JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE XXVI. — LE VERDICT.

 

 

Suite du procès. — Le général Turreau. — Vilmain. — Affirmation de Carrier de la complète connaissance des fusillades par la Convention. — Maladresse du système de défense de Carrier. — Son changement d'attitude. — Il se plaint d'être seul incriminé d'excès qui ont été approuvés par le Comité de Salut public, et qui ressemblent à ceux des autres représentants en mission. — Noyade de Château-Gontier. — Témoignages insignifiants de plusieurs de ses collègues. — Influences néfastes exercées â Nantes sur Carrier. — Il reconnaît enfin sa propre responsabilité, et s'excuse d'avoir accusé des subalternes. — Son refus de répondre â la sommation de Réal de produire la preuve écrite d'ordres supérieurs. — Clôture des débats. — Principaux défenseurs des accusés. — Plaidoiries de Tronson-Ducoudray et de Villenave. — Le fédéralisme selon Réal. — Dernières paroles de Carrier. — Le jugement ; les faits constants et l'intention. — Condamnation de Carrier, de Pinart et de Grandmaison. — Acquittement des autres accusés. — Paroles du président Dobsent après l'acquittement. — Festin des acquittés. — Exécution des condamnés.

 

Le procès venait d'entrer dans une nouvelle phase. Il sera désormais impossible à Carrier de se retrancher obstinément dans des dénégations invraisemblables. Ses coaccusés ayant invoqué, pour essayer de se justifier, la nécessité où ils s'étaient trouvés d'obéir aux ordres d'un délégué de la Convention, on pouvait se demander si, de même, Carrier n'essaierait pas, à son tour, de faire remonter aux Comités de Salut public et de Sûreté générale la responsabilité de ses propres actes. Il est certain, nous le verrons tout à l'heure, qu'il projeta de le faire. Pour quelles raisons il y renonça, personne ne l’a su, et personne ne le saura jamais.

Le général Turreau, le chef des colonnes infernales, aurait eu mauvaise grâce à charger Carrier. Il ne l'essaya pas. D'ailleurs exclusivement occupé des questions militaires, il déclara qu'il n'avait eu que des rapports assez rares avec Vilmain fut plus à l'aise pour tracer le tableau du commerce nantais au temps de Carrier. Toutes les affaires étaient arrêtées à la Bourse. Les gros négociants la désertaient, et ils se répétaient avec effroi des propos comme ceux-ci, tenus publiquement à la Société populaire : Faites-moi des dénonciations ; le témoignage de deux bons sans-culottes me suffira pour faire tomber les têtes des gros négociants[1]. Carrier se défendit d'avoir prêché le pillage et la mort des négociants, et, en réponse à certaines allégations de Vilmain, il soutint qu'il n'avait dîné qu'une fois à l'Hôtel Henri IV (sic) — c'était l'ancien nom de l'Hôtel de France actuel, devenu, à l'époque de la Révolution, le grand Hôtel —, qu'il n'y avait à ce dîner que des généraux et pas de filles (17 frimaire).

Il était particulièrement irrité. et non sans raison, de s'entendre reprocher les fusillades de Gigant. A la suite de la déposition d'un nommé Mergot, qui les rappelait, il répondit : Oui, la Convention a su qu'on fusillait les brigands par centaines. Que faisaient alors les députés qui s'acharnent contre moi ? Ils applaudissaient. Pourquoi me continuait-on alors ma mission ? J'étais le sauveur de la patrie, et maintenant je suis un homme sanguinaire. A-t-on oublié qu'il avait péri cent cinquante mille défenseurs de la patrie avant mon arrivée. J'ai repris aux brigands cent pièces de canons[2] (18 frimaire).

Le défilé des témoins continuait sans grande utilité, beaucoup d'entre eux n'apportant que des renseignements d'un intérêt secondaire.

Le 20 frimaire (10 décembre), la séance durait depuis une heure lorsque Carrier demanda la parole pour dire qu'il se trouvait mal. Son accablement était extrême, au dire des journaux. Il demanda d'une voix éteinte à se retirer, et la séance -fut suspendue. La plupart des assistants crurent qu'il avait trouvé le moyen d'abréger ses jours[3].

S'il employa, comme on peut le supposer, les loisirs de cette journée à méditer sur ses moyens de défense, il ne put lui échapper qu'il avait fait jusque-là fausse route, en essayant à la Convention de nier ou de justifier le détail de ses actes. S'il avait été réellement intelligent, il aurait deviné, dès le principe, le dessein de ses collègues de le donner en pâture à l'opinion qui le réclamait, et que le seul terrain sur lequel il pût disputer sa mise en accusation avec quelque chance de succès était le terrain politique. Que serait-il arrivé si, au lieu de combattre l'évidence sur certains points, et, sur d'autres, de plaider les circonstances atténuantes, il avait pris à partie nominativement certains députés, et les avait montrés aussi couverts de sang qu'il l'était lui-même, les Collot d'Herbois, les Fouché, les Bourbotte, les Hentz, les Francastel, etc. ? L'audace lui avait manqué. Sans s'en douter, il avait donné dans le piège qu'on lui avait tendu, en répondant à la série d'accusations dirigées contre lui par la Commission des Vingt et un. Il avait ainsi laissé ses crimes devenir des crimes de droit commun, et permis à la Convention de le renier comme un extravagant, qui avait agi par lui-même, et qu'elle n'avait jamais associé à l'application de sa politique.

De déchéance en déchéance, il était venu s'asseoir sur la sellette du Tribunal révolutionnaire comme un vulgaire assassin. Là il avait péniblement ergoté, tantôt avec les témoins, tantôt avec ses coaccusés, qui, eux aussi, défendaient leur tête. Le moment était-il passé de faire utilement valoir, devant un Tribunal, juge de l'intention, que, s'il avait exterminé des milliers de brigands, il l'avait fait en qualité de représentant du peuple, chargé d'une mission et investi de pouvoirs illimités ? Quoiqu'il fût bien tard pour changer d'attitude, il se redressa néanmoins un instant.

La séance du 21 frimaire (11 décembre), venait de commencer quand, à l'étonnement de l'assistance, on l'entendit déclarer qu'il n'avait rien fait à Nantes sans ordres supérieurs ; qu'il avait instruit exactement le Comité de Salut public de toutes ses opérations, et que le Comité n'eût pas manqué de le rappeler, s'il les avait désapprouvées, tandis qu'il l'avait laissé en mission dans la Loire-Inférieure. Il retraça ensuite tous les crimes qui avaient été commis par plusieurs de ses collègues, à Laval, à Château-Gontier, et à Angers, les fusillades et les noyades qui avaient eu lieu dans ces villes. Il fit observer que c'est à Angers qu'on avait commencé de noyer. Pourquoi, s'écria-t-il, ne fait-on le procès qu'à moi seul ? Pourquoi suis-je la seule victime désignée parmi tant de coupables ? Je sais que je dois périr. Ce n'est point pour défendre ma vie que je dévoilerai de grandes vérités, mais je dois le faire pour mes coaccusés, et c'est pour eux seuls que je parlerai. Il ajouta qu'il prouverait, par des preuves écrites, toutes ses assertions[4].

Tout était vrai dans cette déclaration et d'une vérité saisissante, sauf une phrase : Je sais que je dois périr. Comme tous les malheureux en danger prochain et évident de mort, il espérait l'impossible, et cet impossible était la pitié de ses collègues.

Presque aussitôt après cette déclaration, il se trouva, par hasard, qu'un témoin apporta son suffrage à l'accusé. C'était un nommé Pierre Duhar. Il avait vu, dit-il, jeter des brigands à l'eau à Château-Gontier, où se trouvaient Bourbotte et Merlin de Thionville. A ce moment, on a extrait des malades des hôpitaux et on les a jetés à l'eau. Le témoin, interrogé par Chaux s'il savait qui avait ordonné cette noyade, répondit qu'il l'ignorait. — Je sais bien qui l'a ordonnée, répondit Chaux. — Et moi aussi, ajouta Carrier.

Or Bourbotte a toujours soutenu que jamais il n'avait entendu parler de noyades.

Le lendemain, à la déposition d'un nommé Lecoq sur les excès de toutes sortes commis à Nantes, l'accusé répondit : A cette époque on était persuadé qu'on ne pouvait être patriote sans être exalté. Le Gouvernement était instruit de ces mesures. Pourquoi ne s'y opposait-on pas ? Aujourd'hui tout roule sur ma tête, quoique bien d'autres patriotes y aient participé. On m'a accusé d'avoir été payé par Pitt et par Cobourg. Si j'avais servi quelque faction, j'aurais fait fortune. On n'a trouvé chez moi que trente et une livres ; ma femme et moi, nous n'avons qu'un capital de dix mille livres. Je suis arrivé à Nantes avec des préventions. On me dit qu'il y avait beaucoup d'aristocrates et de fédéralistes dans cette ville. On me parla de conspirations. Les décrets ordonnaient d'exterminer et d'incendier. Il rappela de nouveau le rejet de la proposition d'amnistie faite par Levasseur, les innombrables immolations de Lyon, de Marseille et de Toulon, et le bon accueil que ses collègues lui avaient fait à son retour de Nantes[5].

Plusieurs représentants, Fayau, Hentz, Francastel, Duval de Rouen, Beaugeard, Bd, Milhaud et Mirande, ces deux derniers élus comme lui par le département du Cantal, appelés comme témoins à décharge, se bornèrent à faire l'éloge de son patriotisme et de sa probité. Ils ne pouvaient guère en dire davantage puisque, à l'exception de Hentz et de Francastel, qui s'étaient dérobés au moment du vote, ils avaient adhéré à sa mise en accusation. Bô déclara tenir de plusieurs personnes, qui avaient vu Carrier de près, et notamment d'Anderson, consul des Etats-Unis à Nantes, de Rollin, et de Prigent, que, de lui-même, Carrier n'aurait pas ordonné les mesures extrêmes qu'on lui reproche, et qu'il y avait été poussé par d'autres[6]. Bô ne désigna pas autrement ces funestes conseillers ; l'intention de sa part était bienveillante, et s'explique tout naturellement par cette circonstance qu'il était député de l'Aveyron, et que, presque compatriote de Carrier, ses relations avec lui dataient de leur première jeunesse.

A la séance du 23 frimaire (13 décembre), Carrier fit encore quelques déclarations d'un caractère agressif. Il dit que c'était par des ordres supérieurs qu'il avait frappé indistinctement tous les brigands qui avaient passé la Loire, el qu'il produirait ceux qu'il pourrait retrouver ; que l'ordonnateur des grandes mesures dans la Vendée avait été le ministre de la guerre, Bouchotte, et aussi Lalouet, qui se disait, à Nantes, chargé d'une mission secrète par Robespierre et par le Comité de Salut public. C'est Lalouet, ajouta-t-il, qui lui a fait donner l'ordre de retirer la garde de la galiote où étaient enfermés les prêtres qui furent noyés. On est tenté de croire que l'émotion avait paralysé sa raison et affaibli son intelligence, lorsqu'à ce moment il prétendit que, durant son séjour à Nantes, on l'avait vu quelquefois répandre des larmes, sans en connaître le motif, et que c'était parce que les mesures qu'il prenait répugnaient à son cœur. Les journaux constatent, en effet, qu'à cette séance, l'accusé a paru plus troublé que de coutume et qu'il semblait avoir perdu la mémoire. Il reconnut avoir, à tort, au commencement du procès, rejeté sur des subalternes les excès commis à Nantes, et leur avoir reproché d'avoir agi d'eux-mêmes. Ces exécuteurs n'ont été, comme lui, que les agents du Gouvernement dont ils ont secondé les intentions et accompli les ordres. Il demanda qu'on usât d'indulgence envers ceux qui étaient assis à ses côtés, puisque leurs actes, qui n'avaient été que des représailles, n'avaient été inspirés que par une exaltation patriotique.

Dans la matinée du 24 frimaire, tous les témoins avaient été entendus. L'instruction était terminée. Le président allait clore les débats, et les assistants espéraient encore qu'au dernier moment Carrier produirait la preuve écrite des ordres supérieurs qu'il n'avait fait qu'exécuter, et qui se trouvaient, avait-il dit, dans ses papiers. Il montrait assez, par son silence, qu'il avait renoncé à ce moyen de justification, lorsque Réal, l'avocat de Goullin, dont l'ardeur démagogique était à ce moment loin de faire présager le policier de l'empereur qu'il devint plus tard, se leva et le somma de tenir sa promesse. Ces preuves écrites, répondit Carrier, je maintiens que je les ai eues entre les mains, mais je ne les ai plus ; désireux de tout ensevelir avec moi, je les ai brûlées[7].

La clôture des débats fut prononcée, et la parole fut donnée à l'accusateur public pour son réquisitoire. Le nombre des accusés avait plus que doublé et, à la fin, on en comptait plus de trente.

Tronson-Ducoudray présenta la défense de Proust et de Vic ; Villenave, celle de Naux, de Guillet et de Chartier ; Cressend, celle de Mainguet, membre obscur du Comité révolutionnaire, de Gauthier et de René Naux, membres de la compagnie Marat ; Boutroue, celle de Richard et de Foucaud, deux noyeurs avérés, et, en plus, celle de Gallon, simple commissaire du Comité ; Gaillard, celle de Ducoux, membre de la compagnie Marat, et de Massé, impliqué dans l'affaire de Lefaivre pour la noyade de Bourgneuf. O'Sullivan, ce jeune homme de formes si distinguées, au dire de Michelet, qui avait compromis un nom honorable en devenant le compagnon de Lamberty, se défendit lui-même, et plaida selon certains journaux avec l'éloquence de l'âme et du sentiment. La tâche la plus lourde incombait à Réal qui défendait Goullin et Chaux, car Villain, qui parla en faveur de Carrier, ne plaida guère que pour la forme. Ces avocats plaidèrent sans doute aussi, accessoirement, pour d'autres accusés, à moins que ces autres accusés n'aient été défendus par des avocats dont les journaux n'ont pas retenu les noms. En tous cas, je crois pouvoir affirmer que Tronson-Ducoudray ne défendit ni Pinart, ni Grandmaison, comme le dit sa notice, dans le Dictionnaire des Parlementaires.

Ceux qu'il avait choisis, il l'a dit lui même, il les avait choisis parce qu'ils méritaient l'indulgente. Proust et Vic avaient subi l'entraînement de leur entourage, ils n'avaient pas été volontairement criminels. Leur défense était facile, et, mieux que celle d'aucun autre accusé, elle donnait au puissant orateur qu'était Tronson-Ducoudray l'occasion qu'il cherchait de flétrir publiquement les excès de la Terreur. Initié déjà à la connaissance des horreurs commises à Nantes par les débats du procès des quatre-vingt-quatorze Nantais, dont il avait défendu quelques-uns, les témoignages produits au procès du Comité et de Carrier avaient achevé de lui faire connaître ces horreurs dans leurs moindres détails. Il n'eut pas de peine à montrer que Vie et Proust n'avaient été que des machines, qui avaient obéi au mouvement imprimé par les vrais coupables, les meneurs du Comité. S'élevant ensuite à des considérations générales, il lit un récit éloquent et indigné des massacres de la Vendée et des exécutions de Nantes, que rien au monde, dit-il, ne pouvait excuser.

Il développa cette doctrine que les lois de la morale s'imposent dans la politique comme dans la vie privée, et que, si l'exaltation de l'enthousiasme révolutionnaire pouvait, dans une certaine mesure, atténuer la responsabilité de certains actes, les assassins étaient toujours des assassins. J'ai frémi d'horreur, dit-il en terminant, quand j'ai lu jadis dans le journal d'une Société fameuse, cette phrase atroce dite devant deux mille de nos frères : Il faudra (dans l'affaire de Nantes) punir les crimes inutiles. Pour l'honneur du peuple français, je proclamerai, au contraire, la maxime que des assassinats ne sont jamais utiles. Soucieux, avant tout, de venger la justice et l'humanité, Tronson-Ducoudray avait, en parlant comme il l'avait fait, soulagé sa conscience.

Réal, qui avait bien quelque raison de supposer que l'avocat de Louis Naux, Villenave, dont les griefs contre le Comité étaient nombreux, ne l'épargnerait pas dans sa plaidoirie, et qu'il aurait à lui répondre, lui céda son tour de parole. La plaidoirie de Villenave n'a point l'élévation de celle de Tronson-Ducoudray, mais elle était bien composée, et le tableau qu'il présenta de la ville de Nantes, dominée par Carrier et par le Comité, n'était pas de nature à provoquer l'indulgence en faveur des clients de Réal.

A la reprise de l'audience, Vic et Louis Naux, poussés sans doute par leurs camarades, osèrent reprocher à leurs avocats d'avoir retracé l'horrible tableau des malheurs qui avaient affligé la ville de Nantes. En l'absence de Tronson-Ducoudray, ce fut Villenave qui répondit. Il assura qu'il était loin d'avoir employé toutes les notes que son client lui avait remises, et qu'il n'eût dépendu que de lui de rendre le tableau plus horrible encore, et d'incriminer davantage le Comité. Carrier protesta également, et presque tous les avocats en tirent autant dans leurs plaidoiries. Goullin seul, continuant d'affecter une insouciance hautaine, déclara que, pour sa part, il n'en voulait pas à Villenave.

En réalité, Tronson-Ducoudray et Villenave avaient, par leur parole, fait plus de peur que de mal. Des jurés tirés au sort parmi les habitants de Paris, novices dans le métier, et quittant leur boutique pour le tribunal, auraient pu être impressionnés, mais ceux qui siégeaient dans l'affaire en avaient entendu bien d'autres. Plusieurs d'entre eux avaient condamné les Girondins, et ils auraient été fort étonnés de s'entendre dire qu'ils avaient le devoir de rechercher, dans leurs consciences, les raisons de leurs verdicts.

On a peine à comprendre aujourd'hui l'influence et l'importance de certains mots usités pendant la Révolution. Le plus néfaste peut-être a été le mot fédéraliste. Détourné par l'usage de son sens primitif, il fut universellement adopté pour désigner les vaincus de la journée du 31 mai, qui avait assuré la toute-puissance au parti de la Montagne. Pendant plus de dix-huit mois, tous les Français, qui refusaient de parler et d'agir comme les sans-culottes, furent regardés comme des fédéralistes, et beaucoup d'entre eux furent guillotinés pour avoir été qualifiés de la sorte. Bien que, à la fin de 1791., la réaction, qui avait suivi le 9 thermidor, eût diminué la gravité du crime de fédéralisme, Villenave avait montré un certain courage en disant, dans sa plaidoirie, que les seuls coupables dans la journée du 31 mai avaient été ceux qui la firent et qui chassèrent les Girondins de la Convention. Il a raconté que, pour avoir prononcé cette phrase, il fut, au moment où il traversait la buvette après sa plaidoirie, traité de scélérat par Réal et plusieurs membres du Tribunal[8].

Ce qui montre néanmoins que l'hostilité contre les fédéralistes n'était pas alors un sentiment aussi démodé qu'on pourrait le croire, c'est que Réal fit, de la résistance à ce parti, l'argument principal de sa défense de Chaux et de Goullin. Son raisonnement était aussi simple qu'il était faux : La victoire de la Montagne au 31 mai était nécessaire au salut de la République. Les fédéralistes, en contestant la nécessité de ce coup d'Etat, sont devenus les pires ennemis de la République. Les principaux habitants de Nantes étaient fédéralistes. Ils avaient mérité d'être châtiés pour avoir travaillé à la ruine de la République. En les châtiant, Goullin et Chaux n'avaient fait que leur devoir.

Le discours de Réal n'a point été imprimé, et on ne le connaît guère que par la note indignée[9] dont Tronson-Ducoudray accompagna la publication de son propre discours. Il faut croire que Réal, qui avait beaucoup de talent, sut envelopper de considérations éloquentes cette apologie cynique des crimes de ses clients ; le Journal des Lois dit que son plaidoyer a excité le plus grand intérêt et qu'il était plein de style, d'adresse et d'âme[10]. Ce n'était pas l'opinion de Tronson-Ducoudray qui, dans sa note, se plaint des attaques injustes de Réal, et trouve absurde son évocation du 31 mai, à propos de crimes, qui, quoiqu'il en ait dit, n'avaient aucun caractère politique. Passe encore, écrivait-il, de rapprocher les crimes de Nantes de ceux du 2 septembre ; mais il y avait de la folie à souiller le 31 mai d'un rapprochement si infâme. Il ne s'expliquait pas davantage que Réal eût pu s'attendrir sur Goullin, Chaux, Bachelier et autres gens de cette sorte.

Tous les historiens qui ont mentionné ce procès ont parlé de la péroraison du plaidoyer de Réal, où l'art du comédien vint en aide à l'art oratoire. Grisé par sa. propre parole, après avoir présenté, de Goullin, un portrait idéal, dont les traits n'existaient nulle part ailleurs que dans son imagination, il avait fini par vanter sa bienfaisance. Sa tête fut exaltée, dit-il ; son cœur est celui d'un patriote pur, d'un homme de bien. On vit alors se lever, tremblant, éperdu, les yeux pleins de larmes, l'accusé Gallon, ami de Goullin, son commensal, car ils s'étaient installés ensemble dans le même appartement, dans les meubles de Mme de Coutances, qui cria en sanglotant : Goullin est un honnête homme, c'est mon ami, il a élevé mes enfants ; tuez-moi, mais sauvez-le. Le désespoir de Gallon était tel qu'il fallut l'entraîner hors de la salle. Sont-ce là des hommes féroces ? demanda Réal. Les jurés eux-mêmes, si l'on en croit Michelet et Louis Blanc, auraient été émus[11].

Ce Gallon, dont les larmes auraient été si puissantes, n'était point un scélérat comme son bienfaiteur. Il était seulement d'une probité douteuse[12].

Pendant la journée tout entière du 25 frimaire (15 décembre), les avocats avaient parlé. Ce n'était pas fini ; mais le président avait déclaré que l'affaire se terminerait sans désemparer. A minuit un quart, Carrier obtint, pour la dernière fois, la parole. Il rappela, à dater de juillet 1793, toutes les missions qu'il avait eues dans les départements de l'Eure, du Calvados, de la Loire-Inférieure, et la conduite qu'il y avait tenue. Il répéta tout ce qu'il avait dit dans le cours de l'instruction. A quatre heures et demie, il termina ainsi sa défense : Fatigué, exténué, je m'en rapporte à la justice des jurés. Ma moralité est décrite dans une adresse de mon département. Je demande tout ce qui peut être accordé pour mes coaccusés. Je demande que, si la justice nationale doit peser sur quelqu'un, elle pèse sur moi seul[13].

Le président résuma les débats, et il était six heures du matin quand les jurés se retirèrent pour délibérer.

Les jurés pouvaient avoir deux questions à résoudre : 1° celle de savoir si chacun des accusés avait été auteur, ou complice, de manœuvres et intelligences contre la sûreté du peuple et la liberté des citoyens, en commettant, ou en ordonnant tel fait qui lui était spécialement reproché, et, 2°, dans le cas de l'affirmative sur cette première question, ils devaient déclarer si l'accusé avait, ou n'avait pas, agi avec des intentions criminelles et contre-révolutionnaires.

Carrier fut déclaré coupable d'avoir cherché à avilir la représentation nationale en commettant tous les actes rangés sous les huit chefs distincts énumérés dans son acte d'accusation.

De même que plusieurs de ses camarades, Grandmaison, membre du Comité révolutionnaire, était accusé d'avoir signé des ordres de noyades et de fusillades ; mais, de plus qu'eux, il avait été convaincu d'avoir sabré des malheureux qu'on allait noyer, et qui, sentant le bateau s'enfoncer, avaient, pour s'en échapper, passé leurs mains crispées au travers des fentes du pont. Ce fut cet acte de cruauté qui le perdit.

Pinart, âgé de vingt-cinq ans seulement, avait été commissaire du Comité pour les expéditions dans la banlieue de Nantes. Quoiqu'il ne sût ni lire, ni écrire, il avait été breveté en qualité de commissaire dans l'administration des vivres. De nombreux assassinats et des vols avaient été relevés à sa charge. Sa culpabilité était criante, et la protection, dont le Comité révolutionnaire l'avait longtemps couvert, aurait pu être regardée, à elle seule, comme un véritable crime[14].

La déclaration qu'ils n'avaient point agi avec une intention criminelle et contre-révolutionnaire, n'ayant point été faite en leur faveur, ces trois accusés furent condamnés à mort. Carrier, dit le Journal de Perle, a entendu lire son arrêt sans paraître plus abattu qu'à l'ordinaire. ll voulut parler encore ; mais le président lui ayant fait observer qu'il n'aurait la parole que sur l'application de la peine, il se borna à s'écrier : Mes vœux ont toujours été pour la République ; je meurs innocent, oui, je meurs innocent, je le dis pour la dernière fois[15].

Vic et Gallon furent réellement acquittés, comme n'ayant pas été convaincus des faits qui leur étaient reprochés. Tous les autres, c'est-à-dire, Goullin, Chaux, Bachelier, Bollogniel, Foucaud, Robin, O'Sullivan, les membres de la compagnie Marat, Dhéron, Jolly, etc., furent bien, tous et chacun, déclarés convaincus d'avoir commis les crimes qui étaient reprochés à chacun d'eux ; mais les jurés ayant ajouté qu'ils ne les avaient pas commis avec des intentions criminelles et contre-révolutionnaires, le Tribunal prononça leur acquittement, et ordonna leur mise en liberté[16]. Dobsent, enchanté d'un verdict qui ravivait des souvenirs qui lui étaient chers, en montrant que la persécution des fédéralistes était un mérite suffisant pour effacer les crimes les plus avérés, exprima sa satisfaction en ces termes, qui étaient, pour les témoins, un outrage véritable :

Le Tribunal vient de remplir un devoir bien pénible. Il vient de donner à la France un grand exemple. Soixante jours ont été consacrés à examiner une affaire qui fera époque dans l'histoire. Notre humanité a eu à souffrir, mais c'est à son poste que le magistrat sert sa patrie. On ne vous a attribué que des crimes, on n'a trouvé que des erreurs. Les accusés sont descendus de leurs sièges, et le président les a embrassés en leur donnant à chacun des conseils[17].

D'après le procès-verbal d'audience, reproduit par M. Wallon, Dobsent aurait ajouté : Allez jouir des embrassements de vos familles et de vos amis, et, après l'effusion de ces premiers sentiments, employez bien cette liberté qui va vous être restituée, après la pénible épreuve que vous venez d'essuyer ; livrez-vous tout entier au service de la République. Que votre attachement pour elle fasse oublier les moments à 'erreurs, où sans doute un zèle mal dirigé vous avait entraînés. Souvenez-vous, surtout, que des républicains doivent oublier toute haine particulière, tout désir de vengeance, toute passion, pour ne s'occuper, en s'unissant étroitement, que de concourir au bonheur de la patrie[18].

Lorsque les membres du Comité révolutionnaire descendirent le grand escalier du palais, après le jugement qui venait de sanctionner leurs forfaits, on vit, d'un côté, ce groupe, entouré d'une bande d'hommes pilles à cheveux plats, membres des anciens Comités révolutionnaires, et jacobins renforcés. claquant des mains et criant à tue-tête : Bravo ! Bravissimo ! Autour, et au milieu d'eux, étaient une légion de mégères jacobines, tendant les bras et le col, se trémoussant, s'approchant, embrassant et baisant à l'envi le livide et mielleux Bachelier, l'élancé et astucieux 6oullin, le garotteur et sale Jolly, le lubrique Perrochaud, le coupeur d'oreilles Dhéron, le saigneur Robin, et le reste de la bande anthropophage.

Plus loin étaient des milliers de citoyens, dans une morne stupeur, et laissant échapper des mots entrecoupés par leurs soupirs. Les dépopulateurs, les mangeurs d'hommes, vont donc être mis en liberté ; les rivières rouleront donc encore des cadavres. Ces accents allument la rage des gorgones jacobines. Taisez-vous, disent-elles, buveurs de sang, et respectez le jugement dont la sagesse efface celui de Salomon. Et le cortège accompagne triomphalement les assassins chez le restaurateur Méot au Palais-Egalité[19].

L'usage d'exécuter les condamnés le jour mène du jugement réduisait leur dernier jour il la durée d'un court après-midi. Tandis que les acquittés, réunis dans un festin, célébraient le verre en main leur mise en liberté, Carrier, Pinart et Grandmaison attendaient avec anxiété à la Conciergerie, l'heure prochaine où ils seraient appelés au greffe, pour être conduits au supplice.

Quelques heures après la condamnation, tout Paris la connaissait, et une foule immense venait occuper le parcours du Palais de Justice à la place de Grève, où, depuis le 5 fructidor, avaient lieu les exécutions[20].

Au passage des charrettes, la foule prodiguait aux condamnés toutes les expressions de l'horreur qu'ils inspiraient. Pinart crachait sur le peuple, et donnait des coups de tête à Carrier ; Grandmaison pleurait de rage. Tous deux injuriaient Carrier, lui reprochaient de les avoir jetés dans l'abîme, le désignaient comme l'auteur de leur affreuse destinée. Carrier regardait fixement le peuple, et faisait assez bonne contenance.

Quelques minutes après quatre heures, ils étaient arrivés au pied de l'échafaud. Pinart fut exécuté le premier, et, par suite d'un accident dont on devra prévenir le renouvellement, le couteau ne réussit pas, du premier coup, à lui trancher la tête. Grandmaison pleurait, mais ne paraissait pas manquer de courage. Carrier a présenté d'assez bonne grâce sa main à l'exécuteur, et est monté sur le théâtre de la mort avec vivacité.

Si quelque chose pouvait étonner de ces monstres-là on se refuserait à croire que cinq à six des acquittés avaient eu l'impudeur de laisser leurs camarades à table chez Méot, pour aller, sur la place de Grève, voir exécuter leurs complices. Le fait est néanmoins certain, et mérite d'être recueilli. lin fait non moins authentique, c'est qu'au moment où Carrier monta sur l'échafaud, une clarinette joua constamment l’air du Ça ira, jusqu'à ce que sa tête fût tombée.

Le peuple, instruit que les acquittés étaient à dîner chez le restaurateur Méot, à cinquante francs par tête, parlait de s'y porter et de les jeter par les fenêtres[21].

 

 

 



[1] Journal des Lois du 21 frimaire an III, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 61 et suiv.

[2] Réimpression du Moniteur, XXIII, 49.

[3] Le Courrier universel, du 21 frimaire an III.

[4] Journal des Lois du 23 frimaire an III, p. 1.

[5] Journal des Lois du 24 frimaire an III, p.3 ; — et Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 15.

[6] Notes d'audience de Villenave, p. 749 (Collection Gustave Bord).

[7] Journal des Lois, des 24, 25 et 26 frimaire an III ; et le Courrier universel du 24.

[8] Biographie universelle de Michaud, V° Réal.

[9] Plaidoyer du citoyen G.-A. Tronson-Ducoudray dans l'affaire du Comité révolutionnaire de Nantes. Paris, Désenfle, an III, in-8°, 68 p. La note y annexée comprend 24 pages.

[10] Numéro du 26 frimaire an III.

[11] L. Blanc, Histoire de la Révolution, in-18, XI, 283 ; Michelet édit. Lacroix, VIII.

[12] On reprocha à Gallon d'avoir détourné, à son profit, du vin des magasins de Clanchy. Registre des déclarations contre le Comité.

[13] Réimpression du Moniteur, XXIII, 59, et autres journaux.

[14] Voir la Compagnie Marat et les auxiliaires du Comité révolutionnaire, par A. Lallié (Revue historique de l'Ouest, juillet 1897).

[15] Journal des Lois du 27 frimaire an III, p. 1 et 2.

[16] M. le comte Fleury, dans Carrier à Nantes, donne le texte du jugement. Voir aussi le Moniteur du 10 nivôse an III (Réimpression, XXIII, 74). — Quelques journaux, et, notamment, le Courrier universel du 27 frimaire, et l'Orateur du peuple du 3 nivôse, p. 399, ont donné les votes des jurés (Voir aussi la lettre des jurés Rambour, Dubuisson et Guichaud-Lyon. Journal des Lois, du 1er nivôse). En ce qui concerne Carrier, Pinart et Grandmaison, unanimité sur le fait, et unanimité moins un sur l'intention criminelle. Pour les autres, sauf pour deux faits secondaires reprochés à Goullin, à l'unanimité les jurés les reconnurent convaincus des faits dont ils étaient accusés. Sur la question intentionnelle, neuf, sur quatorze, accordèrent le bénéfice de l'intention à Goullin ; onze à Chaux, à Forget, à Foucaud, à Robin, à Durassier, à Ducoux ; sept seulement à Dhéron, le coupeur d'oreilles. Une voix de moins et il partageait le sort de Carrier. Tous les autres furent à l'unanimité déchargés par le jury sur le fait de l'intention criminelle et contre-révolutionnaire. Voir aussi dans l'Orateur du peuple du 13 nivôse, p. 430, des déclarations très sensées sur le verdict qui avait condamné Grandmaison et acquitté Robin.

[17] Courrier républicain du 27 frimaire an III.

[18] Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, VI, 48.

[19] Journal des Lois du 31 frimaire au III, p. 2.

[20] Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire, V, 282.

[21] Journal des Lois et Courrier républicain. Phrases textuelles empruntées passim à ces journaux. Le Moniteur ne contient aucune mention de cette exécution.