Cléophon d’Athènes[1]

 

R Lallier.

 

 

Dans un passage de la République [IV, 10], Cicéron cite le nom de Cléophon à côté de ceux de Cléon et d’Hyperbolos ; il les qualifie tous les trois de la même façon, ce sont des flatteurs du peuple, de mauvais citoyens, des fauteurs de désordres, bien dignes des attaques dont la comédie les a poursuivis. Déjà, dans son discours sur la Paix [75], Isocrate avait rapproché Cléophon d’Hyperbolos, pour les opposer l’un et l’autre aux Aristide, aux Thémistocle, aux Miltiade, à tous ces grands hommes d’état qui avaient fondé autrefois la puissance d’Athènes. Cléon et Hyperbolos sont assez connus ; Cléophon l’est beaucoup moins. Il n’a laissé dans l’histoire d’Athènes qu’un souvenir assez confus, et très probablement il ne méritait pas d’arrêter davantage l’attention de la postérité. Il n’est peut-être pas inutile cependant de chercher à définir avec plus de netteté le rôle qu’a joué Cléophon dans les événements auxquels il a été mêlé. Le personnage, par lui-même, n’est pas très intéressant, mais cette étude ne sera pas complètement superflue, si, comme je le crois, elle nous fournit l’occasion de recueillir quelques renseignements sur la politique athénienne et, en particulier, sur l’état des esprits dans les derniers temps de la guerre du Péloponnèse.

— I —

Platon, le poète comique, avait composé une pièce intitulée Cléophon[2], dans laquelle notre démagogue était vivement attaqué. Comme Platon avait donné pour titre à une autre de ses pièces le nom même d’Hyperbolos[3], nous pouvons en conclure que, dans l’opinion des anciens, les deux orateurs étaient placés à peu près sur la même ligné, puisque nous trouvons une fois de plus le rapprochement que nous avions déjà signalé dans les passages de Cicéron et d’Isocrate. Il n’y a, d’ailleurs, aucune information précise à retirer des fragments de la comédie de Platon, qui sont venus jusqu’à nous. Le premier semble être dirigé contre la mère de Cléophon :

Σέ γάρ, γραΰ, συγxατώxισ̕ άν σαπράν

όρφώσι σελαχίοις τε xαί φάγροις βοράν[4].

Telle est, du moins, l’opinion de Meinecke, et ce qui doit nous porter à l’admettre, c’est qu’elle est autorisée par les habitudes constantes des comiques athéniens. En mettant sur la scène la mère de Cléophon, Platon agit comme Aristophane, qui n’est pas plus respectueux avec la mère d’Euripide[5]. Dans le deuxième fragment :

ϊν̕ άπαλλαγώμεν άνδρός άρπαγιστάτου[6],

et dans le troisième :

άλλ̕ αότός άπαρτί τάλλότρί οϊχήσει φέρων[7],

c’est le démagogue lui-même qui est pris à partie. Mais ces accusations de vénalité sont devenues banales, à force d’être répétées par les comiques. N’attachons donc pas trop d’importance à ces deux vers, surtout quand nous avons à leur opposer une phrase très nette de Lysias, qui reconnaît hautement l’intégrité de Cléophon[8]. Un passage d’Andocide (de Myst., 146) montre Cléophon installé en maître dans la maison de l’orateur, pendant que celui-ci était en exil, sans permettre cependant de rien préciser sur la part que notre démagogue aurait pu prendre à l’affaire de la mutilation des Hermès et aux événements qui l’ont suivie.

Nous trouvons un texte beaucoup plus intéressant dans le discours d’Eschine sur les Prévarications de l’ambassade[9]. Nous devions aussi nous garder de renouveler ce dernier acte de folie que nos pères ont commis, quand, vaincus dans les combats, alors que les Lacédémoniens leur proposaient la paix en leur laissant, outre l’Attique, Lemnos, Imbros et Scyros, et en leur permettant de conserver leurs lois et le régime démocratique, ils n’ont point voulu consentir à ces conditions et ont préféré continuer une lutte désormais impossible. Cléophon, le fabricant de lyres, que beaucoup d’Athéniens se souvenaient d’avoir vu les fers aux pieds et qui s’était fait inscrire sur la liste des citoyens par des manœuvres honteuses, en corrompant le peuple a prix d’argent[10], Cléophon criait bien haut que de son épée il trancherait la gorge du premier qui parlerait de la paix. Pour donner plus de force à l’accusation qu’il porte contre le démagogue, Eschine continue en énumérant les conséquences funestes entraînées par l’intervention impétueuse de Cléophon dans un si grave débat : Qu’en est-il résulté ? Ils ont réduit la ville a une telle extrémité qu’elle s’est estimée heureuse de conclure la paix en abandonnant toutes ses possessions, en détruisant ses murailles, en recevant une garnison et un harmoste lacédémoniens, et en laissant renverser la démocratie par les Trente tyrans, qui ont fait périr, sans jugement, quinze cents citoyens.

Le même fait est rapporté par le scholiaste d’Aristophane[11], qui place après la bataille des Arginuses les propositions pacifiques faites par Lacédémone, et qui ajoute quelques détails au récit d’Eschine. D’après lui, Cléophon se serait précipité dans l’assemblée du peuple, ivre, revêtu d’une cuirasse, et déclarant qu’il ne laisserait pas conclure le traité, si les Spartiates ne rendaient pas aux Athéniens toutes les villes qu’ils leur avaient enlevées. Nous avons encore sur ce point le témoignage de Diodore de Sicile. Il donne le nom du chef de l’ambassade lacédémonienne, Endios, et il affirme que c’est par l’influence néfaste de Cléophon, alors tout puissant, μέγιστος ών τοτε δημαγωγός, qu’Athènes a été rejetée dans une guerre où elle devait succomber[12]. Seulement, suivant Diodore, ces événements auraient eu lieu, non pas à la suite de la bataille des Arginuses, mais après la victoire remportée à Cyzique par Alcibiade sur la flotte péloponnésienne.

La date donnée par Diodore est la date vraie[13]. Un fragment de Philochore, cité par le scholiaste d’Euripide, décide la question : Deux ans avant la représentation de la tragédie d’Oreste, Cléophon empêcha les Athéniens de traiter avec les Lacédémoniens, à ce que rapporte Philochore[14]. La tragédie d’Oreste ayant été jouée pour la première fois en 408, nous nous trouvons ainsi reportés à l’année 410, où fut livrée la bataille de, Cyzique. En suivant les indications du scholiaste, nous pourrions chercher un portrait de Cléophon dans les vers 902-906 de la pièce d’Euripide : Ensuite se lève un homme à la langue intempérante, qui n’avait d’autre mérite que son audace, un Argien de mauvais aloi, entré de vive force dans la cité, ayant cette confiance que donne l’ignorance[15], dont les conseils ne pouvaient qu’entraîner les Argiens dans de nouveaux malheurs[16]. Les mots Άργεΐς ούx Άργεΐος seraient une allusion à l’origine étrangère de Cléophon et viendraient à l’appui du passage d’Eschine, que nous avons cité plus haut. Quant aux autres détails de ce portrait, on les appliquerait volontiers à Cléophon. C’est bien ainsi qu’on se représente son éloquence tout extérieure, parlant au corps, pour employer une expression bien connue, cette parole retentissante, cette assurance présomptueuse, cette effronterie qui tranche sans embarras les questions les plus graves, et décide de tout sans avoir rien étudié.

Quelle que soit la valeur de cette conjecture, il est certain que nous pouvons ajouter foi au témoignage de Diodore, fortifié par celui de Philochore, et je ne crois pas que le silence de Xénophon en affaiblisse l’autorité. Si l’on veut cependant s’expliquer comment l’auteur des Helléniques n’a rien dit de cette négociation, on admettra l’opinion de Grote[17], qui pense qu’Endios a bien été envoyé auprès des Athéniens, mais sans caractère officiel, pour connaître leurs intentions plutôt que pour leur proposer dans les formes un traité de paix. Il reste toujours acquis qu’Endios est venu à Athènes, à un titre quelconque, pour tâcher de mettre un terme aux hostilités, et que ses efforts ont échoué par suiffe de l’influence de Cléophon. Il y a eu un moment, après la bataille de Cyzique, où Athènes pouvait obtenir une convention très honorable ; si la guerre a été poussée jusqu’aux plus terribles extrémités, si elle ne s’est terminée que par le désastre d’Ægos-Potamos et la prise de la ville, la faute en retombe tout entière sur Cléophon et sur les citoyens qui lui avaient laissé prendre parmi eux un ascendant si considérable et si peu justifié.

Il serait assez inutile de revenir sur ces événements, si la personne seule de Cléophon était en jeu ; mais dans cette circonstance il n’a fait que représenter, en l’exagérant, la politique de la démocratie athénienne. Expliquer les motifs qui ont dicté sa résolution et les passions qui l’ont entraîné, c’est se rendre compte des causes qui ont amené l’issue funeste de la guerre du Péloponnèse.

L’aristocratie athénienne, si elle était restée à la tête des affaires, n’aurait jamais engagé la lutte avec Lacédémone. Elle pensait, comme Cimon, que l’intérêt général de la Grèce et l’intérêt bien entendu d’Athènes exigeaient que la puissance fût partagée entre les deux peuples rivaux. Pour employer les expressions mêmes dont se servait Cimon, il ne fallait pas que la Grèce devint boiteuse, et que la ville fût privée de sa compagne d’attelage[18].

La politique de l’aristocratie était une politique d’équilibre, aussi respectueuse, pour le moins, des droits de Lacédémone que jalouse de maintenir ceux d’Athènes, tenant Ies deux cités en échec l’une par l’autre, et leur assurant, par leur union, la prépondérance dans toute la Grèce.

La politique démocratique, au contraire, repose sur cette idée que la prééminence appartient à Athènes, qu’elle est la récompense légitime des exploits accomplis pendant les guerres médiques et des services rendus à l’indépendance nationale. Elle répudie la sagesse un peu timide des conseils aristocratiques pour s’élever à cette conception plus généreuse et plus noble : à Marathon, à Salamine et à Platées, les Athéniens ont conquis le droit de commander à toute la Grèce ; ce droit leur est indispensable pour soutenir le rôle qu’ils se sont attribué de défenseurs des Grecs, et jamais, en aucune circonstance, ils ne doivent y renoncer. Cette conviction qu’Athènes est supérieure aux autres villes, qu’elle est comme établie dans un poste d’honneur qu’elle ne peut pas déserter, c’est elle, pour ne citer que les deux exemples principaux, qui inspire la conduite de Périclès et celle de Démosthène. Chez Périclès, elle s’appuie sur la connaissance approfondie des ressources de la république ; chez Démosthène, elle n’a pas moins de grandeur. C’est au nom d’un passé glorieux que l’orateur presse ses concitoyens de faire leur devoir en face de Philippe, et, quand ses espérances ont été trahies, c’est encore au nom de ce passé qu’il proteste contre les caprices injustes de la fortune.

Tempérée par la ferme raison d’un Périclès, cette politique inspirait aux Athéniens une confiance magnanime dans les destinées de leur patrie ; dès qu’elle tombait aux mains d’un Cléon ou d’un Cléophon, elle n’était bonne qu’à engendrer la présomption et la témérité. Platon, dans le Ménéxène, se moque avec beaucoup d’esprit des flatteries que les orateurs prodiguaient au peuple, quand ils faisaient l’éloge des soldats tombés sur le champ de bataille. C’était comme un enchantement qui transportait les esprits hors d’eux-mêmes ; pendant plusieurs jours, on était presque incapable de reprendre pied sur la terre, on pensait avoir été emporté dans les Champs-Élysées, dans une région supérieure, d’où l’on regardait avec mépris les autres hommes. J’imagine que Cléophon était dupe d’une illusion de ce genre, quand il s’opposait aussi hautement à ce que le peuple écoutât les conseils de la prudence. A force de vanter à ses auditeurs la puissance de leur cité, à force de leur répéter qu’ils étaient nés pour vaincre et pour dominer partout et toujours, il se le persuadait à lui-même. Il lui arrivait ce qui était arrivé à Cléon, lors de l’affaire de Pylos[19]. Tout n’était pas affecté dans les paroles de Cléon, lorsqu’il s’écriait qu’il ne craignait point les Lacédémoniens. S’il ne pensait pas tout ce qu’il disait, il se faisait une opinion assez exagérée et de sa propre valeur et des ressources d’Athènes pour en penser au moins une partie. La seule différence, c’est que ces bravades étaient moins dangereuses à une époque où les forces de la ville n’étaient pas encore entamées, tandis que, au lendemain de la bataille de Cyzique, quand le désastre de Sicile avait porté aux Athéniens un coup si terrible, elles devaient avoir les conséquences les plus graves. Cléophon n’a pas été plus téméraire que Cléon, mais il a été plus coupable, parce qu’il a été téméraire dans un moment où la situation de sa patrie ne comportait pas ces audaces.

Les événements prouvèrent bientôt aux Athéniens qu’ils avaient eu tort d’écouter les avis de Cléophon. La fortune, qui avait paru un instant leur revenir, les abandonna. La bataille des Arginuses retarda le triomphe des Péloponnésiens, mais elle n’était pas de nature à le remettre en question. Avec un chef tel que Lysandre, avec un allié tel que le jeune Cyrus, qui s’était engagé résolument dans leur parti, il était impossible que la victoire ne restât pas aux Lacédémoniens. La flotte athénienne fut anéantie à Ægos-Potamos, et la ville elle-même ne tarda pas à être assiégée. Dans cette circonstance, Cléophon, dont rien ne pouvait corriger la présomption, reprit le rôle qu’il avait joué quelques années auparavant. C’était, dit Lysias (XIII, 8), à l’époque où se tenait la première assemblée au sujet de la paix ; ceux qui arrivaient du camp lacédémonien venaient de dire à quelles conditions nos ennemis consentaient à traiter ; il fallait détruire les Longs-Murs sur une longueur de dix stades de chaque côté. Alors, Athéniens, vous n’avez pu supporter d’entendre parler de la destruction des remparts, et Cléophon, prenant la parole pour vous tous, déclara qu’il était impossible de consentir en « aucune façon à cette exigence.

On serait peut-être tenté de croire que Cléophon représentait alors le parti de l’honneur et de la fierté nationale, en face de Théramène et des autres partisans de l’oligarchie, qui voulaient livrer la ville aux ennemis et renverser avec leur concours le gouvernement démocratique. Si l’on examine l’ensemble du discours contre Agoratos, je ne crois pas que le texte se prête à cette interprétation. Lysias, en effet, semble établir une distinction entre Cléophon et les chefs raisonnables de la démocratie. Si je comprends bien la suite de sa narration, il y aurait eu trois partis en présence dans la ville assiégée : d’un côté, les aristocrates, avec Théramène à leur tète, qui, jugeant le moment convenable pour instituer le régime de leur choix,, se faisaient les complices et les agents de Lysandre[20] ; d’un autre, Strombichidés, Dionysodore et les amis modérés du gouvernement démocratique, qui comprenaient les nécessités de la situation, qui ne se révoltaient pas contre elles, mais qui, tout en se résignant à la paix, auraient voulu obtenir les conditions les moins défavorables[21] ; enfin Cléophon, qui entraînait à sa suite les esprits exagérés, incapables, comme lui, de se plier aux circonstances et de prendre les résolutions qu’imposait la détresse de la ville. Il était encore, après Ægos-Potamos, ce qu’il avait été après la bataille de Cyzique. On connaît le mot de Tite-Live (XXII, 39) : stultorum eventus magister est ; il me parait condamner durement, mais en toute justice, l’aveuglement du démagogue, qui n’a même pas su avoir cette sagesse que les leçons de l’expérience donnent aux moins clairvoyants.

Ce qui est plus grave, c’est que, dans ce moment suprême, Cléophon semble avoir conservé une influence prépondérante dans les assemblées athéniennes. Xénophon, complétant le récit de Lysias, nous dit qu’on mit en prison un sénateur, Archestratos, qui avait conseillé d’accepter les exigences des Lacédémoniens ; on rendit même un décret qui interdisait de faire à l’avenir aucune motion de ce genre[22]. Ainsi, il se trouvait encore une majorité pour s’associer aux témérités de Cléophon. C’est qu’il était pénible aux Athéniens de s’avouer à eux-mêmes l’impuissance à laquelle ils étaient réduits. Un peuple, habitué à vaincre et à commander, n’accepte pas facilement son abaissement. Les orateurs avaient flatté trop longtemps la foule, ils lui avaient trop souvent répété qu’elle devait mépriser tous ses ennemis ; elle ne pouvait renoncer en un instant à cette haute opinion qu’elle avait d’elle-même. De plus, la confusion était portée à son comble par le décret de Patroclide, qui effaçait les condamnations antérieures et rétablissait dans leurs droits politiques les citoyens qui en avaient été privés[23]. Il avait été dicté par un sentiment généreux ; on voulait faire disparaître les traces des anciennes discordes et intéresser tout le monde à la défense de la ville. Mais n’était-il pas dangereux de ramener dans les assemblées des hommes qui n’y entraient plus depuis longtemps ? Ne risquait-on pas de rendre les délibérations plus difficiles et plus tumultueuses ? Sans condamner entièrement une mesure qui peut avoir eu quelques bons effets, il est permis de penser qu’elle est encore venue accroître le désordre. Ce sont d’ordinaire les assemblées les plus nombreuses qui se portent le plus volontiers aux partis extrêmes ; en grossissant le nombre des citoyens actifs, le décret de Patroclide aidait au triomphe de la politique d’aventures, soutenue par Cléophon.

Du reste, à quelque résolution que les Athéniens se fussent arrêtés, il était impossible de conjurer la ruine de la ville. Les bravades de Cléophon, dans cette circonstance, étaient plus insensées qu’au lendemain de la victoire de Cyzique ; elles sont un triste et curieux témoignage de cette présomption irréfléchie qui enivrait encore une partie des Athéniens au milieu même de leur défaite ; en réalité, elles n’ont eu et ne pouvaient avoir aucune influence sur la suite des événements. C’est à Ægos-Potamos que la puissance d’Athènes avait été brisée ; tout ce qui est arrivé plus tard, la prise de la ville, la destruction des murs, l’établissement des Trente tyrans, n’a été qu’une conséquence inévitable du désastre de la flotte. Aussi, les partisans de l’oligarchie auraient pu laisser vivre Cléophon et ne point se souiller d’une cruauté inutile. Soutenus par Lysandre et toutes les forces des Péloponnésiens, ils étaient assurés de réussir. Ils paraissent, cependant, avoir redouté l’ascendant que Cléophon exerçait sur le peuple ; ou plutôt, ils ont voulu, en frappant un grand coup, effrayer les défenseurs de la démocratie. Pendant que Théramène, envoyé auprès des Lacédémoniens, faisait traîner les négociations en longueur, ceux de ses amis qui étaient restés dans la ville intentent un procès à Cléophon. On l’accusait de n’avoir pas rempli ses devoirs de soldat, — si elle était fondée, l’accusation était assez piquante, dirigée contre l’homme qui avait toujours interdit à ses concitoyens de poser les armes ; — le motif véritable, c’est qu’il s’était opposé a la destruction des murailles. Traduit en jugement, il fut condamné à mort[24].

Afin d’atteindre plus sûrement son ennemi, la faction aristocratique viola dans ce procès toutes les règles de la justice athénienne. Elle préludait ainsi aux illégalités sans nombre que les Trente tyrans devaient commettre. Jugé par un jury populaire, Cléophon aurait peut-être été acquitté, et ses ennemis étaient décidés a ne pas subir cet échec. Il fallait donc composer un tribunal dont la sentence ne fût pas douteuse ; c’est ce qu’ils firent avec l’aide du sénat, dont ils s’étaient ménagé la complicité[25], et d’un certain Nicomaque. Ce Nicomaque était un scribe, qui se trouvait alors avoir des fonctions importantes. Après la chute des Quatre-Cents, on avait confié a des nomothètes le soin de réviser et de coordonner les anciennes lois[26], et il parait établi que ce fut Nicomaque qui dirigea ce travail[27]. Il y était encore occupé à l’époque du siége de la ville, et tenait ainsi entre ses mains une part considérable de la puissance publique. Presque sans titre officiel, dans une situation modeste en apparence, il pouvait a son gré produire telle ou telle loi. Il n’était pas irresponsable ; une fois son œuvre terminée, il devait la soumettre à la sanction du peuple, et chacun, à ce moment, était autorisé à lui demander compte de ses actes. En attendant, il possédait une arme qui devenait dangereuse, s’il voulait en abuser et la mettre au service d’un parti. Ce fut lui qui prépara la condamnation de Cléophon, en fournissant le moyen d’adjoindre les sénateurs au tribunal appelé à le juger. Le récit de Lysias expose clairement toutes ces intrigues : Après la défaite de notre flotte, au moment où les aristocrates se préparaient à changer la forme du gouvernement, Cléophon s’élevait contre le sénat, lui reprochant de conspirer et de tramer des desseins funestes à la république. Satyros de Céphise, qui était au nombre des sénateurs, persuada à ses collègues de l’emprisonner et de le faire passer en justice. Ceux qui voulaient le perdre, craignant de ne pas « obtenir du tribunal une sentence de mort, engagent Nicomaque à produire une loi en vertu de laquelle les sénateurs devaient siéger avec les juges ordinaires. Voyez la perfidie incroyable de cet homme ! il se fit si bien leur complice que, le jour même du jugement, il produisit la loi qu’on lui demandait[28]. Dès lors, l’issue du procès était certaine. Cléophon, en comparaissant devant ses juges, pouvait apercevoir au milieu d’eux ses accusateurs, Satyros et Chrémon[29], et leur présence seule lui annonçait assez hautement que sa condamnation était inévitable.

C’est encore à Lysias que nous demanderons de nous indiquer le jugement qu’il convient de porter sur l’ensemble de la vie politique de Cléophon. Je n’ai pas seulement en vue le passage du discours sur les biens d’Aristophane, où Lysias parle du désintéressement de Cléophon, qui serait mort pauvre, après avoir dirigé longtemps les affaires publiques[30]. Ce texte est, je crois, une réponse victorieuse à l’accusation de vénalité, que nous avons relevée dans un fragment de la comédie de Platon. Bien que le témoignage des orateurs athéniens soit souvent suspect, je ne vois pas ici de raisons suffisantes pour contredire l’assertion de Lysias. On se figure volontiers Cléophon comme un esprit exalté ; incapable de garder aucune mesure, partageant lui-même les passions qu’il excitait chez les autres, égaré tout le premier et de bonne foi par ces déclamations violentes avec lesquelles il flattait le peuple ; on n’aperçoit guère dans sa conduite la trace de calculs personnels. Il a été un mauvais citoyen, funeste à sa patrie ; qu’il prétendait servir ; je ne pense pas qu’il ait été un malhonnête homme.

J’attacherais beaucoup plus d’importance aux paroles dont Lysias, dans le discours contre Nicomaque, fait suivre le récit qui a été traduit plus haut. L’orateur appartient, comme Cléophon, au parti démocratique, pour lequel il a souffert et qu’il a soutenu de toutes ses forces à la suite de Thrasybule et d’Anytos ; il a tout intérêt, afin d’obtenir la condamnation de Nicomaque, à exalter celui qui a été victime de ses intrigues, et l’on sait que, en pareille circonstance, les avocats d’Athènes ne se croyaient pas obligés de respecter scrupuleusement la vérité. Que lisons-nous cependant ? Malgré ses opinions personnelles, malgré les exigences du procès, qui sembleraient devoir lui dicter un éloge sans restrictions, Lysias ne parle de Cléophon qu’avec une gêne visible. Cléophon n’est pas sans reproches ; mais il est évident que, de tous les citoyens, c’était celui dont les ennemis du peuple tenaient le plus è se débarrasser ; il est évident qu’en l’accusant, Satyros et Chrémon, qui ont été plus tard au nombre des Trente, étaient poussés, non par le soin de vos intérêts, mais par le désir de vous nuire à vous-mêmes après l’avoir fait périr........ Juges, s’il en est parmi vous qui pensent que Cléophon était un mauvais citoyen, qu’ils considèrent que peut-être, au nombre des victimes de la tyrannie, il se trouvait plus d’un homme qui n’était pas complètement innocent ; cependant, vous avez reproché aux Trente toutes ces exécutions, parce qu’ils les ont tués, non pour les punir de leurs fautes, mais à la faveur des troubles publics[31]. Assurément, ce n’est pas ainsi qu’on déplore la mort violente d’un homme qu’on estime et qu’on respecte. Au lieu du panégyrique qu’on attendait, Lysias a l’air de plaider pour Cléophon les circonstances atténuantes. Grote n’a pas tenu assez de compte de ces réserves, quand il s’est étudié à présenter sous un jour favorable toutes les actions de Cléophon. Il n’est pas difficile de deviner que, dans cette démocratie plus sage rétablie par Thrasybule, le souvenir du turbulent démagogue était considéré comme importun. On ne renonçait pas à invoquer son nom, du moment qu’il s’agissait de poursuivre un des survivants détestés de la faction aristocratique, — toutes les armes sont bonnes contre un ennemi ; — mais alors même on prenait mille précautions, on avait soin de marquer les points sur lesquels on se séparait de lui. On le traitait comme un allié compromettant, qu’on n’ose pas et qu’on ne peut pas complètement répudier, mais dans la compagnie duquel on ne veut point trop se commettre. C’est là, il me semble, ce qui condamne avec le plus de force la politique de Cléophon. Il n’a pas trouvé grâce, même devant Ies hommes de son parti, et les réserves que marque Lysias, pèsent bien plus lourdement sur sa mémoire que les sarcasmes du poète Platon ou les accusations de Satyros.

Pour achever d énumérer les témoignages qui nous sont parvenus sur la vie publique de Cléophon, il resterait à citer un passage d’Aristote : Cléophon se servit des élégies de Solon pour prouver que, de tout temps, la maison de Critias était l’asile de la débauche ; autrement, jamais Solon n’aurait écrit ce vers,

Dis au blond Critias qu’il doit obéir à son père[32].

Si ce propos a été tenu dans une discussion politique, il est vraisemblable que c’est à l’époque où Critias a été condamné à l’exil[33]. C’est la seule circonstance dans laquelle ces deux hommes aient pu se heurter. Jusqu’à ce moment, Critias semble ne s’être mêlé aux affaires que pour proposer le rappel d’Alcibiade[34], et cette initiative n’était pas de nature à déplaire au parti démocratique. Exilé peu de temps après, il ne rentra pas dans sa patrie avant la mort de Cléophon. Je n’oserais pas d’ailleurs insister sur cette conjecture ; il est possible, et même cette dernière supposition est la plus probable, que les paroles citées par Aristote aient été prononcées, non dans un débat public, mais dans une conversation particulière. Dés lors, il serait inutile de chercher à fixer une date. On peut les tenir pour authentiques, puisqu’elles sont conformes au caractère du personnage, mais elles ne nous apprennent rien de nouveau sur son compte ; on n’avait pas besoin de ce témoignage pour savoir que Cléophon était l’ennemi de l’aristocratie.

— II —

Il y a cependant un côté par lequel il se rapproche de Critias, Comme lui, il a composé des tragédies et cherché des succès littéraires. Je n’hésite pas, en effet, à suivre l’opinion de Welcker (Trag. Gr., p. 1011), qui veut que Cléophon le démagogue soit le même que le poète tragique du même nom, dont parlent Aristote et Suidas[35]. Ce n’est pas que toutes les preuves données par Welcker soient également fortes. Ainsi, d’après lui, s’il fallait établir une distinction entre l’orateur et le poète tragique, Aristote aurait pris soin de la marquer lui-même, comme il a fait pour Antiphon (Rhét., II, 6), qu’il appelle ό ποιητής, pour qu’il n’y ait pas moyen de le confondre avec le fils de Sophilos. Mais Aristote n’est pas toujours aussi exact à avertir ses lecteurs. Dans ce même ouvrage de la Rhétorique, il mentionne par deux fois[36] Sophocle, qui fut un des Πρόβουλοι nommés après le désastre de Sicile, sans se mettre en peine de nous dire qu’il n’a rien de commun avec l’auteur de l’Antigone.

Tout au moins, si l’argumentation de Welcker laisse parfois à désirer, l’opinion qu’il soutient est très vraisemblable. Elle est d’accord avec ce que nous savons de l’histoire de la poésie tragique à cette époque. Cléophon ne serait pas le seul homme politique que le théâtre aurait attiré. Critias, Théognis, qui fut plus tard un des Trente tyrans[37], ont écrit des tragédies. Désireux de se faire connaître, épris des choses de la littérature, comme tous les Athéniens de ce temps, ils choisissaient le genre qui était alors le plus en faveur et qui devait les mener le plus rapidement à la renommée. En même temps, si l’on peut en juger par les tragédies d’Euripide et le Sisyphe de Critias[38], ils s’en servaient pour propager leurs idées. La scène était pour eux une seconde tribune, où ils disaient leur avis sur tout ce qui touchait à la politique ou à la philosophie. Pourquoi Cléophon n’aurait-il pas eu les mêmes ambitions et n’aurait-il pas cédé au même entraînement ?

Ce qui porte encore à le penser, c’est la nature même des attaques dont Aristophane le poursuit dans les Grenouilles[39]. A côté d’allusions évidentes à la politique de Cléophon, à l’exagération et à l’intolérance de ses opinions démocratiques[40], à son humeur belliqueuse[41], on trouve certains traits qui paraissent dirigés contre le style de ses tragédies. Sur les lèvres bavardes de Cléophon gazouille d’une manière insupportable l’hirondelle de Thrace[42]. Il est difficile d’admettre que ces mots s’appliquent uniquement à l’éloquence bruyante de Cléophon dans les assemblées ; ils ont bien l’air de s’appliquer aussi à l’écrivain et de railler la facilité négligée de ses vers et leur sonorité vide de sens. C’est presque avec les mêmes termes, χελιδόνων μουσεΐα, qu’Aristophane caractérise, dans un autre passage[43], la nombreuse troupe des successeurs dégénérés d’Eschyle et de Sophocle. Enfin., lorsque Platon, renvoyant Eschyle sur la terre, le charge d’avertir Cléophon qu’il ait à descendre au plus vite dans le séjour des morts[44], est-ce seulement d’un mauvais citoyen qu’Aristophane veut délivrer sa patrie ? Ne songe-t-il pas, au contraire, à débarrasser la scène d’un mauvais poète, qui l’encombre de ses productions ? Ou plutôt, toutes ces plaisanteries ont un double sens et comme une double portée ; c’est à la fois de la critique littéraire et de la satire politique. Aristophane a eu la bonne fortune de rencontrer un adversaire de ses idées, qui était en même temps un méchant écrivain ; il n’a pas laissé échapper l’occasion qui lui était offerte, et sa raillerie impitoyable, faisant l’office d’une arme à deux tranchants, frappe du même coup la témérité de Cléophon dans la conduite des affaires publiques et ses prétentions littéraires.

De tout ce bavardage tragique, qui aurait retenti avec tant de fracas sur la scène athénienne, rien n’est venu jusqu’à nous. Nous connaissons seulement, par Suidas, les titres de dix tragédies que Cléophon aurait composées : Άxταίων, Άμφιάραος, Άχιλλεύς, Βάxχαι, Δεξαμενός, Έριγόνη, Θυέστης, Λεύxιππος, Πέρσις, Τήλεφος[45]. Encore faut-il remarquer que, sur ces dix pièces, six se retrouvent dans la liste des tragédies attribuées à Iophon. Il est possible qu’il se soit produit quelque confusion entre deux noms presque semblables et qu’ainsi, par l’inadvertance d’un copiste, on ait donné à Cléophon plus de pièces qu’il n’en a fait. Dans ce cas, il ne resterait, comme appartenant vraiment à notre auteur, que l’Amphiaraüs, l’Erigone, le Thyeste et le Leucippe, les autres tragédies devant être restituées à Iophon, le fils de Sophocle, qui fut un poète de profession. On hésitera pourtant à trancher ainsi la question, si l’on considère que les tragiques athéniens ne se faisaient aucun scrupule de reprendre des sujets déjà traités par leurs prédécesseurs. C’est chez eux une pratique constante, et il serait téméraire de déposséder Cléophon de la plus grande partie de ses titres littéraires, quand nous n’avons contre lui aucune preuve certaine. Tout ce que l’on peut dire, c’est que ce nombre de dix tragédies parait bien considérable pour un homme que la politique occupait presque tout entier. Très probablement il y. aurait lieu d’effacer quelques noms sur la liste donnée par Suidas, mais nous ne saurions affirmer quels sont les noms qui doivent être supprimés, ni à quel chiffre la liste doit être ramenée pour être exacte[46].

Nous sommes mieux renseignés sur la valeur de ces compositions poétiques de Cléophon. Elles ne se recommandaient ni par l’élévation des pensées, ni par le mérite de l’expression. Les caractères étaient vulgaires, le style était faible ; le plus grand éloge qu’on en pourrait faire, c’est qu’il avait une certaine clarté. Sur ces deux points, Aristote exprime son opinion d’une manière très précise : Homère, dit-il, a représenté les hommes meilleurs qu’ils ne sont, Cléophon tels qu’ils sont ; Hégémon de Thasos, le premier auteur de parodies, et Nicocharès, qui a composé la Déliade, les ont représentés pires qu’ils ne sont[47]. Et ailleurs : C’est une qualité du style d’être clair sans être bas. On écrit très clairement, quand on emploie les mots dans leur sens propre, mais alors on manque d’élévation ; on en voit la preuve dans les vers de Cléophon et de Sthénélos[48]. Quelquefois, cependant, sur le fond monotone de ce style terne et plat se détachaient quelques expressions ambitieuses, qui par le contraste même paraissaient plus ridicules. C’est encore Aristote qui nous l’apprend. En parlant de la convenance du style, il recommande de ne pas dire les choses grandes avec bassesse ni les choses simples avec emphase ; sinon, ajoute-t-il, on tombe dans le comique, comme il arrive à Cléophon ; il y a chez lui certains passages qui rappellent cette expression : une figue vénérable[49].

Un Athénien de naissance ne se serait guère permis une alliance de mots aussi bizarre. La finesse instinctive, le bon sens délicat de l’esprit attique auraient reculé devant une pareille faute de goût et, s’il n’était pas excessif d’établir une conjecture sur une base aussi fragile, on serait presque tenté d’y voir une preuve de l’origine étrangère de Cléophon. Quant aux autres défauts que relève Aristote, ce, sont bien ceux de l’école à laquelle appartenait notre auteur. Déjà, chez Euripide, quand on le compare à ses devanciers, on voit que les caractères ont moins de grandeur ; Sophocle en avait fait la remarque, en disant qu’il peignait les hommes tels qu’ils devaient être, tandis qu’Euripide les représentait tels qu’ils étaient[50]. Le style aussi a changé ; moins hardi, moins éclatant, il a un courant plus abondant et plus facile et se rapproche de la prose des orateurs. Ces différences, pour ne pas dire ces défauts, sont rachetées chez Euripide par les qualités qui lui sont propres ; dans les œuvres de ses imitateurs maladroits, — et d’est à ce groupe qu’il faut rattacher Cléophon, — les défauts apparaissent seuls. Entre leurs mains, la tragédie perd sa force et sa noblesse ; elle s’amoindrit au point de se confondre presque avec la comédie. Pouvait-il en être autrement ? Eschyle et Sophocle ne vivaient que pour lotir art ; il les occupait tout entiers. Les habitudes mêmes de leur esprit, les pensées dont ils l’entretenaient sans cesse, leur donnaient, pour ainsi dire, droit de cité dans ce monde idéal où ils allaient chercher leurs personnages, si bien qu’ils s’élevaient sans effort aux conceptions les plus sublimes et parlaient naturellement la langue des héros et des dieux. Mais, pour des hommes tels que Cléophon, la poésie n’était qu’une distraction ou une affaire de vanité. Passant leur existence sur la place publique, occupés de leurs intérêts ou de leur ambition, perpétuellement en contact avec les réalités vulgaires de la vie, comment se seraient-ils transportés dans ces régions supérieures qu’habitait sans peine l’âme d’un Eschyle ou d’un Sophocle ? Il leur aurait fallu rompre avec leurs pensées habituelles ; l’effort eût été trop pénible et ils ne songeaient même pas à 1c tenter. Ils mettaient dans la bouche de leurs personnages le langage qu’ils parlaient eux mêmes, quand ils s’adressaient au peuple, et leur donnaient des sentiments en rapport avec ce langage.

Ainsi, nous pouvons conclure des paroles d’Aristote que Cléophon a été un poète médiocre et sans originalité. Nous avons déjà vu qu’ira été un politique imprudent et incapable. N’ayant aucun souci et même aucune conscience de la responsabilité qu’assume un orateur quand il s’érige en chef de parti et en conseiller du peuple, il ne s’est jamais servi de son influence que pour pousser ses concitoyens aux résolutions les plus téméraires, égaré lui-même par les illusions qu’il entretenait et surexcitait chez les autres. Au milieu des circonstances les plus difficiles, alors qu’il aurait fallu une extrême prudence et une extrême habileté pour diriger les affaires d’Athènes, il s’est abandonné a la passion, et emporté par une vaine jactance, fermant les yeux sur les dangers de la situation, sur les forces des ennemis, sur l’épuisement de la république, il a conservé jusqu’à la fin cette audace par laquelle il plaisait au peuple, mais qui ne lui a pas permis de saisir la dernière chance de salut qui s’offrait après la bataille de Cyzique, ni de se résigner à sa défaite après Ægos-Potamos. Il n’a qu’une seule excuse, la sincérité de ses convictions ; il est mort fidèle à son parti et à la politique qu’il avait toujours soutenue. Mais la fidélité à soutenir une pareille politique, aussi irréfléchie et aussi funeste, qu’est-ce autre chose qu’une obstination aveugle ? Ce n’est pas là, si l’on considère le tort que Cléophon a fait à sa patrie, une excuse qui suffise à protéger sa mémoire.

Elle ne mériterait pas d’être tirée de l’oubli, si l’on ne songeait qu’à la valeur personnelle de l’homme. Les détails que l’on peut réunir sur les actes de Cléophon ne prennent un peu d’intérêt que par les renseignements qu’ils fournissent sur la démocratie athénienne. Elle s’est livrée pendant plusieurs années aux conseils, ou plutôt aux emportements de Cléophon. Depuis l’expulsion des Quatre-Cents jusqu’à la fin de la guerre, de 411 au commencement de 404[51], il a exercé un ascendant considérable. Il ne le devait ni à l’éclat des services rendus, ni à la supériorité de ses talents ; la foule l’avait adopté parce qu’elle retrouvait en lui ses propres instincts, parce qu’il exprimait, plus bruyamment que les autres, ce que tous pensaient. Les peuples, comme les souverains absolus, ont leurs caprices, et l’on peut répéter à propos de Cléophon un mot fameux du XVIIe siècle : c’était un favori sans mérite que ces mêmes Athéniens, qui jadis avaient su obéir à Périclès, trouvaient commode de se donner, maintenant qu’ils étaient gâtés par l’exercice d’un pouvoir illimité et dépravés par les flatteries de leurs orateurs. C’est à ce titre que le nom de Cléophon vaut la peine d’être mentionné. L’histoire de la démocratie athénienne resterait incomplète, si au-dessous, bien au-dessous des hommes d’état qui l’ont dirigée, on ne rappelait pas, au moins en passant, Ies démagogues qui l’ont égarée et pervertie.

 

R. LALLIER.

 

 

 



[1] Sur Cléophon, v. Meineke, Hist. crit. Com. p. 171-173; Bergk, De reliquiis Com. Att. ant., p. 385 sqq.; Ruhnkenius, Hist. crit. orat. gr., v. VIII, p. 128 des Orat. de Reiske.

[2] Fr. Com. Gr. (éd. Didot), p. 230-231.

[3] Frag. comicorum græc., p. 248-250.

[4] Fr. 1. Je t’aurais envoyée habiter avec les poissons de toute espèce (mot à mot, les orphes, les poissons cartilagineux et les pagres) et tu leur aurais servi de nourriture.

[5] Les fêtes de Cérès, v. 387.

[6] Fr. 2. Pour nous débarrasser du plus rapace de tous les hommes.

[7] Fr. 3. Bien loin de là, tu t’en iras en emportant le bien d’autrui.

[8] XIX, 48.

[9] Περί παραπρεσβείας, 76.

[10] De même, dans les Grenouilles (v. 681), l’expression de Θρηxία χελιδών, appliquée à Cléophon, semble lui reprocher son origine étrangère. Sur ce point, il est difficile de se prononcer. On sait les plaisanteries d’Aristophane sur la naissance de Cléon ; c’est encore là, comme l’accusation de vénalité, une sorte de lieu commun de la comédie athénienne.

[11] Grenouilles, v. 1532. On verra plus loin que cette assertion du scholiaste est inexacte, bien qu’elle s’appuie sur l’autorité d’Aristote, et que ces faits doivent être placés, comme le veut Diodore, après la bataille de Cyzique. Il est possible que le scholiaste n’ait pas compris le témoignage d’Aristote. L’affaire de Cyzique fut bien plus considérable que celle des Arginuses, mais cette dernière, suivie de si près par le procès et la mort des généraux victorieux, marquée par cette grande faute de la démocratie athénienne, était restée, sans aucun doute, beaucoup plus célèbre. Cette circonstance suffirait, je crois, à expliquer la confusion qui a été commise par le scholiaste d’Aristophane.

[12] Diodore de Sicile, XIII, 52, 53.

[13] Je crois avec Grote (Hist. de la Grèce, vol. XII, p. 3, trad. fr.) que le scholiaste d’Aristophane s’est trompé en prenant la bataille des Arginuses pour celle de Cyzique. Il n’est guère vraisemblable que les Lacédémoniens aient fait, à deus reprises différentes, les mêmes propositions pacifiques. Si l’on s’explique qu’ils aient pu être découragés au lendemain de leur défaite de Cyzique, on ne comprendrait pas qu’ils eussent été si profondément troublés par l’affaire des Arginuses, qui fut beaucoup moins décisive. Tous ces points sont fort bien établis par Grote. En revanche, il me parait impossible d’accepter le jugement qu’il porte sur la conduite de Cléophon. Il est bien prés de croire que Périclès, s’il eût encore vécu, aurait agi comme Cléophon et rejeté les propositions de Lacédémone (vol. XI, p. 203). Ici, comme dans beaucoup d’autres passages, Grote est trop disposé à excuser de parti pris les fautes et les témérités de la démocratie athénienne.

[14] Sch. Eurip. Or. v. 771 : Ίσως αίνίττεται πρός τάς xαθ̕ αύτόν δημαγωγίας, μήποτε δέ είς Κλεοφώντα πρό έτών γάρ δύο τής διδασxαλίας τοΰ Όρέστου οΰτς [je suis la leçon de M. Weil, au lieu de la leçon vulgaire αύτός, qui est évidemment fautive] έστιν ό xωλύσας σπονδάς γεγέσθαι Άθηαίοις πρός Λαxεδαιμονίους, ώς Φιλόχορος ίστορεΐ. Cf. Sch. Eurip., Or : v. 372.

[15] Cf. Thucydide, II, 40.

[16] Il me parait difficile d’accepter l’interprétation de M. Weil, qui donne à πιθανός le sens passif.

[17] Hist. de la Grèce, vol. XI, p. 200.

[18] Plutarque, Vie de Cimon, c. 16.

[19] Thucydide, IV, passim et particulièrement c. 28.

[20] XIII, 6, 9 sqq.

[21] XIII, 13-16.

[22] Hellén., II, 2, 15.

[23] Sur ce décret, v. Andoc., de Mysteriis, 76-80. Cf. Xénophon, Hellén., II, 2, 11.

[24] Lysias, XIII, 12. — Xénophon raconte différemment la mort de Cléophon (Hellén., I, 7, 35). Il le fait mourir dans une sédition, dont il n’indique pas la date et à la faveur de laquelle Callixène aurait pris la fuite avec quatre autres citoyens, qui auraient contribué, de concert avec lui, à faire périr les généraux vainqueurs aux Arginuses, et qui, comme lui, auraient été jetés en prison par le .peuple, bientôt revenu de son erreur. Il est certain que Cléophon vivait encore à l’époque du siège d’Athènes par Lysandre ; or, l’affaire des Arginuses est de 407 et Grote (vol. XII, p. 23) fait remarquer très justement qu’il n’est guère vraisemblable ni conforme aux habitudes athéniennes que Callixène ait été retenu si longtemps en prison sans être jugé. D’ailleurs, cette indication vague de Xénophon n’est pas de nature à infirmer le témoignage très net et très détaillé de Lysias.

[25] V. Lysias, XIII, 23, un autre exemple de cet empressement du sénat à servir les desseins du parti aristocratique.

[26] V. Thucydide VIII, 97 et les notes de l’édition Poppo.

[27] Lysias, XXX. Nicomaque fut encore investi des mêmes fonctions, à la suite du décret de Tisamène, qui ordonna une seconde révision des lois, quand la ville eut été délivrée des Trente tyrans (Andoc., de Mysteriis, 83-84).

[28] Lysias, XXX, 10-11.

[29] Il faut, en effet, comme l’indique Westermann dans la préface de son édition de Lysias (p. XXXI), rétablir le nom de Chrémon dans le texte de Lysias (ibid. 12), au lieu de celui de Cléophon, qui ne peut être qu’une erreur de copiste. Chrémon est nommé plus loin à côté de Satyros (14) ; il figure également dans la liste des Trente tyrans, que donne Xénophon (Hellén., II, 3, 2). Pour apprécier la gravité de l’acte que Lysias impute à Nicomaque et par lequel celui-ci confondait entre les mains des sénateurs le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire, v. l’ouvrage de M. G. Perrot, Essai sur le droit public d’Athènes, p. 327.

[30] Lysias, XIX, 48.

[31] Lysias, XXX, 12-13.

[32] Rhét., I, 15.

[33] La date précise de cet exil ne nous est pas connue ; il est probable qu’il a été prononcé en même temps ou d peu près en même temps que le second exil d’Alcibiade. Un seul fait est certain, c’est que Critias n’était pas à Athènes au moment de l’affaire des Arginuses (Xénophon, Hellén., II, 3, 36).

[34] Plutarque, Vie d’Alcibiade, 33 ; Critias, fr. 4 (éd. Bergk).

[35] Otf. Müller (vol. II, p. 547 de la trad. fr.) rattache Cléophon, le poète tragique, à l’école de Théodecte, qui vivait au temps de Philippe de Macédoine ; mais il ne donne cette opinion que comme une hypothèse et ne l’appuie d’aucune preuve.

[36] I, 14 ; III, 18.

[37] Sur Théognis, v. Fr. Trag. Gr. (éd. Didot), p. 92 et le recueil de Nauck, p. 597.

[38] V. le long fragment qui nous est parvenu du Sisyphe et que Sextus Empiricus nous a conservé (fr. 1 de l’édition de Nauck).

[39] Cléophon est également nommé dans les fêtes de Cérès, v. 805.

[40] Par exemple, v. 689 sqq., où le poète conseille aux Athéniens de se réconcilier avec les membres de la faction aristocratique, qui avaient été bannis après la chute des Quatre-Cents.

[41] V. 1532.

[42] V. 678 sqq.

[43] V. 93.

[44] V. 1504.

[45] Suidas, p. 270.

[46] Aristote (Περί σοφιστιxών έλέγχων, p. 174, B 27, éd. Bekker) parle d’un autre ouvrage de Cléophon : ....οΐον ό Κλεοφών ποιεΐ έν τώ Μανδροβούλω. Quel était cet ouvrage ? Il est impossible de le dire, et même il est difficile de faire des conjectures à ce sujet. Ce nom de Mandroboulos ne nous est connu que par Suidas et les parœmiographes, qui nous ont conservé un fragment du livre d’Éphore sur les Inventions, Περί εύρημάτων. Mandroboulos ayant trouvé dans l'île de Samos un filon de métal précieux (γεωφάνιον), aurait offert à Jupiter, la première année, un bélier d’or, la seconde, un bélier d’argent, la troisième, un bélier d’airain, mais plus petit, et ensuite ne lui aurait plus fait aucune offrande (Éphore, fr. 161, éd. Didot). On ne voit pas comment Cléophon aurait tiré une tragédie de cette histoire ; je croirais plus volontiers, comme le veut Guillaume Wagner, qu’il aurait fait à ce sujet une sorte de fable à la manière d’Ésope (Fr. Trag. Gr., p. 100).

[47] Poétique, ch. 2.

[48] Poétique, ch. 22.

[49] Rhét., III, 7.

[50] Aristote, Poétique, ch. 25.

[51] On a vu que Cléophon est déjà nommé dans les fêtes de Cérès, qui sont de 411. Il est permis d’en conclure qu’il commençait à acquérir cette influence qui se marquera, l’année suivante, par le rôle prépondérant qu’il jouera dans l’affaire des propositions dé paix apportées par Endios.