LA PRISE DE CIRTA PAR JUGURTHA

 

R. LALLIER

 

 

La guerre de Jugurtha a été étudiée de très près par M. Ihne[1]. La critique du savant historien, très minutieuse, très attentive aux moindres détails, est implacable pour Salluste. Elle ne lui fait grâce sur aucun point. Les plus petites inexactitudes, les plus légères contradictions sont sévèrement relevées. Pour M. Ihne, — et je ne crois pas forcer sa pensée en la résumant de la sorte, — c’est à peine si Salluste mérite le nom d’historien. A tout instant il s’écarte de la vérité ; sa principale préoccupation est de donner à son récit une tournure dramatique et, pour atteindre à cet effet qu’il veut produire, il accuse trop fortement les contrastes, exagérant les vertus des uns, calomniant les autres sans scrupule[2] ; il néglige la géographie, au point qu’il est complètement impossible de retrouver et de déterminer avec précision l’emplacement de ces batailles, qui sont décrites avec tant de vivacité et un tel luxe de détails[3] ; quant à la chronologie, elle n’est pas mieux respectée, et des événements, qui, dans la réalité, ont été séparés par un intervalle de plusieurs années, paraissent, si l’on n’y prend pas garde, se succéder sans interruption et se confondre[4]. Le talent de l’écrivain n’est pas contesté, — et, d’ailleurs, la tâche eût été difficile ; — mais, en dehors des qualités purement littéraires, M. Ihne n’accorde rien ou presque rien à Salluste.

D’ordinaire, on reconnaît que Salluste, s’il ne possède pas toutes les qualités que nous exigeons de l’historien, excelle tout au moins à expliquer les causes des événements, à montrer le lien qui les unit ; que parmi les écrivains de l’antiquité aucun autre, si ce n’est Thucydide, n’a su pénétrer plus avant dans l’âme de ses personnages pour analyser leurs passions et démêler les motifs qui les font agir. M. Ihne n’est pas de cet avis. A ses yeux, les explications que donne Salluste, sont presque toujours insuffisantes, souvent puériles. L’écrivain latin croit avoir rendu compte de tout, quand il a parlé de corruption, de marchés conclus par Jugurtha avec les ambassadeurs romains, avec les généraux, avec Bocchus et ses conseillers. On dirait que les trésors du roi numide sont inépuisables ; il en a partout, dans toutes les villes[5] ; après avoir payé aux Romains des sommes considérables, après avoir perdu ses forteresses, il se trouve aussi riche qu’auparavant. Puisque les autres documents nous font défaut, nous sommes réduits à nous servir du témoignage de Salluste ; mais, en nous en servant, il convient de ne pas oublier que le mensonge est chez lui un système[6]. Ni la politique du Sénat romain, ni le caractère et les actes de Jugurtha, ni les négociations d’Opimius et de Calpurnius Bestia, ni les opérations militaires dirigées par Metellus et par Marius, rien n’est présenté d’une manière qui soit conforme à la vérité. Si les Romains, après de longues hésitations, ont poursuivi Jugurtha avec tant d’acharnement, si la guerre, mollement conduite au début, a pris peu à peu un caractère implacable, ce n’est nullement pour les motifs qu’il a plu à Salluste de nous exposer. La sécurité de la république n’était pas en jeu[7], pas plus, d’ailleurs, que l’honneur national[8]. Le chef numide a été victime des circonstances ; il n’a pas mérité son sort, et surtout il n’a pas provoqué les Romains. Seulement, il est arrivé pour son malheur que l’opposition démocratique, impuissante depuis la mort des Gracques, s’est réveillée précisément à ce moment ; elle a saisi le prétexte que lui offraient les événements de Numidie et c’est sous la pression du parti populaire, pour échapper à des complications de politique intérieure qu’il redoutait, que le Sénat, sans conviction, presque malgré lui, a décidé la perte de Jugurtha[9]. Il a pris cette résolution par faiblesse, pour donner satisfaction à l’opinion publique, les yeux tournés, non pas vers l’Afrique, où il ne se produisait rien qui fût de nature à exciter la moindre’ inquiétude, mais vers le forum, où il voyait se forme ; les orages que les déclamations des tribuns menaçaient de déchaîner.

Je ne me propose pas ici, dans ce travail, de discuter la thèse de M. Ihne. C’est toute une thèse, en effet, très logiquement déduite, dont les différentes parties sont fortement reliées entre elles. Les conclusions, je dois le dire immédiatement, m’en paraissent inacceptables ; quoi qu’il en soit, je reconnais très volontiers, qu’il y a beaucoup à prendre et à apprendre dans le chapitre de M. Ihne. Plusieurs de ses critiques, celles qui portent sur de petits détails, notamment sur les omissions de Salluste, sont justifiées. II est très vrai que l’historien a laissé de côté un certain nombre de menus faits, qu’il ne s’est pas soucié de tout dire et qu’il a compté souvent sur l’intelligence de ses lecteurs pour compléter les lacunes qu’il a laissées volontairement dans son exposition. J’irai même plus loin, sur des points très importants, il est difficile de ne pas donner raison à M. Ihne ; je citerai, par exemple, tout ce qui a trait à la convention conclue entre Jugurtha et Calpurnius[10]. D’après Salluste, le consul aurait vendu la paix au Numide ; il n’a pas su résister à la corruption, il a même été au devant ; autrement, on ne s’expliquerait pas comment il a consenti si facilement à transiger avec I’ennemi qu’il était chargé de combattre. M. Ihne ne nie pas que l’argent- ait joué un certain rôle dans cette affaire, mais il est vraisemblable que la conduite de Calpurnius a été déterminée par d’autres considérations. Si l’on songe que les Cimbres, à cette date de 643 (111 ans avant J.-C.) étaient menaçants, que deux ans auparavant ils avaient vaincu le consul Cn. Papirius Carbo, que, de plus, les armées de la république étaient engagées depuis longtemps dans une lutte pénible contre les peuples de la Thrace, on comprendra que Calpurnius et le Sénat n’aient pas tenu à pousser à fond la guerre de Numidie et qu’ils se soient contentés de la soumission de Jugurtha, sans bien examiner quelle en était la sincérité. Ils se seront pressés d’en finir avec cette question, dans un moment où il convenait de ne pas trop disperser les forces de Rome. Il est permis de penser qu’une pareille politique était timide, pusillanime, qu’elle risquait, en voulant assurer à tout prix la tranquillité du présent, de compromettre l’avenir ; mais il n’est pas nécessaire d’en suspecter les motifs et de les incriminer.

D’accord avec M. Ihne sur ce point et sur quelques autres, il m’est impossible d’accepter l’ensemble de ses idées. Entre M. Boissière[11], qui retrouve dans les récits de Salluste l’Algérie contemporaine tout entière, et l’historien allemand, qui estime que la vérité en est presque complètement absente, s’il fallait absolument prendre parti, c’est vers le premier, tout en faisant quelques réserves, que j’inclinerais le plus volontiers. Je voudrais essayer, par un exemple particulier et à propos d’un fait précis, de justifier cette opinion.

 

I

Forcé, bien malgré lui, de prendre les armes et vaincu dés la première rencontre, Adherbal s’était réfugié dans Cirta, sa capitale. Il s’en était fallu de peu que le malheureux prince ne tombât entre les mains de son ennemi. Il ne dut son salut qu’à la fermeté et au sang-froid des negotiatores italiens, qui habitaient la ville. Ils repoussèrent les Numides, qui serraient de près Adherbal[12]. La place était naturellement très forte ; une fois que la frayeur du premier moment eut été dissipée, la garnison résista. Malgré l’ardeur de vengeance qui l’animait contre Adherbal, Jugurtha dut se résigner à toutes les lenteurs d’un siège en règle. Il finit par réussir, bien que le Sénat eût envoyé successivement deux ambassades pour interposer sa médiation.

Par le récit de Salluste, on voit que les résidents italiens jouent encore, au moment de la capitulation, un rôle décisif. Pendant toute la durée du siège, ils avaient été au premier rang des défenseurs de la place ; quand ils apprirent que Jugurtha avait éconduit les commissaires du Sénat, quand il leur fut démontré que l’on ne pouvait compter sur aucun secours extérieur, ils engagèrent Adherbal à capituler. Ils étaient persuadés qu’ils n’avaient rien à craindre pour eux-mêmes et que la grandeur du nom romain les protégeait ; elle devait aussi, disaient-ils, protéger Adherbal, que le Sénat ne voudrait certainement pas abandonner[13]. Le Numide n’avait qu’une médiocre confiance dans ces promesses ; mais comment résister à des conseils, qui, au fond, n’étaient autre chose qu’un refus de continuer plus longtemps le concours qui lui avait été prêté jusqu’alors ? Il se conforma donc à l’avis de ses défenseurs et fit sa soumission à Jugurtha[14]. La colère du vainqueur fut plus terrible que les Italiens ne l’avaient prévu. Non seulement Adherbal fut mis à mort, ainsi qu’il était facile de s’y attendre, et périt au milieu des tortures, mais toute la garnison fut égorgée, les Italiens comme les Numides. Jugurtha ne fit aucune différence, et la haine qu’il portait à Adherbal, surexcitée encore par la longueur du siège, ne respecta personne[15].

Les historiens, pour la plupart, ont regardé ce massacre de Cirta comme une des plus graves fautes que Jugurtha ait jamais commises. D’abord c’était un affront infligé au nom romain, et un affront qui ne pouvait pas rester impuni. Si l’on n’en tirait pas une prompte vengeance, le prestige de Rome était singulièrement affaibli parmi les alliés et les rois vassaux de la république, sans compter que la sécurité des negotiatores, établis en dehors des frontières de l’empire, était partout compromise. Ils formaient comme l’avant-garde de la domination romaine ; par leur esprit d’entreprise, ils préparaient de loin, longtemps à l’avance, les conquêtes que les légions viendraient achever plus tard. Mais, pour faire leurs affaires, qui étaient aussi, dans une certaine mesure, les affaires de l’ambition romaine ; ces banquiers, ces marchands italiens avaient besoin de sentir derrière eux, comme un recours assuré et comme une sauvegarde, la protection de la république. Qu’elle leur fit défaut un seul instant, et ils étaient exposés à tous les caprices, à toutes les violences des peuples barbares, au milieu desquels ils avaient installé leurs comptoirs. De plus, on mesure encore mieux la portée de la faute commise par Jugurtha, si l’on considère l’état des partis dans Rome. Le Numide avait pour lui l’aristocratie, et contre lui le parti populaire. Dans ces conditions, il devait éviter soigneusement de rien faire qui fût de nature à renforcer l’opposition démocratique. Il allait donc directement contre ses intérêts, il affaiblissait sa cause comme à plaisir, en mettant à mort les negotiatores de Cirta. C’était à l’ordre équestre, en effet, qu’appartenaient pour la plupart ces marchands et ces banquiers, qui allaient ainsi s’établir dans les royaumes alliés et chez les barbares. Aussi, l’ordre des chevaliers tout entier devait être vivement ému par les nouvelles venues d’Afrique ; tous se sentaient atteints ou tout au moins menacés dans leur fortune et dans leur sûreté. Les questions d’honneur national les auraient laissés sans doute assez indifférents, mais c’étaient leurs intérêts mêmes qui étaient mis en danger par le massacre de Cirta. Ainsi, ils étaient jetés dans les rangs de l’opposition, au moment même où Jugurtha avait le plus grand besoin de fortifier le pouvoir du Sénat dans le sein duquel il comptait tant d’amis[16].

La suite des événements montre bien quelles conséquences devait entraîner pour le Numide la faute qu’il avait faite. Le Sénat aurait voulu gagner du temps pour laisser l’émotion populaire se calmer. A plusieurs reprises Jugurtha avait bravé les ordres de Rome, et ces désobéissances n’avaient pas été punies ; on espérait qu’il en serait de même encore une fois. Mais l’opinion était trop surexcitée pour s’accommoder de cette politique de temporisation et de faiblesse. Le tribun désigné, C. Memmius, avait compris le parti qu’il pouvait tirer de la situation. Il sentait que l’opposition démocratique dont il était ‘le chef, n’était plus réduite à ses propres forces, qu’elle avait désormais pour elle le concoure des chevaliers. Devant ses attaques répétées, le Sénat fut contraint de céder. Il fut décidé que le consul C. Calpurnius Bestia serait envoyé en Numidie avec une armée[17]. La lutte changeait de caractère : jusqu’alors les Romains n’avaient opposé aux desseins ambitieux de Jugurtha que des ambassadeurs qui s’étaient laissé facilement corrompre ou éconduire ; pour la première fois, ils allaient intervenir par les armes. Jugurtha, et c’était la juste punition des cruautés dont il s’était rendu coupable à Cirta, avait attiré lui-même en Numidie les légions de la république ; il avait provoqué la guerre, où il devait succomber.

Telle est l’impression qui se dégage de la narration de Salluste, et c’est bien ainsi que les faits ont été appréciés par presque tons les historiens. Contrairement à l’opinion générale, M. Ihne m’attribue qu’une importance secondaire aux événements de Cirta. Il se refuse à croire qu’ils se soient passés comme le dit Salluste. A son avis, les résidents italiens n’ont pas eu, dans cette affaire, le rôle prépondérant que l’historien leur accorde. Il n’admet pas non plus que Jugurtha ait été assez imprudent et assez aveugle pour faire massacrer des citoyens romains, quand son intérêt lui commandait de les épargner.

Voici comment il raisonne[18]. Tout d’abord, si l’on veut croire avec Salluste qu’Adherbal, au moment où il s’est réfugié dans Cirta, a été sauvé par l’intervention des trafiquants italiens et que sans eux la place était prise immédiatement, il faut supposer que la garnison numide était bien insuffisante. Or, il est tout à fait invraisemblable qu’Adherbal, en allant combattre Jugurtha, ait négligé de faire occuper très fortement la ville qui était la capitale de son royaume et où ses trésors étaient enfermés. Ensuite, quel intérêt poussait donc ces Italiens à prendre ainsi parti dans la lutte ? Il leur importait fort peu que la Numidie appartint à Adherbal ou à Jugurtha, que la victoire restât à l’un ou à l’autre. On ne se rend pas compte des raisons qui les auraient déterminés à risquer leurs biens et leur vie pour une cause qui leur était étrangère. Enfin, selon toute apparence, ces marchands étaient des hommes pacifiques, plus avides d’argent que de renommée, plus soucieux de s’enrichir que de se faire une réputation de courage militaire. Salluste leur prête gratuitement une humeur belliqueuse qu’ils n’ont jamais eue. C’est par fierté patriotique qu’il leur attribue l’honneur d’avoir tenu tête si longtemps à Jugurtha. Tout est calculé dans son récit pour flatter la vanité de ses lecteurs. Il est heureux de leur dire et ils seront heureux de croire, après lui, que Cirta n’aurait pas opposé une si longue et si belle résistance, si la défense n’avait pas été dirigée par des citoyens romains.

Salluste ne doit pas nous inspirer plus de confiance, quand il nous parle de ce massacre général que le vainqueur aurait ordonné après la capitulation. Il veut justifier par avance la dureté des Romains et la perfidie dont ils feront preuve dans toute cette guerre. Mais l’artifice est grossier et l’on ne saurait, à moins d’y mettre beaucoup de complaisance, en être dupe un seul instant. Dans son désir d’excuser la conduite des Romains, Salluste n’a pas vu qu’il portait contre Jugurtha une accusation qui ne soutient pas l’examen. Un politique avisé, prévoyant, comme l’était le chef numide, n’avait aucune raison pour commettre un acte aussi insensé. Pourquoi aurait-il fait égorger des citoyens romains ? Parce que leur intervention dans une lutte où ils n’avaient rien à gagner ni à perdre, avait excité sa colère ? C’est mal le connaître que de s’arrêter à une pareille supposition. Jugurtha n’était pas homme à céder ainsi à un mouvement irréfléchi et, si l’on considère la situation, on voit que, alors même qu’il eût été irrité contre les résidents italiens, la prudence lui conseillait impérieusement de ne pas attenter à leur vie. Il savait qu’il avait à répondre devant les Romains de la prise de Cirta et du meurtre d’Adherbal ; comment aurait-il été aggraver encore sa responsabilité ? A moins de fausser toute l’histoire de ces événements, il y a un fait dont on doit tenir compte : Jugurtha s’applique à ne rien faire qui soit dirigé ostensiblement contre Rome. Il élude les engagements qu’on veut lui imposer ; il paye les commissaires du Sénat de belles promesses, qu’il est bien décidé à ne pas tenir ; en un mot, il se dérobe sans cesse, mais il ne provoque jamais. La cruauté violente, brutale, dont Salluste l’accuse, serait en contradiction avec cette diplomatie patiente et fuyante, avec toute cette politique de ruse et de finesse. Placé dans cette alternative de croire que Jugurtha, dans un moment d’emportement, a démenti son caractère et compromis tous ses desseins, ou que Salluste a cédé une fois de plus à cet instinct qui le porte à travestir les faits, M. Ihne n’hésite pas et c’est à la seconde opinion qu’il s’arrête.

 

II

Comme on a pu s’en apercevoir, il s’en faut de beaucoup que tous les arguments invoqués par M. Ihne aient la même valeur. Quelques-uns sont assez faibles et ne servent qu’à faire nombre. Jusqu’à quel point les résidents italiens de Cirta étaient-ils aptes au métier des armes ? M. Ihne ne veut pas qu’ils aient été capables de faire de bons soldats ; on pourrait tout aussi bien opposer à sa négation l’affirmation contraire. Pourquoi ces hommes, qui ne craignaient pas de pénétrer dans les pays barbares, n’auraient-ils pas eu l’habitude des armes ? S’ils se laissaient conduire au loin par leur humeur aventureuse, c’est qu’ils se sentaient assez forts, apparemment, pour faire face aux dangers qu’ils allaient chercher. De même sur la question de savoir quelle était la proportion de ces trafiquants italiens par comparaison avec l’effectif de la garnison numide. Ce sont là des points sur lesquels on discuterait indéfiniment, sans arriver, pas plus d’un côté que de l’autre, à une démonstration décisive. D’ailleurs, la solution de pareilles difficultés n’est pas très importante.

En revanche, il y a deux arguments qui méritent d’être retenus : M. Ihne nie que les italiens aient concouru à la défense de Cirta, puisque leurs intérêts n’étaient pas engagés dans la lutte des deux chefs numides ; il nie de plus qu’ils aient été enveloppés dans le massacre qui a suivi la reddition de la ville, sous prétexte que cette cruauté, odieuse et inutile, est contraire à tout ce que nous savons du caractère et de la conduite antérieure de Jugurtha.

Les résidents de Cirta sont vraiment trop maltraités par M. Ihne. Après avoir contesté leur courage, il met en doute leur intelligence. N’est-ce pas, en effet, leur faire injure que de prétendre qu’ils devaient considérer la guerre allumée entre Jugurtha et son frère comme un événement indifférent, dans lequel ils n’avaient rien à voir ? Par cela seul que la paix était troublée, leurs intérêts étaient gravement compromis. Au milieu de cette lutte qu’avait soulevée l’ambition de Jugurtha, qu’allaient devenir leurs entreprises ? Les relations commerciales qu’ils avaient établies dans le pays, ne risquaient-elles pas d’être détruites ? Et les créances qu’ils avaient à recouvrer ? Et les agents qu’ils entretenaient de tous côtés, dans les différentes villes ? Pour développer leurs affaires, pour conserver ce qu’ils avaient acquis, ils avaient besoin de la paix, et l’on ne veut pas admettre qu’ils aient été vivement émus par cette incursion soudaine de Jugurtha, qui jetait le désordre partout et ruinait le pays[19] ! On dira peut-être que, en détestant la guerre qui dérangeait leurs entreprises, ils n’avaient pas de raisons sérieuses pour se porter du côté d’Adherbal plutôt que de celui de Jugurtha. Mais, du moment que Jugurtha était l’agresseur, c’était un motif suffisant pour qu’ils fussent indisposés contre lui. Il était l’auteur de tout le mal ; c’était à lui, naturellement, qu’ils devaient s’en prendre.

Il est permis d’aller plus loin. Nous ignorons, il est vrai, quelles étaient les relations de ces trafiquants italiens avec Adherbal, dans quelle mesure il leur accordait sa protection. Nous savons au moins qu’il était doux, de mœurs paisibles, craintif même, ne redoutant rien tant que les contestations et les querelles, résigné pour les éviter à tous les sacrifices[20]. On ne doit pas oublier non plus que, sincèrement ou par peur, il était l’allié très fidèle des Romains, leur vassal soumis. Dans de semblables conditions, il était naturel, que les negotiatores préférassent sa domination à celle de Jugurtha. Ceux qui étaient honnêtes, qui ne demandaient que la paix et la sécurité pour développer leur commerce, étaient assurés que leurs biens seraient respectés, qu’ils n’avaient à craindre aucune violence, aucune rigueur arbitraire ; quant aux autres, à ceux qui étaient moins scrupuleux et plus pressé de faire fortune, il leur était facile d’intimider Adherbal, et d’arracher à sa faiblesse bien des concessions. Avec Jugurtha, ils ne pouvaient plus, ni les uns ni les autres, compter sur l’avenir ; rien ne garantissait plus aux premiers qu’ils ne seraient pas troublés dans leur négoce, et les seconds sentaient bien que ce nouveau maître ne serait pas d’une humeur aussi accommodante que l’ancien.

Enfin, nous n’avons peut-être pas le droit de dénier à ces résidents italiens tant sentiment de patriotisme, surtout quand nous voyons que le patriotisme était d’accord pour eux avec l’intérêt personnel. Quel est, en somme, le reproche très grave que l’on peut adresser à la politique du Sénat romain dans tous ces événements ? C’est de n’avoir pas compris qu’il fallait surveiller attentivement ce qui se passait en Numidie, et faire sentir promptement la puissance de la république, au lieu de permettre au désordre de s’aggraver. Si le temps n’était pas venu, au lendemain de la chute de Carthage, de mettre la main sur l’Afrique du nord tout entière, il fallait au moins ne pas la perdre de vue. En organisant la province romaine d’Afrique, on s’était réservé comme une tête de pont, un poste de combat d’où l’on pourrait plus tard, dès que les circonstances seraient favorables, pousser les légions à la conquête de tout le pays. Tant que Micipsa vivait on n’avait rien à craindre ; on savait que le fils de Masinissa était dévoué à l’alliance romaine et que, d’ailleurs, il était trop timide pour rien entreprendre contre elle. Quand il fut devenu vieux, il était sage de songer à l’avenir. Scipion Émilien parait s’en être préoccupé. La conduite qu’il tient avec Jugurtha pendant le siège de Numance, les conseils qu’il lui adresse, le soin qu’il prend de le recommander à Micipsa, tout nous prouve qu’il avait jeté les yeux sur le jeune homme pour faire de lui, dans le nord de l’Afrique, l’agent de la politique romaine[21]. Ce rôle que Scipion avait voulu lui donner, ne lui convenait pas, ainsi qu’on put s’en convaincre au lendemain même de la mort de Micipsa. Dès ce moment, il aurait fallu aviser. En intervenant sans retard, résolument, pour protéger Adherbal et Hiempsal contre leur frère, on maintenait sur les frontières de la province romaine un état faible, parce qu’il était divisé ; en restant inactif, on s’exposait à voir l’unité de la Numidie se reconstituer sous un chef habile, ambitieux, qui pouvait en peu de temps devenir redoutable. Il était difficile, sans doute, de prévenir le meurtre de Hiempsal ; la rapidité du crime aurait surpris même des observateurs plus clairvoyants que ne l’étaient les hommes qui dirigeaient alors la politique romaine. Au moins quand Adherbal fut resté seul en face de son frère, le Sénat se devait à lui-même, il devait aux intérêts et à l’honneur de Rome dont il était le gardien, de veiller à ce que la paix ne fût pas troublée en Numidie. Il était obligé, si la guerre éclatait entre les deux adversaires, de prendre la défense du plus faible et, si son ordre était méconnu, de châtier le coupable. Au début, il suffisait de vouloir, pour se faire obéir ; mais le Sénat, et Salluste nous en a dit les raisons, ne sut pas agir. La vénalité de ceux qui s’étaient mis à la solde de Jugurtha, l’imprévoyance et la faiblesse du plus grand nombre empêchèrent qu’on ne prît aucune résolution énergique. Une première fois, Adherbal vaincu avait été contraint de chercher un refuge à Rome[22]. Il s’était humilié devant le Sénat, il l’avait supplié de s’intéresser à sa cause. Qu’avait-il obtenu pour tant de prières ? l’envoi de commissaires chargés de procéder au partage de la Numidie[23]. Quant à blâmer la violence de Jugurtha, quant à lui signifier d’avoir désormais à se tenir en repos, il semble qu’une pareille démonstration d’énergie ait été au-dessus du courage des sénateurs. Il s’en était trouvé quelques-uns pour déclarer qu’il était nécessaire de sévir contre un vassal indocile, mais cet avis avait été promptement écarté[24]. La majorité s’était appliquée à n’établir aucune différence entre Jugurtha et Adherbal, entre l’agresseur et la victime. Et même, c’est le premier qui aurait été traité avec le plus de faveur dans le partage[25]. Quand Jugurtha recommença la guerre, quatre ans plus tard, le Sénat se contenta encore d’envoyer des ambassadeurs, au lieu de mettre immédiatement une armée en campagne. Mais ce que les hommes d’État de Rome n’ont pas su ou n’ont pas voulu comprendre, ne peut-on pas supposer que les marchands de Cirta l’ont clairement compris ? Établis au milieu des Numides, très exactement renseignés sur les forces et les dispositions des deux partis en présence, sur l’état des esprits dans le nord de l’Afrique, ils étaient à même de mesurer l’étendue du péril. Ils voyaient qu’Adherbal allait fatalement succomber si l’on ne se hâtait pas de le secourir, que Jugurtha dominerait bientôt dans toute la Numidie, que sa gloire et la renommée de son triomphe risquaient d’affaiblir le prestige du nom romain et qu’elles devaient, à coup sûr, captiver et surexciter l’imagination, si mobile, si impressionnable, des peuples de l’Afrique. Du moment qu’ils faisaient ces réflexions, ils n’avaient qu’un parti à prendre, et c’est celui qu’ils ont pris. Ils se sont rangés, sans hésiter, du côté d’Adherbal, sans doute avec l’espoir, très naturel, que leur exemple entraînerait le Sénat et qu’on ne les laisserait pas longtemps défendre seuls sur les murs de Cirta, avec la vie d’Adherbal, la cause de l’influence et de la grandeur romaines.

Ainsi, à consulter seulement les vraisemblances, il est facile d’opposer aux hypothèses de M. Ihne d’autres hypothèses, qui nous conduiraient à des conclusions toutes différentes. Mais nous n’en sommes pas réduits à de simples conjectures. Il y a, dans le texte de Salluste, un passage très net, très significatif, qui prouve que les negotiatores ne regardaient pas les événements de Numidie comme leur étant indifférents. Lorsque Marius se décide à briguer le consulat et qu’il est retenu malgré lui en Afrique par la mauvaise volonté et les refus hautains de Metellus, il cherche à soulever l’opinion contre le général. Quels sont les auxiliaires les plus actifs qu’il trouve en Afrique ; et quels sont les arguments qu’il invoque pour obtenir leur concours ? Il s’adresse aux negotiatores qui se trouvaient réunis en grand nombre dans la ville la plus importante de la province, à Utique[26]. Il leur dit que Metellus, par un sentiment d’orgueil, pour se perpétuer dans son commandement, fait traîner la guerre en longueur ; mais, qu’on lui confie, à lui, Marius, seulement la moitié de l’armée, dans l’espace de quelques jours il aura tout terminé et amènera en triomphe Jugurtha chargé de chaînes[27]. Marius se vantait en parlant de la sorte ; il savait, tout le premier, et chacun, pour peu qu’il y eût réfléchi, pouvait s’en rendre compte aussi bien que lui, qu’il n’était pas facile de mettre la main sur Jugurtha. Cependant, ses promesses sont accueillies avidement par les negotiatores et Salluste a soin de nous expliquer pourquoi ils sont si crédules. La prolongation des hostilités portait un’ très grave préjudice à leurs intérêts ; ils souhaitaient ardemment d’en voir la fin, et, par suite, étaient très disposés à croire tout ce qui flattait leur désir[28]. Si rapide que soit l’indication donnée par l’historien, on voit sans peine combien ce passage est important pour la question qui nous occupé. On se représente cette foule de banquiers et de marchands, entassés dans Utique : beaucoup, sans doute, étaient accourus de Rome pour se jeter sur la Numidie, dès qu’elle serait ouverte, attirés par les récits que l’on faisait sur la fertilité et la richesse de la contrée ; il y en avait d’autres aussi qui étaient établis dans le pays avant la guerre, qui avaient dû se replier sur la province, abandonnant leurs comptoirs et leurs entreprises, qui étaient impatients de reprendre leurs affaires. Tous étaient mécontents, aigris par de longues domptions ; fatigués d’attendre chaque jour la nouvelle de la victoire décisive qui devait pacifier l’Afrique, irrités contre Metellus, ne lui tenant aucun compte des difficultés contre lesquelles il avait à lutter, portés à rabaisser ses succès et à mettre en doute ses talents militaires. C’est pourquoi ils se prêtent docilement au rôle que Marius leur propose. Ils deviennent les agents les plus empressés de sa candidature ; ils écrivent à Rome, ils sollicitent leurs amis, tous ceux avec qui ils étaient en relation ; ils démontrent qu’il est urgent de déposséder Metellus de son commandement et de porter Marius au consulat[29].

Rien n’est plus logique et plus naturel que cette suite de raisonnements, que ces calculs d’intérêts qui engagent les negotiatores dans le parti de Marius. Aussi, , ou n’a jamais songé à contester, sur ce point, la véracité da Salluste. Pourquoi donc la tenir en suspicion, quand il parle de la défense de Cirta ? Après les campagnes de Metellus, nous voyons que les hommes d’affaires désirent le rétablissement de la paix et qu’ils y sont directement intéressés ; au moment où Jugurtha envahit le royaume de son frère, où cette attaque soudaine donne le signal d’une guerre qui menace d’être longue et difficile, nous pouvons bien admettre, qu’ils aient éprouvé les mêmes sentiments. Dans le premier cas, ils veulent mettre un terme aux maux dont ils souffrent depuis longtemps ; dans l’autre, ils veulent écarter les maux qu’ils prévoient. Au fond, qu’ils soient exaspérée par le souvenir des dommages qu’ils ont déjà subis, ou troublés par l’appréhension de ceux qu’ils redoutent par avance, les .deux situations se ressemblent beaucoup, et la conduite qu’ils tiennent en 646 nous explique celle qu’ils ont tenue quatre ans plus tôt, lors du siège de Cirta.

 

III

Si vraiment les marchands italiens ont combattu pour Adherbal et contribué à prolonger la résistance de Cirta, il n’y a pas lieu, à ce qu’il semble, de contester l’assertion de Salluste, qui affirme qu’ils ont été égorgés avec le reste de la garnison, après la reddition de la place. Le caractère de Jugurtha, nous dit M. Ihne, ne nous permet pas d’ajouter foi à une pareille accusation. Ce n’est pas que le chef numide ait été retenu par un sentiment d’humanité, mais la modération calculée de sa politique, l’empire qu’il avait sur lui-même et sa prévoyance devaient nécessairement l’empêcher de commettre une faute aussi lourde[30].

Pour répondre à cette objection, il faudrait faire une étude complète du caractère de Jugurtha. Cette étude serait longue et hors de proportion avec le sujet que je traite ici. Je me contenterai de quelques observations générales. Avec toute sa science, M. Ihne, je crois, s’est mépris sur le caractère de Jugurtha. La défiance que lui inspire le témoignage de Salluste, a troublé son jugement, d’ordinaire si pénétrant et si exact. Moins prévenu, il aurait mieux senti le mérite incomparable de la peinture que l’historien nous a laissée.

on peut l’accorder à M. Ihne, il y a dans le caractère du roi numide certaines contradictions, qu’on a de la peine à s’expliquer au premier abord. Mais, si l’on veut bien y réfléchir, on ne s’autorisera pas de ces contradictions pour accuser Salluste de mensonge ; on admirera plutôt l’art infini avec lequel il a su nous découvrir le fond même de la nature de son héros. Que conclure, en effet, de ces contrastes violents, de ces incohérences qui se trahissent dans toute la conduite de Jugurtha ? sinon qu’il est un véritable Numide, un Barbare, et qu’il reste Barbare malgré ses relations avec Rome. Dans plus d’un passage, Salluste parle de l’inconstance des Numides, de la mobilité insaisissable de leur esprit, de ces brusques changements d’humeur, qui se produisent sans cause apparente et de la façon la plus inattendue[31]. Le chef est comme ses soldats : tout est excessif dans son âme et tout y est inconsistant. Très énergique, doué d’un courage indomptable qui le soutient dans les circonstances les plus critiques, il est cependant sujet à d’étranges défaillances. Il y a des moments où il s’abandonne lui-même ; il tremble à l’approche seule des Romains, et, pour détourner le péril, s’abaisse à des supplications dégradantes[32]. Diplomate très perspicace, très habile à profiter des faiblesses et de la corruption de ses adversaires, il lui arrive quelquefois, dans un emportement d’orgueil ou de colère, de commettre des fautes contre lesquelles la prévoyance la plus vulgaire devait le mettre en garde. C’est ainsi qu’il impose à l’armée d’Aulus une capitulation infamante, sans calculer qu’il va, par cet affront, réveiller dans Rome l’esprit national et le sentiment de l’honneur militaire[33] ; c’est ainsi encore que, appelé devant le peuple pour se justifier, il fait assassiner Massiva au milieu même de la ville, transportant en pleine civilisation les mœurs du désert africain[34]. Quoiqu’il soit habituellement maître de lui, quoiqu’il ait recours le plus souvent à la ruse pour accomplir ses desseins ou éluder les périls dans lesquels son ambition l’engage, il a ainsi des transporte subits, des accès de violence auxquels il ne peut résister, qu’il ne songe pas même à contenir.

Ce qui, sans doute, a trompé M. Ihne, c’est que Jugurtha, dans une certaine mesure, a connu la civilisation romaine, qu’il s’en est approprié les pratiques et qu’il a su quelquefois déguiser sous une modération et une correction d’emprunt sa véritable nature, farouche et sauvage. Au siège de Numance, pendant le séjour qu’il avait fait dans le camp de Scipion, il avait eu l’occasion de voir les Romains de très près. Il s’était lié avec cette jeunesse dorée, patriciens endettés ou plébéiens enrichis et imitant les vices de la noblesse, qui semblait prendre à tache d’étaler aux regards des nations étrangères la corruption des mœurs romaines. Les confidences et les propos inconsidérés de ces compagnons lui avaient enseigné bien des choses qu’il ignorait. Il avait appris que sous des apparences toujours majestueuses et imposantes, se cachait une profonde décadence de l’esprit public, que Rome était troublée au dedans par l’intrigue, par l’amour effréné des richesses et des honneurs, par les compétitions des partis ; qu’avec de l’audace on pouvait tout espérer et tout entreprendre, qu’avec de l’argent on pouvait tout acheter : la faveur du Sénat, la protection de la république et l’impunité pour les crimes les plus scandaleux[35]. Grâce à cette perspicacité et à cette puissance de mémoire que possèdent souvent les Barbares, il avait su mettre â profit toutes ces révélations. De là, cette dextérité qu’il avait acquise pour manœuvrer au milieu des partis, et cette finesse qui lui avait permis pendant longtemps de prendre sur Rome tant d’avantage, sans pourtant jamais la braver en face. Il sait jusqu’où il peut aller avant de lasser la patience des Romains et de décourager les complices qu’il a dans le Sénat ; il sait surtout céder à propos, pour reprendre ensuite, dès qu’il se sent moins étroitement surveillé, ses projets interrompus. Quand les Romains lui envoient une ambassade, il se garde bien de désobéir ouvertement ; il proteste de sa bonne volonté ; il prodigue les promesses ; puis, à peine les ambassadeurs ont-ils quitté le sol de l’Afrique, il reprend son œuvre de conquête et de violence[36]. Toute cette diplomatie nous offre un spectacle très curieux, mais dont il ne faut pas être dupe. Outre que Jugurtha se trompait, quand il jugeait la société romaine tout entière d’après ces jeunes gens qu’il avait connus devant Numance, le commerce qu’il avait eu avec la civilisation, n’avait pas été assez prolongé pour transformer ou même pour adoucir sa nature. Les apparences seules étaient disciplinées. Au fond, il conservait toujours cette humeur fougueuse et indomptable qu’il tenait de sa race.

Dans cette lutte qu’il engage contre ses frères et qui est comme le prologue de la guerre qu’il soutiendra plus tard contre les Romains, Jugurtha pendant longtemps a su se contenir. On est frappé, quand on étudie cet épisode de sa vie, de l’habileté qu’il déploie. Suivant les circonstances, il se montre tour à tour très audacieux ou très prudent ; mais, qu’il aille droit à son but ou qu’il y tende par des voies détournées, il ne le perd jamais de vue. Il se débarrasse de Hiempsal par un coup de surprise ; ce n’était pas seulement l’ambition qui l’excitait contre le plus jeune des fils de Micipsa, mais aussi le souvenir de l’insulte qui lui avait été faite[37], et de plus les Romains alors n’étaient pas encore entrés en scène. Avec Adherbal, il se résigne à user de patience. Vainqueur dans une première guerre, il se soumet aux décisions des Romains, et, quand leurs commissaires ont procédé au partage de la Numidie, il se tient en repos pendant quatre ans[38]. Durant tout ce temps, il impose silence à sa haine. Lorsqu’il reprend enfin les hostilités, il partage son attention entre Rome, dont il redoute l’intervention, et Cirta, oh il tient son ennemi étroitement enfermé. En même temps qu’il presse le siège de la place, il se garde bien de rompre avec la république. Il trouve le moyen d’éluder toujours ses ordres, sans jamais l’offenser directement. On éprouve, je l’avoue, une sorte de déception, quand on voit que cette campagne, si bien conduite, se termine par le massacre de Cirta, que tout le fruit de cette politique si habile est compromis, perdu en un instant, par un acte de violence brutale. Le dénouement ne répond pas au reste du drame, et l’on comprend que M. Ihne ait été choqué de ce désaccord. Seulement, ce n’est pas à Salluste qu’il faudrait s’en prendre, mais à Jugurtha. La contradiction que M. Ihne a relevée, existe ; il n’a qu’un tort, c’est d’en rendre l’historien responsable. Oh il voit un mensonge de l’écrivain, qui dégrade son héros par un sentiment mal entendu de fierté patriotique, il est plus juste de voir une manifestation du caractère véritable de Jugurtha, qui se fait jour tout à coup après une longue contrainte. Il lui arrive alors ce qui lui arrivera, lorsque, à Rome, il donnera l’ordre de tuer Massiva. Par un élan subit, sous l’impulsion de la colère et de la passion, il rejette loin de lui cette modération apparente, à laquelle il s’était résigné. Le Barbare reparaît ; il s’affranchit, il se dégage de cette discipline, qu’il supportait impatiemment, pour rentrer, d’un mouvement impétueux, dans la vérité de son caractère.

Le récit de Salluste peut donc être accepté en toute confiance. Nous pouvons croire ce qu’il nous dit et du rôle joué par les marchands italiens dans la défense de Cirta, et du châtiment sanglant que le vainqueur leur a infligé. Mais, si j’ai prolongé cette démonstration, ce n’est pas seulement pour arriver à ce résultat. En dehors même de l’autorité, très grande et très légitime, qui s’attache au nom de M. Ihne, il m’a semblé que la discussion méritait d’être reprise, parce qu’elle soulève une question d’une nature plus générale.

Je me propose, à l’occasion de quelques autres épisodes du Jugurtha, de revenir sur les reproches que M. Ihne adresse à Salluste. Il me suffira donc ici, sans porter encore aucune conclusion, d’indiquer sommairement les raisons qui m’empêchent de me ranger à l’opinion de M. Ihne. La sévérité excessive, injuste même, avec laquelle il condamne l’historien latin, vient, je crois, de ce qu’il considère tous ces événements de Numidie d’une manière trop abstraite. En thèse générale, il est possible qu’il ait raison : les negotiatores de Cirta auraient peut-être mieux fait d’observer une stricte neutralité entre les deux rois de Numidie, et Jugurtha, il n’y a pas lieu d’en douter, aurait été mieux inspiré, s’il avait respecté la vie des citoyens romains. Mais cette logique raisonnable, sensée, n’est pas de mise ici. M. Ihne a oublié qu’il s’agit d’une guerre d’une nature particulière, que la scène se passe en Afrique, que le principal acteur est un Numide, supérieur, j’y consens, à ceux qui l’entourent, à demi-civilisé, mais qui n’en conserve pas moins les défauts de la race à laquelle il appartient. Le critique examine ses actes, comme il ferait ceux d’un Grec ou d’un Romain. Il prétend retrouver dans toute sa conduite une correction soutenue et irréprochable, l’esprit de suite, une politique toujours conséquente avec elle-même. Comme il ne trouve pas ce qu’il cherche, il se retourne contre l’historien et l’accuse d’avoir menti, tandis que le grand mérite de Salluste, au contraire, est d’avoir dépeint avec toutes ses variations, toutes ses incohérences, le caractère de son héros, d’en avoir saisi et reproduit fidèlement tous les traits. Ce qui revient à peu prés à dire que, pour apprécier Salluste, il ne suffit pas de consulter les vraisemblances historiques ; il faut aussi faire appel au sentiment littéraire. C’est encore lui qui nous guidera le mieux ou, pour ne rien exagérer, on se passera difficilement de son secours, si l’on veut pénétrer dans l’intelligence de Salluste et de la méthode qu’il emploie pour raconter les faits et juger les hommes.

 

Annales de la Facultés des Lettres de Bordeaux — 1882

 

 

 



[1] Römische Geschichte, 5e vol., p. 116-167. M. Ihne a consacré à la même question une dissertation spéciale, Ueber die Sallustische Darstellung des Jugurthinischen Krieges, insérée dans la Zeitschrift für das Gymnasialwesen, XXXIV, p. 47-51. J’ai le regret de n’avoir pu me procurer cet opuscule ; toute ma discussion portera donc sur les idées de M. Ihne, telles qu’elles sont exposées au cinquième volume de son histoire.

[2] Ihne, ouv. cit., p. 121, note 3. Jugurtha, en particulier, aurait eu beaucoup à souffrir de ces préoccupations artistiques de Salluste ; il est présenté partout comme le diable noir, der schwarte Teufel ; Adherbal, au contraire, serait dépeint avec des couleurs trop favorables ; c’est une victime innocente, qui n’a rien fait pour mériter son sort. Cf. p. 127 et 138, note 1.

[3] Ibid., p. 120, note 2 ; p. 140, note 3.

[4] Ibid., p. 120, note 1 ; p. 153, note 1.

[5] Ihne, ouv. cit., p. 148, note 3.

[6] Ibid., p. 160. Die systematische Lügenhaftigkeit der römischen Erzähler werschweigt die wirkliche Lage.

[7] M. Ihne, en effet, ne veut pas admettre qu’il y eût un danger sérieux pour la république à permettre que l’unité de la Numidie se reconstituât sur les frontières de la province romaine d’Afrique, et qu’elle se reconstituât sous le commandement d’un chef tel que Jugurtha ; pour lui, le roi Numide, s’il n’avait pas été poussé à bout par les Romains, se serait contenté volontiers, comme l’avait fait Micipsa, d’une condition dépendante et subalterne, allié docile et vassal de la république.

[8] Cependant M. Ihne reconnaît que le meurtre de Massiva était une insulte que les Romains ne pouvaient pas tolérer (p. 190) ; mais il ne lui semble pas que Jugurtha ait voulu offenser les Romains en faisant passer sous le joug l’armée d’Aulus Albinus (p. 133) ; il verrait plutôt dans ce fait une preuve de sa magnanimité et de son désir sincère de se réconcilier avec la république. Quant au massacre des Italiens établis à Cirta, j’exposerai un peu plus loin avec détail quelle est à ce sujet l’opinion de M. Ihne.

[9] Ihne, ouv. cit., p. 166.

[10] Ibid., p. 126-127.

[11] Esquisse d’une histoire de la conquête et de la domination romaine dans le nord de l’Afrique.

[12] Salluste, Jugurtha, 21, 2 : Adherbal cum paucis equitibus Cirtam profugit, et ni multitudo togatorum fuisset, quæ Numidas insequentis moenibus prohibuit, uno die inter duos reges coeptum atque patratum bellum foret.

[13] Jugurtha, 26, 1 : Ea postquam Cirtæ audita sunt, Italici, quorum virtute moenia defensabantur, confisi deditione facta propter magnitudinem populi Romani inviolatos sese fore, Adherbali suadent, uti seque et oppidum Jugurthæ tradat, tantum ab eo uitam paciscatur ; de ceteris senatui curæ fore.

[14] Ibid., 26, 2 : At ille, tametsi omnis potiora fide Jugurthæ rebatur, tamen, quia penes eosdem, si adversaretur, cogendi potestas erat, ita, uti censuerant Italici, deditionem facit.

[15] Ibid., 26, 3 : Jugurtha in primis Adherbalem excruciatum necat, deinde omnis puberes Numidas atque negotiatores promiscue, uti quisque armatus obvius fuerat, interficit.

[16] Dans l’Histoire de la Grèce et de Rome qu’a donnée M. Hertzberg dans la collection publiée par M. W. Oncken, on trouvera, pages 415 sq. (16e fascicule), un récit très clair de la guerre de Jugurtha. L’auteur fait nettement ressortir l’influence qu’exerça par la marche des événements le massacre de Cirta, circonstance qui, non moins que l’action personnelle du tribun désigné Memmius détermina les Romains à une politique plus énergique.

[17] Salluste, Jugurtha, 27, 1-4.

[18] Tous ces arguments, que je m’applique à reproduire avec la plus grande exactitude, ont été exposés par M. Ihne, p. 122, note 2.

[19] Salluste, Jugurtha, 20, 8 : Ceterum, qua pergebat, urbis agros vastare, prædas agere, suis animum hostibus terrorem augere.

[20] Salluste, Jugurtha, 20, 2. Quietus, imbellis, placido ingenio, opportunus iniuriæ, metuens magis quam metuendus.

[21] Salluste, Jugurtha, 8, 2, et particulièrement ces mots : Si permanere vellet in suis artibus, ultro illi et gloriam et regnum venturum. Cf. aussi 9, 2.

[22] Ibid., 13, 4.

[23] Ibid., 16, 2.

[24] Ibid., 16, 3.

[25] Salluste, Jugurtha, 16, 4. — A propos de cette ambassade, dont Opimius était le chef, il convient de tenir compte d’une observation judicieuse de M. Ihne, p. 119-120. Salluste accuse en termes exprès Opimius et ses collègues de s’être vendus à Jugurtha, ce qui explique qu’ils lui aient adjugé la région la plus fertile et la plue populeuse. D’après. M Ihne, cette accusation ne serait pas fondée et Opimius n’aurait pas trahi les intérêts de la république. Sans doute, comme le dit l’historien latin, la région adjugée à Adherbal était moins fertile et moins populeuse, mais elle était limitrophe de la province romaine, tandis que Jugurtha était rejeté dans l’Ouest, vers las Confins de la Mauritanie. Or, la question importants pour la république, c’était d’avoir sur les frontières de la province un voisin paisible comme Adherbal, et de la mettre ainsi à l’abri des incursions soudaines de Jugurtha. J’accepte volontiers cette explication, mais, sous cette réserve que les hésitations et la faiblesse du Sénat n’en paraîtront pas moins condamnables. Il’ avait entrevu le danger, mais n’avait pas su le combattre et s’était contenté d’une demi-mesure insuffisante, alors qu’il aurait fallu prendre une résolution énergique.

[26] Salluste, Jugurtha, 64, 5 : Apud negotiatores, quorum magna multitudo Uticæ erat, criminose simul et magnifice de bello loqui.

[27] Ibid., loc. cit. : Dimidia pars exercitus si sibi permitteretur, paucis diebus Jugurtham in catenis habiturum; ab imperatore consulto trahi, quod homo inanis et regiæ superbiæ imperio nimis gauderet.

[28] Ibid., 6.14 6 : Quæ omnia illis eo firmiora uidebantur, quia diuturnitate belli res familiaris corruperant et animo cupienti nihil satis festinatur. — M. Ihne, qui cite ce passage page 151, ne me parait pas lui avoir accordé toute l’attention qu’il mérite.

[29] Salluste, Jugurtha, 65, 4-5.

[30] Pour abréger cette discussion, je m’en tiens à la principale raison alléguée par M. Ihne, et je laisse de côté un argument sur lequel il revient à deux fois, page 122, note 2, et page 139, note 3. Si le massacre de Cirta avait réellement eu lieu, dit l’historien allemand, il ne serait plus resté un seul trafiquant romain en Numidie ; tous auraient pris la fuite et Metellus, au début de sa première campagne, n’aurait pas trouvé dans Vaga tous ces negotiatores que Salluste mentionne 47, 1-2. L’argument peut avoir de la valeur pour M. Ihne, qui se représente les negotiatores comme des hommes timides et pacifiques, craignant les aventures et les périls. Mais je crois avoir montré que cette opinion est inexacte. De plus, on pourrait encore rappeler que Cirta était en plein pays barbare, au cœur de la Numidie, tandis que Vaga était situé à peu de distance de la frontière romaine. Même en admettant que les negotiatores eussent été des hommes si faciles à effrayer, ils auraient très bien pu rester à Vaga, d’où il leur était facile, au moindre danger, d’aller chercher un refuge dans la province. Je n’insiste pas sur ce point, qui n’a qu’une médiocre importance dans l’argumentation de M. Ihne.

[31] Salluste, Jugurtha, 46, 3 : Genus Numidarum infidum, ingenio mobili, nouarum rerum avidum ; — 56, 3 : Tanta mobilitate sese Numidæ gerunt ; — 91, 7 : Genus hominum mobile, infidum.

[32] Cf. ibid., 46, 1-2, où Salluste dépeint l’abattement de Jugurtha, au moment où Metellus entre’ en campagne, alors que, pour la première fois, il lui faut tenir tête à un général, bien décidé à ne pas se laisser corrompre comme Calpurnius Bestia, trop prudent et trop habile pour qu’il soit possible de l’attirer dans un piège comme Aulus Albinus.

[33] Salluste, Jugurtha, 38, 9 ; cf. 39, 1, pour l’émotion qui se produisit dans Rome, quand on apprit que l’armée d’Aulus avait dû passer sous le joug.

[34] Ibid., 35, 4. M. Ihne, page 130, convient lui-même du tort que s’est fait Jugurtha par le meurtre de Massiva ; il montre très justement et avec beaucoup de force que, à partir de ce moment, toute réconciliation entre le Numide et les Romains devenait impossible. Quand même le parti aristocratique aurait voulu pardonner l’outrage infligé au nom romain, il ne le pouvait plus. Jugurtha, en ordonnant ce crime, avait mis une arme redoutable aux mains des démocrates, plus autorisés que jamais à se donner pour les vengeurs de l’honneur national.

[35] Salluste, Jugurtha, 8, 1.

[36] Ibid., 22, 2-5 ; 25, 11.

[37] Salluste, Jugurtha, 11, 3-8 ; 12, 3-5.

[38] L’ambassade d’Opimius et le partage de la Numidie doivent être rapportés au plus tard à l’année 638 (116 av. J.-C.) ; la reddition de Cirta est de 642. On voit qu’il s’écoule au moins quatre années entre la première et la seconde guerre des deus frères. M. Ihne, p. 120, note 1, a raison de remarquer que la texte de Salluste ne parle pas en termes exprès de cet intervalle et que, si on le lisait rapidement, on pourrait croire que les deux attaques de Jugurtha se succèdent presque sans interruption ; cf. 20, 1 : Postquam, divigo regao, legati Africa decessere.... La critique est fondée, bien que les conclusions qu’en tire M. Ihne soient excessives.