VIE D’ALEXANDRE LE GRAND

 

LIVRE IX.

 

 

I

Ces pensées cependant ne le détournaient pas pour longtemps du soin de fonder l’empire d’Asie avec des éléments grecs et macédoniens.

Pendant le séjour que l’armée fit à Suze, en revenant à Babylone, il confondit par des mariages politiques le sang des Macédoniens avec le sang des Perses, des Mèdes et des Assyriens. Il donna lui-même l’exemple de cette promiscuité des deux races en épousant Barsine ; la fille aînée de Darius, et en donnant pour épouse à Éphestion la seconde fille de Darius, Drypétis. Sa tendresse, pour Éphestion souffrait de ne pas se confondre dans une parenté naturelle ; il voulait au moins que cet ami fût son frère par alliance. On ne peut douter qu’en lui faisant épouser Drypétis, fille du roi des rois ; il n’eut la pensée de lui créer un titre à l’empire d’Asie, si lui-même venait à mourir sans postérité royale.

Les meurs macédoniennes comportaient la polygamie, comme celles de la Grèce ; Alexandre profita de cette licence légale pour épouser en même temps Parisatis, la plus jeune des filles d’Ochus, un des princes limitrophes de la Perse qu’il voulait attacher ainsi à la fortune de l’empire. Il engagea un grand nombre de ses généraux, de ses officiers et de ses vétérans, à imiter cet exemple en s’unissant aux filles des principales .familles de la Perse. Cratère épousa Amastrina, fille d’Oxyarte et nièce de Darius ; Perdiccas épousa la fille du satrape de Médie ; Ptolémée épousa Artacoma, fille du vice-roi d’Hyrcanie ; Eumène, secrétaire d’Alexandre, Artonis, seconde fille d’Artabaze ; Néarque, une fille de Mentor ; Séleucus, une fille de Spitamènes, satrape réconcilié de Bactriane. Les noces furent célébrées le même jour, avec les rites et avec les profusions de la Perse.

Après un festin où tous les prétendants étaient placés suivant leurs grades, on amena près de chacun d’eux leurs fiancées, dont ils reçurent la main, et qu’ils embrassèrent, en suivant l’exemple du prince. Il n’y eut pour gour, cm mariages qu’une seule cérémonie, dans laquelle on crut voir le témoignage le plus populaire de l’attachement et de l’amitié d’Alexandre pour les siens. Chacun d’eux emmena sa femme ; Alexandre dota ces Persanes, et fit aussi des présents de noce à tous les Macédoniens qui épousèrent des Asiatiques, et dont les noms, inscrits sur les registres, se montaient à plus de dix mille.

Ainsi fut cimentée l’unité de race entre les conquérants et les vaincus. Les Perses ne virent plus que des proches, des frères ou des fils, dans ces envahisseurs sollicitant l’adoption dans leurs familles : la haine cessa avec l’humiliation.

II

Mais, en même temps qu’Alexandre flattait l’orgueil national des Perses, il s’étudiait à prévenir le mécontentement des Macédoniens, toujours prêts à regretter leur sauvage patrie et à murmurer contre leur éternelle expatriation.

C’est dans cette intention qu’Alexandre ordonna à ses trésoriers de payer de son argent toutes les dettes contractées par ses soldats depuis le commencement de ses campagnes. Cette libéralité s’éleva, selon Ptolémée, à des sommes immenses. Il y joignit des couronnes d’or pour Peuceste, qui lui avait sauvé la vie à l’assaut de Mallia, dans l’Inde ; à Néarque, qui avait ramené heureusement la flotte jusque dans l’Euphrate ; à Onésycrite, capitaine du vaisseau royal qu’il avait monté sur l’Indus et sur l’Océan ; enfin à Éphestion, sur la tète duquel il croyait toujours se couronner lui-même.

III

Ces mariages réussirent mieux à le populariser parmi les Perses que ses libéralités à lui ramener les Macédoniens. Une dernière mesure du roi acheva de les aliéner jusqu’à la colère.

Les gouverneurs des différentes provinces de Perse avaient levé par son ordre un corps de trente mille jeunes Perses des premières maisons de l’empire, pour les présenter au roi comme un supplément de gardes et comme des otages de la fidélité de leurs pères. Alexandre leur donna le nom d’Épigones ou de successeurs, nom trop significatif du rôle qu’il leur assignait dans sa pensée. L’armée s’indigna à ce titre, qui semblait indiquer la volonté de substituer des Perses aux Macédoniens. Ptolémée nous a conservé leurs murmures.

Alexandre, disaient-ils, ne cherche que tous les moyens de se passer de ses vieux soldats. Quelle honte ! Il a revêtu la robe longue et traînante des Mèdes ; ses noces mêmes, auxquelles nous avons participé avec éclat, ont été célébrées à la manière des Perses. Il se plait à entendre le langage barbare de Peucestas, qui balbutie le persan. Bactriens, Sogdiens, Arachotes, Zarangues, Ariens, Parthes ou cavaliers persans, qu’on appelle Évaques, tout ce qu’il y a de plus robuste et de plus distingué chez les barbares grossit indifféremment la cavalerie des Hétaires, dont il vient de créer un cinquième corps, composé en grande partie d’étrangers. N’a-t-il pas admis dans l’agema Cophès, Hydarne, Artibole, Phradasmènes et les fils de Phratapherne, satrape des Parthes et de l’Hyrcanie ; Itanes, Roxanès, frère de l’épouse du prince ; Agobarès et son frère Mithrobée, tous rangés sous le commandement du Bactrien Hydaspe et armés de piques macédoniennes au lieu de javelots ? Alexandre embrasse les mœurs des barbares ; il a oublié, il méprise les institutions des Macédoniens.

L’obstination de ces murmures décida enfin Alexandre à en prévenir l’explosion par un licenciement des vétérans, auquel il voulut donner la forme de libéralité royale.

Il fit publier dans l’armée que tous ceux que l’âge, les fatigues, les blessures rendaient impropres aux combats, pouvaient retourner dans leur patrie, chargée de solde, dévorés de grades, comblés de présents qui rendaient leur retour un triomphe et leur vie un glorieux loisir ; que tous ceux qui voudraient rester en Perse avec lui seraient honorée et enrichis en Perse comme dans une patrie aussi reconnaissante et plus opulente que la Macédoine.

L’armée ne se trompa pas à ces caresses ; elle se rassembla en tumulte autour de la tente du roi alors en marche vers Suze. Tous, tous ! s’écrièrent les soldats, nous voulons tous être licenciés ! Que le roi combatte désormais avec le dieu dont il est le fils !

Alexandre, soulevé de son siége par cet outrage, s’élance, l’épée à la main, suivi de ses principaux officiers, sur les séditieux les plus rapprochés, en arrête de sa propre main un certain nombre et les envoie sans délibérer au supplice. Puis, remontant à sa place, il parle eu ces termes aux soldats étonnés.

Ce discours est la traduction littérale de ses paroles, conservées par Ptolémée.

Ce n’est point pour vous retenir, Macédoniens : je vous ai laissés libres de partir ; c’est pour vous rappeler tout ce que vous avez contracté d’obligations, et le retour dont vous les avez payées, que je vous adresse la parole. Commençons, ainsi qu’il est convenable, par Philippe, mon père. Philippe, ayant trouvé vos hordes errantes, sans asile fixe, dénuées de tout, couvertes de peaux grossières, faisant paître dans les montagnes de misérable troupeaux que vous disputiez avec peu de succès aux Illyriens, aux Triballiens, aux Thraces voisins, vous revêtit de la chlamyde, vous fit descendre de la montagne dans la plaine, vous rendit dans les combats les émules des barbares. Formé par lui, votre courage vous défendit mieux que l’avantage des lieux. Mon père vous appela dans des villes où d’excellentes institutions achevèrent de vous polir. Il vous soumit ces mêmes barbares qui vous avaient fatigués de leurs éternels ravages ; d’esclaves vous devîntes leurs maîtres. Une grande partie de la Thrace fut ajoutée à la Macédoine ; on s’empara des places maritimes les plus importantes ; votre commerce s’ouvrit des voies nouvelles ; le produit de vos mines devint plus assuré. Ces Thessaliens qui vous faisaient trembler furent assujettis. L’échec des Phocéens vous ouvrit une route large et facile au sein de la Grèce, où vous ne pénétriez que difficilement. La politique des Athéniens et des Thébains, qui vous dressaient des embûches, fut tellement humiliée que ces deux peuples, dont l’un exigeait de vous un tribut et dont l’autre vous commandait, ont recherché depuis votre alliance et votre protection. Entré dans le Péloponnèse, Philippe y rétablit l’équilibre. Nommé généralissime de la Grèce dans l’expédition contre les Perses, l’éclat de ce titre rejaillit moins sur sa personne que sur la nation macédonienne. Tels sont, à votre égard, les bienfaits de mon père, considérables sans doute, mais inférieurs aux miens.

A la mort de Philippe le trésor royal, renfermant à peine quelques vases d’or et soixante talents, était grevé d’une dette de cinq cents ; j’en empruntai presque le double, et, vous tirant de la Macédoine, qui pouvait à peine suffire à votre subsistance, je vous ai ouvert l’Hellespont à la vue des ennemis maîtres de la mer. Les généraux de Darius vaincus au Granique, la domination macédonienne s’est étendue sur toute l’Ionie, l’Éolie, les deux Phrygies et la Lydie. Un siége vous a rendus maîtres de Milet. Cette foule de peuples qui se sont alors soumis volontairement sont vos tributaires. Ainsi l’Égypte et Cyrène, la Cœlé-Syrie, la Palestine, la Mésopotamie sont vos domaines ; Babylone, Bactres, Suze sont à vous ; l’opulence des Hydiens, le trésor des Perses, les richesses de l’Inde, l’Océan même, tout vous appartient ; vous êtes les satrapes, les chefs, les premiers. Qu’ai-je gardé pour moi de toutes ces conquêtes ? Le sceptre, le diadème. Je n’ai rien en propre. Quels sont mes trésors ? Ceux que vous possédez, ceux que je vous réserve. Je ne me distingue point par des dépenses personnelles : votre nourriture est la mienne ; je dors sous la tente comme vous ; la table de quelques officiers est même plus splendide que celle de leur prince ; et, tandis que vous reposez tranquillement, vous savez que je veille pour vous. Serait-ce le fruit de vos travaux, de vos périls, et non des miens ? Qui peut se vanter ici d’en avoir plus affronté pour moi que moi pour lui ? Montrez vos blessures, je montrerai les miennes ; mon corps est couvert d’une foule de cicatrices honorables : glaives, pieux, flèches, pierres, javelots, machines, nulle arme dont je n’aie reçu l’atteinte. Après avoir tout affronté pour vous combler de  gloire et de richesses, ne vous menai-je pas triomphants partout, à travers les plaines, les montagnes, les fleuves, les terres et les mers ? Les noces de plusieurs d’entre vous  ont accompagné les miennes, et leurs enfants seront alliés de mes enfants. Les dettes que chacun de vous avait contractées, je les ai acquittées sans aucune information, après que vous aviez reçu une solde et un butin considérables. Quelques-uns ont été honorés de couronnes d’or, monument de leur courage et de générosité qui sait le reconnaître. Si plusieurs ont péri dans les combats, car aucun sous mes ordres n’a pris la fuite, je leur ai fait ériger sur la place un tombeau remarquable et dans leur patrie des statues d’airain ; j’ai accordé à leurs familles des distinctions et une exemption d’impôts. Je voulais renvoyer dans leurs foyers tous ceux qui sont hors d’état de service, mais comblés de tant d’honneur et de richesses que leurs concitoyens auraient porté envie à leur félicité.

Vous demandez tous à partir : partez ! Allez annoncer que votre roi, qu’Alexandre, après avoir soumis les Perses, les Mèdes, les Bactriens, les Saques, les Uxiens, les Arachotes, les Arangues ; lui qui assujettit les Parthes, « les Chorasmiens, les Hyrcaniens jusqu’à la mer ; lui qui franchit le Caucase, les pyles Caspiennes, l’Oxus, le Tanaïs, l’Indus, que le seul Dionysus avait traversé, l’Hydaspe, l’Acésinès, l’Hydraotès ; et qui aurait passé l’Hyphalys même si vous n’aviez refusé de le suivre lui qui s’avança dans la grande mer par les deux embouchures de l’Indus, qui s’enfonça dans les déserts de la Gédrosie, d’où personne n’était encore sorti avec son armée ; lui qui, après avoir soumis dans sa route la Carmanie et le pays des Aritiens, fit remonter sa flotte depuis l’Indus jusqu’au centre de la Perse ; qu’Alexandre enfin, abandonné par vous, s’est remis à la foi des barbares qu’il avait vaincus. Annoncez-le à vos concitoyens ! Quelle gloire pour vous auprès des hommes ! quel mérite auprès des dieux ! Partez !

A ces mots il s’élance hors de son siége, se précipite dans sa tente, et refuse pendant deux jours de voir ses plus intimes amis et même de prendre soin de lui-même.

Le troisième jour, ayant convoqué les principaux des Perses, il leur partagea le commandement de ses troupes, n’accordant la faveur de l’embrasser qu’à ceux qui lui étaient alliés.

IV

On entend dans ces magnifiques paroles, plus belles qu’aucune des harangues de César, le désespoir courageux de l’héroïsme qui ne peut faire comprendre sa grande pensée à des Ames communes. Alexandre, en adressant ces sévérités à son armée et en se renfermant avec les Perses dans sa tente, jouait sa vie contre l’empire d’Asie. Son intrépidité confondit ses soldats ; ils n’acceptèrent pas le défi de se passer de lui et la menace de régner sans eux ; ils revinrent humbles, soumis et suppliants, mendier, le troisième jour, aux portes de sa tente, le pardon de leur sédition.

Le roi les embrassa tous à la manière des Perses. Vous serez désormais tous, leur dit-il en fondant en larmes, mes parents, ma famille. Je ne vous donnerai pas d’autre nom ! La réconciliation fut scellée dans un banquet de l’armée, où Perses, Macédoniens, Grecs, Indiens, Assyriens, alliés de toute race, furent assis aux tables avec le roi lui-même. Les prêtres de toutes ces races et de tous ces cultes consacrèrent, chacun dans leur rite, cette immense fusion qu’Alexandre voulait opérer entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Un seul cri d’union et d’enthousiasme s’éleva à la fin du banquet de cent mille voix : Io ! Péan ! le cri du triomphe du nouveau Bacchus dans le cri de triomphe de l’ancien.

Les vétérans, licenciés de leur plein gré le lendemain, laissèrent leurs enfants nés en Perse à la tutelle d’Alexandre. Le roi leur donna Cratère pour les commander jusqu’à leur retour en Europe.

Ce voyage de Cratère cachait sous cette apparence d’honneur fait à ses vétérans une mission plus importante. Antipater, à qui Alexandre avait confié la Macédoine pendant sa longue absence, voyant cette absence se prolonger indéfiniment, s’était persuadé que le roi succomberait inévitablement dans un des périls qu’il allait chercher si loin et braver avec tant de témérité. Il commençait à nouer les premiers fils des trames par lesquelles il espérait s’approprier lui-même le royaume. Une inimitié mortelle s’était envenimée entre Olympias et Antipater. La mère et le général ne cessaient pas de s’accuser l’un l’autre dans leurs lettres au prince absent. Alexandre, en fils tendre, ne pouvait s’empêcher de reconnaître quelquefois des torts à sa mère ; mais sa tendresse filiale, une des vertus les plus naturelles de son cœur, lui faisait excuser ces torts.

Quelle accusation d’Antipater, s’écria-t-il un jour en lisant une justification d’Olympias, la lettre d’une mère n’effacerait-elle pas ?

Cette partialité du héros pour sa mère avait aigri davantage encore le mécontentement d’Antipater. Olympias, convaincue qu’il conspirait contre son fils, avait fini par s’exiler elle-même de Macédoine et se retirer en Épire, entraînant dans son parti jusqu’à son ancienne rivale, Cléopâtre, seconde veuve de Philippe. Les factions des deux reines et celle du ministre déchiraient le royaume ; il fallait une main de fer pour tout comprimer. Cratère était l’homme qu’Alexandre avait choisi pour surprendre Antipater avant l’explosion de son crime et pour rétablir Olympias dans le palais de Pella. La colonne de vétérans héroïques que Cratère ramenait en Macédoine devait faire céder à la force ceux qui ne céderaient pas à l’autorité.

V

Éphestion aurait été l’homme le plus propre à représenter le roi en Macédoine ; mais, soit qu il ne pût s’en séparer, soit qu’il le réservât à de plus hautes destinées en Perse, soit que la maladie dont Éphestion était déjà atteint fit craindre à Alexandre la perte prochaine du plus cher de ses amis, il ne put se résoudre à l’exposer à un si long voyage.

Ces précautions furent vaines ; Éphestion fut emporté, peu de jours après le départ de Cratère, par la maladie. Hélas ! s’écria Alexandre en apprenant cette perte, combien n’ai-je pas à accuser Esculape, puisqu’il n’a pas sauvé celui que j’aimais plus que moi-même !

Arrien parle, d’après Ptolémée, de funérailles héroïques par lesquelles l’ami d’Éphestion chercha, sinon à consoler, du moins à immortaliser sa douleur ; mais il n’attribue pas, comme Plutarque, l’expédition d’Alexandre contre une province révoltée de la Médie au désir cruel de sacrifier des victimes humaines aux mânes de son ami. Plutarque fait au reste des funérailles d’Éphestion un tableau qui concorde avec la mention d’Arrien et de Ptolémée.

Alexandre ne se servit nullement de sa raison pour supporter modérément cette perte ; il s’abandonna tellement à sa douleur qu’il ordonna d’abord que l’on coupât les crins à tous les chevaux et à tous les mulets pour marque de deuil, que l’on abattît les créneaux de toutes les villes des environs, et que l’on mît en croix le médecin d’Éphestion, comme si Éphestion ne fût mort que par sa faute. Il défendit aussi les Mes et toute sorte de musique dans son camp pendant longtemps. Cela dura jusqu’à ce qu’il eut reçu un oracle de Jupiter Ammon, qui lui ordonnait de révérer Éphestion et de lui sacrifier comme à un demi-dieu. Après quoi, cherchant dans la guerre la consolation à sa douleur, il partit comme pour la chasse des hommes, et, ayant subjugué la nation des Cusséens, il les passa tous au fil de l’épée, jusqu’aux femmes et aux enfants, et il appela cette boucherie le sacrifice de la consécration d’Éphestion. Et voulant employer dix mille talents à la dépense de son tombeau, de ses funérailles et de sa pompe funèbre, et surpasser encore cette excessive dépense par la beauté du dessin et par la singularité et la magnificence des décorations et de tous les ornements, il désira d’avoir pour entrepreneur Stasicrates, grand architecte et grand machiniste, qui dans toutes ses inventions et dans tous ses dessins faisait paraître non seulement beaucoup de magnificence, mais une hardiesse surprenante et une grandeur dont rien n’approchait. C’était le même qui, s’entretenant avec lui quelque temps auparavant, lui avait dit que, de toutes les montagnes qu’il connaissait, le mont Athos, dans la Thrace, était le plus propre à être taillé en forme humaine ; que, s’il voulait donc lui en donner l’ordre, il lui ferait de ce mont la plus durable de toutes les statues et celle qui serait la plus exposée aux yeux de l’univers. De sa main gauche elle soutiendrait une ville peuplée de dix mille habitants, et de sa droite elle verserait un grand fleuve qui irait porter ses eaux dans la mer. Mais il refusa ces offres. Alors il était occupé, avec les trois mille artistes et ouvriers qui lui étaient venus de Grèce, à imaginer et à ébaucher des monuments plus sensés et aussi grandioses.

Le rang suprême de lieutenant du roi dans l’armée, qui distinguait Éphestion de tous les autres généraux, fut aboli par la mort de ce Patrocle d’un autre Achille. Le commandement général de la cavalerie des Hétaires, principal corps de la garde du roi, fut divisé entre plusieurs généraux secondaires. Nul n’était plus digne de répondre à lui seul de la vie du roi ; il se défiait de la fidélité même ; il ne s’abandonnait qu’à l’amitié.

VI

C’est sous le poids de ce deuil qu’Alexandre rentra triste et se défiant même du ciel dans Babylone. Il destinait cette ville à devenir la capitale du monde asiatique. Persépolis, Suse, Ecbatane ne lui assuraient, que la terre ; Babylone, à cause de l’Euphrate navigable jusque dans ses murs, lui assurait la mer Persique et par là la mer les Indes. Babylone lui permettait de plus l’Arabie, presque limitrophe de la Babylonie, empire déjà annexé dans sa pensée à deux autres empires.

Des députations du monde entier, Africains, Grecs, Carthaginois, Juifs, Scythes, Ibères, Romains même, l’attendaient pour le féliciter à Babylone ; ils le proclamèrent à l’envi non seulement le maître, mais l’arbitre de l’Asie. Jamais mortel n’exerça un ascendant si universel et si unanime sur le monde. Il n’avait plus besoin de force pour régner partout ; le bruit de son nom courait devant lui et lui assujettissait par l’admiration tous les rois et tous les peuples. Son nom citait devenu son titre ; la nature, la Providence et la victoire l’avaient couronné monarque universel. Il songeait cependant encore à élargir la part de cette monarchie déjà conquise.

C’est de Babylone qu’il envoya sur le bord de la mer Caspienne l’ingénieur Héraclide, pour construire un vaisseau avec les bois de l’Hyrcanie et pour reconnaître les rivages de cette mer par un périple ou par une circumnavigation de la mer Caspienne. Les écrivains confidents de ses pensées à cette époque de sa vie lui attribuent, non sans vraisemblance, le projet d’aller combattre les Scythes jusqu’au delà de cette mer, de remonter le Pont-Euxin, et de traverser l’Occident en vainqueur comme il avait traversé l’Orient, pour revenir par l’Italie en Grèce.

Quels que soient ces projets ou ces rêves dans la tête d’un homme pour qui l’impossible n’existait plus, il s’occupa en même temps avec Néarque à la construction d’une autre flotte et du creusement d’un port dans Babylone.

Alexandre, dit Arrien, fit construire une autre flotte, et abattre à cet effet les cyprès que l’on trouve dans la Babylonie. C’est le seul des bois de la Syrie qui soit propre à la construction des navires. La Phénicie, et toute la côte maritime, fournit la manœuvre et l’équipage. Alexandre fait creuser à Babylone un port qui pouvait contenir mille vaisseaux longs, et des abris pour les retirer.

Micale de Clazomène fut envoyé avec cinq cents talents pour lever des gens de mer dans la Syrie et la Phénicie. Le projet d’Alexandre était de jeter des colonies le long du golfe Persique et dans ses îles, qui lui paraissaient susceptibles de le disputer en richesses à la Phénicie. Mais tous ces préparatifs étaient dirigés contre les Arabes, sous prétexte que leurs tribus nombreuses étaient les seules qui ne lui eussent apporté ni présent ni hommage. Au fond, c’est qu’il était affamé de nouvelles conquêtes.

Il alla lui-même, accompagné de Néarque, reconnaître la navigation de l’Euphrate et des canaux de dérivation creusés par les anciens rois d’Assyrie. A son retour à Babylone il fut rejoint par vingt mille jeunes soldats perses, amenés par Peuceste, et par deux corps considérables, l’un de Cariens, l’autre de Lydiens, sous le commandement de Ménandre et de Philoxène. Il incorpora ces nombreux renforts étrangers dans les rangs éclaircis de ses macédoniens. La réunion d’une telle armée et d’une telle flotte à Babylone, au sein de l’Assyrie et de la Perse pacifiées, dévoilait clairement la dernière de ses pensées orientales, celle d’une double expédition en Arabie, pour faire pendant à son expédition des Indes. Cette dernière expédition avait moins de hasards et plus d’avantages, car Babylone pouvait devenir le centre commun des deux empires arabe et assyrien. Mais l’Inde, séparée par des déserts ou par un océan, ne pouvait jamais être incorporée solidement à la Perse. Cette prodigieuse activité d’un génie qui ne se reposait pas plus dans la paix que dans la guerre suffirait seule aussi à démentir les prétendues mollesses et les prétendues ivresses d’un homme à la fleur de ses années, et qui n’avait eu à se reprocher jusque-là d’autres débauches que ; les débauches de gloire.

Mais, comme si la gloire n’avait plus rien à lui donner, il sentit tout à coup sa vie se retirer de lui sans cause apparente. Une fièvre lente le saisit à son retour de sa navigation dans les marais de l’Euphrate. On peut supposer avec vraisemblance que l’air méphitique de ces marais, tantôt desséchés par le soleil, tantôt inondés par les débordements du fleuve, fut le seul poison de ses veines. Il lutta quelques jours avec énergie contre le mal, comme s’il eût défié la mort d’anéantir ce qu’il avait désormais accompli contre elle, en s’assurant par sa courte vie une si prodigieuse immortalité.

Les intervalles entre les accès de fièvre qui le consumaient lui laissèrent encore le temps d’assister à un de ces banquets militaires qu’il donnait de temps en temps à l’armée, pour cimenter la concorde entre les troupes européennes et asiatiques et pour entretenir la gaieté du soldat en doublant sa ration dans ces fêtes. A la fin du banquet, où il avait bu lui-même en public comme il convenait à un Macédonien, et plus qu’il ne convenait à un sang déjà allumé par la fièvre, un des généraux de sa garde, nommé Médius, qui avait succédé à sa faveur après la mort d’Éphestion, le supplia de venir achever la soirée chez lui dans une fête plus privée et dans un festin plus recherché, pour se distraire des soucis de la royauté et des angoisses de la maladie.

Alexandre, qui ne savait rien refuser à l’amitié, craignit de contrister Médius et s’assit à sa table, quoiqu’il ressentit déjà les frissons de l’accès. Les contes fabuleux de débauche et d’ivresse. que les libellistes grecs ont mêlés après coup au récit de cette nuit, et qui font en toute circonstance un Sardanapale de celui qui était Alexandre, tombent ici devant le récit littéral et naturel du journal de l’expédition. Ce journal, écrit heure par heure par les serviteurs intimes du roi, a été retrouvé et conservé dans ce qu’on appelle les Éphémérides. C’est là, et non dans les rumeurs populaires ou dans les pamphlets envieux, qu’il faut chercher la vérité sur la maladie d’Alexandre et sur l’anxiété de l’armée pendant cette lutte entre la vie et la mort d’un homme dans lequel l’Asie tout entière se sentait vivre et mourir en ce moment.

Sans doute, malgré sa sobriété habituelle, vertu dont les témoignages unanimes décorent Alexandre, la nécessité de se conformer de temps en temps aux mœurs des Macédoniens de son armée le forçait à condescendre quelquefois à de courtes ivresses dans des festins militaires. Sans doute aussi le besoin de détendre un esprit tendu parle gouvernement du monde et la mollesse du climat d’Asie, qui corrompt les sens avant de corrompre les âmes, avait dû avoir une certaine influence sur l’austérité de vie de l’élève d’Aristote ; mais l’élévation des pensées d’Alexandre, l’activité soutenue de son corps, ses expéditions personnelles, incessantes, conduites par lui-même pendant que ses généraux et ses troupes se reposaient dans les loisirs de ses capitales, la navigation géographique qu’il venait de faire avec Néarque sur les branches inconnues de l’Euphrate, celle de la mer Caspienne, qu’il se proposait de tenter au printemps avec Héraclide, les fatigues nouvelles qu’il se préparait dans les climats glacés de la Scythie comme repos aux fatigues de l’Inde, enfin le témoignage de ses amis les plus rapprochés, qui tous parlent de sa chasteté dans ses amours et de sa sobriété à table, protestent contre cette ivrognerie d’un héros jeune et qui ne voulait imiter de Bacchus que ses exploits.

Tout ce qu’on peut raisonnablement conclure de son souper, après la revue, chez Médius, et de fréquentes ivresses des derniers jours mentionnés dans les Éphémérides, c’est que, sentant ses forces minées par la fièvre des marais de l’Euphrate, il chercha alors dans le vin ou le réveil de ses forces ou l’assoupissement de l’ivresse qui lui faisait oublier son mal. Indépendamment de son austérité de nature et d’éducation, Alexandre avait besoin avant tout d’autorité sur ses généraux, de respect parmi ses soldats, de confiance dans sa sagesse, de prestige au milieu des peuples étrangers, éblouis par son génie plus encore que par ses armes. Comment aurait-il conservé tous ces éléments moraux de sa puissance en montrant à ses généraux un Sardanapale abruti par la débauche, à ses soldats un efféminé, aux Perses un ivrogne ? De tous les vices d’un généralissime de troupes confédérées, d’un conquérant et d’un fondateur d’empire, l’ivresse est le vice qui aurait le plus promptement avili, souillé, renversé l’idole. A l’exception de ces derniers jours de maladie, où il chercha dans le vin ce que la médecine cherche quelquefois de nos jours dans l’opium, il est impossible de trouver, ni dans les témoignages contemporains authentiques, ni dans le caractère, ni dans la situation de l’élève d’Aristote, le moindre indice de ces débauches et de ses ivrogneries dont l’envie et la crédulité ont travesti sa mémoire.

Ces réflexions faites, lisons les Éphémérides, le journal de cette grande agonie. Ces pages funèbres respirent plus la consternation de l’armée et l’effroi de l’Asie que les amplifications pathétiques des historiographes.

VII

Le 17 du mois de Dæzius Alexandre assista à un repas chez Médius. S’étant baigné ensuite, il mangea et il but jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Le 18 il se baigna, mangea sobrement et dormit, ayant la fièvre.

Le 19 il se baigna ; il vint dans la salle de réception et passa une partie du jour à jouer aux dés avec son ami.

Le soir du même jour il prit un bain ; il fit un sacrifice aux dieux après le bain ; il soupa, et pendant la nuit il fut repris de la fièvre.

Le 20 il se baigna, et, parti sur son lit, il sacrifia comme à l’ordinaire, et resta couché jusqu’au soir dans sa chambre de bain, où il entendit la relation que Néarque lui fit de son voyage sur l’Océan. En conséquence il donna ordre aux troupes de terre de se tenir prêtes à partir dans quatre jours, et aux gens de mer dans cinq.

Le 21 il fit la même chose que la veille ; la fièvre augmenta, et il eut une fort mauvaise nuit.

Le 22 la fièvre fut encore plus violente. Il voulut être porté jusqu’au fleuve, qu’il traversa en bateau. Il passa la journée dans un beau jardin, près du grand étang, s’entretint avec ses capitaines sur les places vacantes dans son armée, et leur dit qu’on ne devait les donner qu’à des officiers expérimentés. Ensuite, s’étant baigné, il se reposa.

Le 23, après le bain et le sacrifice, sa fièvre augmenta. Il donna encore des ordres aux officiers de sa flotte. Sur le soir, s’étant baigné, le mal empira beaucoup.

Le 24 on eut bien de la peine à le porter au lieu du sacrifice. Il n’en renouvela pas moins les ordres concernant l’expédition maritime qu’il projetait.

Le 25, quoiqu’il fût plus malade, il prit un bain et fit les sacrifices accoutumés. Il entra dans sa chambre de lit et s’entretint avec Médius. Il fixa le départ de sa flotte, qui devait être dans trois jours. Il enjoignit aux principaux capitaines de faire la garde le jour dans la cour du palais, et aux taxiarques et pentacosiarques de veiller la nuit, aux portes. Il soupa peu et eut la fièvre toute la nuit.

Le 26 il se fit transporter aux jardins du palais, situés au delà de Bélang. Il y dormit un peu, mais la fièvre ne diminua point. Ses capitaines étant entrés, il les reconnut tous, sans pouvoir néanmoins leur parier. La fièvre augmenta encore pendant la nuit.

Le 27 son état fit croire aux Macédoniens qu’il n’était déjà plus et qu’on leur cachait sa mort. Ils vinrent en tumulte, en poussant de grands cris, aux portes du palais, et forcèrent. par leurs menaces à les ouvrir. Ils entrèrent tous en passant l’un après l’autre près du lit. Mais Alexandre avait perdu la parole. Levant avec peine la tête et faisant signe des yeux, il tendait la main à chaque soldat. Ce même jour Python, Attalus, Démophon et Peuceste avaient passé la nuit dans le temple de Sérapis ; ils y furent joints par Cléomène, Ménidas et Séleucus. Ils demandèrent tous ensemble à ce dieu de leur apprendre s’il ne conviendrait pas qu’Alexandre, fût transporté dans son temple, pour y être traité comme son suppliant. Il répondit qu’il valait mieux qu’il restât où il était.

Le 28 les amis d’Alexandre rapportèrent la réponse de Sérapis, et quelques instants après ce prince expira. C’était là le mieux qu’entendait l’oracle.

Ainsi le mot de Socrate : Sacrifiez un coq à Esculape pour m’avoir guéri de la vie ! fut aussi le mot de Sérapis à Babylone, promettant au maître du monde mieux que le monde en lui refusant la vie !

Voilà tout ce que dit le journal des derniers moments d’Alexandre. Diodore, Ptolémée, Clitarque, et d’après eux Arrien, Quinte-Curce, Plutarque, ajoutent quelques circonstances politiques et quelques paroles suprêmes qui révèlent dans le mourant la tendresse pour ses soldats et le doute sur la durée de l’empire. Sa Jeune épouse, Barsine, fille de Darius, portait dans son sein un enfant d’Alexandre, peut-être héritier d’un des mondes. Alexandre ne parait pas avoir espéré à sa’ dernière heure que le sang des rois de Perse mêlé au sien dans ce rejeton suffit à assurer à son fils l’héritage du monde. Ses réponses à ses généraux, réponses qui prouvent autant de prévoyance que d’indifférence, attestent qu’il remettait dans sa pensée le monde aux dieux et sa mémoire aux hommes. Quinte-Curce, ici fidèle, donne ces paroles dans toute leur héroïque et touchante simplicité ; mais le dernier mot de tant de volonté employée à subjuguer la terre est hasard, le dernier legs d’un si vaste héritage est néant.

Quand les Macédoniens le virent, ils se prirent tous à pleurer, et l’on eût dit que ce n’était pas le roi qu’ils voyaient, mais son corps prêt à porter en terre. Toutefois, ceux qui étaient auprès de lui paraissaient encore plus affligés, et le roi, jetant les yeux sur eux, leur demande où ils trouveraient, après sa mort, un roi digne de tels hommes ? C’est une chose admirable que ce prince, ainsi faible et tout mourant qu’il était, se tînt toujours au même état auquel il s’était mis pour recevoir son armée, jusqu’à ce que tous ses soldats, l’un après l’autre, lui eussent fait un salut. Quand il leur eut dit adieu, il s’étendit dans son lit, comme s’il n’eût plus rien à faire qu’à mourir, et, faisant approcher ses familiers auprès de lui, parce que la voix commençait à lui manquer, il tira son anneau du doigt et le donna à Perdiccas, lui commandant de porter son corps au temple d’Ammon.

Puis, comme ils lui demandèrent à qui il laissait l’empire, il répondit : Au plus homme de bien ; mais qu’il prévoyait que, sur ce sujet, ou lui préparait d’étranges jeux funèbres. Et Perdiccas lui ayant encore demandé quand il voulait qu’on lui décernât les honneurs divins ;Lors, dit-il, que vous serez tous heureux. Ce furent ses dernières paroles, et bientôt après il rendit l’esprit.

D’abord tout le palais retentit de cris et de gémissements ; puis tout à coup ce fut un silence comme dans une vaste solitude : la douleur faisant place aux soins et aux pensées de l’avenir.

Les enfants d’honneur et de la garde du corps couraient çà et là comme des forcenés, et remplissaient la ville de deuil et de toutes les plaintes que suggère la douleur en semblables rencontres ; de sorte que ceux qui étaient hors du palais, barbares et Macédoniens, y accoururent en foule, et l’on n’eût su discerner, dans leur commun désespoir, les victorieux d’avec les vaincus ; c’était à qui s’affligerait davantage, les Perses l’appelant le plus juste et le plus doux maître qui leur eût jamais commandé, et les Macédoniens, le meilleur et le plus vaillant prince de la terre ; murmurant les uns et les autres contre les dieux de ce que par envie ils l’avaient ravi aux hommes à la fleur de son âge et de sa fortune. Il leur semblait voir toujours ce visage et cette mine résolue avec laquelle il les menait au combat, assiégeait les villes, montait sur les murs et récompensait la valeur. Alors les Macédoniens se repentaient de lui avoir refusé les honneurs divins, et se confessaient ingrats et impies de l’avoir frustré d’un nom qui lui était dû. Enfin, après s’être longtemps arrêtés ou sur la vénération de se personne, ou dans les regrets de sa perte, toute leur compassion se tourna vers eux-mêmes. Ils considéraient qu’étant partis de la Macédoine ils se trouvaient au delà de l’Euphrate, sans chef, au milieu de leurs ennemis, qui souffraient mal volontiers une nouvelle domination ; que, le roi étant mort sans enfants légitimes et sans avoir nommé des successeurs, chacun tâcherait de tirer à soi les forces publiques ; et là dessus ils présageaient les guerres civiles qui suivirent depuis, qu’il leur faudrait encore verser du sang et rouvrir leurs vieilles cicatrices par de nouvelles blessures, non pas pour conquérir l’empire d’Asie, mais pour lui donner un roi ; et que ces vieillards qui venaient d’obtenir leur congé de leur prince légitime seraient contraints de sacrifier ce qui leur restait de vie pour établir la puissance peut-être de quelque misérable soldat.

Dans ces tristes pensées, la nuit survint, qui les rendit encore plus funestes. Les soldats la passèrent tous sous les armes, et les Babyloniens, montant sur les murs ou au faite de leurs maisons, regardaient ce qui se faisait ; mais, parce qu’on n’eût osé faire paraître de la clarté, ils prêtaient l’oreille au moindre bruit et prenaient souvent de fausses alarmes, plusieurs courant par les eues et s’entrechoquant sans se connaître, dans une continuelle défiance les uns des autres. Les Perses, selon leur coutume, avaient lait couper leurs cheveux et paraissaient en habits de deuil, avec leurs femmes et leurs enfants, ne considérant pas ce prince comme leur vainqueur et naguère leur ennemi, mais comme leur bon roi, qu’ils regrettaient d’un véritable regret. Aussi avouaient-ils que, depuis l’établissement de leur monarchie, ils n’avaient jamais eu de roi plus digne de leur commander.

Mais une si grande tristesse ne demeura pas renfermée dans les murs d’une ville ; elle passa incontinent aux contrées voisines, puis s’épandit par toute cette grande partie de l’Asie qui est en deçà de l’Euphrate.

La nouvelle en vint bientôt aussi à la mère de Darius, laquelle, de désespoir, déchira sa robe, en prit une de deuil, s’arracha les cheveux, se jeta par terre. Elle avait auprès d’elle une de ses petites-filles, encore tout éplorée de la mort d’Éphestion, son mari, et en qui la douleur publique réveillait le sentiment de la sienne particulière. Mais Sysigambis rassemblait en elle seule toutes les misères de sa maison ; elle déplorait sa condition ; elle déplorait celle de ces jeunes princesses, et le mal présent rappelait en elle la mémoire du passé. On eût dit que Darius ne venait que de mourir, et que cette misérable mère faisait les funérailles de ses deux fils à la fois. Elle pleurait les morts et les vivants tous ensemble. Qui aura soin, disait-elle, de mes filles ? Où trouverons-nous un autre Alexandre ? Elle ajoutait que tout de nouveau elles étaient captives, tout de nouveau elles perdaient le royaume, et qu’après avoir perdu Darius elles avaient trouvé qui les avait recueillies, mais qu’Alexandre mort elles ne trouveraient pas qui les voudrait regarder. Sur cela elle se ressouvenait qu’ayant eu quatre-vingts frères, ils avaient été tous égorgés en un jour par Ochus, le plus cruel des tyrans, et avec eux le père d’une si belle lignée ; que, de sept enfants qu’elle avait mis au monde, il ne lui en restait plus qu’un ; qu’à la vérité Darius avait fleuri quelque temps, mais que la fortune ne l’avait élevé que pour le précipiter. Enfin elle succomba à sa douleur, et, s’étant enveloppé la tête, et se détournant de ses petites-filles et de son petit-fils qui étaient à ses genoux, elle ne voulut plus voir le jour ni prendre de nourriture ; tellement qu’elle mourut cinq jours après qu’elle eut renoncé à la vie.

Cette scène pathétique à côté de la scène funèbre est trop admirable de composition historique pour la révoquer en doute. La Providence seule compose ainsi les drames humains. Quinte-Curce, qui la rapporte d’après Diodore de Sicile, est ici d’accord avec Clitarque, Ptolémée, et même avec les traditions historiques de la Perse, qui font pleurer la veuve de Darius sur la mort d’Alexandre, devenu son protecteur, son vengeur, son gendre et son fils. Les historiens remarquent tous avec raison combien c’était un véridique témoignage de la magnanimité d’Alexandre que ces regrets de Sysigambis. Quelle oraison funèbre pour un héros que les, larmes inconsolables de ses captives !

IX

Aussitôt que le bruit du dernier soupir de leur général et de leur roi se fut répandu dans Babylone, les soldats en tumulte se pressèrent aux portes du palais pour s’assurer par leurs propres yeux de la mort de celui qu’ils avaient cru jusque-là aussi immortel au milieu d’eux que son nom était déjà immortel dans leurs pensées. Perdiccas, gui avait reçu des mains d’Alexandre mourant son anneau comme signe du commandement général de l’armée et de l’empire, les harangua avec larmes, et, par une habile condescendance, voulut recevoir d’eux seuls l’autorité que lui avait légué le roi. Perdiccas, d’autant plus certain de la jalousie des autres généraux qu’ils avaient plus envié sa faveur auprès d’Alexandre, ne se dissimulait pas que l’armée se déchirerait avec l’empire et que vouloir but prétendre c’était tout perdre. Pour éluder les objections il proposa de couronner le fils de Barsine. Le bruit des boucliers des soldats frappés par leurs javelots, signe de mécontentement usité chez les Macédoniens, s’éleva comme un murmure d’airain contre cette proposition de Perdiccas. On le soupçonna de vouloir régner sous le nom d’une veuve et d’un enfant. Néarque osa braver ce murmure et soutenir avec le courage de la fidélité la motion de Perdiccas et les droits du sang d’Alexandre, mêlé heureusement pour la politique au sang de la famille royale des Perses.

Ptolémée, popularisé par tant d’exploits et de blessures dans la campagne de l’Inde, s’indigna hautement de ces discours. Il n’eut pas ale peine à faire rougir les compagnons d’Alexandre d’obéir à un enfant des Perses ; il flatta l’ambition de tous les chefs en demandant que le pouvoir réel, sérieux et militaire, fût exercé par un conseil des généraux délibérant sur les intérêts de l’armée et de l’Asie dans le palais du roi mort, autour de son trône vide, d’où son ombre semblerait régner encore par leur voix.

Méléagre, sans appuyer Ptolémée, injuria Perdiccas. C’est nous, s’écria-t-il, c’est l’armée qui sommes les seuls héritiers légitimes du héros qui a vaincu par nous ! Allons-nous saisir de l’héritage ! Courons-nous partager le trésor !

A ces mots, applaudis par quelques soldats avides, Méléagre, rompant les rangs, se précipitait déjà vers le palais, suivi par une multitude encore indécise, quand une voix inconnue sortant de la foule s’écria : A quoi bon recourir ainsi aux armes pour le choix d’un roi qui n’est pas encore né quand nous en avons un parmi nous ? Et il désigna celui auquel personne ne pensait, Arridée, fils de Philippe et frère d’Alexandre. — Arridée, Arridée ! s’écrièrent d’une voix unanime les soldats, fiers de trouver eux-mêmes un roi dont l’imbécillité leur promettait l’anarchie et la turbulence. Méléagre, par haine contre Perdiccas, feignit d’adopter d’enthousiasme le parti inspiré par les dieux, dont l’oracle venait de sortir de la foule. Il alla prendre Arridée et le conduisit au palais pour le couronner.

Ainsi la couronne d’un héros tombait, une heure après sa mort, sur la tête d’un idiot ; dérision de la fortune qui renverse si souvent dans la boue ce qu’elle a créé dans le sang !

X

Perdiccas, Léonnatus, Ptolémée, tous les généraux de la cavalerie, tous les chefs de la garde, tous les favoris d’Alexandre défendirent en vain quelque temps l’entrée du palais où reposait le corps du roi à la multitude conduite par Méléagre. Le nombre l’emporta ; les portes furent enfoncées. Perdiccas et les partisans de Roxane et de Barsine s’échappèrent par une porte de derrière, traversèrent l’Euphrate, sur le bord duquel était campée la cavalerie : Arridée, à l’instigation de Méléagre, envoya des satellites pour arrêter Perdiccas. Il se défendit avec intrépidité contre les sicaires de Méléagre, appela la noblesse et la cavalerie à son secours, rallia Léonnatus et forma camp contre camp.

Méléagre, abandonné par Arridée, trembla à son tour. Perdiccas, avec la partie de l’armée campée au delà de l’Euphrate, bloqua Babylone par terre et par eau et menaça la ville de disette. Le malheureux Arridée, cause involontaire de ces luttes, arracha en pleurant le diadème de son front et l’offrit, comme Alexandre, au plus digne.

Cette offre touchante d’abdication attendrit les deux armées. La réconciliation fut scellée par politique entre Méléagre et Perdiccas. L’autorité et l’empire furent partagés d’un commun accord dans une conférence à peu près semblable à celle d’Auguste, d’Antoine et de Lépide.

Perdiccas, ayant ramené l’armée à la ville, fit assembler tous les principaux, et, par leur avis, l’empire fut partagé de cette sorte. La souveraine puissance résidait en la personne du roi. Ptolémée fut fait satrape d’Égypte et de toutes les provinces d’Afrique qui étaient sous la juridiction des Égyptiens. On donna la Syrie et la Phénicie à Laomédon, la Cilicie à Philotas, et la Lycie, avec la Pamphylie et la grande Phrygie, à Antigonus. Léonnatus eut la petite Phrygie, avec toute la côte de l’Hellespont. La Cappadoce et la Paphlagonie échurent à Eumène, avec ordre de garder toute cette contrée jusqu’à Trapetunte, et de faire la guerre à Arbate, qui seul n’avait point voulu se soumettre à l’empire des Macédoniens. On établit Pithon gouverneur de la Médie ; Lysimachus, de la Thrace et des peuples du Pont contigus à cette province ; et l’on ordonna que ceux qui commandaient aux Indiens, Bactriens, Sogdiens, et autres nations qui habitent le long de l’Océan ou de la mer Rouge, demeureraient en leurs charges ; que Perdiccas se tiendrait auprès du roi, lieutenant général dans ses armées.

Ainsi fut démembré l’empire, en sorte que la plus extrême anarchie d’autorité succéda en cinq jours à la plus extrême concentration de puissance qui ait jamais gouverné le monde. Pour donner aux yeux des soldats et des Perses la sanction à ce partage, au publia qu’il avait été ainsi distribué dam un testament d’Alexandre, mais ce testament était une fiction d’État. Alexandre n’avait fait d’autre testament que ça mot d’aventurier : Au plus digne ! c’est-à-dire au plus fort !

XI

Ces précoces dissensions, ces combats, ces traités, ces partages avaient tellement agité, passionné, distrait les esprits, que le corps d’Alexandre, abandonné sur son lit de mort, était resté depuis sept jours sans que personne se fût inquiété de l’ensevelir ou de lui rendre les honneurs funèbres. La corruption, accélérée par la chaleur du climat de Babylone, semblait prête à enlever à l’armée jusqu’à ses dépouilles mortelles ; on recourut aux Chaldéens pour l’embaumer. Ils trouvèrent avec étonnement, disent les témoins, le corps aussi sain et aussi beau dans la mort que dans la vie. Après l’avoir immergé de parfums, ils l’assirent sur son trône, où le culte des Macédoniens et des Perses l’environna d’honneurs et de larmes.

Pendant ces honneurs fendus à ses reliques à Babylone, Antipater, informé de sa mort, s’emparait de la Macédoine et de la Grèce, faisait périr tous les parents d’Alexandre, et préparait des trônes à sa propre postérité.

Ô mon fils, s’écria Olympias fugitive en apprenant l’abandon du corps de son fils pendant tant de jours à Babylone, tu aspiras à être mis au rang des dieux ; c’était l’objet de tes plus ardents désirs ! Maintenant tu ne peux obtenir ce qu’on accorde à tous les hommes et à quoi ils ont un droit égal, un peu de terre et un tombeau !

Conformément aux dernières volontés d’Alexandre, son corps devait être transporté au temple de Jupiter-Ammon ; mais cette disposition fut changée par Ptolémée, qui sentait toute l’importance d’être en possession d’un pareil dépôt. Le devin Aristandre avait assuré l’armée macédonienne que les dieux lui avaient révélé qu’Alexandre ayant été, pendant sa vie et après sa mort, le plus heureux des rois qui eussent existé, la terre qui recevrait le corps où avait habité son âme serait parfaitement heureuse et n’aurait jamais à craindre d’être dévastée. Certes jamais prédiction n’a été plus démentie, mais elle était trop favorable aux vues de Ptolémée pour ne pas l’accréditer et chercher lui-même à la croire.

Rien n’a égalé la magnificence du char sur lequel fut transporté le corps d’Alexandre, raconte l’érudit Sainte-Croix. La description que nous en a conservée Diodore de Sicile paraît avoir été tirée de l’ouvrage d’Éphippus, d’Olynthe, sur la mort et les funérailles d’Éphestion et d’Alexandre. Hiéronyme fut chargé de la construction de ce char et de l’édifice qu’il portait. Diodore transcrit l’un et l’autre en ces termes : D’abord on fit sur la mesure du corps un cercueil d’or, battu au marteau, que l’on remplit à moitié d’aromates propres à conserver te corps. Au-dessus du cercueil il y avait une couverture aussi d’or, qui enveloppait exactement la partie supérieure ; plus haut on avait étendu un tapis de pourpre, broché en or, auprès duquel on avait posé les armes d’Alexandre, afin que toute la représentation eût rapport à ses actions passées. Ayant ensuite fait avancer le char, on y construisit une voûte d’or, ornée d’écailles formées de pierres précieuses. La largeur de la voûte était de huit coudées et sa longueur de douze. Au-dessous du toit et dans toute son étendue il y avait un trône d’or carré avec des tragélaphes (espèce d’animal fantastique, moitié cerf, moitié bouc) en relief, auxquels étaient suspendus des anneaux d’or de deux palæstes (mesure de quatre doigts), et ces anneaux portaient une couronne de pompe resplendissante et brillante de toutes les couleurs. Au haut du char on avait placé une fourche formée en réseaux et qui portait de grosses sonnettes pour avertir de l’approche du char. A chaque angle de la voue il y avait une Victoire d’or portant un trophée. Le péristyle qui précédait cette volte était d’or avec des chapiteaux ioniques, et au dedans on voyait un réseau d’or, de l’épaisseur d’un doigt, et quatre tableaux parallèles chargés de figures de la hauteur des murs.

Dans le premier tableau il y avait un char très bien travaillé, sur lequel était monté Alexandre, tenant un sceptre resplendissant. Autour de lui étaient une garde de Macédoniens avec leurs armes et une autre de Perses ; les premiers avaient le pas. Le second tableau représentait des éléphants équipés en guerre, portant sur le devant leurs Indiens, et sur le derrière des Macédoniens avec leurs armures ordinaires. Le troisième offrait des troupes de cavalerie qui imitaient les évolutions d’un combat ; et le quatrième, des vaisseaux en ordre de bataille. A l’entrée de la volte il y avait des lions d’or regardant les personnes qui entraient. Entre chaque couple de colonnes on avait placé une acanthe d’or qui serpentait insensiblement jusqu’aux chapiteaux. Au-dessus de la voûte et du milieu du toit s’étendait un tapis de Phénicie, exposé à l’air, surmonté d’une couronne eu forme de feuille d’olivier. Cette couronne ôtait très grande, et, quand elle était frappée des rayons du soleil, elle produisait un éclat vif et tremblotant, en sorte que de loin on croyait en voir partir des éclairs.

Le train sur lequel cet édifice était posé avait deux essieux et quatre roues persiques ; les moyeux et les raies étaient dorés, et la partie qui portait à terre était de fer. L’extrémité des essieux était d’or et représentait une tète de lion portant entre ses dents une sybène ; de plus, tout le char était suspendu 4vec un artifice si merveilleux que, tenant tout entier à un seul point comme à son centre d’équilibre, il n’y avait point d’inégalité de terrain qui put lui faire perdre le niveau. Il y avait quatre timons, à chacun desquels étaient attachés quatre jougs l’un derrière l’autre, et à chaque joug étaient attelés quatre mulets. On avait choisi les plus forts et les plus grands ; chacun d’eux avait sur la tète une couronne dorée, à gauche et à droite de la mâchoire une sonnette d’or, et au cou un collier chargé de différentes pierres précieuses.

La construction de ce char funèbre dura deux ans ; après quoi Arridée, presque abandonné à lui-même à Babylone par la dispersion des généraux, conduisit le cortége de son frère au temple d’Ammon en Égypte. Perdiccas seul accompagnait avec son corps d’armée Arridée et ce qu’on appelait les rois, c’est-à-dire le frère et les deux fils d’Alexandre, nés de Roxane et de Barsine, dont Arridée était le tuteur, hélas ! impuissant.

Perdiccas déconseillait à Arridée de confier sa famille et lui-même à Ptolémée, maître alors de la route de Syrie : Arridée, par obéissance aux dernières volontés de son frère, éluda ces sages conseils ; il livra dans Damas le corps d’Alexandre à Ptolémée. Ce général s’empara du cortége et conduisit les jeunes rois, ainsi que Perdiccas, en Égypte.

Perdiccas ne tarda pas à y périr, sous, les armes de ses propres soldats, dans une sédition.

Arridée et les jeunes rois, avec leurs mères Roxane et Barsine, furent renvoyés en Macédoine à la merci d’Antipater, intéressé à leur mort.

Ptolémée devenu maître de l’Égypte ramena le char funèbre de Memphis à Alexandrie. C’est dans cette ville que le corps de son fondateur Alexandre fat enfin enseveli dans un cercueil d’or, au lieu appelé Sema, c’est-à-dire le grand sépulcre.

Quelques années après, un autre Ptolémée, venu de Syrie pour disputer le trône d’Égypte à son parent, enleva le cercueil au grand sépulcre et tenta de le transporter en Syrie ; mais, poursuivi dans sa retraite, il fut obligé d’abandonner la glorieuse relique dans le sable du désert, d’où elle fut ramenée à Alexandrie. Le cercueil d’or avait disparu ;’il fut remplacé par un cercueil de verre ou de cristal, à travers lequel Jules César contempla les restes embaumés qui avaient été Alexandre. On dit que descendu dans ce sépulcre il soupira tristement, soit à la pensée du néant de la grandeur, soit par l’envie désespérée de pouvoir jamais égaler une telle mémoire.

Auguste à son tour, étant à Alexandrie après Actium, voulut contempler le corps d’Alexandre ; il le fit extraire du cercueil de verre, posa la couronne du monde sur sa tète et l’aspergea de fleurs qu’il aurait voulu être immortelles. Après l’empereur Sévère, qui fit sceller le caveau et qui y fit enfermer les livres mystérieux de l’antique Égypte, on ignore le sort de ce grand cercueil.

Peut-être, dit le savant Sainte-Croix, fut-il démoli, et le corps qu’il renfermait mis en pièces et pulvérisé dans une de ces émeutes auxquelles le peuple d’Alexandrie se portait si fréquemment et avec tant de fureur. D’ailleurs les chrétiens n’auront pas laissé subsister un pareil monument, situé au centre du quartier du Bruchium, où ils venaient de changer en église le temple de Bacchus, et lorsque le Sérapéon et les autres édifices de ce genre eurent été démolis. Aussi saint Jean Chrysostome, qui vivait alors, parle du tombeau d’Alexandre comme ignoré de tout le monde, c’est-à-dire comme n’existant plus, à la fin du quatrième siècle.

Cependant le paganisme n’était pas éteint, et le héros de Macédoine jouissait encore des honneurs de l’apothéose. Après sa mort on lui avait consacré des jeux publics, des bois sacrés et des temples. Les peuples de l’Orient et de l’Occident l’avaient regardé comme un dieu et il eut dés autels à Rome, dans le palais même des empereurs. Il n’y eut pas jusqu’aux femmes qui ne lui décernassent une espèce de culte en portant à la tête et aux pieds son effigie, comme un phylactère. Ce cuite se perpétua jusqu’au sixième siècle dans tout l’Orient. Il ne fut donné qu’au christianisme et à l’islamisme d’abolir cette superstition de la crédulité féminine ; mais, celle de sa gloire durera autant que l’homme.

XII

De toutes les gloires du héros de la guerre celle-là en effet est la plus éblouissante ; mais, par un rare privilège du caractère d’Alexandre, cette gloire est en même temps la plus sympathique au cœur humain. Pourquoi ? parce qu’elle fut sans crime, parce qu’elle fut honnête, parce que chez le héros de l’Asie le génie ne pervertit jamais la conscience et n’endurcit jamais le cœur. Il n’y a rien de froid dans le rayon qui sort à jamais du nom d’Alexandre ; sa gloire n’illumine pas seulement, elle échauffe et quelquefois elle attendrit. On ne sent pas seulement un calcul dans cette tête, on sent un cœur dans cette poitrine. Il aima, il compatit, il combattit pour une cause plus haute que lui, il releva le vaincu, il pleura ses ennemis, il se repentit d’un mouvement de colère dans l’ivresse, il voulut mourir pour expier un geste mortel de sa main ; il respecta sa propre mère jusqu’à lui livrer sa politique en Macédoine plutôt que de la gourmander avec l’autorité d’un roi ; il honora la mère de Darius jusqu’à se faire pleurer par cette captive comme elle aurait pleuré son propre fils ; il déplora la perte d’Éphestion, son ami, plus qu’il n’aurait déploré la perte d’un empire ; enfin il ne voulut que désarmer l’Asie pour l’empêcher d’asservir l’Europe, et, aussitôt que l’Asie fut désarmée, il ne désira plus que d’être adoré d’elle.

César eut peut-être autant de génie, mais ce génie pervers ne fut employé qu’à corrompre sa patrie pour la séduire et à emprunter à la faveur du peuple les moyens de l’asservir. Il eut des amis, mais tous ses amis furent des complices. La servitude générale fut le legs le plus sûr qu’il laissa dans son testament au peuple romain. Ses libéralités posthumes furent encore des poisons. C’était peu ; il empoisonna de sa gloire l’histoire corruptrice de l’esprit humain : on crut se faire tout pardonner en s’appelant César.

Napoléon eut autant d’ambition et remua autant d’hommes qu’Alexandre ; mais cette ambition, fondée sur le renversement par l’armée du gouvernement qui lui avait confié l’armée, n’eut pas l’innocence de celle du Macédonien, à qui la Grèce confédérée avait confié son salut et sa vengeance contre les Perses. De plus il fut sans scrupule pour la cause de ses guerres, sans pitié pour le vaincu, sans hésitation sur le choix des moyens. On exalte ce guerrier comme guerrier, on ne peut ni l’estimer ni l’aimer comme homme. Son génie est dans la tète et dans le bras, celui d’Alexandre est dans l’Ame, aussi grand peut-être, moins homme.

Quant aux résultats de ces trois grandes existences héroïques sur les destinées de l’humanité après leur mort, la Providence divine seule a le secret de ses desseins, aussi vastes que l’univers, aussi longs que l’éternité. Le regard de l’historien se trouble et se perd dans les innombrables conséquences directes ou indirectes, rapprochées ou lointaines, qui naissent, renaissent et se perpétuent à perte de vue de tels événements historiques. On suivrait plutôt jusqu’aux rivages les cercles répercutés de vague en vague du sillage d’un vaisseau qui fend l’immensité de l’Océan. Celui-là seul qui pèse l’Océan, qui le mesure ; qui compte les grains de sable déplacés par, ce sillage sur les plages, pourrait dire ce que ce navire ou cet esquif produira de déplacement de poids dans l’univers. L’homme sait le nom du pilote. Voilà tout.

Cependant, malgré le démembrement presque immédiat de l’empire d’Alexandre avant que son corps fut refroidi dans Babylone et malgré l’extinction de sa propre postérité en Macédoine, le résultat de l’héroïsme d’Alexandre pour sa patrie ne fut ni la servitude de l’Italie comme après la mort de César, ni la double invasion de la France comme après les défaites de Napoléon. Alexandre lui-même fut arrêté sans doute dans ses conquêtes, non par le poignard d’un assassin, comme César, non par l’épée du monde, comme Napoléon, mais par la main de Dieu, qui seule abrégea ses années. Cependant Alexandre périt, mais sa patrie ne périt pas avec lui. La Grèce, l’Égypte, la Syrie, l’Asie Mineure, à jamais délivrées de la menace et de la conquête des Perses, se répandirent, comme un fleuve dont la digue est renversée, dans tout l’Orient colonisé par Alexandre. De l’Euphrate au Nil, du Nil à la ruer Noire, du Caucase au Liban, de la Scythie à l’Ionie, le monde grec prit la place du monde persique. Fut-ce un bien ? fut-ce un mal pour la civilisation morale du genre humain ? Nous l’ignorerons toujours, mais ce fut un fait, le grand fait d’Alexandre. Il fit prévaloir pour toujours l’Europe sur l’Asie. Il fut le Charlemagne de l’Orient. Son cercueil d’or ou de verre ne fut qu’un cercueil sans doute, mais ce cercueil fut la borne que l’Asie ne repassa jamais, jusqu’à l’hégire de Mahomet, qui déplaça au nom du Dieu unique cette borne entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, et qui la reporta d’un côté jusqu’au Danube, de l’autre jusqu’à l’Atlas.

Mais Mahomet était plus qu’un conquérant, c’était un réformateur armé. Ce qui manqua à Alexandre, ce fut de porter à l’Asie une religion plus pure et plus lumineuse que les rêves de l’Olympe, qui ne valaient pas les rêves des mages ou les mystères pleins de divinité de l’Inde. Le verbe est plus fort que l’épée.

 

FIN DE L’OUVRAGE