HISTOIRE DES CONSTITUANTS

TOME TROISIÈME

 

LIVRE DOUZIÈME.

 

 

I.

La pénurie croissante du trésor et le patriotisme qui pressait les citoyens de concourir au salut public et au triomphe régulier de la constitution multipliaient les offrandes volontaires à l'État reçues par la municipalité à l'hôtel de ville. Les femmes apportaient leurs boucles d'oreilles, leurs colliers, leurs bracelets ; les hommes, leur argenterie et les agrafes d'argent de leurs chaussures. Mais ces dons patriotiques, épuisés aussitôt qu'offerts, étaient surtout le tribut des classes les moins riches au succès de la Révolution. Ainsi qu'on le vit en 1848, dans les premiers besoins de la seconde république française, c'étaient ceux qui possédaient le moins qui donnaient le plus. Le peuple semblait porter le prix de sa rançon à la liberté. Ces sommes, quelque considérables qu'elles fussent en 1789, ne pouvaient être qu'un secours momentané au trésor. L'esprit public surtout, dans les classes opulentes et commerciales, reculait déjà devant les sacrifices que la liberté demandait à la nation. Les uns présentaient pour ressource la banqueroute aux créanciers de l’État, jubilé cruel qui aurait fondé la propriété de tous sur la ruine de quelques-uns. Les autres, convaincus que l'iniquité creuse toujours plus profond le gouffre qu'elle semble fermer et que la morale et la richesse publiques sont gouvernées par la même loi, rejetaient cette odieuse libération par l'injustice et présentaient le crédit public comme le seul alchimiste capable de recréer l'or évanoui. Tous les moyens que nous avons vu employer depuis dans des circonstances extrêmes, en 1815, en 1847, en 1852, étaient déjà discutés dans les écrits des économistes et dans les motions des législateurs : le papier-monnaie, portant intérêt entre les mains des détenteurs de ce papier et servant à la fois de moyen d'échange et de capital productif ; les assignats, autre sorte de papier-monnaie ne portant point intérêt, mais ayant pour gage les propriétés de l'Etat retirées au clergé, sorte d'hypothèque circulante où chaque feuille de papier représentait une portion de terre ; une caisse d'amortissement, sorte d'économie incessante absorbant chaque année la dette par la puissance accumulée de l'intérêt composé ; des caisses nationales de crédit et de secours autorisées par l'Etat, comme nous les voyons aujourd'hui, à frapper une monnaie de confiance hypothéquée sur les revenus des provinces, des municipalités, des particuliers qui leur feraient appel, et mobiliseraient ainsi, comme par enchantement, les richesses immobilisées de la nation ; une banque nationale d'escompte prêtant à l'industrie et au commerce, à de courtes échéances, les sommes nécessaires à leur activité en billets équivalents à l'or ; des ateliers nationaux et provinciaux pour fournir aux ouvriers sans ouvrage le travail et le salaire indispensables à l'existence de leurs familles, institution difficile à -organiser et à contenir dans de justes limites, mais commandée par la prudence comme par l'humanité à une nation de prolétaires qu'une révolution jette de la misère dans l'insurrection.

L'avocat Linguet, publiciste aventureux et écrivain verbeux, donnait dans un écrit populaire le bruit et le mouvement à ces idées. D'autres proposaient pour les départements des compagnies de Crédit foncier, modèles de celles qui sont aujourd'hui fondées et prêtant aux propriétaires endettés jusqu'à concurrence des deux tiers de la valeur des propriétés ; d'autres, enfin, une banque nationale au capital de plusieurs milliards, centralisée dans les mains de l'Etat, ayant pour la sécurité de chaque citoyen la garantie de b nation tout entière et faisant au profit des corps et des particuliers l'office des banques individuelles.

Mirabeau, à qui tous les inventeurs d'idées apportaient nuit et jour leurs systèmes pour qu'il leur prêtât son âme et sa voix, traita magnifiquement ces matières, dans un discours médité, à la séance du 6 novembre. Dépôt intarissable d'idées et d'études depuis sa jeunesse, habitui, par ses travaux sur les finances, sur les caisses d'escompte, sur l'agiotage, sur la banque, à sonder les mystères de l'économie politique et du crédit, il n'avait qu'à recueillir sa pensée et à ouvrir ses lèvres pour en laisser découler les véritables théories sur la richesse des nations : caractère distinctif de cette éloquence qui pensait toujours en parlant, et qui jetait dans ses auditoires autant de lumière que d'éblouissement. L'économie politique et la théorie des finances n'ont pas fait un pas au delà des vérités promulguées dans ses discours par Mirabeau.

« Une nation habituée à l'usage des numéraires métalliques, » dit-il en commençant, « une nation que de grandes calamités rendent timide et défiante, ne peut pas être longtemps privée de ce numéraire sans que la gêne et le trouble s'introduisent dans toutes ses transactions. Elles s'approchent à grands pas, ces calamités... Nous touchons à une crise redoutable. Observez, messieurs, que non-seulement le numéraire suffisant ne circule plus, mais encore que chacun est fortement sollicité par sa terreur de l'avenir et par la prévoyance de sa sécurité à thésauriser autant que les circonstances le lui permettent. Observez que les causes qui tardent à faire sortir le numéraire du royaume, loin de s'atténuer, deviennent chaque jour plus actives, et que cependant le service des subsistances à l'intérieur et l'approvisionnement des subsistances à l'étranger ne peuvent pas se faire sans numéraire en espèces. »

Les causes de cette pénurie des espèces ne sont pas, selon Mirabeau, dans la révolution elle-même — et ici il trompait son auditoire sciemment pour ne pas dépopulariser la révolution, car toute révolution effraie les esprits, et tout effroi resserre et crispe les mains qui tiennent le numéraire —. « Ces causes », poursuivait Mirabeau, « sont dans les vices de la caisse d'escompte — institution de M. Necker, qui avait remis le seul crédit existant dans l'État à une seule compagnie privilégiée d'agioteurs —. Ce papier, dont le remboursement n'est pas exigible à présentation, est sans valeur sur les marchés étrangers. Il faut donc payer l'étranger au comptant ce qu'il refuse de recevoir en papier de crédit de cette caisse. » Il demandait, en conséquence, une série de mesures propres à assurer l'importation des subsistances ; il demandait, de plus, la création d'une banque nationale de crédit chargée d'appliquer, à la dette, au service de l'État, aux transactions entre particuliers, à l'économie entière des finances, les moyens de remplacer le numéraire manquant, et de le recréer sous une autre forme. Préface de la création des assignats, dont Mirabeau méditait l'institution, dans son laboratoire d'idées, avec Dumont, du Roveray, Pellenc, Clavières, son conseil privé et ses rédacteurs, il voulait hypothéquer les assignats par politique, plus encore que par mesure de crédit, sur les biens de l'Église, afin de rendre l'expropriation du clergé irrévocable, en mettant forcément dans la main de tous les Français un gage et une portion de ses dépouilles. L'Assemblée vota l’examen de cette motion.

 

II.

Necker, rudement froissé par Mirabeau, à la séance du 6 novembre, dans son accusation contre la caisse d'escompte, vint exposer, le 14, les plans qu'il avait conçus lui-même pour suppléer à la rareté du numéraire. Ses paroles respiraient le découragement et la résignation d'un homme qui croit moins en lui-même depuis que les autres ont cessé d'y croire.

« C'est une pénible situation pour moi, » dit-il en paraissant à la tribune, « que d'avoir si souvent à vous entretenir de l'embarras des finances. Je n'ai eu que des inquiétudes et des déplaisirs depuis que j'ai repris cette administration. Le contribuable politique n'est qu'une ressource graduelle, et le crédit n'en offre plus aucune. Un déficit plus considérable nous menace. Dans tous les cas, il faut trouver un secours immédiat de cent soixante-dix millions... »

Après avoir justifié la caisse d'escompte, accusée par Mirabeau, Necker convient de la nécessité de remplacer le numéraire ; puis, revenant sur lui-même, il chercha à apitoyer l'Assemblée sur la situation des ministres. « Leur grand malheur, » dit-il avec amertume, « dans ces temps difficiles, c'est d'avoir toujours à employer leur temps et leurs moyens à adoucir les maux, à remédier aux circonstances urgentes. Les ministres n'en retirent jamais d'aventages pour eux. On leur demande la perfection. On ne leur rend pas justice, car on ne prend pas de peine pour louer autrui. »

Après ce naïf aveu d'impuissance et cette plainte d'un orgueil souffrant de la pénurie des louanges, Necker, adoptant en partie le plan de Linguet et de Mirabeau, proposait de fondre la caisse d'escompte dans une banque nationale privilégiée, autorisée à créer deux cent quarante millions de billets garantis par la nation, et -reçus comme numéraire dans les transactions. Puis, faisant de nouveau un retour sur lui-même, il terminait par cette invocation déplacée à la confiance et presque à la compassion de l’Assemblée :

« A mes propres yeux, » dit le ministre, « tout se ressent dans ce plan de la désolante nature des circonstances. Seul je suis confident de ce qu'il m'en coûte pour vous éloigner des principes ordinaires d'administration. Je demande qu'on en considère le résultat comme une simple opinion. Jugez, discutez... Je n'adopterais point que vous vous en rapportassiez à moi de confiance. Je n'ai pas décliné cette détermination lorsqu'il s'agissait d'un simple projet de contribution... Je ne dois pas rester le seul à répondre des événements : c'est assez de vivre d'inquiétudes pour chercher le bien ; c'est assez d'user de sa pensée pour soulager les maux de l'Etat ; c'est assez d'aller en dépérissant sous l'immense fardeau dont je suis continuellement chargé sans aucune distraction... Pardonnez si, en vous parlant d'affaires, je vous offre l'hommage de mes sentiments et de mes pensées. Je me réduirais à vous parler le simple langage de la raison ; mais il est incomplet sans le sentiment, parce que le sentiment seul peut réunir les idées qui échappent aux effets et aux atteintes de l'esprit. »

Le président répondit par quelques mots d'encouragement et d'estime. L'opinion ne vit qu'un palliatif insuffisant et un privilège d'agiotage dans une banque ainsi réduite aux proportions d'un comptoir. On demanda à plus grands cris le papier-monnaie, seul supplément suffisant à l'évanouissement des milliards de la monnaie métallique.

« Eh quoi ! » s'écria le lendemain Marat dans l'Ami du peuple, qui jouissait déjà d'un vaste retentissement par l'énergie de ses motions, devenues le soir la clameur des rues, « toujours des spéculations d'agiotage ! toujours des emprunts accumulés sur des impôts ! — l'impôt du quart du revenu — toujours des anticipations ! toujours des opérations désastreuses ! toujours la masse de la dette royale rendue plus lourde, et l’Etat toujours plus écrasé sous le poids qui l'accable !

« C'en est fait ! les derniers plans que le ministre des finances a proposés à l'Assemblée nationale fixeront irrévocablement sa réputation, aux yeux mêmes de ces aveugles partisans qui n'ont aucun intérêt à le prôner. En le voyant sans cesse tourner dans un cercle étroit de spéculations de banque, l'homme d'Etat s'éclipsera pour ne plus laisser paraître que l'agioteur. Et quel agioteur ! un dilapidateur audacieux, un ennemi mortel de la régénération des finances, un dépréciateur de putes Les opérations qui offrent à l'État des ressources assurées. Il connaissait le plan d'une caisse nationale de 300 millions à 1 pour 100 — il est de M. Chantoiseau — : ce plan si ingénieux, si simple, si propre à opérer le soulagement du peuple, la sureté des effets de commerce, l'accroissement de l'agri- culture, la circulation du numéraire, la liquidation d'une partie de la dette royale, et cela sans emprunt, sans contrainte, et sans aggraver les charges de l'État.

« Que fait M. Necker ? Il le repousse avec mépris, et il vous annonce gravement qu'il préfère le sien, ce qu'on n'a pas de peine à croire. »

 

III.

Mirabeau, de son côté, ne négligeait rien pour saper la renommée ébranlée et les plana méticuleux de l'ancien favori de la nation, que Lafayette, son ancien ami, soutenait mal.

Un lumineux rapport du comité des finances, tableau détaillé et raisonné de la situation financière du royaume, présenté par le marquis de Montesquiou, occupa les séances suivantes. Le marquis de Montesquiou, après avoir énoncé les maximes fondamentales de la probité, de l'honneur et de l'économie politique sur ces matières, démontrait que les dépenses en 1789, loyalement couvertes par les impôts, le crédit et les ressources extraordinaires qu'il offrait au gouvernement, la nation aurait un excédent de près de quarante millions, en 1790, de recettes sur les dépenses. Il avouait une dette générale de près de neuf cents millions. Il concluait, d'accord en cela arec le ministre des finances, à la création d'une banque nationale, dont la caisse d'escompte serait la base, et qui émettrait trois cent quatre-vingt-dix millions de billets servant de numéraire. Il écartait ou il éloignait la vente des biens du clergé, et proposait d'en laisser du moins l'administration à ce corps, concurremment avec une commission de l'Assemblée nationale. Il proposait d'exiger seulement de cette administration des biens du clergé par lui - même, quatre cents millions en quatre ans, attribués à la caisse nationale, et le service de cinq millions aux hôpitaux et aux établissements charitables. Il instituait enfin une caisse d'amortissement dotée de trente-cinq millions, restés libres à la fin de 1790, et chargée de rembourser intégralement les emprunts dont le remboursement était arriéré. Il présentait en résultat une perspective de sécurité et de prospérité qui ne coûterait pas à la nation de trop pénibles sacrifices et surtout aucune honte. Le rapport exprimait parfaitement l'opinion moyenne de la nation, de M. Necker et de l'Assemblée sur la régénération des finances. Il rendait le calme aux imaginations des contribuables et des créanciers de l'État.

Mirabeau attaqua le lendemain, avec une intrépide énergie, dans sa base insuffisante, fragile et privilégiée, la caisse d'escompte posée, par M. Necker et par M. de Montesquiou, comme la pierre fondamentale des finances de l'État. Il avait juré dès longtemps haine aux agiotages privilégiés, mensonges de crédit selon lui et selon la vérité, qui ne profitent qu'à leurs exploitateurs. Il ne voulait, avec raison, d'autres privilèges de crédit dans l'État que l'État lui-même. Il voulait l'assignat, monnaie de papier émise par l'Etat seul, plus facile à multiplier que le métal. Il voulait de plus, non comme économiste, mais comme philosophe, l'émancipation du sol des mains du clergé. Il s'alarmait de ces temporisations et de ces ajournements à la vente des biens de l'Eglise, que M. Necker et le comité des finances semblaient présenter comme un subterfuge qui tromperait le vote consommé de l'Assemblée sur ces biens. Tous ces motifs l'élevèrent au-dessus de lui—même dans le discours du 10 novembre sur la caisse d'escompte.

 

IV.

Après avoir foulé dédaigneusement sous ses pieds en débutant les diatribes publiées par les agioteurs et leurs stipendiés contre ses idées, il attaqua à la fois le plan de Necker et celui du comité des finances.

« Ce plan, » dit-il, « s'adapte si peu à nos besoins, les dispositions qu'il renferme sont si contraires à son but, l'effroi qu'il inspire à ceux mêmes qu'il prétend sauver est un phénomène si nouveau, les deux classes d'hommes que l'on s'attend si peu à rencontrer dans les mêmes principes, les agioteurs et les propriétaires, les financiers et les citoyens, le repoussent tellement à l'envi, qu'il importe avant tout de fixer les principes et de chercher au milieu des passions et des alarmes l'immuable vérité.

« M. Necker est venu nous déclarer que les finances de l'Etat ont un besoin pressant de cent soixante- dix millions. Il nous annonce que les objets sur lesquels le trésor royal peut les assigner d'après nos décrets sont assujettis à une rentrée lente et incertaine ; qu'il faut, par conséquent, user de quelque moyen extraordinaire qui mette incessamment dans ses mains la représentation de ces cent soixante-dix millions.

« Voilà, si nous en croyons le ministre, ce qui nous commande impérieusement de transformer la caisse d'escompte en une banque nationale, et d'accorder la garantie de la nation aux transactions que cette banque sera destinée à consommer.

« Cependant, si nous trouvions convenable de créer une banque nationale, pourrions - nous faire un choix plus imprudent, plus contradictoire avec nos plus beaux décrets, moins propre à déterminer la confiance publique, qu'en fondant cette banque sur la caisse d'escompte ?

« Et quel don la caisse d'escompte offre-t-elle en échange des sacrifices immenses qu'on nous demande pour elle ?... Aucun.... Nous avons besoin de numéraire et de crédit ; pour que la caisse puisse nous aider dans l'un ou l'autre de ces besoins, il faut que le crédit de la nation fasse pour la banque ce qu'il a paru au ministre que la nation ne pourrait pas faire pour elle-même.

« Oui, messieurs, par le contrat que M. Necker nous propose de passer avec la caisse d'escompte, la ressource que la banque nous offrirait porte tout entière sur une supposition qui détruit nécessairement celle dont le ministre a fait la base de son Mémoire. Si la nation ne méritait pas encore aujourd'hui un très grand crédit, nulle espèce de succès né pourrait accompagner les mesures que ce Mémoire développe. En effet, M. Necker nous propose, pour suppléer la lenteur des recettes sur lesquelles le trésor royal a compté, de lui faire prêter par la banque nationale cent soixante-dix millions en billets de banque. Mais quelle sera la contre-valeur de ces billets ? où se trouveront les fonds représentatifs de cette somme ?

« 1° Vous créerez un receveur extraordinaire.

« 2° Vous ferez verser dans la caisse les fonds qui proviendront, soit de la contribution patriotique, soit des biens-fonds du domaine royal et du clergé, dont la revente serait déterminée, soit enfin de la partie des droits attachés à ces deux propriétés, et dont l'aliénation et le rachat seraient pareillement prescrits.

« 3° Le trésor royal fournirait sur ces objets des rescriptions en échange de cent soixante-dix millions de billets.

« 4° Elles seraient livrées à raison de dix millions par mois, â commencer de janvier 1791 jusqu'en mai 1792.

« Et quels seraient, dans la circulation, le passeport de ces billets de banque, le motif de la confiance que la capitale et les provinces pourraient placer dans l'usage de ce papier ? Le crédit de la nation. Un décret spécial de votre part, sanctionné par le roi, la rendrait caution de ces billets. Ils seraient revêtus d'un timbre aux armes de France, ayant pour légende : Garantie nationale.

« Respirons, messieurs, tout n'est pas perdu : M. Necker n'a pas désespéré du crédit de la France. Vous le voyez ; dans treize mois le nouveau receveur extraordinaire sera en état, par les divers objets que vous assignerez à sa caisse, d'acquitter de mois en mois les rescriptions que le trésor royal aura fournies sur lui à la banque nationale, en échange des cent soixante-dix millions qu'elle lui aura livrés en billets.

« C'est donc nous qui nous confierons à nous-mêmes les soi-disant billets. Uniquement fondée sur notre crédit, la banque daignera nous rendre le service essentiel de nous prêter, sur le nantissement de nos rescriptions, les mêmes billets auxquels notre timbre aura donné la vie et le mouvement.

« Nous érigerons donc en banque nationale privilégiée une caisse d'escompte que quatre arrêts de surséance ont irrévocablement flétrie ; nous garantirons ses engagements — et je montrerai bientôt jusqu'où va cette garantie —, nous laisserons étendre sur le royaume entier ses racines parasites et voraces.

« Nous avons aboli les privilèges, et nous en créerons un en sa faveur, du genre le moins nécessaire ; nous lui livrerons nos recettes, notre commerce, notre industrie, notre argent, nos dépôts judiciaires, notre crédit public et particulier ; mous ferons plus encore, tant nous craindrons de ne pas être assez généreux. Nous avons partagé le royaume en quatre-vingts départements ; nous les vivifions par le régime le plus sage et le plus fécond que l'esprit humain ait pu concevoir (les assemblées provinciales) ; mais comme si l'argent et le crédit n'étaient pas nécessaires partout à l'industrie, nous rendons impossible à chaque province les secours d'une banque sociale qui soit avec son commerce ou ses manufactures dans un rapport aussi immédiat que son administration ; car enfin, messieurs, le privilège de la nouvelle banque limité à la capitale — ce qu'on ne nous dit pas —, quelle banque particulière subsisterait ou tenterait de s'établir à côté de celle qui verserait dans la circulation des billets garantis par la société entière ?

« Osons, messieurs, osons sentir enfin que notre nation peut s'élever jusqu'à se passer, dans l’usage de son crédit, d'inutiles intermédiaires. Osons croire que toute économie qui provient de la vente qu'on nous fait de ce que nous donnons n'est qu'un secret d'empirique. Osons nous persuader que, quelque bon marché qu'on nous fasse des ressources que nous créons pour ceux qui nous les vendent, nous pouvons prétendre à des expédients préférables, et conserver à nos provinces, à tous les sujets de l'empire des facultés inappréciables dans le système d'une libre concurrence.

« Qu'est-ce qui fait le crédit des billets de banque ? La certitude qu'ils seront payés en argent à présentation. Toute autre doctrine est trompeuse. Le public laisse aux banques le soin de leurs combinaisons, et, en cela, il est très sage. S'il ralentissait ses besoins par égard pour les fautes ou convenances des banques, si l'on voulait qu'il modifiât ses demandes d'après les calculs sur lesquels le bénéfice des banques est fondé, on le mènerait où il ne veut pas aller, où il ne faut pas qu'il aille. Il lui importe de ne pas confondre son intérêt avec celui de quelques particuliers. »

Après avoir énuméré une à une toutes les petitesses du plan de M. Necker et du comité, « La France », s'écrie-t-il en exagérant à la fois la pensée morale et la pensée révolutionnaire devant l'Assemblée, « la France nous demande ce que nous avons voulu favoriser ainsi, ou la dette publique ou le commerce. Les villes de province nous diraient qu'une administration exclusive de tout autre objet et indépendante des ministres est enfin devenue absolument nécessaire pour que cet incommode fardeau tende invariablement à diminuer.

« Elles nous diraient que cette administration est la seule qui puisse mériter leur confiance, parce que d'elle seule peut sortir cette suite indéfinie de mesures utiles, de procédés salutaires que les circonstances feront naître successivement ; parce que rien ne la distrayant de son objet, elle y appliquerait toutes ses forces physiques et morales ; parce que la surveillance nationale ne permettrait pas qu'on y troublât un instant l'ordre et la régularité, sauvegardes sans lesquelles les débiteurs embarrassés succombent enfin, quelles que soient leurs richesses. A ce prix seulement, les villes et les provinces peuvent espérer le retour de leurs sacrifices et les supporter sans inquiétude et sans murmure.

» Elles nous diraient que des billets de crédit sortis du sein d'une caisse nationale uniquement appropriée au service de la dette sont l'institution, la plus propre à ramener la confiance ; elles nous diraient que ces billets, faits avec discernement et hypothéqués sur des propriétés disponibles, auraient dans les provinces un crédit d'autant plus grand, que leur remboursement pourrait se lier à des dispositions locales dont un établissement particulier et circonscrit dans son objet est seul susceptible.

« S'agit-il de favoriser le commerce ? Les villes et les provinces nous demanderaient pourquoi nous voulons les enchaîner éternellement à la capitale, par une banque privilégiée, par une banque placée au milieu de toutes les corruptions. Que leur répondrions-nous pour justifier l'empire de cette banque, pour leur en garantir l'heureuse influence sur tout le royaume ?

« Eh bien ! dira-t-on, laisserez-vous donc périr la caisse d'escompte, malgré son intime connexité avec les finances et les affaires publiques, malgré le souvenir des services qu'on en a tirés ?

« Certes, cette ironie est trop longue et trop déplacée. Ah ! cessez de parler de ces services ! C'est par eux que notre foi publique a été violée ; c'est par eux que notre crédit, perdu au dehors, nous laisse en proie à toutes les attaques, ou de la concurrence étrangère, ou de cette industrie plus fatale qui méconnait tout esprit public ; c'est par ces prétendus services que toutes nos affaires d'argent sont bouleversées ; c'est par eux que nos échanges, depuis que je vous en ai prédit la continuelle dégradation, s'altèrent chaque jour à un degré que personne n'eût osé prévoir ! et cependant l'on ne doute pas maintenant que nous ne voulions acquitter notre dette. Non, ne parlez pas de ces services, ils sont autant de pièges ! »

L'orateur conclut 4 sommer le ministre de présenter le plan général qu'il a annoncé, et de décréter, en attendant, que les fonds destinés à l'acquittement des dettes de l'État seront séparés des autres dépenses et soumis à une administration particulière. Ce discours discrédita d'avance les timides expédients du comité, et acheva de ruiner l'infaillibilité de Necker. Il donna à l'influence de Mirabeau dans l'opinion deux nouvelles et fortes racines : la clientèle des créanciers de l'État et la faveur des adversaires d'un clergé propriétaire.

Les royalistes et l'abbé Maury lui-même, par ressentiment contre Necker, livrèrent le ministre aux morsures de Mirabeau ; ils profitèrent du moment où le ministre était absorbé, pour lui porter d'autres atteintes. Carnot et Fréteau dévoilèrent, le premier, l'abus des pensions de cour servies complaisamment par ce ministre, qui n'avait de puritain que les maximes ; le second, les subterfuges de crédit au moyen desquels Necker avait remboursé un emprunt par un autre. La presse, par l'organe de Camille Desmoulins, se joua à loisir de ces illusions couvertes du manteau de Necker.

La séance du samedi 28 fut une des plus intéressantes, et M. Camus ne s'arrêta pas en si beau chemin. Il fit une excursion sur les pensionnaires.

« On serait tenté de croire, » dit-il, « que ceux qui obtenaient deux ou trois pensions avaient prévu ce qui vient d'arriver, tant ils ont pris des mesures pour rompre la trame et donner le change à l'Assemblée nationale et au comité des finances chargé de nettoyer ces étables d'Augias. Ils plaçaient dans les emprunts royaux le capital de la pension, et au moyen de cette fiction, ils avaient l'air d'être les créanciers, les soutiens de l'Etat, lorsqu'ils en étaient le fardeau, ce qui est tellement vrai, dit l'honorable membre, qu'il y avait dans les bureaux un livre ad hoc qu'on appelait le livre rouge.

« Ce livre rouge était si volumineux, que dans l'emprunt de 1770, 40 à 50 millions avaient été ainsi prêtés fictivement à l'État avec ces pensions. Jusqu'où n'avait-on pas poussé l'art d'inventer des pensions ! L'incomparable Pierre Lenoir s'était créé des pensions sur les huiles et sur les suifs, sur les boues et sur les latrines. Toutes les compagnies d'escrocs, tous les vices et toutes les ordures étaient tributaires de notre lieutenant de police, qui par sa place aurait dû être magister l'ionien, le gardien des mœurs.

« Enfin il avait su mettre la lune à contribution et assigner à une de ses femmes une pension sous le nom de pension de la lune. Je sais un ministre qui a assigné à sa traitresse une pension de 12.000 livres, dont elle jouit encore, sur l'entreprise du pain des galériens.

« Dans la liste des pensions, je vois un prince allemand qui en a quatre : la première pour ses services comme colonel, la seconde pour ses servis ces comme colonel, la troisième pour ses services comme colonel.

« M. Claverie de Banière, quatre pensions : la première et la seconde parce qu'il était en même temps secrétaire interprète de deux régiments étrangers qui n'avaient pas besoin d'interprète, et qui étaient en garnison l'un au levant, l'autre au couchant ; la troisième parce qu'il était commis au bureau de la guerre, la quatrième parce qu'il avait été commis au bureau de la guerre. Total 23.479 livres, dont 4.750 sont réversibles à sa s femme et à ses enfants.

« Desgalois de la Tour, 22.720 livres en trois pensions : la première comme premier président et intendant la seconde comme intendant et premier président, la troisième par les mêmes considérations que ci-dessus. Je copie fidèlement le texte.

« Madame Isarn, 24.980 livres, six pensions peur favoriser sen mariage, et en considération de ses services, etc.

« Il y avait, en effet, du scandale à tirer de ce tableau, où l'on voyait entre autres, attaché an nom .de Broglie, 90.000 livres ; d'Amelot, 52.000 livres ; de Bertin, 69.000 livres ; de Contades, 93.000 livres ; de Fronsac, 40.000 livres ; de Coigny, 52.000 livres ; de Miromesnil, 67.680 livres ; de Joli de Fleury, 65.701 livres ; de Breteuil, 91.729 livres ; de Mirepoix, 78.000 livres ; de Montbarrey, 64.000 livres ; de Ségur, 83.000 livres, faveurs de cour qui semblaient des larcins à la nation. »

 

V.

Pendant ces luttes de tribune et de partis dans l'Assemblée, la commune de Paris, usurpant de plus en plus sans obstacle le rôle de pouvoir national, recevait des adresses congratulatoires des provinces et ouvrait au public l'enceinte, de la salle de ses délibérations : tribune contre tribune, police contre police, gouvernement contre gouvernement. M. Agier, rapporteur de son comité des recherches, plus actif que celui de l'Assemblée, lut, le 30 novembre, le rapport accusateur de ce comité contre les fauteurs du rassemblement des troupes à Versailles au 14 juillet, c'est-à-dire contre les ministres, les généraux et le roi lui-même. Le rapporteur glorifiait, dans ce rapport, le rôle jusque—là déshonoré des délateurs, et faisait, pour la première fois, de la délation la vertu des patriotes. Le baron de Bezenval, le prince de Lambesc, le ministre de la guerre de Puységur, tous les hommes suspects ou convaincus d'avoir poussé la cour aux projets liberticides, y étaient dénoncés à la vengeance des tribunaux.

Marat dénonçait à son tour ce comité des recherches à la municipalité elle-même.

« J'ai dénoncé, » écrivait-il du fond de son souterrain, « Bailly comme indigne de la confiance de la nation, pour avoir sourdement attiré à lui seul toute l'autorité municipale.

« J'ai dénoncé le bureau à la municipalité comme indigne de la confiance publique, pour avoir usurpé sur les vœux libres et sur les choix des districts.

« J'ai dénoncé l'Assemblée des représentants comme indigne de la confiance publique, pour s'être érigée en cour de justice contre tout droit.

« J'ai dénoncé l'Assemblée des représentants comme indigne de la confiance publique, pour s'être opposée aux assemblées du Palais-Royal, et avoir attenté aux droits des citoyens de s'assembler partout où bon leur semble, etc.

« Maintenant (n° 33) je les dénonce comme coupables d'avoir cherché à écarter l'Assemblée nationale de Paris. Je les dénonce comme coupables d'avoir jeté sur les boulangers tout le blâme de l'incapacité du comité des subsistances, d'avoir tenu sur le sein de ces malheureux le poignard dont se serait armé le bras de ceux qui viendraient à manquer de pain, et d'avoir été les premiers auteurs des scènes sanglantes dont quelques-uns ont été l'objet.

« Je les dénonce convie auteurs de tous les désastres qu'a occasionnés l'affreuse loi martiale qu'ils viennent d'arracher au législateur.

« Je les dénonce pour avoir violé à mon égard le droit de citoyen, en faisant enlever de force de chez mon imprimeur la minute, les feuilles et les planches d'un écrit patriotique.

« Je les dénonce pour avoir usurpé les droits de leurs commettants, en s'arrogeant celui de faire des règlements sans consulter les districts.

« Je les dénonce pour avoir attenté aux droits inaliénables des districts, en les dépouillant de celui de pouvoir révoquer à volonté leurs mandataires, etc., etc.

« Après tant d'inculpations, ai-je eu tort de les suspecter de connivence avec le ministre favori, auquel ils ont voté une statue par acclamation ? Ai-je eu tort de les regarder comme la cheville ouvrière de la conjuration qui a éclaté, et qui aurait remis le peuple aux fers si quelques citoyens déterminés n'avaient forcé les chefs à marcher droit à Versailles ? »

 

VI.

Loustalot, aussi radical mais moins acerbe que Marat, jetait aussi le cri du défi et du désespoir à la fois à la Commune et à l'Assemblée nationale dans son journal. La Révolution était avortée pour lui du jour où l'Assemblée avait substitué aux droits absolus de l'homme la cote matérielle des contributions comme signe des droits civiques.

« Ô Louis XVI ! ô restaurateur de la liberté française ! » s'écriait-il, « vois les trois quarts de la nation exclus du corps législatif par le décret du marc d'argent ; vois la nation dépouillée du droit de voter les lois ; vois les communes avilies sous la tutelle d'un conseil municipal ! Sauve les Français... purifie le veto suspensif... Conservateur des droits du peuple, défends-le contre l’insouciance, l'inattention, l'erreur ou le crime de ses représentants ; dis-leur, lorsqu'ils te demanderont la sanction de ces injurieux décrets : « La nation est le souverain ; je suis son chef ; vous n'êtes que ses commissaires ; et vous n'êtes ni ses maîtres ni les miens ! »

On voit que Loustalot raisonnait contre l'Assemblée nationale avec la doctrine du Contrat social, de J.-J. Rousseau.

« Il n'y a qu'une voix dans la capitale, » s'écrie ù son tour Camille Desmoulins ; « bientôt il n'y en aura qu'une dans les provinces contre le décret du marc d'argent. Il vient de constituer la France en gouvernement aristocratique, et c'est la plus grande victoire que les mauvais citoyens aient remportée à l'Assemblée nationale. Pour faire sentir toute l'absurdité de ce décret, il suffit de dire que J.-J. Rousseau, Corneille, Mably, n'auraient pas été éligibles. Un journaliste a publié que, dans le clergé, le cardinal de Rohan seul a voté contre le décret ; mais il est impossible que les Grégaire, Massieu, Fillon, Jallet, Joubert, Gouttes, et un certain moine qui est des meilleurs citoyens, se soient déshonorés à la fin de la campagne, après s'être signalés par tant d'exploits. Le journaliste se trompe...

« Mais que voulez-vous dire avec le mot de citoyens actifs tant répété ? Les citoyens actifs, ce sont ceux qui ont pris la Bastille, ce sont ceux qui défrichent les champs, tandis que les fainéants, malgré l'immensité de leurs domaines, ne sont que des plantes végétatives, pareils à cet arbre de votre Évangile qui ne porte point de fruits et qu'il faut jeter au feu. Les champions de ce décret étaient Renaud de Saintes, Maury, Cazalès, Virieu, Richier, Mongis, de Roquefort, Malouet. C'est tout dire. « Basile », s’écrie Figaro, « c'est un de ces hommes à qui on ne peut rien dire de pis que son nom. » On connaît mon profond respect pour les saints décrets de l'Assemblée nationale. Je ne parle librement de celui-ci que parce que je ne le regarde pas comme un décret. Je l'ai déjà observé dans la Lanterne, et on ne saurait trop le répéter. Il y n dans l'Assemblée nationale six cents membres qui n'ont pas plus de droit d'y voter que moi. Sans doute, il faut que le clergé et la noblesse aient le même nombre de représentants que le reste des citoyens : un pour vingt mille. Le dénombrement du clergé et de la noblesse s'élève à trois cent mille individus. C'est donc quinze représentants à choisir parmi les six cents. Il me paraît plus clair que le jour que tout le reste est sans qualité pour opiner, et qu'il faut le renvoyer dans la galerie : ils ne peuvent avoir tout au plus que voix consultative. C'est parmi ces six cents que se trouvent presque tous ceux qui ont fait passer le décret du marc d'argent. Il en est donc de ce décret comme de celui qui établit un culte exclusif : il faut le regarder comme non avenu ; et puisque la minorité apparente est en effet la majorité, et même la presque unanimité, il est vrai de dire que le décret que je dois respecter, c'est celui qui a été rejeté !

« Je n'ai plus qu'un mot à dire : Lorsqu'à l'approche de Xerxès, Cyrsilus s'opposa au décret de Thémistocle, que les Athéniens abandonneraient la ville, Cyrsilus fut lapidé par le peuple, à qui Démosthène remarque que cette lapidation fit infiniment d'honneur.

« Ici la comparaison serait entièrement à l'avantage de Cyrsilus ; et si, au sortir de la séance, les dix millions de Français non éligibles et leurs représentants à Paris, les gens du faubourg Saint-Antoine, etc., s'étaient jetés sur les sieurs Renaud de Saintes, Maury, Malouet et compagnie ; s'ils leur avaient dit : Vous venez de nous retrancher de la société, parce que vous étiez les plus forts dans la salle ; nous vous retranchons, à notre tour, du nombre des vivants, parce que nous sommes les plus forts dans la rue ; vous nous avez tués civilement, nous vous tuons physiquement, je le demande à Maury, qui ne raisonne pas mal quand il veut, le peuple eût-il fait une injustice ? Et si Maury ne répond pas que la représaille était juste, il ment à lui-même. Quand il n'y a plus d'équité, quand le petit nombre opprime le grand, je ne connais plus qu'une loi sur la terre, celle du talion !... »

 

VII.

Le 10 décembre, Target annonça à l'Assemblée que la partie politique administrative de la constitution était terminée. L'Assemblée, par un applaudissement unanime, salua son propre ouvrage. Les uns applaudissaient de bonne foi dans la constitution future les nouvelles destinées de l'Etat ; les autres applaudissaient, avec une joie néfaste et maligne, les désordres et les calamités inévitables qui allaient convaincre plus vite la constitution d'impuissance et d'anarchie et ramener, selon eux, par une voie détournée, mais sanglante, le peuple au despotisme et à l'aristocratie.

Mirabeau, cette fois, prit la parole dans un esprit de sagesse et de prévoyance, qui avait évidemment pour objet de corriger la démocratie de son vice naturel, l'excès de mobilité et d'incapacité politiques, en établissant une aorte de hiérarchie dans toutes les fonctions décernées par le peuple, même dans la représentation nationale.

« Il s'agit de savoir, » dit-il, « s'il faut asservir à une marche graduelle la députation aux assemblées administratives et nationales. C'est dans les anciens gouvernements que j'ai trouvé cette idée ; elle s'adapte merveilleusement à la constitution que nous avons établie sur une égalité qui doit en être le principe indestructible.

« Il faut que les institutions se rapportent aux lois, comme les lois à la nature des choses ; si nous ne mettons pas les hommes en harmonie avec les lois, nous aurons fait un beau songe philosophique, et non une constitution. Enchaîner l'homme à la loi, tel doit être le but du législateur...

« Cette loi vous présente un second moyen bien puissant. Vous répandez dans les municipalités l'émulation de la vertu et de l'honneur ; vous rehaussez le prix des suffrages du peuple, lors même qu'ils ne confèrent que des emplois subalternes ; vous n'avez plus à craindre de voir les municipalités abandonnées à un petit nombre de concurrents. Les places ne valent souvent aux yeux des hommes que par ceux qui les sollicitent ou les occupent. Si les Romains n'avaient tout concentré dans Rome, s'ils avaient attaché plus d'éclat aux administrations municipales, s'ils en avaient fait des échelons pour arriver aux honneurs, ils auraient prévenu les révoltes nombreuses qui éclataient dans toutes les parties de leur empire. Ce qui servit cependant à entretenir l'émulation et à mettre dans cette république fameuse les talents à leur place, c'est que dans les emplois importants, il fallait avoir passé par des offices subalternes. Pour être consul, il fallait avoir été questeur. Dans le système graduel, les fonctions les plus obscures s'ennoblissent lors- qu'il faut les traverser pour arriver aux premiers emplois.

« La politique est une science ; l'administration est une science et un art. La science qui fait les destinées des Etats est une seconde religion, et par son importance et par sa profondeur. La nature et la raison veulent qu'on marche des fonctions simples à des fonctions compliquées ; qu'on passe par l'exécution des lois avant de concourir à leur confection, et que par cette épreuve la chose publique soit à l'abri des dangers de l'incapacité des agents. Si vous décrétez qu'il faudra avoir réuni deux fois les suffrages du peuple pour être éligible à l'Assemblée nationale, vous donnerez une double valeur aux élections : vous établirez l'heureuse nécessité de la probité ; vous opérerez une révolution tant désirée dans une jeunesse qui passe de la frivolité à la corruption, de la corruption à la nullité ; vous direz aux jeunes citoyens qu'à chaque pas ils seront obligés de justifier la confiance, qu'ils seront pesés dans la balance de l'expérience, qu'ils seront comparés à leurs rivaux. Ainsi, en accordant tout au mérite et aux vertus, cette loi serait un noble moyen de parvenir à la régénération d'une classe qui semble s'abaisser dans l'ordre moral à proportion qu'elle s'élève dans l'ordre de la société.

« Évitons les fautes, cultivons les provinces, anéantissons cet ancien préjugé qui, sur les débris des classes et des ordres, créerait de nouvelles classes et de nouveaux ordres. Nous mettrons de la fraternité entre toutes les fonctions publiques, si la plus subalterne est nécessaire pour s'élever, si la plus haute tient par des liens nécessaires à la plus subordonnée. Les honneurs publics sont comme une eau pure coulant dans des canaux différents, mais toujours limpide, mais toujours la même...

« Que le législateur est puissant, quand il a su montrer aux citoyens leurs intérêts dans la probité. Vous avez fait de sages décrets pour assurer la responsabilité ; mais vous savez trop bien que réprimer et punir, c'est peu de chose ; ïl faut que le bien se fasse par d'autres moyens...

« Nous allons, dira-t-on, restreindre la confiance. Vous la restreindrez en exigeant telle quotité de fortune, tel degré de naissance ; vous déshériterez d'un droit naturel ceux qui seraient hors de ces conditions. Mais prescrire des règles les mêmes pour tous ; mais accorder les mêmes droits ; mais attaquer les exceptions en faveur de l'égalité, ce n'est pas blesser le principe, c'est le reconnaître.

« Je vous prie de faire sur la confiance une observation particulière à un gouvernement représentatif tel que le vôtre.

« Le député élu par une partie d'un département représente la totalité de la nation. La puissance dont jouira le corps législatif sera précaire si elle n'est doublée en quelque sorte. Et voyez quel est l'effet du système graduel. Un plus grand nombre de citoyens aura intérêt aux élections. Les électeurs diront : — Nous ne vous donnons pas un homme inconnu, nommé par l'intrigue, par la cabale, par le caprice, par les passions : il arrive précédé de ses services.

« Les provinces seront plus calmes sous la foi de la raison publique ; les représentants seront plus respectés. On ne peut donc faire une objection d'un aussi grand avantage.

« Cet ordre serait, dans ce moment, difficile à établir ; mais, dans dix ans, il y aurait un fonds d'hommes suffisant pour fournir aux élections.

« Je propose de décréter les articles suivants : A compter du 1er janvier 1797, nul ne pourra être élu membre de l'Assemblée nationale s'il n'a réuni au moins deux fois les suffrages du peuple, comme membre des assemblées administratives du département, ou de district, ou de municipalité, ou s'il n'a rempli trois ans une place judiciaire, ou enfin s'il n'a été membre de l'Assemblée nationale. »

 

VIII.

Cette condition de noviciat, de lumière et d'hiérarchie au moins élective, dans la représentation et dans l'administration d'une démocratie, était une pensée d'homme d'État. Comme toutes les institutions humaines, la démocratie ne peut vivre que d'intelligence et d'expérience. L'intelligence et l'expérience, dans la souveraineté nationale et dans les fonctions publiques, trouvaient leur garantie dans le vœu de Mirabeau.

Cette pensée mûre et modératrice offensa la jeunesse et l'impatience du parti de l'Assemblée qui croyait qu'une vérité n'a jamais d'excès, et que la démocratie sans limites devait être aussi sans condition dans l'exercice de son propre principe. Barnave, l'orateur de ce parti, qui cherchait toutes les occasions de précéder en popularité celui qu'il ne 'sauvait égaler en génie, combattit, par des considérations étroites et par la vaine lettre des décrets, la proposition de son rival.

« Si pour anéantir la constitution, » répondit Barnave, « il suffisait d'envelopper des principes contraires de quelque idée morale et de quelques preuves d'érudition, le préopinant pourrait se flatter de produire de l'effet sur vous ; mais heureusement il vous a aguerris contre le prestige de son éloquence, et plusieurs fois nous avons eu l'occasion de chercher la raison et le bien parmi les traits élégants dont il avait embelli ses opinions. Cette occasion se présente aujourd'hui d'une manière plus éclatante.

« Le bon sens le plus ordinaire suffit pour démontrer que tes pouvoirs doivent tire répartis entre nous ; le mémo bon sens prouve que, sans cette égale répartition, l'égalité sociale ne peut exister. La déclaration des droits a consacré ces principes. La motion de M. de Mirabeau tend à réunir dans un petit nombre de personnes les pouvoirs municipaux, administratifs et législatifs, et l'on prétend qu'elle doit établir l'égalité et la liberté.

« Elle est contraire aux décrets. La majorité pour les municipalités est fixée à vingt-cinq ans ; l'auteur de la motion la réduit à vingt et tin ; il l'étend à trente-cinq pour l'Assemblée nationale. En effet, on devrait avoir occupé deux fois les places dont les fonctions durent quatre ans : il faut au m'oins deux années d'intervalle ; ainsi voilà dix années ajoutées à la majorité de vingt-cinq ans.

« Cette motion étant opposée aux précédents décrets, aux termes du règlement on pouvait l'attaquer par la question préalable.

« Elle est de plus contraire à la nature des choses, aux convenances et à l'intérêt public.

« C'est dans les assemblées administratives qu'il faut porter une expérience qui ne s'acquiert qu'avec le temps. Ces assemblées sont moins nombreuses que les assemblées nationales, et l'effet d'un petit nombre de jeunes gens inexpérimentés y serait bien plus fâcheux. Les hommes qui se seront, par leurs études, destinés à l'Assemblée nationale, se verront forcés de passer par des places auxquelles ils ne seront pas propres. Il faudra qu'ils renoncent à leur fortune pour se livrer à un noviciat d'une aussi longue durée, et les gens riches, seuls capables de ce sacrifice, concourront seuls à la représentation nationale. »

L'homme d'Etat se sentit vaincu par le légiste, aux applaudissements que l'Assemblée donnait à son adversaire. Il le fut en effet. Mais se relevant avec l'imperturbable majesté d'un génie méconnu par le temps et qui s'ajourne à l'avenir,

« Le préopinant, » dit-il fièrement, « parait oublier que si les rhéteurs parlent pour vingt-quatre heures, les législateurs parlent pour Te temps. Je demande à lui répondre ; mais comme un comité dont je suis membre m'appelle, je prie l'Assemblée d'ajourner la discussion. »

C'était la sage coutume de Mirabeau, quand il avait à répliquer sur des matières importantes, de se donner à lui-même le loisir de la réflexion. Il appelait avec raison la réflexion la plus grande puissance de l'homme. Il se gardait bien de la négliger. Plus penseur encore qu'improvisateur, il ne parlait jamais sans avoir écrit ou dicté ses discours. Semblable en cela à Cicéron et à Démosthène, il les relisait, les polissait, les solidifiait le plus longtemps passible d'arguments, les illuminait de traits d'éloquence, les repassait dans sa mémoire, les lisait quelquefois, plus souvent les prononçait, en ajoutant à ce qu'il avait médité le feu, la soudaineté, l'imprévu de l'inspiration. Aux séances où il devait parler, il se faisait suivre toujours par ses secrétaires et ses rédacteurs, tels que Dumont, Durouvray, Pellenc et Camps. Il les tenait renfermés, à sa disposition, dans un cabinet attenant à la tribune publique, derrière le bureau du président. Ces confidents de sa pensée étaient chargés de suivre de là la discussion quand il y prenait part, et de noter toutes les idées et toutes les réfutations que leur suggéraient la circonstance et les débats, S'il y avait à remonter à la tribune pour la réplique, même la plus courte, il allait préalablement consulter ce conseil intime ; il leur dictait les phrases qu'il se proposait de répondre à ses adversaires ; il écoutait leurs observations, il notait leurs arguments, il rédigeait sa réplique, il la lisait devant eux, il faisait pour ainsi dire l'épreuve de son inspiration devant ce conseil avant de la faire sur son auditoire. Il respectait trop la tribune pour s'y présenter, comme un rhéteur, seulement avec des paroles. Le sens lui importait plus que la vaine facilité d'enchaîner des mots. C'est de ce cénacle qu'il sortait toujours chargé d'idées pour ses improvisations comme pour ses discours. L'homme d'Etat et l'homme d'éloquence ne livrait rien au hasard de ce qu'il pouvait lui enlever par la réflexion. Il se sentait parler devant la postérité, et il veillait de loin sur sa mémoire.

 

IX.

On délibéra le 14 sur la question de savoir si l'on présenterait les soixante articles de la constitution votés à la sanction ou à la simple acceptation du roi. C'était délibérer si le roi faisait encore partie de la souveraineté, ou s'il en était retranché définitivement, et réduit au rôle subalterne d'exécuteur des lois qu'il n'aurait pas sanctionnées. Une imperceptible majorité respecta encore en lui la prérogative royale en n'exigeant préalablement qu'une simple acceptation des articles.

Le 15, Malouet, révolté des empiétements des municipalités, qui substituaient leur comité de police au pouvoir central et au pouvoir judiciaire, demanda qu'il leur fût interdit par un décret de s'immiscer dans le attributions de la haute police. Charles de Lameth réfuta ce discours, qui aurait détrôné l'anarchie fomentée par Barnave et par les Lameth.

Le 22, Thouret lut le rapport sur la constitution du pouvoir judiciaire. Ce rapport était digne de servir de préambule aux codes d'un peuple libre.

Justice uniforme, gratuite et rapprochée des justiciables.

Juges élus.

Attributions des juges exclusives de toute action administrative après leur jugement prononcé.

Un juge de paix, justice conciliatoire, dans chaque canton, élu par le canton.

Tribunaux de districts élus par un corps électoral spécial, élevé, capable d'apprécier la moralité et l’aptitude des juges parmi des candidats hommes de loi.

Tribunaux de département élus par des électeurs spéciaux et après des candidatures analogues.

Tribunaux supérieurs appelés cours, élus parmi les juges éprouvés par des fonctions exercées dans les tribunaux secondaires.

Tribunal suprême de révision élu par le roi parmi des candidats désignés à son choix dans les tribunaux supérieurs.

Système complet d'une justice égale, indépendante, considérée, où Napoléon n'a eu qu'à effacer les conditions d'éligibilité pour en effacer l'indépendance. L'élection est une condition de liberté incompatible avec le despotisme.

 

X.

Le 23, Clermont-Tonnerre, abordant pour la première fois, par un article accessoire, la question fondamentale de la liberté et de légalité des consciences, proposa d'admettre sans distinction autre que la capacité, à tous les emplois civils, les citoyens de toutes les professions et de tous les cultes. L'abbé Maury, organe obligé de l'intolérance et du privilège des cultes, confondant dans le même ostracisme les juifs, les comédiens et le bourreau, combattit Clermont-Tonnerre soutenu par Robespierre et par Duport. La proposition de Clermont-Tonnerre ne Tut votée qu'à trois voix de majorité. L'Assemblée, si hardie contre le roi et contre la noblesse, était timide devant le culte national. Les hésitations, les faiblesses et les violences qu'elle montrait tour à tour dans les rapports de la constitution et de l'Eglise, rapports qu'ils n'avaient pas le courage de régler d'un seul mot, par la liberté, attestent celte timidité des législateurs de 89.

Barnave lui-même, en prenant la parole le lendemain pour la motion de Clermont -Tonnerre, ne revendiqua l'égalité du droit civil que pour une secte de la foi nationale, les protestants.

Baumetz et Mirabeau combattirent l'absurde préjugé de l'infamie des comédiens, profession placée, par l'inconséquence des mœurs et par la proscription de l'Église seulement en France, entre les enthousiasmes et les outrages. Ils ajournèrent l'égalité d'admission des juifs aux fonctions civiles, tant les législateurs éprouvent de résistance â restaurer une vérité dans les mœurs, même en révolution.

Dubois de Crancé, théoricien militaire d'une pensée vaste et d'une parole hardie, présenta le 2 un plan de constitution militaire dans lequel il prononça, pour la première fois, le mot de conscription nationale. Pénétré prophétiquement du danger pour la liberté des armées permanentes et des recrutements volontaires stipendiés, il demanda d'incorporer des bataillons de milice civique dans l'armée existante, pour eu corriger l'esprit. Son plan, le seul sir pour une nation qui veut être armée en restant libre, consistait â armer comme garde national tout citoyen actif, et à inscrire dans l'armée active tout citoyen de dix-huit â quarante ans, à organiser les bataillons provinciaux de manière à défendre l'ordre en temps de paix, les frontières en temps de guerre. C'est le même plan que les mêmes pensées faisaient présenter à l'Assemblée constituante de 1848 par le gouvernement provisoire à la seconde république, plan qui renaîtra de toutes les circonstances où la nation voudra être année sans être opprimée.

 

XI.

Le comité des affaires ecclésiastiques, dont le long silence étonnait l'opinion publique, pressé d'un côté par le grand nombre de religieux qui demandaient à quitter leur couvent, de l'autre par la nécessité de pourvoir à leur existence, présenta le 25, par l'organe de Treilhard, un plan provisoire et gradué d'extinction des ordres monastiques, débris d'une autre époque incompatible, par la nature et par la perpétuité des vœux, avec le clergé régulier et avec la liberté légale des consciences. Le plan du comité portait :

« Que tout citoyen religieux qui a fait des vœux solennels fût tenu de déclarer, dans trois mois, s'il veut rester dans le cloître ou rentrer dans le monde.

« 2° Que ceux qui sortiront des monastères seront tenus de porter l'habit clérical, pour n'être plus soumis qu'à la juridiction de l'évêque.

« 3° Qu'il sera fourni à tous les religieux sortis des cloîtres une pension.

« 4° Qu'aux abbés réguliers qui sortiront du couvent il sera assigné un revenu de deux mille livres.

« 5° Que les religieux pourront être employés comme vicaires et curés, mais qu'alors ils ne percevront que la moitié de leur pension.

« 6° Que les religieux qui voudront vivre dans la règle seront placés préférablement dans les maisons situées à la campagne ou dans les petites villes.

« 7° Que dans les grandes villes on pourra conserver ceux des religieux qui voudront se consacrer aux soins des malades, à l'éducation publique ou aux progrès des sciences et des arts.

« 8° Qu'à dater de leur sortie, les religieux seront capables de succession et donation.

« 9° Que le nombre des religieux réunis devra être » de quinze au moins : faute de quoi ils seront obligés de se réunir à une autre maison.

« 10° Que tout privilège est anéanti les religieux seront désormais soumis à la juridiction de l'ordinaire.

« 11° Les maisons qui seront conservées comme utiles aulx sciences, à l'éducation publique et au soulagement des malades, pourront seules se perpétuer ; mais les effets civils de la solennité des vœux sont abrogés. En conséquence, les postulants qui seront admis demeureront toujours libres de quitter leur ordre, et capables de succession et donation entre-vifs et testamentaires.

« 12° Il sera désigné, pour chaque ordre qui aura des maisons destinées à se perpétuer en conséquence de l'article précédent, une maison d'épreuve dans laquelle les postulants passeront le temps prescrit par les statuts avant leur admission.

« 13° Lorsqu'une maison aura cessé d'être habitée pendant trois ans par le nombre des sujets fixé par l'article 10, elle sera supprimée et les religieux en seront répartis aussitôt dans les autres maisons du même ordre.

« 14° Qu'à chaque maison religieuse il sera assigné 800 livres pour chaque religieux ; mais chaque maison restera chargée des réparations d'édifice, de l'entretien du culte, etc., etc. »

Le même comité, par le même rapporteur Treilhard, annonça que la nation peut vendre immédiatement pour quatre cents millions des biens du clergé sans que les possesseurs actuels subissent aucune réduction sur leurs revenus. Ces quatre cents millions seront produits, selon le comité, par la seule vente des maisons dont les religieux demandaient à être sécularisés. Tant l'esprit du siècle avait pénétré à travers les murailles des cloîtres, et tant l'institution monacale s'affaissait sous son propre abus. Le comité estimait, d'après les documents qu'il avait reçus, que los maisons monacales à vendre dans la seule ville de Paris s'élevaient à cent cinquante millions. Des appréciateurs plus rigoureux évaluaient l'espace seul occupé dans Paris par tes couvents à cent dix-sept millions. Le comité évaluait la totalité des biens de mainmorte du clergé propriétaire à quatre milliards.

L'agitation des provinces, moins contenue que celle de Paris depuis le 14 juillet par Lafayette, éclatait tous les jours par de nouvelles séditions. A Toulon, les ouvriers de la marine, admis malgré le commandant de la marine, Albert de Riom, dans la garde nationale, jetaient le commandant de Toulon dans les cachots, embauchaient et insurgeaient les arsenaux et les vaisseaux. Sur les deux rives du Rhône, provinces ardentes où toute idée devient passion et toute passion fureur, une réunion populaire de douze mille hommes, véritable armée prélude de l'armée des Marseillais, se concentrait à Montélimar, jurait la fédération solidaire des peuples des deux provinces, et se préparait à marcher partout où la Révolution entravée les appellerait. L'Assemblée, flattée d'un côté, intimidée de l'autre, applaudissait à ce serment.

La Bourgogne imitait cet exemple. La Bretagne le dépassait, à Quimper, le 30 novembre, en s'organisant d'elle-même en armée de la jeunesse, prête à voler au secours de l'Assemblée contre l'Eglise, la noblesse et les parlements conspirateurs. Cette armée se fédéralisait, à Lisieux, avec les gardes nationales de la Normandie. Nantes, dénonçant à la vindicte nationale les parlementaires de Bretagne et ces ennemis publics, déclarait « que les citoyens qui s'étaient élevés à la hauteur de la liberté périraient plutôt que d'en redescendre. »

Ces menaces de la ville de Nantes étaient imprimées et répandues par l'ordre de l'Assemblée nationale. Rennes, capitale du parlement de Bretagne, parlait avec la même énergie : Chapelier, son député, demanda que le parlement fût remplacé sur-le-champ par un tribunal provisoire. Le vicomte de Mirabeau, frère du grand tribun, mais qui prenait avec affectation le rôle opposé de champion de l'aristocratie, donna un démenti à Robespierre. Excusé par sa fougue et son intempérance, le vicomte de Mirabeau fut rappelé simplement à la décence.

L'Assemblée, sans détruire encore en fait l'institution des parlements, détruite en principe, décréta que le parlement de Bretagne serait mandé à sa barre, et que le roi serait prié de nommer à sa place un tribunal provisoire. La Champagne ne se gouvernait plus que par ses pouvoirs municipaux et ne reconnaissait aucune juridiction intermédiaire entre elle et l'Assemblée. A Amiens, la garde nationale instituait dans son sein un comité militaire qui absorbait toutes les autorités. A Metz, la municipalité dominait tout. A Senlis, aux portes de Paris, le commandant de la garde nationale était assassiné par un frénétique qui faisait sauter sa maison et son quartier pour s'ensevelir, impuni, sous les décombres. A Paris même, les insurrections morales des districts contre l'Assemblée remplissaient la ville de partis et de rumeurs contraires. On accusait Mirabeau d'inspirer contre Bailly et Lafayette les motions de Danton et les diatribes de Camille Desmoulins, ses amis.

Danton régnait déjà par la virilité du caractère et par la véhémence des discours sur le district des Cordeliers et sur les agitateurs subalternes des autres districts. Camille Desmoulins tenait d'une main légère le stylet antique, pour cicatriser déjà ceux qu'il poignarderait plus tard. Ses liaisons sourdes avec Danton, Thuriot, Mirabeau rendaient le grand orateur suspect de connivence avec Desmoulins.

« M. Bailly », disait dans une de ses feuilles Camille Desmoulins, « a osé donner des brevets de capitaine qui ne doivent être que la récompense des services, et que le mérite mène ne doit obtenir que du suffrage des citoyens. Le district des Cordeliers a lait éclater son improbation. Ce district, ainsi que celui des Grands-Augustins, indignés de voir le maire ainsi disposer des grades de la milice nationale et préparer cette proie à ses flagorneurs, a invité les officiers du bataillon à rapporter sur le bureau leurs brevets signés ; et ceux-ci, honteux de pareilles provisions, se sont empressés de rendre hommage au peuple, seul souverain, en remettant leurs brevets au district.

« Il est encore d'autres reproches que font à M. Bailly les philosophes et les patriotes. Pourquoi, devant sa voiture, ces gardes à cheval, et derrière ces laquais à livrée, profanateurs de la cocarde nationale, et aux couleurs de la liberté sur leurs chapeaux, alliant sur toutes les coutures de leur habit les couleurs honteuses de la servitude ? Pourquoi encore ce traitement de cent dix mille livres que s'est appliqué le maire de la capitale ? Je lui sais gré de la noble fierté avec laquelle il a demandé au ministre de Paris l'hôtel de la Police. Mais pourquoi les murs de cet hôtel ne s'aperçoivent-ils pas qu'ils ont changé de maître ? Pourquoi le même faste des meubles et la même somptuosité de table ? Laissez, monsieur Bailly, laissez au Satrape Pharnabaze ces riches tapis. Agésilas s'assied par terre, et il dicte des lois au grand roi de Perse. Laissez cette pompe extérieure aux rois et aux pontifes... Je suis encore au nombre de ceux qui vous chérissent. Je sais le respect que je dois à votre place et les ménagements que méritent vos talents et vos services ; mais c'est parce que vous êtes re-

LES CONSTITUANTS. 269

téta de cette grande place, que je ne souffrirai point que vous vous avilissiez.

» Quand vous serez redevenu simple citoyen, étalez alors votre luxe asiatique, scandalisez la nation par votre livrée et votre luxe, déshonorez-vous, peu m'importe, mais cette belle, cette glorieuse révolution de France qu'aujourd'hui vous ternissez ! Je ne suis pas si ridicule que de prétendre que M. le maire vive de brouet noir comme Agésilas, ou que, comme Curtius, il reçoive les ambassadeurs dans une chaumière, mais je lui recommande plus de simplicité.

« Parmi la multitude des griefs qu'on reproche à M. Bailly, je ne me suis arrêté qu'à trois : s'être donné une livrée, c'est une petitesse et une puérilité qui a dû provoquer notre ministère correctionnel ; s'être appliqué cent dix mille livres d'appointements, c'est une concussion et un vol horrible ; d'avoir donné des brevets de capitaine, c'est un crime de lèse-nation. »

 

XIII.

Quelques écrits royalistes, mais rares, anonymes et impopulaires, répondaient par des invectives à ces invectives. Une adresse aux provinces disait au peuple :

« Vos idées étaient claires sur la liberté... Mais... aviez-vous ordonné qu'on abusât du nom du roi pour envoyer de prétendus ordres de sa part, ou de piller et brûler les maisons des seigneurs et dei religieux ?... Aviez-vous ordonné qu'on mit à mort des citoyens sans aucune forme de procédure ?... Leur aviez-vous donné la première idée du feu de la lanterne ?... Aviez-vous ordonné à un petit N. Barnave de dire, au milieu de l'Assemblée, qu'il ne fallait pas s'occuper des fureurs du peuple, parce que le sang qu'il versait n'était pas pur ?... Aviez-vous ordonné qu'on fit de votre roi un roi de théâtre ?... Aviez-vous ordonné qu'on lui enlevât jusqu'à sa garde et qu'on en fit la fable de toutes les nations ?... Aviez-vous ordonné de tenir votre roi dans les fers ? Aviez-vous ordonné de retrancher à ce malheureux prince ses amusements les plus innocents (la chasse), de ne lui donner d'autre garde que ses bourreaux (la garde nationale), et d'autre occupation que celle des crimes qu'il a à redouter ?... etc.

« Voilà cependant ce qu'on a fait, voilà l'ouvrage de vos députés, et, grâce à leurs soins, il n'est pas un citoyen dont la liberté et la vie ne soient à discrétion...

« Oui, vos demandes sont raisonnables ; mais cette sagesse qui les dicta n'a pas présidé au choix des députés. Quels hommes, j'ose vous le demander, avez-vous choisis ? Tout ce que vous méprisiez peu d'années auparavant. Des jeunes gens à qui vous ne connaissiez pour talent que des fureurs, et pour expérience que de l'intrigue ; des magistrats déshonorés par leur conduite ; des officiers de justice subalternes qui veulent détruire les parlements pour profiter de leurs dépouilles ; des propriétaires qui fatiguent les campagnes de leurs prétentions, et qui, occupés à rivaliser avec leur seigneur, ne le sont presque jamais de secourir le peuple ; des prêtres crapuleux et d'une sale ignorance ; des nobles toujours prêts à se tourner vers le puissant et qui n'ont vu dans votre confiance que des moyens de fortune. Quel sentiment d'honneur, quelle fidélité à leur devoir, pouviez-vous espérer de pareils choix ?

« Qu'est-ce, je vous le demande, qu'un petit Robespierre, qui n'était connu à Arras que par son ingratitude pour l'évêque qui l'avait fait élever ?

« Un Mirabeau, échappé à la corde, mais jamais à et dont le nom seul est une grosse injure ?

« Un Pétion de Villeneuve, chez qui vous n'aviez pu distinguer que la confiance de la sottise, et qui, vil instrument des factieux, est comme ces crieurs de la foire que l'on fait aboyer à la porte des théâtres, pendant que dans l'intérieur on joue la pièce ?

« Un Barnave, insolent, fat, ignorant, à qui l'esprit Lient lieu de principe et de morale ; en un mot, ce qu'on appelle un drôle ?

« Deux Lameth, cette famille jadis si intrigante et si basse à la cour, plats valets dans les temps de la servitude et insolents dans les temps d'audace ? Vous les verrez à la tête des furieux, tant que les fureurs mèneront à la fortune ; vous les retrouverez dans les antichambres, si elles sont encore la source de grâces, et, toujours intrigants par essence, se payer du mépris par les places et l'argent.

« Un Castellane ? un Duport dégoûtant de mauvaise foi, de subtilité et d'intrigue ? Un Goupil du Préfelo ?

« Un curé Grégoire, qui, avec un autre curé, Dillon, dispute de propos séditieux, et au lieu d'un ministère de paix qui exige des talents et de la vertu, ne remplit et ne pourra jamais remplir que le rôle de factieux ?

« Un Ballin ? un Glezen ? un abbé Sieyès, que vous avez vu se déshonorer à l'assemblée d'Orléans, et qui, après avoir tenté en vain tous les moyens de faire fortune, est venu confondre les conditions pour voler et piller dans le désordre ?

« Un Clermont-Tonnerre, esprit sublime pour les petites choses, et mince pour les grandes ; envieux de tous, mais qui, n'ayant que les petits moyens de médiocrité, ne connaît l'ambition que comme les impuissants connaissent l'amour, par des inquiétudes et par la jalousie ?

Un Laborde, riche de quarante millions volés à l’Etat ; le financier de l'archevêque de Sens, alors le plus fidèle suppôt du despotisme, et qui, après s'être enrichi du sang des malheureux, veut encore qu'on détruise pour lui les rangs où l'argent seul ne pouvait pas atteindre ?

« Un Gouy d'Arcy, qui, dans cette vile assemblée, n'a pu même éviter le mépris ?

« Un marquis de Cote, vil intrigant, incapable de se montrer au grand jour ; n'ayant pour esprit que la fausseté, pour physionomie qu'un rire mais, pour talent que l'art de se taire, pour courage que celui des machines dans les ténèbres ? Sa force est celle du basilic de la Fable, dont les poisons étaient mortels lorsqu'on ne l'apercevait pas, mais qu'il suffisait de regarder pour le terrasser et le détruire.

« Un comte de Crillon, dont l'esprit de travers est presque passé en proverbe ?... Champion maladroit de M. Necker, sa pesante amitié ignore qu'on ne sert pas ses amis par l'ennui qu'on en donne, et que le seul point d'honneur des sots est d'adorer dans le respect et dans le silence.

« Des Noailles ?... Un chapelier, maudit par son père, méprisé au barreau, sans talents, sans principes, faisant le mal parce qu'il est l'opposé du bien, et obligé de cacher sa médiocrité. »

 

XIV.

Bailly et Lafayette cherchaient en vain à refréner les excès de cette presse par des arrêtés arbitraires de la Commune. La presse leur échappait par tous les pores.

Marat racontait ainsi à ses nombreux sectaires l'hégyre et le martyre de ses propres persécutions, dont il accusait Lafayette et Bailly :

« La nuit, je fus assailli par une bande nombreuse d'assassins. C'en était fait de moi s'ils fussent parvenus à forcer la porte, qu'on refusa de leur ouvrir.

« Les ennemis publics me regardaient comme le premier moteur de l'insurrection qui venait de sauver la patrie.

« J'avais informé deux districts des dangers que je courais. L'un fit faire de fréquentes patrouilles devant ma porte ; l'autre m'envoya quelques officiers pour me mettre en sûreté. Plusieurs amis m'enlevèrent de cher moi et me conduisirent à Versailles... J'appris que le Châtelet venait de lancer contre moi un décret de prise de corps... L'attentat du comité de police m'avait enlevé mes presses.

« A peine eus-je passé huit jouis dans ma retraite, que ce genre de vie parut suspect au traiteur qui me servait : il alla me dénoncer à la garde nationale... Deux officiers sans armes entrèrent dans ma chambre.

« Nous venons savoir qui vous êtes. — Je suis l’ami du peuple. — L'ami du peuple ! il est en sûreté parmi nous, qu'il y reste ; tous ses concitoyens sont prêts à le défendre... — Vous frémissez à l'idée de livrer l'ami du peuple ; et vous, généreux Lecointre, le modèle des vrais patriotes, vous vous chargiez de leur reconnaissance.

« Je désirais me rapprocher de Paris. Je trouvai un » asile dans une rave. »

 

XV.

Les rumeurs extérieures commençaient à se mêler à ces tumultes du dedans pour distraire l'Assemblée de ses travaux ; mais la force d'impulsion qu'elle avait reçue de la volonté nationale à son origine lui donnait la confiance de triompher de ses ennemis, comme elle triompherait de ces factions. Les patriotes du Brabant, aristocrates et démocrates, unis dans un même sentiment de nationalité, venaient de vaincre le général Dalton, qui commandait l'armée de l'empereur Joseph II. Ils s'étaient emparés de Bruxelles, ils avaient constitué un gouvernement et proclamé le patriote Vandernot tribun ou régulateur de leur insurrection.

D'un autre côté, les princes allemands vassaux de l'Empire qui possédaient des fiefs privés en France, et que la nuit du dl août venait de déposséder de leurs droits féodaux de ce côté du Rhin, se refusaient, en qualité de princes étrangers et indépendants, à reconnaître la loi française ; ils réclamaient leurs privilèges, criaient à la spoliation, à la viol ;- fion du droit des gens dans leur personne et menaçaient l'Assemblée des vengeances de l'Empire, forcé à soutenir par les armes leurs droits.

 

XVI.

Ces convulsions du dedans, ces menaces, quoique lointaines, du dehors, cet interrègne trop longtemps prolongé de tout autre ordre que de l'ordre armé de Lafayette, les alarmes qu'inspirait aux citoyens prévoyants une dictature si absolue et si irrégulière entre les mains d'un général qui pouvait devenir un Cromwell contre la liberté et contre la cour, commençaient à rapprocher du roi les membres mêmes les plus populaires de l'Assemblée. Ils étaient pressés de lui rendre dans la constitution, bientôt achevée, la place dont il était descendu le 6 octobre ; de le réconcilier lui-même avec la constitution, par la force exécutive dont elle allait l'investir au nom de son peuple, et de lui témoigner une confiance et des respects, réparation des outrages et des avilissements soufferts. Ce prince, à cette époque, était encore aimé, sinon comme roi au moins comme homme, par la nation : on peut dire même qu'il le fut jusqu'à son supplice. En 1789, c'était se populariser dans l'opinion de la masse de la capitale et des provinces, que d'honorer dans le roi les intentions, les concessions, la bonté et même la faiblesse de sa nature. Il y avait de la piété dans la réhabilitation que l'Assemblée désirait lui décerner à la fin de la constitution. S'il eût été un tyran, on l'aurait déposé dès le premier jour de la lutte entre l'aristocratie et la nation ; on le couronnait de nouveau avec complaisance parce qu'on le jugeait incapable d'abuser du sceptre.

Ces sentiments se manifestèrent avec solennité le 1er janvier 1790, dans les hommages-que l'Assemblée lui porta par son président des Meuniers et par une députation de soixante membres. L'Assemblée lui parla, ainsi qu'à la reine, des consolations qu'un prochain avenir apporterait à ses peines. L'accent du cœur se fit entendre dans cette entrevue du roi, de la reine et des députés. Cinq jours après, une députation de l'Assemblée vint supplier le roi de fixer lui-même, sous le nom de liste civile, le revenu sans limite qu'il jugeait convenable à l'entretien de sa maison et à la juste splendeur du trône ; le président lui parla de la modestie de ses mœurs, de son économie personnelle, et le prémunit, non contre sa prodigalité, mais contre ses vertus.

« Sire, » lui dit des Meuniers au nom de l'Assemblée, « l'Assemblée nationale nous a députés vers Votre Majesté pour vouloir bien fixer elle-même la portion des revenus publics que la nation désire consacrer à l'entretien de votre maison, à celle de votre auguste famille et à vos jouissances personnelles. Mais en demandant à Votre Majesté cette marque de bonté, l'Assemblée nationale n'a pu se défendre d'un sentiment d'inquiétude que vos vertus ont fait naître. Nous connaissons, sire, cette économie sévère qui prend sa source dans l'amour de vos peuples et dans la crainte d'ajouter à leurs besoins ; mais qu'il serait déchirant pour vos sujets le sentiment qui vous empêcherait de recevoir le témoignage de leur amour ! Vous avez cherché votre bonheur dans celui de vos peuples ; permettez qu'à leur tour ils placent leur première jouissance dans celles qu'ils viennent vous offrir. Mais si nous ne pouvons vaincre par nos désirs la touchante sévérité de vos mœurs, vous daignerez du moins accorder à la dignité de votre couronne l'éclat et la pompe qui, en ajoutant à la majesté des lois, deviennent pour vos peuples un moyen de bonheur. Vous le savez, sire, ils ne peuvent être heureux que par le respect des lois, et la majesté du trône en est inséparable. La classe la plus infortunée jouira surtout de la majesté du trône, car la plus voisine de l'oppression est la plus intéressée au maintien des lois. Ainsi, c'est pour le bonheur de vos peuples que nous venons contrarier ces goûts simples et ces mœurs patriarcales qui vous ont mérité leur amour, et qui montrent aux nations l'homme le plus vertueux dans le meilleur des rois. »

Le roi se refusa à taxer lui-même la situation et la munificence de son peuple.

« J'aurai toujours assez, » répondit-il, « si les créanciers de l'État sont payés et si les services publics sont assurés. »

Camille Desmoulins et les journaux démagogues raillèrent cette noblesse de l'Assemblée et cette dignité du monarque.

« Pour mettre le comble à la joie du prince, » écrivit le lendemain l'amer journaliste, « M. le marquis de Montesquiou a proposé de lui accorder pour lui, sa femme, ses hoirs et leur maison, un revenu de vingt millions ! On trouvera assez civile cette pension du premier bourgeois du royaume !... »

L'Assemblée consuma le mois de janvier tout entier au travail nécessaire mais consciencieux de la division du royaume en quatre-vingt-trois départements, de l'organisation de l'armée, toujours urgente, toujours ajournée, et à la révision des pensions, question pleine de scandale qui nourrissait l'indignation du peuple contre l'aristocratie vénale des dilapidateurs de cour. Elle décréta le serment civique en trois mots qui traçaient les trois devoirs des citoyens : FIDÉLITÉ A LA NATION, A LA LOI, AU ROI.

 

XVII.

Le parlement de Bretagne, cité précédemment à la barre de l'Assemblée, y comparut le 10 janvier. D'Espréménil, devenu aussi fougueux défenseur des privilèges des parlements qu'il avait été factieux parlementaire contre la couronne, voulut faire appel au peuple en faveur de ces magistrats révoltés. Chapelier l'écrasa sous des arguments, Mirabeau sous des accents qui firent trembler le privilège judiciaire comme ils avaient fait trembler le trône.

« Eh quoi ! c'est une poignée de magistrats sans titre et sans caractère qui viennent dire au souverain : Nous avons désobéi, et la postérité nous admirera ! Il n'y aura que leur démence qui passera à la postérité, si toutefois elle peut y être transmise ; mais ils n'empêcheront pas cette grande révolution qui va changer la face du globe et le sort de l'espèce humaine.

« D'où vient l'audace de ces magistrats ? quelle puissance auxiliaire leur a inspiré tant de confiance ? Ils viennent demander que des privilèges oppressifs soient rétablis. La Bretagne a soixante- six représentants dans cette assemblée, et l'on vous dit qu'elle n'est pas représentée ! Onze magistrats bretons viennent dire qu'ils ne peuvent pas consentir que vous soyez les régénérateurs de cet empire ! Ce n'est pas dans de vieilles chartes, où la ruse, combinée avec la force, a trouvé les moyens d'opprimer le peuple, qu'il faut chercher les droits de la nation, c'est dans la raison : ses droits sont anciens comme le temps et sacrés comme la nature.

« Le discours qui a été prononcé cache des desseins coupables. On cherche à rallier tout ce qui peut y avoir d'espérances odieuses. Leur fierté sénatoriale veut empêcher les Bretons d'être libres ; ils voudraient que les abus fussent éternels et que le régime féodal fit immuable. Qu'ils apprennent qu'il n'y a d'immuable que la raison, et qu'elle détruira bientôt toutes les institutions vicieuses. Vainement on cherche à séparer le monarque de sa nation : il sera toujours uni avec elle ; il triomphera de ceux qui veulent faire de lui un instrument d'oppression. Les magistrats ne réclament les anciens privilèges que pour asservir leur province. Ils parlent de leur conscience ! Elle est le résultat de leurs anciennes habitudes, elle les porte à conserver leurs usurpations. »

Après ces paroles, suffisantes, selon lui, pour montrer l'irrésistible volonté d'une révolution qui ne s'arrêterait pas devant une toge quand elle avait brisé un sceptre, Mirabeau vota le dédain comme peine unique Infligée à ces magistrats aussi impuissants devant le peuple qu'ils avaient été insolents devant le roi.

 

XVIII.

Cazalès les défendit au nom du droit historique et de ces indépendances fédératives des provinces que la nation ne pouvait méconnaître, mais qu'elle avait juré d'absorber dans la fédération plus légale et plus forte de tous les Français.

Barrère, qui débutait à la tribune, fit valoir, contre les arguments vrais mais rétrospectifs de Cazalès, ce droit souverain d'une nation qui prend sa propre dictature aux époques de régénération et de crise, et qui retire à elle tous les pouvoirs légaux jusque-là, pour ne reconnaître d'autre légalité que celle du salut commun.

Clermont-Tonnerre, de plus en plus rallié à la cause de la constitution modérée mais victorieuse, seconda Mirabeau, et revendiqua le droit de la nation contre le vain droit des parlements, qui voulaient se faire les tribuns des provinces après en avoir été les tyrans.

L'Assemblée, pour toute peine, condamna les parlements à prêter serment à la nation et à la loi.

Le 16, l'Assemblée accorda deux mois de sursis aux ecclésiastiques pour faire la déclaration de leurs biens.

Le 25, Robespierre s'éleva, à l'Assemblée, dans un discours sans réplique, contre l'iniquité de l'article de la constitution qui imposait un cens pour condition au droit d'élire et d'être élu ; il démontra que dans les provinces de la Flandre et du Nord de la France, l'augmentation des biens ecclésiastiques avait tellement réduit le nombre des familles propriétaires et imposées, qu'il n'y avait pas quatre citoyens actifs sur cent habitants, et que le droit d'élire et d'être élu devenait un privilège plus exclusif des droits civiques que les privilèges abolis.

« Voulez-vous donc, » dit-il, « qu'un citoyen signe avec mépris par le nom sacré de peuple ?... Voulez-vous qu'un citoyen soit parmi nous un être rare, par cela seul que les propriétés appartiennent à des moines, à des bénéficiers, et que les contributions directes ne sont pas en usage dans nos provinces ? Voulez-vous que nous portions à ceux qui nous ont confié leurs droits des droits moindres que ceux dont ils jouissaient ? Que répondre quand ils nous diront : Vous parlez de liberté et de constitution, il n'en existe plus pour nous. La liberté consiste, dites-vous, dans la volonté générale, et notre voix ne sera pas comptée dans le recensement général des voix de la nation. La liberté consiste dans la nomination libre des magistrats auxquels on doit obéir, et nous ne choisissons plus nos magistrats. Autrefois nous les nommions, nous pouvions parvenir aux fonctions publiques. Nous ne le pourrons plus quand les anciennes contributions subsisteront... Dans la France esclave, nous étions distingués par quelque reste de liberté ; dans la France devenue libre, nous serons distingués par l'esclavage.

« Si nous pouvons vous proposer un parti qui, loin de compromettre vos décrets et vos principes, les cimente et les consacre ; s'il n'a d'autre effet que de fortifier vos décrets et de vous assurer de plus en plus la confiance et l'amour de la nation, quelle objection pouvez-vous faire ?

« L'Assemblée nationale, considérant que les contributions maintenant établies dans diverses parties du royaume ne sont ni assez uniformes ni assez sagement combinées pour permettre une application juste et universelle des décrets relatifs aux conditions d'éligibilité ; voulant maintenir l'égalité politique entre toutes les parties du royaume, déclare l'exécution des dispositions concernant la nature et la quotité des contributions nécessaires pour être citoyen actif, électeur et éligible, différées jusqu'à l'époque où un nouveau mode d'imposition sera établi ; que jusqu'à cette époque, tous les Français, c'est-à-dire tous les citoyens domiciliés, nés Français ou naturalisés Français, seront admissibles à tous les emplois publics, sans autre distinction que celle des vertus et des talents. »

Ce discours fit de Robespierre le vengeur d'une vérité : situation puissante, quoique souvent effacée, dans le sein d'une assemblée et dans le dernier repli du cœur du peuple. Il ne triompha pas, mais il protesta. Les protestations sont les triomphes de l'avenir.

 

XIX.

L'incompatibilité des fonctions publiques et des fonctions de représentant, principe vrai si on en excepte les ministres, organes nécessaires du pouvoir royal auprès de la représentation nationale, prévalut le jour suivant à la voix de Duport.

Les troubles de Marseille rappelèrent à la tribune Mirabeau, député de Provence. Il prit avec force le parti des séditieux contre la garde nationale, sacrifiant la bourgeoisie au peuple, pour y conserver son rôle de tribun.

« Le 19 août, » dit-il, « cette garde nationale tua sur la place de la Tourette un habitant, sous le prétexte frivole d'un attroupement. Elle fut huée par le peuple et obligée de cacher en fuyant la honte de cet horrible attentat. Le corps du malheureux assassiné fut promené par le peuple le lendemain dans les rues de la ville. Au milieu de ce spectacle, si capable de causer l'effervescence, la maison de M. Laflèche, consul, lut pillée, ses meubles incendiés. La troupe soldée entra alors dans la ville et saisit vingt-trois brigands flétris, dans la maison même du consul. Le prévôt ne les a point encore jugés, tandis qu'il poursuit avec une rigueur inouïe une multitude de citoyens qui n'ont fait d'autre crime que de déplaire au parlement et à l'intendant de la province, dont ce juge cruel s'est déclaré bassement le vengeur. »

On ajourna encore le jugement de ces troubles, jugement qui pouvait amener des troubles plus sanglants.

Le 20 janvier, Sieyès, qui paraissait rarement à la tribune, de peur de détruire par sa parole le prestige de son silence, lut le rapport sur la liberté de la presse, vérité de principe sans cesse démentie 'depuis ou modifiée par les circonstances. Ce rapport, empreint d'une métaphysique doctorale mais sophistique, faisait de la presse un droit imprescriptible conféré à l'homme en naissant par la nature. Les sociétés chez lesquelles l'imprimerie n'était pas inventée auraient été bien étonnées d'un tel axiome ; mais distinguant aussitôt le droit et l'usage, Sieyès, en déclarant le droit inviolable et illimité, réprimait sévèrement l’usage. Puis, reprenant la thèse de la liberté absolue,

« Dans ses rapports avec le gouvernement, » disait Sieyès, « la même cause se change en une source féconde de prospérité nationale : elle devient la sentinelle et la véritable sauvegarde de la liberté publique. C'est bien la faute des gouvernements s'ils n'ont pas su, s'ils n'ont pas voulu en tirer tout le fruit qu'elle leur promettait. Voulez-vous réformer des abus ? Elle vous préparera les voies, balayera, pour ainsi dire, devant vous cette multitude d'obstacles que l'ignorance, l'intérêt personnel et la mauvaise foi s'efforcent d'élever sur votre route. Au flambeau de l'opinion publique, tous les ennemis de la nation et de l'égalité, qui doivent être aussi des lumières, se hâtent de retirer leurs honteux desseins. Avez-vous besoin d'une » bonne institution ? Laissez la presse vous servir de précurseur ; laissez les écrits des citoyens éclairés disposer les esprits il sentir le besoin du bien que vous voulez leur faire. Et, qu'on y fasse attention, c'est ainsi qu'on prépare les bonnes lois ; c'est ainsi qu'elles produisent tout leur effet, et que l'on épargne aux hommes, qui, hélas ! ne jouissent jamais trop tôt, le long apprentissage des siècles.

« L'imprimerie a changé le sort de l'Europe ; elle changera la face du monde. Je la considère comme une nouvelle faculté ajoutée aux plus belles facultés de l'homme. Par elle, la liberté cesse d'être resserrée dans de petites agrégations républicaines : elle se répand sur les royaumes, sur les empires. L'imprimerie est, pour l'immensité de l'espace, ce qu'était la voix de l'orateur sur la place publique d'Athènes et de Rome : par elle, la pensée de l'homme de génie se porte à la fois dans tous les lieux ; elle frappe, pour ainsi dire, l'oreille de l’espèce humaine entière. Partout, le désir secret de la liberté, qui jamais ne s'éteint entièrement dans le cœur de l'homme, la recueille, cette pensée, avec amour, et l'embrasse quelquefois avec fureur ; elle se mêle, elle se confond dans tous ses sentiments.

« Et que ne peut pas un tel mobile agissant à la fois sur des millions d'âmes ! Les philosophes et les publicistes se sont trop hâtés de nous décourager, en prononçant que la liberté ne pouvait appartenir qu'à de petits peuples. Ils n'ont su lire l'avenir que dans le passé, et lorsqu'une nouvelle cause de perfectibilité, jetée sur la terre, leur présageait des changements prodigieux parmi les hommes, ce n'est jamais que dans ce qui a été qu'ils ont voulu regarder ce qui pouvait être, ce qui devait être. Élevons-nous à de plus hautes espérances. Sachons que le territoire le plus vaste, que la plus nombreuse population, que tout se prête à la liberté. Pourquoi, en effet, un instrument qui saura mettre le genre humain en communauté d'opinion, l'émouvoir et l'animer d'un sentiment, l'unir du lien d'une constitution vraiment sociale, ne serait-il pas appelé à agrandir indéfiniment le domaine de la liberté, et prêter un jour à la nature même des moyens plus sûrs pour remplir son véritable dessein ? Car sans doute la nature entend que tous les hommes soient également libres et heureux.

« Tous ne réduirez donc pas, messieurs, les moyens de communication entre les hommes. L'instruction et les vérités nouvelles ressemblent à tous les genres de produits : elles sont dues au travail. Or, on sait que dans toute espèce de travail, c'est la liberté de faire et la facilité du débit qui soutiennent, excitent et multiplient la production. Ainsi, gêner mal à propos la liberté de la presse, ce serait attaquer le fruit du génie jusque dans son germe, ce serait anéantir une partie des lumières qui doivent faire la gloire et la richesse de votre postérité.

« Combien il serait plus naturel, au contraire, sur- tout lorsqu'on montre avec raison beaucoup d'intérêt aux progrès du commerce, de favoriser de toutes ses forces celui qui vous importe le plus, le commerce de la pensée ! »

 

XX.

Une loi sévère et minutieuse en quarante-quatre articles corrigeait ces doctrines de l'anarchie de la pensée écrite par l'arbitraire des peines portées. Le jugement par jury des délits de la presse présentait seul, aux esprits inexpérimentés du temps, une garantie d'impartialité aux écrivains. Mais l'expérience devait bientôt apprendre aux législateurs que la passion est la partialité des jurés comme l'esprit de servitude est la partialité du juge ; que l'opinion seule était la véritable justice et la souveraine pénalité de la presse, et que ce sens nouveau, prêté à l'homme par l'imprimerie, après avoir renversé des autels et des trônes, renverserait des assemblées, et n'était compressible que par lui-même. Dans ce long et terrible conflit entre la presse et la société, la victoire, après bien des ruines, ne restera qu'aux plus hardis. Le plus hardi sera celui qui, ayant la foi la plus constante dans la raison publique, défiera hardiment la presse d'offusquer longtemps la vérité. Cet organe, comme le soleil moral, crée l'erreur sans doute ; mais il crée lui-même la lumière destinée à faire évanouir ses illusions, ses sophismes et ses mensonges, excepté pendant les courtes dictatures, où la société, malade ou troublée, impose momentanément le repos et le silence à ses organes. Éteindre la presse, c'est éteindre la conscience humaine. Les ténèbres ne profitent qu'aux malfaiteurs. Toute politique morale rendra le jour au peuple pour reconnaître le juste et sanctionner sa propre loi.

Sieyès et l'Assemblée avaient l'instinct de ou vérités, mais ils les faussaient en les exagérant, comme Lafayette l'avait fait dans la déclaration des droits de l'homme. Il n'y a de droits en société que ceux que la société reconnaît compatibles avec l'existence de la société elle-même. La nature n'avait pas fait naître l'homme avec un terrain enclos sous ses pieds ou avec une imprimerie à sa porte. En exagérant ce sophisme de droits naturels, Sieyès, Lafayette et l'Assemblée étaient forcés d'exagérer les mesures répressives contre leurs axiomes : l'un prenait la dictature d'une milice armée et soldée, contre son droit naturel et illimité d'insurrection proclamé le plus sacré des devoirs ; l'autre, après avoir proclamé la liberté illimitée de la presse un droit naturel, rivait une chaîne en quarante-quatre anneaux pour enchaîner l'usage ou l'abus de son principe. Mais qu'importaient des lois contre la presse à une époque où il n'y avait personne pour appliquer les lois, personne pour y obéir ?

 

XXI.

Les émeutes, un moment assoupies, couvaient de nouveau dans la capitale. Elles embauchaient même les anciens gardes-françaises, devenus les janissaires soldés de l'ordre. Les agitateurs réunirent une nuit douze à quinze cents de ces soldats dans un banquet aux Champs-Elysées, sous prétexte d'aller demander, sans armes, eux magistrats les têtes des conspirateurs jugés per le Châtelet. Lafayette, prévenu à temps du complot, les fit cerner dans les Champs-Elysées par sa cavalerie et par de nombreux bataillons de la garde nationale ; les soldats embauchés reconnurent leur erreur à la voix de leur général et rentrèrent dans la discipline.

Les magistrats du Châtelet, encouragés par cette fermeté de Lafayette et par cette déroute des séditieux, osèrent citer Marat, le chef des agitateurs, devant leur tribunal. Marat s'évada de nouveau et remplit la France de ses gémissements et de ses invectives.

« Un bon citoyen, » dit-il dans son pamphlet du lendemain, « vint m'avertir qu'on allait m'enlever. Je passai chez un voisin, et vingt minutes après, je vis d'une croisée toute l'expédition.

« A onze heures et demie s'avancèrent au petit pas, dans la rue de l'Ancienne-Comédie, par celle Saint-André, plusieurs détachements de huit hommes très peu éloignés. Après le mot d'ordre donné à l'officier qui commandait le corps de garde qui est à ma porte, ces détachements s'y rassemblèrent, et lorsque le dernier fut arrivé, ils en sortirent, se firent ouvrir la porte cochère, se répandirent dans la cour, silencieusement et sur la pointe du pied, et se présentèrent à la porte de mon appartement, qu'ils trouvèrent fermée ; puis ils descendirent à mon imprimerie, demandèrent à mes ouvriers où j'étais, prirent des renseignements sur ma personne, sur les endroits où je pourrais me trouver, et enlevèrent plusieurs exemplaires de mon journal et d'une dénonciation en règle contre le ministre des finances, prête à paraître. Ils avaient certainement à leur tête quelque espion bien au fait des personnes qui sont à mon service et des chambres qu'elles habitent. En montant l'escalier jusqu'au grenier, ils arrivèrent à la porte de ma retraite, et je les aperçus par le trou de la serrure. Ensuite ils entrèrent dans plusieurs pièces, firent d'exactes mais d'inutiles recherches, et redescendirent dans la cour. Une demoiselle qui se trouvait chez le portier leur dit que j'étais sans doute dans mon ancien appartement, rue du Vieux-Colombier. Ils s'y rendirent tous à la fois sans laisser un seul homme en arrière. Dès qu'ils furent éloignés, je descendis dans la cour, et j'appris qu'ils avaient présenté au corps de garde un décret du Châtelet, portant l'ordre de m'enlever partout où je serais. Cet ordre était écrit sur un chiffon de papier non timbré. Je quittai la maison et j'allai chercher un asile chez un ami de cœur. Le lendemain matin, plusieurs témoins dignes de foi vinrent m'avertir de ce qui s'était passé rue du Vieux-Colombier. Ils avaient forcé la porte. Le pauvre ami du peuple, » ajoutait-il, « est si excédé de persécutions et de fatigues qu'il demande indulgence pour le désordre de sa publication d'aujourd’hui »

Danton était le patron avoué de Marat, qu'il méprisait, mais qu'il affectait d'applaudir comme un fou qui disait impunément des vérités fort. Il invoqua pour son client l'appui du district des Cordeliers. Ce district, devenu en même temps le club le plus dominateur de Paris, prit Marat sous sa protection. Marat insulta plus haut le tribunal ; il écrivit une lettre à l'Assemblée, une autre à Lafayette pour réclamer la garantie du pouvoir révolutionnaire contre l'existence posthume du Châtelet.

« Anathème ! » s’écriait-il, « contre ce tribunal de sang, d'où le puissant échappe toujours impuni, et où le coupable est expédié clandestinement quand il a des complices d'un rang élevé ! » Allusion à Favras, qui vivait encore, et qu'on accusait le comte de Provence de vouloir faire égorger dans sa prison par des émeutes factices, pour fermer la bouche aux révélations.

 

XXII.

La Commune alors, par un rapport de Boucher d'Argis, un de ses membres les plus outragés dans la feuille de Marat, ordonna des poursuites par devant le Châtelet contre l'agitateur du peuple, Les Cordeliers et Danton s'insurgèrent contre la Commune et nommèrent cinq commissaires, conservateurs de la liberté. Ces commissaires posèrent des sentinelles à la porte de Marat, qui logeait dans une maison attenante au district des Cordeliers, rue de l'École-de-Médecine. La Commune envoya une petite armée composée de bataillons d'autres districts et de quatre escadrons d cavalerie, pour prêter force à ses décrets. Ce corps d'armée cerna vainement le quartier : le district, convoqué par Danton, refusa de livrer le coupable ; il envoya une députation à l'Assemblée pour accuser la municipalité d'usurpation sur les droits des districts et de sévices contre les citoyens. L'Assemblée réprimanda timidement les Cordeliers, et les conjura de se prêter à l'exécution du décret contre un de leurs membres.

Pendant ces appels à l'Assemblée et ces résistances de la Commune, le peuple, au nombre de cent mille., hommes, femmes et enfants, armés, désarmés, suppliants, menaçants, s'était jeté, dans le quartier des Cordeliers, entre l'ami du peuple et l'armée mobile. Carle, commandant de bataillon, résolu et intrépide, échoua contre la mollesse de ses soldats. L'armée se retira d'elle-meure, débondée devant l'attroupement et les vociférations du peuple. Marat, vainqueur, disparut de nouveau pour fomenter des séditions plus décisives.

Un autre pamphlétaire, nommé Rutledge, publia contre M. Necker une accusation incendiaire qui souleva également la colère du peuple, les sévérités de la Commune, le patronage des Cordeliers. Necker y était traîné dans la fange des calomnies, le mieux accueillies par ce même peuple qui avait arboré, quelques mois auparavant, son buste pour idole.

Comme homme politique, Rutledge lui reprochait ses hésitations à reconnaître les droits représentatifs des plébéiens ; comme financier, sa faveur pour l'agiotage, dont il l'accusait d'avoir partagé les usures sur la nation ; comme administrateur des subsistances, il lui reprochait son incapacité et ses collusions avec les prétendus accapareurs. Il évaluait à quinze millions sa fortune, preuve, selon lui, de sa cupidité et de ses gains dans la banque. Sa fortune était grande, mais honorable et pure.

« J'ai fait ma tâche, » disait Rutledge ; « que M. Necker fasse la sienne. Monsieur l'administrateur des finances, justifiez-vous sans délai aux yeux de la nation... Garder le silence sur un tel point, ce serait passer condamnation.

« Ne donnez pas non plus le change au public, en soudoyant des plumes vénales pour me diffamer : il ne s'agit pas ici de moi, mais de votre justification... Je vous traduis devant la nation, comme un écrivain public ; il faut vous laver complètement ou encourir les suites de sa juste indignation.

« Les faits que j'ai allégués contre vous sont de notoriété publique ; ils forment la preuve de vos attentats. Si cette preuve est jugée illusoire, j'ai tort sans doute de m'être abusé ; et si, pour expier ma faute, il faut que je périsse, je périrai.

« Si elle est jugée victorieuse, je périrai encore par les nuées d'ennemis publics attachés à votre char : j'en ai trop dit pour pouvoir échapper.

« Peuple ingrat et frivole, qui accuses les tyrans et abandonnes tes défenseurs ! je me suis dévoué pour toi ; je t'ai sacrifié mes veilles, mon repos, ma santé, ma liberté !... Et aujourd'hui tu me vois en silence poursuivi par tes ennemis, et forcé de fuir pour échapper à leur fureur... Mais non, je ne te fais point de reproches : ma vertu serait-elle si pure si j'avais compté sur ton amour ? »

 

XXIII.

Rutledge, menacé d'arrestation par la Commune, où siégeaient les amis de Necker, recourut comme Marat à la protection toute-puissante des Cordeliers. Le district, rassemblé et composé des amis de Danton, Paré, Fabre d'Eglantine, Duplaix, Audotte, répondit que, sur la demande de Rutledge, qui requérait la protection des Cordeliers, l'assemblée générale, unanimement convoquée, plaçait Rutledge sous la sauvegarde de la loi. Ainsi s'élevait, de quartier à quartier, de club à club, puissance contre puissance, sous les yeux du roi, de l'Assemblée, de la Commune, et sous l'épée de Lafayette.

 

XXIV.

Les royalistes de l'Assemblée voulurent organiser aussi, en faveur de leur principe, cette puissance anarchique des clubs, dont les Jacobins et les Cordeliers leur donnaient le modèle, en concentrant en eux une puissance d'agitation supérieure à toute loi. Ils ignoraient que les clubs, qui sont la représentation de la passion populaire, n'ont de force que pour les majorités, et n'attestent des minorités que l'impopularité et la faiblesse. Le club des Grands-Augustins ou des Malouetistes, du nom de l'orateur principal de cette réunion, afficha l'impartialité pour attirer à lui les hommes d'ordre et de modération. Mais l'impartialité est le crime contre tous les partis dans les temps de factions. La prétention d'imposer des digues à l'exagération des principes irritait les fanatiques d'opinion, plus que le courage de nier ces principes et de les combattre en &te. Malouet, linteau, l'évêque de Nancy, la Fare, Bouffiers Rédon, composèrent le noyau de cette réunion. la droite entière de l'Assemblée s'y affilia, à l'exception des membres du parti de la cour trop signalés par leur opposition violente aux principes populaires, tels que Maury, d'Espréménil, Cazalès, dont la présence aurait pu démentir le caractère d'impartialité de la réunion. Les membres publièrent leurs principes et leur règlement dans un avis au public dont chaque mot justifiait leur but.

« Nous, » disaient-ils, « membres de l'Assemblée nationale, ennemis de toute mesure exagérée ou violente, dévoués à la cause de la liberté et du salut public, attachés aux intérêts du peuple, nous ne cesserons de nous opposer à tout projet qui tendrait à l'égarer, soit en le portant au désordre, soit en l'excitant au mépris de la constitution et des lois.

« Tout citoyen, selon nous, doit se soumettre à la constitution : le temps et l'expérience manifesteront et corrigeront légalement ce qu'elle pourrait avoir de défectueux. Il est plus que temps de ramener l'ordre et la sécurité, de rendre au roi le pouvoir exécutif suprême, conformément aux principes de la constitution.

« Nous défendrons les droits de l'homme et des citoyens. Les titres étant abolis, le seul titre de citoyen doit réunir tous les Français.

« Nous voulons la liberté de la presse, en réprimant par les lois sa licence... »

Deux articles seuls de cette déclaration contrastaient avec l'esprit de la Révolution qui respirait dans tout le reste : c'étaient les articles sur la liberté pleine et sincère de conscience, premier but de la Révolution. Le club des Impartiaux demandait que la religion catholique eût seule dans le royaume le privilège du culte public et du titre politique de religion nationale. Partant de ce privilège, la déclaration demandait une dotation territoriale inaliénable pour l'Église.

La presse, vendue presque tout entière aux Jacobins et aux Cordeliers, s'indigna de l'audace des députés royalistes ou impartiaux. Leur crime était de vouloir user en faveur de leurs opinions de cette liberté d'association dont les Jacobins poussaient la licence jusqu'aux écrits les plus impunis. Ils se déchaînaient contre le club rival et contre le manifeste des Impartiaux. Le peuple, soulevé par ces feuilles, ne tarda pas à s'émeuter et à insulter les orateurs et les spectateurs du club. Toute tentative pour modérer la Révolution lui paraissait un complot contre la liberté. Les portes du couvent des Théatins devinrent le théâtre d'un attroupement permanent, et ne tardèrent pas à être fermées par les menaces et par les violences des autres clubs.

 

XXV.

Le roi, cependant, ouvrait son cœur aux hommages et aux augures de paix qu'il venait de recevoir de l'Assemblée, à l'occasion de la nouvelle année. Il voulut, d'après les conseils de M. Necker et de Lafayette, reporter lui-même à l'Assemblée un gage de concorde et de bonne foi à son peuple : il se rendit, accompagné seulement de ses ministres, au milieu des députés prêts à clore le travail de la constitution, et prononça un discours propre à rallier les opinions et les cœurs.

« Que les vrais citoyens, » dit-il, « y réfléchissent, ainsi que je l'ai fait, en fixant uniquement leur attention sur le bien de l'Etat, et ils verront que, même avec des opinions différentes, un intérêt imminent doit les réunir tous aujourd'hui. Le temps réformera ce qui peut rester de défectueux dans la collection des lois qui auront été l'ouvrage de cette Assemblée. Mais tout principe qui tendrait à ébranler les principes de la constitution même, tout concert qui aurait pour but de la renverser ou d'en affaiblir l'heureuse influence, ne serviraient qu'à introduire au milieu de nous les maux effrayants de la discorde ; et, en supposant le succès partiel ou momentané d'une semblable tentative contre mon peuple et moi, le résultat nous priverait, sans remplacement, de divers biens dont le nouvel ordre de choses nous offre la perspective.

« Livrons-nous donc de bonne foi aux espérances que nous pouvons concevoir, et ne songeons qu'à les réaliser par un accord unanime. Que partout on sache que le monarque et les représentants de la nation sont unis d'un même intérêt et d'un même vœu, afin que cette opinion, cette ferme croyance, répandent dans les provinces un esprit de bonne volonté et de paix... Un jour, j'aime à le croire, tous les Français indistinctement reconnaîtront l'avantage de l'entière suppression des différences d'ordres de l'Etat, lorsqu'il est question de travailler en commun au bien public, à cette prospérité de la patrie qui intéresse également tous les citoyens ; et chacun doit voir sans peine que, pour être appelé dorénavant à servir l'Etat de quelque manière, Il suffira de s'être rendu remarquable » par ses talents et ses vertus... »

Après avoir parlé de la noblesse et du clergé, il disait : « J'aurais bien aussi des pertes à compter si, au milieu des plus grands intérêts de l'Etat, je m'arrêtais à des calculs personnels ; mais je trouve une compensation qui me suffit, une compensation pleine et entière dans l'accroissement du bonheur de la nation, et c'est du fond de mon cœur que j'exprime Ici ces sentiments. Je descendrai donc, je maintiendrai la liberté constitutionnelle dont le vœu général, d'accord avec le mien, a consacré les principes. Je fais davantage : et, de concert avec la reine, qui partage mes sentiments, je préparerai de bonne heure l'esprit et le cœur de mon fils au nouvel ordre de choses que les circonstances ont amenées.

« Puisse cette journée, où votre monarque vient ' s'unir à vous de la manière la plus franche et la plus entière, être une époque mémorable dans l’histoire de cet empire !

« Elle le sera, je l'espère, si mes vœux ardents, si les instantes exhortations peuvent être un signal de paix et de rapprochement entre vous. »

 

XXVI.

Celle touchante adjuration au Keur et à la raison des représentants de la France, dans la bouche d'un roi qui ne pouvait plus vaincre et qu'on savait incapable de tromper, surprit à l'Assemblée tout entière une de ces émotions qui seraient des traités de paix si elles pouvaient être permanentes. Les membres de la gauche, du centre, de la droite, se confondirent dans une acclamation d'autant plus significative qu'elle était plus irréfléchie. Robespierre lui-même applaudit ; Pétition ne retint pas ses larmes. Un député jacobin modéré. Goupil de Préfeln, demanda avec enthousiasme que l'Assemblée fixât cette émotion fugitive et lui donnât le caractère d'un acte éternel, en prêtant individuellement à haute voix le serment de fidélité à ce roi qui se confondait ainsi avec la loi et avec la nation. Cette proposition fut votée d'ivresse, Bureaux de Pm, qui présidait ce jour-là, honnête homme qui ne savait mentir ni au roi ni au peuple et qui unissait tous ses devoirs dans un sérieux patriotisme, s'avança le premier à la tribune pour prêter le serment. Tous les membres de l'Assemblée, appelés lentement par leurs noms, montèrent successivement à la tribune, et prenant par leurs gestes le ciel et la France à témoin, jurèrent à leur tour, au bruit des applaudissements. L'explosion du cœur de la France avait répondu à un mot du roi. On était las de se défier, de se haïr, impatient de se réconcilier et de s'aimer.

Le roi, reconduit jusqu'aux portes de son palais par l'Assemblée, dans le touchant désordre de l'enthousiasme, rentra plein de reconnaissant pour un tel peuple. Il fit pénétrer l'espérance et l'attendrissement dans le cœur de la reine. Le peuple, entraîné par l'exemple de l'Assemblée, lut à travers ses larmes le discours du roi, répandu à milliers d'exemplaires dans les rues de Paris.

Un vent de sérénité et de joie poussa la population de Paris autour de l'hôtel de ville pour y répéter à la face du ciel la scène et le serment de l'Assemblée. Les cris d'une multitude innombrable forcèrent Bailly à sortir de l'hôtel de ville et à prononcer solennellement sur le balcon, au nom du peuple, le serment mutuel prononcé par les représentants à la France. Bailly jura au nom de Paris. Le peuple entier éleva, en le répétant, son serment jusqu'au ciel. Soixante membres du conseil de la Commune, traversant à pied la capitale à la suite de Bailly, allèrent reporter au roi la reconnaissance et la joie du peuple. A leur retour, ils trouvèrent Paris spontanément illuminé, comme pour prolonger un jour qui semblait trop court à la félicité publique. Le serment, renouvelé le dimanche suivant par les députés dans la cathédrale de Paris, reçut la consécration d'un acte religieux et le caractère d'un sentiment éternel.

 

XXVII.

Le même jour, la jeunesse de Bretagne se confédérait à Pontivy pour défendre la constitution démocratique contre les complots du clergé et de l'aristocratie dans les provinces.

Le comte d'Artois envoyait de Turin des émissaires dans le Midi de la France pour insurger l'aristocratie, le clergé et les paysans contre la constitution.

L'insurrection des campagnes contre les châteaux, les incendies, le pillage, les meurtres, un moment réprimés, se renouvelaient dans les provinces reculées, sous prétexte d'arracher aux seigneurs leurs titres de rentes féodales.

Le tocsin sonnait à chaque instant dans les villes pour appeler les gardes nationales et les troupes au secours des villages menacés. Dans le Quercy, de généreux citoyens perdaient la vie en s'efforçant de disperser ces attroupements. Dans le Languedoc, des familles nobles arrachées à leurs demeures et emprisonnées par les paysans insurgés n'étaient délivrées qu'après avoir payé la rançon de leur délivrance en donnant quittance de leurs revenus arriérés. En Champagne, le peuple, considérant toutes les redevances en nature comme une féodalité abolie, refusait, les armes à la main, de payer le prix de ses fermages. Le Rouergue, le Périgord, le Limousin, la basse Bretagne, étaient sillonnés par des bandes incendiaires qui rappelaient la jacquerie. Le rapport de l'abbé Grégoire, au nom du comité des recherches de l'Assemblée, sur ces excès, signalait, le 9 février, pour cause de ces calamités, l'ignorance de la langue, la fausse interprétation des décrets, de l'Assemblée, les instigations des ennemis de la Révolution pensent aux exagérations peur décréditer les principes ; il montrait la Lorraine prête à se déchirer dans une guerre civile sanglante ; il demandait à l'Assemblée des décrets explicatifs de ses premiers décrets aux municipalités des instructions, au roi des troupes pour éclairer, réprimer, embattre les perturbateurs de l'empire.

« Que demandez-voua ? » lui répandit l’abbé Maury, déguisant mal sous un découragement affecté sa tristesse du triomphe des ennemis de la Révolution. « Ces excès ne sont pas l'ouvrage des hommes qu'on aurait crus contraires à la Révolution ; ils ne sont que l'affreux commencement d'une guerre civile !...

« Et que proposez-vous ? L'action du pouvoir exécutif ? Mais ses tribunaux sont suspendus ou vacants par suite de vos propres décrets. Des troupes ? Mais les troupes soldées, d'après vos décrets, ne peuvent marcher contre les citoyens que sur l'ordre des municipaux ; et les municipaux, effrayés de la multitude des brigands, n'osent invoquer contre eux la force armée ! Les milices nationales ? Mais elles ne sont pas aux ordres du pouvoir exécutif ! Le second moyen que vous proposez consiste à écrire aux provinces pour les engager à la paix, au respect dit à la propriété ; mais est-ce à des invitations que nous devons nous arrêter ? Quand on incendie les châteaux, quand on massacre les citoyens, quand le prétexte hypocrite de la constitution tend à la renverser, est-ce par des invitations que le corps législatif doit traiter avec des scélérats ? Non ! C'est par des décrets supposés qu'on a commis de crimes, c'est par des décrets qu'il faut dire anathème aux brigands. Pourquoi des palliatifs, tandis que la force publique est entre nos mains ? Si nous n'avons pas cette force, l'État est dissous.

« L'influence des curés est le troisième moyen proposé. Je loue ce système de charité sacerdotale ; mais en 1775 M. Turgot usa de ce moyen. Le remède, insuffisant alors, serait insuffisant aujourd'hui. Ce n'est pas à des hommes soumis à la religion que vous avez affaire : vous n'auriez pas besoin de tous ces moyens. Eh ! quand celui-ci pourrait être efficace, le serait-il sur un peuple que les ennemis de la nation ont égaré ? L'influence des curés serait donc absolument inutile.

« Sans tribunaux, sans armée, sans maréchaussée, vous ne rétablirez donc jamais l'ordre ; plus vous mettrez de rigueur pour prévenir le crime, moins il faudra de sévérité pour le punir.

« Le seul moyen est donc de déclarer coupable toute insurrection contre l'ordre public ; de livrer aux tribunaux les porteurs de décrets et d'ordres supposés et de les rendre responsables ; d'ordonner à l'armée soldée de déployer toute sa force contre les brigands attroupés, sans qu'il soit aucunement besoin de la réquisition des officiers municipaux. »

Un cri d'indignation s'élève à ces mots de l'orateur, qui se raffermit contre le murmure.

« C'est dans vos propres décrets, » dit-il, « que je puise la doctrine qui paraît si difficilement obtenir votre suffrage. Permettez-moi de vous rappeler aux principes : vous avez décrété la loi martiale ; vous avez ordonné que jamais les troupes soldées ne pourraient marcher contre les citoyens que sur la réquisition des officiers municipaux ; vous avez ordonné des précautions pour les villes, et jamais vous n'en avez fait l'application aux campagnes.

« Quand vous avez voulu que le ministre de la loi ordonnât au peuple attroupé de se retirer, et qu'on ne pût user de la force des armes que sur son refus, avez-vous entendu prendre sous votre protection des armées de douze cents brigands ?

« Pourquoi craignez-vous d'autoriser le pouvoir militaire de marcher dans les champs où les municipalités n'existent pas encore ? Il n'est pas un commandant militaire qui ait l'imprudence d’empêcher le plus grand crime dans les campagnes... (On murmure.)

« Il est infiniment facile de contredire ; il est plus facile encore de désapprouver. Mais si vous voulez des preuves que les municipalités n'ont pas osé se servir de leur pouvoir, bientôt il vous en viendra de quatre provinces à la fois.

« Qui oserait dire à un officier municipal d'aller, votre décret à la main, arrêter une armée de douze cents brigands ? Voilà cependant, si l'on s'en tient aux expressions littérales de votre loi, la formalité qui doit d'abord être remplie : on désobéit, si on l'élude. »

 

XXVIII.

Cazalès, succédant à Maury, raconta avec une impassibilité stoïque l'incendie de sa propre demeure dans le bas Quercy.

« Les braves habitants, » dit-il, « ont éteint le feu et dispersé les brigands. Les dispositions du peuple sont bonnes ; les malheurs viennent seulement de l'anéantissement du pouvoir exécutif. »

Robespierre, sans excuser ces crimes, demanda que le gouvernement éclairât au lieu de sévir. « N'oubliez pas, » dit-il, « que des hommes aigris par l'excès de leurs malheurs ne sont pas des criminels endurcis, et que des exhortations peuvent sur eux plus que des armées.

« Craignons, » ajoute-t-il, « craignons que cet amour de la tranquillité ne soit la source d'un moyen propre à détruire la liberté ; craignons que ces désordres ne servent de prétextes pour mettre des armes terribles dans les mains qui pourraient les tourner contre la liberté ; craignons que ces armes ne soient dirigées par des hommes qui ne seraient pas les meilleurs amis de la Révolution.

« L'Assemblée, à peine de manquer à la cause populaire, qu'il est de son devoir de défendre, doit ordonner que les municipalités useront de tous les moyens de conciliation, d'exhortation et d’instruction avant que la force militaire puisse être employée. »

L'Assemblée, attristée surtout de son impuissance, mais résolue à ne pas armer ses ennemis, rota les conclusions dilatoires et molles de son comité. Elle rédigea une adresse au peuple français, digne de la raison d'un grand peuple appelé à son propre conseil par ses législateurs. Toute l'âme de la France civique et philosophique respire dans ce beau commentaire de la Révolution ; un y sent l'empreinte de la main de Mirabeau : son esprit avait passé dans ses collègues.

Pour rendre justice à l'Assemblée constituante, il faut lire les principales pages de ce témoignage qu'elle porte elfe-mime en sa faveur, témoignage qui ne pouvait être contredit alors par personne.

« L'Assemblée nationale, s'avançant dans la carrière de ses travaux, reçoit de toutes parts les félicitations des provinces, des villes, des communautés, les témoignages de la joie publique, les acclamations de la reconnaissance ; mais elle entend aussi les murmures de ceux que blessent ou qu'affligent les coups portés à tant d'abus, à tant d'intérêts, à tant de préjugés. En s'occupant du bonheur de tous, elle s'inquiète des maux particuliers. Elle pardonne à la prévention, à l'aigreur, à l'injustice ; mais elle regarde comme un de ses devoirs de vous prémunir contre les influences de la calomnie, et de détruire les vaines terreurs dont on cherchait vainement à voua surprendre.

« Et que n'a-t-on pas tenté pour vous égarer, pour ébranler votre courage ! On a feint d'ignorer quel » bien avait fait l'Assemblée nationale : nous allons vous le rappeler. On a élevé des difficultés contre ce qu'elle a fait : nous allons y répondre. On a répandu des doutes, on a fait naître des inquiétudes sur ce qu'elle fera : nous allons vous l'apprendre.

« Qu'a fait l'Assemblée ? Elle a tracé d'une main ferme, au milieu des orages, les principes de la constitution qui assure à jamais votre liberté.

« Les droits des hommes étaient méconnus, insultés depuis des siècles : ils ont été rétablis pour l'humanité entière, dans cette déclaration qui sera le cri éternel de guerre contre les oppresseurs et la loi des législateurs eux-mêmes.

« La nation avait perdu le droit de décréter et les lois et les impôts : ce droit lui a été restitué ; et en même temps ont été consacrés les vrais principes de la monarchie, l'inviolabilité du chef auguste de la nation, et l'hérédité du trône dans une famille aussi chère à tous les Français.

« Nous n'avions que des états généraux : vous avez maintenant une Assemblée nationale ; elle ne peut plus vous être ravie.

« Des ordres nécessairement divisés et asservis à d'antiques prétentions y dictaient les décrets et pouvaient y arrêter l'essor de la volonté nationale. Ces ordres n'existent plus ; tout a disparu devant l'honorable qualité de citoyen.

« Tout étant devenu citoyen, il vous fallait des défenseurs citoyens ; et au premier signal on a vu cette garde nationale qui, rassemblée par le patriotisme, commandée par l'honneur, partout maintient ou ramène l'ordre, et veille avec un zèle infatigable à la sûreté de chacun pour l'intérêt de tous.

« Des privilèges sans nombre., ennemis irréconciliables de tout bien, composaient tout notre droit public : ils sont détruits, et à la voix de cette Assemblée, les provinces les plus jalouses des leurs ont applaudi à leur chine ; elles ont senti qu'elles s'enrichissaient de leur perte.

« Une féodalité vexatoire, si puissante encore dans ses derniers débris, couvrait la France entière ; elle a disparu sans retour.

« Vous étiez soumis dans les provinces au régime d'une administration inquiétante : vous en êtes affranchis. Des ordres arbitraires attentaient à la » liberté des citoyens : ils sont anéantis.

« Vous vouliez une organisation complète des municipalités : elle vient de vous être donnée ; et la création de tous ces corps formés par vos suffrages présente en ce moment, dans toute la France, le spectacle le plus imposant.

« En même temps, l'Assemblée nationale a consommé l'ouvrage de la nouvelle division du royaume, qui, seule, pouvait effacer jusqu'aux dernières traces des anciens préjugés ; substituer à l'amour-propre de province l'amour véritable de la patrie ; asseoir les bases d'une bonne représentation et fixer à la fois les droits de chaque homme et de chaque canton, en raison de leurs rapports avec la chose publique. Problème difficile dont la solution est restée inconnue jusqu'à nos jours.

« Dès longtemps vous désiriez l'abolition de la vénalité des charges de magistrature : elle a été prononcée.

« Vous éprouviez le besoin d'une réforme, du moins provisoire, des principaux vices du code criminel : elle a été décrétée en attendant une réforme générale.

« De toutes les parties du royaume flous ont été adressées des plaintes, des demandes, de réclamations : nous y ayons satisfait autant qu'il était en notre pouvoir.

« La multitude des engagements publics effrayait : nous en avons consacré les principes sur la foi qui leur est due.

« Vous redoutiez le pouvoir des ministres : nous leur avons imposé la loi rassurante de la responsabilité.

« L'impôt de la gabelle vous était insupportable : nous l'avons adouci d'abord, et nous en avons assuré l'entière et prochaine destruction ; car il tut que les impôts, indispensables pour les besoins publics, soient encore justifiés par leur égalité, leur sagesse, leur douceur.

« Des pensions immodérées, prodiguées souvent à l'insu de votre roi, vous ravissaient le fruit de vos labeurs : nous avons jeté sur elles un premier regard sévère, et nous allons les renfermer dans les limites étroites d'une stricte justice.

« Enfin, les finances demandaient d'immenses formes : secondés par le ministre qui a obtenu votre confiance, nous y avons travaillé sans rebelle, et bientôt vous allez en jouir.

« Voilà notre ouvrage, Français, ou plutôt voilà le vôtre, car nous ne sommes que vos organes, et c'est vous qui nous avez éclairés, encouragés, soutenus dans nos travaux. Quelle époque que celle à laquelle nous sommes enfin parvenus !

« Quel honorable héritage vous avez à transmettre à votre postérité ! Elevés au rang de citoyens, admissibles à tous les emplois, censeurs éclairés de l'administration quand vous n'en serez pas les dépositaires, sers que tout se fait et par vous et pour vous, égaux, devant la loi, libres d'agir, de parler, d'écrire, ne devant jamais compte aux hommes, toujours à la volonté commune, quelle plus belle condition

« Pourrait-il être encore un seul citoyen vraiment digne de ce nom, qui osât tourner se regards en arrière, qui voulût relever les débris dont nous sommes environnés, pour en contempler l'ancien édifice ?

« Et pourtant que n'a-t-on pas dit, que n'a-t-on pas fait pour affaiblir en vous l'impression naturelle que tant de biens doivent produire ?

« Nous avons tout détruit, a-t-on dit. C'est fallait tout reconstruire. Et qui donc tant à regretter ? Veut-on le savoir ?

« Que, sur tous les objets réformés ou détruits, l'on interroge les hommes qui n'en profitaient pas ; qu'on écarte ceux—là qui, pour ennoblir les affections de l'intérêt personnel, prennent aujourd'hui pour objet de leur commisération le sort de ceux qui, dans d'autres temps, leur furent si indifférents, et l'on verra si la réforme de chacun de ces objets ne réunit pas tous les suffrages faits pour être comptés.

« Nous avons agi avec trop de précipitation et tant d'autres nous ont reproché d'agir avec trop de lenteur ! Trop de précipitation ! Ignore-t-on que c'est en attaquant, en renversant tous les abus à la fois qu'on peut espérer s'en voir délivré sans retour ?...

« Il est impossible, a-t-on dit, de régénérer une nation vieillie et corrompue... Que l'on apprenne qu'il n'y a de corrompu que ceux qui veulent perpétuer des abus corrupteurs, et qu'une nation rajeunit le jour où elle a résolu de renaître à la liberté. Voyez la génération nouvelle ! comme déjà son cœur palpite de joie et d'espérance ! comme ses sentiments sont purs, nobles, patriotiques ! avec quel enthousiasme on la voit chaque jour briguer l'honneur d'être admise à prêter le serment de citoyen !

« Mais pourquoi s'arrêter à un aussi misérable reproche ? L'Assemblée nationale serait-elle donc réduite à s'excuser de n'avoir pas désespéré du peuple français ? »

Puis l'Assemblée, se justifiant avec une énergique fierté des crimes sur les malheurs du temps justement rejetés au passé et au temps lui-même, terminait ainsi :

« Voyez, Français ! la perspective de bonheur et de gloire qui s'ouvre devant vous. Il reste encore quelques pas à faire, et c'est où vous attendent les détracteurs de la Révolution.

« Déliez-vous d'une impétueuse vivacité ; redoutez surtout les violences, car tout désordre peut devenir funeste à la liberté. Vous chérissez cette liberté ; vous la possédez maintenant. Montrez-vous dignes de la conserver ; soyez fidèles à l'esprit, à la lettre des décrets de vos représentants, sanctionnés ou acceptés par le roi ; distinguez soigneusement les droits abolis sans rachat et les droits rachetables, mais encore existants. Que les premiers ne soient plus exigés, mais que les seconds ne soient point refusés. Songez aux trois mots sacrés qui garantissent ces décrets : la nation, la loi, le roi.

« La nation, c'est vous ; la loi, c'est encore vous, car c'est votre volonté ; le roi, c'est le gardien de la loi. Quels que soient les mensonges qu'on prodigue, comptez sur cette union. C'est le roi qu'on trompait ; c'est vous qu'on trompe maintenant, et la bonté du roi s'en afflige ; il veut préserver son peuple des flatteurs qu'il a éloignés du trône.

« Il en défendra le berceau de son fils, car, au milieu de vos représentants, il e déclaré qu'il faisait de l'héritier de la couronne le gardien de la constitution.

« Qu'on ne vous parle plus de deux partis : il n'en est qu'un, nous l'avons tous juré, c'est celui de la liberté. Sa victoire est sûre, attestée par les conquêtes qui se multiplient tous les jours.

« Laisses d'obscurs blasphémateurs prodiguer contre nous les injures, les calomnies ; penses seulement que, s'ils nous louaient, la France serait perdue.

« Gardez-vous surtout de réveiller leurs espérances par des fautes, par des désordres, par l'oubli de la loi, Voyez comme ils triomphent de quelques délais dans la perception de l'impôt ! Ah ! ne leur préparez pas une joie cruelle ! Songez que cette dette... Non, ce n'est plus une dette, c'est un tribut sacré, et c'est la patrie maintenant qui le reçoit pour vous, pour vos enfants. Elle ne le laissera plus prodiguer aux déprédateurs qui voudraient voir tarir pour l'Etat le trésor public maintenant tari pour eux. Ils aspiraient à des malheurs qu'a prévenus, qu'a rendus impossibles la bonté magnanime du roi.

« Français, secondez votre roi par un saint et immuable respect pour la loi ; défendez contre eux son bonheur, ses vertus, sa mémoire ; montrez qu'il n'eut jamais d'autres ennemis que ceux de la liberté ; montrez que pour elle et pour lui votre constance égalera votre courage ; que, pour la liberté dont il est le garant, on ne se lasse point, on est infatigable. Votre lassitude était le dernier espoir des ennemis de la Révolution ; ils le perdent ; pardonnez-leur d'en gémir, et déplorez, sans les haïr, ce reste de faiblesse, toutes ces misères de l'humanité.

« Cherchons, disons même ce qui les excuse, Voyez quel concours de causes a dû prolonger, entretenir, presque éterniser leur illusion ! Eh ! ne faut-il pas quelque temps pour chasser de sa mémoire les fantômes d'un long rêve, les rêves d'une longue vie ? Qui peut triompher en un moment des habitudes de l'esprit, des opinions inculquées dans l'enfance, entretenues par les formes extérieures de la société, longtemps favorisées par la servitude publique, qu'on croyait éternelle, chères à un genre d'orgueil qu'on imposait comme un devoir, enfin mises sous la protection de l'intérêt personnel, qu'elles nattaient de tant de manières ? Perdre à la fois ses illusions, ses espérances, ses idées les plus chères, une partie de sa fortune, est-il donné à beaucoup d'hommes de le pouvoir sans quelques regrets, sans des efforts, sans des résistances d'abord naturelles, et qu'ensuite un faux point d'honneur s'impose quelquefois à lui-même ?

« Eh ! si, dans cette classe naguère si favorisée, il s'en trouve quelques-uns qui ne peuvent se faire à tant de pertes à la fois, soyez généreux, songez que dans cette même classe il s'est trouvé des hommes qui ont osé s'élever à la dignité de citoyens, intrépides défenseurs de vos droits, et, dans le sein même de leur famille, opposant à leurs sentiments les plus tendres le noble enthousiasme de la liberté.

« Plaignez, Français, les victimes aveugles de tant de déplorables préjugés, mais, sous l'empire des lois, que le mot de vengeance ne soit plus prononcé. Courage, persévérance, générosité, les vertus de la liberté ! nous vous le demandons au nom de cette liberté sacrée, seule conquête digne de l'homme, digne de vous, par les efforts, par les sacrifices que vous avez faits pour elle, par les vertus qui se sont mêlées aux malheurs inséparables d'une grande révolution. Ne retardez point, ne déshonorez point le plus bel ouvrage dont les annales du monde nous aient transmis la mémoire.

« Qu'avez-vous à craindre ? Rien, non, rien qu'une funeste impatience. Encore quelques moments... c'est pour la liberté !

« Vous avez donné tant de siècles au despotisme ! Amis, citoyens, une patience généreuse au lieu d'une patience servile, au nom de la patrie, vous en avez une maintenant ; au nom de votre roi, vous avez un roi, il est à vous, non plus le roi de quelques milliers d'hommes, mais le roi des Français, de tous les Français !

« Qu'il doit mépriser maintenant le despotisme ! qu'il doit le haïr ! Roi d'un peuple libre, comme il doit reconnaître l'erreur de ces illusions mensongères qu'entretenait sa cour, qui se disait son peuple ! Prestige répandu autour de son berceau, enfermé comme à dessein dans l'éducation royale, et dont on a cherché, dans tous les temps, à composer l'entendement des rois, pour faire de leurs erreurs le patrimoine des cours.

« Il est à vous. Qu'il nous est cher ! Ah ! depuis que son peuple est devenu sa cour, lui refuserez-vous la tranquillité, le bonheur qu'il mérite ? Désormais, qu'il n'apprenne plus aucune de ces scènes violentes qui ont tant affligé son cœur ; qu'il apprenne au contraire que l'ordre renaît, que partout les propriétés sont respectées, défendues, que vous recevez, vous placés sous l'égide des lois, l'ami, l'ennemi de votre cause, l'innocent, le coupable...

« De coupables, il n'en est point, si la loi ne l'a prononcé. Ou plutôt qu'il apprenne encore de votre vertueux monarque quelques-uns de ces traits généreux, de ces nobles exemples qui déjà ont illustré le berceau de la liberté française, vos adversaires protégés, défendus par vous-mêmes, couverts de votre personne...

« Étonnez-le de vos vertus, pour lui donner plus tôt le prix des siennes, en avançant pour lui le moment de la tranquillité publique et le spectacle de votre félicité.

« Pour nous, poursuivant notre tâche laborieuse, voués, consacrés au grand travail de la constitution, votre ouvrage, autant que le nôtre, nous le terminerons aidés de toutes les lumières de la France ; et vainqueurs de tous les obstacles, satisfaits de notre conscience, convaincus, et d'avance heureux, de votre prochain bonheur, nous placerons entre vos mains ce dépôt sacré de la constitution, sous la garde des vertus nouvelles dont le germe, enfermé dans vos âmes, vient d'éclore aux premiers jours de la liberté. »

 

XXIX.

Un mémoire sur les troubles fut envoyé par le ministre et lu à l'Assemblée.

« Les désordres qui règnent dans les provinces affectent douloureusement le cœur de Sa Majesté. Si ces alarmantes insurrections n'avaient pas un terme prochain, toutes les propriétés seraient bientôt violées. Rien n'est sacré pour les brigands. Sa Majesté, en sanctionnant le décret relatif ik l'organisation des nouvelles municipalités, était dans la confiance que les officiers civils et municipaux emploieraient, avec autant de courage que de succès, tous les moyens possibles d'arrêter les troubles qui se propagent.

« Cependant, ces troubles subsistent encore dans les provinces méridionales, et Sa Majesté, voulant donner à son peuple l'exemple du respect qu'on doit à la loi, communique b l'Assemblée l'exposé des malheurs dont la ville de Béziers particulièrement vient d'être le théâtre.

« L'Assemblée nationale devra prendre à ce sujet le parti qui lui parera convenable, et qu'elle ra instantanément dans sa sagesse.

« Des paysans, faisant la contrebande du sel, furent arrêtés aux portes de Béziers par les commis chargés du recouvrement des deniers royaux. Un nombre considérable de Bretons s'arma pour attaquer les commis. M. de Vadre, colonel, commandant du régiment de Médoc, en garnison dans cette ville, fit lui-même, et sans l'autorisation de la municipalité, de vains efforts pour arrêter les brigands. Quelques commis se réfugièrent à l'hôtel de ville. M. de Vadre insista inutilement pour qu'un consul au moins y passât la nuit. Le peuple demandait à grands cris que le nominé Bernard et les autres commis lui fussent livrés. M. de Vadre prévint ces malheureux menacés de mort, et se flatta d'empêcher le peuple d'entrer pendant une heure. Les portes furent fermées et bientôt enfoncées. Les séditieux poursuivirent leur proie. Les malheureux commis furent mutilés : cinq d'entre eux furent pendus, et le secours de la garde nationale vainement imploré. »

 

XXX.

Mais pendant que l'Assemblée constituante protestait ainsi de ses lumières, de ses intentions et de ses bienfaits dans l'ordre constitutionnel et législatif, les événements protestaient plus haut qu'elle contre l'anéantissement du pouvoir exécutif. Il y avait des législateurs ; il n'y avait pas de gouvernement. Les séances, le lendemain même du manifeste, n'étaient plus que le procès-verbal des désordres et des calamités du royaume. Chaque député, chaque rapporteur montait à la tribune pour dérouler un plus sinistre tableau des troubles de sa province, de l'impunité des agitateurs, de la mollesse ou de la complicité des municipalités. La loi ne doit pas compter sur l'héroïsme des magistrats. Celle qui remettait le commandement de la force armée et la répression des troubles aux municipalités des villes était une loi illusoire. L'esprit de localité désarmait l'esprit d'ordre ; le magistrat se taisait quand il fallait sévir contre ses proches ; la garde nationale jetait ses armes quand on lui ordonnait de les tourner contre ses concitoyens. L'Assemblée cherchait un moyen d'armer la répression sans rendre au roi la disposition de la force publique contre les troubles civils ; elle sommait son comité de constitution de lui présenter d'urgence ce moyen. Le comité se taisait. Le marquis de Foucaud, ardent et courageux royaliste, faisait, à défaut du comité, le rapport véhément et passionné des incendies et des meurtres du Périgord. « On y éclaire les châteaux, » s'écriait-il, « c'est-à-dire, dans la langue des incendiaires, qu'on les brûle. Les brigands se prétendent autorisés à leurs crimes par des décrets de l'Assemblée nationale et du roi. Ils plantent sur les cendres de nos demeures des arbres de liberté ; ils suspendent aux branches des écriteaux avec cette légende : « De par le roi et l'Assemblée nationale ! » Tout cède, ou fuit, ou tolère devant eux. Il faut de prompts remèdes. Il faut renforcer la gendarmerie, placer les troupes dans les villes, les tenir en correspondance et en communication avec les points menacés. Cela vaudrait mieux que des adresses qu'on ne comprend pas et qu'on ne comprendra pas de sitôt. Car je ne crois pas à la prophétie qu'on a faite, que dans dix ans tous les Français sauront lire ! »

Lafayette lui-même, succédant à M. de Foucaud, confessait « que de violents désordres régnaient, à la douleur des amis de la liberté, parce qu'ils y voyaient un danger pour elle ; au grand regret de ce peuple, » ajoutait-il, « qu'il faut défendre contre certaines inculpations qui le calomnient, contre certaines justifications qui l'accusent. L'ordre ! Le peuple l'attend des municipalités ; il l'attend aussi du pouvoir exécutif, qu'il ne faut plus chercher sous des ruines. Mais cet ordre, il est dans la constitution, et il existe par elle et pour elle ! »

Ces vaines paroles ne ressuscitaient pas le pouvoir exécutif, ne donnaient pas aux municipalités l'énergie et la responsabilité qu'elles ne pouvaient pas avoir, n'éteignaient pas une étincelle des flammes qui dévoraient les provinces. Lafayette lui-même avait vu par son propre exemple l'impuissance de la municipalité de Paris et de celle de Versailles le 5 octobre. Il ne maintenait lui-même en ce moment un ordre précaire dans Paris qu'avec les troupes soldées, nerf de son armée, dont il disposait avec une autorité toute militaire.

Mirabeau le sentait ; il demanda qu'on présentât une loi pour contraindre les municipalités à défendre l'ordre public, ou pour suppléer à des municipalités inertes par une intervention énergique du pouvoir exécutif.

« La guerre civile ensanglante une partie de la France ! » s'écria un député du Quercy ; « il est instant d'employer la force militaire et le canon. »

Charles Lameth, dont le château venait d'être incendié dans sa province, protesta contre l'emploi de la force, remit ce crime au peuple égaré, et soutint que les incendiaires étaient plus malheureux que coupables. Le parti qui flattait tout du peuple, jusqu'à ses excès, était décidé à acheter la popularité au prix même de l'anarchie. Les Lameth, les Barnave, les Duport, les Péthion, les Robespierre et leurs amis oubliaient que la liberté ne sort jamais des criminelles complaisances des législateurs pour la licence et pour les délires de la multitude, et que les prétextes donnés aux réactions sont des armes prêtées au despotisme.

 

XXXI.

Barnave, l'orateur de ce parti, fut chargé de combattre par des sophismes de factions la loi présentée le 20 février pour armer l'ordre public contre les excès populaires. Toutes les raisons paraissent bonnes aux sophistes pour soutenir leurs intérêts contre la raison et la nécessité.

Barnave parla en complaisant de la multitude. Chapelier lui répliqua en citoyen. Lafayette éluda la question par quelques phrases qui laissaient sa pensée en suspens entre les deux partis.

Mirabeau demanda de plus amples réflexions, dans la crainte de paraître moins indulgent au désordre que ses émules en patriotisme. Cazalès seul proposa avec énergie la dictature momentanée du pouvoir exécutif, consacrée dans tous les gouvernements libres, comme en Angleterre, par une loi contre les séditions, 'qui supprime, en cas de trouble, toutes les lois.

« Il la faut, » dit-il avec l'accent d'une conviction impartiale, « aussi protectrice de la liberté elle-même que de la société. Il faut protéger, assurer les propriétés et la vie des citoyens. Si la société négligeait ou était impuissante à remplir ce devoir sacré, les hommes se trouveraient bientôt ramenés à leur état primitif : il n'y aurait plus de patrie.

« Depuis six mois un grand nombre de citoyens ont été attaqués, les propriétés ont été violées ; elles le sont aujourd'hui, elles le seront peut-être encore. Pensez-vous que les propriétaires puissent le supporter plus longtemps ? Non, sans doute : ils s'armeront pour leur défense, et de là la guerre la plus destructive de toutes les sociétés civiles, la guerre de ceux qui n'ont rien contre ceux qui ont quelque chose. Sans doute est instant de parer à tous ces maux, et le projet de loi qui vient de vous être présenté par votre comité est peut-être propre à défendre les villes ; mais il est sans force pour la sûreté des campagnes ; en général même je ne pense pas que l'effet qu'il peut avoir soit assez prompt pour le moment dans lequel » nous nous trouvons.

« Profitons des exemples de nos voisins ; voyons si la constitution anglaise ne nous offre pas des remèdes plus sûrs contre les insurrections et les émeutes. Voyons quelle est la conduite de cette nation qui a le plus opposé de barrières au despotisme du trône ; de cette nation qui a le mieux assuré la tranquillité civile.

« En Angleterre, on e établi contre les séditieux le bill de mutinerie, qui, à très peu de choses près, est notre loi martiale. Mais quand les provinces sont ravagées, quand l'insurrection est générale, le corps législatif emploie de plus grands moyens : alors il a recours au pouvoir exécutif. Il lui donne, par un acte parlementaire et pour un temps limité, le droit d'employer tous les moyens qui lui pareront convenables pour ramener le calme et la paix ; et, dans ce cas, les ministres ne sont responsables que de l'exécution des ordres du roi.

« Tel est le moyen que je veux proposer en France. Je sais bien qu'on me dira que c'est s'exposer au risque de donner trop de force au pouvoir exécutif. Je ne répondrai à cette objection qu'en interrogeant la bonne foi de l'Assemblée. Je demanderai si elle ne croit pas que la bonté du roi, que l'opinion générale, que les forces citoyennes ne puissent et ne doivent faire évanouir ces alarmes, surtout lorsqu'on voudra bien observer que ce pouvoir ne sera accordé au roi que pour un temps limité, pour un temps court. Non, messieurs, la constitution n'a plus rien à craindre que de nous-mêmes ; il n'y a que l'exagération des principes, il n'y a que la ligue de la folie et de la mauvaise foi qui puissent y porter quelque atteinte. Hâtons-nous d'affermir le grand œuvre de la liberté ! que les ennemis de la constitution, qui, n'en doutez pas, sont les instigateurs des désordres, soient forcés à perdre l'espérance de détruire notre ouvrage. »-

 

XXXII.

Mirabeau, affectant de voir le despotisme dans la loi contre les séditions de l'Angleterre et de l'Amérique elle-même, s'écria, pour détourner la question, qu'il s'agissait de savoir si on accorderait ou non au roi la dictature, si la France avait besoin ou non de la dictature. Dans le cas où l'on poserait ainsi la question, ajouta-t-il, je demanderais la parole pour combattre la dictature.

Ce subterfuge semblait indiquer dans Mirabeau le regret d'avoir demandé lui-même, la veille, la loi répressive. Cazalès comprit l'embarras de Mirabeau ; il jouit de l'accroître en le provoquant lui-même à parler. Mirabeau se tut. Maury fut amer et servit, comme toujours, la cause du désordre en désespérant de l’ordre. Malouet parla en homme politique sincèrement préoccupé de concilier la sécurité publique avec les institutions représentatives.

« Il ne faut pas confondre, » dit-il, avec une sage distinction, qui réfutait d'avance l'apostrophe de Mirabeau sur la prétendue dictature du roi, « il ne faut pas confondre l'autorité royale avec le pouvoir exécutif. L'un est la souveraineté ; l'autre n'en est que l'instrument. Tout ce qui tient à l'exécution des lois compose le pouvoir exécutif ; la réunion de toutes les forces constitue le pouvoir monarchique. Ainsi la liberté nationale ne peut consister dans l'atténuement de l'autorité royale ni dans celui du pouvoir exécutif... Il faut donner au pouvoir exécutif l'unité et l'activité, en statuant que tous les corps administratifs et militaires obéiront aux ordres du monarque. C'est au corps administratif à faire en sorte que les lois constitutionnelles ne soient pas attaquées. Si l'on ne prend pas ce parti, il y aura autant de puissances souveraines que de divisions partielles du royaume ; les villes s'armeront les unes contre les autres ; bientôt la disparition complète du numéraire et la famine naîtront de ces troubles intestins ; le pouvoir législatif sera moins respecté, et nous verrons paraitre de loin en loin les effets désastreux de l'anarchie. Tout ce qui ne concourt pas à l'ordre dans un gouvernement l'altère et finit par le désorganiser. Lorsqu'une nation reconnaît un chef suprême, s'il ne peut rien pour son bonheur, il peut tout contre sa liberté. Si, au contraire, il est entouré d'une grande puissance, sur un trône brillant de gloire et de félicité, regrettera-t-il le despotisme et la tyrannie ? Je propose de décréter ce qui suit :

« Tous les corps administratifs et militaires sont dans la dépendance immédiate du pouvoir exécutif, et doivent obéir au monarque. Toute résistance des corps administratifs serait une forfaiture ; tout acte d'insubordination dans l'armée serait une désobéissance. II appartient au roi de prévenir par la force publique tous les désordres et de veiller à ce que la vie des citoyens ne soit en danger, à ce que leurs propriétés ne soient violées, à ce que la perception des impôts ne soit troublée. Tous les ordres qui seront donnés par le roi seront signés par un secrétaire d'Etat qui sera responsable de leur exécution. Si dans une convulsion violente le salut public exige des for- mes contraires aux formes légales, les ministres seront tenus d'en rendre compte au pouvoir législatif, qui, pour ce cas seulement, pourra les absoudre. »

Cette motion sage et forte par sa sagesse même avait l'assentiment intime de toute l'Assemblée, les partis ne s'y gouvernant pas par des convictions, mais par des tactiques.

Robespierre la combattit à l'exemple de Barnave, dans la séance du 22 février, par un discours où il dépassa Barnave en déclarations logiques de tribune et Mirabeau en force d'idées. Il y dit le dernier mot de la Révolution, pour lui la victoire !

« A quoi tendent ces accusations ? » dit Robespierre. « Ne voyez-vous pas le royaume divisé ? ne voyez-vous pas deux partis, celui du peuple et celui de l'aristocratie et du despotisme ? Espérons que la constitution sera solidement affermie ; mais reconnaissons qu'il reste encore de grandes choses à faire. Grâce au zèle avec lequel on a égaré le peuple par des libelles et déguisé les décrets, l'esprit public n'a pas encore pris l'ascendant si nécessaire. Ne voyez-vous pas qu'on cherche à énerver les sentiments généreux du peuple pour le porter à préférer un paisible esclavage à une liberté achetée au prix de quelques agitations et de quelques sacrifices ? Ce qui formera l'esprit public, ce qui déterminera s'il doit pencher vers la liberté ou se reporter vers le despotisme, ce sera l'établissement des assemblées administratives ; mais si l'intrigue s'introduisait dans les élections, si la législature suivante pouvait ainsi se trouver composée des ennemis de la Révolution, la liberté ne serait plus qu'une vaine espérance que nous aurions présentée à l'Europe. Les nations n'ont qu'un moment pour devenir libres, c'est celui où l'excès de la tyrannie doit faire rougir de défendre le despotisme. Ce moment passé, les cris des bons citoyens sont dénoncés comme des actes séditieux, la servitude reste, la liberté disparaît.

« En Angleterre, une loi sage ne permet pas aux troupes d'approcher des lieux où se font chaque année les élections, et dans les agitations incertaines d'une révolution, on nous propose de dire au pouvoir exécutif : Envoyez des troupes où vous voudrez, effrayez les peuples, gênez les suffrages, faites pencher la balance dans les élections.

« Dans ce moment même, des villes ont reçu des garnisons extraordinaires qui ont, par la terreur, servi à violer la liberté du peuple, à élever aux places municipales des ennemis cachés de la Révolution. Ce malheur est certain, je le prouverai, et je demande pour cet objet une séance extraordinaire. Prévenons ce malheur ; réparons-le par une loi que la liberté et la raison commandent à tout peuple qui veut être libre ; qu'elle a une nation qui s'en sert avec une respectueuse constance pour maintenir une constitution à laquelle elle reconnaît des vices ; mais ne proclamons pas une loi martiale contre un peuple qui défend ses droits, qui recouvre sa liberté. Devons-nous déshonorer le patriotisme en l'appelant esprit séditieux et turbulent, et honorer l'esclavage par le nom d'amour de l'ordre et de la paix ? Non : il faut prévenir les troubles par des moyens plus analogues à la liberté. Si l'on aime véritablement la paix, ce ne sont point les lois martiales qu'il faut présenter au peuple : elles donneraient de nouveaux moyens d'amener des troubles. Tout cet empire est couvert de citoyens armés par la liberté ; ils repousseront les brigands pour défendre leurs foyers. Rendons au peuple ses véritables droits ; protégeons les principes patriotiques attaqués dans tant d'en- droits divers ; ne souffrons pas que des soldats armés aillent opprimer les bons citoyens sous le prétexte de les défendre ; ne remettons pas le sort de la Révolution dans les mains des chefs militaires ; faisons sortir des villes ces soldats armés qui effrayent le patriotisme pour détruire la liberté ! »

Le fanatisme éclairait Robespierre et l'éblouissait à la fois dans ce discours pour le triomphe de sa cause. Dans la lutte ouverte entre l'ancien régime et le nouveau, il craignait plus l'ordre préservé par la main d'un roi que les excès commis par la main du peuple. Entre ces deux dangers, il avait fait son choix ; décidé à tout, et même au crime, pour faire prévaloir et régner la démocratie absolue, il était aussi coupable mais plus conséquent que Barnave, qui voulait un roi sans royauté et une paix publique sans force pour la maintenir.

 

XXXIII.

Clermont-Tonnerre le réfuta avec l'autorité de la conscience, de la =fraie et de la politique. Pur d'adulation aux rois quand ils avaient des courtisans, l'orateur du centre déteste éloquemment les adulateurs du peuple. « Que craignez-vous ? » s'écria-t-il en finissant. « Que la force publique soit toujours plus puissante que les scélérats ! Elle ne sera jamais plus forte que nous, plus puissante que l'opinion. »

Péthion, aussi téméraire que Barnave, mais moins amer que Robespierre, soutint que la loi martiale était suffisante, bien que la loi martiale, sous l'empire de laquelle tous ces excès se continuaient, ne donnât ni énergie aux magistrats municipaux ni force armée aux répressions.

Mirabeau réfléchissait depuis huit jours sur l'expédient qu'il saisirait pour retremper, dans cette discussion, son patriotisme compromis le premier jour. Il feignit de voir la dictature dans les mesures d'ordre et de force réclamées par la liberté elle-même.

II prépara un projet mixte et illusoire qui donnait aux troupes l'autorisation de marcher en cas d'attroupements et de violences, mais qui donnait en même temps aux municipalités le droit d'arrêter leur marche et de leur interdire le territoire de leurs commun, prétexte de parole qui n'était utile qu'à sa popularité.

« On a voulu, » dit-il, « entraîner une assemblée législative dans la plus étrange des erreurs. De quoi s'agit-il ? De faits mal expliqués, mal éclaircis. On soupçonne, plus qu'on ne sait, que l'ancienne municipalité de Béziers n'a pas rempli ses devoirs. En fait d'attroupements, toutes les circonstances méritent votre attention ; il vous était facile de prévoir que, par la loi martiale, vous avez donné lieu à un délit de grande importance, si cette loi n'était pas exactement, pas fidèlement exécutée.

« En effet, une municipalité qui n'use pas des pouvoirs qui lui sont donnés dans une circonstance importante commet un grand crime. Il fallait qualifier le crime, indiquer la peine et le tribunal ; il ne fallait que cela. Au lieu de se réduire à une question aussi simple, on nous a dit que la république est en danger. J'entends, et je serai entendu par tout homme qui écoutera avec réflexion, j'entends la chose publique. On nous fait un tableau effrayant des malheurs de la France ; on a prétendu que l'Etat était bouleversé, que la monarchie était tellement en péril, qu'il fallait recourir à de grandes ressources : on a demandé la dictature. La dictature, dans un pays de vingt-quatre millions d'âmes ! la dictature à un seul, dans un pays qui travaille à sa constitution ! dans un pays dont les représentants sont assemblés, la dictature d'un seul ! Le plus ou moins de sang qui doit couler ne doit pas être mis en ligne de compte. Lisez, lisez ces lignes de sang dans les lettres du général d'Alton à l'empereur, voilà le code des dictateurs ; voilà ce qu'on n'a pas rougi de proposer. On a voulu renouveler les proclamations dictatoriales des mois de juin et de juillet. Enfin, on enlumine les propositions des 'mots tant de fois répétés, des vertus d'un monarque vraiment vertueux, ces mots tant de fois répétés, mais répétés avec justice.

« Je regarde déjà la monarchie comme dissoute. La dictature passe les forces d'un seul, quels que soient son caractère, ses vertus, son talent, son génie. Le désordre règne, dit-on ; je le veux croire un moment. On l'attribue à l'oubli d'achever le pouvoir exécutif, comme si tout l'ouvrage de l'organisation sociale n'y tendait pas ! Je voudrais qu'on se demandât à soi-même ce que c'est que le pouvoir exécutif, Vous ne faites rien qui n'y ait rapport. Que ceux qui veulent empiéter sur vos travaux répondent à ce dilemme bien simple : ou quelque partie de la constitution blesse le pouvoir exécutif : alors qu'on nous déclare en quoi ; ou il faut achever le pouvoir exécutif : alors que reste-ka à faire ? Dites-le, et vous verrez s'il ne tient pas à tout ce que vous devez faire encore. Si vous me dites : Le pouvoir militaire manque au pouvoir exécutif, je vous répondrai : Laissez-nous donc achever l'organisation du pouvoir militaire ; le pouvoir judiciaire : Laissez-nous donc achever l'organisation du pouvoir judiciaire. Ainsi donc ne nous demandez pas ce que nous devons faire, si nous avons fait ce que nous avons pu. Il me semble qu'il est aisé de revenir à la question, dont nous n'avons pu nous écarter. Vous avez fait une loi martiale ; vous en avez confié l'exécution aux officiers municipaux. Il reste à établir le mode de leur responsabilité. Il manque encore quelques dispositions. Eh bien ! il faut fixer le modo des proclamations. Il existe des brigands : il faut faire une addition provisoire pour ce cas seulement ; mais il ne fallait pas empiéter sur notre travail ; il ne fallait pas proposer une exécrable dictature. Je n'ajouterai rien à ce qui a été dit ; mais peut-être résumerai-je mieux les diverses opinions des préopinants. J'ai rédigé le projet d'une loi additionnelle à la lui martiale. »

Il lut ce plan.

 

XXXIV.

Le duc d’Aiguillon, du parti de Barnave et de Lameth, jura que les bons citoyens aimaient mieux voir périr toutes les propriétés que de voir la liberté en péril. « Je dois cependant convenir, » ajouta-t-il pour faire contre-poids à son propre sophisme, « que les désordres de l'anarchie amèneraient infailliblement le despotisme. » Il conclut qu'il fallait persuader la justice et la vertu aux dévastateurs.

Lafayette, aussi embarrassé que Mirabeau dans une question où il fallait opter entre la sédition et le pouvoir exécutif, remonta comme Mirabeau à la tribune pour atténuer le peu qu'il avait dit en faveur de la force à rendre au gouvernement.

« Parmi les discussions intéressantes que j'ai entendues, » dit-il avec une naïveté d'homme d'Etat qui fit sourire l'auditoire, « une grande idée m'a frappé. Le peuple est trompé, il faut dissiper son erreur ; il faut lui apprendre jusqu'où s'étendent les promesses qui lui ont été faites, et lui montrer les bornes de ses espérances. Mais en même temps que je pense avec M. d'Aiguillon qu'il faut s'occuper incessamment du rapport du comité féodal, je crois aussi qu'il est à propos de terminer la discussion en statuant sur le projet de loi qui nous a été présenté. »

Cazalès réfuta avec modération, mais avec l'âme de la France même, les mollesses et les astuces de ces orateurs ou trop francs ou trop hypocrites.

« Avant de rentrer dans la question, » dit-il, « je rétablirai des faits qui n'ont pas été bien exactement exposés par un préopinant : 1° depuis la révolution anglaise, en 1688, l'habeas corpus a été suspendu neuf fois ; 2° ce qu'il lui plaît d'appeler dictature a été accordé au roi d'Angleterre dans des moments d'insurrection, et assurément, dans les circonstances présentes, nous avons tout lieu de craindre une insurrection. M. le duc d'Aiguillon a exprimé des sentiments dignes de tous les éloges. Ce qui constitue la véritable générosité, c'est d'être peu affecté des pertes personnelles ; mais la liberté qui donne cette vertu ne permet pas de croire que tous les citoyens pourront faire des sacrifices aussi généreux.

« Les principes des préopinants sont les miens ; les conséquences que j'en tire diffèrent essentiellement de celles qu'ils vous ont présentées. Le comité vous a offert des moyens qui pourraient être utiles si le mal n'était pas à son comble. Je ne puis me dissimuler que les excès ne sont point partiels, et qu'il est évident que s'ils n'étaient point réprimés, ils se changeraient en une guerre funeste de ceux qui n'ont rien contre ceux qui ont quelque chose. L'expérience nous a déjà prouvé combien la loi martiale est insuffisante. Il faut donc, si nous voulons arrêter les malheurs qui affligent le royaume, recourir au pouvoir exécutif, et l'armer de toute la force nécessaire pour qu'il agisse avec succès. Je n'ai cependant pas pensé qu'il fallût investir le souverain d'un pouvoir trop durable. Eh ! qu'on me dise quel danger y aurait à confier au roi une autorité momentanée, que l'Assemblée nationale, toujours existante, pourrait suspendre ou retirer à son gré ; qu'on me dise ce qu'elle peut avoir de dangereux dans les mains d'un roi dont les vertus sont connues ; qu'ils me disent, ces prétendus apôtres de la liberté, ce qu'ils craignent de ce prince entouré de son peuple, de ce prince qui est venu se confier aux habitants de la capitale, et dont les intentions sont intimement liées avec celles des représentants de la nation Mais, diront-ils, les ministres abuseront de cette autorité d'un moment. Que pourraient des ministres contre l'opinion publique, contre un peuple qui, d'une voix unanime, a juré qu'il voulait être libre ? lion, je ne crois pas qu'il y ait un seul citoyen qui ne soit partisan de la liberté. Ce n'est qu'au milieu des désordres de l'anarchie que le despotisme peut lever sa tête hideuse. La loi martiale est insuffisante ; nul autre moyen ne se présente, si ce n'est celui d'autoriser la force armée à obéir au pouvoir exécutif. Il faut donc adopter ce moyen. »

L'Assemblée, partageant la timidité de ses orateurs, n'osa ni rejeter ni admettre encore ces projets de force légale. Les propositions furent ajournées, discutées de nouveau sous l'impression de nouveaux excès. Dans les séances suivantes, elles furent éloquemment soutenues par M. de Montlosier, qui déplora le rôle subalterne que les projets assignaient au roi, subordonné dans son action, pour la répression des troubles, aux municipalités. Barnave, Mirabeau, Robespierre, les Lameth reprirent la parole. On se borna à déclarer les municipalités responsables des dévastations contre lesquelles elles n'auraient pas invoqué les forces du pouvoir exécutif.

Lanjuinais fit éclater en deux mots le néant de l'iniquité de cette solution. « Qui commet le désordre ? » dit-il. « C'est celui qui n'a rien ! Qui le payera ? celui qui possède ! Ce sont les infirmes, les enfants, les veuves, les vieillards, les innocents ! »

L'Assemblée, impatiente de sortir du dilemme où elle était jetée par la crainte de l'anarchie d'un côté, et par la crainte plus grande du pouvoir exécutif de l'autre, ne s'arrêta pas à l'objection de Lanjuinais, et vota cet impuissant palliatif aux excès populaires.

Elle apprit, le soir même, un accès de guerre intestine à Lyon. La jeunesse riche et commerçante de la ville, formant tin corps distinct et aristocratique dans la garde nationale, sous le nom de garde d'honneur du premier magistrat municipal de la ville, Imbert Calomès, occupait les principaux postes de sûreté, et, entre autres, l'Arsenal. Le peuple et les confédérés des provinces limitrophes, jaloux et inquiets de ces prérogatives, s'étaient levés en armes pour arracher ces postes à la jeunesse privilégiée. Quarante mille hommes s'étaient emparés de l'Arsenal, et avaient distribué cinquante mille fusils. La jeunesse, vaincue aux portes, désarmée, insultée, traînée au Rhône, n'avait obtenu la vie qu'en s'humiliant devant les vainqueurs. La municipalité, opprimée ou démissionnaire, était remplacée par un comité insurrectionnel. Imbert Calomès, suspect de royalisme ou de modération, s'était enfui en Suisse. Lyon donnait à tout le cours du Rhône, au midi, à l'est et au centre, le signal et l'exemple de l'insurrection contre les municipalités et contre la garde nationale. La guerre, qui n'était à Paris que du peuple au roi, devenait, dans une ville d'ouvriers, une guerre de classe à classe et des pauvres contre les riches. On égorgeait à Lyon au nom de la richesse ; à Montauban, à Mmes, à Arles, au nom de la religion. Le roi ne pouvait rien ; l'Assemblée n'osait ni lui rendre la force nécessaire à la paix publique, ni saisir elle-même l'autorité. Tout croulait ; pressée d'achever son œuvre législative, afin de retrouver dans la constitution les éléments d'un ordre nouveau, elle feignait d'entendre à peine le bruit de ces écroulements.

 

XXXV.

Dubois-Crancé, Charles Lameth, Menou, Mathieu de Montmorency, de Broglie, lui présentèrent, dans le courant de février, des plans de constitutions militaires, qu'elle discuta avec réflexion et qu'elle vota avec unanimité. Nul n'y contesta au roi le titre de chef suprême de l'armée. L'admission des corps étrangers, milice stipendiée des rois absolus, qui n'ont ni les opinions ni les responsabilités de la patrie, n'y fut autorisée qu'en vertu du consentement du pouvoir législatif. L'égalité d'admission des citoyens à tous les grades y dépouilla la noblesse du monopole du commandement ; la vénalité des emplois militaires fut supprimée ; le roi fut chargé de présenter un plan d'organisation de l'armée conforme dans ses détails à ces grands principes généraux.

L'Assemblée, reprenant ensuite la question du clergé, décréta, sans résistance même des ecclésiastiques, l'abolition des vœux monastiques. Le sort des cinquante mille religieux et religieuses qui peuplaient encore les couvents et les monastères fut fixé dans les termes suivants.

 

« Art. Ier. L'Assemblée nationale décrète, comme articles constitutionnels, que la loi ne reconnaîtra plus les vœux monastiques et solennels des personnes de l'un et l'autre sexe ; déclare, en conséquence, que les ordres et congrégations de l'un et l'autre sexe sont et demeureront supprimés, en France, sans qu'on puisse à l'avenir en établir d'autres.

« Art. II. Les individus de l'un et l'autre sexe existant dans des monastères pourront en sortir en faisant leur déclaration à la municipalité du lieu.

« Il sera pareillement indiqué des maisons pour ceux ou celles qui préféreront ne pas profiter des dispositions du décret.

« Art. III. Déclare, en outre, l'Assemblée nationale, qu'il ne sera rien changé, quant à présent, à l'égard des ordres ou congrégations chargés de l'éducation publique ou du soulagement des malades, jusqu'à ce que l'Assemblée ait pris un parti à ce sujet.

« Art. IV. Les religieuses pourront rester dans les maisons où elles sont aujourd'hui, l'Assemblée les exceptant expressément des dispositions sur les ordres monastiques. »

 

Cette discussion, préparée par la presque unanimité de l'opinion de toutes les classes qui réprouvaient celles des institutions monacales qui ne servaient ni aux malades ni à l'instruction, survivantes d'un autre temps et dans un autre ordre social, ne fut signalée que par la timidité des orateurs populaires à se prononcer sur l'existence ou la non-existence d'un culte d'État, au lieu d'un culte individuel et libre de conscience. Charles Lameth osa seul proclamer le principe de la séparation de l'État et de l'Église, et de la neutralité des gouvernements dans les matières de foi.

Ce fut le plus courageux et le plus éloquent de ses discours ; il y fit enfin hommage de la liberté à Dieu, son premier auteur. L'Assemblée recula devant son principe, et prépara le schisme d'une Eglise constitutionnelle, germe de division dans l'Église et de mort dans la Révolution.