VIE D’ALEXANDRE LE GRAND

 

LIVRE IV.

 

 

I

Aussitôt après la ruine de Tyr, Alexandre, ordonnant à Parménion de déboucher vers l’Égypte par les vallées du Jourdain, marcha lui-même avec toute son armée vers Gaza. Gaza, ville fortifiée au confluent du Jourdain, des vallées d’Arabie, des vallées de Syrie et du désert d’Égypte, qui commande aujourd’hui le fort d’el-Arich, était la clef de ce désert. La ville, abandonnée par les Perses, livrée à elle-même par les Égyptiens, mais défendue par une garnison d’Arabes, indomptés et patriotes, opposa une résistance désespérée aux deux armées. Plus heureux ou plus obstiné que Napoléon devant Saint-Jean d’Acre, Alexandre emporta d’assaut la forteresse arabe, mais il y reçut une blessure grave à l’épaule qui fit craindre quelques jours pour sa vie.

Avant même d’être guéri de cette blessure il lança son armée dans le désert de huit jours de marche qui sépare la Syrie de l’Égypte.

Sa campagne en Égypte ne fut pas une expédition militaire, mais une simple occupation politique.

Les Égyptiens, mécontents du joug des Perses, qui voulaient leur imposer le culte des mages au lieu des mystères religieux de l’Inde dont ils gardaient les dogmes cachés dans leurs sanctuaires, accueillirent Alexandre en libérateur et non en ennemi. Le satrape Masacès lui-même, vice-roi d’Égypte pour les Perses, intimidé par la double défaite de son maître au Granique et à Issus, se hâta de lui ouvrir les villes de son gouvernement. Alexandre, plus attentif à se ménager la défection des Perses que l’amitié des Égyptiens, accoutumés à la servitude, laissa à Masacès son gouvernement de Péluse et du littoral de l’Égypte. Une telle confiance dans des satrapes infidèles à leur souverain, au détriment dé ses propres officiers, ne peut s’expliquer autrement que par le plan de corrompre et de flatter les Perses.

De Péluse Alexandre remonta avec l’armée jusqu’à Memphis, la capitale de la puissance du sacerdoce et des arts de l’Égypte. L’armée grecque et macédonienne dut éprouver dans l’Égypte, alors aussi monumentale et plus florissante, des impressions plus vives et plus éblouissantes encore que les impressions éprouvées deux mille trois cents ans plus tard par l’armée française quand elle accomplit l’expédition plus prestigieuse que militaire de Napoléon. Alexandre était infiniment plus philosophe que le général français. Le disciple d’Aristote n’était pas moins savant pour son temps que l’officier d’artillerie devenu l’Alexandre de la France. Il menait de même à la suite de l’armée une foule de philosophes, d’érudits, de géographes grecs, d’administrateurs et de financiers consommés, tels que Callisthènes, Néarque, Attalus et cent autres qui formaient à la fois son conseil d’État et sa cour militaire. Il écrivait lui-même jour par jour, comme César, ses impressions et ses actes personnels dans des commentaires longtemps conservés, publiés après sa mort et malheureusement perdus dans la nuit de la décadence grecque. Il ne nous reste de ces Mémoires, empreints de l’universalité et de la grandeur de son génie, que des mentions dans les historiens grecs de son époque et des fragments de quelques lignes, vaine poussière d’un monument écroulé. Ces demi-phrases ne suffisent pas pour décider s’il était dans son style aussi substantiel que César, aussi poète que Napoléon ; mais il est difficile d’en douter quand on considère sa passion pour Homère, son respect pour Aristote, son goût pour les grands écrivains arbitres de la gloire et le caractère de ses harangues é ses soldats, où le sens jaillit du mot comme la grandeur jaillit de l’9me. A la pensée d’un homme on peut recomposer son style. Celui d’Alexandre dut être vaste comme l’univers. Héraclide rapporte que son guide le plus assidu dans l’étude du pays, des mœurs et des monuments d’Égypte, fut Homère. Il trouvait, disait-il, ce poète d’aussi bon conseil pour la guerre que pour les arts, pour la philosophie et pour le gouvernement.

II

De même que le général français avait proclamé sa vénération pour l’islamisme dans l’Égypte mahométane, de même Alexandre à Memphis sacrifia au bœuf Apis, personnification symbolique de la fécondité divine des bords du Nil. Dieu nous garde de louer dans ces deux hommes de guerre une indifférence banale ou impie pour des crédulités populaires qui encouragent par leur exemple les peuples et les soldats à se jouer de la raison humaine, seul culte qu’ils professaient en réalité. La tolérance n’est pas la complicité ; on ne corrige pas les erreurs de la superstition en les imitant.

Alexandre poursuivait aussi à Memphis avec les prêtres égyptiens ce qu’il avait commencé en Grèce avec les prêtres d’Éphèse, ce qu’il allait continuer encore avec les prêtres d’Ammon, enfin ce qu’il projetait déjà de renouveler avec les mages de Babylone et de Persépolis. Il prenait les dieux pour prendre les mœurs de l’Afrique et de l’Asie. Il n’en adorait qu’un, mais il les encensait tous. Les politiques peuvent admirer cette politique ; les vrais sages doivent la mépriser.

III

Selon Arrien, après avoir cantonné son armée dans les villes principales et dans les bourgades des bords du Nil pour s’y reposer de leurs longues fatigues et pour y jouir pendant un hiver entier de la victoire dans le luxe et dans la paix, il s’occupa d’administrer l’Égypte. Les satrapes et les prêtres de Memphis lui livrèrent le trésor accumulé par l’administration des Perses. Ce trésor égalait, disent les historiens, celui que Parménion avait recueilli à Damas dans les bagages de Darius. L’or et l’argent monnayés s’élevaient seuls à cent millions de notre monnaie. Les objets d’art étant d’une valeur incalculable, il envoya les plus précieux à Olympias, sa mère, les autres aux principales villes de la Grèce. Il divisa l’Égypte en deux gouvernements pour qu’un seul vice-roi d’une si riche province ne fût pas tenté de se l’approprier par une ambition trop facile. Il confia ces deux gouvernements à ces mêmes satrapes persans qui lui avaient remis le royaume. Il est difficile de comprendre ses motifs de si loin pour avoir préféré des Perses à des Macédoniens, à des Grecs ou même à des Égyptiens de naissance, dans ces importants gouvernements.

Peut-être pensa-t-il que les Égyptiens obéiraient plus naturellement à des gouverneurs du grand roi dont ils avaient une longue habitude.

Peut-être craignit-il de confier une si riche proie à des Grecs infidèles ou à des Macédoniens belliqueux, qui pourraient saisir la couronne d’Égypte en son absence.

Peut-être réfléchit-il que des satrapes perses infidèles à leur roi lui seraient des serviteurs plus dévoués que tous les autres, précisément parce que leur défection au roi des rois ne leur laissait de salut que dans son parti.

Peut-être enfin voulut-il commencer dès les bords du Nil à flatter l’aristocratie des Perses, maîtres des satrapies, en leur montrant par tant d’éclatants exemples qu’il ne faisait point acception d’Asiatiques ou d’Européens dans sa faveur, et que, Darius changé sur le trône, rien ne serait changé pour eux que Darius.

Toutes ces considérations nous paraissent également vraisemblables ; omises par les historiens dans leurs récits, elles ne sont pas de l’histoire, mais elles sont le commentaire probable de la conduite d’Alexandre en Égypte.

IV

Il reçut à Memphis les députés de la Grèce entière, chargés de lui apporter les félicitations et de lui amener les renforts de ses alliés. Il était avide surtout de recruter des Macédoniens, plus belliqueux et plus incorporés à sa cause ou à sa gloire que les Grecs. Antipater lui en envoya quatre cents, commandés par Ménilas, et cinq cents cavaliers thraces, race gigantesque et martiale dont l’aspect seul intimidait les Perses. Arrien donne avec sa minutieuse exactitude la distribution des garnisons et les noms des officiers qui les commandaient, depuis la Libye jusqu’à Péluse. Ces noms et ces choses perdent de leur intérêt dans la distance. Nous ne les énumérons pas. Nous remarquons seulement que, sous les deux satrapes qui allaient gouverner civilement l’Égypte, tout le gouvernement militaire était macédonien. Cinq mille hommes laissés ainsi en Égypte, sous d’excellents officiers, suffisaient à maintenir dans l’ordre et dans la fidélité cette terre docile, grenier de l’Orient.

V

Avant de quitter l’Égypte il la parcourut en plusieurs sens, comme pour y chercher la place d’une nouvelle capitale : Memphis, trop reculée au fond de la vallée, ne convenait plus au rôle commercial et politique qu’il destinait à l’Egypte dans son nouveau système d’un empire grec au cœur de l’Asie. La capitale du Nil, selon ce plan, devait être à son embouchure. Il voulait qu’elle fût tout à la fois la clef militaire de la vallée du Nil, le lien maritime avec l’Afrique, la porte toujours ouverte de la Syrie, le port de la Grèce marchande, enfin l’entrepôt de l’Asie et de l’Europe, à égale proximité de ces trois continents. Cette pensée était si juste que, si l’empire de Macédoine avait doré, cette capitale serait devenue en peu d’années la Babylone d’Alexandre.

Il trouva enfin ce site non loin de Canope et des Palus-Moaotides. Il donna à ses architectes l’ordre de tracer dans le désert le plan de l’enceinte d’une grande ville future. Les ingénieurs appellent les ouvriers ; les ouvriers, qui n’avaient rien préparé pour délimiter l’enceinte qu’on leur traça, prennent à poignées dans les sacs la farine destinée à la nourriture des soldats d’Alexandre. Ils la répandent derrière eux sur le sol, en marquant ainsi les contours de la ville. Les oiseaux du ciel, accourus le soir sur leurs traces et reconnaissant à la blancheur de la trace la farine, effacent en la becquetant la ligne des architectes. On s’émerveille d’un prodige si naturel ; on consulte l’oracle sur le sort présagé ainsi à la ville future. L’oracle répond que la farine figure la fertilité, et que les oiseaux du ciel figurent les flottes ailées des nations qui viendront avec des navires sans nombre s’approvisionner en grains dans ce grenier du monde. Oracle vérifié encore aujourd’hui. Alexandre, voulant lier le sort de son nom au sort de sa fondation, donne le nom d’Alexandre à Alexandrie.

VI

Alexandrie ainsi fondée, le roi résolut d’accomplir avec une royale solennité le pèlerinage qu’il s’était proposé de faire dans l’oasis d’Ammon en Libye, au temple et à l’oracle d’une divinité cachée au fond du désert. Ce voyage de piété ou de politique n’était pas, comme ou l’a trop répété, une innovation dans les habitudes des héros ou des conquérants du Nil. Persée avait accompli le même voyage sacré ; Hercule avait visité le dieu de l’oasis ; c’était de là que ces deux conquérants, divinisés par la fable, avaient rapporté le titre d’une parenté avec le dieu des dieux. Alexandre espérait répandre le même préjugé sur son nom et sur son entreprise en s’approchant du même mystère. Sa pensée, dit le judicieux Appien, était bien moins de savoir sa destinée de la bouche de l’oracle que de passer pour le savoir en effet.

Le voyage, accompli tous les jours par des caravanes d’Arabes, n’offrait aucun des dangers dont l’imagination de Quinte-Curce a grossi son récit. Ce récit est indigne de l’histoire. Appien donne l’entreprise pour ce qu’elle fut : une visite de curiosité et de politique à un oracle populaire en Egypte par son éloignement du Nil et de Memphis.

Alexandre, dit-il, en quittant les ouvriers qu’il avait établis à Alexandrie, s’avança avec une forte escorte le long du rivage de la mer jusqu’à Parétonium, et parcourut ainsi la longueur de seize cents stades (soixante lieues) dans un désert où l’eau ne lui manqua pas totalement, au rapport d’Aristobule. De là il tourne vers le temple d’Ammon, à travers le désert et les sables brûlants de la Libye, où il eût éprouvé les horreurs de la soif sans une pluie abondante qui fut regardée comme un prodige, ainsi que le fait suivant.

Quand le vent du midi souffle dans ces contrées, il élève une si grande quantité de sable qu’il en couvre les chemins disparus. Alors ces plaines offrent l’aspect d’un Océan immense ; ni arbres, ni hauteurs pour se reconnaître ; rien n’indique la route qu’il doit tenir au voyageur plus malheureux que le nocher, dont les astres du moins dirigent la navigation. Alexandre et les siens étaient dans cet embarras lorsqu’au rapport de Ptolémée deux dragons sifflent et précédent l’armée. Alexandre accepte l’augure, ordonne d’en suivre la trace, qui dirige leur marche vers le temple et leur retour. Aristobule prétend, et son opinion parait plus généralement adoptée, que ce furent deux corbeaux dont le vol guida l’armée. Je crois bien qu’Alexandre n’arriva que par un prodige, mais ici, vu la diversité des récits, tout n’est qu’obscurité.

Le temple d’Ammon s’élève au milieu d’un vaste désert et de sables arides ; son enceinte très peu étendue, puisqu’elle n’a que quarante stades dans sa plus grande largeur, est plantée d’arbres qui s’y plaisent, de palmiers et d’oliviers ; c’est le seul point de cette immense solitude où l’œil rencontre un peu de verdure. On y voit jaillir une fontaine remarquable par ce phénomène : ses eaux, presque glacées à midi, perdent leur fraîcheur à mesure que le soleil baisse, s’échauffent sur le soir, et semblent brûlantes à minuit ; l’aurore les refroidit ensuite et la midi les glace ; chaque jour est témoin de cet effet. On trouve aussi dans cet endroit un sel fossile que les prêtres de ce temple portent quelquefois en Egypte dans des corbeilles et dont ils font présent au roi ou à d’autres personnages. Ce sel a la transparence du cristal, ses frustes sont très gros et excèdent quelquefois trois doigts de longueur. Plus pur que le sel marin, on le réserve en Égypte pour les cérémonies religieuses et pour les sacrifices.

Alexandre admire la beauté du lieu, consulte l’oracle, en reçoit, dit-il, une réponse favorable, et retourne en Égypte ; selon Aristobule par le même chemin, selon Ptolémée par le chemin plus court qui ramène de l’oasis d’Ammon à Memphis.

Maxime de Tyr attribue ce pèlerinage à des motifs plus humains et plus scientifiques que ceux donnés par les historiens grecs de la vie d’Alexandre. Il consulta surtout l’oracle d’Isis sur les sources du Nil, et il lui demanda de plus si tous les assassins de son père Philippe avaient ôté punis ? Comment concilier cette sollicitude d’un fils pour la vengeance de son père avec la prétention de renier ce père et de se proclamer fils du roi des dieux ? Il y a ici une contradiction dans les écrivains populaires d’Égypte et d’Asie qui dément assez la prétendue démence de l’élève d’Aristote. D’ailleurs on verra plus tard qu’Alexandre, bien loin d’effectuer sa fabuleuse divinité, s’exposa constamment sur tous les champs de bataille à des blessures et à mm mort qui l’auraient assez démenti devant ses propres soldats. Ii en plaisanta plusieurs fois lui-même avec ses amis, et Olympias, sa mère, en -plaisantait dans ses lettres et dans ses conversations. Sa prétendue divinité ne fut donc jamais qu’une crédulité populaire des peuples éblouis par son passage, ou une calomnie de ses ennemis pour travestir son génie en démence.

VII

Avant de quitter l’Égypte, dont la possession lui assurait des subsides immenses et réguliers, bien plus fixes que les dépouilles accidentelles de la victoire, il organisa l’administration entière do tolus les États d’Afrique et d’Asie qu’il allait laisser derrière lui en marchant vers la Babylonie et vers la Perse. L’homme dont il fit choix pour lui confier toutes les finances de l’Asie Mineure et de l’Égypte, concentrées dans son trésor, avait les qualités et les défauts de son emploi. Cet homme avait le génie administratif d’un Grec, le génie asiatique d’un satrape, le génie ambitieux d’un Macédonien. Pendant qu’Alexandre conquérait des couronnes avec du fer, il rêvait déjà d’en acheter une avec de l’or.

Cet homme, dont Appien parle seul avec intelligence, était Harpalus, fils de Machatas ; né en Macédoine d’un sang illustre, il avait été élevé avec le fils de Philippe à la cour de Pella. A l’époque où Alexandre avait été forcé, par les intrigues de la nouvelle épouse de son père, de fuir en Épire avec Olympias, sa mère, Harpale, dévoué au jeune prince et prévoyant sans doute sa haute fortune,’s’était enfui avec Alexandre, ainsi que ses autres amis, Ptolémée, Néarque, Érigène et Laomédon. A mesure que sa fortune avait grandi, Alexandre avait grandi ses amis avec elle. Néarque avait eu le gouvernement de l’Ionie jusqu’au mont Taurus, Érigène le commandement de la cavalerie auxiliaire ; Laomédon, qui parlait les langues d’Asie, l’inspection générale des prisonniers après les victoires du Granique et d’Issus ; Harpale, que la délicatesse de sa constitution éloignait du service militaire, avait été chargé de l’administration générale des trésors de l’armée. II y avait signalé une grande portée d’esprit et une précision de mesures qui enlevaient à Alexandre ce lourd souci des conquérants. Alexandre l’avait laissé à Tharse, point central de l’Asie Mineure, où Harpale pouvait surveiller à la fois l’Ionie, la Phrygie, la Cappadoce, la Cilicie, la Syrie, l’Égypte, recueillir les impôts de ces riches conquêtes et pourvoir à la solde des corps d’armée qui venaient de Grèce ou de Macédoine rejoindre le roi en Asie.

On ne sait par quelle intrigue d’un certain Tauriscus, familier du roi d’Épice, ou par quelle mobilité du caractère d’Harpale cette amitié de jeunesse entre Alexandre et lui avait été altérée jusqu’à la défection.

VIII

A l’époque où les Lacédémoniens, les grecs des îles de l’Archipel et les Perses de l’Ionie avaient réuni leurs flottes contre Alexandre, engagé en Cilicie, et où la Grèce ébranlée avait paru se détacher de son généralissime macédonien, Harpale lui-même avait abandonné son emploi à Tharse et s’était réfugié en Épire parmi les ennemis de ce prince. Il faut qu’Alexandre eût reçu des explications plus ou moins plausibles de cette défection pour qu’il ait cherché à tout prix à rappeler Harpale de son exil volontaire, et pour lui avoir confié de nouveau l’administration générale de toutes ses finances. L’histoire est muette sur ces motifs. L’ancienne amitié et la merveilleuse aptitude d’Harpale à ce maniement des grandes affaires sont les plus vraisemblables. Quoi qu’il en soit, Harpale, à la sollicitation d’Alexandre, reprit son ministère des finances du jeune conquérant, comme Antipater, dont il avait à se défier également, continua son ministère de la guerre.

On entrevoit beaucoup d’analogie dans cet Harpale, homme consommé, ambigu, marchandant ses services, laissant douter de sa fidélité, mais nécessaire, et le Lucullus de César ou le Talleyrand de Napoléon. Les grandes entreprises ont besoin de grands instruments, et ces instruments, aussi forts que la main qui les manie, commandent quelquefois à leur maître. Telle parait avoir été la situation d’Harpale.

IX

La marche d’Alexandre, d’Égypte à Arbelles et à Babylone, est inintelligible dans le plus épique des historiens d’Alexandre, Quinte-Curce. Cet historien semble faire marcher une armée de soixante mille hommes par des chemins imaginaires et à travers des distances anéanties de Memphis en Babylonie. Sainte-Croix lui-même, le commentateur le plus érudit et le plus consciencieux de tous les documents antiques sur cette quatrième campagne de son héros, ne donne aucun renseignement satisfaisant sur cette longue route militaire. Appien lui-même transporte tout d’une haleine l’armée d’Alexandre du Nil sur l’Euphrate, sans expliquer assez comment Alexandre atteignit l’Euphrate et dans quel site il passa ce fleuve.

Voici son texte :

On avait commencé à jeter deux ponts sur l’Euphrate ; mais alors Mazée, chargé par Darius de défendre le fleuve, paraissant sur la rive opposée avec trois mille chevaux, dont deux mille stipendiés grecs, les Macédoniens craignirent d’abord qu’on n’achevât cet ouvrage. Mais, à l’approche du conquérant, Mazée ayant pris la fuite avec les siens, on termina les ponts, sur lesquels Alexandre passa avec toute son armée. Il s’avance à travers la Mésopotamie, laissant à sa gauche l’Euphrate et les montagnes d’Arménie, ne marchant point de l’Euphrate vers Babylone par la route directe, mais choisissant celle qui, plus facile, fournissait abondamment des vivres, des fourrages, et où les chaleurs étaient plus tolérables.

Pline et Dion Cassius ajoutent seulement qu’il passa l’Euphrate sur des ponts soutenus par des chaînes de fer tendues d’une rive à l’autre ; ce qui prouve que les ponts de fil de fer sont une intention bien antérieure à notre siècle, et que les mêmes nécessités suscitent les mêmes idées dans les hommes de tous les âges.

X

L’historien moderne en est donc réduit aux conjectures sur la route suivie par l’armée d’Alexandre pour arriver à l’Euphrate, comme sur le point choisi par Annibal pour le passage des Alpes. Ce qu’il y a de plus probable, selon nous, après avoir parcouru les mêmes contrées et d’après la physionomie des sites des vallées et des eaux, c’est qu’après avoir débouché d’Égypte, après huit jours de marche dans les déserts d’El-Arich sur Gaza, Alexandre franchit le col de Jérusalem à Joppé, aujourd’hui Jaffa, qu’il descendit dans la vallée de Jéricho, qu’il remonta par la vallée du Jourdain jusqu’aux collines les plus inclinées de l’Anti-Liban, qui le menèrent, par de riches pentes fertiles et bien arrosées, à Damas, et que, de Damas, laissant à sa droite l’immense désert sans eau qui menait, par une route courte, mais impraticable pour une armée, à Babylone, il se détourna sur sa gauche et s’enfonça lentement dans le pays très peuplé de l’Arménie, dont il revint, par sa droite, à l’Euphrate à la hauteur d’Arbelles, aujourd’hui Arbil, pour y reprendre, plus à droite encore, la direction de Babylone.

La géographie et les convenances militaires pour une grande armée ne donnent pas d’antre itinéraire probable de l’expédition. Alexandre, cependant, aurait pu encore remonter toute la côte de Syrie jusqu’à la hauteur d’Antioche, suivre l’Oronte, traverser Alep, et passer l’Euphrate à Bir, d’où il aurait côtoyé ce fleuve en se rapprochant de la Perse. Mais cette route aurait été plus lente et moins militaire que celle du Jourdain. Les traditions populaires de l’Arménie, quoique très confuses et très obscures, concordent avec notre opinion sur l’itinéraire d’Alexandre.

XI

Quant aux dispositions militaires de Darius pour la défense de ce qui lui restait d’empire, elles sont parfaitement intelligibles encore aujourd’hui. Elles paraissent conformes à tout ce que la stratégie la plus consommée commanderait à un général moderne dans les mêmes circonstances de lieux et de nombre.

Darius, en effet, vaincu dans son plus habile lieutenant, Memnon, sur le Granique, vaincu dans sa personne même à Issus, n’ayant pu rallier son armée ni à Damas, ni sur l’Euphrate, dépossédé de la Syrie tout entière, de l’Égypte, de toute la partie peuplée de la Mésopotamie, inférieur en tactique, en armes et en courage de troupes, supérieur en nombre seulement, Darius ne pouvait, sans témérité, aller au-devant d’Alexandre, son ennemi, loin de la Perse, dans des défilés de montagnes où le nombre lui durait été inutile, où sa cavalerie n’aurait été d’aucun service, où les vivres mêmes auraient manqué à la multitude de ses soldats. Il devait attendre, sur son propre terrain, rapproché de ses capitales, à portée de ses renforts, approvisionné par ses greniers, qu’Alexandre, contraint ainsi à une route en avant de soixante jours à travers des pays arides, s’épuisât par une marche autant que par une bataille.

La position qu’il avait prise par toutes ces considérations à Arbelles était inspirée par la géographie même de son vaste empire. Il était couvert au loin sur sa gauche par les déserts de Mésopotamie qu’aucun corps ennemi ne pouvait franchir, à droite par les montagnes de Médie, en face par l’Euphrate. Il couvrait ainsi lui-même Babylone et Persépolis, ses deux capitales derrière lui ; en cas de revers, il pouvait se réfugier et se renfermer pour traiter dans leurs remparts ; enfin, en cas de déroute complète et irrémédiable, il avait pour dernier refuge et pour dernière citadelle inexpugnable, derrière Persépolis, les montagnes et les défilés presque inaccessibles de l’Hyrcanie et les forêts qui bordent, du côté de la Perse, la mer Caspienne.

On pourrait s’étonner seulement qu’il n’attendit pas Alexandre en avant de l’Euphrate au lieu de l’attendre derrière ce fleuve ; mais trois motifs très militaires paraissent l’avoir décidé à laisser l’Euphrate entre Alexandre et lui.

Le premier de ces motifs est qu’en cas de défaite l’Euphrate lui aurait coupé la retraite vers Babylone, et que la multitude de ses troupes aurait péri dans la fuite en cherchant à repasser l’Euphrate.

Le second, c’est qu’il pouvait faire disputer par ses avant-gardes le passage de l’Euphrate à Alexandre, et qu’un passage de fleuve en face de l’ennemi est toujours une opération périlleuse, où l’agresseur perd une partie de ses forces.

Le troisième enfin et le plus vraisemblable est que les bords de l’Euphrate, du côté de l’Arménie, sont un pays accidenté et montueux, qui offre peu de champs de bataille à une nombreuse cavalerie, tandis que le côté du fleuve où campait Darius, non loin d’Arbelles, était disposé par la nature pour un vaste déploiement de chevaux, de chariots de guerre et d’éléphants. C’étaient les trois armes principales des Perses.

Ainsi s’explique et se justifie la position militaire prise par Darius dans la plaine d’Arbelles.

XII

Alexandre cependant, par l’extrême prudence qu’il savait associer à l’extrême audace, avait trompé l’espérance de Darius en s’avançant vers l’Euphrate et en traversant ce fleuve sur des ponts de fer. Il avait marché à travers des pays rudes, il est vrai, mais abondants en fourrages et en vivres pour ses chevaux et pour ses soldats. Il avait mesuré ses pas, non sur son impatience de vaincre encore, mais sur les pas des nombreux renforts qui lui arrivaient continuellement par petites bandes de Macédoine, de Thrace, de Cilicie et de Grèce ; en sorte qu’au lieu de se décimer en chemin par les fatigues d’une si longue marche il se recrutait d’hommes aguerris et d’excellents chevaux d’Arabie en avançant. Antipater d’un côté, Harpale de l’autre, ses gouverneurs d’Égypte, ses satrapes de Phrygie et de Cilicie, rivalisaient de zèle pour lui envoyer tous les jours les recrues, les armes, les vivres, la solde de ses soldats. Son armée, ainsi ménagée et ravitaillée à chaque étape, était plus forte et plus reposée en arrivant sur l’Euphrate qu’en quittant l’Égypte.

Ce sont ces qualités de grand administrateur d’armée et de pays conquis qui donnent le secret de ses conquêtes et qui n’ont pas été assez remarquées par les historiens de tous les temps. Ce sont aussi ces prévoyances d’Alexandre qui expliquent la lenteur de ses opérations militaires et qui lui font consommer dix années de sa vie à une campagne qui ne demandait pas plus de quatre ou cinq ans à un général moins soigneux des moyens de vaincre.

On voit bien dans Diodore, dans Aristobule, dans Plutarque, dans Appien, que Darius fit disputer légèrement le terrain sur les deux rives de l’Euphrate par un de ses généraux, nommé Mazée, sans doute élève et lieutenant de Memnon, que Darius avait eu le malheur de perdre ; mais les combats superficiels de ce Mazée furent des reconnaissances plutôt que des batailles. Il se replia promptement de l’autre côté de l’Euphrate, et le petit nombre de troupes que les historiens lui donnent ne dépasse pas douze mille hommes. Ce petit nombre de Perses commandés par Mazée est tellement disproportionné à la multitude innombrable que Quinte-Curce, Diodore, Appien lui-même attribuent à l’armée de Darius à Arbelles, que les historiens réfléchis peuvent légitimement douter de la réalité de ces masses d’hommes en mouvement autour du roi de Perse.

XIII

Ce fut en chassant devant lui ces avant-gardes fugitives des Perses qu’Alexandre apprit la mort inattendue de Statira, femme de Darius, qu’il conduisait à la suite de son armée. Le récit naïf et pathétique de cet événement dans l’historien latin est trop justement célèbre pour qu’on ose l’altérer en y touchant ; ces scènes de sensibilité humaine sont celles où le grand écrivain rivalise Homère et n’a point d’égal ni parmi les anciens ni parmi les modernes.

Pendant la marche, dit-il, un eunuque d’entre les captifs qui accompagnaient la femme de Darius lui vint dire qu’elle tirait à sa fin et que peut-être elle n’était plus en vie. Cette princesse, accablée d’ennuis et du travail continuel du chemin, était tombée évanouie entre les bras de la reine sa belle-mère et de ses filles, et bientôt après avait rendu l’esprit. Il en reçut la nouvelle en même temps, dont le roi, vivement touché, ne témoigna pas moins de sentiment que si on lui eût annoncé la mort de sa mère, et, versant des larmes autant qu’aurait pu faire Darius, s’en alla au pavillon où était Sisygambis, assise auprès du corps. Ce fut là que sa douleur se renouvela quand il vit cette vénérable princesse couchée par terre, en qui ce dernier malheur rappelait le souvenir de tous ses malheurs passés. Elle avait auprès d’elle ses petites-filles, qui lui étaient à la vérité d’un grand soulagement dans leur affection extrême, mais qui attendaient aussi d’elle réciproquement toute leur consolation. Elle voyait devant ses yeux son petit-fils, jeune enfant, d’autant plus misérable qu’il ne sentait pas encore la misère dont le plus grand faix retombait sur lui.

On eût dit qu’Alexandre pleurait au milieu des siens, et qu’il était là plutôt pour se consoler lui-même que pour consoler les autres. En effet il s’abstint tout ce jour-là de manger, et fit faire à cette princesse des funérailles où toutes les cérémonies des Perses furent observées avec une magnificence vraiment royale ; en quoi, certes, il a mérité qu’encore aujourd’hui on rende à sa mémoire l’honneur qui lui est dû, et qu’on lui fasse recueillir le fruit de sa grande continence et de son extraordinaire bonté. Il ne l’avait vue en tout qu’une seule fois, qui fut le jour qu’elle fut faite prisonnière ; et encore ne fut-ce pas elle qu’il alla voir, mais la mère de Darius : tellement qu’on peut dire que cette beauté si excellente et si rare ne fut pas un attrait de volupté pour ce prince, mais plutôt une matière de gloire et un sujet de faire éclater davantage sa vertu.

Dans le trouble et l’affliction où cette perte avait plongé tout le monde, un des eunuques de la reine, nommé Tyristès, trouva moyen de se dérober par une porte qui, pour n’être pas du côté des ennemis, était gardée avec moins de soins que les autres, et se rendit au camp de Darius. Là, étant recueilli par les gardes, il fut mené tout en pleurs et ses habits déchirés à la tente de roi, qui ne l’eut pas si tôt aperçu que, frappé de plusieurs appréhensions à la fois, sans savoir ce qu’il devait plutôt craindre : Ton visage, dit-il, mon ami, m’annonce quelque étrange désastre ; mais, je te prie, ne me déguise rien, et ne pense pas m’épargner pour me voir affligé ; car j’ai appris à être malheureux, et c’est bien souvent une espèce de consolation aux misérables de savoir jusqu’où va leur misère. Je me défie d’une chose que je n’ose dire. Ne serait-ce point que tu m’apportes la nouvelle des indignités que les miens ont reçues dans la prison ? ce qui me serait plus sensible et à eux aussi, comme je crois, que tous les supplices du monde. – Tant s’en faut, Seigneur, lui répondit Tyristès, qu’il n’y a sorte d’honneurs et de respects que des sujets naturels puissent rendre à leur reine qui ne leur aient été rendus par le vainqueur ; mais la reine votre femme n’est plus au monde.

Incontinent vous eussiez ouï par tout le camp, non pas des gémissements, mais des cris et des hurlements effroyables ; et Darius ne mit point en doute qu’elle n’eût été tuée pour n’avoir pas voulu souffrir l’approche et l’attentat fait à sa pudicité ; si bien que, forcené de douleur, il s’écria : Eh ! que t’ai-je donc fait, Alexandre, ou qu’ai-je fait aux tiens, pour en prendre une si cruelle vengeance ? Tu me hais et tu me persécutes à tort ; mais je veux que tu aies tous les sujets du monde de me faire la guerre : fallait-il pour cela t’attaquer aux femmes ? Là-dessus Tyristès se mit à jurer par les dieux du pays qu’il ne lui avait été fait aucun traitement qui fût indigne d’elle ; qu’au contraire Alexandre l’avait honorée de ses larmes et n’en avait pas moins répandu que lui, qui était son mari. Mais ce discours fait à un homme éperdument amoureux de sa femme lui donna d’autres pensées, et lui remplit l’esprit de soupçons et de jalousie, s’imaginant que de si cuisants regrets pour une captive ne pouvaient procéder que des grandes privautés gt de l’étroite communication qu’ils avaient eu ensemble. Tirant donc à part l’eunuque, et alors ne pleurant plus, mais soupirant, il lui dit : Vois-tu, Tyristès, il n’est plus question ici de mentir ; si tu ne me confesses la vérité, les tourments m’en feront-la raison ; mais n’en venons point là, je t’en prie, et, s’il te reste encore quelque respect pour ton roi, dis-moi, je t’en conjure, si Alexandre, et comme jeune et comme victorieux, n’aurait point tenté ce que je désire savoir et ce que j’ai honte de demander ? Sur cela Tyristès offre son corps à la torture, et, avec des serments et des exécrations horribles, appelle les dieux à témoin qu’il ne s’était rien passé entre Alexandre et la reine qui ne flet plein d’honneur et de vertu.

Enfin Darius, ayant ajouté foi aux paroles de l’eunuque, se couvrit le visage et fut un long espace de temps à pleurer ; et, comme les larmes lui tombaient encore des yeux, ayant tiré sa robe de dessus sa tète, et levant les mains au ciel, il fit cette prière : Dieux protecteurs de la couronne des Perses, je vous demande premièrement cette grâce qu’il vous plaise me rétablir dans mon trône ; mais si les destinées en ont autrement ordonné et que ce soit fait de moi, au moins ne permettez pas que l’empire de l’Asie tombe en d’autres mains qu’en celles d’un si juste ennemi et d’un si sage vainqueur !

C’est pourquoi, bien qu’il eût déjà par deux fois demandé la paix sans la pouvoir obtenir et qu’il eût tourné toutes ses pensées à la guerre, si est-ce que, vaincu par la bonté de son ennemi, il envoya dix des principaux de ses parents pour lui proposer de nouvelles conditions. Alexandre, ayant assemblé son conseil et fait introduire les ambassadeurs, le plus ancien d’entre eux commença à dire :

Seigneur, ce n’est ni la force ni la nécessité qui contraint Darius de vous demander aujourd’hui la paix la troisième fois : votre justice et votre continence, je le proteste, sont les seuls motifs qui l’y portent. Il ne s’est aperçu de la captivité de sa femme et de ses enfants que par leur seule absence. Vous n’avez pas en moindre recommandation l’honneur de ces jeunes princesses que si vous étiez leur propre père. Vous les appelez rein es et leur laissez tout l’éclat de leur première fortune. Je vois même sur votre visage le même deuil que sur celui de Darius quand nous primes congé de lui ; et toutefois il pleure sa femme, et vous ne pleurez que celle de votre ennemi, qui vous aurait déjà sur les bras si le soin de sa sépulture ne vous avait arrêté. Quelle merveille donc qu’il recherche encore de paix un prince qui lui témoigne tant de bonne volonté ? et à quels propos la guerre entre ceux qui ont éteint toute haine ? Autrefois il avait assigné les bornes de votre empire à la rivière d’Halis, frontière de la Lydie ; mais aujourd’hui il vous donne sa fille en mariage, avec toutes les terres qui sont entre l’Hellespont et l’Euphrate. Outre cela il vous laisse son fils Ochus, et consent que vous le gardiez pour otage de sa foi et de son amitié, à condition que vous lui rendiez sa mère et ses deux filles, pour la rançon desquelles il vous prie d’accepter trente mille talents d’or.

Au reste, si ce n’était que je connais votre modération, je n’oserais vous dire que voici le temps et la conjoncture où vous ne devriez pas seulement accorder la paix, mais la rechercher. Considérez ce que vous laissez derrière vous et ce qui vous reste à conquérir. Souvenez-vous qu’un trop grand empire est un dangereux fardeau, et que c’est une erreur de penser étreindre plus qu’on ne peut embrasser. Ne voyez-vous pas ces grands corps de navires, comme ils sont malaisés à gouverner ? Et d’où sont venues à Darius toutes les pertes qu’il à faites, que de ses richesses excessives, qui traînent après soi les grandes ruines ? Il y a des choses qu’il n’est pas si aisé de conserver que d’acquérir ; et combien est-il plus naturel et plus ordinaire à nos mains de prendre que de retenir ? Enfin ces puissances si vastes sont sujettes à, se voir retranchées, et il n’est pas jusqu’à la mort de la femme de Darius qui ne vous en avertisse ; car, votre démence ayant perdu en elle un si beau moyen de s’exercer, il s’en faut déjà cela qu’elle n’ait autant de pouvoir qu’elle en a eu.

Alexandre, ayant fait sortir les ambassadeurs, demanda les avis. On fut longtemps que personne n’osait dire mot, ne sachant où l’inclination du roi se portait. Mais enfin Parménion, rompant le silence, dit que ç’avait été son sentiment, dès le temps qu’il était à Damas, qu’on eût rendu les prisonniers à ceux qui les voulaient racheter, vu qu’il se pouvait faire un grand fonds de ce qu’on en eût tiré, et qu’étant d’ailleurs en grand nombre ils occupaient beaucoup de braves hommes dignes d’un meilleur emploi ; qu’encore maintenant il était d’opinion plus que jamais que le roi ne marchandât point à se défaire d’une vieille femme et de deux jeunes filles qui n’étaient, à les bien nommer, qu’un vrai embarras d’armée et de chemins, pour mettre trente mille talents dans ses coffres ; qu’il considérât que, sans tirer l’épée, un si juste traité le rendait maître d’un des plus beaux royaumes du monde, et qu’alors il pourrait se vanter que jamais homme avant lui n’avait possédé tout ce qui est entre l’Iser et l’Euphrate, ni des provinces si éloignées l’une de l’autre ; qu’après cela, s’il en était cru, il tournerait les yeux vers la Macédoine plutôt que du côté de la Bactriane ni des Indes.

Ce discours déplut au roi, qui, prenant aussitôt la parole : Et moi aussi, dit-il, je préférerais l’argent à la gloire si j’étais Parménion ; mais, étant Alexandre, je ne crains pas de devenir pauvre ; et, si je ne me trompe, je suis roi, et non pas marchand, car je n’ai rien à vendre, et moins ma fortune que toute autre chose. Mais, si l’on juge à propos de rendre les prisonniers, il sera bien plus honorable et de meilleure grâce de les donner en pur don que d’en recevoir de l’argent.

Puis, ayant fait rentrer les ambassadeurs, il leur fit un discours ou plutôt l’historien lui prête une harangue plus digne d’un rhéteur que d’un roi. Alexandre, qui ne pensait pas comme Parménion, ne déclamait pas comme Quinte-Curce. Nous devons croire au sens, mais non aux paroles.

Quant à celles que tous les historiens attribuent à Parménion et quant à la réplique d’Alexandre à ce général, elles sont tellement dans le caractère de ces deux interlocuteurs qu’on ne peut douter de leur authenticité. Parménion, qui n’était pas dans le secret du plan d’empire persan rêvé par son jeune roi, devait s’étonner de cette obstination à refuser des trésors utiles à l’armée et à la Macédoine en rançon de misérables et inutiles captives. Alexandre, qui songeait à leur emprunter le droit de leur sang au trône de Perse et à la vénération des Perses, devait les refuser à Darius ou ne les échanger que contre une abdication.

Il fit à l’infortuné Statira des funérailles d’un fils plutôt que celles d’un vainqueur à sa captive.