JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE XXIII. — CARRIER MIS EN ÉTAT D'ARRESTATION.

 

 

Dénonciation par la presse d'une intrigue des membres anciens des Comités, ourdie pour sauver Carrier. — Carrier accusé par les sans-culottes de Nantes dans le but de décharger leurs amis du Comité révolutionnaire de Nantes. — Violente adresse de la Société Vincent-la-Montagne contre le représentant. Réflexions intimes de Carrier sur cette adresse. — Carrier renié par la Société populaire d'Aurillac. — Surveillance de la police exercée sur lui. — Excès de zèle d'un agent. — Vives récriminations à la Convention et aux Jacobins à propos de cet incident. — Menaces des Jacobins. — Réponses de la presse réactionnaire. — Animosité croissante du public contre Carrier. La présence de Carrier au Tribunal demandée par les cris de l'auditoire. — La commission des Vingt et un priée par Raffron d'accélérer son frayait. — La jeunesse dorée et les Jacobins. Essai d'intimidation des modérés par des groupes circulant aux alentours des Tuileries. — Envahissement de la salle des Jacobins, expulsion violente des membres du Club. —Complaisance tacite des Comités et de la Convention pour les auteurs de cette agression. — Lecture du rapport de la Commission des Vingt et Un — Projets des amis de Carrier, députés et autres pour empêcher le vote de la mise en état d'arrestation provisoire. — Inutiles efforts pour produire un tumulte. — Lecture par Carrier d'un rapport rédigé en vue de se justifier. — Fâcheuse intervention de Chasle et de Romme en faveur de Carrier. — Contestation par Carrier de la signification d'un vote de l'Assemblée. Consentement par lui-même à sa mise en état d'arrestation chez lui. — Comptes rendus de la séance de la Convention d'après Laënnec et l'Orateur du peuple. — Satisfaction du public en apprenant la mise en état d'arrestation de Carrier.

 

Il n'en faut pas douter, disait l'Orateur du peuple le 8 brumaire, le projet de sauver Carrier a été formé par la faction des hommes de sang. Elle entendrait mal ses intérêts si elle ne cherchait pas à soustraire ce monstre à la justice. En effet, si Carrier est conduit à l'échafaud, elle perd un de ses plus fidèles soutiens ; si, au contraire, il brave le glaive des lois, sa présence déshonorera la Convention, déshonneur extrêmement profitable pour la faction. Aussi les complices de ces meurtres emploient-ils toutes les ruses... Ils prétendent que l'on cherche à exciter une pitié liberticide sur ce qui s'est passé dans la Vendée... Collot d'Herbois aux Jacobins a surtout appuyé sur cette idée... L'ancien Comité de Salut public, surtout, sent la nécessité de soustraire Carrier à la justice, car celui-ci leur a dit qu'il ne les ménagerait pas au Tribunal. Il est certain qu'ils seront compromis dans cette affaire, car ils ne pouvaient ignorer ce qui se passait à Nantes... Mais combien leurs menées sont vaines et méprisables devant la force du peuple et l'énergie de l'opinion : Jouez de votre reste ; votre dernière heure va sonner...

Cependant, au Tribunal révolutionnaire, les accusés continuaient de réclamer la présence de Carrier[1]. Hier, écrivait Laënnec, le 8 brumaire, les citoyennes Lieutaud-Troisville et Lavigne, et les citoyens Pusterle, Champenois, Vilmain ont été entendus. Champenois, comme nous nous y attendions, témoigna pour ses amis, ou plutôt fortement contre Carrier, car c'est la tactique et la marotte du parti. Le cher homme cependant adoucissait sa voix quand il fallait s'expliquer sur le Comité. Vilmain vint après. Il développa, avec tant d'intérêt, les persécutions exercées contre les Thoinnet, pères de douze enfants, les vols immenses faits dans leur maison, il prouva si clairement que les dilapidations étaient l'ouvrage du Comité tout seul que les mouvements d'indignation reprirent leur force. Il sera de nouveau entendu ; c'est un témoin d'autant plus terrible qu'il parle comme tuteur de douze mineurs. Et le 9 brumaire : L'affaire du Comité s'éclaircit depuis deux jours de manière à n'en pas laisser échapper un seul. On n'a plus besoin de les chicaner sur des propos. Les pièces parlent plus haut que les témoins. On en a livré une liasse au Tribunal. Ils sont perdus. Le témoignage du nommé Affilé, batelier de l'Hermitage, les a assommés ce matin.

Dans la rue, le 10 brumaire (31 octobre) : Les murmures sur Carrier sont à l'infini. L'étonnement de le voir libre est des plus grands. Quelques-uns disent cependant que ce représentant est bien tranquille sur son compte ; que si, une fois, il est appelé en jugement, il dénoncera beaucoup de monde à la Convention. (Tableaux de Schmidt.) Ce rapport montre que le public lisait l'Orateur du peuple.

A ce moment, on signait à la Société populaire de Nantes, sous le titre d'Adresse à la Convention, un violent réquisitoire contre Carrier, où les sans-culottes de Vincent-la-Montagne se dédommageaient largement de la réserve qu'ils avaient gardée si longtemps à son égard. Cette adresse énumérait non seulement les griefs des républicains, mais les cruautés excessives exercées contre les royalistes. Carrier ! y disaient-ils, on ne peut songer à ce monstre sans frémir d'indignation et d'horreur.

On n'était pas tendre pour les vaincus, à Vincent-la-Montagne, quoiqu'il y ait justice à rappeler ici que Carrier n'y avait jamais été très apprécié.

Lecture de cette adresse fut donnée à la Convention quelques jours plus tard, et le renvoi à la Commission des Vingt et un voté aussitôt[2].

Carrier en fut péniblement affecté. Sur un bout de papier, conservé dans son dossier, j'ai lu les lignes suivantes, écrites de sa main : Si la Société me croyait coupable des excès qu'elle me reproche aujourd'hui, pourquoi n'en portait-elle pas des plaintes, soit à mes collègues qui m'ont succédé, soit à la Convention, soit aux Comités de Salut public et de Sûreté générale ? Pourquoi ne les consignait-elle pas dans la dénonciation qu'elle prétend avoir faite dans le temps contre moi ? Que son langage est différent de celui qu'elle tenait alors, comme on le verra bientôt. La raison... J'ai écarté dans mes écrits les faits qu'elle avance contre moi. Elle ne veut les reverser sur moi que pour en alléger le Comité révolutionnaire[3].

La Société populaire d'Aurillac envoya, elle aussi, son adresse. Elle y disait que c'était l'effet de la tyrannie des lieutenants de Robespierre d'avoir imposé de voter pour un monstre comme Carrier et que par acclamation, elle venait de voter le rapport d'une précédente adresse qu'on lui avait fait émettre en faveur du lieutenant de Robespierre, dont les mœurs forment le plus singulier contraste avec cette aménité, cette douceur, cette humanité qui a toujours caractérisé les habitants du Cantal en général, et, en particulier, notre commune[4].

Rien n'entravait encore la liberté du député du Cantal. Mais, comme le bruit courait que tout serait tenté pour le sauver, et qu'il n'était pas invraisemblable qu'il essayât de fuir, les membres du Comité de Sûreté générale préposés à la police, Mathieu et Montmayou, craignant d'être soupçonnés d'avoir favorisé sa fuite, aussitôt après la décision qu'il y avait lieu d'examiner sa conduite, avaient ordonné à l'administration de la police de le surveiller. Dans l'application, cet ordre demandait une grande prudence en raison des égards dus à la représentation nationale. En tout cas, l'inculpé ne devait être arrêté que s'il tentait de sortir du département, et s'il était à ce moment trouvé sans passeport.

Ces instructions ayant été mal comprises par les agents, il se produisit un incident qui fit grand bruit à la Convention et aux Jacobins. Dans la matinée du 12 brumaire (2 novembre), le représentant, se rendant à la Commission des Vingt et un, s'aperçut qu'il était suivi et s'arrêta. L'inspecteur s'arrêta aussi. Carrier, vif comme on le connaît, le menaça. L'autre, trop vif aussi, lui répliqua : Force à la loi, le fit arrêter, et le conduisit à la Commission des Vingt et un, et, de là au Comité de Sûreté générale. Ce Comité l'avait fait remettre aussitôt en liberté et avait fait incarcérer l'officier de police[5].

La Convention, instruite de ce fait par un des membres de la Commission nommé Laa, une discussion assez vive s'engagea. Plusieurs députés protestèrent avec énergie contre cette atteinte à la représentation nationale. Duhem déclara que, dût-on le traiter d'homme de sang, ce dont il se souciait peu, il dénonçait au pays un parti dangereux, dont les actes manifestaient l'intention de faire le procès à la Révolution. Legendre et Rewbell ramenèrent l'incident à ses justes proportions ; ils démontrèrent que l'agent avait outrepassé les ordres du Comité de Sûreté générale, et l'ordre du jour pur et simple fut voté[6].

Aux Jacobins, le lendemain, l'émotion ne fut pas moindre. Crassous attira l'attention sur les symptômes, chaque jour plus apparents, de la renaissance de l'aristocratie. Le procès des membres du Comité révolutionnaire de Nantes, de la façon qu'il a été commencé et qu'on le conduit, est, dit-il, une de ses manœuvres. C'est un point d'appui dont elle se sert pour combattre la Révolution. Les journalistes dénaturent les débats. Des témoins ont obtenu des passeports des chouans pour venir déposer. Remarquez, ajouta-t-il, la liaison qui existe entre les avis donnés à la police et au Comité de Sûreté générale, et la conduite de cet inspecteur de police... Au moment où Carrier a été arrêté, il y avait, dans l'endroit, des hommes apostés pour l'accabler d'injures... Fixons les yeux sur ces hommes qui accusent les Jacobins de vouloir dissoudre la Convention, et voyons si ce ne sont pas eux qui veulent, au contraire, cette dissolution, en soulevant l'opinion... L'attaque a été préparée du côté de nos ennemis par des insinuations perfides contre les Jacobins ; il s'agit de nous défendre avec énergie. Je demande que le tableau des horreurs qui se sont continuellement commises dans la Vendée soit toujours présent à nos yeux. Deux autres orateurs développèrent ce thème, et répétèrent à peu près les récits insérés par Carrier dans ses Rapports.

Billaud-Varennes parla ensuite et dit qu'on ne mettait en liberté que des aristocrates. On en veut à la Convention toute entière. Que tous les hommes qui ont combattu pour la Révolution se mettent en mesure pour faire rentrer dans le néant les lâches qui osent l'attaquer. On accuse les patriotes de garder le silence ; mais le lion n'est pas mort quand il sommeille, et, à son réveil, il extermine tous ses ennemis[7].

De son côté, la presse réactionnaire n'était pas silencieuse. On rappelle, disait le Mercure français du 15, les atrocités des brigands, pour atténuer celles des membres du Comité révolutionnaire de Nantes. On veut faire croire que les témoins ne sont que des brigands, des Vendéens, et des chouans, tandis que toute la ville de Nantes est venue déposer. Cette tactique est connue et usées[8].

Les rapports de la police constatent une animosité croissante. Chaque jour, lit-on dans ceux des 15 brumaire et jours suivants, ajoute un nouveau degré d'horreur sur les crimes de Carrier. Hier, son nom a retenti sous les voûtes du Tribunal révolutionnaire. Le public l'a demandé d'une manière impérative. Au Jardin national, les groupes étaient agités, et les disputes pour et contre Carrier étaient vives. Il y a eu beaucoup de bruit au Tribunal révolutionnaire au sujet de Carrier. Le président a été obligé de se couvrir pour rétablir l'ordre. Aujourd'hui, à ce même Tribunal, un des accusés, prenant la parole sur le grief, a tenu ce langage : Lorsqu'un général prend une ville d'assaut, et qu'il donne l'ordre de passer tout au fil de l'épée, est-ce aux soldats qu'il faut reporter la rigueur de cet ordre, ou au général ? Le public a beaucoup applaudi. Cri général : Carrier ! Carrier ![9]

En présence de ces impérieuses manifestations, Raffron se fit, de nouveau, l'organe des sentiments du public en demandant à la Convention d'enjoindre à la Commission des Vingt et un, nommée depuis huit jours, de terminer son travail, qui ne pouvait demander tant de temps. Vous n'avez jamais ordonné, dit-il, les horribles crimes qu'on impute à Carrier. Y a-t-il des preuves ou n'y en a-t-il pas ? Le travail de la Commission doit se borner à nous le dire ; qu'elle nous apporte demain son rapport, dût-elle passer la nuit à le faire. A la suite de quelques banalités de Bourdon de l'Oise, sur la dignité de l'Assemblée, que trop de hâte pourrait compromettre, la motion de Raffron fut écartée[10].

La tête de Carrier devenait ainsi l'enjeu de la lutte engagée entre les Jacobins et ceux qu'on appelait les muscadins ou la jeunesse dorée de Fréron, véritable avant-garde de l'armée de la réaction qui, par son intrépidité et sa façon résolue de manier le gourdin, inspirait à la canaille des rues une crainte révérencieuse. Chaque coup porté à Carrier n'en provoquait pas moins une riposte des Jacobins. Dans la soirée du 17 brumaire c'est Massieu, un prêtre apostat, naguère évêque de l'Oise, qui signale à l'indignation du Club un article de l'Orateur du peuple, et deux pamphlets intitulés, l'un : On veut sauver Carrier, peuple, lève-toi ! et l'autre : Les confessions de Carrier. Les intrigants, dit-il, ne se contentent pas du décret ordonnant d'examiner sa conduite, ils préviennent l'opinion contre un homme qui n'est nullement convaincu d'avoir commis les actes qu'on lui reproche. Ces factieux voudraient s'emparer de la République pour la vendre aux Capets et aux d'Orléans. Attendons avec calme la décision de la Commission des Vingt et un ; laissons les aristocrates se gendarmer et demander la tête de quelques citoyens. Soyons fermes dans nos principes et fermons l'oreille à ces clameurs[11].

Ce dialogue violent entre les Jacobins et les Thermidoriens ne pouvait durer indéfiniment, et il était facile de prévoir que, des paroles, on en viendrait aux actes. Les Jacobins ne désespéraient pas d'intimider la majorité de la Convention par un mouvement populaire, quoiqu'ils fussent très affaiblis depuis la destruction de la Commune de Paris ; de leur côté, les muscadins avaient confiance dans la vertu de leurs grosses cannes.

On s'attendait à voir faire aujourd'hui, disait l'Ami des Citoyens, le 19 brumaire (9 novembre), le rapport tant attendu sur Carrier. Fidèles à l'invitation de Billaud-Varennes, les tribunes jacobines s'étaient versées, dès le matin, dans la Convention. On a été obligé de faire évacuer les couloirs pour rétablir dans l'intérieur la circulation interrompue par une influence inconnue. Des groupes de tâteurs[12] s'organisent de toutes parts ; mais les expériences ne sont pas heureuses. Un de ces messieurs avait attroupé beaucoup de monde dans le voisinage de la Convention. Il posait en principe que tous les Jacobins étaient patriotes et tous les patriotes Jacobins. Il proposait de crier : Vivent les Jacobins ! Ayant voulu faire le petit Goupilleau[13], et menacer de ses bras, et même de son bâton, des citoyens se sont assurés de lui et l'ont conduit au Comité de Sûreté générale.

Contrairement à l'attente du public, il ne fut point question de Carrier à cette séance ; le rapport n'était pas encore achevé. L'un des membres de la Commission annonça seulement qu'il serait déposé le primidi (21, 11 novembre), c'est-à-dire dans deux jours.

L'attitude provocante des Jacobins durant cette journée avait animé contre eux un grand nombre de citoyens ; aussi, quand, sur les huit heures du soir, un groupe partit du Palais-Egalité ou, plus exactement, du Café de Chartres, en annonçant l'intention d'envahir le Club de la rue Saint-Honoré et d'en disperser les membres, les passants s'empressèrent de le suivre pour se joindre à lui, et lui apporter du renfort. Ils ont formé le siège de cette enceinte, ci-devant consacrée au patriotisme et aux principes, et ont assailli la salle d'une grêle de pierres. On assure qu'elles pleuvaient jusque sur le président... On a entendu les assaillants demander Carrier, Billaud-Varennes, Collot d'Herbois[14]. Fayau, d'après le récit du Journal des Lois[15], a été sublime. Montrons du courage, a-t-il dit ; repoussons les chouans ; sachons mourir à notre poste. Ce journal ajoute : Les portes enfoncées, les assiégés sont forcés de courir. Mme Crassous est empoignée et troussée par six individus qui se mettent à la claquer en cadence[16]. Toutes les habituées des tribunes furent troussées, et obligées de montrer leur certificat de civisme. Les vénérables frères, éclopés pour la plupart, disparurent à la faveur des ténèbres. Le calme fut rétabli et le champ de bataille retentit mille fois du cri de : Vive la Convention !

De la discussion du lendemain 20 brumaire (10 novembre), dont le Moniteur lui-même reproduit les phases pittoresques et mouvementées, il résulte très clairement que les Comités réunis, c'est-à-dire le pouvoir exécutif du moment, avaient laissé complaisamment les muscadins accomplir leur exploit, et que la force armée, envoyée pour protéger les Jacobins assiégés, ne l'avait été que tardivement et pour la forme. Bien qu'aucune décision définitive ne fût prise, ce jour-là pour la fermeture du Club, et que la Convention eût ordonné seulement qu'un rapport sur l'affaire lui serait présenté, les dispositions de la majorité s'étaient déclarées en faveur de la conduite des Comités. C'était de mauvais augure pour Carrier. Messieurs les Jacobins, écrivait Laënnec le 21 brumaire (11 novembre), font les insolents. Avant-hier ils furent bâtonnés, et leurs catins furent rudement fouettées. En conséquence, hier, de bonne heure, leurs partisans remplissaient toutes les tribunes de la Convention. J'y étais. Vous n'avez pas vu de votre vie une scène aussi scandaleuse et une lutte aussi furieuse. L'affaire, après les plus violents débats, a été renvoyée aux trois Comités pour en faire un rapport. Il s'agissait de savoir si l'on suspendrait, en attendant, les séances des Jacobins. Les intrigants ont eu l'adresse d'éluder cette décision, en sorte que nous allons avoir aujourd'hui la séance la plus orageuse, d'autant que la Commission des Vingt et un doit aussi faire son rapport sur Carrier. Je ne sais où cela aboutira ; mais, si les Jacobins l'emportaient, la France serait encore ensanglantée et les égorgements recommenceraient.

Ces prévisions étaient exactes ; la séance du 21 brumaire (11 novembre) fut en effet des plus mouvementées. Les amis de Carrier sentaient que le vote qui serait émis, ce jour-là engagerait la Convention, et qu'il fallait empêcher à tout prix qu'il ne lui fût hostile. Ils formaient une minorité assez importante pour opposer à leurs adversaires une résistance sérieuse. Ils avaient à cet effet arrêté tout un plan de campagne. Dès le matin, les tribunes, dont t'influence avait été si puissante à certains jours, seraient envahies par leurs affidés. Au début de la séance devait se présenter à la barre une députation de la section des Enfants de la patrie pour demander justice des violences exercées contre les Jacobins. La proposition de mention honorable et d'insertion au Bulletin de cette adresse, amènerait un tumulte que les tribunes augmenteraient par leurs clameurs. Les rôles avaient été distribués pour prolonger la discussion sur cette adresse de façon à reculer le moment de la lecture du rapport de la Commission des Vingt et un. On proposerait, au besoin, l'appel nominal. Si on ne réussissait pas à empêcher la lecture du rapport, elle aurait lieu au milieu d'un tel trouble qu'il serait difficile d'obtenir un vote net et précis en faveur de la mise en accusation. Non seulement quelques membres contesteraient la valeur et l'authenticité des témoignages fournis à la Commission ; mais Romme lui-même, qui, malgré des attaches connues avec Carrier, avait eu l'habileté de se faire nommer rapporteur, prendrait la parole en ce sens avec l'autorité de sa fonction.

Au Parlement, comme à la guerre, les combinaisons habiles ne suffisent pas toujours à assurer la victoire, et il en fut ainsi à la Convention, ce jour-là La lecture de l'adresse des Enfants de la patrie n'amena pas le tumulte espéré, et, quoi qu'ili fissent pour le produire, les amis de Carrier ne réussirent qu'à faire voter une seconde fois, quoique le premier vote fût acquis, le simple renvoi de l'adresse aux Comités, résultat tout contraire à celui qu'ils souhaitaient. Quelques voix réclamèrent vainement l'appel nominal ; elles furent couvertes par des voix plus nombreuses, demandant la lecture du rapport. La Convention décréta que cette lecture aurait lieu immédiatement.

Le rapport, qui ne comprend pas moins de 48 pages in-8°, était divisé en trois parties.

La première, très courte, donnait les dates des diverses remises de pièces faites à la Commission, et constatait que tontes avaient été communiquées à Carrier, qui avait été entendu autant de fois qu'il l'avait désiré.

La seconde partie contenait l'énumération des faits délictueux reprochés au représentant, avec indication sommaire des preuves.

Ces preuves, qui, pour la plupart, consistaient en dénonciations signées par les habitants de Nantes, et en diverses pièces émanant de Carrier, furent imprimées peu après, dans une brochure de 126 pages, intitulée : Pièces remises à la Commission des Vingt et un. C'est le recueil que j'ai eu si fréquemment l'occasion de citer.

Dans la troisième partie, le rapporteur déclarait que la Commission avait dû se borner, selon le vœu de la loi, à un simple exposé des faits, mais qu'elle estimait néanmoins qu'il y avait lieu à accusation contre le représentant Carrier.

D'après le Moniteur, la lecture de ces documents avait été fréquemment interrompue par des frémissements d'horreur et d'indignation[17].

Ce rapport devait être imprimé et distribué, et la mise en accusation ne pouvait être votée qu'après une discussion où le représentant inculpé avait le droit d'intervenir pour produire sa défense.

L'impression exigeant un certain délai, la discussion était par là même renvoyée i' tune séance ultérieure. Carrier demanda la parole. On aurait pu la lui refuser, puisque, d'après la procédure, ce discours préalable ne pouvait épuiser son droit de discuter le rapport. La parole lui fut accordée et il lut le long factum qui a été imprimé sous le titre : Suite au rapport de Carrier sur sa mission dans la Vendée[18]. La Convention écouta patiemment cette lecture, qui dura plus de deux heures[19].

Le morceau, rédigé en vue de prévenir la Convention en sa faveur, est, au point de vue du style, fort au-dessous du médiocre. La prétention à l'éloquence s'y manifeste par quelques passages d'une emphase ridicule, mais il n'était pas mal conçu au point de vue de la justification de l'accusé. Il avait, disait-il, rendu à la République l'immense service d'empêcher la descente des Anglais à Granville ; il avait écrasé le fédéralisme en Bretagne, et il prétendait même avoir terminé la guerre de la Vendée.

Tout cela n'était pas absolument vrai, mais il avait eu sa part de ces succès, puisque la grande armée vendéenne avait été, durant sa mission, détruite à Savenay. ll attribuait l'animosité de l'opinion, contre lui, aux publications calomnieuses d'une presse soudoyée par les aristocrates et les royalistes. Cette presse, dont les excès menacent tous les membres de la Convention qui ont servi la Révolution, s'est emparée des dépositions faites au Tribunal révolutionnaire dans le procès du Comité révolutionnaire, et elle les a commentées et exagérées. Lui-même est demeuré étranger à la formation du Comité, intéressé aujourd'hui à rejeter sur sa personne la responsabilité de ses crimes. On parle de noyades, de fusillades en masse, mais où sont les preuves de ces actes ? D'ailleurs est-ce que la Convention n'a pas manifesté, par maints décrets, son désir de voir exterminer les brigands vendéens jusqu'au dernier ? Avant sa mission, cela est certain, on ne faisait plus de prisonniers et on les fusillait à mesure qu'on les prenait. Le président du Tribunal révolutionnaire, Dobsent, né dans les Deux-Sèvres, est le complice des Vendéens, et il dirige les débats du procès du Comité de Nantes, comme s'il axait à cœur d'exercer des représailles contre le plus grand ennemi de la Vendée. Suivait un tableau très exagéré des cruautés commises par les Vendéens, par leurs femmes et par leurs enfants, qui justifiait les plus terribles rigueurs.

De tous ces arguments, un seul était vraiment sérieux et sans réplique possible, c'était celui de l'approbation que la Convention avait donnée dans le temps aux actes de Carrier ; mais depuis que l'opinion se manifestait hautement contre les anciens terroristes, cet argument n'était pas pour séduire la majorité.

L'ajournement de la discussion et l'impression du discours ayant été proposés, l'Assemblée passa à l'ordre du jour motivé sur l'existence de la loi qui statuait affirmativement sur ces deux points.

L'arrestation provisoire fut alors demandée par quelques membres. Mon arrestation provisoire est superflue, répondit Carrier, les brigands n'ont jamais vu mes talons.

On avait écouté quelques observations de Chasles sur le caractère des dénonciations qui pouvaient, selon lui, avoir été dictées par des contre-révolutionnaires, quand Romme vint à la tribune attaquer non seulement la loi en vertu de laquelle Carrier avait été poursuivi, mais aussi l'authenticité même des pièces dont lui Rom me s'était servi pour édifier son rapport, prétendant n'avoir eu en main que des copies. S'il crut servir Carrier par cette intervention, il se trompa. Des démentis formels lui furent infligés par ses collègues de la Commission, et l'un d'eux s'écria : Romme, tu te conduis lâchement. Un grand tumulte s'éleva, et le président dut se couvrir.

Quand le calme fut revenu, Merlin de Douai exposa que la procédure avait été régulière et que, selon les lois de l'ordre judiciaire, quand un officier public était saisi de la dénonciation d'un crime, il n'y avait pas lieu de s'enquérir de la qualité des dénonciateurs. La Convention, définitivement prévenue contre Carrier, admit cette théorie qui, en matière de dénonciation de crimes politiques, était fort contestable.

L'attitude de l'Assemblée ne permettait guère à Carrier de se faire illusion sur les dispositions de ses collègues. Il essaya pourtant d'équivoquer sur l'ordre du jour prononcé à l'occasion de l'impression de son discours. Il prétendit que cet ordre du jour avait statué négativement sur sa mise en arrestation, mais il n'insista pas en présence des protestations qui s'élevèrent de toutes parts. De lui-même, il demanda que la Convention décrétât qu'il resterait prisonnier chez lui. Cette demande fut accueillie, et il fut décidé qu'il resterait chez lui, sous la garde de quatre gendarmes. Il était neuf heures du soir, et la séance avait été levée hâtivement sur le bruit qu'un attroupement considérable se formait aux alentours du Club des Jacobins.

Il est impossible de peindre, rapporte l'Orateur du Peuple, l'attitude de la faction (le parti jacobin) à l'égard de Carrier. Voyez, criaient-ils, il se met lui-même en prison. Eh bien ! puisqu'il le veut, décrétons-le d'arrestation. Aussitôt la faction se lève avec tout le reste de l'Assemblée. Carrier a l'imprudence de demander à n'avoir pas de gendarmes. Nouvelle question : la Crête, radoucie à son égard, veut qu'il ne lui soit pas donné de gendarmes. Nouvelle agitation. La fureur, le désespoir de la faction sont au comble ; toutes ses ruses ont échoué ; les factieux se montrent mutuellement des poignards cachés dans leurs cannes. La terreur était leur dernière arme ; ils font des signes aux tribunes ; on crie à l'Assemblée qu'elle est composée de buveurs de sang. Jamais on ne vit pareille agitation ; on eût dit que la salle allait s'écrouler. Les factieux redemandent l'appel nominal ; enfin la Convention décrète que Carrier sera gardé par quatre gendarmes. A l'instant où le décret se prononçait, on vient annoncer que les Jacobins sont attaqués de nouveau par le peuple... Carrier, pâle, abattu, tremblant, est reconduit chez lui par quatre grenadiers de la gendarmerie, au milieu des huées et des malédictions de la foule irritée[20]...

 

La population parisienne n'avait pas seule travaillé au succès des honnêtes gens. Une lettre du Dr Laënnec à sa femme, lettre intime qui a tous les caractères de la sincérité, attribue la plus grande part de l'honneur de cette journée au cou- rage des patriotes nantais venus à Paris pour déposer dans le procès du Comité révolutionnaire. La séance d'hier a duré dix heures. Nous nous sommes vigoureusement expédiés. Il y allait de notre vie, et nous le savions. Je te laisse à penser s'il nous était permis d'être tranquilles. Thomas[21], surtout, s'est emparé de la grande tribune où la jacobinière entière semblait s'être assise pour faire la loi à la Convention Nationale et sauver Carrier. Là avec six ou sept braves seulement, il a tellement intimidé cette horde de coquins qu'il a réellement fini par y faire la police. En proposant le sabre ou le bâton aux premiers coupe-jarrets qui ont voulu lui résister, il avait réussi à les épouvanter tous. Je crois en vérité que son audace a sauvé la Convention et la chose publique, parce que cette tribune était la plus nombreuse et la plus jacobinisée. Quant à moi, encore estropié des suites de ma chute, et ne pouvant m'exposer dans la foule, j'ai passé mon temps à fureter dans les nombreux groupes du jardin. Là m'escrimant de la langue et du geste, avec le zèle d'un homme dont on jouait la tête dans la salle à pair et impair, j'ai contribué pour ma bonne part, à faire conduire au Comité de Sûreté générale une soixantaine de Jacobins qui n'ont pas couché dehors. L'intervention des Nantais ne s'est pas exercée seulement à la Convention. Ils ont été des premiers parmi ceux qui ont assailli les Jacobins dans leur repaire, bâtonné les hommes et fouetté les femmes sans qu'aucun de ces lâches coquins ait osé seulement faire quelque résistance à une poignée de braves gens venus ici fort à propos pour redresser l'opinion publique, et relever le courage d'un peuple trop longtemps opprimé. Les Comités réunis ont fait fermer et sceller leur repaire, et la Convention a approuvé la conduite de ses Comités par un décret solennel[22].

Dans la foule imposante qui de nouveau s'est portée hier soir aux Jacobins, disait l'Ami des Lois, on ne voyait ni muscadins, ni habitués du ci-devant Palais-Royal, mais de bons et braves sans-culottes criant à tue-tête Vive la Convention ! A bas les chouans et les brigands de la Vendée, Faut que ça finisse ; plus de Jacobins qui veulent s'assembler malgré le peuple ! A bas les continuateurs de Robespierre ! A bas les complices de Carrier ![23]

Ni Guillaume Laënnec, ni les journaux réactionnaires, n'exagéraient dans leurs appréciations le mouvement de l'opinion contre les terroristes. Le rapport de la police secrète s'exprimait ainsi au même moment : L'arrestation de Carrier a causé la plus vive sensation. Le public a suivi ce représentant aux cris : Vive la Convention ! A bas les noyades et les fusillades !... Il suffit d'avoir l'air Jacobin pour être apostrophé, insulté et même battu. La majorité des citoyens applaudissent aux mesures de la Convention contre Carrier, et à la suppression des séances des Jacobins[24].

L'attitude de Carrier donne à penser que, jusqu'à ce moment, il ne s'était pas cru sérieusement menacé. On l'avait vu au théâtre de la République, riant aux éclats des plaisanteries de la pièce, et même, dit-on, une jeune femme s'était évanouie en apprenant qu'elle se trouvait à une petite distance du noyeur[25]. Un jeune clerc de notaire, qui avait trouvé un refuge dans les bureaux du Comité de Salut public, et qui a rédigé des Souvenirs publiés par M. le vicomte de Broc, raconte qu'au moment où la Convention discutait sur sa mise en accusation, Carrier était à la recherche de Cambacérès, pour obtenir de lui sa nomination au Comité de Législation[26]. Si cette assurance n'était pas feinte, il faut convenir qu'il était bien mal renseigné sur les dispositions de ses collègues.

 

 

 



[1] Voir sur ces incidents, Wallon. Histoire du Tribunal révolutionnaire, VI, 7.

[2] Adresse des citoyens de Nantes à la Convention, 9 brumaire an III (rédigée par Mellinet aîné), signée de 235 citoyens, Nantes, impr. Hérault, reproduite en grande partie dans le Moniteur (Réimpression du Moniteur, XXII, 544).

[3] Archives nationales, section judiciaire W, 493, 1re liasse. 3e pièce.

[4] Bulletin du Tribunal révolutionnaire. VII, 36 et 37.

[5] Voir tous les journaux du temps et, notamment, l'Ami des Citoyens, Journal du Commerce et des Arts, numéro du 13 brumaire an III, et le Mercure français du 15, p. 279.

[6] Séance du 12 brumaire (Réimpression du Moniteur, XXII, p. 406 et suiv.).

[7] Précis de la séance des Jacobins du 13 brumaire an III (Réimpression du Moniteur, XXII, 429 et suiv.) et, surtout, Journal de la Montagne du 15, p. 113 et suiv.

[8] Mercure français, p. 315.

[9] Schmidt, Tableaux de Paris.

[10] Séance du 17 brumaire an 111 (Réimpression du Moniteur, XXII, 455).

[11] Journal de la Montagne du 19 brumaire an III (9 novembre 1794), p. 198.

[12] Tâteurs d'opinions, racoleurs de manifestants, je suppose.

[13] Allusion peut-être à une violente sortie, faite par Goupilleau de Fontenay au cours de cette séance, contre les libelles et les libellistes réactionnaires. Dans l'Orateur du peuple du 21 brumaire, p. 221, il est aussi parlé du bras de Goupilleau de Fontenay.

[14] Numéro du 21 brumaire an III. de l'Ami des Citoyens.

[15] Numéro du 20 brumaire an III.

[16] Mme Crassous était la femme du député montagnard de ce nom. Durant les semaines qui suivirent cette pénible aventure, les journaux réactionnaires, et notamment le Journal des Lois, de Galetti, la criblèrent de plaisanteries dont on devine le caractère.

[17] Réimpression du Moniteur, XXII, 482.

[18] 32 p. in-8°.

[19] Journal de la Montagne, des 22 et 23 brumaire an III, n° 29 et 30. — L'Orateur du peuple du 33 brumaire, p. 229 et suiv.

[20] Numéro du 23 brumaire, p. 238.

[21] Thomas était un médecin de Nantes d'opinions républicaines tris prononcées ; homme de courage et homme de bien. Il avait à Nantes, en diverses circonstances, bravé les chefs de la Terreur à l'époque de leur toute-puissance.

[22] Voir Réimpression du Moniteur, séance du 22 brumaire an III (12 novembre 1794) et Mercure Français du 25 brumaire, p. 347.

[23] Journal des Lois, numéro du 23 brumaire an III.

[24] Schmidt, Tableau de la Révolution, Leipzig, 1872, Il, 22 et 23 brumaire an III.

[25] Journal des Lois, numéro du 22 brumaire an III.

[26] Revue des questions historiques, 1872. L'auteur des Souvenirs, Morice, affirme que la démarche de Carrier, pour trouver Cambacérès, aurait eu lieu le 4 frimaire, le lendemain de l'appel nominal. Cette date est erronée puisqu'à ce moment Carrier n'était plus en liberté. Il fut conduit à la Conciergerie aussitôt après l'appel nominal du 3 frimaire, ainsi que nous le verrons bientôt.