elles donnent, Cicéron se proposait de recueillir son modique patrimoine en Grèce, et de s’établir à Athènes pour y passer obscurément sa vie dans l’étude du beau, dans la recherche du vrai, dans la jouissance de l’art. Mais sa santé se rétablissait ; les maîtres des écoles d’éloquence les plus célèbres d’Athènes, de Rhodes, de l’Ionie, accouraient pour l’entendre discourir dans les académies de l’Attique ; et, pénétrés d’admiration pour ce jeune barbare, ils confessaient avec larmes que Rome les avait vaincus par les armes, et qu’un Romain les dépassait par l’éloquence. Il leur donnait des leçons de pensée, et ils lui en donnaient de diction, d’harmonie, d’intonation, de geste. La nouvelle de la mort de Sylla, qui arriva en ce moment à Athènes, et qui présageait de nouvelles destinées à la liberté de Rome, enleva Cicéron à lui-même. Il se sentit appelé par des événements inconnus, et il partit pour Rome en passant par l’Asie, pour visiter toutes les grandes écoles de littérature et d’éloquence, et pour s’assurer aussi si ces temples fameux, d’où le paganisme avait envoyé ses superstitions et ses fables à Rome, ne contenaient pas le mot caché sur la Divinité, objet suprême de ses études. Il consulta les oracles. Celui du temple de Delphes lui dit la grande vérité des hommes de bien destinés à prendre part aux événements de leur pays dans les temps de révolution.

Par quel moyen, lui demanda Cicéron, atteindrai-je la plus grande gloire et la plus honnête ?

En suivant toujours tes propres inspirations, et non l’opinion de la multitude, lui répondit l’oracle.

Cet oracle le frappa ; et c’est en y conformant sa vie qu’il mérita en effet sa réputation d’homme de bien, sa gloire et sa mort.

Rentré à Rome, il y vécut quelques années dans l’ombre, ne s’attachant à aucune des factions qui divisaient la république, ne faisant cortège à aucun des chefs de parti dont la faveur poussait les jeunes gens aux candidatures, et ne sollicitant rien du peuple. On le méprisait, disent les historiens, pour ce mépris qu’il faisait des hommes et des richesses, et pour cette estime qu’il gardait aux choses immatérielles. On l’appelait poète, lettré, homme grécisé, philosophe spéculatif, noyé dans la contemplation des choses inutiles. Le vulgaire méprise dans tous les siècles tout ce qui n’est pas vulgaire comme lui. Il ne s’émut pas de ces railleries, et continua à se perfectionner en silence, pour le seul amour du beau et du bien. Il vivait alors familièrement avec le plus grand acteur de la scène romaine, Roscius ; ils s’étudiaient ensemble : l’acteur, à imiter les intonations, les attitudes et les gestes que la nature inspirait d’elle-même à Cicéron ; l’orateur, à imiter l’action que l’art enseignait à Roscius : et de cette lutte entre la nature qui inspire et l’art qui achève résultait pour l’acteur et pour l’orateur la perfection, qui consiste, pour l’acteur à ne rien feindre au théâtre qui ne jaillisse de la nature, et pour l’orateur à ne rien professer à la tribune qui ne soit avoué par l’art et conforme à la suprême convenance des choses, qu’on nomme le beau.

Cependant le père, la mère, les oncles de Cicéron et ses amis le conjuraient de faire violence à son goût pour la retraite, et de ne pas priver la république, dans des temps difficiles, des dons que les dieux, l’étude, les lettres, les voyages, avaient accumulés en lui. La vertu et l’éloquence ne lui avaient été données, lui disaient-ils, que comme deux armes divines pour la grande lutte qui se balançait entre les hommes de bien et les scélérats, entre la république et la tyrannie, entre l’anarchie des démagogues et la liberté des bons citoyens. Il céda à leurs instances, et sollicita la questure la même année où les deux plus grands orateurs du temps, ses maîtres et ses modèles, Hortensius et Cotta, sollicitèrent le consulat, première magistrature de Rome, qui durait un an. Le peuple, lassé des hommes de guerre qui avaient ensanglanté assez longtemps Rome, voulut relever la liberté et la tribune en les nommant tous les trois. La questure était une magistrature secondaire qui donnait entrée dans le sénat. Les questeurs étaient chargés de percevoir les tributs et d’approvisionner Rome. Le sort, qui distribuait les provinces entre les questeurs, donna la Sicile à Cicéron. Tout en prévenant par ses mesures la disette qui menaçait le peuple romain, il ménagea la Sicile et s’y fit adorer ; il la parcourut tout entière, moins en proconsul qu’en philosophe et en historien curieux de rechercher dans ses ruines les vestiges de sa grandeur antique. Il y découvrit le tombeau d’Archimède, un des plus grands génies que la mécanique ait jamais donnés aux hommes, et il fit restaurer à ses frais le monument de cet homme presque divin.

Plein du bruit que son nom, son éloquence et sa magistrature heureuse faisaient en Sicile, il s’étonna, en revenant à Rome, de trouver ce nom et ce bruit étouffés par le tumulte tous les jours nouveau d’une immense capitale absorbée dans ses propres rumeurs, dans ses passions, dans ses intérêts, dans ses jeux, et divisée entre ses tribuns, ses agitateurs et ses orateurs. Il comprit que, pour influer sur ce peuple mobile et sensuel, il ne fallait pas disparaître un jour de ses yeux. Il épousa Terentia, femme d’illustre extraction et de fortune modique. Il acheta une maison plus rapprochée du centre des affaires que sa maison paternelle, située dans un quartier d’oisifs. Il ouvrit cette maison à toute heure à la foule des clients ou des plaideurs qui assiégeaient à Rome le seuil des hommes publics. Il apprit de mémoire le nom et les antécédents de tous les citoyens romains, afin de les flatter par ce qui flatte le plus les hommes, l’attention qu’on leur marque dans la foule, et de les saluer tous par leur nom quand ils l’abordaient dans la place publique. Il n’eut plus besoin ainsi d’un affranchi qu’on appelait le nomenclateur, et qui suivait toujours les candidats aux charges, ou les magistrats, pour leur souffler à voix basse le nom des citoyens.

Parvenu à l’âge de quarante et un ans, possesseur, par ses héritages personnels et par la dot de Terentia, sa femme, d’une fortune qui ne fut jamais splendide, car il ne plaida jamais que gratuitement, pour la justice ou pour la gloire, jugeant que la parole était de trop haut prix pour être vendue ; lié d’amitié avec les plus grands, les plus lettrés et les plus vertueux citoyens de la république, Hortensius, Caton, Brutus, Atticus, Pompée ; père d’un fils dans lequel il espérait revivre, d’une, fille qu’il adorait comme la divinité de son avenir ; n’employant son superflu qu’à l’acquisition de livres rares que son ami le riche et savant Atticus lui envoyait d’Athènes ; distribuant son temps entre les affaires publiques de Rome et ses loisirs d’été dans ses maisons de campagne, à Arpinum, dans les montagnes de ses pères ; à Cumes, sur le bord de la mer de Naples ; à Tusculum, au pied des collines d’Albe, séjours cachés et délicieux ; mesurant ses heures dans ces retraites comme un avare mesure son or ; donnant les unes à l’éloquence, les autres à la poésie, celles-ci à la philosophie, celles-là à l’entretien avec ses amis ou à ses correspondances, quelques-unes à la promenade sous les arbres qu’il avait plantés et parmi les statues qu’il avaient recueillies, d’autres aux repas, peu au sommeil ; n’en perdant aucune pour le travail, le plaisir d’esprit, la santé ; se couchant avec le soleil, se levant avant l’aurore pour recueillir sa pensée avant le bruit du jour dans toute sa force, sa santé se rétablissait, son corps reprenait l’apparence de la vigueur, sa voix ces accents mâles et cette vibration nerveuse que Démosthène faisait lutter avec le bruit des vagues de la mer, et plus nécessaires aux hommes qui doivent lutter avec les tumultes des multitudes. Il était sage, honoré, aimé, heureux, pas encore envié. La destinée semblait lui donner tout à la fois, au commencement de sa vie, cette dose de bonheur et de calme qu’elle mesure à chacun dans sa carrière, comme pour lui faire mieux savourer, par la comparaison et par le regret, les années de trouble, d’action, de tumulte, d’angoisse et de mort dans lesquelles il allait bientôt entrer.

Six ans après sa questure en Sicile, Cicéron fut élu édile, à l’unanimité, par le peuple rassemblé en tribus. L’édile était chargé des embellissements de Rome et des spectacles à donner au peuple. Le peuple, avide de spectacle, pensa que la Sicile, dont Cicéron avait conquis l’affection et la reconnaissance, lui enverrait des gladiateurs, des comédiens et des bêtes féroces qui illustreraient son édilité. Cette magistrature donnait aux édiles le droit d’étaler dans le vestibule de leur maison les images et les statues de leurs ancêtres. Cicéron, qui n’avait pas d’ancêtres, n’étala point d’images. Il accepta, sans s’en humilier, le nom d’homme nouveau, qu’on donnait à Rome à ceux qui faisaient leur propre nom, au lieu d’en hériter. Il se trouvait placé ainsi entre l’aristocratie et la démocratie, dans ce milieu favorable à l’équité, entre les deux factions qui se disputaient Rome ; plébéien par la naissance, patricien par les charges et par les sentiments. Ce fut l’époque où il écrivit, à l’instigation des Siciliens, ses harangues mémorables contre Verrès, qui avait spolié la Sicile de ses objets d’art et de ses monuments nationaux : ces harangues, qui ne furent jamais prononcées, firent à jamais, du nom de Verrès, le nom des illustres concussionnaires de nation. Plus tard, Cicéron, se repentant sans doute d’avoir infligé au delà du juste une si flétrissante immortalité au préteur de Sicile, le secourut de sa bourse dans l’indigence où ce proconsul était tombé.

Deux ans après son édilité, il brigua la préture, magistrature qui n’avait au-dessus d’elle que la première, c’est-à-dire le consulat. Il soutenait alors, dans le sénat, Pompée, l’idole de l’aristocratie romaine, qui demandait un pouvoir illimité pour purger la mer des pirates de Cilicie, qui assiégeaient les côtes d’Italie. L’éloquence de Cicéron l’emporta sur la résistance des démagogues : Pompée fut dictateur, et Cicéron préteur.

Sa renommée d’incorruptibilité était telle, qu’un accusé de concussion, nommé Macer, ami et protégé de Crassus, le plus riche des Romains, ayant appris que Cicéron était décidé à voter sa condamnation, lui fit dire qu’il se sentait jugé d’avance, puisque Cicéron était contre lui ; et, rentrant dans sa maison, sans permettre à ses avocats de plaider sa cause, il se coucha, et mourut d’une mort volontaire, estimant que la condamnation de Cicéron était la condamnation des dieux.

Jusque-là cependant, et malgré la maturité de son âge et l’obstination de ses études pour perfectionner en lui le don de la parole, il n’avait plaidé que devant les tribunaux ou devant le sénat ; mais il ne s’était pas cru capable encore d’aborder la, tribune aux harangues, et de plaider des causes publiques devant le peuple. Le peuple lui semblait le plus redoutable et le plus délicat des auditoires. Il lui fallait, disait-il, une éloquence aussi intrépide, aussi diverse, aussi soudaine et aussi toute-puissante que lui. Ce n’était pas trop de la moitié d’une vie pour s’y préparer.

Il s’y hasarda, pour la première fois, pour soutenir l’espèce de dictature navale et militaire qu’on avait donnée à Pompée, et qu’on proposait de restreindre. Il triompha. Ce triomphe lui valut, deux ans après, le consulat, objet de son ambition et fondement de sa gloire. Peu agréable à la multitude, dont il combattait les désordres, sans racines dans l’aristocratie, à laquelle il n’appartenait pas par la naissance, il ne pouvait s’élever que sur ses talents et sur ses services à cette suprême magistrature, décernée par l’élection. Deux hommes funestes, qui tenaient à la fois aux grandes familles par le sang, à la multitude par les lâches adulations et par leur complaisance pour ses crimes, Antonius et Catilina, étaient ses concurrents. Il commença par détacher Antonius, le moins dangereux de ses deux rivaux, homme sans caractère, en lui promettant de servir son ambition, qui n’était que de la vanité, de l’accepter pour collègue au consulat, et de lui laisser les grands gouvernements de l’Italie hors de Rome. Ayant décomposé ainsi la brigue de ses adversaires, il combattit si vivement la politique plébéienne et turbulente de Catilina devant le sénat, que l’aristocratie, flattée de rencontrer un tel soutien, et le peuple, jaloux de s’assurer une telle éloquence, le nommèrent, non au scrutin, mais d’acclamation, consul avec Antonius. Il tint parole à son collègue, et lui fit donner ce qu’il désirait, le gouvernement de l’Italie. Quant à lui, il resta à Rome pour préserver la république des agitations et des subversions qui menaçaient tous les jours Rome pendant l’absence de Pompée, alors en Asie.

Ces circonstances suprêmes ne tardèrent pas à éclater. Indépendamment des grandes factions militaires dont nous avons parlé, factions représentées dans Marius, dans Sylla, dans Pompée, et bientôt après dans César ; indépendamment aussi des factions permanentes des patriciens et des plébéiens qui déchiraient la république depuis quelques années, il y avait à Rome une faction de l’anarchie, de la démagogie et du crime, qui couvait sous toutes les autres, et qui n’attendait, pour les renverser et les submerger toutes dans leur propre sang, que l’occasion d’un trouble civil ou d’une faiblesse du gouvernement. Les éléments de cette faction impie, qui bouillonne toujours dans la lie des sociétés vieillies et malades, étaient d’abord la populace, écume du peuple qui s’imprègne et qui se corrompt de tous les vices du temps, et qui flotte à la surface des grandes villes au vent de toutes les séditions. C’étaient ensuite les affranchis, les prolétaires et les esclaves, rejetés par des lois jalouses en dehors des droits des citoyens, et toujours prêts a briser le cadre des lois qui ne s’élargissaient pas pour leur faire leur juste place ; c’étaient, après, cette multitude de soldats licenciés de Sylla, de Marius, de Pompée lui-même, à qui on avait distribué des terres dans certaines parties de l’Italie, mais qui, bientôt lassés de leur médiocrité et de leur oisiveté dans ces colonies militaires, ou ayant épuisé promptement dans la prodigalité des nouveaux enrichis leur fortune, demandaient à s’en faire une autre en prêtant leurs armes aux séditions de la patrie. Enfin, c’était un petit nombre de jeunes gens des premières maisons de Rome, tels que Clodius, César, Catilina, Crassus, Cethegus, qui, ayant gardé le crédit en perdant les vertus de leurs ancêtres, corrompus de mœurs, pervertis de débauches, ruinés de prodigalités, signalés de scandales, indifférents d’opinions, avides de fortune, trahissant leur sang, leur caste, leurs traditions, la gloire de leur nom, se faisaient les flatteurs, les instigateurs, les tribuns, les complices masqués ou démasqués de la populace, et cherchaient leur richesse perdue et leur grandeur future dans l’abîme de leur patrie !

Voilà quels étaient à Rome, au moment où Cicéron atteignait au pouvoir, les ferments et les fauteurs de bouleversement. Le chef momentanément reconnu de toutes ces factions liguées pour la ruine de la république, si toutefois l’anarchie peut avoir un chef, était Catilina.

Catilina, homme d’un sang illustre, d’une trempe virile, d’une audace effrontée que le peuple prend souvent pour la grandeur d’âme, d’une renommée militaire, seule qualité qu’on ne pût lui contester, d’une de ces éloquences dépravées qui savent faire bouillonner les vices dans les parties honteuses du cœur humain, soupçonné sinon convaincu de meurtre d’un frère, d’assassinats sur la voie Appienne, d’empoisonnements secrets, de débauches presque aussi infâmes que des crimes, mais assez insolent de sa naissance, assez fort de sa popularité, assez prêt à la vengeance, et enfin assez prémuni de liaisons secrètes avec César, Clodius, Crassus et d’autres sénateurs, sénateur lui-même, pour qu’un certain crédit couvrît sa douteuse renommée, pour que nul n’osât lui reprocher tout haut les forfaits dont beaucoup l’accusaient tout bas. Catilina était encore préteur : il avait élevé son ambition jusqu’au consulat. A peine eut-il été précipité de son espérance par le triomphe du grand orateur, qu’il médita de renverser ce qu’il n’avait pu conquérir, d’égorger le consul, de proscrire une partie du sénat, d’appeler les soldats licenciés, les prolétaires, les esclaves à l’assaut de Rome, et de faire naître dans cette conflagration de toutes choses une occasion de revanche, et une dictature de crime pour lui et pour ses complices. Si César lui-même n’était pas un complice, il était au moins confident muet et peut-être impatient du succès de la conspiration.

A l’immense rumeur d’une si vaste conspiration dont les têtes seules étaient cachées, mais dont les membres révélaient partout l’existence, Cicéron rassemble le sénat, et somme Catilina d’avouer ou de désavouer son crime. Mon crime ? répond insolemment le factieux. Est-ce donc un crime de vouloir donner une tête à la puissance décapitée de la multitude, quand le sénat, qui est la tête du gouvernement, n’a plus de corps et ne peut rien pour la patrie ? A ces mots, Catilina sort, et le sénat, épouvanté de tant d’audace, donne la dictature temporaire à Cicéron pour sauver Rome.

Catilina ne s’endort pas après une si franche déclaration de guerre à sa patrie. Il envoie à Manlius, un de ses complices, qui commandait un corps de vétérans en Toscane, le signal de soulever ses soldats et de marcher sur Rome. Chaque quartier de la ville est donné par lui à un des conjurés, qui doit à heure fixe en rassembler le peuple et en diriger les mouvements. Les armes, les torches sont prêtes ; les édifices sont marqués, les victimes comptées : Cicéron est la première. C’est dans le sang de son premier citoyen que les scélérats doivent éteindre les lois antiques de Rome. Une femme illustre, maîtresse d’un des jeunes patriciens associés au complot, court dans la nuit avertir Cicéron de fermer le lendemain sa maison aux sicaires. Ils se présentent en effet en armes au point du jour à la porte du consul, dont ils ont promis la tête ; ils la trouvent gardée par une poignée de bons citoyens. Cicéron vivant, la ville a un centre, les lois une main, la patrie une voix, le sénat un guide. L’exécution du complot est ajournée. Cicéron n’ajourne pas la vigilance : il convoque le sénat à la première heure du jour dans le temple fortifié de Jupiter Stator, ou conservateur de Rome. Catilina ose s’y présenter, convaincu que l’absence de preuves contre lui attestera son innocence, ou que l’audace intimidera le consul. A son entrée dans le sénat, tous les sénateurs s’écartent de Catilina, comme pour se préserver de la contagion ou même du soupçon du crime. L’horreur avant la loi fait le vide autour du conspirateur. Cicéron indigné, mais non intimidé, se lève et adresse à l’ennemi public la terrible et éloquente apostrophe qui a laissé sur le nom de Catilina la même trace que le feu du ciel laisse sur un monument foudroyé. La pensée s’y précipite sans haleine en paroles courtes, comme si l’impatience et l’indignation essoufflaient le génie. En voici quelques mots qui feront juger l’orateur et le criminel :

Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? Combien de temps ta rage éludera-t-elle nos lois ? A quel terme s’arrêtera ton audace ? Quoi ! ni la garde qui veille la nuit sur le mont Palatin, ni les forces répandues dans toute la ville, ni la consternation du peuple, ni ce concours de tous les bons citoyens, ni le lieu fortifié choisi pour cette assemblée, ni les regards indignés de tous les sénateurs, rien n’a pu t’ébranler ! Tu ne vois pas que tes projets sont découverts ? que ta conjuration est ici environnée de témoins, enchaînée de toutes parts ? Penses-tu qu’aucun de nous ignore ce que tu as fait la nuit dernière et celle qui l’a précédée, dans quelle maison tu t’es rendu, quels complices tu as réunis, quelles résolutions tu as prises ? Ô temps ! ô mœurs ! Tous ces complots, le sénat les connaît, le consul les voit, et Catilina vit encore ? Il vit, que dis-je ? il vient au sénat ; il est admis aux conseils de la république ; il choisit parmi nous et marque de l’œil ceux qu’il veut immoler. Et nous, hommes pleins de courage, nous croyons faire assez pour la patrie, si nous évitons sa fureur et ses poignards ! Depuis longtemps, Catilina, le consul aurait dû t’envoyer à la mort, et faire tomber ta tête sous le glaive dont tu veux tous nous frapper. Le premier des Gracques essayait contre l’ordre établi des innovations dangereuses ; un illustre citoyen, le grand pontife P. Scipion, qui cependant n’était pas magistrat, l’en punit par la mort. Et lorsque Catilina s’apprête à faire de l’univers un théâtre de carnage et d’incendies, les consuls ne l’en puniraient pas ! Je ne rappellerai point que Servilius Ahala, pour sauver la république des changements que méditait Spurius Mélius, le tua de sa propre main : de tels exemples sont trop anciens. Il n’est plus, non, il n’est plus ce temps où de grands hommes mettaient leur gloire à frapper avec plus de rigueur un citoyen pernicieux que l’ennemi le plus acharné. Aujourd’hui, un sénatus-consulte nous arme contre toi, Catilina, d’un pouvoir terrible. Ni la sagesse des consuls, ni l’autorité de cet ordre ne manquent à la république ; nous seuls, consuls sans vertus, nous manquons à nos devoirs.

Rappelle à ta mémoire l’avant-dernière nuit, et tu comprendras que je veille encore avec plus d’activité pour le salut de la république que toi pour sa perte. Je te dis que l’avant-dernière nuit tu te rendis (je parlerai sans déguisement) dans la maison du sénateur Léca. Là se réunirent en grand nombre les complices de tes criminelles fureurs. Oses-tu le nier ? Tu gardes le silence ! Je t’en convaincrai, si tu le nies ; car je vois ici dans le sénat des hommes qui étaient avec toi. Dieux immortels ! où sommes-nous ? Dans quelle ville, ô ciel ! vivons-nous ? Quel gouvernement est le nôtre ? Ici, pères conscrits, ici même, parmi les membres de cette assemblée, dans le conseil auguste où se pèsent les destinées de l’univers, des traîtres conspirent ma perte, la vôtre, celle de Rome, celle du monde entier. Et ces traîtres, le consul les voit et prend leur avis sur les grands intérêts de l’État ; quand leur sang devrait déjà couler, il ne les blesse pas même d’une parole offensante. Oui, Catilina, tu as été chez Léca l’avant-dernière nuit ; tu as partagé l’Italie entre tes complices ; tu as marqué les lieux où ils devaient se rendre ; tu as choisi ceux que tu laisserais à Rome, ceux que tu emmènerais avec toi ; tu as désigné l’endroit de la ville où chacun allumerait l’incendie ; tu as déclaré que le moment de ton départ était arrivé ; que si tu retardais de quelques instants, c’était parce que je vivais encore. Alors il s’est trouvé deux chevaliers romains qui, pour te délivrer de cette inquiétude, t’ont promis de venir chez moi cette nuit-là même, un peu avant le jour, et de m’égorger dans mon lit. A peine étiez-vous séparés, que j’ai tout su. Je me suis entouré d’une garde plus nombreuse et plus forte. J’ai fermé ma maison à ceux qui, sous prétexte de me rendre leurs devoirs, venaient de ta part pour m’arracher la vie. Je les ai nommés d’avance à plusieurs de nos premiers citoyens, et j’avais annoncé l’heure où ils se présenteraient.....

Peux-tu, Catilina, jouir en paix de la lumière qui nous éclaire, de l’air que nous respirons, lorsque tu sais qu’il n’est personne ici qui ignore que la veille des calendes de janvier, le dernier jour du consulat de Lepidus et de Tullus, tu te trouvas sur la place des comices, armé d’un poignard ? que tu avais aposté une troupe d’assassins pour tuer les consuls et les principaux citoyens ? que ce ne fut ni le repentir ni la crainte, mais la fortune du peuple romain, qui arrêta ton bras et suspendit ta fureur ? Je n’insiste point sur ces premiers crimes ; ils sont connus de tout le monde, et bien d’autres les ont suivis. Combien de fois, et depuis mon élection, et depuis que je suis consul, n’as-tu pas attenté à ma vie ? Combien de fois n’ai-je pas eu besoin de toutes les ruses de la défense, pour parer des coups que ton adresse semblait rendre inévitables ? Il n’est pas un de tes desseins, pas un de tes succès, pas une de tes intrigues dont je ne sois instruit à point nommé. Et cependant, rien ne peut lasser ta volonté, décourager tes efforts. Combien de fois ce poignard dont tu nous menaces a-t-il été arraché de tes mains ? Combien de fois un hasard imprévu l’en a-t-il fait tomber ? Et cependant, il faut que ta main le relève aussitôt. Dis-nous donc sur quel affreux autel tu l’as consacré, et quel vœu sacrilège t’oblige à le plonger dans le sein d’un consul !

A quelle vie, Catilina, es-tu désormais condamné ? Car je veux te parler en ce moment, non plus avec l’indignation que tu mérites, mais avec la pitié que tu mérites si peu. Tu viens d’entrer dans le sénat : eh bien, dans une assemblée si nombreuse, où tu as tant d’amis et de proches, quel est celui qui a daigné te saluer ? Si personne avant toi n’essuya jamais un tel affront, pourquoi attendre que la voix du sénat prononce le flétrissant arrêt si fortement exprimé par son silence ? N’as-tu pas vu à ton arrivée tous les sièges rester vides autour de toi ? N’as-tu pas vu tous ces consulaires, dont tu as si souvent résolu la mort, quitter leur place quand tu t’es assis, et laisser désert tout ce côté de l’enceinte ? Comment peux-tu supporter tant d’humiliations ? Oui, je te le jure, si mes esclaves me redoutaient comme tous les citoyens te redoutent, je me croirais forcé d’abandonner ma maison ; et tu ne crois pas devoir abandonner la ville ! Si mes concitoyens, prévenus d’injustes soupçons, me haïssaient comme ils te haïssent, j’aimerais mieux me priver de leur vue que d’avoir à soutenir leurs regards irrités ; et toi, quand une conscience criminelle t’avertit que depuis longtemps ils ne te doivent que de l’horreur, tu balances à fuir la présence de ceux pour qui ton aspect est un cruel supplice ! Si les auteurs de tes jours tremblaient devant toi, s’ils te poursuivaient d’une haine irréconciliable, sans doute tu n’hésiterais pas à t’éloigner de leurs yeux. La patrie, qui est notre mère commune, te hait ; elle te craint ; depuis longtemps elle a jugé les desseins parricides qui t’occupent tout entier. Eh quoi ! tu mépriseras son autorité sacrée ! tu te révolteras contre son jugement ! tu braveras sa puissance ! Je crois l’entendre en ce moment t’adresser la parole : Catilina, semble-t-elle te dire, depuis quelques années il ne s’est pas commis un forfait dont tu ne sois l’auteur, pas un scandale où tu n’aies pris part. Toi seul as eu le privilège d’égorger impunément les citoyens, de tyranniser et de piller les alliés. Contre toi les lois sont muettes et les tribunaux impuissants, ou plutôt tu les as renversés, anéantis. Tant d’outrages méritaient toute ma colère, je les ai dévorés en silence. Mais être condamné à de perpétuelles alarmes à cause de toi seul ; ne voir jamais mon repos menacé que ce ne soit par Catilina ; ne redouter aucun complot qui ne soit lié à ta détestable conspiration, c’est un sort auquel je ne peux me soumettre. Pars donc, et délivre-moi des terreurs qui m’obsèdent : si elles sont fondées, afin que je ne périsse point ; si elles sont chimériques, afin que je cesse de craindre.

L’éloquence humaine s’éleva rarement plus haut que dans cette lutte corps à corps entre Cicéron et les complices de Catilina. Quant à la conspiration en elle-même, elle présentait sans doute plus de surface que de profondeur, et plus d’occasion à l’éloquence que de danger réel à l’héroïsme du consul. Catilina était au fond un de ces aventuriers que parfois des politiques pervers encouragent de leurs connivences secrètes, comme on en a revu dans nos révolutions modernes’, mais que tout le monde exècre et désavoue quand ils se montrent, parce qu’ils font scandale même dans le crime. Personne à Rome n’osa défendre Catilina. La patrie fut sauvée d’un fantôme plus que d’un oppresseur par Cicéron. Il montra peu de jours après une résolution plus ferme ; mais ce fut une résolution contre des vaincus. Quelques complices attardés de Catilina, restés à Rome après son départ, et convaincus de correspondance avec lui, sont saisis et emprisonnés par le consul. Les immoler sans jugement, et malgré les lois protectrices de la vie des citoyens, c’était assumer la responsabilité la plus terrible ; les relâcher, c’était proclamer l’impunité des complots. Cicéron soumet le problème au sénat. César les défend avec le dédain et la protection du mépris, mais avec l’habileté d’un complice. Le sénat hésite ; Cicéron s’obstine, s’indigne, relève la colère abattue des sénateurs, demande la mort, et l’obtient au nom du péril public. En sortant du sénat, il fait exécuter, de sa seule autorité, Lentulus, Cethegus, tous les grands suspects du parti de Catilina ; puis, sortant intrépidement de la prison où ils viennent d’expirer sous ses licteurs, et passant devant les groupes de leurs partisans qui attendaient leur sort : Ils ont vécu ! dit-il en les défiant du regard. Et il alla rendre grâces aux dieux du salut de Rome.

La faction de Catilina, tellement réprouvé qu’il n’avait pu emmener de Rome avec lui que trois cents scélérats perdus d’opinion et de renommée, fut abattue en un jour à Fierence, comme elle l’avait été en une nuit à Rome.

Le consulat de Cicéron finit dans la terreur des factieux et dans la reconnaissance des bons citoyens. César et son parti alors naissant, plus redoutable que celui de Catilina, s’opposèrent seuls à ce que Cicéron rendît compte au peuple des mesures qu’il avait prises et du sang qu’il avait versé. Eh bien, dit Cicéron en paraissant à la tribune, où César, préteur, lui refusa la parole, je ne ferai point de harangues, mais je ferai un serment. Le peuple, étonné, attendit le serment du consul. Je jure, s’écria Cicéron en attestant sa conscience, sa patrie et les dieux, je jure que j’ai sauvé la république ! César et ses complices protestèrent en vain par leur silence contre le meurtre de leurs amis ; le peuple tout entier applaudit au témoignage du sauveur de Rome, et l’accompagna respectueusement jusqu’au seuil de sa maison. On lui décerna, quelques jours après, le titre de Père ale la patrie. Les empereurs s’arrogèrent plus tard ce titre. Rome libre le donna d’elle-même et pour la première fois à Cicéron. Les villes de l’Italie lui dressèrent des statues comme à un dieu. On l’appelait le second fondateur de Rome.

Ce fut le sommet de sa gloire et de sa fortune : l’envie l’y attendait. La république était dans un tel état, qu’elle n’avait plus de place pour un si honnête et si glorieux citoyen. Elle tolérait les grands talents et les grandes renommées, mais à condition qu’ils fussent alliés à de grands vices. Tous les partis avaient intérêt à écarter Cicéron, car tous avaient quelque complaisance ou lâche ou criminelle à lui demander. Quand les nations sont décidées à se perdre ou à se souiller, elles écartent les grands témoins qui les feraient rougir de leur bassesse.

Telle était Rome dans ces années qui précédèrent l’usurpation de César et l’anéantissement de la république.

Depuis que Pompée, tant de fois consul et triomphateur, était rentré à Rome, et que César avait grandi en ambition, en intrigue, en popularité et en gloire, Rome était divisée en trois partis qui marchaient d’un pas presque égal à la ruine de la liberté.

Le premier et le plus puissant était celui de Pompée, idole du sénat, cher aux soldats, modérateur et soutien tout à la fois de la noblesse, n’aspirant pas à détruire, mais à dominer les institutions, n’ayant de l’ambition que ce qu’elle a d’honnête et de patriotique, heureux de conserver la république pourvu qu’il en fût le patron et le grand citoyen, et cherchant à tenir entre tous les excès une balance où son nom et son épée faisaient toujours pencher le pouvoir. On voit, par les noms des hommes qui suivirent plus tard sa fortune, que ce qui restait à Rome de vertu et de liberté était alors, avec Caton et Cicéron, de ce parti.

Le second était celui des démagogues, qui adulaient par ambition les plus sordides et les plus sanguinaires instincts de la multitude, qui ne cessaient de l’animer contre le sénat et contre les patriciens, qui déclaraient la guerre à toutes les lois, qui ne voulaient de lois que les séditions et les meurtres soufflés par leurs tribuns, et qui, par l’effroi de leur anarchie et de leurs crimes, repoussaient les meilleurs citoyens dans les dictatures. Le chef le plus redoutable de ce parti populaire était Clodius.

Enfin, le parti de César, parti d’un homme qui avait été doué par la nature et par la fortune de tous les dons de la naissance, du rang, de la richesse, de l’éducation, de l’éloquence, du courage et du génie, et qui les prostituait tous, jeune à ses vices, mûr à sa gloire et à son ambition. César, né du sang le plus illustre de Rome, avait pris de bonne heure le parti des démagogues, comme on l’a vu à l’occasion de Catilina, afin d’avoir deux instruments de son élévation : auprès du sénat, son aristocratie ; auprès de la multitude, sa popularité. Il avait besoin aussi, pour couvrir sa mauvaise renommée de jeunesse, de cette faveur passionnée de la plèbe, qui n’exige pas l’estime, pourvu qu’on caresse ses caprices et ses anarchies. Enfin il s’était déjà signalé dans la guerre, et particulièrement dans la guerre contre les pirates de Cilicie. Il aspirait à égaler les exploits de Pompée par la conquête des Gaules, afin de fonder sa vie sur quelque grande gloire conquise au peuple romain, de s’attacher une armée personnelle, et de revenir ensuite imiter Marius, Sylla, Pompée à Rome : car la liberté n’était déjà plus la perspective de personne, et la suprématie sur la république était le rêve et l’ambition de tous.

Pour parvenir au gouvernement des Gaules, objet actuel de ses desseins, César, qui savait flatter l’aristocratie aussi bien que complaire à la multitude, caressait en de moment Pompée et Clodius. Il demandait à l’un les suffrages du sénat et des légions ; il demandait à l’autre les voix du peuple. Pour complaire à Clodius, il fallait lui livrer Cicéron, ce père de la patrie, qui avait sauvé la république des démagogues, que Clodius, leur chef, voulait venger. L’instant était bien choisi pour cette vengeance. Pompée et Crassus, autres hommes puissants sur le sénat, avaient intérêt à éloigner César, dont les intrigues et la popularité les gênaient à Rome. Ils lui concédaient les Gaules pour l’écarter des yeux et de l’oreille du peuple, qui commençait à trop le regarder et à trop l’écouter. Bien que Cicéron fût des amis de Pompée, Pompée, ami froid et négligent, un peu fatigué aussi de la trop éclatante renommée du sauveur de Rome, sacrifiait, momentanément au moins, Cicéron à César qui le redoutait, à Crassus qui le haïssait, à Clodius qui avait juré sa perte. Le grand intérêt que Pompée avait de complaire à César prévalait sur l’amitié.

La haine de Clodius contre Cicéron avait été envenimée encore récemment par un de ces hasards de la vie privée qui deviennent des causes de catastrophes publiques. Clodius, d’une race aussi illustre que celle de César, et aussi débordé que lui dans ses amours, s’était épris d’une passion effrénée pour la jeune femme de César, nommée Pompeia. Soit que cette jeune femme, complice de cette passion, eût assigné une rencontre à son amant dans sa maison, soit que Clodius eût affronté, sans l’aveu de Pompeia, le seuil de César, il avait été surpris la nuit, par une esclave, déguisé en femme, dans le vestibule de César. C’était un jour de sacrifice et de mystères que les femmes accomplissaient seules, et pendant lequel il n’était permis à aucun homme de rester sous le même toit. César, sans se plaindre de sa femme et sans rompre avec Clodius, qu’il ménageait à cause du peuple, avait répudié Pompeia. Clodius avait été mis en jugement comme profanateur des saints mystères. Cicéron avait déposé contre Clodius ; il avait été poussé à cette déposition par Terentia, sa femme, ambitieuse et jalouse. Terentia haïssait Clodius, parce que Cicéron admirait la jeune Clodia, sœur de Clodius. Terentia craignait qu’il ne rongeât à la répudier pour épouser cette rivale. Ainsi, des jalousies de femme à Rome allaient, comme autrefois à Athènes, décider des plus grands événements de la république.

Clodius, absous malgré Cicéron par la faveur impérieuse de la multitude et par le silence politique de César, abjura sa noblesse et se fit adopter par un .plébéien, afin de pouvoir être nommé tribun du peuple, magistrature qui personnifiait à Rome les intérêts et les passions populaires, et qui contrebalançait sauvent les consuls et le sénat. C’est ainsi que Mirabeau, de nos jours, abjura sa caste pour se faire élire, à Marseille, par le peuple contre l’aristocratie.

Le sénat, les consuls, Crassus, César, Pompée lui-même, ayant abandonné, ceux-ci par impuissance, ceux-là par négligence, les autres par complaisance, tout le pouvoir dans Rome à Clodius, agitateur et flatteur du peuple, dont il était en même temps tribun, celui-ci remplit la ville de sa haine et de sa vengeance contre Cicéron. Il fit voter un plébiscite qui condamnait à l’exil quiconque aurait fait mourir un citoyen romain non condamné par le peuple. C’était la proscription anonyme de Cicéron ; il le comprit ; il essaya en vain de soulever en sa faveur l’indignation et l’énergie des bons citoyens ; il ne souleva que leur pitié et leur douleur. Rome était dans un de ces moments où chacun, pensant à sa propre sûreté, n’a ni le temps ni la liberté de s’intéresser au malheur d’autrui. L’ambition militaire de Pompée, de César et de Crassus, liguée avec l’anarchie populaire, livrait Rome à l’agitation, à la turbulence et aux trimés de Clodius. Peut-être même ces trois chefs de l’armée, tour à tour investis de la dictature ou aspirant à en être revêtus, se réjouissaient-ils en secret d’une licence et d’une démagogie de la multitude qui, en attestant dans Rome l’insuffisance des lois et la décadence de l’esprit civique, feraient sentir plus fortement aux citoyens la nécessité d’un pouvoir arbitraire, et serviraient d’avance d’excuse à la tyrannie.

Quoi qu’il en soit, ils fermaient volontairement les yeux sur les, attentats de Clodius contre Cicéron. Crassus et César favorisaient ouvertement le tribun. Pompée lui-même, qui venait d’épouser, dans un âge déjà avancé, la >belle-fille de César, et qui était épris jusqu’à l’adoration de sa jeune épouse, ne pouvait décemment, disait-il, se déclarer pour celui que César condamnait. Pompée s’était retiré dans une de ses maisons de campagne pour y jouir en paix de son loisir et de son amour ; il y fermait son âme aux bruits de Rome. Cicéron étant venu le voir pour réclamer l’appui qu’il devait à son ancienne amitié, Pompée, embarrassé de la présence d’un ami malheureux dont le malheur seul était pour lui un reproche d’ingratitude ; s’évada par la porte de ses jardins pendant que Cicéron entrait par celle de son vestibule, et ordonna à ses affranchis de le chercher partout où l’on serait sûr de ne pas le découvrir.

Cicéron, plus consterné de la faiblesse de Pompée que de sa propre ruine, revint à Rome, et, prenant des habits de deuil, il alla de porte en porte, suivi d’un cortège de parents, de clients et d’amis également vêtus de deuil, provoquer, par toutes ces marques d’abattement, la compassion de la ville qu’il avait sauvée, et solliciter, à, la manière antique, les voix des citoyens pour sa cause. Le peuple le voyait passer avec émotion, plus éloquent dans son silence qu’il ne le fut jamais à la tribune. Clodius, redoutant l’effet de la pitié du peuple, ameuta contre le suppliant cette plèbe sans pitié et sans pudeur, qui regarde la dégradation du talent et de la vertu comme une victoire de la bassesse et de l’envie, et qui se réjouit de fouler aux pieds tout ce qui tombe. Suivi de cette tourbe armée et insolente, Clodius se trouvait partout sur les pas de Cicéron, attaquait son cortège, faisait déchirer les habits de ses clients, remplissait les rues de tumulte, de rixes, de meurtres, et, encourageant ses vils licteurs à martyriser le grand citoyen, le faisait assaillir d’injures, de sarcasmes, de boue et de pierres, et le forçait à rentrer souillé et sanglant dans sa maison. Les consuls, impuissants, lui conseillaient, au lieu de le défendre, de céder au temps, et de laisser passer l’orage en s’éloignant d’une patrie où son ennemi régnait seul. Le sénat, dont la cause de Cicéron était la cause, s’assemblait en vain pour le protéger. Les sénateurs, abandonnés à eux-mêmes par Pompée, Crassus et César, et assiégés dans le sénat par les satellites de Clodius, déchiraient leurs toges d’indignation, et attestaient, en se dispersant, l’impuissance des lois, la lâcheté des généraux, l’oppression des citoyens, la ruine de la république.

Il céda enfin au sort, et succomba avec sa patrie. S’attendant bien, après son départ, à la dévastation ou à l’incendie de sa maison, il en voulut préserver au moins les choses vénérées ; et, prenant dans ses divinités domestiques une petite statue en ivoire de Minerve, gardienne et protectrice de Rome, symbole de cette sagesse divine qui inspire et qui conserve les empires, il la porta au Capitole, forteresse, temple et palais de Rome, et l’y consacra pour la rendre inviolable aux spoliateurs. Puis, suivi d’un petit nombre d’amis et de serviteurs, armés pour le protéger contre le poignard, il sortit la nuit de Rome, et prit par des sentiers infréquentés le chemin de la mer de Sicile.

A peine Clodius eut-il connaissance de son départ, qu’arrachant plus facilement au peuple un vain décret d’exil contre celui qui semblait s’exiler lui-même, il fit porter un plébiscite qui bannissait à jamais Cicéron à cinq cents milles de distance de la ville, et qui ordonnait, sous peine de mort, à tous les citoyens, de refuser le feu et l’eau à celui que la reconnaissance publique avait proclamé le second fondateur de Rome.

Il arriva à Cicéron, dans sa fuite, ce qui arrive à tous les hommes puissants tombés dans la disgrâce de la fortune et dans l’inimitié du peuple. Ceux qui ne le connaissaient que par sa renommée et qui ne lui devaient rien l’accueillirent avec une généreuse hospitalité, et s’honorèrent d’offrir l’abri de leur toit à une grande infortune poursuivie par une grande injustice. Ceux qu’il avait élevés aux honneurs et comblés de biens pendant son consulat se détournèrent, de peur d’être contaminés aux yeux des puissants du jour par son contact, ou se hâtèrent de l’accuser et de l’insulter, de peur qu’on ne les crût reconnaissants. Le préteur de Sicile, qui lui devait tout, le fit prier de ne pas espérer un asile dans son gouvernement ; et une de ses créatures, à qui il demanda l’abri de sa maison, quand il fut arrivé à une petite ville au bord de la mer, pour y attendre une barque, lui refusa sa porte, et lui offrit, par grâce, un abri honteux dans une de ses métairies. Cicéron, indigné, s’éloigna de ce seuil inhospitalier à qui son ombre portait malheur, et alla à Brindes, où il s’embarqua seul et presque nu pour la Grèce, patrie de ses pensées. Pendant qu’il saluait, à travers ses larmes, les rivages fuyants de l’Italie pleine de son nom, Clodius, armant de torches la populace, incendiait à Rome sa maison, la rasait jusqu’aux fondements, et faisait construire à la place un temple de l’Anarchie. Puis, lançant ses sicaires dans toutes les provinces où Cicéron possédait des maisons de campagne ou des jardins, il faisait mettre à l’encan ses demeures, ses livres, ses forêts, pour le dépouiller même des traces de ses pas, du charme de ses études, de l’ombre de ses arbres, pour lui enlever jusqu’aux souvenirs de son bonheur dans tout ce qui fut sa patrie.

Mais le respect pour Cicéron et l’horreur de s’investir des dépouillés de celui à qui chaque Romain devait son propre foyer étaient tels, dit Plutarque, que personne ne .se présentait pour acheter. Sa correspondance, que nous .avons eu le bonheur de conserver tout entière, va nous faire lire ici, jusque dans le fond de l’âme d’un grand homme, les abattements de l’exilé, les tendresses du père, les faiblesses de l’époux, les résignations du philosophe et les tristesses du citoyen.

Cicéron proscrit, en arrivant en Grèce, se proposait de séjourner dans sa chère Athènes, que l’exemple et les lettres de son ami Atticus lui avaient appris à tant aimer. Mais l’ombre de leur vie passée suit les hommes publics jusque sur là terre étrangère : la mer, qui les sépare de leur patrie, ne les sépare pas de leur nom. Celui de Cicéron le précédait et le dénonçait partout. Il apprit que les restes du parti de Catilina et les complices de Clodius l’attendaient à Athènes, pour lui demander compte, le poignard à la main, de la vie de Catilina, de Lentulus et de Cethegus. Il se détourna prudemment de cette trace de sang qui semblait le devancer et le poursuivre, et il se réfugia à Thessalonique, colonie romaine au fond de la Méditerranée, au pied des montagnes de la Macédoine.

Que je me repens, écrit-il en route ; que je me repens, mon cher Atticus, de n’avoir pas prévenu par ma mort volontaire l’excès de mes malheurs ! En me suppliant de vivre, vous ne pouvez qu’une chose : arrêter ma main prête à me frapper moi-même ; mais, hélas ! je ne m’en repens pas moins tous les jours de ne pas avoir sacrifié cette vie pour sauver mon héritage à ma famille : car qu’est-ce qui peut maintenant m’attacher à l’existence ? Je ne veux pas, mon cher Atticus, vous énumérer ces malheurs, dans lesquels j’ai été précipité bien moins par le crime de mes ennemis que par la lâcheté de mes envieux. (Allusion poignante à Pompée, à Crassus, à César.) Mais j’atteste les dieux que jamais homme ne fut écrasé sous une telle masse de calamités, et qu’aucun n’eut jamais occasion de souhaiter davantage la mort !... Ce qui me reste de temps à vivre n’est pas destiné à guérir mes maux, mais à les finir !... Vous me reprochez le sentiment et la plainte de mes maux. Mais y a-t-il une seule des adversités humaines qui ne soit accumulée dans la mienne ? Qui donc tomba de plus haut, d’un sort plus assuré en apparence, cloué de telles puissances de génie, de sagesse, de faveur publique, d’estime et d’appui d’une telle masse de grands et bons citoyens ?... Puis-je oublier en un jour ce que j’étais hier, ce que je suis encore aujourd’hui ? A quelles dignités, à quelle gloire, à quels enfants, à quels honneurs, quelles richesses d’âme et de biens, à quel frère enfin (un frère que j’aime à cet excès, qu’il m’a fallu, par un genre inouï de supplice, me séparer sans l’embrasser, de peur qu’il ne vit mes larmes et que je ne pusse moi-même supporter sa pâleur et son deuil) je suis arraché !... Ah ! j’énumérerais encore bien d’autres causes de désespoir, si mes larmes elles-mêmes ne me coupaient la voix !... Je sais, et c’est là la plus amère dé mes peines, que c’est par mes fautes que j’ai été abîmé dans un telle ruine !... Vous me parlez, dans votre dernière lettre, de l’image que l’affranchi de Crassus vous a faite de mon désespoir et de ma maigreur !... Hélas ! chaque jour qui se lève accroît ces maux, au lieu de les soulager. Le temps diminue le sentiment des autres malheurs ; mais les miens sont de telle nature, qu’ils s’aggravent continuellement par le sentiment de la misère présente comparée avec la félicité perdue !... Pourquoi un seul de mes amis ne m’a-t-il pas mieux conseillé ? Pourquoi me suis-je laissé glacer le cœur par cette froideur de Pompée ? Pourquoi ai-je pris une résolution et une attitude de coupable suppliant, indignes de moi ? Pourquoi n’ai-je pas affronté ma fortune ? Si je l’avais fait, ou je serais mort glorieusement à Rome, ou je jouirais maintenant du fruit de ma victoire !... Mais pardonnez-moi ces reproches, ils doivent tomber sur moi plus que sur vous ; et si je parais vous accuser avec moi, c’est moins pour m’excuser moi-même que pour me rendre ces fautes plus pardonnables en y associant un autre moi-même.

... Non, je n’irai point en Asie, parce que je fuis les lieux où je puis rencontrer des Romains et où ma célébrité, autrefois ma gloire, me poursuit maintenant comme une honte !... Et puis je ne voudrais pas m’éloigner davantage, de peur que si, par hasard, il arrivait quelque changement inespéré à ma fortune du côté de Rome, je ne fusse trop longtemps à l’ignorer. J’ai donc résolu d’aller me réfugier dans vôtre maison en Épire, non pas à cause de l’agrément du séjour, bien indifférent à un malheureux qui fuit même la lumière du jour, mais pour être, dans ce port que vous m’offrez, plus prompt à repartir pour ma patrie, si jamais elle m’était rouverte, pour y recueillir ma misérable existence dans une solitude qui me la fera supporter plus tolérablement, ou, ce qui vaudrait mieux encore, qui m’aidera à dépouiller plus courageusement la vie. Oui, je dois écouter encore les supplications de la plus tendre et de la plus adorée des filles !... Mais, avant peu, ou l’Épire m’ouvrira le chemin du retour dans ma patrie, ou je m’ouvrirai à moi-même le chemin de la vraie délivrance !... Je vous recommande mon frère, ma femme, ma fille, mon fils ; mon fils, à qui je ne laisserai pour héritage qu’un nom flétri et ignominieux !...

Mais au moment où Cicéron se préparait d mourir, pour se punir lui-même du crime de ses ennemis, de la lâcheté de ses amis et de sa propre infortune, l’excès de la tyrannie populaire rappelait la pensée de Rome vers celui qui l’avait sauvée, par son éloquence et par son courage, de la nécessité des dictateurs ou de la honte des anarchies. Clodius, sans contrepoids, obligé d’enchérir chaque jour sur les démences et sur les excès de la veille, afin de rester à la tête de la populace, à laquelle on ne peut complaire qu’en lui cédant, commençait à fatiguer la licence elle-même, et à inquiéter Pompée non seulement sur sa puissance, mais sur sa vie. Il menaçait également César jusqu’au sein de son armée des Gaules. César, Pompée, le sénat, les patriciens opprimés, les plébéiens vertueux, se liguèrent sourdement pour inspirer au peuple l’horreur de Clodius et le rappel de Cicéron, le seul homme qu’ils pussent opposer, à la tribune aux harangues, à la popularité perverse du tribun.

Un homme intrépide, client de Cicéron, tribun lui-même, nommé Fabricius, osa proposer ce rappel au peuple du haut de la tribune. Clodius, qui s’attendait à cette tentative des amis de Cicéron, et qui avait rempli le Forum de ses partisans, de ses gladiateurs et de ses sicaires, craignant l’estime et l’amour du peuple pour le grand proscrit, donna le signal du meurtre à ses assassins, précipita Fabricius de la tribune, dispersa le cortège des amis de Cicéron, et couvrit de cadavres la place publique. Le frère de Cicéron, blessé lui-même par le fer des gladiateurs de Clodius, n’échappa à la mort qu’en se cachant sous les corps amoncelés sur les marches de la tribune. Sextius, un des tribuns, fut immolé en résistant aux fureurs de son collègue. Clodius, vainqueur, ou plutôt assassin de Rome, courut, la torche à la main, brûler le temple des Nymphes, dépôt des registres publics, afin d’anéantir jusqu’aux rouages mêmes du gouvernement. A la lueur de l’incendie, il alla, attaquer la maison du -tribun Milon et du préteur Cecilius. Milon repoussa avec ses amis les satellites du démagogue, et, convaincu qu’il n’y avait plus de justice dans Rome que celle qu’on se ferait désormais à soi-même, il enrôla une troupe de gladiateurs pour l’opposer aux sicaires de Clodius. Le sénat, abrité enfin par cette poignée de satellites de Milon, et encouragé à l’audace par l’indignation du peuple, qui commençait à rougir de lui-même, porta le décret de rappel de Cicéron. Le même décret ordonnait que ses maisons seraient rebâties aux frais du trésor public, et convoquait ‘à Rome tous les citoyens qui s’intéressaient à la justice et à la vertu, pour y appuyer contre les séditieux de Clodius le rappel du proscrit. Pompée lui-même, alors à Capoue, présida les comices immenses des citoyens de la Campanie, qui se levaient à la voix du sénat pour délivrer Rome. Clodius, vaincu et hué dans les comices par la majorité presque unanime du peuple, se retira dans la popularité des mercenaires et des scélérats, son cortége ordinaire. Cicéron, averti par ses amis de ce retour de justice de sa patrie, débarqua à Brindes, port de la grande Grèce, où il s’était embarqué quelques mois auparavant pour l’exil. Sa fille, Tullia, l’attendait sur la plage, image la plus belle et la plus chère pour lui de la patrie.

Et il se trouva, écrit-il lui-même de Brindes à son ami Atticus, que c’était le jour de la naissance de cette fille chérie, le jour de la fondation de Brindes, et le jour de la dédicace à Rome du temple du Salut public... J’y reçus, écrit-il encore, une lettre de mon frère, qui m’apprenait que mon bannissement avait été révoqué ce jour-là par le scrutin du peuple de toute la république. Je fus accueilli à Brindes par un concours immense des provinces voisines. J’en sortis pour me rendre à Rome, entouré d’un cortége de députés de toutes les villes, envoyés pour m’apporter les félicitations de toute l’Italie. Je m’avançai vers là capitale à travers une telle baie de citoyens, qu’il n’y manquait pas un seul des hommes connus dans la république aux nomenclateurs. Quand j’approchai de la porte de Rome qui mène en Campanie, je trouvai les degrés de tous les temples inondés, par étages, d’une innombrable multitude, dont la présence, les applaudissements, l’ivresse, m’accompagnèrent, en se renouvelant, jusqu’au Capitole, à travers les rues, les places, le Forum et les avenues de ce temple lui-même, où l’Italie entière semblait me rapporter dans ses bras !...

Le sénat, les chevaliers romains, les citoyens romains, étaient sortis des murs pour le recevoir, et l’escortèrent jusqu’à la maison de son frère, ne pouvant rebâtir en un jour celle que Clodius avait brûlée. Triomphe spontané, au-dessus de tous les triomphes, puisqu’il était décerné par le cœur seul de sa patrie, et qui lui fit dire à lui-même qu’on pouvait le soupçonner d’avoir souhaité son exil pour obtenir un tel retour.

Mais à peine avait-il passé une nuit sous le toit de ses pères que déjà l’unanimité de ce triomphe réveillait l’envie de ceux-là mêmes qui l’avaient escorté, et, qu’ouvrant son âme à Atticus absent, il lui écrit :

Voilà l’état où je me trouve maintenant : malheureux, si je considère mes félicités passées ; heureux, si je me compare à mes adversités récentes. Mes affaires privées, comme vous- le savez, sont déplorables. J’ai, de plus, des soucis et des tribulations domestiques que je ne puis confier à des lettres. (Il voulait parler de Terentia, sa femme, dont les querelles avec son frère l’affligeaient.) J’aime mon fière, se hâtait-il d’ajouter, avec toute l’affection que mérite sa tendresse sans exemple, sa courageuse fidélité, son inaltérable dévouement ! Accourez, j’ai besoin de vos conseils ; il faut que nous concertions ensemble pour moi le commencement d’une nouvelle vie !... Déjà quelques-uns de ceux qui me défendaient absent commencent à s’irriter secrètement contre moi depuis que je suis à Rome, et à témoigner ouvertement l’envie qu’ils me portent... Les consuls ne m’ont adjugé que deux millions de sesterces pour ma maison de Rome (deux cent mille francs), cinq cent mille sesterces pour ma maison de Tuscalum (quarante mille francs), deux cent cinquante mille sesterces pour ma maison de Formies (vingt-cinq mille francs). D’où vient cette estimation inique, qui indigne non seulement les honnêtes gens, mais même la multitude ?... Ceux qui m’ont coupé les ailes ne veulent pas qu’elles repoussent... Mes affaires domestiques sont ruinées. On rebâtit ma maison de Rome ; vous jugez à quels frais pour un proscrit ! Quant à ma maison de Formies, que je suis tenu de reconstruire aussi, je ne puis ni la revoir dans sa ruine ni m’en défaire. Je cherche vainement à vendre ma retraite de Tusculum. D’autres chagrins intérieurs m’assiégent, que je vous dévoilerai plus clairement ailleurs... Mais je suis adoré de ma fille Tullie et de mon frère !...

Et quelques jours après :

Clodius et ses bandes sont venus en armes, attaquer et disperser hier les ouvriers qui rebâtissent ma maison ; ils ont mis le feu à celle de mon frère, que j’habite... Mes maisons pillées, abattues, incendiées, déposent maintenant, par leurs débris, contre lui !... Comme je descendais moi-même la rue Sacrée, Clodius et ses sicaires m’ont rencontré et poursuivi avec de grandes clameurs, d’épées nues, de bâtons levés, de pierres lancées sûr moi et ma suite ; nous nous sommes réfugiés avec peine dans le vestibule de la maison de Tertius. Le scélérat, se sentant désavoué par le peuple même, se jette tout entier aux violences et aux crimes de Catilina. Il a marché ces jours-ci, à la tête d’une troupe armée de boucliers, de glaives et de torches, contre la maison de Milon, mon ami et mon appui. Il menace Rome des dernières catastrophes, s’il ne parvient pas à se faire nommer édile. Milon est résolu à tuer ce monstre s’il le rencontre ; il ne s’en rapporte pas, comme j’ai eu la simplicité de le faire, à des amis puissants et tièdes ; c’est un héros, mon exemple ne l’intimide pas ; il est décidé à toutes les conséquences de son courage...

Quant à moi, ce n’est pas le courage qui me manque ; j’en ai même davantage aujourd’hui que dans le temps de ma plus florissante fortune !...

Clodius triompha encore une fois du sénat, de Pompée, des bons citoyens, et fut nommé édile par la corruption et par la violence de la lie du peuple. Pompée, César et Crassus, qui formaient un triumvirat militaire au-dessus de ces orages passagers de Rome, se rapprochèrent de Cicéron. Ils gémissaient avec Pompée, trop endormi dans sa vaine gloire, des calamités de la patrie. Cicéron en détournait les yeux, et n’allait plus au sénat, pour s’occuper exclusivement de l’éloquence du barreau, des lettres et de la poésie. Il écrivit, dans sa retraite champêtre d’Antium, un poème héroïque sur les victoires de César, pour s’acquérir l’amitié de ce héros, dont il entrevoyait, la fortune sans prévoir encore qu’il renverserait la république. Il chanta dans un autre poème ses propres malheurs. Il écrivit plusieurs livres d’histoire. Il soignait l’éducation de son fils ; il jouissait de la beauté, de la tendresse et du génie littéraire de sa fille Tullia ; il enrichissait ses maisons de campagne de nouvelles bibliothèques, achetées à grands frais en Grèce par les soins de son ami Atticus, pour remplacer celles que Clodius avait brûlées pendant sa proscription. Il défendait César dans le sénat contre ceux qui, le trouvant déjà trop puissant, voulaient lui retirer l’armée des Gaules. Enfin, il écrivit un poème en quatre chants sur les événements de son consulat. Il était aussi heureux que peut l’être un homme qui sent périr sa patrie.

Les événements se pressaient, et les ruines contre lesquelles il était abrité un moment ne pouvaient pas tarder à l’atteindre. Les brigues et les violences infestaient Rome. Le triumvirat militaire de Crassus, Pompée et César, seul élément de sécurité pour l’ombre de république qui existait encore, se décomposait. Crassus, qui avait pris le gouvernement de l’Asie, venait de perdre ses légions et d’être tué dans la guerre contre les Parthes. Julia, fille de César, que Pompée avait épousée, et qui était le gage de l’union entre ces deux rivaux, venait de mourir, en emportant leur concorde dans la tombe. Milon ayant rencontré Clodius sur la route de sa maison de campagne, les deux cortéges de serviteurs qui accompagnaient les deux adversaires s’étaient injuriés, puis attaqués. Milon, s’élançant de sa litière, où il était sans armes et sans préméditation avec sa femme, avait saisi une arme pour sa défense et avait tué Clodius dans la mêlée. Le corps sanglant du favori de la multitude, rapporté à Rome et étendu sur la tribune aux harangues, avait été brûlé par ses partisans sur un bûcher dont les flammes, attisées par ses vengeurs, s’étaient communiquées au temple voisin et au palais du sénat, et les avaient réduits en cendres ; funérailles dignes d’un tribun incendiaire de sa patrie. Pompée, nommé consul, avait rempli de soldats en armes la place publique, et le peuple allait juger Milon. Cicéron le défendit dans une harangue souvent interrompue par le bruit des armes, mais qu’il rétablit après la séance dans toute la force et dans toute la splendeur de son improvisation.

J’ai justifié complètement Milon du meurtre prémédité dont on l’accuse, dit-il en finissant. Mais si je ne l’avais pas justifié, ne pourrait-il pas se justifier également du meurtre qu’il aurait commis, se lever et vous dire : Romains, j’ai tué ? j’ai tué non pas Melius, qui fut soupçonné d’aspirer à la royauté, parce qu’il semblait, en abaissant le prix du blé aux dépens de sa fortune, rechercher avec trop de soin la faveur de la multitude ; non pas Tiberius Gracchus, qui excita une sédition pour destituer son collègue : ceux qui leur ont donné la mort ont rempli le monde entier de la gloire de leur nom. Mais j’ai tué l’homme que nos Romains les plus illustres ont surpris en adultère sur les autels les plus sacrés ; l’homme dont le supplice pouvait seul, au jugement du sénat, expier nos mystères profanés ; l’homme que Lucullus a déclaré, sous la foi du serment, coupable d’un inceste avec sa propre sœur. J’ai tué le factieux qui, secondé par des esclaves armés, chassa de Rome un citoyen que le sénat, » que le peuple romain, que toutes les nations regardaient comme le sauveur de Rome et de l’empire ; qui donnait et qui ravissait des royaumes ; qui distribuait l’univers au gré de ses caprices ; qui remplissait le Forum de meurtres et de sang ; qui contraignit par la violence et les armes » le plus grand des Romains a se renfermer dans sa maison ; qui ne connut jamais de frein ni dans le crime ni dans la débauche ; qui brûla le temple des Nymphes, afin d’anéantir les registres publics et de ne laisser aucune trace du dénombrement. Oui, Romains, celui que j’ai tué ne respectait plus ni les lois, ni les titres, ni les propriétés ; il s’emparait des possessions, non plus par des procès injustes et par des arrêts surpris à la religion des juges, mais par la forcé marchant avec des soldats, n enseignes déployées ; à la tête de ses troupes ; il essaya de chasser de leurs biens, je ne dirai pas les Étrusques, n objets de ses mépris, mais Q. Varius lui-même, ce citoyen respectable, assis parmi nos juges. Il parcourait les campagnes et les jardins, suivi d’architectes et d’arpenteurs ; dans l’ivresse de ses espérances, il n’assignait d’autres bornes à ses domaines que le Janicule et les Alpes. T. Pacuvius, chevalier romain, avait refusé de lui n vendre une île sur le lac Prélius : aussitôt il y fit transporter des matériaux et des instruments, et, sous les yeux du propriétaire, qui le regardait de l’autre bord, il éleva un édifice sur un terrain qui n’était pas à lui. Une femme, un enfant, n’ont pas trouvé grâce à ses yeux ; Aponius et Scantia furent menacés de la mort s’ils ne lui abandonnaient leurs jardins. Que dis-je, il osa déclarer à T. Furfanius, oui à Furfanius, que s’il ne lui donnait tout l’argent qu’il lui avait demandé, il porterait un cadavre dans sa maison, afin de jeter sur cet homme respectable tout l’odieux d’un assassinat...

Et ne dites donc pas qu’emporté par la haine je déclame avec plus de passion que de vérité contre un homme qui fut mon ennemi. Sans doute, personne n’eut plus que moi le droit de le haïr ; mais c’était l’ennemi commun, et ma haine personnelle pouvait à peine égaler l’horreur qu’il inspirait à tous. Il n’est pas possible d’exprimer ni même de concevoir à quel point de scélératesse ce monstre était parvenu. Et puisqu’il s’agit ici de la mort de Clodius, imaginez, citoyens, car nos pensées sont libres, et notre âme peut se rendre de simples fictions aussi sensibles que les objets qui frappent nos yeux ; imaginez, dis-je, qu’il soit en mon pouvoir de faire absoudre Milon, sous la condition que Clodius revivra... Eh quoi ! vous pâlissez ! Quelles seraient donc vos terreurs s’il était vivant, puisque, tout mort qu’il est, la seule pensée qu’il puisse revivre vous pénètre d’effroi !...

Les Grecs rendent les honneurs divins à ceux qui tuèrent des tyrans. Que n’ai-je pas vu dans Athènes et dans les autres villes de la Grèce ? Quelles fêtes instituées en mémoire de ces généreux citoyens ! quels hymnes ! quels cantiques, ! Le souvenir, le culte même des peuples, consacrent leurs noms à l’immortalité ; et vous, loin de décerner des honneurs au conservateur d’un si grand peuple, au vengeur de tant de forfaits, vous souffririez qu’on le traîne au supplice ?...

Il existe, oui, certes, il existe une puissance qui préside à toute la nature ; et si dans nos corps faibles et fragiles nous sentons un principe actif et pensant qui les anime, combien plus une intelligence souveraine doit-elle diriger les mouvements admirables de ce vaste univers ! Osera-t-on la révoquer en doute parce qu’elle échappe à nos sens et .qu’elle ne se montre pas à nos regards ? Mais cette âme qui est en nous, par qui nous pensons et nous prévoyons, qui m’inspire en ce moment où je parle devant vous, notre âme aussi n’est-elle pas invisible ? Qui sait quelle est son essence ? Qui peut dire où elle réside ? C’est donc cette puissance éternelle, â qui notre empire a dû tant de fois des succès et des prospérités incroyables, c’est elle qui a détruit et anéanti ce monstre, et lui a suggéré la pensée d’irriter par sa violence et d’attaquer à ‘main armée le plus courageux des hommes, afin qu’il fût vaincu par un citoyen dont la défaite lui aurait pour jamais assuré la licence et l’impunité. Ce grand événement n’a pas été conduit par un conseil humain ; il n’est pas même un effet ordinaire de la protection des immortels. Les lieux sacrés eux-mêmes semblent s’être émus en voyant tomber l’impie, et avoir ressaisi le droit d’une juste vengeance. Je vous atteste ici, collines sacrées des Albains, autels associés au même culte que les nôtres et non moins anciens que les autels du peuple romain, vous qu’il avait renversés, vous dont sa fureur sacrilège avait abattu et détruit les bois, afin de vous écraser sous le poids de ses folles constructions. Alors vos dieux ont signalé leur pouvoir ; alors votre majesté outragée par tous ses crimes s’est manifestée avec éclat. Et toi, dieu tutélaire du Latium, grand Jupiter, toi dont il avait profané les lois, les bois et le territoire par des abominations et des attentats de toute espèce, ta patience s’est enfin lassée : vous êtes tous vengés, et en votre présence il a subi la peine due à tant de forfaits.

Romains, le hasard n’a rien fait ici. Voyez en quels lieux Clodius a engagé le combat : c’est devant un temple de la Bonne Déesse, oui, sous les yeux de cette divinité même, dont le sanctuaire s’élève dans le domaine du jeune et vertueux Sextus Gallus, que le profanateur a reçu cette blessure qui devait être suivie d’une mort cruelle, et nous avons reconnu que le jugement infâme qui l’avait absous autrefois n’a fait que le réserver à cette éclatante punition.

C’est encore cette colère des dieux qui a frappé ses satellites d’un tel vertige, que, traînant sur une place son corps souillé de sang et de boue, ils l’ont brûlé sans porter à sa suite les images de ses ancêtres, sans lamentations, ni jeux, ni chants funèbres, ni éloge, ni convoi ; en un mot, sans aucun de ces derniers honneurs que les ennemis mêmes ne refusent pas à leurs ennemis. Sans doute le ciel n’a pas permis que les images des citoyens les plus illustres honorassent cet exécrable parricide, et son cadavre devait être déchiré dans le lieu où sa vie avait été détestée.

Je déplorais le sort du peuple romain, condamné depuis si longtemps à le voir impunément fouler aux pieds la république : il avait souillé par un adultère les mystères les plus saints ; il avait abrogé les sénatus-consultes les plus respectables ; il s’était ouvertement racheté des mains de ses juges. Tribun, il avait tourmenté le sénat, annulé ce qu’il avait fait, du consentement de tous les ordres, pour le salut de la république ; il m’avait banni de ma patrie, il avait pillé mes biens, brûlé ma maison, persécuté ma femme et mes enfants, déclaré une guerre impie à Pompée, massacré des citoyens, des magistrats, réduit en cendres la maison de mon frère, dévasté l’Étrurie, dépossédé une foule de propriétaires. Infatigable dans le crime, il poursuivait le cours de ses attentats. Rome, l’Italie, les provinces, les royaumes, n’étaient plus un théâtre assez vaste pour ses projets extravagants...

Pour moi, mon cœur se déchire, mon âme est pénétrée d’une douleur mortelle, lorsque j’entends ces paroles que chaque jour Milon répète devant moi : Adieu, mes chers concitoyens, adieu ; oui, pour jamais adieu. Qu’ils vivent en paix, qu’ils soient heureux ; que tous leurs vœux soient remplis, qu’elle se maintienne, cette ville célèbre, cette patrie qui me sera toujours chère, quelque traitement que j’en éprouve ; que mes concitoyens jouissent sans moi, puisqu’il ne m’est pas permis de jouir avec eux, d’une tranquillité que cependant ils ne devront qu’à moi. Je partirai, je m’éloignerai. Si je ne puis partager le bonheur de Rome, je n’aurai pas du moins le spectacle de ses maux ; et dès que j’aurai trouvé une cité où les lois et la liberté soient respectées, c’est là que je fixerai mon séjour. Vains travaux, ajoute-t-il, espérances trompeuses, inutiles projets ! Lorsque, pendant mon tribunat, voyant la république opprimée, je me dévouais tout entier au sénat expirant, aux chevaliers romains dénués de force et de pouvoir, aux gens de bien découragés et accablés par les armes de Clodius ; pouvais-je penser que je me verrais un jour abandonné parles bons citoyens ? Et toi (car il m’adresse souvent la parole), après t’avoir rendu à la patrie, devais-je m’attendre que la patrie serait un jour fermée pour moi ? Qu’est devenu ce sénat à qui nous avons été constamment attachés ? ces chevaliers, oui, ces chevaliers dévoués à tes intérêts ? le zèle des villes municipales ? ces acclamations unanimes de toute l’Italie ? Et toi-même, Cicéron, qu’est devenue cette voix, cette voix salutaire à tant de citoyens ? Est-elle impuissante pour moi seul, qui tant de fois ai bravé la mort pour toi ?...

Je vous implore, Romains, qui avez tant de fois versé votre sang pour la patrie ; braves centurions, intrépides soldats, c’est à vous que je m’adresse dans les dangers d’un homme courageux, d’un citoyen invincible. Vous êtes présents, que dis-je, vous êtes armés pour protéger ce tribunal, et sous vos yeux on verrait un héros tel que lui repoussé, banni, rejeté loin de Rome ! Malheureux que je suis ! C’est par le secours de tes juges, ô Milon, que tu as pu me rétablir dans ma patrie, et je ne pourrais par leur secours t’y maintenir toi-même ! Que répondrais-je à mes enfants qui te regardent comme un second père ? Ô Quintilius ! ô mon frère, absent aujourd’hui, alors compagnon de mes infortunes, que te dirai-je ? Que je n’ai pu fléchir en faveur de Milon ceux qui l’aidèrent à nous sauver l’un et l’autre ? Et dans quelle cause ? Dans une cause où nous avons tout l’univers pour nous. Qui me l’aura refusé ? Ceux à qui la mort de Clodius a procuré la paix ou le repos. A qui l’auront-ils refusé ? A moi. Quel crime si grand ai-je donc commis ? De quel forfait si horrible me suis-je donc rendu coupable, lorsque j’ai pénétré, découvert, dévoilé, étouffé cette conjuration qui menaçait l’État tout entier ? Telle est la source des maux qui retombent sur moi et sur tous les miens. Pourquoi vouloir mon retour ? Était-ce pour exiler à mes yeux ceux qui m’avaient ramené ? Ah ! je vous en conjure, ne souffrez pas que ce retour soit plus douloureux pour moi que ne l’avait été ce triste départ. Puis-je en effet me croire rétabli, si les citoyens qui m’ont replacé au sein de Rome sont arrachés de mes bras ?

Plutôt que d’en être témoin, puissé-je (pardonne, ô ma patrie ! je crains que ce vœu de l’amitié ne soit une horrible imprécation contre toi) ; puissé-je voir Clodius vivant, le voir préteur, consul, dictateur... Dieux immortels, quel courage ! et combien Milon est digne que vous le conserviez ! Non, dit-il, non ; rétracte ce vœu impie. Le scélérat a subi la peine qu’il méritait : à ce prix subissons, s’il le faut, une peine que nous ne méritons pas. Cet homme généreux, qui n’a vécu que pour la patrie, mourra-t-il autre part qu’au sein de la patrie ? Ou s’il meurt pour elle, conserverez-vous le souvenir de son courage en refusant à sa cendre un tombeau dans l’Italie ? Quelqu’un de vous osera-t-il rejeter un citoyen que toutes les cités appelleront quand vous l’aurez banni ? Heureux le pays qui recevra ce grand homme ! Ô Rome ingrate si elle le bannit ! Rome malheureuse si elle le perd ! Mais finissons : mes larmes étouffent ma voix, et Milon ne veut pas être défendu par des larmes.

Cicéron, après les fonctions de pontife qu’il avait exercées cinq ans, obtint le gouverneraient de la Cilicie, en qualité de général, de proconsul et de purificateur de cette province d’Asie, qui confinait d’un côté à la Grèce, de l’autre à la Syrie. Une armée de vingt mille hommes était sous ses ordres, indépendamment des corps auxiliaires empruntés aux princes tributaires de Rome. Le génie romain, comme nous l’avons vu plus haut, était de sa nature universel. Nulle armée n’aurait reproché à son chef d’être en même temps le premier orateur, le premier poète, le premier magistrat de sa patrie ; nulle assemblée du peuple autour de la tribune aux harangues n’aurait reproché à un orateur d’avoir remporté des victoires. Tout ce qui amplifiait l’homme agrandissait les fonctions. Le nouveau général, conseillé par Pompée, dont il avait été prendre les avis à Tarente, comme ceux de l’oracle de la guerre, répondit dignement à la confiance de sa patrie. Il secourut les restes de l’armée de Crassus, qui luttaient à peine en Syrie contre les forces indomptées des Parthes, seuls rivaux du peuple romain en Asie. Descendant du mont Taurus, ces Alpes de la Cilicie, à la tête de quarante mille hommes, il les combattit sous les murs d’Antioche, délivra l’armée romaine de Syrie, enveloppée par eux dans cette ville, et les refoula dans les déserts. Au retour de cette expédition, il soumit la Cappadoce, royaume voisin de la Cilicie, qui s’était dérobé au joug des Romains. Il y rétablit sur son trône le roi Ariobarzane, protégé de Rome ; et quoique pauvre, il refusa généreusement le tribut, prix de cette restauration, que ce roi lui offrit. Fidèle aux principes de désintéressement et de vertu qu’il avait pris pour règle de sa vie, et qu’il avait professés dans un de ses plus beaux livres sur la République, il refusa jusqu’au logement et à l’hospitalité onéreuse que les villes alliées devaient aux proconsuls. Il y fit contraster le gouvernement d’un philosophe avec l’oppression d’un conquérant. Il y fit pardonner la domination de Rome, et bénir son propre nom. Les provinces le proclamèrent leur père, et son armée le proclama imperator, titre suprême qui préludait ordinairement au triomphe. Les agitations croissantes de Rome l’arrachèrent à ces honneurs : il y rentra avec ses faisceaux entourés de lauriers, symbole des expéditions heureuses. A son arrivée, Rome, triomphante au dehors, périssait au dedans.

La rivalité entre César et Pompée, qui n’était plus contrebalancée par Crassus, s’était accrue et envenimée pendant l’absence de Cicéron. César demandait au sénat des prolongations de pouvoir, des extensions de provinces, des adjonctions de légions à son armée, et des honneurs qui l’auraient rendu maître de la république. Pompée, appui de la république, du sénat et des citoyens, les lui refusait. La guerre ouverte était prête à éclater entre deux hommes trop grands pour qu’une même patrie, et presque un même univers, pût les contenir. Un troisième parti, formé à la fois des républicains incorruptibles, tels que Caton, Brutus et leurs amis, et des agitateurs du peuple, reste des factions populaires de Clodius, menaçait la république de trouble, sous prétexte de la défendre, pendant que César et Pompée la menaçaient de tyrannie, sous prétexte de la sauver. Entre ces trois dangers, que la vive et pénétrante intelligence de Cicéron lui faisait voir de plus loin qu’au vulgaire, il n’examinait plus où était le plus grand bien, mais le moindre mal pour la république. La tyrannie démagogique du peuple, remué par ses tribuns, lui faisait horreur. L’ombre de Clodius, ses dangers courus, ses amis tués, ses honneurs perdus, sa proscription subie, ses maisons brûlées, le souvenir des insurrections des Gracques, des torches de Marius, des licteurs de Sylla, le faisaient frémir du retour des convulsions civiles. D’un autre côté, un choc des armées romaines, sur le sein même de l’Italie, entre Pompée et César, ne lui montrait en perspective que la guerre de Romains contre Romains et la tyrannie absolue et sans contrepoids des vainqueurs. Là était la combustion, ici la fin de la république. Dans cette perplexité, choisir était pour lui impossible et cependant nécessaire. Il préférait ajourner et donner du temps à la fortune de Rome et des tempéraments aux choses, qui suspendissent au moins sa patrie sur la pente des dernières calamités. Tous les partis, à l’exception du parti des démagogues, ses éternels ennemis, se disputaient Cicéron, comme s’il eût été l’arbitre du destin. Il hésitait à se prononcer. César lui écrivait des lettres flatteuses, dans lesquelles il se disculpait de tout penchant à la tyrannie et le faisait juge entre Pompée et lui ; il lui donnait dans ces lettres ce même titre égal au sien d’imperator, comme pour l’élever au niveau de sa gloire militaire, en se subordonnant de bien loin à sa gloire civile. Pompée le suppliait de se réconcilier avec lui, et de lui accorder une entrevue dans une de ses maisons de campagne avant de rentrer à Rome. Cicéron s’y rendit. Ces deux hommes, les plus grands et les plus patriotes de Rome après Caton, passèrent une journée tout entière en conférences secrètes dans les jardins de Pompée à délibérer sur les intérêts de la république. Cicéron employa toute la chaleur de son patriotisme, toute la force de son éloquence, toutes les supplications de l’amitié, à convaincre Pompée de la nécessité de la concordé avec César, pour la gloire des deux et pour le salut de Rome. Pompée la déclara impossible. Irrité des exigences insatiables d’un rival à qui la moitié de l’empire ne suffisait plus ; convaincu par l’ambition de César, par ses caresses au parti populaire, par sa soif d’honneurs, par l’ambiguïté de ses négociations, qu’aucune paix ne serait définitive avec cet homme ; se sentant de plus entouré et soulevé en Italie par cette opinion presque unanime qui s’indignait des menaces de César et qui lui promettait en frappant la terre du pied d’en faire sortir des légions contre son rival, Pompée était résolu à accepter enfin le jugement de la fortune par les armes. Sa vertu l’encourageait à ce parti extrême autant que son ambition ; car son ambition était vaste, mais honnête. Il adorait la république ; et, en se faisant le champion des lois, du sénat, du peuple, de la liberté de l’Italie, ce n’était pas seulement sa propre gloire, c’étaient la patrie, les ancêtres et la postérité de Rome qu’il défendait en se défendant lui-même !

Cicéron, sans avoir rien obtenu, se rendit à Rome, où il fut reçu comme la dernière espérance des bons citoyens. Mais son triomphe lui sembla un deuil, et, en entrant par la porte Triomphale, il sentit, écrit-il, qu’il tombait en pleine guerre civile.

Elle éclatait en effet peu de jours après, et elle jeta Cicéron dans des perplexités qui le firent accuser de faiblesse, mais qui étaient en réalité les angoisses de la république mourante, plutôt que les angoisses d’un homme irrésolu.

César, las d’attendre de Pompée et du sénat des condescendances proportionnées à son ambition, s’était décidé enfin au sacrilège contre sa patrie. Descendu des Alpes dans la basse Italie, à la tête de quelques légions, il avait franchi le Rubicon, petit ruisseau qui formait la limite légale de son gouvernement de la Gaule, et dont le passage à main armée le déclarait ennemi public. Le sort en est jeté ! s’était écrié César en poussant, après une longue hésitation, son cheval dans les flots du Rubicon. Ce mot était la fin de la république. Du moment où le parricide ne paraissait plus à un citoyen puissant qu’un jeu du hasard, dont le monde était l’enjeu, et où les soldats n’étaient plus des Romains, mais des mercenaires, la liberté, qui ne subsiste que de vertus publiques, ne pouvait plus exister, et l’Italie n’était plus digne que de devenir la proie et le jouet des ambitieux.

Elle avait frémi tout entière cependant de l’attentat de César. Un immense cri d’horreur et d’indignation s’était élevé du Rubicon jusqu’à Rome, et de Rome jusqu’aux provinces les plus reculées de la domination romaine. Bien qu’on ne se dissimulât pas l’ascendant irrésistible que les armées, leurs chefs, les possesseurs des, grands gouvernements prolongés par le peuple et le sénat, les dictateurs enfin, exerçaient sur la république depuis la corruption des mœurs publiques, si l’on ne croyait plus à la vertu, on croyait encore à la pudeur. Le crime sans voile du Rubicon fit tressaillir le sol de l’Italie. On crut un moment qu’il allait engloutir le téméraire qui tournait les armes, de Rome contre Rome. César lui-même fut atterré de cette émotion générale produite par -son audace. Aussi s’efforça-t-il de l’atténuer en se présentant aux populations sur sa route comme une victime de l’injustice et de l’ingratitude de Pompée et du sénat, qui venait, non asservir son pays, mais demander justice pour ses soldats et pour lui-même. Il affecta de négocier, d’offrir et de discuter des conditions modérées de concorde et de paix, pendant que ses lieutenants, ses émissaires et ses présents intimidaient, marchandaient, embauchaient ou achetaient Rome elle-même dans les murs de Rome. Cicéron, plus caressé par lui qu’aucun des hommes influents de la république, voyait de près les progrès de César, les illusions des honnêtes gens, la dépravation des méchants, la lenteur et la majesté inerte de Pompée. Il aspirait plus que jamais à prévenir le choc par un accommodement pacifique entre les deux rivaux. César lui écrivait fréquemment, et, feignant de le choisir pour arbitre entre Pompée et lui, il remettait en apparence à Cicéron le sort et la responsabilité de l’univers. Mais, en attendant le résultat de l’intervention de Cicéron, il marchait toujours, grossissant son parti dans sa route de toutes les provinces, de toutes les villes, de toutes les légions, dont l’inconcevable indolence de Pompée le laissait successivement s’approcher et s’emparer par la terreur ou par la séduction. Il embauchait l’Italie étape par étape, et, environné d’une armée de Gaulois qu’il avait façonnés à la guerre et enrôlés dans ses cohortes, il amenait le premier les barbares contre sa patrie. Coriolan, qui avait autrefois amené les Volsques contre Rome, n’avait rien fait de plus monstrueux, et encore avait-il au moins pour excuse la vengeance contre ceux qui l’avaient proscrit de sa patrie. César n’avait à se venger que des honneurs et des commandements qu’il avait reçus de Rome ; et cependant l’histoire a flétri Coriolan et a déifié César. Voilà les justices des hommes irréfléchis, qui prennent le succès pour juge de la moralité des événements.

Cependant tout était trouble et confusion dans Rome. Pompée, renonçant à défendre l’Italie, se retirait avec le sénat, les bons citoyens, les consuls, les pontifes, les tribuns, les lois et les dieux de la capitale, et, rassemblant le peu de légions qui lui étaient personnellement attachées, il formait au bord de la mer une armée tardive. Il rassemblait à Brindes toutes les forces navales de la république. Il paraissait incertain encore s’il attendrait là l’armée de César et s’il accepterait la bataille, ou s’il embarquerait ses troupes, abandonnant à César. le sol, et transportant les pouvoirs publics, les défenseurs de la liberté au delà de la mer, comme pour laisser le vide et l’horreur protester contre le sacrilège de César.

Cicéron gémissait de cette politique de résignation et de désespoir, plus digne d’un philosophe découragé que d’un grand capitaine comme Pompée. Bien qu’il fût indigné contre César, et qu’il n’hésitât pas à se ranger avec les lois, les dieux, la justice, la liberté, la république, dans le parti de Pompée, qui représentait maintenant la conscience même du peuple romain, il ne pouvait consentir à cet abandon de l’Italie et de soi-même, qui lui semblait une désertion de la plus sainte des causes ; il tremblait de faire une faute en suivant Pompée hors de l’Italie, ou de faire une lâcheté en ne suivant pas la république où Pompée l’emportait avec lui. Dans cette perplexité, il demeurait indécis et immobile dans sa maison de Formies, hors de Rome et â égale distance de César qui s’avançait et de Pompée qui s’enfuyait, suppliant l’un de se retourner pour combattre, l’autre de s’arrêter devant son attentat, et exprimant dans ses lettres a ses amis de Rome le désespoir de son incertitude et l’agonie mortelle de ses irrésolutions.

Vous me dites de me souvenir de moi-même, de mes maximes, de mes écrits, de mes discours, de mes actions passées, et de les prendre pour juges de ce que j’ai aujourd’hui à faire, écrit-il à Atticus. Je vous remercie de ne me donner d’autre conseil et d’autre exemple que moi-même ; mais considérez si, dans quelque république que ce soit, un chef de parti commit jamais des fautes si honteuses que celles de notre ami Pompée, qui, en abandonnant Rome, déserte la patrie elle-même, pour laquelle et dans laquelle«son devoir et sa gloire étaient de mourir !... Vous en parlez à votre aise à l’abri des événements, tranquille dans votre maison ; vous ignorez nos calamités, nos misères, nos hontes, à nous chassés de nos maisons, dépouillés de nos biens, errant au hasard, avec nos femmes et nos enfants, entre deux armées prêtes à s’entrechoquer sur nos ruines !... Et ce n’est pas par la victoire que nous avons été contraints d’abandonner Rome ; non, c’est ; la démence de notre chef Pompée, d’un homme sur qui reposent toutes nos destinées, et que des maladies mortelles menacent presque chaque année de nous enlever ! C’est pour lui que nous quittons notre patrie, non pas pour la reconquérir en y rentrant plus forts et plus invincibles, nuis pour la livrer aux flammes et au pillage de nos ennemis !... Voilà pourquoi nous sommes ici avec cette multitude de citoyens sortis avec nous de Rome ! Rome est déserte ; il n’y a personne ni dans la ville, ni dans les faubourgs, ni dans les maisons de campagne, ni dans les jardins des environs de la ville ! et Pompée ne nous trouve pas même assez exilés sur ce rivage de la mer, il -nous appelle auprès de lui dans la Pouille !... Que conclure de tout cela ? J’aime Pompée, je suis prêt à me sacrifier pour lui ; mais je dois songer à la patrie, et la patrie cependant n’est pas un homme !... N’ai je pas de grands exemples pour ne pas abandonner la patrie, même assujettie à un tyran ? Socrate l’abandonna-t-il pendant qu’Athènes gémissait sous les trente tyrans ?... Je vous ai dit, en effet, que j’aimais mieux être vaincu avec Pompée que vainqueur avec César. Oui, mais avec Pompée digne de lui-même et semblable à lui-même ; mais avec Pompée fuyant avant de savoir même qu’il fuit et sans savoir où il fuit ! avec Pompée livrant sans combat la patrie, nos enfants, nos femmes, nos biens, nos lois, nos vies à la tyrannie !... la supposition que je faisais est déjà réalisée ! C’en est fait, si je suis vaincu avec cet homme et par cet homme ! Souvenez-vous que j’ai toujours été d’avis, d’abord qu’il fallait à tout prix éviter le choc et la guerre entre ces deux chefs de parti, ensuite qu’il ne fallait à aucun prix abandonner, non pas l’Italie seulement, mais Rome elle-même !... Je porte le deuil de la république !... Voyez à quel homme nous avons affaire dans ce César ! quelle perspicacité ! quelle promptitude ! quelle vigilance ! quel œil à tout ! S’il ne se permet ni meurtre, ni vengeance, ni proscription, il va être tout à l’heure l’idole de ces mêmes Romains dont il était hier l’effroi... J’entends causer autour de moi une multitude de citoyens des villes et des paysans des campagnes ; ils ne pensent déjà plus qu’à leurs champs, qu’à leurs maisons rustiques, qu’à leurs petits écus ! Voyez un peu la versatilité des âmes ! ils redoutent maintenant ce Pompée, qui était hier leur idole et leur appui ; ils commencent à adorer ce César, qu’ils redoutaient hier comme leur fléau.

Puis, s’emportant de vertueuse indignation contre ce même César, dont il vient tout à l’heure d’admirer le génie :

Ô le misérable ! s’écrie-t-il ; ô le voleur de lois ! ô le brigand ! ô le dévastateur de sa patrie ! Et cependant tout le monde part autour de moi pour rejoindre Pompée : aujourd’hui celui-ci, demain celui-là ! Et j’apprends que les bons et grands citoyens qui ont été l’honneur et l’appui de Rome me blâment de ces lamentations, d’hésiter encore à partir !... Eh bien, partons donc ; et, pour prouver que je suis un bon et grand citoyen, allons aussi rapporter par terre et par mer la guerre civile à notre infortunée patrie !...

Mais il ne partait toujours pas, retenu par cette hésitation mortelle entre la honte de ne pas suivre son parti naturel, et le crime d’aller rapporter la guerre à son pays.

Pour me distraire de la maladie de mes pensées, écrit-il à son confident et son ami Atticus, je me pose ces questions terribles, et je m’exerce à les résoudre, parée que de leur solution dépendra le parti que je prendrai :Est-il convenable. à un citoyen vertueux de rester dans son pays quand il est tombé sous la puissance d’un tyran ?Doit-on employer tous les moyens de soustraire son pays à la tyrannie, lors même que ces moyens de délivrance exposeraient la patrie à sa dernière ruine ?Ne doit-on pas se prémunir contre le danger d’élever trop haut et de changer en oppresseur le chef qu’on oppose au tyran de son pays ?Ne vaut-il pas mieux chercher le salut de son pays dans les concessions et les accommodements pacifiques que dans les armes ?Est-il permis à un bon citoyen de se retirer à l’écart pendant les agitations de son pays ?Peut-on en conscience incendier et assiéger sa patrie pour la délivrer du tyran ?Dans les dissensions civiles, est-on tenu de suivre la cause et la fortune de son parti, lors même que ce parti commet des fautes et des crimes ?Enfin un homme qui a subi l’envie, l’iniquité, l’ingratitude et les persécutions pour avoir une première fois sauvé son pays, doit-il s’exposer volontairement une seconde fois aux mêmes malheurs ?Ou bien, après avoir tout fait en vain pour sa patrie, ne lui est-il pas permis de se désintéresser de la chose publique par ceux qui gouvernent, et de songer à lui-même, à sa famille et à son repos ?

Pendant que Cicéron se posait ces questions, dont on voit assez clairement la solution secrète dans son âme par l’art avec lequel il incline l’esprit de son ami à les résoudre dans le sens de la neutralité, César et ses amis de Rome le suppliaient de rester neutre, et il s’excusait auprès de Pompée de ne l’avoir pas encore rejoint sur l’impossibilité de traverser une partie de l’Italie déjà inondée des troupes de César. Enfin, Pompée ayant appelé et rassemblé à Brindes toutes ses légions et tous les républicains austères, tels que Cassius, Brutus, Labienus, Caton, fit voile, à l’approche de César, pour la côte d’Épire, emmenant avec lui tout ce qui dans Rome était digne du nom de Romain. Cicéron se trouva par ce fait, qu’il avait tant blâmé et qu’il répugnait tant à imiter, soulagé par l’événement du poids de ses incertitudes.

L’Italie entière, aussitôt après le départ de Pompée, se précipita aux pieds du vainqueur. Rome ne se respectait plus elle-même, et n’était plus digne que d’un maître. Cette abjection de sa patrie releva l’âme de Cicéron par l’indignation et par la honte. La victoire de César, au lieu de l’en rapprocher, l’en éloigna. Le succès, qui est la raison du vulgaire, est le scandale des grandes âmes. Il se renferma à Arpinum, séjour de ses pères, comme pour y chercher les souvenirs et les conseils de la vertu antique, et pour y porter dans la solitude le deuil de son pays.

Jusqu’à présent, écrit-il à ses amis, je n’étais que triste et perplexe. La fluctuation et l’incertitude des choses soulevaient mon âme et l’empêchaient de sentir la chute de ma patrie ; mais depuis que Pompée, les consuls, la république elle-même, ont quitté l’Italie, ce n’est plus de la douleur, c’est le supplice qui déchire mon âme. Il me semble que j’ai perdu non seulement la patrie, mais l’honneur. Ah ! pourquoi ne sais-je pas avec Pompée et avec tous les bons citoyens de mon parti, puisque ceux-là mêmes en considération de qui je répugnais de partir, mes amis, mes proches, ma femme, mon fils, ma fille elle-même ! trouvaient que ma place était avec les derniers soutiens de la liberté de Rome ?... J’ai été trompé par deux pensées honnêtes, mais aveugles : premièrement, par l’espoir obstiné de négocier la pair entre ces deux hommes ; secondement, par l’horreur de susciter la guerre civile entre citoyens !... Maintenant je vois qu’il valait mille fois mieux mourir que de vivre avec, les oppresseurs de mon pays !

Cependant César lui demandait une entrevue, et lui écrivait pour lui donner rendez-vous à Rome, où il le suppliait de venir au nom du salut public.

Je suivrai vos conseils, écrivait-il à Cicéron ; je me réconcilierai avec Pompée. Je suis de moi-même enclin à la douceur et à la paix : tâchons de reconquérir tous les cœurs pour jouir longtemps de ma victoire ! Tous ceux qui m’ont devancé n’ont pu éviter la haine publique, qui s’attache à la cruauté, excepté Sylla, que les dieux me préservent d’imiter ! Je suivrai d’autres maximes, et j’assurerai la durée de mon triomphe par le pardon et par la magnanimité !

Non content de ces caresses, César, voyant que Cicéron refusait de se rendre à Rome, alla le voir, en revenant de Brindes, dans sa maison de Formies. L’entrevue était redoutable pour Cicéron, qui avait à défendre sa vertu ; pour César, qui avait à pallier son attentat.

Que je voudrais avoir demain à mes côtés, écrit Cicéron la veille de cette visite de César, cette sagesse d’Homère, déguisée sous la figure d’un ami, pour m’inspirer ce que j’aurai à dire ! Mais je suis dans les ténèbres, il me semble qu’il n’y a plus de soleil dans le monde !

Enfin César arriva entouré de cette foule d’hommes de guerre sans scrupules, et d’hommes de désordre sans patrie, qui n’ont de refuge que dans la tyrannie ou dans la licence.

Quel cortège, grands dieux ! écrit Cicéron le lendemain dans toute l’émotion de son scandale ; quelle tourbe ! comme vous avez coutume d’appeler cet entourage de César. On y voyait jusqu’à Éros, cet affranchi de Céler ! Ô perte honteuse de la république ! Ô troupes désespérées et capables de toute infamie ! Que faisaient, ô ciel, parmi de telles gens un fils de Servius et de Licinius ? Mais c’était bien pis dans son camp devant Brindes. Six légions étaient avec lui ?

César, dans cette entrevue, fut ce qu’il savait être quand, au lieu de s’abandonner à son ambition, il se livrait à son caractère, le plus aimable et le plus séduisant des Romains. Ayant pris dans sa longue résidence dans les Gaules quelque chose de la grâce, de l’insouciance et de la légèreté des Gaulois, traitant familièrement les choses graves, jouant avec sa fortune comme avec une de ses courtisanes, et perdant ou gagnant l’univers comme une poignée de sesterces au jeu sous sa tente ; aimant la vertu et le talent comme deux voluptés de l’âme, que sa nature, originellement honnête et élégante, lui faisait rechercher, il s’accommodait aussi bien des bassesses et des vices de son époque, par lesquels il triomphait de sa patrie, et qui triomphaient avec lui. Il rougit sans doute devant Cicéron de son entourage, mais il ne négligea aucune de ses séductions pour l’entraîner dans son parti, ou du moins pour le retenir en Italie. Cicéron s’efforça en vain, dit-il dans la, lettre où il rend compte de cet entretien, de démontrer à César que l’honneur, le devoir et la fidélité à l’amitié lui faisaient une loi de se retirer avec ses amis de l’autre côté de la mer.

Je n’obtins rien, dit-il ; il s’obstina à me représenter que ma retraite serait sa condamnation, et servirait d’exemple et d’autorité aux autres pour s’écarter de lui. Ne vaut-il pas mieux pour vous, pour moi, pour Pompée, pour la patrie elle-même, lui dit César, que vous me suiviez à Rome pour y négocier la » réconciliation et la paix entre nous ?Serai-je donc libre à Rome, répondit Cicéron, d’en régler les conditions ?Eh quoi ! répliqua César, pensez-vous que je prétende dicter ses paroles à un homme tel que vous ?Eh bien, reprit avec une fermeté souriante Cicéron, j’irai ; mais ce sera pour persuader, contre vous, au sénat de vous refuser les troupes que vous voulez conduire en Espagne et en Épire contre le parti de Pompée.Gardez-vous-en ! s’écria César ; je n’entends pas qu’on donne de tels conseils à Rome. — Je le savais bien d’avance, dit Cicéron, et voilà pourquoi je ne vous suivrai pas à Rome, ou pour dire des choses contre mon devoir ou pour les entendre sans pouvoir librement y répondre.

Enfin, ajoute Cicéron après le récit de cette longue conférence mêlée de familiarité, de plaisanterie et d’insinuations sinistres, César s’est retiré mécontent. Cette épreuve ne m’a pas fait aimer de lui, mais elle m’a fait estimer davantage de moi-même. Au moment de remonter dans sa litière pour aller à Rome, il a changé de ton : Eh bien, m’a-t-il dit avec une intention presque menaçante, puisque vous ne voulez pas m’assister de vos conseils, je serai réduit à en suivre d’autres, et je ne m’arrêterai devant rien.

La dictature, la guerre civile, le carnage des citoyens par les citoyens, la mort de Pompée, le suicide de Caton, le meurtre de Cicéron, son propre assassinat dans le sénat, étaient dans ce mot. Cicéron le comprit et resta inflexible, aimant mieux subir les conséquences de la tyrannie que de s’associer au tyran.

Vous avez donc vu l’HOMME, et vous avez gémi sur la patrie ? m’écriviez-vous il y a quelques jours, disait-il à Atticus à la fin de ce récit. Oui je l’ai vu, et j’ai gémi sur le sort de mon pays !... Et après, que s’est-il passé ? Eh bien, après il est allé à Rome, et moi je suis retourné à Arpinum, où j’attendrai les hirondelles...

C’est-à-dire la saison où la mer lui permettrait de s’embarquer pour aller rejoindre Pompée et son parti, qu’il se repentait déjà de n’avoir pas suivi assez vite !

César entra à Rome sans Cicéron, et y suivit en effet les conseils de la violence et de la tyrannie, au lieu de ceux de la sagesse et de la paix. Il enfonça les portes des temples, où la religion, et la loi gardaient le trésor public accumulé depuis des siècles et confié aux dieux pour les extrémités de la république. Il fit frapper par ses sicaires le tribun courageux qui lui en disputait l’entrée, et il distribua à ses complices et à ses soldats l’épargne destinée aux nécessités de la patrie. Il viola toutes les lois, absorba tous les pouvoirs, s’empara de toutes les armées, et marcha sans s’arrêter en Espagne, gouvernement de Pompée, pour y combattre ou y embaucher les légions de la république. Il laissa un moment Rome et l’Italie à Antoine et à Curion, ses lieutenants les plus dépravés et les plus audacieux de ses satellites. Ceux-ci, à l’instigation de César, continuèrent de tenter la vertu de Cicéron par les caresses, puis par les menaces.

Vous pouvez compter, écrit-il à son ami après les avoir vus, qu’il n’y a pas en Italie un homme décrié qui ne soit avec César ! Partons donc, allons trouver Pompée ! Je n’espère plus rien pour la république, que je crois abolie jusqu’aux fondements ; mais je pars pour ne pas voir ce qui se fait sous mes yeux, et ce,qui sera plus sinistre encore ! César en est arrivé à cet excès de prendre en gloire le nom de tyran, dont il rougissait jadis ; et Pompée, ligué hier avec lui, prépare sur terre et sur mer une guerre juste, il est vrai, et nécessaire, mais ruineuse s’il est vaincu, et funeste encore aux citoyens s’il est victorieux. Quels hommes dont l’un a déserté et dont l’autre opprime sa patrie ! Suis-je donc, malgré mes infortunes et mes revers, au-dessous de la gloire et de la fortune de ces prétendus grands hommes ? Non, rien de grand que ce qui est honnête ! Je n’en dédis pas ma philosophie. J’ai agi en vue des dieux dans tout ce que j’ai fait pour la république, et j’ai prévu depuis quatorze ans cette tempête où périt l’Italie ! Je partirai avec ce témoignage de ma conscience !

Je demandai hier à Curion (le lieutenant de César), qui était venu à Arpinum pour me séduire ou pour m’intimider, ce qu’il pensait de la république, et s’il en resterait du moins quelque chose. Aucune, m’a-t-il répondu, et n’espérez plus rien !... C’en est fait, il faut que César se perde ou par ses ennemis ou par lui-même, car il est lui-même son pire ennemi. J’espère vivre assez pour le voir ! Quant à moi, il est temps de penser à la vie immortelle, et plus à cette vie courte et périssable !

César, informé en Espagne de la résolution de fuir manifestée de plus en plus par Cicéron, ne dédaignait pas de lui écrire :

Tout me réussit, et tout est en ruine à mes ennemis ; cédez à la fortune : votre départ aujourd’hui aurait l’air de m’accuser d’excès que je n’ai pas commis. Quoi de plus convenable à un bon et vertueux citoyen que de s’isoler des querelles civiles ?

Tullia, sa fille, se jeta en vain à ses genoux pour le conjurer cette fois de ne pas se jeter dans la cause perdue. Antoine, qui le surveillait et qui rôdait autour de sa retraite avec ses bandes de licteurs, de gladiateurs, de comédiens et de courtisanes, lui fermait en vain la mer. Il parvint à se rendre inaperçu dans une maison des champs qu’il possédait aux portes de Pompeia, dans le golfe de Naples.

Voilà, écrit-il à sa fille en parlant des embûches et des débauches d’Antoine, par quelle main il nous faut périr ! comme s’il eût eu le pressentiment de la main par laquelle il périrait un jour. Non, si j’étais assez malheureux pour ne pas trouver un vaisseau qui consentît à se charger de moi, je nie jetterais plutôt dans la première barque pour m’éloigner de ces parricides !

Il se déroba la nuit suivante aux cohortes d’Antoine, qui surveillaient déjà sa maison, et s’embarqua sur un bâtiment léger qui faisait voile pour l’Épire, n’espérant rien de l’avenir, mais ne pouvant supporter le présent, et se précipitant, comme il le dit lui-même en quittant le rivage, les yeux ouverts et délibérément dans sa ruine.

Il emmenait avec lui son fils et son frère, l’un et l’autre dignes de lui par leur fidélité à ses malheurs, par leur patriotisme et par leur courage. Quoique pauvre,’il apportait à Pompée une somme considérable épargnée sur ses biens, en tribut volontaire à la cause de la justice, de la liberté, et de la patrie. L’armée et les citoyens le reçurent comme un, gage de leur bon droit et de leur fortune ; ils se glorifiaient d’avoir désormais avec eux la gloire de Rome. Ca-ton seul, qui se croyait une vertu trop rigide pour avoir le droit de se plier aux circonstances et aux transactions, mais qui n’exigeait pas cette rigidité des autres, le blâma amicalement du parti irréconciliable qu’il prenait vis-à-vis de César. « Peut-être, lui dit-il en confidence, auriez-vous été plus utile à Rome en gardant la neutralité que vous demandait César, et en vous réservant pour servir dans l’occasion le parti de la république, au lieu de venir partager ici d’inutiles périls ? » Pompée le caressa et le négligea comme un homme qui ne s’était pas déclaré à la première heure, qui avait blâmé la retraite en Épire, qui avait conféré avec César, qui apportait des conseils de paix dans la guerre, et qui était trop grand dans la république pour être inférieur dans son camp. Cicéron se relégua lui-même à Dyrrachium avec Caton, malade de chagrin des lenteurs et des froideurs de Pompée.

Peu de temps après son arrivée en Épire, César, ayant triomphé en Espagne et traversé rapidement l’Italie en entraînant avec lui toutes les légions trouvées sous sa main, traversa la mer et vint attaquer l’armée de Pompée avec des forces inférieures, mais avec cette promptitude qui est le génie du succès dans les révolutions. Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine de Pharsale, bassin de la Thessalie. Les armes étaient égales par le nombre et par la valeur, les chefs égaux par la renommée et par le génie ; mais Pompée commandait à des citoyens déjà ébranlés par la faute qu’il avait commise de les dépayser, comme des vaincus avant la bataille ; César, à des troupes aguerries et déjà victorieuses par l’audace qu’il avait eue de les conduire, comme des vainqueurs, moins à la victoire qu’à la poursuite de leurs ennemis. Les lois, les consuls, le sénat, les magistrats, les pontifes, les chevaliers romains, les patriciens, la meilleure partie du peuple lui-même, la république enfin, étaient dans le camp de Pompée ; les ambitieux, les factieux, les séditieux, les corrupteurs et les corrompus, la jeunesse, la populace et la soldatesque, les barbares même enrôlés dans les Gaules, étaient avec César. Mais César commandait à des soldats qui avaient tout à gagner en donnant l’empire à César ; l’autre, à des citoyens qui avaient peu à perdre en laissant succomber Pompée. Entre une cause servie par toutes les cupidités et par tous les vices héroïques et une cause pour ainsi dire abstraite défendue par des vertus amollies, la victoire était peu douteuse. César fut vainqueur ; Pharsale fut le tombeau de la liberté et de la république.

Bien que Pompée vieilli eût retrouvé en Épire toute l’ardeur et tout le génie militaire de sa jeunesse, et qu’il eût repris, avec le commandement des dernières forces de sa patrie, les rudes exercices du cavalier et du fantassin, l’activité, la sobriété, les veilles, les longues marches à pied, le maniement du bouclier et des armes, pour donner exemple à cette jeunesse efféminée de Rome ; découragé avant le combat, il y assista comme à ses propres funérailles plutôt que comme à une bataille dont il était lui-même l’âme et le bras. Il l’avait acceptée malgré lui, cédant à l’obsession des sénateurs et des jeunes nobles inexpérimentés dont il était entouré et dominé dans cette émigration de Rome. Il voulait user la fougue de César en lui refusant longtemps le combat ; ils voulaient, eux, l’affronter dans son ardeur, et avant de s’être rendus dignes de se mesurer avec lui : ils furent victimes de leur impatience et de leur indiscipline.

Aussitôt que Pompée, immobile sur une éminence au milieu de son armée, aperçut la poussière qui s’élevait autour de sa cavalerie repoussée par les vétérans de César, poussière que la fuite de cette jeunesse ramenait de son côté, il comprit son sort, et il ne tenta pas de le vaincre par une obstination qu’il jugea apparemment sans espoir. Il resta un moment, disent les témoins oculaires, semblable à un homme foudroyé ; puis, sans dire un mot à ceux qui l’entouraient, et la tête baissée, il reprit au petit pas de son cheval la route de son camp, rentra dans sa tente, se fit dépouiller de ses armes et de ses insignes de commandant, et, revêtant des habits de deuil d’apparence vulgaire, il se déroba à son camp et prit presque seul et à pied les sentiers qui conduisent du fond de la Thessalie au bord de la mer. Accablé de fatigue et de soif, il se coucha à terre pour boire au courant de l’onde dans la rivière qui traverse le vallon de Tempé. Parvenu au bord de la mer, une cabane isolée de pêcheur servit d’abri pendant la nuit à celui qui avait conquis depuis quarante ans tant de villes de la Grèce, de l’Asie, de l’Afrique, de l’Espagne, et qui personnifiait quelques heures auparavant, non seulement la république et Rome, mais l’univers. Il ne gémit point en homme inégal à la grandeur de son infortune, et n’accusa point les dieux. Il accepta le jugement du sort, pensant sans doute qu’il était assez beau de succomber avec les lois et la liberté de Rome. Il renvoya à César tous ceux de sa suite de condition servile qui n’étaient pas assez engagés dans sa querelle pour ne pas obtenir un facile pardon du vainqueur ; il ne garda avec lui que les citoyens libres, et, s’étant embarqué dans la petite barque du pêcheur, il côtoya la plage, cherchant des yeux quelque navire sur la mer pour demander asile aux flots.

Au même moment, le pilote d’un navire qui trafiquait sur cette côte, oisif au milieu du jour sur le pont de son bâtiment, racontait à ses matelots un songe étrange de sa nuit. Bien qu’il n’eût jamais vu le grand Pompée, ce pilote avait cru le voir pendant son sommeil, non dans le costume splendide et majestueux sous lequel il se représentait un si auguste citoyen, mais sous des habits vulgaires, souillés de poussière et déchirés par l’indigence. La barque de Pompée doublant alors un petit promontoire qui lui dérobait la vue du navire à la voile, les matelots aperçurent la frêle embarcation : ils l’indiquèrent au pilote, en lui disant qu’elle semblait chargée d’un grand nombre d’hommes qui leur faisaient des signes de détresse en agitant leurs mains et leurs vêtements au-dessus de leurs têtes. Le pilote, qui se nommait Pépicius ; se lève à ces mots, regarde la barque, reconnaît dans Pompée la figure qu’il avait vue en songe, et, se frappant le front de douleur avec ses deux mains, il ordonne à ses compagnons de descendre la chaloupe à la mer, y descend lui-même, s’approche de Pompée, pressent son désastre, lui tend avec respect la main pour passer dans sa chaloupe, et le fait monter avec sa suite dans son vaisseau.

Le pilote, attendri par le spectacle d’une si grande vicissitude du sort, et comme averti de son devoir par le songe que lui avaient envoyé les dieux, prépara de ses propres mains le frugal repas de ses hôtes. Favonius, un des citoyens les plus illustres de Rome, voyant Pompée dépourvu d’esclaves, le déshabilla lui-même pour se baigner, et le frotta d’huile avant le repas, s’honora de rendre au plus grand et au plus malheureux des Romains les services d’un esclave, et ne se crut pas humilié de lui laver les pieds et de lui préparer tous les jours sa nourriture. « Le cœur noble ennoblit tout, disaient les matelots témoins de cette domesticité, volontaire, et tout sied aux grandes âmes, même la servitude de l’amitié, n

Pompée se fit conduire à l’île de Mitylène, autrement Lesbos, sur la route de mer qui mène en Égypte. La plus pénétrante de ses infortunes et la plus héroïque de ses consolations, Cornélie, était dans cette île.

Pompée, après la mort de Julia, fille de César, sa première femme, avait épousé déjà vieux, mais toujours aimé, la belle Cornélie, fille de Scipion, veuve de Crassus, femme aussi illustre par sa beauté, par son génie, par ses vertus, que par son amour pour Pompée. Cornélie était poète, musicienne, lettrée, philosophe, et par-dessus tout Romaine. Ses vertus égalaient ses charmes, et la solidité de son jugement faisait oublier sa jeunesse. Pompée, qui l’adorait comme sa fille autant que comme son épouse, l’avait déposée, en passant en Épire, dans l’île de Mitylène, pour qu’elle y fût à l’abri des insultes de César, et rapprochée de la scène de la guerre sans en courir les fatigues et les dangers. Ce qu’il y avait de plus cruel dans son infortune en ce moment n’était pas tant d’avouer sa défaite au monde que de l’apprendre à Cornélie.

En jetant l’ancre la nuit dans la rade de Lesbos, il n’osa pas descendre lui-même à terre et apparaître dans son abjection aux yeux de sa femme et de son fils. Un de ses compagnons de fuite descendit seul sur la plage, et se faisant conduire à la maison de Cornélie, qui, sur la foi d’une fausse rumeur de mer, croyait à une grande victoire de son mari, l’envoyé, forcé de changer une telle illusion en deuil,’ s’inclina muet devant elle, et ne lui apprit presque que par ses larmes que le maître d’une armée et d’une flotte de quinze cents voiles quelques jours auparavant attendait, pour fuir, sa femme et son fils dans le port de Mitylène, sur un navire où la pitié d’un pauvre pilote lui avait donné le passage et l’hospitalité.

Cornélie, évanouie d’horreur et de tendresse à une telle nouvelle, se releva enfin de terre, et, courant les bras tendus vers le rivage, elle tomba sur le sein de son mari, qui était descendu pour la recevoir. Hélas ! lui dit-elle à travers ses sanglots et en prenant sur elle seule, avec une admirable ruse de tendresse, tout le malheur et tout le tort de l’adversité de son mari ; hélas ! que l’état où je te revois est bien l’ouvrage de ma fortune et non de la tienne ! Te voilà réduit à un seul pauvre petit navire d’emprunt, toi qui, avant d’avoir épousé Cornélie, naviguais sur cette même mer avec des milliers de voiles ! Ah ! pourquoi es-tu venu me revoir ? Pourquoi ne m’as-tu pas, abandonnée à mon malheureux destin, moi qui, depuis que tu m’as épousée, ne t’ai apporté que revers et désastres ? Que j’aurais été heureuse si j’étais morte avant d’apprendre la mort de Crassus, mon premier mari, que les Parthes m’ont tué, ou que j’aurais été sage si, après sa mort, je l’avais suivi dans le tombeau, comme j’en avais la pensée ! Je n’ai donc vécu, je n’ai donc aimé le grand Pompée que pour être la cause de ses malheurs !...

Mais Pompée la consolant avec des caresses et la relevant à la hauteur de son impassibilité romaine : Cornélie, lui dit-il, tu t’affliges parce que tu n’as connu jusqu’ici avec moi que l’heureuse fortune, et c’est cette heureuse fortune elle-même qui t’a trompée et qui t’étonne aujourd’hui, de nos revers, parce qu’elle a été plus longtemps avec moi qu’elle n’a continué d’être fidèle à aucun de ses favoris ; mais il faut supporter ses vicissitudes puisque nous sommes nés mortels, et la tenter encore avec confiance, car puisque de ma grandeur passée je suis tombé dans l’humiliation où tu me vois, il n’est pas impossible que de l’humiliation où tu me vois je ne me relève à ma grandeur passée ! Un philosophe grec de Lesbos, ami de Cornélie, qui était présent, s’entretint un moment avec Pompée de la Providence, que le vaincu était tenté d’accuser d’injustice en livrant ainsi le bon droit à la force. La Providence ! dit Plutarque, c’étaient les vices du peuple romain, incapables de soutenir plus longtemps là république, et pressés de se punir eux-mêmes en couronnant la tyrannie.

On émigra vers l’Égypte, asile que Pompée croyait le seul fidèle et le seul sûr, parce qu’il y avait couronné lui-même autrefois le père du jeune roi qui y régnait alors. C’était Ptolémée, frère de Cléopâtre, la plus célèbre des reines et des femmes par sa beauté, par son génie et par ses amours, qui firent les jouets de ses caprices les plus grands des hommes de son temps, César et Antoine, dont le monde était le jouet.

Quelques vaisseaux, chargés de ses partisans et de soldats romains recueillis en mer ou sur les côtes d’Ionie et de Chypre, suivaient la galère de Pompée qui s’approchait des rivages d’Égypte. Nul ne doutait à bord de ces navires que ce grand homme n’y fût accueilli comme le plus illustre des Romains, et comme le bienfaiteur de la dynastie des Ptolémées. On croyait qu’assisté des trésors et des troupes de l’Égypte, auxiliaire et tributaire de Rome, il rallierait toutes les légions romaines d’Afrique, et ramènerait la fortune, honteuse d’avoir un moment abandonné la cause des hommes, des lois et des dieux. Cornélie l’entretenait lui-même dans cette confiance.

Cependant, les ministres du jeune roi d’Égypte ; prince encore enfant et asservi par son âge à son conseil, ayant appris par un vaisseau rapide le jugement de la fortune à Pharsale, et par un autre vaisseau l’approche de Pompée et de sa flotte, délibérèrent sur le parti à prendre avec un hôte si embarrassant depuis qu’il était vaincu. Un rhéteur, nommé Théodore, de Chio, race mercenaire qui s’insinue dans les conseils des princes ou des peuples pour leur inspirer de viles habiletés, sous le nom de politique, et pour leur présenter des crimes utiles comme des actes de génie et de vertu, trancha la question : Si nous accueillons le grand Pompée, dit-il au conseil d’Égypte, vous aurez deux calamités pour une : César pour ennemi, et Pompée pour maître. Si vous lui refusez asile, et qu’il redevienne jamais puissant, vous aurez à redouter non seulement sa vengeance pour l’affront que vous lui aurez fait, mais encore la vengeance de César pour le danger que vous lui aurez fait courir en ne lui livrant pas son ennemi. Vous n’avez donc qu’une chose à faire, ajouta-t-il avec une ironique perversité : le recevoir et l’immoler sur le rivage ; parce qu’ainsi vous aurez complu secrètement à César, en le débarrassant d’un rival, et que, d’un autre côté, vous n’aurez plus rien à redouter de la vengeance de Pompée ; car, ajouta-t-il en souriant et en inventant le premier un mot devenu depuis le proverbe des scélérats, les morts ne mordent plus !

Photin et Achillas, deux esclaves favoris et maîtres du conseil qui gouvernait l’Égypte avec Théodore, applaudirent à cet avis. On chargea Achillas lui-même de l’exécution. Il monta dans une chaloupe avec deux officiers romains, autrefois centurions dans les armées de Pompée, l’un nommé Septimius, l’autre Salvius, et quelques sicaires égyptiens ; et il alla ainsi au-devant de la galère de Pompée. Cornélie et les amis de ce grand homme, voyant, au lieu des honneurs et du cortège qu’ils attendaient, une misérable barque chargée seulement de sept hommes armés s’approcher de leur galère, présagèrent mal d’une si ignoble réception pour celui qui avait été le maître de l’Égypte et du monde ; ils entrevirent quelque dessein sinistre, et conjurèrent Pompée de ne pas se livrer à un rivage si ingrat ou si suspect. Mais déjà il n’était plus temps de délibérer. On voyait une foule d’hommes armés se rassembler sur la plage, et plusieurs galères couvertes de troupes fendre les flots pour cerner la flotte de Pompée.

La chaloupe ayant abordé enfin le vaisseau, Septimius, l’un des Romains, se leva et salua son ancien général du nom accoutumé d’imperator, comme pour le convaincre que sa défaite ne l’avait pas dégradé en Égypte aux yeux de ses soldats. Achillas le salua de même en langue grecque, et l’invita à descendre dans sa chaloupe, sous prétexte de la difficulté pour un grand navire de traverser la vase du port. Cornélie, à demi morte de ce pressentiment de l’amour qui révèle au cœur des femmes les périls de ce qu’elles adorent, entoura en vain de ses bras les jambes de son mari pour le retenir. Il l’embrassa avec tendresse en se déliant de son étreinte, et, la laissant presque inanimée sur le pont, il descendit dans la chaloupe en s’aidant de la main d’Achillas. Puis, se retournant une dernière fois pour regarder encore sa femme et son fils, et ne se faisant déjà plus d’illusion sur sa destinée, il leur adressa pour triste adieu ce vers de Sophocle : Tout homme qui entre dans la cour d’un tyran devient esclave, bien qu’il y soit entré libre !

Pendant que la chaloupe traversait la large lagune qui séparait la galère du rivage, un silence embarrassé et sinistre fermait les lèvres des Égyptiens et des Grecs. Pompée, comme pour sonder ce silence et pressentir les sentiments de ses hôtes à l’accent de leur voix, s’adressa à Septimius, et lui demanda s’il ne se trompait pas en croyant le reconnaître pour un homme qui avait fait autrefois la guerre sous ses ordres. Septimius, sans dérider ses traits, et sans répondre autrement que d’un geste muet, lui fit un signe de tête qui voulait dire dédaigneusement que cela était vrai. Le silence continuant sur la chaloupe, Pompée, pour se donner une contenance, ouvrit ses tablettes, et s’occupa à repasser des yeux une harangue en langue grecque, qu’il avait préparée pendant sa navigation pour l’adresser à Ptolémée.

Cependant Cornélie., rappelée à la vie par l’anxiété sur le sort qui attendait son époux au rivage, contemplait du haut de la galère la chaloupe près d’aborder. Elle commençait à se rassurer et à se réjouir en voyant une foule de courtisans richement, vêtus descendre jusqu’au bord des flots, comme pour faire honneur et cortège à l’hôte de l’Égypte, et déjà elle rendait grâce aux dieux de son salut. A ce moment, la chaloupe touchant au rivage, et Pompée prenant la main de Philippe, son affranchi, pour se lever de son banc et pour poser le pied sur la terre, Septimius, comme s’il n’eût osé frapper une si grande victime en face, lui plongea son épée par derrière dans le corps ; Salvius et Achillas, redoublant les coups, le percèrent à leur tour de leurs épées. Pompée, sans chercher à se défendre, et sans paraître même s’étonner, s’enveloppa la tête d’un pan de sa toge, comme pour dérober toute agonie indigne de lui au soleil, et, tombant ainsi enveloppé aux pieds de ses assassins, il mourut sans faire entendre un autre reproche aux dieux, ou un autre adieu à la vie, qu’un léger soupir.

A la lueur du soleil sur les épées, et à la chute de Pompée dans la barque, Cornélie tombe en tendant les bras vers son mari, comme si sa main pouvait écarter de si loin le coup qui le frappe. La galère, épouvantée, s’enfuit a force de raines, et l’emporte mourante sur la haute mer.

Septimius, Salvius, Achillas et leurs esclaves, ayant coupé la tête de Pompée, pour la porter à Ptolémée, et pour en faire un tribut à César, jetèrent son corps hors de la barque, et l’abandonnèrent sur le sable aux oiseaux de proie et à l’écume des flots. Les pêcheurs et la populace curieuse se rassasièrent à loisir tout le jour de ce cadavre. Quand la nuit fut venue et que le rivage fut désert, l’affranchi de Pompée, Philippe, qui seul n’avait pas abandonné le corps de son maître, le lava pieusement dans l’eau de la mer, et l’ensevelit dans sa propre chemise, dont il se dépouilla pour lui servir de linceul. Puis, cherchant au loin sur la côte quelques débris de barques rejetés par les flots, et les rapportant un à un, afin d’en construire un bûcher pour brûler le corps selon les rites antiques, il parvint avec peine à réunir un petit monceau de bois suffisant pour consumer un corps faible et nu, et qui n’était plus même entier.

Pendant que le fidèle serviteur était pieusement occupé à errer ainsi sur la grève pour y recueillir ces planches d’esquifs échoués comme son maître, un vétéran romain, vieux soldat de Pompée, retiré en Égypte, qui passait par hasard sur cette plage déserte, aborda Philippe, et lui demanda ce qu’il faisait à cette heure au bord de la mer. Je suis l’affranchi de Pompée, et je prépare le bûcher pour ses funérailles, répondit Philippe. Le vieux soldat, élevant ses mains au ciel et s’attendrissant â ce spectacle du maître du monde enseveli furtivement la nuit, par un seul esclave, sur une plage étrangère : Ah ! dit-il à l’affranchi, il ne sera pas dit que tu aies seul cet honneur ! Permets-moi de me joindre à toi dans ce dernier devoir, comme à un pieux et saint hasard offert à ma vieillesse par la Providence qui m’a confiné depuis tant d’années sur cette terre ingrate et funeste, pour m’y réserver au moins, après tant de malheurs, la consolation de toucher de mes mains les restes et d’accomplir les funérailles du plus grand des Romains !

La flamme du bûcher allumé par ces deux hommes pieux brûla jusqu’au jour. Le lendemain, un des amis et des lieutenants de Pompée, Lentulus, arrivant de l’île de Chypre, et côtoyant le rivage sans rien savoir du meurtre de la veille, aperçut du haut de sa galère les dernières lueurs du bûcher qui luttaient avec l’aurore au bord des flots ! Hélas ! dit-il à ses compagnons, quel est celui qui est venu se reposer enfin ici de ses longs travaux, et rendre sa poussière aux éléments dans ce lieu désert ? Puis, comme saisi d’un pressentiment prophétique : Hélas ! hélas ! ajouta-t-il en pensant aux vicissitudes et aux ironies du sort, peut-être est-ce toi, ô grand Pompée ?

Et c’était lui !

Pendant ces événements, Cicéron, retiré auprès de Caton, dans un petit port de Grèce voisin de Pharsale, assistait silencieux et consterné à la ruine de la république.

Un grand poète qui fut en même temps un grand politique, mais qui, malheureusement pour sa mémoire, poussa l’amour de la liberté jusqu’au fanatisme, et le républicanisme jusqu’au régicide, Milton, a écrit quelque part ces lignes :

Si Dieu versa jamais un amour ferme de la beauté morale dans le sein d’un homme, il l’a versé dans le mien. Quelque part que je rencontre un homme méprisant la fausse estime du vulgaire, osant aspirer par ses sentiments, son langage, sa conduite, à ce que la haute sagesse des âges nous a enseigné de plus excellent, je m’unis à cet homme par une sorte de nécessaire attrait. Il n’y a point de puissance dans le ciel et sur la terre qui puisse m’empêcher de contempler avec respect et avec tendresse ceux qui ont atteint le sommet de la dignité du caractère, de l’intelligence et de la vertu !

Cet amour satisfait de la beauté morale dans un homme historique, ce respect et cette tendresse pour ceux qui ont atteint le sommet de la dignité du caractère et de la vertu, nous ont soutenu jusqu’ici dans le récit de la vie de Cicéron ; ils vont se voiler un instant et se contrister un peu quand nous allons retracer, non ses crimes (il n’y en a pas dans sa vie), mais quelques inégalités et quelques faiblesses. Après la chute de .la république, il est moins constamment admirable ; mais, pour l’homme qui aime à contempler dans l’homme la lutte des faiblesses humaines contre les vertus, et lé triomphe alternatif des devoirs ou des passions dans notre âme, il devient peut-être plus intéressant. Les caractères d’une seule pièce, comme celui de Caton, ont quelque chose de surhumain et d’uniforme qui élève plus et qui touche moins que les caractères moins maîtres d’eux-mêmes qui fléchissent et qui se relèvent, comme celui de Cicéron. Il en est de l’homme comme des paysages : les lignes droites de l’horizon sont sans doute les plus pures en géométrie et en logique, mais les lignes de l’horizon qui montent et qui descendent, qui se lèvent et qui se dépriment tour à tour, pour se relever encore et pour porter le regard jusqu’aux cieux après l’avoir incliné jusqu’aux abîmes, sont l’intérêt et le charme des yeux du peintre et du spectateur. La nature a fait l’homme un être ondoyant et divers, disent les philosophes ; considéré ainsi, sans doute il nous impose moins, mais il nous attache d’autant plus qu’il est plus homme.

Cicéron le fut tout entier après la mort de Pompée. La république, morte avec ce grand et dernier citoyen, devint la proie à peine disputée de César. Le droit avait succombé à Pharsale, la force était tout ; César avait la force, et il l’empruntait comme un grand corrupteur de sa patrie, non aux vertus du petit nombre, mais à tous les vices d’une multitude qui demande un maître, parce qu’elle se sent digne de la tyrannie.

Avec cette promptitude qui surprend le destin et qui le fixe, César avait volé, après sa victoire, en Espagne, en Afrique, en Égypte, pour y porter des coups soudains et inattendus aux lieutenants et au fils de Pompée, pour leur enlever leurs légions, et pour y saisir, par tous les membres épars de la puissance romaine, cette liberté qu’il voulait détruire et cet empire qu’il voulait fonder.

Cicéron, au lieu de suivre l’exemple de Caton, de protester contre la victoire et de mourir du même coup dont mourait la liberté de son pays, parut se repentir, non pas tant de la défaite du grand Pompée et de la république, que d’avoir embrassé tardivement et imprudemment la cause vaincue par les dieux. Il commença à s’accommoder avec la tyrannie, et à demander en quelque sorte grâce pour sa vertu au vainqueur. Rien ne lui était plus facile que de l’obtenir. César avait les crimes grands et doux comme son génie. Il était trop supérieur pour être vindicatif ; il était en même temps trop politique pour ne pas se réjouir de paraître, aux yeux du peuple romain, accepté ou même pardonné par un homme comme Cicéron, qui représentait alors à lui seul les lettres, l’éloquence, l’autorité morale dans le sénat, l’estime du peuple, en un mot, tout ce qu’on appelle aujourd’hui l’opinion publique dans Rome. De plus, César aimait Cicéron par cet attrait mutuel et involontaire qui entraîne les grandes intelligences à aimer ce qui leur ressemble. Il avait trop de génie pour être insensible au génie, trop de gloire pour être envieux. Cicéron lui paraissait une des plus éclatantes décorations de l’humanité dans son siècle ; il était plus fier de régner sur un homme tel que Cicéron que sur cette tourbe de peuple et de soldatesque qui allait se prosterner devant sa fortune. Il voulait même laisser à Cicéron la dignité de son retour à lui et l’indépendance de ses opinions ; il ne lui demandait pas de s’avilir, mais de se résigner.

Des négociations dans ce sens furent ouvertes par des amis communs entre Cicéron et César. Elles n’éprouvèrent aucune autre lenteur que celle de la distance entre ces deux grands Romains. Cicéron traversa la mer qui séparait l’Épire de l’Italie, débarqua timidement à Brindes, port où il s’était embarqué si peu de temps auparavant pour rejoindre Pompée. Il y tomba dans les bras de sa fille Tullia, la plus tendre, la plus illustre, la plus lettrée des jeunes femmes romaines de son temps... L’adoration mutuelle du père pour la fille et de la fille pour le père était redoublée encore par l’adversité. Séparée de son mari indigne d’elle, Tullia n’avait plus que lui ; mécontent de sa femme ambitieuse et froide, Cicéron n’avait plus qu’elle. Le père et la fille pleurèrent ensemble sur les malheurs de leur patrie et sur leurs propres malheurs. Le frère de Cicéron, C. Quintus, qu’il avait aimé comme un autre lui-même, n’avait pas su attendre la bienséance de la transition d’une cause à l’autre. Pressé par l’adulation ou par la peur, il avait couru en Afrique avec son fils, neveu de Cicéron, pour implorer les faveurs de César, et pour rejeter lâchement sur son frère le tort qu’il avait eu de suivre le parti de Pompée. César s’était indigné de cette bassesse ; il avait écrit à Cicéron pour l’en informer, Celui-ci, avec une générosité fraternelle, avait répondu à César en prenant tout le crime sur lui seul, et en suppliant le dictateur de pardonner à l’égarement de Quintus.

D’un autre côté, sa fortune, déjà embarrassée à son départ d’Italie, avait achevé de s’obérer jusqu’à l’indigence, par les déprédations de sa femme, par l’absence et par l’épuisement de produits des terres dont tant de guerres civiles et de spoliations successives affligeaient l’Italie. Il ne vivait que d’emprunts et des secours de ses amis, principalement d’Atticus. Antoine, lieutenant de César à Rome, venait de publier un édit de proscription lors de l’Italie contre tous ceux qui avaient suivi Pompée, mais en exceptant Cicéron. Cette exception, qui lui rouvrait Rome, le réjouissait d’un côté et l’humiliait dé l’autre ; car les partisans de Pompée vaincus à Pharsale Caton, Brutus et les autres, étaient allés ranimer la résistance à la tyrannie en Afrique : la renommée grossissait leurs forces, ils menaçaient de prévenir le retour de César en Italie et de restaurer la république. Les succès de sa propre cause, après qu’il l’avait crue morte, troublaient maintenant Cicéron ; car les républicains vainqueurs pouvaient le traiter maintenant comme un transfuge, pendant que les courtisans de César voyaient en lui un républicain ; en sorte que, par l’hésitation de son caractère et par la précipitation alternative de ses soumissions, l’une et l’autre cause le désavouaient ou le menaçaient des mêmes vengeances, tout au moins du mépris. Déplorable situation d’un grand esprit, qui, au lieu de prendre base sur la conscience, prend base sur la fortune, et tombe sans gloire, parce qu’il a choisi sans vertu.

Éprouvant déjà, à Brindes, le remords de cette situation ambiguë devant l’opinion qui se déchaînait contre lui, il n’osait pas ou il ne savait pas se justifier lui-même, et il conjurait son ancien ami Atticus d’écrire sa justification ou son excuse pour lui ramener quelques amis.

Enfin il s’approcha de Rome avec sa fille, mais sans oser y entrer. Puis il alla au-devant de César, qui venait de débarquer vainqueur à Tarente,.et qui revenait triompher à Rome. Cet orateur, qui n’avait pas pâli devant les sicaires de Catilina, tremblait maintenant devant un pli du front ou des lèvres sur le visage d’un maître. Ses lettres, à cette époque de sa vie, sont le frisson d’une âme servile. Comment me recevra-t-il ? Comment me regardera-t-il ? Que va-t-il me dire ? ou que voudra-t-il écouter ? Un peuple dont les plus vertueux citoyens éprouvent et écrivent de pareilles angoisses est mûr pour les tyrans. César cependant trompe Cicéron par son abord. Les tyrans sont aussi heureux de rencontrer des âmes soumises, que les âmes soumises sont empressées de se résigner aux tyrans. Du plus loin que César aperçut Cicéron sur la route de Tarente à Rome, il descendit de son cheval, courut à lui les bras ouverts, l’embrassa comme un ami perdu et retrouvé, ne lui fit aucun reproche, et, l’entraînant en avant et à l’écart de sa suite, pour épargner la pudeur de Cicéron et pour lui témoigner sa confiance, il s’entretint longtemps et familièrement avec lui aux yeux de toute son armée. On ignore ce que ces deux adversaires réconciliés se dirent : l’un sans doute s’excusant sur, la bassesse humaine de la tyrannie qu’il venait recevoir, l’autre sur la fortune de l’obéissance qu’il venait offrir. Cependant, si l’on en croit une phrase de Cicéron après cet entretien, dans sa correspondance avec Atticus, la résignation ne fut pas sans grandeur et sans dignité dans sa bouche, car, dit-il, il ne savait pas bien si c’était la peine de demander à César une vie qui cesse d’être à Rome du jour où elle devient le bienfait d’un maître.

César poursuivit son chemin vers Rome ; il y reçut tous les pouvoirs sous tous les titres qu’il daigna prendre. Il repartit pour l’Afrique, laissant des proconsuls gouverner Rome en son nom derrière lui ; Antoine surtout, le plus soldatesque, le plus servile et le plus effronté de ses complaisants, comme si. César eût affecté de montrer à Rome celui qui pouvait le plus le faire regretter lui-même, ou comme s’il eût voulu témoigner son mépris au peuple romain en le faisant dompter en son absence par le plus grossier et par le plus méprisable des soldats. Cicéron s’enferma avec ses livres dans sa maison de campagne de Tusculum, située au bord des bois, aux pieds et aux revers des montagnes d’Albe ; retraite poétique et philosophique d’où ses yeux se promenaient, d’un côté sur la solitude et de l’autre sur les faîtes et sur les fumées des édifices et des temples lointains de Rome. Nous avons visité souvent nous-même les vestiges encore debout de sa maison, de sa bibliothèque, de ses fontaines, de ses jardins, où l’on respire la grandeur, la tristesse, et en quelque sorte l’histoire qu’il y respirait alors lui-même. Il y jouissait en paix et en sûreté de sa patrie ; mais il avait trop payé sa patrie, car il n’y était rentré qu’en laissant la liberté et la dignité sur le rivage.

Pendant qu’il y cherchait des distractions et des consolations dans l’étude, et qu’il y recevait les visites des plus lettrés et des plus érudits des Romains, qui, à défaut de la grandeur du caractère, venaient cultiver et adorer chez lui l’immensité et la variété du génie, César avait vaincu les fils de Pompée en Espagne, et les républicains antiques. Caton s’était tué par cette autre faiblesse qui ne sait pas supporter le temps où l’on est condamné par la Providence à vivre, et le mépris du genre humain. Il régnait sous le nom de dictateur perpétuel de Rome, se préparait à aller conquérir les Parthes en Asie, illustrait son crime contre sa patrie par la splendeur et par la mansuétude de son gouvernement, ménageait le sénat, achetait le peuple, rassasiait les légions, et corrompait ce qui restait de liberté dans les âmes par la séduction et la clémence. Cicéron, tout en gémissant assez haut de cette prostration de sa patrie, prenait sa part de la servitude générale plus qu’il ne convenait à un débris vivant de la république et à un ami de Pompée et de Caton. Il haranguait quelquefois au sénat ; il proposait des avis agréables au maître ; il parlait devant lui pour des clients politiques, et lui réservait les grâces de la générosité. Il le louait avec cette indépendance de langage qui place la flatterie dans l’acte et non dans les paroles ; il affectait de défendre la mémoire de Caton et la gloire de Pompée ; il disait de César, pour que ce mot lui fût répété : qu’en relevant les statues de Pompée, il avait affermi les siennes. Il plaidait devant lui pour lui donner le plaisir de son éloquence, comme un artiste dans une représentation de son art, et faisait tomber de ses mains l’absolution d’un criminel déjà condamné dans son cœur. Il recevait même les visites de César dans sa maison, comme une sauvegarde de sécurité et comme un gage de protection exceptionnelle de l’oppresseur de sa patrie ; il en racontait avec un secret orgueil les circonstances dans ses lettres à ses amis.

Quel hôte j’ai reçu ! écrivait-il le lendemain, et combien j’avais tort de tant le redouter ! Cependant je n’ai pas sujet de m’en plaindre, et lui-même il a paru ravi ! La veille, César était arrivé dans la maison de son affranchi Philippe, voisin de ma demeure. La maison était inondée de soldats ; â peine la salle où César devait souper était-elle libre ; il avait environ deux mille hommes d’escorte. Chez moi on fit camper les soldats dehors ; ma maison était comme une citadelle. César passa la matinée jusqu’à midi chez Philippe ; il s’y occupait, disait-on, à régler les comptes de sa maison avec Balbus. Il arriva chez moi à deux heures ; il se baigna en arrivant, et se fit lire pendant le bain des vers satiriques contre lui. Il les écouta sans humeur et sans changer de visage ; ensuite il se fit parfumer et s’assit à ma table. Il mangea bien, et fut d’un enjouement plein de charmes. La table était magnifiquement et délicatement servie. Outre la table de César, j’en avais deux autres pour sa suite et ses affranchis, également recherchées. Enfin je m’en suis tiré avec honneur. Mais, en vérité, ce n’est pas là un de ces hôtes à qui l’on puisse dire en les quittant : Revenez quand il vous plaira ! C’est assez d’une fois. Nous n’avons pas dit un seul mot de politique ; nous n’avons parlé que de philosophie, d’éloquence et de littérature. Ce délassement lui a plu ; il témoignait le désir de passer ainsi un jour à Pouzzoles, un autre à Baïa, au bord de la mer. Voilà cette visite : j’en ai souffert quelques embarras domestiques, mais sans trop d’inconvénients.

On voit que César se faisait pardonner la tyrannie par la grâce, et Cicéron les regrets de la liberté perdue parles complaisances. Vers le même temps, quoiqu’il eût déjà passé la soixantième année de sa vie, il répudia sa première femme, Terentia, coupable de l’avoir négligé pendant ses disgrâces, et il épousa une de ses pupilles, très jeune, très belle, très riche, qu’un père mourant lui avait confiée. Éprise du génie et de la renommée de son second père ; cette jeune Romaine l’aima et en fut aimée avec une passion qui effaça la distance des années. Ce furent, non les plus glorieuses, mais les plus sévères et les plus fécondes de sa vie ; mais elles furent courtes. La mort lui ayant enlevé bientôt après sa fille Tullia, délices et orgueil de son cœur, il en conçut une telle douleur, qu’il s’offensa de ce que cette douleur n’était pas assez partagée par sa nouvelle épouse, jalouse sans doute de n’être pas le seul objet de ses tendresses, et qu’il s’éloigna d’elle et se renferma dans la solitude avec ses larmes et son génie.

C’est là qu’il écrivit sans relâche et sans lassitude d’esprit les livres admirables dont chaque fragment est un monument achevé de sagesse, de maturité, de science, d’universalité, de style. La civilisation antique, si l’histoire était perdue, se retrouverait tout entière dans ces fragments des derniers écrits de ce grand homme. Il y concentre tout ce que le genre humain a pensé, imaginé ou senti de plus parfait en Asie, en Grèce, à Rome, jusqu’à son époque, dans l’expression la plus splendide, et dans la langue, la plus harmonieuse que l’intelligence humaine ait jamais élaborée pour donner un corps à l’esprit. C’est la pensée devenue sous sa main méthode, image et musique. Le seul reproche peut-être qu’on puisse adresser à ces œuvres réfléchies de Cicéron, c’est l’excès même de leur perfection. En travaillant chaque pensée et en polissant chaque phrase jusqu’à l’effacement des moindres aspérités de l’épiderme sur son style, il s’enlève quelque chose de ces incorrections faciles et de ces négligences heureuses qui sont les flexibilités et les mollesses du génie. Rien n’y prédomine assez, parce que tout y est prédominant à la fois. Cependant cette perfection chez lui n’est point laborieuse, elle est naturelle. Son imagination ne produisait rien qui ne fût conforme à ce modèle intérieur qu’il portait en lui plus qu’aucun autre homme, et qu’on nomme la beauté. Cette recherche, naturelle chez lui, de la beauté, ne nuisait point à sa fécondité. Il. discourait avec ses amis, il haranguait les tribunaux et le peuple, il écrivait, comme nous respirons, sans relâche, sans volonté et sans efforts. Il répondait à ces envieux de Rome qui lui reprochaient ses loisirs dans sa retraite de Tusculum : De quoi se plaignent-ils ? Dans cette prétendue oisiveté, j’écris plus, de ma main ou de la main de mes secrétaires, qu’ils ne peuvent lire dans un jour !

, disait-il en parlant de sa maison d’Astura, autre retraite plus profonde près d’Antium, qu’il remplissait de ses études et de ses ennuis, là je vis sans commerce avec les hommes. Dès la première lueur du jour, je m’enfonce dans la profondeur des forêts qui m’entourent, et je n’en sors que le soir ; je n’ai d’entretien qu’avec mes livres, et cet entretien n’est interrompu que par mes larmes ! Il portait alors dans son âme le deuil de Tullia, sa fille, qu’on l’accusait d’aimer jusqu’à diviniser son image. Il ruinait sa fortune à peine rétablie pour lui élever un temple aux portes de Rome et pour immortaliser ses regrets. Oui, s’écriait-il dans le délire de son adoration paternelle, en s’adressant à l’ombre de son enfant, oui, je veux te consacrer, ô toi la plus tendre et la plus accomplie des filles ! je veux t’installer dans l’assemblée des êtres divins, et t’offrir au culte des mortels ! Il essayait de calmer son désespoir en écrivant pour lui-même un traité de la Consolation ; pages trempées de larmes, dans lesquelles il accumule tout ce que la raison, la philosophie, la religion, la gloire, les lettres, le ciel et la terre peuvent offrir d’efficace pour consoler de la perte de ce qu’on aime, sans pouvoir parvenir à l’oublier.

Ses remords secrets d’avoir, sinon abandonné, du moins négligé la république, et le désir de protester par son estime pour cette vertu qu’il admirait sans l’imiter, lui dictèrent une magnifique apologie de Caton. Il y avait de la vertu dans cet hommage à la vertu sous les yeux de la tyrannie ; César pouvait s’offenser de cet éloge d’un ennemi, ennemi qui n’était pas grand, si César n’était pas coupable. Le dictateur ne s’en offensa pas ; il laissa à Cicéron cette vaine consolation de louer les morts de la liberté, et il trouva le temps, au milieu des soins de l’empire, de répondre de sa propre main à Cicéron par un autre livre intitulé l’Anti-Caton. Mais, tout en réfutant Cicéron, César, dans ce livre, le comblait de gloire ; il allait jusqu’à déclarer que celui qui, comme. Cicéron, élargissait par son génie les frontières de l’esprit humain, était supérieur à celui qui, comme César, élargissait seulement les frontières naturelles de l’empire.

Il écrivit ensuite des méditations philosophiques et des dialogues dans lesquels il naturalisait chez les Romains tous les dogmes de l’antiquité asiatique, égyptienne, grecque, exposant comme un rapporteur impartial tout ce que les sages de tous les siècles et de tous les pays ont pensé de plus sensé ou de plus beau pour ou contre la question éternellement controversée de la divinité de l’âme et du monde, en se prononçant à la fin lui-même pour ce qui lui semble le plus vraisemblable, le plus beau et le plus honnête.

Les débuts et les intermèdes de ces méditations philosophiques, sous des titres divers, sont pleins de familiarités et de confidences de cœur, comme les délassements de la campagne et les libertés de l’entretien ; on y sent l’homme descendu des affaires publiques, triste de l’abaissement de son pays, conservant quelque vague espérance de la renaissance des lois ; des mœurs, de la liberté, mais détournant ses regards de Rome, pour s’abîmer tout entier dans l’ombre de ses bois, dans la contemplation de la nature et dans l’étude des choses éternelles. Ses interlocuteurs de prédilection sont en même temps ses amis les plus intimes et les plus illustres : Varron, poète et historien ; Brutus, philosophe austère et élégant, disciple de Platon et de Caton, ami de César, dont on croyait qu’il était le fils, à cause de sa mère Servilie, autrefois aimée du dictateur ; Hortensius, rival et ami de Cicéron, le plus grand des orateurs après lui ; et quelques autres Romains, élite du siècle.

La scène est ordinairement sur le sable de la plage retentissante de la mer de Baïa, ou sous les figuiers entrelacés de pampres de vigne grimpante de la côte de Cumes, ou sur la terrasse ombragée d’orangers de la villa de Cicéron, près de Gaète, où l’on cherche encore la trace de ses pas et de ceux de ses amis sur les mosaïques de ses bains, ou enfin sous les chênes verts de sa maison rustique de Tusculum, au bruit et à la fraîcheur des eaux qui descendent des montagnes de Tibur. Il commence comme une vague et nonchalante hésitation d’entretien qui cherche sa route, puis il devient grave avec le sujet, et s’élève à la fin jusqu’à l’élan et jusqu’à l’enthousiasme de la lyre. Nous regrettons que les bornes de nos pages ne nous permettent pas d’en traduire quelques fragments pour nos lecteurs. Ils rappellent le calme et la solennité des dialogues de Platon, qui font faire silence à l’âme avant de lui parler des dieux. Cicéron, dans plusieurs passages qui paraîtraient hardis aujourd’hui, ne craint pas de déplorer la perte de la république, et d’y porter le deuil de la liberté et de la dignité de Rome. Dans la nécessité où je suis, dit-il, de renoncer aux affaires publiques, je n’ai pas d’autre moyen de me rendre utile que d’écrire pour éclairer et consoler les Romains ; je me flatte qu’on me saura gré de ce qu’après avoir vu tomber le gouvernement de ma patrie au pouvoir d’un seul, je ne me suis ni dérobé lâchement au public ni livré sans réserve à ceux qui possèdent l’autorité. Mes écrits ont remplacé mes harangues au sénat et au peuple, et j’ai substitué les méditations de la philosophie aux délibérations de la politique et aux soins de la patrie.

Les deux plus importants de ces livres sont ses Recherches sur l’existence et la nature des dieux, et son livre intitulé de la République. Dans le premier il s’élève par tous les degrés de la pensée de tous les pays, de tous les âges, et à travers toutes les ténèbres et tous les fantômes des superstitions humaines, jusqu’à la notion d’un Dieu unique, parfait, juste, bon, éternellement créateur par sa providence qui monte aux astres et qui descend aux atomes ; principe premier et dernier de tout ce,qui fut, de tout ce qui est, de tout ce qui sera ; invisible, impalpable, s’appelant Dieu, le destin, la providence, le créateur, le rémunérateur, et donnant à tout ce qu’il a créé l’existence, la place, le temps, la moralité, la rémunération et la fin en lui, comme il lui a donné l’être.

Ces doctrines chez Cicéron ne sont pas simplement spéculatives, comme on pourrait le croire ; elles respirent la pratique religieuse dans toute sa piété la plus efficace et la plus impérative. Quelques-uns affectent de croire, écrit-il, que la Divinité ne s’intéresse pas à l’homme, et ne se mêle pas de nos actes et de nos destins. Sur ce principe que deviendraient la piété, la sainteté, la religion ? Ce sont là de véritables devoirs obligatoires qu’il faut savoir exactement accomplir... Il en est de la piété comme de toutes les autres vertus : elles ne consistent pas dans de vains dehors ; sans elle point de sainteté (mot qui signifie moralité de nos actes) ; sans elle point de culte, et dès lors que devient l’univers ? Quel désordre et quelle anarchie dans l’espèce humaine ! Quant à moi, ajoute-t-il, je doute si éteindre la piété envers la Divinité, ce ne serait pas anéantir du même coup la bonne foi, la conscience, la société humaine tout entière, et la vertu, qui supporte à elle seule le monde, je veux dire l’instinct de la justice !...

Dans son livre sur la république, c’est-à-dire sur les principes, les lois, les formes, les vices et les vertus des gouvernements par lesquels les sociétés se fondent, se soutiennent, meurent ou se perfectionnent, Cicéron s’élève plus haut que dans aucun autre de ses écrits. Nous n’en citerons qu’un seul fragment : le Songe de Scipion, qui termine le livre. La philosophie, la piété, la vertu, la poésie, le génie de Cicéron y éclatent en quelques pages où son âme et celle de son siècle se révèlent dans un langage digne de tous les siècles.

Le second Scipion, une des plus pures gloires et des plus grandes vertus de Rome, y est mis en scène par Cicéron. Ce second Scipion raconte à ses amis, dans cet entretien, un songe qu’il a eu en Afrique, songe dans lequel l’ombre de son aïeul Scipion l’Africain, le vainqueur de Carthage, lui apparaît, lui prophétise sa mort funeste ; l’encourage à persévérer dans les services ingrats que tout citoyen doit à sa patrie, a mépriser la mort, et, ce qui est plus sublime encore, à mépriser même la gloire.

... — Mais, continua mon aïeul, pour que tu sentes redoubler ton ardeur à défendre l’État, sache que tous ceux qui ont sauvé, secouru, agrandi leur patrie, ont dans le ciel un lieu préparé d’avance, où ils jouiront d’une félicité sans terme. Car le Dieu suprême qui gouverne l’immense univers ne trouve rien sur la terre qui soit plus agréable à ses yeux, que les réunions d’hommes assemblés sous la garantie des lois, et que l’on nomme des sociétés civiles. C’est du ciel que descendent ceux qui conduisent et qui conservent les nations, c’est au ciel qu’ils retournent...

Ce discours de l’Africain avait jeté la terreur en mon âme. J’eus cependant la force de lui demander s’il vivait encore, lui et Paul-Émile, mon père, et tous ceux que nous regardons comme n’étant plus. La véritable vie, me dit-il, commence pour ceux qui s’échappent des liens du corps où ils étaient captifs ; mais ce que vous appelez la vie est réellement la mort. Regarde ! voici ton père qui vient vers toi !... Je vis mon père, et je fondis en larmes ; mais lui, m’embrassant, me défendit de pleurer...

Dès que je pus retenir mes sanglots, je dis : Ô mon père, modèle de vertus et de sainteté, puisque la vie est en vous, comme me l’apprend l’Africain, pourquoi resterais-je plus longtemps sur la terre ? Pourquoi ne pas me hâter de venir dans votre société céleste ?... — Non, pas ainsi, mon fils, me répondit-il, tant que Dieu, dont tout ce que tu vois est le temple, ne t’aura pas délivré de ta prison corporelle, tu ne peux avoir accès dans ces demeures. La destination des hommes est de garder ce globe que tu vois situé au milieu du temple universel de Dieu, et dont une parcelle s’appelle la terre... Ils ont reçu une âme !... C’est pourquoi, mon fils, toi et tous les hommes religieux, vous devez retenir votre âme dans les liens du corps ; aucun de vous, sans le commandement de celui qui vous l’a donnée, ne peut sortir de cette vie mortelle. En la fuyant, vous paraîtriez abandonner le poste où Dieu vous a placés. Mais plutôt, Scipion ! comme ton aïeul qui nous écoute, comme moi qui t’ai donné le jour, pense à vivre avec justice et piété ; pense au culte que tu dois à tes parents et à tes proches ; que tu dois surtout à la patrie. Une telle vie est la route qui te conduira au ciel et dans l’assemblée de ceux qui ont vécu, et qui, maintenant délivrés du corps, habitent le lieu que tu vois...

Mon père me montrait ce cercle qui brille par son éclatante blancheur au milieu de tous les feux célestes, et que vous appelez, d’une expression empruntée aux Grecs, la Voie lactée. Du haut de cet orbe lumineux je contemplais l’univers, et je le vis tout plein de magnificence et de merveilles. Des étoiles que l’on n’aperçoit point d’ici-bas parurent à mes regards, et la grandeur des corps célestes se dévoila à mes yeux. Elle dépasse tout ce que l’homme a jamais pu soupçonner. De tous les corps, le plus petit, qui est situé aux derniers confins du ciel, et le plus près de la terre, brillait d’une lumière empruntée. Les globes étoilés l’emportaient de beaucoup sur la terre en grandeur. La terre elle-même me parut si petite, que notre empire, qui n’en touche qu’un point, me fit honte !

Comme je la regardais attentivement : Eh bien, mon fils, me dit-il, ton esprit sera-t-il donc toujours attaché à la terre ? Ne vois-tu pas dans quelle demeure supé-» rieuse et sainte tu es appelé ?...

Je contemplais toutes ces merveilles, perdu dans mon admiration. Lorsque je pus me recueillir :

Quelle est donc, demandai-je à mon père, quelle est cette harmonie si puissante et si douce au milieu de laquelle il me semble que nous soyons plongés ?

Je vois, dit l’Africain, tu contemples encore la demeure et le séjour des hommes. Mais, si la terre te semble petite comme elle l’est en effet, relève tes yeux vers ces régions célestes, méprise toutes les choses humaines. Quelle renommée, quelle gloire digne de tes vœux veux-tu acquérir parmi les hommes ? Tu vois quels imperceptibles espaces ils occupent sur le globe terrestre, et quelles vastes solitudes séparent ces quelques taches que forment les points habités. Les hommes, dispersés sur la terre, sont tellement isolés les uns des autres, qu’entre les divers peuples il n’est point de communication possible. Tu les vois semés sur toutes les parties de cette sphère, perdus aux distances les plus lointaines, sur les plans les plus opposés. Quelle gloire, espérer de ceux pour qui l’on n’est pas ? Quand même les races futures répéteraient à l’envi les louanges de chacun de nous ; quand même notre nom se transmettrait dans tout son éclat de génération en génération, les déluges et les embrasements qui doivent changer la face de la terre, à des époques immuablement déterminées, enlèveraient toujours à notre gloire d’être, je ne dis pas éternelle, mais durable. Et que t’importe d’ailleurs d’être célèbre dans les siècles à venir, lorsque tu ne l’as pas été dans les temps écoulés, et par des hommes tout aussi nombreux et incomparablement meilleurs ?... C’est pourquoi, si tu renonces à venir dans ce séjour où se trouvent tous les biens des grandes âmes, poursuis cette ombre qu’on appelle la gloire humaine, et qui peut à peine durer quelques jours. Mais si tu veux porter tes regards en haut, et les fixer sur ton séjour naturel et ton éternelle patrie, ne donne aucun empire sur toi aux discours du vulgaire. Élève tes vœux au-dessus des récompenses humaines, et que la vertu seule te montre le chemin de la véritable gloire, et t’y attire pour elle-même. C’est aux autres à savoir ce qu’ils devront dire de toi. Ils en parleront sans doute ; mais la plus belle renommée est tenue captive dans ces bornes étroites où votre monde est réduit ; elle n’a pas le don de l’immortalité, elle périt avec les hommes, et s’éteint dans l’oubli de la postérité !

Lorsqu’il eut ainsi parlé :

Ô Scipion, lui dis je, s’il est vrai que les services rendus à la patrie nous ouvrent les portes du ciel, votre fils, qui depuis son enfance a marché sur vos traces et sur celles de Paul-Émile, et n’a peut-être pas manqué à ce difficile héritage de gloire, veut aujourd’hui redoubler d’efforts à la vue de ce prix inappréciable...

Courage ! me dit-il, et souviens-toi que si ton corps doit périr, toi, tu n’es pas mortel. Cette forme sensible, ce n’est point toi ; ce qui fait l’homme, c’est l’âme, et non cette figure que l’on peut montrer du doigt. Sache donc que tu es divin ; car c’est être divin que de sentir en soi la vie, de penser, de se souvenir, de prévoir, de gouverner, de régir et de mouvoir le corps qui nous est attaché, comme le Dieu véritable gouverne ses mondes. Semblable à ce Dieu éternel qui meut l’univers en partie corruptible, l’âme immortelle meut le corps périssable. Exerce-la, cette âme, aux fonctions les plus excellentes. Il n’en est pas de plus élevées que de veiller au salut de la patrie. L’âme accoutumée à ce noble exercice s’envole plus facilement vers sa demeure céleste ; elle y est portée d’autant plus rapidement, qu’elle se sera habituée, dans la prison du corps, à prendre son élan, à contempler les objets sublimes, à s’affranchir de ses liens terrestres. Mais, lorsque la mort vient à frapper les hommes vendus aux plaisirs, qui se sont faits les esclaves infâmes de leurs passions, et, poussés aveuglément par elles, ont violé toutes les lois divines et humaines, leurs âmes dégagées du corps errent misérablement autour de la terre, et ne reviennent dans ce séjour qu’après une expiation de plusieurs siècles.

A ces mots il disparut, et je m’éveillai...

Que dirait-on de plus beau et de plus pur en morale aujourd’hui ? Le pressentiment de Cicéron devançait le monde de vingt siècles.

Pendant que ce grand homme se consolait ainsi dans l’entretien de son âme avec elle-même, avec les grandes âmes de tous les siècles et avec la Divinité, de la servitude et de la dégradation de sa patrie, César achevait en quatre ans la courte carrière de tous les tyrans. Le crime de ses assassins vengeait sur lui le crime du Rubicon. Ses assassins étaient Brutus, Cassius, Casca, et toute la jeunesse patricienne, lettrée et républicaine de Rome. Nourris des leçons de l’inflexibilité antique et des exemples d’Harmodius et d’Aristogiton, ces jeunes gens rougissaient de vivre sous un maître qui leur avait enlevé toute la dignité de la vie. Ils croyaient que le sang du tyran purifiait le poignard. Vertu fausse et cruelle qui pervertissait en eux jusqu’à la nature, qui changeait des citoyens en meurtriers, qui poussait les amis de Brutus jusqu’à l’assassinat, et lui-même, fils peut-être de César, jusqu’au parricide. L’antiquité admirait encore ces assassinats pour la liberté. L’humanité actuelle ne s’y trompe plus. La liberté, la patrie, l’immortalité même, n’acceptent pas pour leur rançon une goutte de sang distillant du fer des assassins. La rançon du genre humain tout entier serait trop chère à ce prix !

Les conjurés, soit qu’ils crussent à trop de faiblesse, soit qu’ils soupçonnassent une vertu plus pure à Cicéron, leur ami à tous, ne lui confièrent pas la conjuration. Ils se cachèrent de lui, de peur d’être ébranlés par ses scrupules. Rome était lasse de son idolâtrie pour César ; les plébéiens, qu’il avait caressés pour les opposer au sénat, commençaient à sentir la pesanteur du joug militaire ; les patriciens, auxquels il était revenu et qu’il rassasiait de dignités et de largesses, rougissaient de les devoir à leur bassesse ; le sénat votait, mais murmurait ; les soldats aspiraient déjà à se vendre plus cher à un autre acheteur. Brutus et ses amis s’échauffaient à la lecture des historiens, des philosophes et des poètes qui divinisaient les libérateurs des peuples. L’opinion’ conspirait assez universellement avec eux pour qu’ils n’eussent pas besoin de confier à de nombreux complices un projet qui serait applaudi par la multitude aussitôt qu’il serait exécuté.

Ils cachèrent leurs armes sous leur toge, attendirent César au sénat, se précipitèrent au-devant de lui, à son entrée dans la salle, comme pour l’entourer d’un empressement plus impatient et plus servile, baisèrent le pan de sa robe, lui tendirent des pétitions comme un piège à sa clémence, ne lui montrèrent groupés autour de lui que des fronts connus et des visages amis, ralentirent ainsi sa marche vers son siège dans le sénat, et, le frappant à l’envi de vingt-sept coups de poignard, l’étendirent sans vie au pied de, la statue de Pompée. Le sénat, saisi d’effroi au commencement de ce tumulte, d’horreur au milieu, de joie à la fin, s’enfuit par toutes les issues, sans savoir s’il fallait témoigner la satisfaction ou l’exécration du meurtre.

Brutus, Cassius et les conjurés sortirent en appelant le peuple à la liberté. Le peuple, moitié vengé, moitié attendri, les applaudit et les laissa seuls monter au Capitole. Antoine, lieutenant de César, et qui avait lui-même conspiré autrefois contre sa vie, maître des troupes, fut chargé par le sénat de préserver Rome de l’anarchie. Il suivit avec habileté tous les mouvements successifs de l’émotion du peuple : le premier jour ami douteux des conjurés, le second protecteur armé du sénat, le troisième portant le deuil de César, le quatrième vengeur de son cadavre en déployant du haut de la tribune aux harangues sa robe ensanglantée et percée de coups aux yeux émus de la multitude ; bientôt arbitre et maître de tout, tenant Rome dans l’indécision entre la passion et la liberté et les regrets de la servitude, et forçant Brutus et ses amis de s’éloigner de la ville qu’ils avaient délivrée, de peur d’y être immolés eux-mêmes par le parti de César, qui avait repris vigueur dans son sang. Tel fut ce crime. Il rappela à la tyrannie par la pitié ; juste expiation de ceux qui croient faire justice et qui font horreur par l’assassinat.

Antoine s’était habilement associé, pour rester l’arbitre de Rome, un autre lieutenant de César, son rival dans l’armée, nommé Lépide, qui commandait l’armée prête à partir pour l’Espagne. Ils grossirent leurs forces de tous les vétérans disséminés dans les provinces, et laissèrent une apparence de souveraineté au sénat. Pendant cette espèce d’interrègne entre la république et la dictature qui suivit le meurtre de César, Brutus et Cassius se retirèrent à Lanuvium, petite ville de la campagne de Rome. Cicéron laissa éclater sa joie de la constitution rétablie. Il pressa les conjurés de saisir le moment prêt à échapper Çà ceux qui hésitent, et à restaurer l’antique liberté. Brutus, plus philosophe et plus orateur que politique, semblait avoir dépensé toute son énergie dans le coup qui avait abattu le tyran. Il écrivait, raturait, limait, soumettait à l’examen de Cicéron, retranchait, récitait et perfectionnait encore un long discours, accusation de César et justification de ses meurtriers, qu’il se proposait de lire au sénat et au peuple au mois de juin, quand le sénat reprendrait ses séances. Vain orateur, qui ne savait pas que les rhéteurs veulent des paroles, mais que les révolutions veulent des actes.

Les amis de César, et Antoine lui-même, caressaient de leur côté Cicéron. Ils s’efforçaient de l’entraîner de leur côté par l’offre répétée de la plus haute magistrature. Il avait recouvré innocemment toute sa liberté par le coup qui l’avait affranchi de l’amitié humiliante de César et de sa reconnaissance embarrassée envers le dictateur. Il resta inflexible à la tête des bons citoyens et des partisans d’une république stable, patricienne et modérée ; il continuait à résider dans sa maison de campagne et à écrire pendant que Rome attendait son sort sans savoir se le faire à elle-même :

Est-ce la ce que nous devions voir ? écrivait-il à Atticus. Quoi ! l’œuvre de Brutus se réduit donc à le faire vivre oisif dans sa maison de Lanuvium, et à perpétuer par Antoine et par Lépide le règne de César, plus maître après sa mort qu’il ne le fut pendant sa vie !

Ces vains reproches ne rendaient ni la popularité ni l’audace à Brutus et à Cassius. Ils irritèrent Antoine contre lui. La colère des vétérans, soufflée par Antoine, le menaça jusque dans sa retraite de Tusculum : on parlait à Rome d’aller l’incendier. Il songea à se réfugier une seconde fois en Grèce. Il s’embarqua même à Naples, et suivit les côtes d’Italie jusqu’à Reggio, en Calabre ; là, il eut une entrevue avec Cassius et Brutus. Ils lui apprirent que l’opinion revenait à Rome au parti de la liberté, et qu’on y invoquait son nom comme celui du seul homme dont les conseils pouvaient inspirer à la fois courage au sénat ‘et sagesse au peuple. Il redescendit à terre et se rapprocha de Rome. Les citoyens se précipitèrent partout sur ses pas, comme au premier retour de son exil. Rome semblait veuve de son génie quand il s’éloignait d’elle. Il revint à Tusculum, n’osant pas entrer encore dans Rome tant qu’Antoine y dominait.

Mais déjà le crédit d’Antoine baissait dans le peuple, dans le sénat et dans l’armée. Une autre popularité plus ferme et plus prestigieuse pour les Romains s’élevait sur sa ruine : c’était celle du jeune César-Octave, fils d’une nièce du grand César, et que le dictateur avait déclaré son héritier dans son testament. Cet adolescent, absent de Rome avec sa mère au moment de la mort de César, était revenu d’abord timidement demander à Antoine l’héritage de son oncle. Antoine l’avait méprisé et menacé. Sa jeunesse, son nom, son titre d’héritier et de fils adoptif de César, les larmes de sa mère, l’injustice d’Antoine, avaient intéressé les Romains. Le mépris pour Antoine, l’espérance qui s’attache à l’enfance, les largesses du testament de César aux soldats, que son héritier promettait d’accomplir, avaient fait le reste. Octave, accompagné de sa mère, se montrant à Rome, parcourant les provinces, implorant le peuple, invoquant les vétérans, flattant les républicains de leur rendre la liberté antique et de les délivrer de l’ignoble soldatesque d’Antoine, était devenu en peu de temps pour les uns le vengeur futur de César, pour les autres le restaurateur inespéré de la république. Il affectait de voir la patrie tout entière dans le seul Cicéron. Il prenait de Cicéron ses oracles ; il entretenait une correspondance avec lui ; il venait lui rendre visite dans sa retraite ; il le traitait en fils qui s’inspire de la sagesse d’un père ; il lui jurait de n’employer la puissance que son héritage, son nom, son parti, la faveur des Romains lui donneraient, qu’à rétablir, sous le patronage de Cicéron, l’autorité du sénat, l’empire des lois, l’exercice de la liberté antique.

Cicéron, lors même qu’il ne l’aurait pas cru, était obligé de le croire. Sa passion pour le rétablissement du gouvernement libre, son amitié pour Brutus, sa juste haine et sa terreur trop fondée d’Antoine, ne lui laissaient d’autre levier que ce jeune homme pour soulever Rome contre ce vil tyran qui avait hérité du despotisme de César, sans hériter de sa douceur, de sa grâce et de son génie. Il se lia donc, pour le salut de la république, avec Octave, et se déclara ouvertement son patron. Dès qu’on sut que Cicéron adoptait la cause du jeune César, celle d’Antoine fut perdue dans l’opinion de l’Italie. L’autorité morale de ce grand homme contrebalançait une armée.

Antoine, abandonné des légions voisines de Rome, s’éloigna, la rage dans le cœur, pour aller en chercher d’autres vers les Alpes. Octave marcha contre lui au nom du sénat avec les consuls, et le défit auprès de Modène. Antoine vaincu, mais retrouvant dans la défaite l’énergie du désespoir, franchit, les Alpes avec une légion de ses soldats, caressa son rival Lépide, qui commandait une autre armée romaine dans les Gaules, et redescendit en Italie avec cent mille hommes, pour la disputer à Octave. Le sort du monde resta en suspens pendant quelques mois.

Cicéron, rentré dans Rome, y soufflait le feu sacré de la liberté dans douze harangues immortelles, au sénat et au peuple, contre Antoine ; harangues qu’on appela les Philippiques, par allusion aux harangues d’un autre orateur, Démosthène, contre Philippe, roi de Macédoine, qui menaçait la liberté d’Athènes comme Antoine menaçait celle des Romains.

Ces douze harangues de Cicéron, fruits de son génie mûri par les années, de son patriotisme humilié par la servitude, de sa colère attisée par la terreur et comme par le pressentiment des crimes d’Antoine et de sa femme Fulvie, plus scélérate encore que son mari, enfin par ce désespoir de la vertu qui, n’ayant plus rien à ménager pour sauver un reste de vie, veut du moins immortaliser sa mémoire, sont le cri de mort de Cicéron, destiné a retentir au delà de sa tombe. Le raisonnement, la passion, la prière, l’imprécation, l’invective, la fureur sacrée qui sanctifie l’injure, l’apostrophe aux Romains, l’invocation aux dieux, le défi au poignard, l’héroïsme de l’âme, du cœur, de l’accent, du geste, y sont tour à tour ou tout ensemble allumés de la flamme de l’éloquence pour relever les Romains de leur prostration, et pour leur rendre, par l’excès du mépris contre leur tyran, sinon le courage de la liberté, du moins la honte de leur servitude. C’est le plus long et le plus sublime accès de colère qui ait jamais retenti parmi les hommes !

Rome et le sénat se relevèrent en effet quelques mois à ces accents, mais pour retomber.

Pendant que Cicéron, à soixante-quatre ans passés, s’efforçait ainsi de rendre à sa patrie le feu inextinguible en lui, de sa jeunesse, Octave, pour lequel il combattait à Rome, négociait à Modène avec ses deux rivaux, Lépide et Antoine, trouvant plus sûr de partager l’empire que de le jouer dans une bataille douteuse, et bien sûr d’avance que son nom et sa politique le lui donneraient plus tard tout entier.

Cicéron, informé de cette trahison et de cette ingratitude de son jeune pupille, écrivait en vain à Brutus et à Cassius de revenir précipitamment en Italie avec leurs troupes d’Afrique pour sauver encore une fois la république. Leur crime pesait sur eux ; ils n’osèrent pas reparaître sur la terre où le cri du Fang de César s’élevait de plus en plus contre eux.

Octave, Antoine, Lépide, convinrent d’une entrevue dans une petite île entourée par le fleuve du Reno, auprès de Bologne. Ils y délibérèrent seuls pendant trois jours et trois nuits, et convinrent de former entre eux un triumvirat ou un gouvernement à trois têtes, se partageant le monde romain en trois parts dont chacune était un empire. Mais c’était peu que de se partager ainsi la république, il fallait s’en assurer la paisible possession en immolant tous les bons et grands citoyens capables de la défendre ou d’inquiéter leur tyrannie. Le sang de trois mille trois cents citoyens romains qu’ils se sacrifièrent mutuellement fut le sceau de leur traité. Ils en dressèrent ensemble la liste, discutèrent, ajoutèrent, retranchèrent, trafiquèrent de la vie et de la mort de leurs amis ou de leurs ennemis, jusqu’à ce que chacun d’eux eût accordé aux autres le sang du plus cher de ses amis, pour en obtenir en retour le sang du dernier de ses ennemis.

Cicéron était le premier sur la liste. Octave, avec un reste de pudeur, le défendit longtemps, représentant quelle ignominie s’attacherait à un gouvernement dont le premier acte serait l’immolation du plus grand citoyen et du plus grand génie de Rome. Les Philippiques criaient assez vengeance dans le cœur d’Antoine. Les deux proscripteurs, collègues d’Octave, lui représentèrent sans doute que l’équilibre des forces était nécessaire à leur accommodement pour qu’il fût durable ; que Cicéron jouissait d’une autorité morale trop grande par sa renommée et par son génie dans la république ; que celui des trois triumvirs dont il se déclarerait l’ami l’emporterait bientôt sur les deux autres ; qu’il entraînerait avec lui l’opinion et la fortune, et que l’équilibre détruit par le poids de ce grand homme replongerait eux dans le néant, l’Italie dans l’anarchie. Octave céda à la puissance de cette logique d’assassin et à la convoitise du inonde. Il jugea que Rome valait bien ce crime, et il permit à Antoine de se venger.

Les triumvirs, renfermant leurs proscriptions dans le silence jusqu’à leur arrivée, de peur que leurs victimes n’échappassent par la fuite à leurs sicaires, s’avancent lentement ensemble vers Rome. On n’ébruita que les noms de dix-sept grands proscrits dont les têtes devaient orner leur triomphe sur la république. Cicéron était encore le premier ; il apprit son arrêt sans oser y croire. Octave commencerait-il par un parricide ? N’était-il pas son second père ? Il espérait, contre toute espérance, en lui ; mais il craignait tout d’Antoine, et surtout de Fulvie, sa nouvelle épouse. Les hommes pardonnent ; les femmes se vengent, parce qu’elles ont moins de force contre leur passion.

Dans cette perplexité, Cicéron avait le temps de fuir, et peut-être était-ce la pensée d’Octave ? L’hésitation, cette faiblesse des grands esprits, parce qu’ils pèsent plus d’idées contre plus d’idées que les autres, fut la cause de sa mort, comme elle avait été le fléau de sa vie. Il perdit les jours et les heures à débattre avec lui-même et avec ses amis lequel était préférable, à son âge, de tendre stoïquement le cou aux égorgeurs, et de mourir en laissant crier son sang contre la tyrannie sur la terre libre de sa patrie, ou d’aller mendier en Asie le pain et la vie de l’exil parmi les ennemis des Romains ? Son âme parut se décider et se repentir tour à tour de l’un ou de l’autre parti. Ses pas errèrent, comme ses pensées, du rivage de la mer à ses maisons de campagne et de ses maisons de campagne aux bords de la mer.

Enfin il voulut éloigner le moment de la résolution suprême en s’éloignant de Tusculum, trop voisin de Rome. Il quitta ce séjour avec son frère Quintus Cicéron, et avec son neveu, qui le chérissait comme un père. Il se retira dans sa maison plus reculée d’Astura, séjour de deuil où il avait, comme on l’a vu, nourri la mélancolie de la mort de sa fille Tullia. L’âpreté du lieu et la profondeur des bois semblaient l’abriter de la scélératesse des hommes.

Cette maison était sur le bord de la mer de Naples. Il y passa quelques jours à écouter au loin le bruit des pas de l’armée des triumvirs qui s’approchaient de Rome ; il semblait résolu à y attendre la mort, sans se donner la peine ni de la fuir plus loin, ni de la braver de plus près. Cependant son frère, son neveu, ses affranchis, ses esclaves, espèce de seconde famille que la reconnaissance, les lois, et les mœurs attachaient jusqu’au trépas aux anciens, lui représentèrent qu’un homme tel que Cicéron n’était jamais vieux tant que son génie pouvait conseiller, illustrer ou réveiller sa patrie ; que Caton, en mourant, avait éteint prématurément lui-même une des dernières espérances de la république par une impatience ou par une lassitude de vertu ; que, s’il était résolu à mourir, il rie fallait pas du moins que sa mort fût inutile à la cause des bons citoyens, qui était celle des dieux ; que, Brutus et Cassius vivant encore et rassemblant en Afrique des légions fidèles à la mémoire de Pompée et à la république, prêtes à combattre les armées vénales des triumvirs, il devait aller rejoindre ces derniers des Romains, raviver par sa présence et par sa voix une cause qui n’était pas encore désespérée tant qu’il lui restait Cicéron et Brutus ; ou, s’il fallait périr, périr du moins avec la justice, la vertu et la liberté.

Ces conseils prévalurent un moment dans son âme. Il quitta sa retraite d’Astura avec son frère et le cortège de ses esclaves et de ses familiers, pour se rapprocher de la mer et pour y monter sur une galère qu’on lui avait préparée. Mais la précipitation avec laquelle il avait quitté Rome et Tusculum aux premières rumeurs de sa proscription ne lui avait pas permis d’emporter l’or ou l’argent nécessaire pour une longue expatriation. A peine était-il sur la route qu’il réfléchit à l’indigence à laquelle il allait être exposé avec sa famille et ses amis pendant son exil. Il fit arrêter sa litière (fort brancard fermé par des rideaux et porté par des esclaves qui servait de voitures aux riches Romains), et il fit approcher celle de son frère Quintus, qui marchait derrière lui.

Les deux litières étaient posées côte à côte sur le chemin, et les porteurs éloignés ; les deux frères s’entretinrent un moment sans témoin par les portières. Il fut convenu que Quintus, comme le moins illustre et le plus oublié des d’eux, retournerait seul à Antium, leur pays natal ; qu’il en rapporterait l’argent nécessaire à leur fuite, et qu’il rejoindrait en toute hâte Cicéron dans sa maison de la côte de Gaète, où il allait l’attendre pour s’embarquer. Puis les deux proscrits, comme s’ils avaient eu le pressentiment de leur éternelle séparation, se récrièrent sur l’extrémité de leur malheur, qui ne leur permettait pas même de le supporter ensemble, pleurèrent de tendresse sur le chemin à la vue de leurs esclaves, et, se serrant dans les bras l’un de l’autre, se séparèrent et se rapprochèrent plusieurs fois comme dans un dernier adieu.

Quintus retourna vers Astura, pour regagner par les sentiers des montagnes sa maison d’Antium avec son fils. Cicéron poursuivit sa route vers le bord de la mer, et s’embarqua sur une galère. Il possédait dans une anse du rivage de Gaète, à l’endroit où l’on voit encore aujourd’hui son tombeau s’élever comme un écueil de la gloire auprès des écueils de l’Océan, une maison de campagne embellie de tous les luxes et ornée de toutes les délices d’une résidence d’été pour les grands citoyens de Rome. Elle s’élevait sur un promontoire d’où le regard embrassait une vaste étendue de mer, tantôt limpide et silencieuse, tantôt écumeuse et murmurante, enceinte par le demi-cercle d’un golfe peuplé de villes maritimes, de temples, de villas romaines, de navires, de barques et de voiles qui en variaient les bords et les flots. Les vents étésiens, qui soufflent du nord pendant la canicule, en rafraîchissaient la température ; des jardins en terrasses descendaient d’étages en étages de la maison aérée à la plage humide ; des cavernes naturelles, achevées par l’art, pavées de mosaïques, entrecoupées de bassins où l’eau de la mer, en pénétrant par des canaux invisibles, renouvelait la fraîcheur, y servaient aux bains. Un temple domestique, vraisemblablement celui qu’il avait consacré à sa fille Tullia, laissait éclater au-dessus ses colonnes et ses chapiteaux de marbre de Paros, à demi voilés par les orangers, les lauriers, les figuiers, les pins, les myrtes et les pampres des hautes vignes qui tapissent éternellement cette côte.

C’est là que Cicéron descendit de sa galère pour y attendre l’heure du départ et le retour de son frère Quintus. Les triumvirs étaient encore à plusieurs journées d’étape de Rome ; la Campanie était libre de troupes, et tout annonçait que les sicaires d’Antoine n’y marcheraient pas aussi vite que sa vengeance.

Mais sa vengeance le devançait. A peine Quintus et son fils étaient-ils arrivés secrètement dans leur ville paternelle d’Antium, pour y vendre leurs biens et pour en rapporter le prix à Cicéron, que la trahison domestique révéla leur, présence aux émissaires des triumvirs, et qu’ils furent égorgés, le père et le fils, dans leurs propres foyers, pour le crime de leur nom.

A cette nouvelle, les affranchis et les esclaves de Cicéron le conjurent avec plus d’instances de fuir. Il monte sur sa galère, et navigue jusqu’au promontoire de Circé, cap avancé du golfe de Gaète, pour faire voile vers l’Afrique. Il s’y fit descendre à terre, malgré les instances des pilotes et la faveur de vents. Il ne pouvait s’arracher à cette dernière plage de l’Italie, ni désespérer tout à fait du cœur et de la reconnaissance d’Octave.

Il reprit, à pied et en silence, le long de la plage, le chemin qui ramenait vers Rome. Sa galère le suivait à quelque distance sur les flots. Après avoir marché ainsi quelques milles, abîmé dans ses perplexités, la nuit commençant à tomber, il fit signe à ses rameurs d’approcher de la plage, et se confia de nouveau aux flots.

Il avoua à ses affranchis que, lassé d’incertitude et de fuite, il avait résolu un moment de rentrer à Rome et d’aller s’ouvrir lui-même les veines sur le seuil d’Octave, afin de se venger du moins, en mourant, d’une ingratitude écrite en caractères de sang sur le nom de ce parricide, et d’attacher à ses pas, avec la mémoire de son crime, une furie qui ne le laissât reposer jamais !... La crainte des tortures qu’on lui ferait subir, s’il était arrêté avant d’avoir accompli son suicide, l’avait retenu et ramené à bord. Il navigua quelque temps indécis en vue du rivage, puis, rappelé encore par on ne sait quelles pensées, il ordonna à ses rameurs de le ramener à sa maison de campagne de Gaète, qu’il avait quittée le matin. Ses serviteurs lui obéirent en gémissant et en pleurant sur son trépas. La galère se rapprocha de la plage où s’élevait le temple.

Les présages, langue divinatoire perdue aujourd’hui, qui annonçait, interprétait, solennisait tous les grands actes tragiques des citoyens ou des empires, avertirent et consternèrent, en abordant, les serviteurs de Cicéron. Au moment où la galère cherchait à franchir les dernières lames pour jeter l’ancre aux pieds du promontoire, une nuée de corbeaux, oiseaux fatidiques qui perchaient sur les corniches du temple, s’élevèrent du toit avec de grands cris et, voltigeant au-devant de la galère, parurent vouloir repousser ses voiles et ses vergues vers la grande mer, comme pour lui signaler un danger sur le bord. Cicéron, soit que sa philosophie s’élevât au-dessus de ces superstitions populaires, soit qu’il acceptât l’augure sans chercher à l’écarter, n’en monta pas moins les rampes qui conduisaient à sa maison. Il y entra, et, s’étant jeté tout habillé sur un lit pour se reposer de ses angoisses ou pour se recueillir dans ses pensées, il ramena sur son front le pan de sa toge, afin de ne pas voir la dernière lueur du jour. Mais les corbeaux qui l’avaient repoussé de la plage l’avaient suivi vers sa maison. Soit que ces oiseaux familiers eussent de la joie de revoir leur maître, soit qu’en s’élevant très haut dans les airs ils eussent aperçu, avant les serviteurs, les armes inusitées des nombreux soldats d’Antoine répandus dans les campagnes et se glissant comme des assassins vers les jardins de Cicéron, ils s’agitaient comme par un instinct caché. L’un d’eux, pénétrant par la fenêtre ouverte à la brise de mer, se percha jusque sur le lit de Cicéron, et, tirant avec son bec le pan de son manteau ramené sur sa tête, il lui découvrit le visage, et sembla le presser de sortir d’une maison qui le repoussait.

A ce signe de l’instinct des oiseaux, les serviteurs de Cicéron s’émurent, s’attendrirent, versant des larmes, et se reprochant à eux-mêmes d’avoir, pour le salut de leur maître, moins de prudence et moins de zèle que les brutes. Quoi, se disent-ils entre eux, attendrons-nous, les bras croisés, d’être les spectateurs de la mort de ce grand homme, pendant que les bêtes elles-mêmes veillent sur lui et semblent s’indigner des crimes qu’on prépare ? Animés par ces reproches mutuels, les esclaves de Cicéron se jettent à ses pieds, lui font une douce violence, le forcent à remonter dans sa litière, et le portent, par des sentiers détournés et ombragés des jardins, vers le rivage où la galère l’attendait à l’ancre.

A peine avaient-ils fait quelques pas qu’une bande de soldats commandés par Herennius et Popilius, deux de ces chefs de bande qui prêtent leur épée à tous les crimes et qui n’ont d’autre cause que celle qui les solde, arrivèrent sans bruit aux murs des jardins, du côté de la terre, et, trouvant les portes fermées, les firent enfoncer et se précipitèrent vers la maison. L’un de ces chefs, Popilius, avait été défendu et sauvé autrefois par le grand orateur dans une accusation de parricide. Il était pressé d’effacer la mémoire de l’ingratitude dans le sang du bienfaiteur. Il somma les serviteurs et les affranchis restés dans la maison de lui dénoncer la retraite de leur maître. Tous répondaient qu’ils ne l’avaient pas vu, et lui donnaient ainsi le temps de fuir, quand un lâche adolescent, disciple chéri de Cicéron, fils d’un affranchi de son frère, cultivé par lui comme un fils dans la science et dans les lettres, et nommé Philologus, indiqua du geste aux soldats l’allée du jardin par laquelle son patron et son second père descendait vers la mer. A ce signe mortel, Herennius, Popilius et leur troupe s’élancent au galop sur les traces de la litière, et font résonner de leurs cris, du cliquetis de leurs armes et des pas de leurs chevaux le chemin creux du jardin qui mène au rivage.

A ce bruit tumultueux qui s’approche, qui tranche toutes ses irrésolutions, et qui repose enfin son âme dans la certitude de la mort, Cicéron veut au moins la recevoir, et non la fuir : il ordonne à ses esclaves de s’arrêter et de déposer la litière sur le sable. On lui obéit ; il attend sans pâlir ses assassins, il appuie son coude sur son genou, soutient son menton dans sa main, comme c’était son habitude de corps quand il méditait en repos dans le sénat ou dans sa bibliothèque, et, regardant d’un œil intrépide Herennius et Popilius, il leur évite la peine de l’arracher de sa litière, et leur tend la gorge, comme un homme qui, en allant au-devant du coup, va au-devant de l’immortalité.

Herennius lui tranche la tête, et la porte lui-même à Antoine, pour qu’aucun autre, en le devançant, ne lui dérobe la première joie du triumvir, le prix du crime auquel il a dévoué son épée.

Antoine, qui venait d’entrer à Rome, présidait l’assemblée du peuple pour les élections des nouveaux magistrats au moment où Herennius fendait la foule pour lui offrir la tête du sauveur du peuple. C’en est assez ! s’écria Antoine en apercevant le visage livide de celui qui l’avait fait si souvent pâlir lui-même ; voilà les proscriptions finies ! témoignant ainsi, par ce mot, que la mort de Cicéron lui valait à elle seule une multitude de victimes, et délivrait son ambition de la dernière vertu de Rome !

Il ordonna de clouer la tête sanglante de Cicéron, entre ses deux mains coupées, sur la tribune aux harangues ; suppliciant ainsi la plus haute éloquence qui fut jamais, par les deux organes de la parole humaine, le geste et la voix. Mais Fulvie, femme d’Antoine, ne se contenta pas de cette vengeance ; elle se fit apporter la tête de l’orateur, la reçut dans ses mains, la plaça sur ses genoux, la souffleta, lui arracha la langue des lèvres, la perça d’une longue épingle d’or qui retenait les cheveux des dames romaines, et prolongea, comme les Furies dont elle était l’image, le supplice au delà de la mort ! honte éternelle de son sexe et du peuple romain !

Cicéron mort, les triumvirs s’entre-disputèrent la république. Octave prévalut. La tyrannie, qui n’avait été jusque-là qu’une éclipse de la liberté, devint une institution. Elle dispensa le peuple de toute vertu. Elle fit aux Romains, selon le hasard des vices ou des vertus de leurs maîtres, tantôt des temps de servitude prospère, tantôt des règnes de dégradation morale et de sang, qui sont l’ignominie de l’histoire et le supplice en masse du genre humain.

Voilà une des grandes pages de l’histoire de Rome. Nous en donnerons d’autres.