VIE D’ALEXANDRE LE GRAND

 

LIVRE VIII.

 

 

I

De toutes les expéditions d’Alexandre, la plus, obscure géographiquement, la moins motivée politiquement, et la plus fabuleuse historiquement, est son expédition de l’Inde. Les distances prodigieuses entre la Macédoine, l’Indus et le Gange, les marches innombrables, les montagnes, les fleuves, les déserts à traverser, les vivres et les bagages nécessaires à une armée de cent vingt mille combattants et de vingt-cinq mille chevaux, à nourrir, à armer, à guérir de leurs blessures ou de leurs maladies en route, l’impossibilité pour nous modernes de comprendre comment ces contrées aujourd’hui presque nues et dépeuplées de l’Afghanistan, du Béloutchistan et des pays interposés par la nature entre la Perse et l’Inde, pouvaient livrer passage, et nourriture, et breuvage, à cette caravane armée d’au moins trois cent mille hommes, qui, avec les esclaves, les conducteurs de chameaux, les porteurs de bagages, composaient la masse ambulante dont Alexandre était précédé ou suivi, toutes ces considérations font reculer l’imagination devant la grandeur et les périls de l’entreprise.

On admet à peine de nos jours qu’une armée de vingt mille Russes, ces Scythes transformés en Grecs par la civilisation, puisse aller parterre attaquer la puissance britannique dans l’Inde. Les premiers essais tentés en nombre bien inférieur par les Russes ont complètement échoué. Il fallait le génie presque surhumain d’Alexandre pour imaginer une telle expédition, et il faut le témoignage irrécusable de l’histoire pour que cette expédition ne soit pas reléguée par les hommes d’aujourd’hui au nombre des exploits imaginaires des Thésée, des Dionysius ou des Bacchus indiens. II faut de plus que le monde géographique ait changé, et que ces solitudes meurtrières entre la Scythie, la Tartarie, la Perse et l’Inde, aient été, à l’époque des Cyrus et des, Alexandre, des terres nourricières de villes, d’hommes et de troupeaux disparus.

Quant aux motifs qui décidèrent le conquérant macédonien, déjà parvenu à la tranquille possession de l’Europe et de l’Asie connue, à tenter une aventure héroïque de cette proportion, l’histoire réfléchie n’en peut raisonnablement admettre que trois :

Une inextinguible soif de ce que les hommes appellent gloire, c’est-à-dire bruit d’un nom prolongé à travers la postérité ;

La nécessité d’occuper son armée déjà travaillée par les factions militaires qui naissaient de l’oisiveté en Perse, et le désir de flatter l’orgueil des Perses eux-mêmes par des victoires sur les Indiens, qui leur avaient toujours résisté jusque-là et qui les avaient souvent menacés ;

Enfin, faut-il le dire ? le pillage en grand de ces contrées presque inconnues, dont les richesses fabuleuses éblouissaient et alléchaient l’imagination des Macédoniens, des Grecs, des Scythes et des Perses. Si ce dernier motif, ce brigandage de trois cent mille bras, ne fut pas le principal mobile d’Alexandre dans l’expédition des Indes, il en fut au moins le moyen dans son armée ; ses compagnons ne purent être entraînés à le suivre au delà des limites du monde connu que par l’éblouissement de l’or et des pierres précieuses qui les fascinait et les entraînait au delà de l’Indus.

Triste analyse du cœur humain où, si une noble passion, celle de la gloire et celle de la politique, apparaît comme le mobile du chef, une ignoble passion’, celle du pillage, apparaît avec une honteuse évidence dans ses lieutenants et dans ses soldats. C’est par l’ambition de l’autorité politique dans Rome que César entraîna ses légionnaires, dans les Gaules, dans l’Italie, clans l’Espagne, dans l’Afrique, et qu’il allait les entraîner en Asie contre les Parthes quand il mourut, déjà assouvi des fruits de son crime. C’est par l’ambition des grades militaires que Napoléon entraîna ses vétérans en Espagne et à Moscou. C’est par l’éblouissement des dépouilles de l’Inde qu’Alexandre entraîna ses Macédoniens, ses Grecs et ses Perses au delà du Gange. Ainsi que nous l’avons remarqué nous-même et ainsi que le remarque judicieusement le seul Voltaire, jusqu’en Perse la guerre d’Alexandre était une guerre nationale et juste pour la Grèce, dont il était généralissime ; aux Indes, cette guerre devenait illégitime et personnelle. Il n’avait été au Granique, à Issus, à Arbelles, que héros ; aux Indes et sur le Gange il n’était plus qu’un conquérant. Mais quel conquérant ! un conquérant comme Napoléon à Moscou et à Madrid, qui ne pouvait pas mèche posséder sa conquête, c’est-à-dire un héroïque spoliateur d’empire.

Le mobile des soldats d’Alexandre ici était donc plus dépravé encore que le mobile des soldats de César ou que le mobile des armées de Napoléon. Ce n’était plus la guerre pour l’ambition, ce n’était plus la guerre pour les grades ; c’était la guerre pour l’or, comme celle des Espagnols en Amérique ou comme celle des Anglais aux Indes. Qu’est-ce, si ce n’est le meurtre pour la dépouille du vaincu ? Faut-il donc rougir pour l’espèce humaine même en écrivant l’histoire de ses héros ?

II

Arrien est l’historien qui raconte le mieux, quoique avec une brièveté militaire, d’après Ptolémée, un des généraux les plus initiés aux vues de son maître, les événements de la marche vers l’Indus. Ce n’était plus l’armée de trente mille Macédoniens, Thraces ou Grecs, qui avait passé l’Hellespont à Abydos ; c’était, selon Ptolémée, une armée de cent vingt-cinq mille hommes, dont vingt mille de cavalerie. Les Perses, sous leurs satrapes ralliés à Alexandre, enformaient la plus grande partie. Les Macédoniens n’y comptaient que pour quinze mille, les Grecs pour cinq mille ; mais les Perses, fiers de combattre sous le chef réputé divin et invincible que la victoire leur avait donné et que la politique avait naturalisé, rivalisaient avec les Macédoniens de courage, de tactique et de dévouement à leur nouveau roi. Ils se glorifiaient d’avance de rapporter à leur patrie, longtemps impuissante contre les Indiens, un surcroît d’empire qui honorerait du moins leur asservissement à un étranger.

Le plus difficile pour Alexandre n’était pas de conquérir les Indes, c’était d’y aller et d’en revenir. On voit dans Arrien comme dans Quinte-Curce que, dès les premières marches de l’armée vers la Bactriane, les Scythes, les Parthes, les montagnards de la Médie, les peuplades mal soumises des bords de la mer Caspienne et de l’Hyrcanie s’émurent, s’armèrent pour recouvrer leur indépendance, et se disposèrent les unes à disputer la route à Alexandre, les autres à refluer sur la Perse après qu’il aurait passé, convaincues sans doute qu’il ne reviendrait jamais d’une expédition si aventureuse. Le changement de noms qui a suivi les changements de peuples et de langues dans ces provinces limitrophes de l’Inde et de la Perse depuis ces événements rend aujourd’hui inintelligible et par conséquent oiseux le récit circonstancié de ces marches et de ces contremarches dans Arrien et dans Quinte-Curce. Comment s’intéresser à ce qu’on a cessé de comprendre ? Nous nous bornerons donc à analyser rapidement, sur la foi de Ptolémée et d’Arrien, les manœuvres et les combats de l’armée jusqu’à l’Indus.

III

Les idées que les Macédoniens et les Grecs de l’armée se forgeaient de la religion, des mœurs et du gouvernement de l’Inde, n’étaient pas de nature à leur inspirer le moindre doute sur le succès de leur campagne. Les Grecs regardaient alors comme des barbares amollis et idolâtres ces héros et cm brahmes indiens qui avaient conquis, civilisé et éclairé le vieux monde oriental des plus pures lueurs de la philosophie, de la religion et des arts. Le tableau qu’en fait Quinte-Curce montre dans quelle ignorance les peuples de l’Occident étaient entretenus sur la civilisation indienne.

Le roi, dit-il, devant qui on porte des encensoirs d’argent pour parfumer les chemins où il passe, marche couché dans une litière d’or, garnie de perles qui pendent de tous côtés, et vêtu d’une robe de lin brochée d’or et de pourpre. Sa litière est suivie de ses gendarmes et de ses gardes, dont plusieurs portent des branches d’arbres pleines d’oiseaux, qu’ils ont appris à chanter toutes sortes de ramages pour le divertir dans ses plus grandes affaires. Son palais est enrichi de colonnes dorées où rampe tout du long une vigne d’or, avec des figures d’oiseaux faites d’argent, n’y ayant rien qui leur donne plaisir comme leurs oiseaux bigarrés de diverses couleurs, La maison du roi est ouverte à tous venants, et pendant qu’on le peigne il donne audience aux ambassadeurs et rend justice à ses peuples. Après qu’on lui a ôté ses sandales il se fait oindre les pieds de précieuses odeurs. Le plus grand exercice qu’il fasse est de tuer à coups de flèche quelques bêtes dans un parc,’au milieu de ses concubines, qui chantent cependant et font des vœux afin que la chasse soit heureuse. Leurs flèches ont deux coudées de long, et se tirent avec beaucoup d’effort et peu d’effet, parce que, n’ayant de force qu’en leur légèreté, leur pesanteur les rend inutiles. Quand il ne va pas loin, il monte à cheval ; mais en un long voyage il se fait traîner par des éléphants sur un char, et ces grands corps sont tout bardés ou caparaçonnés d’or ; et, afin que rien ne manque à ces déréglementa, il se fait suivre en des litières d’or par une longue troupe de courtisanes. Ce train est séparé de celui de la reine ; mais il ne lui cède point en pompe ni en équipage. Ce sont les femmes qui apprêtent à manger au roi et qui lui versent du vin, dont tous les Indiens boivent excessivement ; et, quand il en a trop pris et qu’il est endormi, ses concubines l’emportent en sa chambre, invoquant les dieux de la nuit avec des hymnes, à la façon du pays.

Mais qui croirait que, parmi tant de vices, on fit quelque état de la philosophie ? Et toutefois il s’y trouve une espèce de gens hideux et farouches, qu’ils appellent sages, qui font gloire de prévenir la mort et se font brûler tout vifs. Ils tiennent qu’il y a de la honte à l’attendre dans un âge caduc ou dans l’incommodité des maladies. Aussi ne rendent-ils aucun honneur aux personnes qui ne meurent que de vieillesse, et pensent souiller le feu de leur bûcher s’il ne les reçoit en vie. Ceux qui vivent dans les villes et dans la société publique observent le mouvement des astres et prédisent l’avenir ; mais ils croient que dans l’âge mûr personne ne se donne la mort que pour n’avoir pas le courage de l’attendre.

Au reste, ils se forment des divinités à leur fantaisie, et adorent principalement les arbres, qu’il leur est défendu de violer, sous peine de la vie.

On voit, par cette peinture où le mensonge et la vérité se confondaient aux yeux des Grecs, que les barbares adorateurs de Jupiter et de Vénus appelaient barbares et idolâtres les premiers adorateurs du Dieu unique et immatériel, et qu’ils prenaient les mystiques symboles du peuple pour les divinités des brahmes. On voit qu’ils attribuaient aux arbres l’inviolabilité que la religion de ces brahmes imposait pour les animaux. On voit qu’ils connaissaient confusément l’existence et les mortifications des fakirs ou pénitents de l’Inde se martyrisant eux-mêmes pour satisfaire à la justice divine. On voit enfin qu’ils s’étonnaient naïvement des dogmes et des philosophies surhumaines d’un peuple qu’on leur représentait comme une horde de sauvages, et qui cependant professait une sagesse surhumaine, démenti merveilleux à tant de préjugés populaires. Les fausses idées que les peuples conçoivent les uns sur les autres sont une des curiosités de l’histoire, et ces préventions ne sont pas moins communes de nos jours que du temps d’Alexandre et de Quinte-Curce.

La science aujourd’hui n’a rien à apprendre sur les philosophies, les religions, les constitutions sociales de l’Inde antique, révélées aux savants par la langue sacrée du sanscrit. Ces peuples, déjà moralement civilisés et sanctifiés selon leurs mœurs par trois grandes réformes religieuses à l’époque d’Alexandre, étaient bien supérieurs en civilisation religieuse et morale à l’Occident.

Leur constitution, à la fois patriarcale, théocratique et monarchique, avait une mystérieuse analogie avec celle de l’Égypte, qui avait découlé de celle de l’Inde et qui avait laissé filtrer quelques-unes de ses vérités en Grèce. C’était le peuple philosophe, mystique et saint par excellence. Son seul vice national était le fanatisme, excès de la sainteté. Il avait porté jusqu’à l’inviolabilité de la vie des animaux son respect pour la création et sa charité pour la nature vivante. Sa divine douceur en avait fait le peuple le plus docile à ses prêtres et à ses rois.

Quant à sa constitution politique à l’époque de l’expédition d’Alexandre, l’Inde parait avoir été ce qu’elle était du temps de Timour ou de Gengis, ce qu’elle était encore de nos jours à l’époque de l’invasion anglaise, une confédération de grandes et de moyennes puissances sous des princes héréditaires, divisées de frontières, de noms et de rois, confondue de race et de culte, immensément peuplée, prodigieusement fertile, merveilleusement artiste, peu guerrière, riche de cent ou de deux cents millions d’hommes laborieux, pieux, inoffensifs, dans un climat délicieux, invitant tour à tour à les conquérir ou à les piller les Chinois, les Tartares, les Perses, les Macédoniens, les Ottomans et les Anglais, ancêtres du monde dépouillés par leur postérité.

Telles étaient les Indes à l’époque de l’expédition d’Alexandre, autant qu’on peut le conjecturer d’après les annales originales de ces peuples, à peine déchiffrées de nos jours par les explorateurs de sa langue sacrée, le sanscrit. Telles elles sont encore aujourd’hui ; c’est la contrée de la terre où les choses ont le moins changé depuis vingt-trois siècles, excepté les envahisseurs et les tyrans.

IV

Les peuples des bords de l’Oxus, en voyant partir Alexandre, se révoltèrent contre les satrapes qu’il leur avait donnés pour les gouverner. A ces mouvements sur son flanc gauche Alexandre fit exactement ce qu’il avait fait en Ionie, en Cilicie, en Syrie, à Tyr ; il ne craignit pas de perdre du temps pour assurer par la soumission complète les pays qu’il allait laisser derrière lui. La prudence et la témérité se contrebalançaient toujours dans ses plans : ce fut le secret de ses victoires ; il n’eut point ces retours désastreux que la témérité sans prudence de Napoléon rencontre tantôt sur la Bérézina, l’Èbre et sur le Rhin, après Moscou, Dresde et Leipzick. Plus jeune aussi que Napoléon, Alexandre avait devant lui des années à la prévoyance.

Le récit de ces campagnes secondaires et accidentelles d’Alexandre contre les révoltés de la Sogdiane n’a d’intérêt aujourd’hui que pour les érudits de tactique. La postérité, à la distance où nous sommes, ne voit que les grandes lignes d’une expédition. Ce qui frappe ici, c’est l’infatigable activité du héros, qui se transporte de sa personne sur tous les points menacés et qui joue sa vie contre chaque rocher fortifié des barbares, tandis que ses généraux restent avec la masse de l’armée.

Alexandre, dit Arrien, marche de nouveau vers l’Oxus, contre les Sogdiens retirés dans leurs places fortes, après avoir refusé d’obéir au satrape qu’il leur avait donné. Il campe aux bords du fleuve. On vit, dit-on, sourdre, près de la tente -d’Alexandre, deux fontaines, l’une d’eau vive et l’autre d’huile. Ptolémée, averti le premier de ce prodige, en instruit Alexandre., qui sacrifie, après avoir consulté les devins. Aristandre lui prédit de grands travaux et la victoire.

Il pousse vers les Sogdiens avec une partie de l’armée, après avoir laissé Polysperchon, Attalus, Gorgias et Méléagre, avec une partie de ses troupes, dans la Bactriane, pour prévenir les troubles, contenir les barbares et combattre les révoltés. Il divise son armée en cinq corps : le premier, sous la Conduite d’Éphestion ; le second, sous Ptolémée ; le troisième, sous Perdiccas ; le quatrième, sous Cœnus et Artabaze ; et, dirigeant lui-même le cinquième, il s’avance vers Maracande. Les autres se portèrent de différents côtés, et, faisant le siège des places, contraignirent les révoltés à se rendre de force ou de composition. Ces différents corps, après avoir parcouru la Sogdiane, se réunissent sous les murs de Maracande. Éphestion est chargé de conduire des colonies dans les villes de la Sogdiane ; Cœnus et Artabaze marchent vers les Scythes, chez lesquels Spitamène s’était réfugié.

Alexandre, avec le reste de l’armée, entre dans la Sogdiane, dont il soumet facilement les villes occupées par les, barbares révoltés.

Après cette compression des provinces da Nord, l’armée hiverne à Nautaque. Le roi profite de ce repos forcé pour réorganiser plus solidement la Perse.

Pendant que l’armée se repose en quartier, d’hiver à Nautaque, Alexandre envoie Phratapherne chez les Mardes et les Topiriens chercher le satrape Phradatès, qui ne s’était point rendu aux ordres réitérés du prince. Stasanor va commander les troupes laissées chez les Drangues ; Atropate succède, en Médie, à Exodate, dont Alexandre soupçonnait la fidélité ; Stainénès remplace, à Babylone, Mazée, dont on apprend la mort ; Sopolis, Épocillus et Ménædas courent en Macédoine faire des recrues.

Les affaires de la Sogdiane terminées, Alexandre marche vers les Parétaques, où les Choriens et les principaux du pays s’étaient réfugiés dans un poste également imprenable ; on l’appelle la roche de Choriène ; elle a de hauteur vingt stades, et de circuit soixante. Escarpée de toutes parts, on n’y monte que par un sentier étroit et difficile, où peut à peine passer un seul homme ; des précipices l’entourent, et avant d’arriver aux pieds de la place il faut en combler la profondeur. Alexandre n’est que plus animé à son entreprise ; rien ne parait impossible à son courage et à sa fortune. Des sapins abondaient aux environs, il les fait abattre ; on en forme des échelles pour descendre dans ces abîmes inaccessibles à tout autre moyen.

Alexandre présidait à l’ouvrage, pendant le jour, à la tête de la moitié de l’armée ; il était releva la nuit, tour à tour, par Perdiccas, Léonnatus et Ptolémée, sous les ordres desquels il avait divisé le reste de l’armée en trois corps. La difficulté du terrain, celle de l’entreprise, ne permettaient pas d’avancer à plus de vingt coudées le jour et un peu moins la nuit. Sur les flancs de l’abîme on enfonçait avec effort des crampons à la distance nécessaire pour soutenir la charge ; on y attacha des claies ou des fascines qui, fortement liées entre elles, semblaient présenter un pont ; on les couvrit de terre au niveau du bord, pour arriver de plain-pied jusqu’à la place.

Les barbares avaient commencé par rire de ces efforts, qu’ils croyaient inutiles ; mais, lorsqu’ils se virent incommodés par les traits, tandis qu’ils ne pouvaient des hauteurs atteindre les Macédoniens à couvert sous leurs travaux, Choriène, effrayé, envoie un héraut à Alexandre et demande à conférer avec Oxyarte. Celui-ci lui conseille de se soumettre à ce conquérant que nul obstacle ne peut arrêter, et de la bonté duquel il peut tout attendre s’il se rend à lui, que lui-même en était un exemple. Choriène, persuadé parce discours, vient trouver le roi avec quelques-uns des siens. Alexandre l’accueille avec bienveillance, le retient auprès de lui, renvoie une partie de ceux qui l’avaient accompagné pour faire rendre la place ; on en prend aussitôt possession.

Alexandre, suivi de cinq cents hypaspistes, y monte pour la reconnaître, et, loin d’être offensé de la résistance de Choriène, il lui rend le gouvernement de la citadelle et de tous les lieux sur lesquels il s’étendait. L’armée, qui avait déjà souffert des rigueurs de la saison et du siège, vint alors à manquer de vivres. Choriène s’engagea à lui en fournir pendant deux mois ; et, faisant ouvrir ses magasins, il distribua aux soldats, du blé, du vin et des salaisons. Ces objets fournis dans le terme convenu, il protesta qu’il n’avait point épuisé la dixième partie des provisions qu’il avait amassées pour le siège. Alexandre lui marqua de nouveaux égards, convaincu qu’il s’était rendu plutôt de bonne grâce que par force.

V

Ces commentaires de Ptolémée, compulsés par Arrien, auraient la lumière de ceux de César si l’intelligence des lieux et des peuples se joignait, comme dans César, où bref récit des événements ; mais il n’en est point ainsi : on marche en aveugle, en tâtonnant, sur la route de l’Inde. On voit seulement que la marche et le retour consomment plus de quatre années de la vie et de la fortune des Macédoniens.

Rentré à Bactres aux premiers jours du printemps, Alexandre envoie Éphestion et Cratère, ses deux lieutenants les plus sûrs, avec Ptolémée, réprimer de nouvelles émotions de peupler sur sa gauche. Après le retour de ces généraux il reprend sa route. Un grand roi des contrées qui sont entre l’Indult et la Bactriane, nommé Taxile par les Grecs, nom évidemment altéré, est intimidé par la continuité et l’universalité des succès du conquérant. Il prend le parti de s’allier à la victoire. Alexandre, selon son habitude, ne cherche pas à vaincre là où il peut dominer. Il laisse, à Taxile son royaume, le reçoit dans son camp, se fortifie de son alliance, lui promet des agrandissements de territoire pour sa part des conquêtes communes, et marche ainsi en deux corps vers l’Indus.

Alexandre partage son armée et abandonne à Éphestion et à Perdiccas le commandement d’une partie, composée des troupes de Gorgias, de Clitus, de Méléagre, de la moitié (les hétaires à cheval et de la totalité des troupes stipendiaires, avec ordre de marcher dans la Peucélatide vers l’Indus, d’y soumettre toutes les villes de force ou par composition, et, une fois arrivés aux bords du fleuve, d’y faire tous les préparatifs pour en faciliter le passage. Ils sont accompagnés de Taxile et des autres Anactes. Les ordres d’Alexandre sont exécutés.

Ptolémée et Cœnus, deux autres lieutenants plus rapprochée de lui, soumettent dans de rudes combats les peuples indomptés qui tentent de lui fermer le passage des montagnes vers l’Indus.

La forteresse d’Aorne, ainsi nommée par les Grecs, qui seule avait résisté à l’Hercule égyptien, conquérant des Indes, refuse de s’ouvrir devant lui. Le rocher presque perpendiculaire qui la porte à six lieues de circonférence, quinze cents pas d’élévation. Alexandre s’y obstine comme à Tyr, pour accomplir ce qui a fait reculer un demi-dieu et surtout pour ne pas laisser ce péril à son retour, en cas de revers. Aorne est emportée après un siége de plusieurs semaines. Alexandre remonte, parallèlement au cours de l’Indus, les vallées étroites des barbares, qui s’enfoncent dans l’intérieur de l’Inde. Puis, découvrant enfin ce fleuve bien au-dessus de ses embouchures dans la mer, il fait abattre les forêts qui le bordent, construire deux radeaux, et s’y embarque avec l’armée pour le redescendre, sans fatigue, jusqu’au point qu’Éphestion et Perdiccas ont choisi d’avance pour opérer le passage.

Alexandre, arrivé aux bords de l’Indus, trouve le pont dressé par Éphestion, plusieurs petits bâtiments et deux triacontères, des présents de Taxile, deux cents talents d’argent, trois mille bœufs, dix mille moutons, trente éléphants. Taxile y joint sept cents hommes de cavalerie indienne auxiliaire, et lui fait remettre les clefs de la capitale, située entre l’Indus et l’Hydaspe.

Alexandre sacrifie aux dieux, fait célébrer des jeux gymniques et équestres : les augures sont favorables.

Voilà le récit abrégé de Ptolémée jusqu’à l’Indus ; voilà la géographie antique de ce fleuve, et les idées que, selon ce général d’Alexandre, l’armée se faisait des Indiens.

L’Indus est le plus grand des fleuves de l’Europe et de l’Asie, à l’exception du Gange ; ses sources tombent du Paropamise, qui termine la chaîne du Caucase à l’orient ; il se décharge au midi dans l’Erythrée par deux embouchures marécageuses, ainsi que celles de l’Ister, et qui présentent, comme le Nil, la forme d’un triangle, que les Grecs appellent Delta et les indiens Pattala. Voilà ce que j’ai pu recueillir de plus certain sur l’Indus. On voit aux Indes d’autres fleuves, l’Hydaspe, l’Acésinès, l’Hydracès, l’Hyphase, qui par leur étendue considérable sont à tous les fleuves de l’Asie ce que l’Indus est à eux, ce que le Gange est à l’Indus.

Ctésias, si cet auteur a quelque poids, détermine la moindre largeur de l’Indus à quarante stades, la plus grande à cent, et la moyenne à soixante-dix.

Alexandre passa le fleuve au point du jour avec toute son armée.

Je ne traiterai point ici de l’Inde, de ses lois, de ses productions, des animaux extraordinaires qu’elle nourrit, des poissons monstrueux qu’on trouve dans ses fleuves. Quant à ces fourmis qui font de l’or, à ces griffons qui le gardent, ces contes appartiennent à la fable et non à l’histoire, et les auteurs en sont d’autant plus prodigues qu’il semble difficile de les convaincre de fausseté.

VI

Aristobule et Ptolémée, témoins du passage du fleuve, font entendre qu’il fut passé sur un pont de bateaux et que le seul obstacle au passage fut le fleuve lui-même. Taxile, ce roi des frontières indiennes, dont la capitale était peu distante de l’Indus, semble avoir fourni lui-même à Éphestion et à Perdiccas les moyens d’invasion de son pays. Alexandre fut reçu en roi des mois dans sa capitale, que les Grecs nomment, du nom de ce roi, Taxilie. Le pont de bateaux qui avait servi à traverser l’Indus fut démonté pièce à pièce et transporté, sur des chariots traînés par des éléphants de Taxile, au bord de l’Hydaspe. Alexandre y rencontra toute son armée, grossie de cinq mille Indiens et de soixante éléphants de guerre fournis par Taxile. Porus, roi de l’opulente région de l’Inde située au delà de l’Hydaspe, aujourd’hui le Pendjab, indigné de la défection nationale de Taxile, était campé sur l’autre rive, avec une armée plus nombreuse que celle du conquérant.

Ce nom de Porus, quoique unanimement adopté par tous les historiens de l’expédition pour désigner le souverain principal du Pendjab et des plaines de l’Hindoustan, est entièrement inconnu dans les annales originales de l’Inde, ainsi que la bataille où il fut vaincu. Le passage de l’Hydaspe, en présence d’une armée indienne commandée par le principal souverain des plaines de l’Inde, n’est pas douteux, puisque sept historiens, témoins et acteurs dans l’événement, le racontent eu termes à peu près identique si mais les noms et les circonstances géographiques sont des noms et des contrées de convention auxquels on a donné dans l’armée grecque des désignations presque fabuleuses. On verra bientôt qu’Alexandre lui Hippie nu bavait pas exactement où il combat lait, ut qu’il confondait l’Indus, l’Hydaspe, l’Hyphase et le Gange, sur la foi des cartes très imparfaites dressées par les géographes de son armée. Avant et après la bataille contre Porus, il avançait au hasard vers le centre de l’Inde ; il revenait sur ses pas, comme on l’a vu, pour retrouver Éphestion et Perdiccas plus bas sur l’Indus, et il comptait sur le courant de fleuves inconnus pour le rapporter vers l’Océan aux bouches de l’Indus.

Quant au passage de l’Indus et au choc contre l’armée de Porus après ce passage, laissons parler Arrien, au lieu du chimérique Quinte-Curce. On sera frappé comme nous de la parfaite identité de ce passage du fleuve de l’Inde, et de cette bataille sur le bord indien, avec le passage du Danube au-dessous de Vienne et avec la bataille de Wagram par Napoléon : le fleuve, le premier passage, suivi d’une retraite -désastreuse dans une île de l’Hydaspe, semblable à file de Lobau ; l’établissement fortifié d’Alexandre dans l’île, semblable à l’occupation de l’île du Danube, pour appuyer ses ponts et masquer son retour, par Napoléon ; les ponts de bateaux construits et cachés dans les canaux intérieurs de l’île ; la pluie torrentielle qui l’inonde, l’orage qui enveloppe pendant la nuit les deux armées ; le second passage à la faveur de ces ruses du général et des accidents du ciel ; la bataille, la victoire, le traité qui la suit, rien ne manque à la merveilleuse similitude des deux événements stratégiques. Quiconque a lu dans l’histoire de M. Thiers le passage du Danube et la bataille de Wagram a lu d’avance le passage de l’Hydaspe, la bataille d’Alexandre contre Porus. La nature des lieux, les hommes, le ciel, la tactique semblent s’être copiés à deux mille ans d’intervalle et à deux mille lieues de distance.

Laissons parler Ptolémée et Clitarque par la plume d’Arrien.

A la vue de l’immense armée de Porus, Alexandre, pour le tromper sur le vrai point où il voulait opérer le passage et pour l’inquiéter sur plusieurs points, afin de diviser ses forces et son attention, feignit de diviser lui-même son année en plusieurs corps sons de nouveaux commandements qu’il jeta sur divers points et qui devaient reconnaître les gués et ravager le pays ennemi. Il affecta de rassembler dans son camp des provisions immenses tirées des pays en deçà de l’Hydaspe, pour laisser croire à Porus qu’il attendrait l’hiver, où les eaux de ce fleuve sont plus basses. En effet elles étaient alors grossies par les pluies abondantes qui tombent dans les Indes pendant le solstice d’été ; ajoutez que les chaleurs fondent les neiges sur le Caucase, où la plupart des fleuves de l’Inde prennent leur source. Leur cours en est troublé et rendu plus rapide ; mais en hiver ils rentrent dans leur lit, et, à l’exception du Gange, de l’Indus et de quelque autre, on peut les traverser à pied, ainsi que l’Hydaspe.

Alexandre avait répandu le bruit qu’il attendrait ce moment. D’un autre côté, les radeaux et les bâtiments conduits sur différents points du fleuve, toutes les troupes qui couvrent son rivage, tenaient l’ennemi en haleine et ne lui permettaient pas de prendre un parti décisif.

Alexandre, du fond de son camp, observait tous les mouvements, et épiait l’instant d’effectuer son passage à l’improviste et à l’insu de l’ennemi. Il reconnaissait la difficulté de passer en face de Porus ; le nombre des éléphants, celui des Indiens tous bien armés et disposés au combat, prêts à tomber sur les Grecs au sortir du fleuve, l’inquiétaient d’autant plus qu’il prévoyait que l’aspect et les cris des éléphants mettraient sa cavalerie en désordre, qu’on ne pourrait être maître des chevaux, qui se précipiteraient dans le fleuve. Il sentit qu’il fallait avoir recours à la ruse ; voici celle qu’il employa.

La nuit, il fait courir sa cavalerie le long du rivage, pousser de grands cris et sonner les trompettes, comme si on eût effectué le passage, pour lequel tout était disposé. A ce bruit Porus accourt aussitôt sur le rivage ; Alexandre de rester en bataille sur le bord. Cette feinte étant répétée, et Porus ayant reconnu que le mouvement se bornait à des cris, cesse de s’ébranler alors qu’on les répète, et se contente d’envoyer des éclaireurs sur les différents points du rivage.

Alexandre, voyant Porus tranquille, songe à exécuter son dessein. A cent cinquante stades du camp s’élevait un rocher que tourne l’Hydaspe ; en face, et au milieu du fleuve, s’offre une île déserte ; l’un et l’autre sont couverts de bois. Alexandre, après les avoir reconnus, les jugea très propres à masquer le passage de ses troupes. Il avait établi le long du rivage des lardes avancées assez rapprochées pour communiquer facilement. Pendant plusieurs nuits il fait pousser de grands cris et allumer des feux sur différents points. Le jour destiné au passage, il en fait les dispositions, dans son camp, à la vue de l’ennemi. Cratérus doit y rester avec son corps de cavalerie, les Arachotiens et les Paropamisades, la phalange des Macédoniens, les bandes d’Alcétas et de Polysperchon, les cinq mille Indiens auxiliaires et leurs chefs. Il a l’ordre de ne passer le fleuve que lorsque Porus serait ébranlé et vaincu.

Si Porus ne marche contre moi qu’avec une partie de son armée, sans amener les éléphants, ne bougez ; dans le cas contraire, passez aussitôt. La cavalerie ne peut être repoussée que par les éléphants ; le reste de l’armée ne saurait vous arrêter.

Entre l’île et le camp, Méléagre, Attalus et Gorgias, avec la cavalerie et l’infanterie des stipendiaires, reçoivent l’ordre de passer le fleuve par détachement, aussitôt que l’action sera engagée avec Porus.

Alexandre, à la tête de l’agéma des gétaires, des chevaux d’Éphestion, de Perdiccas et de Démétrius, des Bactriens, des Sogdiens, de la cavalerie scythe, des archers dahes à cheval, des Hypaspistes, de la phalange, des bandes de Clitus et de Cœnus, des archers et des Argiens, s’éloigne assez du rivage pour dérober sa marche à l’ennemi et se dirige vers le rocher. On dispose pendant la nuit les radeaux. L’orage qui vint alors à éclater, le bruit du tonnerre couvrant celui des apprêts et des armes, et la pluie dérobèrent à l’ennemi les préparatifs d’Alexandre. Protégés par la forêt, on ajuste les bâtiments et les triacontères.

Au point du jour, et l’orage apaisé, Alexandre effectue le passage ; une bonne partie de l’infanterie et de la cavalerie passe dans l’île, les uns sur les bâtiments, les autres sur les radeaux. Les éclaireurs de Porus ne s’aperçoivent des mouvements des Grecs qu’au moment où ceux-ci touchent presque à la rive opposée.

Alexandre monte lui-même un triacontère, et aborde avec Ptolémée, Perdiccas et Lysimaque, ses gardes, Séleucus, un des hétaires qui fut depuis son successeur, et la moitié des Hypaspistes ; l’autre moitié passe séparément. Les éclaireurs courent à toute bride en donner avis à Porus.

Alexandre touche à terre le premier, range avec ses généraux la cavalerie en bataille à mesure qu’elle arrive (elle avait reçu l’ordre de passer la première).

Le prince marchait à la tête contre l’ennemi, quand il reconnut qu’il était dans une autre île fort grande (ce qui avait causé son erreur) et qui n’était séparée de la ferre que par un canal assez étroit ; mais la pluie tombée pendant la nuit l’avait grossi au point que la cavalerie, ayant peine à trouver un gué, crut que ce bras du fleuve serait aussi difficile à passer que les deux autres. On le traversa cependant malgré la hauteur des eaux ; les cheveux en eurent jusqu’au poitrail, et l’infanterie jusque sous les bras.

Le fleuve passé, Alexandre place à l’aile droite l’agéma de sa cavalerie avec l’élite des Hipparques ; il jette en avant les archers à cheval, les fait suivre par l’infanterie des Hypaspistes royaux, sous les ordres de Séleucus ; vient ensuite l’agéma royal et le reste des Hypaspistes, chacun dans le rang que ce jour lui avait assigné. Les côtés de la phalange sont flanqués d’archers, d’Argiens et de frondeurs.

L’ordre de bataille ainsi disposé, il laisse derrière lui six mille hommes d’infanterie qui doivent le suivre au pas. Il court à la tête de cinq mille chevaux contre l’ennemi, auquel il croit sa cavalerie supérieure. Tauron, toxarque, le soutiendra de suite avec ses archers. Si Porus venait à sa rencontre avec toute son armée ; il espérait la mettre en déroute du premier choc de la cavalerie, mi du moine soutenir le combat jusqu’à l’arrivée de l’infanterie. Si les Indiens, épouvantés de son audace, se débandaient, il les poursuivait, en faisait une boucherie, et détruisait d’autant la masse de leurs fonces pour un autre combat.

Aristobule raconte que le fils du monarque indien partit avec soixante chars sur le rivage, avant qu’on eût franchi la seconde île ; qu’il aurait put alors s’opposer au passage des Grecs, qui s’était même effectué difficilement alors qu’ils n’avaient point été repoussés ; qu’Il aurait pu tomber encore sur eux au montent où ils abordèrent, mais qu’il s’éloigna sans tenter aucune résistance ; qu’Alexandre détacha à sa poursuite les archers à cheval, qui tuèrent à l’ennemi beaucoup de monde dans sa fuite.

Selon d’autres historiens, le fils de Porus, à la tête d’un nombre considérable d’Indiens, attaqua la cavalerie d’Alexandre au sortir du fleuve, blessa ce prince, et tua même son cheval Bucéphale, qu’il chérissait beaucoup.

Mais Ptolémée le rapporte autrement, et je partage son opinion. Porus détacha effectivement son fils contre l’ennemi, mais non avec soixante chars, ce qui n’est pas vraisemblable. En effet, comment, instruit de la marche d’Alexandre, Porus aurait-il exposé son fils avec des forces trop embarrassantes, s’il ne s’agissait que d’une reconnaissance, et trop faibles pour arrêter les Grecs ou les combattre ? Il vint avec deux mille chevaux et cent vingt chars, mais il n’arriva que lorsque Alexandre avait franchi la seconde île.

Alexandre détacha aussitôt contre lui ses archers à cheval et marcha à la tête de sa cavalerie. Il croyait avoir à combattre Porus avec toutes ses forces, prenant ce corps de cavalerie pour l’avant-garde. Mais, bientôt instruit par des éclaireurs du nombre des Indiens, il pousse sur eux avec toute sa cavalerie ; l’ennemi qu’il vient choquer, non en ordre de bataille, mais en masse, se débande ; quatre cents hommes de la cavalerie indienne et le fils de Porus sont tués ; on s’empare des chevaux et de tous les chars qui n’avaient pu être employés, ni dans le combat sur un terrain que la pluie avait rendu impraticable, ni dans la fuite à cause de leur pesanteur.

Porus, à la nouvelle de la mort de son fils et de la marche des principales forces d’Alexandre, hésita d’abord s’il irait à sa rencontre, en voyant le mouvement de Cratérus qui s’ébranlait pour passer ; il prend cependant le parti de se porter sur le point où se trouve le roi lui-même avec l’élite de son armée ; mais il laisse en partant un détachement et quelques éléphants sur la rive pour tenir Cratérus en respect. Il marche donc contre Alexandre à la tête de trente mille hommes d’infanterie et de toute sa cavalerie, composée de quatre mille chevaux, de trois cents chars et de deux cents éléphants. Arrivé dans une plaine ferme et propre au développement de sa cavalerie, il range ainsi son armée : en avant, les éléphants, à cent pieds de distance l’un de l’autre, qui doivent épouvanter la cavalerie d’Alexandre ; ils couvrent l’infanterie indienne rangée sur une seconde ligne, dont quelques points s’avancent dans les vides de la ligne des éléphants. Porus avait pensé que jamais la cavalerie de l’ennemi n’oserait s’engager dans les ouvertures du premier rang, où les éléphants devaient effrayer leurs chevaux ; l’infanterie l’oserait encore moins, menacée à la fois par ces animaux terribles et par les soldats de la seconde ligne. Cette dernière s’étendait jusqu’aux ailes formées de la cavalerie appuyée sur l’infanterie ; au-devant étaient les chars.

Alexandre, arrivé en présence, fait halte pour donner à la phalange des Macédoniens, qui arrive à grands pas, le temps de le rejoindre, et, pour ne point les mener essoufflés au combat, il fait caracoler sa cavalerie en face de l’ennemi. Après en avoir reconnu les dispositions, et pénétrant l’intention de Porus, il se décide à l’attaquer, non point par le centre, défendu ainsi que nous venons de le voir, mais en flanc. Supérieur en cavalerie, il en prend avec lui les plus forts détachements et pousse à l’aile gauche de Porus. Cœnus, à la tête de son corps et de celui de Démétrius, doit tourner l’aile droite, et saisir le moment où Alexandre, de son côté, serait aux prises avec la cavalerie des barbares, pour les investir par derrière. Séleucus, Antigène et Tauron commandent la phalange ; elle ne doit s’ébranler que lorsque la cavalerie aura déjà porté le désordre dans les troupes de l’ennemi.

Arrivé à la portée du trait, Alexandre fait avancer sur l’aile gauche des Indiens mille archers à cheval dont les escarmouches et les traits doivent commencer à la rompre. Lui-même, à la tête des Hétaires, court la prendre en flanc pour l’empêcher de se rétablir et de se porter sur la phalange.

Cependant la cavalerie des Indiens rassemblait et pressait tous ses rangs pour soutenir le choc d’Alexandre, lorsque Camus paraît tout à coup sur leurs derrières. L’ennemi, de ce côté, fut alors obligé de partager sa cavalerie en deux corps, dont l’un, composé des escadrons les plus braves et les plus nombreux, devait faire face à Alexandre, et l’autre se retourner contre Cœnus.

Alexandre, profitant du désordre inséparable de ce mouvement, les charge rapidement ; ils se rompent et vont se rallier sous les éléphants comme derrière un rempart. Leurs conducteurs les poussent contre Alexandre ; alors la phalange macédonienne s’avance et fait pleuvoir sur les uns et les autres une grêle de traits. La mêlée ne ressemble alors à aucune de celles où les Grecs s’étaient trouvés.

En effet, les éléphants lancés dans les rangs rompaient de tous côtés le plus épais de la phalange macédonienne. A cet aspect la cavalerie indienne tombe de nouveau sur celle d’Alexandre, qui, plus forte par le nombre et la tactique, la repousse encore jusqu’aux éléphants. Toute la cavalerie des Grecs se trouve alors, non par suite des ordres du général, mais par celle du combat, ne plus former qu’un seul corps qui, de quelque côté qu’il se meuve, porte le carnage dans les rangs des Indiens.

Les éléphants, resserrés de toutes parts, ne sont pas moins terribles aux leurs qu’à l’ennemi ; ils écrasent tout autour d’eux. On fait un massacre horrible de la cavalerie acculée dans cet endroit ; les conducteurs des éléphants sont percés de traits ; ces animaux, harassés, couverts de blessures et sans guides, ne gardent plus aucun ordre ; exaspérés sous les coups, la douleur les rend furieux ; ils s’emportent et foulent aux pieds tout ce qu’ils rencontrent. Les malheureux Indiens ne pouvaient échapper à leur furie. Les Macédoniens, ayant un plus grand espace pour se développer, ouvraient leurs rangs à l’approche des éléphants, qu’ils perçaient ensuite de traits. On voyait alors ces animaux énormes se traîner languissamment comme une galère fracassée ; ils poussaient de longs gémissements.

Les chevaux d’Alexandre ayant enveloppé l’ennemi, il fait donner la phalange ; toute la cavalerie indienne est massacrée sur le champ de bataille ; la plus grande partie de l’infanterie y demeure, l’autre s’enfuit par un vide que laisse la cavalerie d’Alexandre.

Cratérus et les autres généraux, sur la rive de l’Hydaspe, voyant le succès d’Alexandre, passent le fleuve et achèvent le massacre des Indiens, qu’ils poursuivent avec des troupes fraîches.

On perdit du côté des Indiens près de vingt mille hommes de pied, trois mille chevaux, deux fils de Porus, Spithacès, gouverneur du pays, tous les chefs de l’armée, tous les conducteurs des chars et des éléphants, et même tous les chars ; on prit les éléphants qui échappèrent au carnage.

Du côté d’Alexandre il périt en tout trois cent dix hommes, dont quatre-vingt sur les six mille hommes d’infanterie, dix des archers à cheval qui commencèrent l’action, vingt Hétaires et deux cents du reste de la cavalerie.

Porus se distingua par ses exploits, et fit dans cette bataille non seulement office de capitaine, mais encore de soldat. Lorsqu’il vit le carnage de sa cavalerie, la mort ou le désordre de ses éléphants et la perte presque totale de son infanterie, il n’imita point la lâcheté du grand roi, qui prit le premier la faite aux journées d’Issus et d’Arbelles ; il combattit tant qu’il vit donner quelques-uns des siens. L’excellence et la force de sa cuirasse avaient constamment résisté aux coups ; mais enfin, blessé d’un trait à l’épaule droite, qu’il avait nue, il se retira sur son éléphant.

Alexandre, désirant sauver ce héros, lui députe l’Indien Taxile. Celui-ci, ayant poussé son cheval sans trop s’approcher de l’éléphant de Porus, lui crie d’arrêter et d’accueillir l’offre d’Alexandre, auquel il ne peut plus échapper ; mais Porus, à la vue de Taxile, son ancien ennemi, saisissant un trait, allait le percer si celui-ci ne l’eut évité par la vitesse de sa fuite.

Alexandre, loin d’en être plus irrité contre Porus, lui détache de nouveaux envoyés, parmi lesquels se trouvait l’Indien Méroé, ancien ami de Porus. Ce dernier l’écoute ; pressé par une soif ardente, il descend de son éléphant, et, après s’être rafraîchi, consent à se rendre près d’Alexandre.

Ce prince, à son approche, sort des rangs et vient à sa rencontre, accompagné de quelques Hétaires. Il s’arrête, il contemple la noblesse de ses traits, la hauteur de sa taille, qui s’élevait à plus de cinq coudées. Porus s’approche avec une contenance assurée ; sa physionomie n’est point abattue par sa disgrâce : héros il vient trouver un héros ; prince il a défendu contre un autre ses États. Alors Alexandre :

Comment prétendez-vous que je vous traite ?

En roi.

Je le ferai pour moi-même. A présent que puis-je faire pour vous ? Parlez !

J’ai tout dit.

Je vous rends le pouvoir et votre royaume, et j’y ajouterai encore.

C’est ainsi qu’il traita en roi un prince généreux, qui fut dans la suite son ami le plus fidèle.

Voilà la bataille de l’Hydaspe racontée en soldat par un soldat, et non en dramaturge par un amplificateur qui peint d’imagination ce qu’il n’a ni vu ni compris. La vérité même sèche, comme elle apparaît ici, vaut mieux, pour donner le sens des choses, que les commentaires de la fiction.

Porus vaincu, soumis, mais non découronné, fit par force et par reconnaissance ce que Taxile avait fait par politique : il s’allia avec le conquérant contre l’indépendance des États limitrophes aux siens. Il reçut, selon Justin, trente-sept villes ou principautés en adjonction de territoire. Sa défaite devint ainsi honteusement le titre de sa grandeur.

Alexandre ordonna, en mémoire de sa victoire contre Porus, de jeter les fondements de deux villes qui porteraient son nom, sur les deux rives du fleuve, à l’endroit où il avait vaincu. Pour engager ses troupes à le suivre plus loin sans murmurer, il les éblouit, dans une proclamation à l’armée, des richesses et des merveilles’ qui les attendaient au delà de l’Hydaspe, et, pour donner à leurs yeux quelque solidité à ces prestiges, il ouvrit le trésor à l’armée et distribua des gratifications aux chefs et aux soldats. Cette première grande libéralité du héros s’éleva, selon les historiens les plus modérés, à une somme à e trois mille francs de notre monnaie à chaque combattant.

VII

De même qu’il avait entraîné Taxile contre Porus, il entraîna Porus contre les princes qui régnaient plus loin que lui sur les Indes. Sa route ici est impossible à suivre avec la géographie ; on le suit à tâtons, mais avec le fil d’Arrien, jusques à un troisième fleuve appelé l’Hyphase, entre l’Indus et le Gange. Avant l’Hyphase il rencontre encore un autre fleuve nommé l’Acésinès par les Grecs. Ptolémée, général de l’avant-garde, en parle en ces termes :

Il s’avance vers l’Acésinès, le seul de tous les fleuves de l’Inde que Ptolémée ait décrits. Selon cet historien, l’Acésinès, à l’endroit où l’armée d’Alexandre le passa sur des radeaux et des bâtiments, est extrêmement rapide, large de quinze stades, et semé d’écueils et de rochers contre lesquels ses flots s’élèvent, se brisent avec fracas, et ouvrent des gouffres écumants. Il ajoute que les radeaux abordèrent facilement, mais que les bâtiments se brisèrent presque tous contre les écueils et qu’il y périt beaucoup de monde.

Ce passage confirme l’assertion des historiens sur l’Indus, auquel ils donnent quarante stades dans sa plus grande largeur, quinze au plus étroit et au plus profond de son cours. Telle est sa largeur la plus ordinaire.

J’incline à croire qu’Alexandre passa l’Acésinès dans sa plus grande largeur, où il devait être moins rapide. Il laissa Cœnus sur le rivage avec son détachement, pour favoriser le passage du reste des troupes, qui avaient été s’approvisionner dans les contrées soumises. Il renvoie Porus et le charge de lui amener l’élite des Indiens les plus belliqueux, avec les éléphants qu’il pourrait rassembler.

Il se met aussitôt à la poursuite de l’autre Porus, homme pervers qui venait de s’enfuir du gouvernement dont il était investi. Alors que le prince qui portait le même nom que lui faisait la guerre à Alexandre, le traître députait vers le conquérant, promettait de lui remettre ses États, moine par amour pour lui. que par haine contre Porus ; mais lorsque le vainqueur eut rendu à son rival ses États, en y ajoutant de nouvelles provinces, le barbare épouvanté abandonna brusquement les siens avec tous ceux qu’il put entraîner dans se défection.

Alexandre marche sur ses traces, arrive à l’Hydraotès, fleuve de l’Inde aussi large que l’Acésinès, mais beaucoup moins rapide.

A moins de transcrire et d’amplifier en les colorant, comme Quinte-Curce, les rumeurs populaires des soldats grecs rentrés dans leur patrie, il est impossible de raconter véridiquement ici ce qui n’a aucun corps dans l’histoire. Les courtes notes militaires de Ptolémée sont les seuls Jalons de cette campagne hasardeuse dans des régions inconnues de ceux-là mêmes qui prétendaient les conquérir. La possession ne pouvait être le but du conquérant. Comment une multitude de détachements échelonnés depuis l’Hellespont jusqu’au Gange et depuis l’Éthiopie jusqu’à la mer Caspienne auraient-ils pu relier l’Himalaya et le Thibet au Taurus et au Danube, sans que cette chaîne de postes mille fois brisée n’eût rendu l’indépendance à l’univers ? Un monde de soldats n’aurait pas suffi pour maintenir cet autre monde en obéissance. Le pillage de l’Inde était donc, il faut le reconnaître, le seul but, non pas louable, mais sensé, du conquérant. Si on en doutait, on en trouverait l’aveu dans Ptolémée, cité par Arrien.

Alexandre jette des garnisons dans tous les lieux importants, pour protéger Cœnus et Cratérus, qui doivent parcourir et piller tout le pays.

Il détache Éphestion avec une partie de l’armée, composée de deux phalanges de l’infanterie et de la moitié des archers, du corps à cheval de Démétrius, joint à celui qu’il commande, avec ordre de pénétrer dans les États du Porus fugitif, de subjuguer, en passant, tous les peuples indépendants qui habitent les bords de l’Hydraotès, et de les ajouter aux États du fidèle Porus.

Alexandre passe ensuite l’Hydraotès avec plus de facilité que l’Acésinès, soumet une partie des habitants de ses bords, soit par composition, soit par la force des armes.

Au delà de l’Hydraotès il concentre de nouveau son armée, pour livrer une grande bataille à une armée confédérée de tous les Indiens voisins du Gange. La phalange triomphe encore des chariots et des éléphants. On croit suivre César livrant, avec la légion romaine, des batailles obscures à des peuples inconnus de la Gaule.

Cette bataille, au lieu d’amortir son ardeur, n’est qu’une amorce de plus pour sa passion d’atteindre et peut-être de dépasser le Gange. Il marche encore vers un sixième fleuve appelé par Ptolémée l’Hyphase. Il semblait aspirer à je ne sais quel inconnu de merveilles et de richesses qui fuyait toujours devant lui. Il était évidemment ivre de cette ivresse des conquérants, dans laquelle l’assouvissement ne produit pas la satiété, mais la soif.

Son armée cependant commençait à raisonner pendant que son général délirait encore de gloire. L’élan qu’il lui avait imprimé l’avait entraînée jusqu’à l’Hyphase ; mais cet élan s’arrêtait enfin d’illusion trompée, de sang versé, de’ l’habitude à laquelle la victoire même ne promettait que d’autres déceptions, d’autres carnages, d’autres fatigues. L’énorme distance, qui s’agrandissait à chaque marche et à chaque, fleuve, entre elle et la Perse, entre la Perse et l’Assyrie, entre l’Assyrie et la Macédoine, épouvantait enfin les soldats. Ils, s’attroupaient en conciliabules de mécontents ou de séditieux, se communiquant, dit Ptolémée, leurs griefs et leurs alarmes. La même pensée, jusque-là cachée dans l’âme de chacun d’eux, devenait la pensée de tous. Le sentiment de cette unanimité donnait à leurs murmures l’audace et l’explosion d’une opinion générale. Les chefs ne pouvaient réprimer dans leurs soldats des manifestations qu’ils partageaient eux-mêmes. L’affection seule qu’ils portaient tous à Alexandre les empêchait de courir à la sédition. Mais la sédition de l’inertie, quoique plus respectueuse, était déjà résolue dans l’armée ; elle était décidée à arrêter son général en s’arrêtant elle-même.

Arrivée au bord de l’Hyphase elle refusa de faire un pas de plus. Alexandre, informé par ses lieutenants et ses favoris de cette rébellion encore sourde, quoique obstinée, de l’armée, résolut de la vaincre par la confidence publique des motifs qui le poussaient au moins jusqu’au Gange. Quinte-Curce lui prête devant l’armée un discours éloquent, trais emphatique et diffus, plus convenable à un tribun d’Athènes qu’à un consul militaire, sur le bord d’un fleuve, en face d’une nuée d’ennemis campés sur l’autre bord, et interrompu par les agitations et les tumultes d’une armée en sédition. Ptolémée donne le vrai discours d’Alexandre, Arrien le transcrit, et c’est le texte même que nous reproduisons d’après eux.

Macédoniens ! dit-il, et vous, compagnons de mes travaux, puisque vous paraissez ne plus vous y associer avec la même ardeur, je vous ai convoqués pour vous ramener à mon avis, ou pour me ranger moi-même au vôtre, afin que nous avancions ou que nous revenions sur nos pas ensemble. Que si vos exploits, si votre général vous pèsent, il n’a plus rien à vous dire. Mais sils vous ont acquis l’Ionie, l’Hellespont, les deux Phrygies ; la Cappadoce, la Paphlagonie, la Lydie, la Carie, la Lycie, la Pamphylie, la Phénicie et l’Égypte, tout ce que les Grecs occupent de la Libye, une part de l’Arabie, la Cœlé-Syrie avec la Mésopotamie, Babylone et le pays des Susiens ; si vous avez subjugué les Perses, les Mèdes et les peuples acquis ou soustraits à leur domination ; si vous avez porté vos trophées au delà des pyles Caspiennes, du Caucase et du Tanaïs ; soumis la Bactriane, l’Hyrcanie, la mer Caspienne, et repoussé les Scythes dans leurs déserts ; si l’Indus, l’Hydaspe, l’Acésinès et l’Hydraotès coulent aujourd’hui Sous nos lois, qu’attendez-vous pour ajouter à notre empire l’Hyphasis et les nations au delà de ses bords ? Craindriez-vous aujourd’hui des barbares, vous qui les avez vu fuir devant vous, abandonner leurs pays et leurs villes ou les remettre à votre courage et marcher ensuite sous vos étendards ? Il n’est, sans doute, pour des cœurs généreux, de fin aux travaux que dans les travaux mêmes qui les immortalisent. Si quelqu’un d’entre vous en demandait le terme, qu’il sache que nous n’avons pas loin d’ici au Gange et à la mer Orientale, qui se réunit à celle des Indes, au golfe Persique et embrasse le monde ; du golfe Persique nous remontons jusqu’aux colonnes d’Hercule, et, soumettant l’Afrique comme l’Asie, nous prendrons les bornes du a monde pour celles de notre empire.

Que si nous rebroussions chemin, voyez que nous laissons derrière nous un grand nombre de peuples belliqueux : au delà de l’Hydaspe, tous ceux qui s’étendent vers la mer Orientale ; au nord, tous ceux qui habitent les bords de la mer d’Hyrcanie et les Scythes. A peine aurons-nous commencé notre retraite qu’un soulèvement général renversera nos conquêtes encore mal affermies. Ceux que nous a n’avons point subjugués entraîneront les autres. Il faut donc perdre tout le fruit de nos travaux, ou les continuer. Courage, compagnons ! affermissez-vous dans la carrière des braves ; elle est pénible, mais honorable ! Cette vie du courage a ses charmes ; la mort même n’en est point exempte quand elle consacre le guerrier à l’immortalité. Notre père et notre guide, Hercule, serait-il monté au faîte de la gloire, au rang des dieux, s’il s’était lâchement renfermé dans les murs de Corinthe, d’Argos et de Thèbes, ou dans les bornes du Péloponnèse ? Dionysus, plus célèbre encore, n’a-t-il tenté que des entreprises ordinaires ? Et nous, qui avons passé Nysa, bâtie par Dionysus, nous, maitres d’Aorne, qui brava les efforts d’Hercule, nous hésiterions à faire un pas de plus ! Aurions-nous laissé ces grands monuments de nos travaux en nous vouant à l’obscurité et au repos dans la Macédoine, ou si nos efforts s’étaient bornés à triompher des Thraces, des Illyriens, des Triballiens et de quelques-uns de nos ennemis dans la Grèce ? Que si je ne partageais pas le premier vos fatigues et vos dangers, votre découragement aurait un motif. Vous pourriez vous plaindre d’un partage inégal qui placerait d’un côté les peines et de l’autre les avantages. Mais, périls et travaux, tout est commun entre nous, et le prix est au bout de la carrière. Ce pays ! il a est à vous. Ces trésors ! ils sont à vous. L’Asie soumise, je saurai remplir vos espérances, ou plutôt les surpasser. Alors je congédierai, je reconduirai moi-même ceux qui voudraient revoir leurs foyers ; alors je comblerai ceux qui resteront des présents auxquels les autres porteront envie.

Ce discours est suivi d’un profond silence, l’assemblée n’osant combattre et ne voulant point accueillir l’avis d’Alexandre. Et lui : Qu’il parle, celui qui n’approuve point ce dessein ! Nouveau silence.

Enfin, Cœnus : Ô prince ! vous l’avez déclaré, vous ne contraindrez point des Macédoniens. Vous voulez les amener à votre avis ou vous ranger au leur ; daignez m’entendre, non pas au nom de vos chefs, qui, comblés par vous d’honneurs et de bienfaits, doivent être soumis à tous vos ordres, mais au nom de l’armée entière. N’attendez pas de moi que j’en flatte les passions ; je ne vous parlerai que de votre intérêt présent et à venir. Vous dire ici la vérité est un privilège que je tiens de mon âge, du rang même que votre générosité m’a donné, et du courage que j’ai montré en combattant près de vous. Ces conquêtes et d’Alexandre et des Grecs qui ont tout abandonné pour le suivre, plus elles sont éclatantes, et plus la prudence conseille d’y mettre un terme. Quelle foule de Grecs et de Macédoniens marchaient sous vos drapeaux ! Vous voyez aujourd’hui leur petit nombre. Dès votre entrée dans la Bactriane vous avez congédié, et avec raison, les Thessaliens, dont l’ardeur se ralentissait. Une partie des Grecs est reléguée ou plutôt prisonnière dans les villes que vous avez fondées ; l’autre partie, attachée avec les Macédoniens à tous vos périls, est tombée dans les combats ou moissonnée par les maladies ; quelques-uns, couverts de blessures, sont épars dans l’Asie ; le peu qui reste voit s’éteindre ses forces et son courage ; ils sentent au fond de leurs cœurs se réveiller ce sentiment de la nature, le désir de revoir leurs femmes, leurs pères et leurs enfants, la mère patrie, la terre natale. Ils le désirent d’autant plus que vous les avez comblés de richesses. Qui pourrait les blâmer ? Ne les entraînez pas malgré eux dans une carrière où languirait leur courage, puisqu’il ne serait plus volontaire. Ah ! plutôt revenez embrasser votre mère, rétablir l’ordre dans la Grèce, et suspendre aux foyers domestiques de si illustres trophées ! Alors qui vous empêchera de combiner une nouvelle expédition en Asie, en Europe ou en Afrique ? Alors vous remplirez vos desseins ; vous verrez voler sur vos pas l’élite des Macédoniens ; vous remplacerez des bandes harassées par des troupes fraîches, et des soldats que l’âge a mis hors de combat par une jeunesse d’autant plus ardente qu’elle aura moins d’expérience des dangers, et qu’enivrée des plus hautes espérances elle ne songera qu’aux récompenses à la vue des richesses et des lauriers que vos vieux compagnons rapporteront dans leurs foyers. Prince ! il est beau de garder de la modération au comble de la prospérité.

Un aussi grand capitaine qu’Alexandre, à la tête d’une pareille armée, n’a sans doute rien à craindre de ses ennemis ; mais les coups du sort sont inopinés et les destins inévitables.

L’assemblée reçut par des applaudissements universels le discours de Cœnus, et témoigna gardes larmes combien, éloignée du dessein d’Alexandre, elle soupirait après le retour dans la patrie. Alexandre, offensé de la liberté de Cœnus et du silence des autres chefs, rompit l’assemblée et se renferma dans sa tente sans rien prononcer et sans vouloir même écouter les conseils ou les condoléances de ses plus intimes confidents. Il comptait, dit Ptolémée, sur un de ces retours spontanés et inattendus qui caractérisent les mobiles multitudes.

L’armée, qui avait été attendrie, mais non convaincue, demeura inflexible et immobile. — Puisqu’il est ainsi, dit le lendemain Alexandre au chef de ses gardes ; allez annoncer le retour à l’armée.

A cette nouvelle, la sédition de l’immobilité et du silence se change en sédition de reconnaissance et d’amour. Il en contait autant à l’armée d’affliger son chef que de lui obéir ; la concession d’Alexandre, sauvait tout : elle allait rentrer dans su patrie, mais elle allait suivre encore le héros populaire, dont la volonté s’associait enfin à la sienne. L’ivresse fut générale dans le camp. La tente où Alexandre continua à se tenir enfermé pendant trois jours, comme pour ronger le frein qu’on lui imposait, ou pour attester à l’avenir qu’il ne cédait qu’à la pression de ses troupes, fut nuit et jour entourée de soldats couvrant d’acclamations leur désobéissance.

A la fin Alexandre, vaincu par leurs cris et leurs sanglots, sortit de la tente et ordonna de construire douze autels en terre sur la rive de l’Hyphase, comme autant de bornes, colossales qui marqueraient à la postérité le dernier de ses pas dans la conquête du monde, le premier de ses pas en arrière. Les historiens ont vainement cherché un sens religieux. à ces douze autels ou tumulus ; ils ne pouvaient en avoir aucun autre que ce signe monumental fait à la dernière postérité. Comme les grands hommes, ambitieux de temps autant que d’espace, il aimait les monuments, qui subsistent plus que les hommes. Il avait ordonné de construire à la mémoire de Philippe, son père, une pyramide en pierre de la même dimension que celle de Chéops en Égypte. Douze monceaux de terre humide sur les bords fangeux de l’Hyphase furent le seul résultat de l’expédition des Indes. On ne saurait, assez admirer le néant des entreprises humaines qui n’ont pour objet que la gloire ou l’intérêt d’un homme. Douze mottes de terre au centre de l’Inde, un incendie à Moscou, voilà la conquête ! Je ne parle pas de celle de l’Arabie, de l’Asie Mineure, de l’Égypte, de la Perse et des Indes, par Mahomet et ses califes qui avaient le ciel pour but et l’extinction de l’idolâtrie pour résultat : les conquérants religieux ne sont plus des conquérants mais des réformateurs. Alexandre ne portait aucune idée au delà du Gange ; il n’y portait qu’un nom, comme César ne portait qu’une ambition à Rome, comme Napoléon ne portait qu’un glaive à l’Europe !

VIII

Alexandre, ayant divisé l’armée en douze corps, reprit tristement la route de l’Hydaspe. Cœnus, le plus mécontent de ses généraux, qui avait pris la parole au nom de toute l’armée pour imposer le retour à son maître, mourut de maladie sur le bord de ce fleuve.

C’était bien la peine, dit amèrement Alexandre, de faire rétrograder toute l’armée pour un si petit espace de jours que Cœnus avait à vivre !

A quelle hauteur du cours de ce fleuve Alexandre retrouva-t-il l’Hydaspe ? On l’ignore ; mais, si l’on s’en rapporte à la pensée, qu’il exécuta à cette période de soin retour, de renoncer à la route de terre ; de faire construire des bâtiments et des radeaux, d’embarquer toute l’armée, et de revenir, par le cours des eaux intérieures, de l’Inde jusqu’à l’Indus et de l’Indus à la mer, Alexandre devait être très profondément avancé dans le cœur du pays lorsqu’il atteignit de nouveau l’Hydaspe. Un marin et un géographe consommé pour le temps, Néarque, qu’il menait avec lui, et qui commandait au besoin toutes les opérations navales ou fluviales, fut chargé de la construction de la flotte destinée à porter l’infanterie, les vivres, les bagages, pendant que la cavalerie, commandée par Cratérus et Éphestion, suivait les deux bords du fleuve.

C’est ici le lieu de dire ce qu’était ce Néarque dont le nom est resté attaché à la mémoire d’Alexandre et à un des plus rares monuments de géographie navale de l’antiquité, le Périple de Néarque, ou la circumnavigation du golfe Persique et de l’océan Indien.

Néarque était né dans l’île de Crète. La situation de l’île de Crète, en face de la Phénicie, entre l’Égypte, Carthage, Chypre, l’Archipel et la Grèce, avait fait, dès la plus haute antiquité, de cette île une espèce d’Albion méditerranéen. Elle fournissait d’excellents navigateurs à l’Europe et à l’Asie. La famille de Néarque était- établie en Thrace ; elle avait envoyé le jeune Néarque achever ses études et chercher fortune à la cour, alors très lettrée, de Philippe de Macédoine. Néarque à peu près du même âge qu’Alexandre, avait été le condisciple et l’ami du fils de Philippe. Lorsque Alexandre fut forcé de s’expatrier un moment du royaume pour éviter la colère de son père, Néarque s’était dévoué aux disgrâces et aux exils de son ami. Alexandre, dont le cœur n’oubliait jamais, s’était attaché à Néarque presque autant qu’à Éphestion ; il l’avait emmené avec lui en Asie. Dans toutes les circonstances où le jeune conquérant avait eus besoin, de la mer ou des neuves navigables pour concourir à ses expéditions, de terre, Néarque avait été son ingénieur, son constructeur de ponts ou de galères, son amiral, son géographe. Le Crétois était devenu plus nécessaire au Macédonien, à mesure que le monde fluvial ou maritime s’était élargi devant les pensées d’Alexandre. Néarque, investi à juste titre, de la confiance de l’armée autan que de la flotte, traçait la géographie de ces marches prodigieuses dont Alexandre, concevait la stratégie, ou accomplissait les victoires, Après la respectueuse violence de l’armée qui forçait sou chef à revenir sur ses pas par des routes inconnues ; Néarque fut plus nécessaire que jamais à son maître ; car, tout en ayant l’apparence de céder au vœu de l’armée, Alexandre voulait, pour lui et pour le monde, éviter l’apparence d’une retraite. Il était décidé à conquérir, à combattre encore en marchant, décidé surtout à aboutir à l’océan Indien, afin de le montrer à ses soldats et de pouvoir dire : L’Océan seul a été la borne de nos exploits.

Dans cette pensée il ordonna à Néarque de, construire, avec les bois abondants des bords de l’Hydaspe et de l’Acésinès, deux mille bâtiments de transport et quatre-vingts galères à trois rangs de rameurs. C’est Ptolémée qui nous en donne le nombre et la nomenclature. Cette escadre, moitié fluviale, moitié navale, rappelle par sa création la flottille de bateaux plats construits pour un autre usage et avec une même promptitude par Napoléon à Boulogne.

Cette création achevée, il embarqua ses troupes. Arrien, d’après Ptolémée, fait une description militaire et vraie de cet embarquement, aussi émouvant que les amplifications de Quinte-Curce.

Tout étant disposé pour le départ, l’armée s’embarque au lever de l’aurore. Alexandre sacrifie aux dieux et au fleuve de l’Hydaspe selon le rite grec et d’après l’avis des devins. Monté sur son vaisseau, il prend une coupe d’or, s’avance à la proue, épanche la liqueur dans le fleuve. Il en invoque le dieu et celui de l’Acésinès, qui se réunit à l’Hydaspe pour se précipiter dans l’Indus ; il invoque aussi l’Indus, et, après les libations en l’honneur d’Hercule, père de sa race, d’Ammon et des autres dieux qu’il révérait, la trompette sonne et annonce le départ de la flotte. Tous les vaisseaux s’ébranlent et s’avancent dans l’ordre figé ; chacun garde la ligne qui sépare les bâtiments de guerre entre eux et ceux-ci des bâtiments de transport, tous à une  distance égale et nécessaire pour ne se point choquer. Cette manœuvre formait le plus beau spectacle ; on entendait le bruit monotone et mesuré de cette multitude de rames qui, s’élevant ou s’arrêtant à la voix du kéleustès, semblaient frapper toutes à la fois et en cadence le fleuve qui retentissait du cri des matelots. Ce bruit, ces cris étaient multipliés par les échos des rochers et des forêts qui bordaient le rivage élevé : Les chevaux que l’on apercevait sur les hippagages étaient un nouvel objet d’étonnement pour les barbares accourus en foule sur les deux rives. En effet c’était la première fois que ce spectacle frappait leurs veux ; l’antiquité même n’en avait pas été témoin ; car Dionysus ne tenta pas d’expédition navale. On vit les Indiens sur le rivage suivre longtemps la flotte, attirés par ce bruit et par cette nouveauté, ils sortaient en foule des retraites les plus éloignées. La rive retentissait de chants barbares ; en effet, les Indiens aiment beaucoup la musique et la danse, qu’ils ont reçues de Dionysus et de ses bacchantes.

Alexandre arriva le troisième joui à l’endroit où Cratérus et Éphestion l’attendaient, campés sur les rives du fleuve. Deux jours après, Philippe se présente avec le reste de son armée. Alexandre l’envoya le long de l’Acésinès ; Cratérus et Éphestion reçoivent de nouvelles instructions.

Continuant sa navigation sur l’Hydaspe, qui lui offrit partout vingt stades au moins de largeur, il soumet en passant les peuples riverains, soit de force ou de composition. Il se portait avec rapidité sur les Malliens et les Oxydraques, peuples nombreux et belliqueux qui, après avoir renfermé leurs femmes et leurs enfants dans leurs places fortes, se disposaient à lui livrer bataille. Il se hâtait pour les surprendre et les frapper au milieu même de leurs préparatifs.

Il arrive au cinquième jour au confluent de l’Hydaspe et de l’Acésinès. Le lit de ces fleuves s’y resserre ; leur cours en devient plus rapide. Les flots se choquent, se brisent et s’ouvrent en reculant sur eux-mêmes des gouffres profonds. Le fracas des vagues mugissantes retentit au loin. Les habitants du pays avaient instruit les Grecs de ces détails ; cependant, à l’approche du confluent, le bruit était si épouvantable, que les rameurs laissèrent tomber les rames. La voix du kéleustès est d’abord glacée d’horreur, et bientôt elle se fait entendre : Doublez de rames, rompez la force du courant. Il faut sortir de ces détroits, éviter d’être engloutis dans ces gouffres tournoyants. Les vaisseaux ronds qui touchèrent les gouffres soulevés par les vagues furent rejetés dans le courant ceux qui les montaient en furent pour la peur. Les vaisseaux longs éprouvèrent plus de dommage dans cette situation, leurs flancs n’étant pas assez élevés pour rompre l’effort des vagues. Les hémiolies souffrirent surtout, le rang inférieur des rames s’élevant peu au-dessus des eaux. Entraînés de côté dans les gouffres avant de pouvoir relever les rames, ces bâtiments étaient facilement brisés par la force des vagues ; deux, fracassés l’un contre l’autre, périrent avec leur équipage.

Au delà le fleuve s’élargissait ; son cours devenait moins rapide, sa navigation moins dangereuse. Alexandre aborde à la rive droite, qui offrait une rade ouverte aux vaisseaux. Un rocher s’avançait au milieu des ondes il offrait un asile et un abri aux naufragés ; Alexandre y recueillit les débris de sa flotte et de ses soldats.

Après avoir réparé ses vaisseaux, il chargea Néarque de poursuivre sa navigation jusqu’au territoire des Malliens, et, courant sur les barbares qui ne s’étaient point encore rendus, il lent fait défense de se réunir à ses peuples.

Il retourne vers sa flotte ; il trouve Éphestion, Cratérus et Philippe à la tête de leurs divisions. Cratérus est chargé de conduire les troupes de Philippe au delà de l’Hydaspe, avec celles de Polisperchon et les éléphants. Néarque, continuant de diriger la flotte, doit le précéder de trois jours.

Ce passage de Ptolémée, littéralement traduit par Arrien, montre avec quel génie Alexandre avait su se créer une base d’opérations mobile sur ces fleuves inconnus de l’Inde, base qui marchait avec lui, qu’il abandonnait pour quelques jours et qu’il retrouvait à volonté. Nous né voyons rien de comparable, ni dans les campagnes de César, ni dans celles de Napoléon. Si ce dernier conquérant avait eu la prudence de faire naviguer ou voguer sa base d’opérations dans sa guerre d’invasion en Russie, son armée de six cent mille hommes ne se serait pas fondue dans une retraite.

IX

Cependant cette retraite, conquérante encore, de l’armée macédonienne, ne déguisait pas tellement l’évacuation des pays qu’elle ne rendit confiance et audace aux Indiens des deux rives de l’Hydaspe et de l’Acésinès. Ils l’attendaient à un passage difficile du fleuve, en nombre immense, et lui livrèrent une bataille assez semblable à celle de la Bérézina. Soit que le péril fût extrême, soit qu’Alexandre fat dégoûté de la vie depuis que la vie n’était plus une éternelle conquête, il sembla y chercher une mort illustre, plus favorable à l’immortalité de son nom qu’une retraite humiliante.

L’armée indienne, selon les Mémoires contemporains, était de quatre-vingt-dix mille fantassins et de dix mille cavaliers. Les troupes d’Alexandre se troublèrent à cet aspect et murmurèrent de nouveau contre une retraite qui semblait rechercher des batailles au lieu de les éviter. Alexandre les harangua encore, plus en suppliant qu’en roi. Son discours, conservé par Quinte-Curce, a l’accent désespéré de son âme.

Le roi, en grande peine, non pas pour soi, mais pour les siens, les assemble et leur remontre :Que ces peuples, qu’ils redoutaient tant, n’étaient point aguerris, et que, cela fait, il n’y avait plus rien qui empêchât qu’après avoir traversé toute la terre ils ne se vissent au bout du monde et de leurs travaux ; que, s’étant effrayés du Gange et du nombre des nations qui étaient au delà, il l’avait quitté pour l’amour d’eux, et pris une route où la gloire était égale et le péril moindre ; qu’ils voyaient déjà l’Océan et commençaient à sentir l’air de la mer ; qu’ils ne lui enviassent point une louange où il aspirait en passant les bornes d’Hercule et de Bacchus ; qu’ils pouvaient, sans qu’il leur en coûtât beaucoup, acquérir un renom immortel à leur roi ; qu’au moins ils souffrissent qu’on les retirât des Indes avec honneur, et qu’ils n’en sortissent point en fuyant.

C’est la coutume d’une multitude, surtout des gens de guerre, de tourner au premier vent qui la pousse ; c’est pourquoi, comme il ne faut rien pour l’émouvoir, peu de chose aussi est capable de l’apaiser. Jamais l’armée n’avait fait un cri de joie pareil à celui qu’elle fit alors, disant :qu’il les menait à la bonne heure, et qu’il égalât la gloire de ceux qu’il voulait imiter. — Le roi, fort aise de ces acclamations, marcha de ce pas contre les ennemis, qui étaient les plus vaillants des Indes et qui faisaient toutes sortes de préparatifs pour le bien recevoir. Ils avaient élu un chef de la nation des Oxydraques, plein de valeur et d’expérience, qui s’était campé au pied de la montagne et avait fait allumer quantité de feux de toutes parts, pour faire montre d’une grande multitude, avec des cris et des hurlements à la mode des barbares, dent ils pensaient étonner les Macédoniens.

Dès la pointe du jour le roi, gai et délibéré, voyant ses gens en bonne disposition, leur commanda de prendre les armes et de se mettre en bataille ; mais les barbares, soit que la peur les saisit, ou plutôt que la division se mit parmi eux, gagnèrent les montagnes écartées, et, le roi les poursuivit en vain, n’ayant pu attraper que le bagage.

Tout d’un train il tira vers la ville des Oxydraques, où la plupart s’étaient retirés, quoiqu’ils s’assurassent moins sur la bonté de la plaça que sur leurs armes et leur courage. Comme il faisait ses approches, un de ses devins le vint avertirqu’il quittât cette entreprise, ou du moins qu’il la différât, parce qu’il était menacé d’y perdre le vie. — Le roi, regardant Démophoon (c’était le nom du devin), lui ditLorsque tu es fort attentif à ton art et à contempler les entrailles des animaux, si quelqu’un te venait troubler, ne le tiendrais-tu pas pour un fâcheux et un importun ?Oui, sans doute, dit Démophoon. — Et ne penses-tu pas, répliqua le roi, qu’étant maintenant occupé, non pas à des entrailles de bêtes, mais à une des plus grandes affaires du monde, rien ne me puisse être plus importun qu’un devoir plein de superstition ? Et en achevant de dire cela il fait planter les échelles, et, comme ou tardait trop à son gré, il monta le premier.

Le cordon du mur était fort étroit, et il n’y avait point de créneaux, comme il y en a d’ordinaire aux autres ; ce n’était qu’un simple rebord couvert qui régnait tout autour pour en défendre l’entrée, de sorte que le roi n’eût su s’y tenir debout ; mais il s’y était accroché, recevant dans son bouclier tous les coups qu’on lui tirait de loin de dessus les tours. Ses gens aussi ne pouvaient monter sans être accablés des traits qui pleuvaient de foutes parts ; néanmoins, pour grand que fût le péril, quand ils virent que, s’ils ne se hâtaient, le roi était perdu, ils s’efforcèrent tous à l’envi de l’aller dégager, et chargèrent si fort les échelles qu’elles rompirent sous le faix et laissèrent le roi sans espérance de secours.

Cependant il était à la vue de toute son armée, abandonné comme s’il eût été seul, ayant le bras gauche si las de parer les coups qu’il ne s’en pouvait plus aider. Les siens lui criaient du pied de la muraille qu’il n’avait qu’à se laisser couler et qu’ils le recevraient, quand il entreprit une chose incroyable, et qui passe plutôt pour un prodige de témérité que de valeur. Il sauta dans la place remplie d’ennemis, ne pouvant attendre autre chose que d’être pris ou tué avant que de se relever, sans avoir moyen de se défendre et de venger sa mort ; mais, par bonheur, il balança tellement son corps qu’il tomba sur ses pieds, et, se trouvant debout l’épée à la main, il écarta ceux qui étaient les plus proches. La fortune aussi avait pourvu à sa défense, car il y avait assez près du mur un vieux arbre, dont les branches larges et touffues s’étendaient comme pour le couvrir, et, de peur d’être enveloppé, il s’appuya contre le tronc, qui était fort gros, recevant dans son bouclier tous les traits qu’on lui tirait par devant. Il est vrai qu’on les tirait tous de loin, personne n’ayant l’assurance de l’approcher, et ils tombaient plus sur l’arbre que sur le bouclier.

Mais ce qui lui servait le plus, c’était premièrement sa renommée, sous qui toute la terre tremblait ; puis le désespoir, plus puissant que tous pour inciter les hommes à mourir glorieusement. Toutefois, accablé d’un si grand travail, il tomba sur ses genoux ; et alors les barbares courant sur lui à l’étourdie, comme s’il n’y eut plus eu de danger, il les reçut si bien à coups d’épée qu’il en mit deux par terre, et après cela on n’eut plus d’envie de l’attaquer de si près. Mais, comme il était en butte à tous les dards, il avait bien de la peine à se défendre en une posture si désavantageuse, quand un Indien décocha contre lui une flèche de deux coudées (car les flèches des Indiens sont, comme j’ai dit, de cette longueur), qui, faussant sa cuirasse, lui entra bien avant dans le corps, un peu au-dessus du côté droit. Il en sortit une si grande abondance de sang que les armes lui tombèrent des mains, et il demeura comme mort, n’ayant pas seulement la force de tirer la flèche, tellement que celui qui l’avait blessé courut incontinent, plein de joie, pour le dépouiller ; mais il ne sentit pas si tôt mettre la main sur lui qu’ému, comme je crois, de l’indignité de l’opprobre, il rappela ses esprits, et, tâtant son ennemi au défaut des armes, lui plongea le poignard dans le flanc. Ces trois corps étendus autour de lui donnèrent un tel étonnement aux autres qu’ils le regardaient de loin satisfaire autre chose. Cependant le roi, qui voulait mourir en combattant, essaya de se relever avec son bouclier, et, sentant que les forces lui manquaient, il se prit aux branches de l’arbre pour faire un dernier effort ; mais avec tout cela il retomba sur ses genoux, défiant le plus hardi des ennemis à combattre de près contre lui.

Enfin Peucestas, ayant forcé par un autre endroit ceux qui défendaient le mur, se rendit auprès du roi, qui, l’ayant aperçu, fit état qu’il était arrivé là plutôt pour le consoler en sa mort que pour lui pouvoir plus sauver la vie, et, sur le point de rendre l’âme ; il se reposa sur son bouclier. Un moment après, Timée survient, puis Léonnatus, puis Aristonus. Les Indiens aussi, apprenant que le roi était dans la ville, accoururent là de toutes parts en laissant les autres, et pressèrent vivement ceux qui le défendaient, entre lesquels Timée, après avoir reçu plusieurs blessures par devant et rendu un glorieux combat, demeura sur la place. Peucestas, quoique percé de trois coups de flèche, n’avait soin que de couvrir le roi de son bouclier, qu’à la fin il abandonna, ne le pouvant plus soutenir à cause de ses plaies ; et Léonnatus, repoussant vigoureusement les barbares qui venaient fondre sur lui, reçut un si grand coup sur le cou qu’il en tomba demi-mort aux pieds du roi. Il n’y avait plus d’espérance qu’en Aristonus ; mais que pouvait un seul homme fort blessé contre une si grande multitude ?

Cependant le bruit court parmi les Macédoniens que le roi est mort. Ce qui eut étonné tous les autres hommes anima ceux-ci, qui, sans plus songer au péril, abattent le mur à coups de pics et de pieux, et, entrant en foule par la brèche, tuent plus d’Indiens dans la fuite que dans la défense. Ils n’épargnent ni âge ni sexe. Qui que ce soit qu’ils rencontrent, ils croient que c’est celui qui a blessé le roi. Ils sacrifient tout à leur colère et se soûlent de sang et de vengeance. Clitarque et Cimagène rapportent que Ptolémée, qui régna depuis, se trouva en cette occasion ; mais lui-même, qui n’aurait pas trahi sa gloire, a laissé par écrit qu’il n’y était pas et que le roi l’avait envoyé ailleurs ; tant a été grande la hardiesse de mentir, ou, ce qui n’est pas un moindre vice, la crédulité de ceux qui se sont mêlés d’écrire l’histoire.

Alexandre étant porté dans sa tente, les médecins scièrent si adroitement le bois de la flèche qu’il avait dans le corps qu’ils n’ébranlèrent point le fer, et, après l’avoir déshabillé, ils s’aperçurent que la flèche était dentelée, et qu’on ne la pouvait tirer sans danger si l’on n’élargissait la plaie. Mais aussi ils appréhendaient une trop grande perte de sang, parce que c’était une trop grande flèche, dont le coup était profond et qui semblait avoir offensé les parties nobles.

Critobule, un des premiers hommes de sa profession, étonné de la grandeur du péril, n’osait y mettre la main, de peur que sa tête ne répondit de l’événement ; et, comme il pleurait et était demi-mort d’appréhension, le roi, s’en apercevant, lui demandapourquoi il le faisait tant languir, et à quoi il tenait qu’il ne le délivrât promptement de ses douleurs, puisque aussi bien c’était fait de lui, et s’il craignait d’être accusé de sa mort, sa blessure étant mortelle ? Enfin Critobule, n’ayant plus de peur ou faisant semblant de n’en plus avoir, le priade se laisser tenir pendant qu’il lui arracherait le fer, parce que le moindre mouvement du corps lui pouvait beaucoup nuire. Le roi l’assuraqu’il n’était point besoin de le tenir ; et de fait il demeura ferme, comme on lui avait ordonné, sans remuer en aucune façon.

L’incision étant donc faite et le fer hors de la plaie, il en sortit une telle quantité de sang que, ne le pouvant étancher quoi que l’on sait faire, le roi tomba en syncope ; de sorte qu’ils se mirent tous à crier et à pleurer, croyant qu’il fut mort. Mais le sang s’arrêta, et il revint peu à peu et commença à reconnaître ceux qui étaient auprès de lui. Tout le jour et la nuit d’après, l’armée fut sous les armes autour de sa tente, confessant qu’ils ne vivaient tous que par lui ; et jamais ne voulurent partir de là qu’ils rie fassent murés qu’il se portait mieux et qu’il commençait un peu à reposer.

X

L’armée, avec cet instinct des multitudes, sentit que le seul homme qui l’avait conduite dans ces hasards pourrait l’en tirer maintenant. Chacun crut sa vie assurée ou perdue dans celle d’Alexandre. Il se montra le septième jour après sel blessure aux troupes, à demi couché sur la poupe de son vaisseau. Les soldats défilèrent devant lui en poussant des cris d’admiration et de joie. Quinte-Curce fait tenir ici aux généraux et à Alexandre de longs discours en contradiction avec le lieu, le temps et les forces même physiques de mourant ; Ptolémée, plus véridique, ne cite que le mot d’un vétéran macédonien, qui, en voyant son général et son roi pâli par la perte de son sang, lui fit un geste de résignation et d’approbation soldatesque en s’écriant : Voilà le partage des héros ! il faut qu’ils fassent et souffrent de grandes vicissitudes !

XI

Après avoir accepté la soumission du pays et pris des otages, il continué à descendre seul sur la flotte jusqu’au confluent de l’Hydraotès avec l’Acésinès, puis jusqu’au confluent de l’Acésinès avec l’Indus. L’Indus en cet endroit a trois lieurs de largeur ; il se bifurque ensuite et embrasse de ses deux bras un delta comparable à celui du Nil. Il y jette les fondements d’une huitième Alexandrie ; fondation évidemment chimérique, dessinée à faire illusion à la postérité. Fendant cette halte de l’armée, Cratère va subjuguer un prince indien de la rive gauche, auquel les historiens donnent le nom imaginaire de Musikan. Musikan, après une soumission apparente, soulève de nouveau le pays contre les Macédoniens, à l’aide des brahmes tout-puissants sur le peuple. Musikan est fait prisonnier et crucifié par les ordres d’Alexandre, non pour avoir défendu son pays, mais pour avoir trahi la foi jurée : supplice déshonorant pour un héros qui punit l’héroïsme dans son ennemi vaincu !

XII

Pendant que les lieutenants d’Alexandre, Cratère et Python, allaient, à droite et à gauche du fleuve, soumettre les contrées de l’Inde, Alexandre allait visiter lui-même l’Océan, sur les flots duquel il comptait lancer bientôt Néarque et les galères. Son but, dit Ptolémée, était de faire accomplir par cet amiral la reconnaissance de tout le golfe Persique jusqu’à l’embouchure du Tigre, afin d’établir une communication navale régulière et continue entre Babylone et les Indes.

Les motifs économiques et commerciaux auxquels on attribue cette étude de Néarque et cette pensée d’Alexandre sont évidemment chimériques : les pensées des plus grands hommes sont conformes à leur temps ; le temps d’Alexandre n’était pas à l’industrie, mais à la gloire ; ce héros était un héros de poème, et non un spéculateur de comptoir. Montesquieu nous semble ici se tromper quand il voit dans l’expédition géographique et navale de Néarque, un voyage d’exploration commerciale pour la recherche des débouchés et des produits. Ce qu’Alexandre cherchait, c’étaient des routes liquides, faciles et courtes, pour rattacher l’Inde à la Perse, pour tenir les deux empires sous la même main, et vraisemblablement pour s’assurer si l’on gourait aller, par mer, des bouches de l’Indus dans le golfe Arabique ; car la conquête de l’Arabie occupait déjà son imagination.

Quoiqu’il en soit, après avoir assisté au départ de l’expédition aventureuse de son amiral Néarque, Alexandre remonta de nouveau le bras droit de l’Indus jusqu’à la bifurcation de ce fleuve, divisa son armée en plusieurs colonnes dont il commandait lui-même l’avant-garde, et s’avança lentement, en conquérant toujours ; du côté de Kandahar, par les montagnes du Caboul, du Béloutchistan et de l’Afghanistan, contrées âpres, stériles, arides, comprises alors dans ce qu’on appelait la Gédrosie. On ne comprend guère comment, avec une armée déjà décimée par tant de marches, d’années, de batailles, il laissa encore çà et là et des colonies militaires et une satrapie sous le commandement d’un de ses lieutenants Léonnatus, au milieu de ces peuples nombreux et indomptés. Sa trace se refermait sur lui aussitôt qu’il avait passé. On ne peut expliquer ces jalons d’hommes laissés ainsi sur sa route à la merci des populations indigènes que par la certitude que l’expédition de Néarque lui donnait d’avance d’envoyer prochainement des secours et des renforts à Léonnatus par l’Euphrate et le Tigre. Autrement ces colonies militaires n’eussent été que des colonies de Vie, tunes sacrifiées aux indigènes.

XIII

Ces dispositions prises, il fut rallié par la masse de l’armée, commandée par Éphestion. Il n’avait voulu cette fois confier qu’à un autre lui-même la direction d’une retraite qui dépassait en périls toutes ses victoires. Avant de l’entreprendre, cependant, il fit hiverner ses troupes à l’entrée des montagnes, soit pour être à portée de secourir lui-même Léonnatus, laissé ainsi en arrière, soit pour attendre une autre saison plus favorable à la nourriture des chevaux, soit pour donner à Néarque le temps d’achever sa circumnavigation du golfe Persique et de venir le rencontrer au bord de la mer.

Il ébranla l’armée aux premières tiédeurs du printemps. La description que fait Quinte-Curce des peuplades indigentes et sauvages qu’il rencontra dans ces déserts, entre les montagnes et la tour, est conforme à la description plus sobre, usais aussi plus triste, de Ptolémée. A l’exception du myrthe du Nord, des palmiers et des acacias épineux, la terre, dit ce général, n’y produit rien de ce qui peut alimenter les animaux et les hommes. Cette route de soixante journées de marche à travers les sables et les marais de la Bactriane rappelle, avec d’autres couleurs, empruntées à un autre ciel, la retraite funeste de Napoléon en Russie. Les frimas seuls y manquèrent ; mais les maladies, les fatigues, les intempéries d’un ciel de feu, la disette, la soif, le désespoir et la mort n’y manquèrent pas. C’est ici que les descriptions vivantes de Quinte-Curce l’emportent comme les drames pathétiques sur les récits sans couleur de Ptolémée et d’Arrien.

Les plus grands froids étant passés, il brûla les vaisseaux inutiles, et, menant son armée par terre, arriva en neuf marches d’armée au pays des Abarites, et en autant de jours en celui des Gédrosiens, peuple libre, lequel, après avoir tenu conseil, se soumit au roi, qui ne lui demanda que des vivres. De là il se rendit en cinq journées sur les bords du fleuve Arabus, et, traversant de grands déserts où il n’y avait point d’eau, il passa dans la contrée des Horites, et y remit à Éphestion la plus grande partie de ses troupes, partageant le reste, armé à la légère, avec Ptolémée et Léonnatus. Il y avait donc trois corps d’armée à la fois qui ravageaient les Indes et faisaient de grands butins. Ptolémée pillait les régions maritimes, le roi désolait la campagne d’un côté et Léonnatus de l’autre. Il y bâtit pourtant une ville qu’il peupla d’Aracosiens, puis tira vers ces peuples des Indes qui sont le long de la mer et qui tiennent un grand pays vaste et inhabité, n’ayant aucune communication avec leurs voisins. Cette solitude achève de leur abrutir l’esprit, qu’ils ont naturellement farouche. Ils laissent croître leurs ongles et leurs cheveux sans jamais les couper. Ils bâtissent leurs cabanes de coquilles et d’autres excréments de la mer, s’habillent de peaux de bêtes sauvages, et vivent de poissons séchés au soleil et de la chair des baleines que les tourmentes jettent sur leurs côtes.

Les Macédoniens, après y avoir consumé toutes leurs provisions, commencèrent à avoir disette, et dans peu de jours furent si pressés de la faim qu’ils cherchaient partout des racines de palmier ; car il n’y a point d’autre arbre en ce pays-là. Mais, comme ce secours vint encore à leur manquer, il fallut manger les bêtes de sommé, puis les chevaux de service et, quand il n’y eut point de quoi porter le bagage, on fut contraint de briller ces riches dépouilles, pour lesquelles ils avaient couru jusqu’aux extrémités de la terre.

Après la famine vint la peste, qui s’engendrait de la mauvaise nourriture qu’ils n’avaient pas accoutumée, avec le travail du chemin et le chagrin, voyant qu’ils ne pouvaient marcher ni arrêter sans périr ; car s’ils demeuraient il fallait mourir de faim, et s’ils pensaient avancer la peste s’enflammait davantage. Ainsi la campagne était couverte de morts et plus encore de mourants ; même les moins malades ne pouvaient suivre, à cause que l’armée se bâtait tant qu’elle pouvait, chacun se persuadant que plus il s’avançait, plus il s’éloignait du danger et assurait son salut. Ceux donc qui demeuraient sur les chemins priaient et ceux qu’ils connaissaient et ceux qu’ils ne connaissaient point de les secourir ; mais il n’y avait plus de voiture pour les emmener, et à peine le, soldat pouvait-il porter ses armes, outre qu’étant sur le point de se voir au même état il ne songeait qu’à se sauver. Ils avaient beau crier et implorer du secours, on détournait les yeux pour ne les pas voir ; cela pourchassait la compassion. Ces misérables ainsi abandonnés attestaient les dieux, réclamaient le roi, conjuraient leurs compagnons par les choses les plus sacrées de ne les point délaisser ; mais, voyant qu’ils parlaient à des sourds, leur désespoir passait à la rage ; ils les chargeaient d’imprécations, et leur souhaitaient une pareille fin et de semblables amis.

Le roi, aussi honteux qu’affligé d’être la cause d’une si grande misère, dépêcha vers Phratapherne, satrape des Parthéniens, pour faire apporter des vivres tout cuits sur des chameaux et des dromadaires. Il fit aussi savoir ses nécessités aux gouverneurs des autres provinces, qui firent toutes leurs diligences ; de sorte que l’armée, étant au moins garantie de la famine, fut enfin conduite sur les confins de la Gédrosie, pays gras et abondant, où il séjourna quelques jours pour la refaire. Là il reçut des lettres de Léonnatus, par lesquelles il lui mandait qu’il avait combattu et défait huit mille hommes de pied et cinq cents chevaux des Horites ; et eut aussi nouvelles de Cratère, qui avait surpris Ozinès et Zariaspe, deux seigneurs persans, tramant une révolte, et les avait arrêtés.

Après il établit Sibyrtius gouverneur du pays, en la place de Ménon, qui était mort de maladie depuis peu, et tira vers la Carmanie, dont Aspaste était satrape, soupçonné d’avoir voulu remuer pendant que le roi était aux Indes. Et, comme il fut venu au-devant de lui, il lui fit boit accueil sana lui témoigner aucune défiance, et le laissa dans sa charge jusqu’à ce qu’il se frit éclairci de la vérité. Cependant les gouverneurs des Indes lui ayant envoyé, par son ordre, quantités de chevaux et d’autres bêtes de somme, de toutes les provinces de son obéissance, il remonta et remit en équipage ceux qui en avaient besoin, et leur donna à tous des armes aussi belles que les premières ; ce qui ne lui fut pas malaisé, étant proche de la Perse, qui était alors paisible et abondante en toutes choses.

Or, comme il s’était proposé de longue main d’égaler en tout la gloire de Bacchus, il affecta de l’imiter, non seulement aux victoires qu’il avait remportées sur ces peuples, mais aussi en la forme de son triomphe. Car, soit que ce fût un triomphe véritable que Bacchus eût lui-même institué le premier, ou que ce ne flet qu’un jeu d’ivrogne et une pure momerie, tant il y a qu’il suivit son exemple, voulant passer pour dieu comme lui. Il fit joncher de fleurs et de festons les chemins par où il passait, et ordonna que devant les portes des maisons on rangeât force coupes pleines de vin, et que par les carrefours il y eût des pipes défoncées, où l’on puis9t largement à boire. Après il fit équiper des chariots capables de porter quantité de gens, et les fit couvrir en forme de tentes, les uns de voiles blancs et les autres de riches couvertures. Les familiers du roi marchaient les premiers, couronnés de chapeaux de fleurs et de guirlandes. On oyait d’un côté le son des flûtes et des hautbois, et de l’autre celui des instruments et des concerts de musique. Toute l’armée venait ensuite, mangeant et buvant d’une manière dissolue, sur des chariots plus ou moins parés, selon le pouvoir de chacun, qu’ils avaient encore enrichis de leurs armes de parade qui pendaient à l’entour. Le roi était au milieu des compagnons de sa débauche, sur un char magnifique, chargé de flacons et d’autres vases d’or, si massifs et si lourds qu’il ployait sous le faix. C’est ainsi que l’armée victorieuse des nations marcha durant sept jours,-ivrognant et se gorgeant de viandes. Oh ! le grand butin que c’était là, s’il fût resté aux vaincus une étincelle de courage pour oser attaquer des gens noyés dans le vin ! Il est certain que mille hommes sobres, contre des gens qui depuis sept jours n’avaient point désenivré, les pouvaient tous prendre et les enchaîner au milieu de leur triomphé ; mais la fortune, qui met le prix aux choses et leur donne tel visage qu’il lui plait, tourna même à gloire ce qui est une infamie dans les armes. Aussi le siècle qui en fut témoin et la postérité qui l’a su se sont étonnés que celé se soit fait parmi des peuples à peine domptés, et que les barbares aient pris cette témérité pour une assurance. Au reste, ce bel appareil traînait un bourreau à sa queue ; car Aspaste, le satrape dont nous avons parlé, fut exécuté à mort ; en quoi l’on découvre le naturel de l’homme, qui, pour être voluptueux, n’en est pas moine cruel, ni, pour être cruel, n’en est pas aussi moins voluptueux.

Ce triomphe, imité de celui de Bacchus et passé en préjugés historiques dans l’imagination des hommes, n’est qu’une amplification satyrique de quelques historiens pamphlétaires grecs, coloriée et travestie encore par Quinte-Curce. Voici en quels termes en parle, d’après tous les documents historiques et originaux existants de son temps, le traducteur de Ptolémée, Arrien :

Quelques historiens rapportent, contre toute vraisemblance, qu’Alexandre traversa la Carmanie sur deux chars attachés ensemble, au milieu d’un cortège d’hétaires et de musiciens dont il écoutait les concerts, nonchalamment penché, taudis que ses soldats, le front couronné, ils suivaient en folâtrant, et que les habitants accouraient en lui apportant tout ce qui pouvait fournir à sa table et à ses débauches. Ils ajoutent que c’était à l’exemple du triomphe de Bacchus, qui traversa dans cet appareil une grande partie de l’Asie après la conquête des Indes. Cette pompe, reproduite depuis, est devenue celle de tous les triomphateurs. Mais Ptolémée, Aristobule et tous les auteurs dignes de foi n’en ont point parlé. On lit seulement dans Aristobule qu’arrivé dans -la Carmanie Alexandre sacrifia aux dieux pour les remercier de lui avoir accordé la victoire dans les Indes et sauvé son armée dans la Gédrosie, et fit célébrer les jeux du Gymnase et de la Lyre. Il inscrivit Peucestas parmi les gardes de sa personne, qui n’étaient qu’au nombre de sept, savoir Léonnatus, Éphestion, Lysimaque, Aristonus, tous quatre Pelléens ; Perdiccas, de l’Orestide ; Ptolémée et Python, Éordéens. Peucestas, qui l’avait couvert de son bouclier chez les Malliens, fut le huitième. Alexandre avait résolu de le nommer satrape de la Perse, mais il voulait d’abord lui donner ce premier et honorable témoignage de sa reconnaissance.

XIV

Arrivé dans la partie fertile de la Carmanie persane avec les débris de son armée, Alexandre y fut rencontré par les renforts que Cléandre et Pitalus, deux de ses lieutenants cachés en Perse, lui amenaient pour combler les vides de ses phalanges. Il les fit destituer, juger et punir, avec un autre de ses lieutenants, nommé Apolophane, qui ne lui avait pas envoyé assez vite et assez abondamment les vivres dont il devait pourvoir sa route.

Sa première pensée, après avoir remercié les dieux, fut de venger la Perse, outragée en son absence parles concussions et les violences de ses généraux macédoniens. Après une enquête sur leur administration, il en livra plusieurs à la justice de l’armée et à la vengeance des Perses. Cette impartialité vigoureuse de gouvernement lui attacha la Perse ébranlée plus que le bruit de ses victoires dans l’Inde. L’espèce de pompe avec laquelle il fil avancer son armée, recrutée dans les provinces de Perse, bien loin d’être une folie, comme l’insinue Quinte-Curce, fut une pompe toute militaire et toute politique, destinée à faire illusion aux peuples sur les pertes qu’il avait essuyées dans le retour et à montrer la sécurité et la joie du triomphe au lieu de la consternation du revers. Cette politique trompa en effet les Perses ; son administration fit le reste.

Il fut rejoint à la frontière de Perse par Éphestion, qui ramenait intacte la masse de l’armée par des chemins plus praticables. Les mulets, les chameaux et les éléphants eux-mêmes avaient supporté sans périr cette longue marche.

Ce fut là aussi que Néarque, après avoir accompli la circumnavigation de son Périple, rejoignit Alexandre et lui rendit compte des mers, des rivages et des fleuves. Alexandre lui mit une couronne d’or sur la tête ; il lui ordonna de reprendre la mer et de poursuivre sa navigation jusqu’aux embouchures du Tigre qu’il remonterait jusque vers la province intérieure de Suze. Poursuivant ensuite son retour lui-même par la Perse proprement dite (pays de Fars), il rencontra à Pasagarde Atropate, son lieutenant des Mèdes, qui lui amenait, pour qu’il en fit justice, un Mède qui en son absence avait voulu insurger le pays et s’attribuer la couronne. Il ne punit pas moins inflexiblement son propre vice-roi, le Persan Oxinès, accusé d’avoir outragé les mœurs et la religion de la Perse en saccageant jusqu’au tombeau du fondateur de la monarchie, le grand Cyrus. Voici en quels termes Arrien raconte, d’après Ptolémée, l’événement raconté dans un tout autre esprit par Quinte-Curce. C’est au lecteur à choisir entre le récit des généraux d’Alexandre et le récit des libellistes athéniens.

Une des choses qui affecta le plus Alexandre fut la violation du tombeau de Cyrus, qu’on avait forcé et dépouillé. C’est au centre des jardins royaux de Pasagarde que s’élevait ce tombeau, entouré de bois touffus, d’eaux vives et de gazon épais. C’était un édifice dont la base, assise carrément sur de grandes pierres, soutenait une voûte sous laquelle on entrait avec peine par une très petite porte. On y conservait le corps de Cyrus dans une arche d’or sur un abaque dont les pieds étaient également d’or massif, couvert des plus riches tissus de l’art babylonien, de tapis de pourpre, du manteau royal, de la partie inférieure de l’habillement des Mèdes, de robes de diverses couleurs, de pourpre et d’hyacinthe, de colliers, de cimeterres, de bracelets, de pendants en pierreries et en or. On y voyait aussi une table ; l’arche funéraire occupait le centre. Des degrés intérieurs conduisaient à une cellule occupée par les mages, dont la famille avait conservé depuis la mort de Cyrus le privilège de garder son corps.

Le roi leur fournissait tous les jours un mouton et une certaine quantité de farine et de vin, et tous les mois un cheval, qu’ils sacrifiaient sur le tombeau.

On y lisait cette inscription en caractères persans :

Mortel, je suis Cyrus, fils de Cambyse. J’ai fondé l’empire des Perses et commandé l’Asie. Ne m’envie point ce tombeau.

Alexandre, curieux de visiter ce monument après la défaite des Perses, trouva qu’on avait tout enlevé, à la réserve de l’abaque de l’arche ; on en avait tiré le corps, on avait tenté de briser l’arche pour l’emporter avec plus de facilité ; on y voyait encore la marque des coups et de l’effort des sacrilèges qui l’avaient abandonné, n’ayant pu réussir à le lever. Aristobule rapporte que lui-même réitéra l’ordre d’Alexandre de rétablir le tombeau et de rassembler les débris du squelette dans l’arche, de la recouvrir, d’en réparer les outrages ; et, après avoir rétabli sur l’abaque les tapis et tout le luxe qu’il étalait, de murer la porte en y apposant le sceau royal.

Alexandre fait arrêter et mettre à la question les mages qui gardaient le tombeau pour découvrir les auteurs du crime. Les tourments ne purent rien en tirer : on les relâcha.

C’est pendant ces loisirs de son troisième séjour à Persépolis qu’Alexandre s’entretint le plus fréquemment de religion et de philosophie avec les brahmes qu’il avait ramenés de l’Inde et avec les mages, chefs de la religion de la Perse. Plutarque prête à ces brahmes et à ces mages des arguties et des ingéniosités d’esprit plus dignes de baladins que de sages ; il attribue à la grande religion mystique ascétique de l’Inde et à la haute philosophie symbolique de Zoroastre les puérilités des sophistes grecs. Arrien, plus sensé et plus informé, ne fait tenir à ces religieux et à ces philosophes que le langage de la raison : ce sont des Diogènes vertueux, et non des Diogènes cyniques. Ils parlent librement à Alexandre du néant de toute gloire qui n’a pas l’amour des hommes pour mobile et l’adoration du souverain Créateur pour but.

De la terre, lui disent-ils, tu ne posséderas à la fin de tes conquêtes que la pincée de poussière nécessaire pour recouvrir tes os.

Alexandre ne s’offensait point de leur audace, et il paraissait goûter leurs maximes comme il avait dans son enfance goûté celles d’Aristote ; mais la gloire au moins lui paraissait la plus digne lutte de l’homme contre le néant, et il s’affligeait quelquefois avec ses amis de ce que la terre était trop petite pour son ambition de renommée. Il aurait voulu conquérir les astres qui brillaient sur sa tête dans le beau ciel de Perse, pour que son nom eût des échos sans nombre et sans fin dans le firmament.