JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE XXI. — LE 9 THERMIDOR. - LES CENT-TRENTE-DEUX.

 

 

Théorie de la tyrannie applicable à la politique du Comité de Salut public. — Terreur croissante à Paris, et décroissante en province. — Effets du décret du 19 floréal an II. —Mission réparatrice de Bô et Bourbotte à Nantes. — Carrier et le 9 thermidor. — Jullien de la Drôme et son fils le petit Jullien. — Caractère de la Révolution du 9 thermidor. — Rôle important de la presse. — Hésitations de la Convention entre la rigueur et la clémence, entre la protection et la punition des montagnards coupables. — Motions et discours de Carrier aux Jacobins. Publication de la brochure des notables nantais envoyés à Paris. — Appel de Billaud-Varennes et de Carrier aux terroristes. — Energique protestation de Merlin de Thionville contre cet appel. — Procès des Nantais. — Carrier appelé en témoignage contre eux.. — Sa confrontation avec Phelippes. — Effet de ce procès sur l'opinion. — La liberté de la presse combattue.

 

Il ne faut ni art ni science pour exercer la tyrannie ; et la politique, qui ne consiste qu'à répandre le sang, est fort bornée et de nul raffinement ; elle inspire de tuer ceux dont la vie est un obstacle à notre ambition : un homme né cruel fait cela sans peine. C'est la manière la plus horrible et la plus grossière de s'agrandir. Ces quelques lignes, écrites par La Bruyère, deux siècles avant la Révolution, dépeignent à merveille la politique pratiquée par le Comité de Salut public.

Il est des circonstances impérieuses, dans la vie des peuples, qui peuvent expliquer, sans le justifier, l'emploi de la terreur comme moyen de gouvernement. Durant sa période de recrudescence à Paris, de la fin de prairial à thermidor, où la moyenne du nombre des exécutions journalières s'éleva à une trentaine, on ne saurait trouver d'autres raisons de la terreur que l'intérêt personnel de ceux qui détenaient le pouvoir, et qui ne croyaient pas avoir d'autre moyen que celui-là de le conserver. Les insurrections de Toulon et de Lyon étaient, depuis plusieurs mois, entièrement comprimées ; nulle part, à l'intérieur, si ce n'est en Vendée, où Charette et Stofflet tenaient encore la campagne avec quelques milliers de partisans, on n'aurait pu découvrir le moindre symptôme d'opposition ; la Convention tout entière obéissait servilement an Comité de Salut public. L'ennemi était repoussé bien au-delà des frontières ; c'était l'époque de la mémorable campagne de 1794 et de l'éclatante victoire de Fleurus (8 messidor an II).

Pourquoi ce paroxysme de terreur sanguinaire à Paris, tandis qu'à la même époque la tyrannie perdait de sa rigueur dans le reste de la France ? Robespierre songeait-il, comme on l'a dit, à se concilier les provinces avec l'espoir de s'en faire un rempart contre le peuple de Paris, le jour où il décréterait la clémence ? Allait-il, au contraire, simplement à l'aventure comme un homme qui voit rouge et qui frappe à tort et à travers ? Voilà probablement ce qu'on ne saura jamais. On sait parfaitement, au contraire, que le décret du 19 floréal an II, qui avait supprimé les tribunaux et commissions établis par les représentants en mission[1], et attribué au seul Tribunal révolutionnaire de Paris la connaissance de tous les crimes contre-révolutionnaires, avait en partie désarmé les Comités révolutionnaires qui avaient été, dans les départements, les principaux instruments de la Terreur. Ils n'avaient plus, sous la main, des juges complaisants, et l'obligation d'envoyer à Paris les accusés, était une source de difficultés qui ralentissait et paralysait leur action. C'est ainsi que les victimes de la loi de prairial furent, en grande majorité, des malheureux qui étaient depuis plus ou moins longtemps détenus dans les prisons de Paris.

A Nantes, les arrestations devenaient plus rares, et elles cessèrent à peu près tout à fait à partir du 24 prairial (12 juin 1794), jour où le représentant Bô ordonna l'arrestation des membres du Comité révolutionnaire. Coïncidence remarquable : au moment même où la Convention, se courbant sous le despotisme de Robespierre, renonçait à amender sa loi du 22 prairial, il était donné aux habitants de Nantes d'entrevoir la fin de leur oppression. De nombreux élargissements furent ordonnés par une Commission que Bô avait nommée à cet effet, et qui ne tarda pas à entrer en fonctions. En même temps, des registres étaient ouverts à la Municipalité, et les citoyens étaient appelés à y consigner leurs plaintes contre les exactions et les injustices des membres du Comité révolutionnaire et de leurs agents. Le fait d'honnêtes citoyens protégés, et de coquins emprisonnés par des représentants, tels que Bô et Bourbotte, a paru si extraordinaire qu'on a essayé de l'expliquer en prétendant que Bô, ami et presque compatriote de Carrier, avait, pour lui être agréable et servir sa rancune, ordonné l'arrestation des membres du Comité révolutionnaire de Nantes. Cette explication me paraît peu vraisemblable. Carrier s'était séparé en bons termes du Comité, et les rapports paisibles qu'il avait eus à Paris, avec Goullin et Chaux, même après la condamnation de Lamberty, n'autorisent pas à supposer qu'il eût aussi longtemps différé sa vengeance. Une plus haute influence avait, à n'en pas douter, décidé ce cou p d'au lori té. Ce n'est pas d'eux-mêmes que Bô, qui avait laissé à Reims les plus mauvais souvenirs de sa mission, et Bourbotte, qui avait signé en Vendée tant d'arrêtés cruels, s'étaient subitement transformés de loups en agneaux. Il est certain qu'ils avaient reçu l'ordre de faire à Nantes le possible pour rassurer les modérés, et leur faire espérer l'avènement d'un régime supportable, en faisant arrêter les membres du Comité révolutionnaire.

Il y avait ainsi plus de six semaines que la terreur avait cessé à Nantes, quand y arriva la nouvelle du coup d'Etat qui avait abattu Robespierre. Cet événement n'eut point pour notre ville des conséquences sensibles ; il enhardit seulement les honnêtes gens, et lit croître leur confiance dans un meilleur avenir.

Quoiqu'il siégeât à la Montagne, au milieu des conjurés les plus décidés du q thermidor, il ne paraît pas que Carrier ait joué, dans cette affaire, un rôle plus actif que celui des membres de la Plaine, qui se contentèrent de consacrer le succès par leur vote. Buchez se borne à rapporter que, parmi les ennemis de Robespierre, qui suivaient la charrette où il était traîné, et qui l'accablaient d'injures et d'imprécations, Carrier se fit remarquer par le cri continuel et furieux : Mort au tyran ![2] A la séance du 11 thermidor, sa rancune contre Jullien se manifesta violemment en entendant prononcer son nom. Tallien ayant dit que ceux qui rampaient lâchement devant Robespierre, étaient indignes de régir des républicains, et que, sous un régime de liberté, un jeune homme de dix-neuf ans ne serait pas à la tête de l'instruction publique, Carrier demanda la parole et rappela qu'à l'occasion des ordres qu'il avait donnés à Lebatteux, afin de dissiper un rassemblement de brigands, ce jeune homme l'avait dénoncé à Robespierre et l'avait fait mettre sur une liste de proscription. On réussit à le faire taire en lui criant que ce n'était pas le moment de faire valoir des griefs particuliers. Il fut plus difficile d'imposer silence à Jullien de la Drôme, tremblant pour le sort de son fils.

Je vous demande, dit-il, d'écouter avec bonté un malheureux père. Mon fils n'a pas vingt ans à la vérité ; mais cela seul n'est pas un crime. J'espère, du reste, que vous ne préjugerez rien, que vous voudrez l'entendre lui même.

Turreau : Je demande qu'on ne parle que de la République. (On applaudit.)

Jullien de la Drôme : Vous avez mis fin à la tyrannie qui régnait par la terreur. Ce n'est plus la terreur qui règne, c'est la justice. Vous ne refuserez pas d'entendre un malheureux père. Je déclare que ni moi, ni mon fils, n'avons demandé cette place[3]. Devant le danger l'amour paternel perd le sang-froid, et la preuve en est dans les paroles de Jullien de la Drôme. Il présentait, comme un petit garçon presque irresponsable, un homme dont l'autorité avait dominé à Bordeaux celle des représentants en mission, et qui n'avait fait usage de cette autorité que pour activer les travaux d'une Commission qui, selon Berriat-Saint-Prix, méritent d'être cités même après ceux de Fouquier-Tinville[4].

La réaction qui suivit le 9 thermidor, dit quelque part Emile Souvestre, a fait prendre le change aujourd'hui sur la signification de cet événement. On y cherche une révolution de principes, lorsque ce ne fut en réalité qu'un complot de personnes. On a jugé la cause par les suites, qui étaient imprévues pour la plupart des thermidoriens. Ce ne fut point, comme on semble le croire maintenant, un brusque point d'arrêt dans la l'erreur, mais un de ces changements dont la Convention avait donné tant d'exemples. Après le 9 thermidor, en effet, il eût été difficile de dire en quoi les vainqueurs différaient des vaincus[5].

L'année suivante, Joseph de Maistre écrivait, dans ses Considérations sur la France : L'histoire du 9 thermidor n'est pas longue ; quelques scélérats firent périr quelques scélérats. Sans cette brouillerie de famille, les Français gémiraient encore sous le joug du Comité de Salut public. L'égoïsme fut en effet le seul mobile auquel obéirent les auteurs du coup d'Etat ; mais le pays ne scruta pas l'intention et leur fut reconnaissant du résultat. Dans cette journée le courage naquit de la crainte. Les plus près de la mort firent les avances. Comme la Plaine ne se sentait pas encore sous le couteau, elle se fit longtemps prier. Elle ne se rendit qu'au succès, et lorsqu'il ne fut plus permis d'en douter[6].

L'arrêt de la Terreur fut si peu le résultat de l'entente des membres de la Convention qu'il vint plutôt du défaut d'accord des partis. L'Assemblée s'était ralliée autour de Tallien pour un moment, pour un acte, mais les vainqueurs venaient de points trop différents pour que, sur l'heure, une politique déterminée pût être adoptée et trouver sa majorité. Pendant cette sorte d'interrègne, ou, si l'on préfère, cette sorte d'anarchie parlementaire, l'opinion qui, la veille, languissait dans le découragement et la soumission la plus morne, se déclara avec une puissance et une force inespérées contre les sanglants procédés des vaincus. La presse osa parler sans attendre qu'on le lui permît, et accéléra le mouvement d'indignation si longtemps comprimé. Au bout de deux jours, la Convention, étonnée du chemin que les esprits avaient fait si rapidement, comprenait déjà le danger pour elle de maintenir la guillotine comme moyen de gouvernement. Ce réveil d'énergie était une force à laquelle elle sentit qu'il serait imprudent de résister en face.

Les représentants, qui étaient revenus de leurs missions les mains couvertes de sang, quelque peu dégrisés par cette subite explosion de l'opinion, s'efforçaient néanmoins d'arrêter le courant vers la clémence, parce qu'ils ne pouvaient se faire à l'idée d'un régime où les honnêtes gens, cessant d'être opprimés, reprendraient l'influence, et s'en serviraient contre eux. De là ces oscillations de l'Assemblée, hésitant entre les mesures de clémence et les mesures de rigueur, les applaudissements aux attaques des thermidoriens contre la Montagne, et les refus de la majorité de voter leurs propositions par crainte de favoriser les progrès des contre-révolutionnaires. Si les indulgents l'emportèrent, ce ne fut pas sans tiraillements et sans luttes. Il était difficile de satisfaire la multitude croissante des gens qui demandaient des vengeances, et de rassurer en même temps une majorité qui avait le sentiment de sa solidarité avec les auteurs des mesures les plus odieuses.

Dès le 11 thermidor, le tribunal de Fouquier-Tinville fut suspendu par un décret, voté au milieu des applaudissements. Faculté fut donnée aux juges du nouveau tribunal de tenir compte de l'intention des accusés. Ce retour à la justice n'empêcha pas des Commissions militaires d'envoyer sommairement à l'échafaud, à Nantes, en fructidor, une douzaine de prévenus d'insurrection[7] et, à Valenciennes, à la fin de vendémiaire an III, une centaine de prêtres et d'émigrés rentrés[8]. Pour satisfaire les modérés, Lebon, dénoncé de toutes parts, sans rencontrer cette fois un seul défenseur, fut emprisonné. On rassura les terroristes en déclarant calomnieuses les accusations si précises de Laurent Lecointre contre les membres des anciens Comités[9]. Le courageux discours de Tallien (séance du 11 fructidor), développant cette idée que la Terreur était une arme de tyrannie, semblait avoir ému l'Assemblée, et elle refusa néanmoins d'en ordonner l'impression[10].

Le Club des Jacobins était devenu le refuge et la citadelle des partisans de la continuation de la Terreur. Carrier y pérorait avec ardeur contre la réaction, et ce qui prouve qu'a la Convention il était à ce moment loin d'être déconsidéré, c'est que, par un décret du 14 fructidor, il fut choisi, avec deux de ses collègues, pour organiser un système de correspondance entre le Comité de Salut public et la Convention[11].

Dans les mêmes jours, il prit la parole aux Jacobins, le 11 fructidor (28 août), pour attaquer Tallien, auquel il reprocha de faire cause commune avec Lecointre, et d'intriguer pour exciter un mouvement dans Paris, accusation qui fut réfutée par Dufourny[12].

A la suite de l'explosion de la poudrière de Grenelle, il prétendit, dans un discours à la Convention, rattacher cet événement à une conspiration, des Chevaliers du poignard, mis en liberté, et se plaignit qu'on n'eût pas publié la liste des députés qui avaient obtenu des élargissements de prisonniers. Des applaudissements accueillirent cette sortie violente, qui se perdit dans le tumulte, et ne rencontra aucun appui, la discussion ayant dévié vers un autre sujet[13].

Aux Jacobins, le 15 fructidor (1er septembre), il revint de nouveau sur cette question de mises en liberté[14]. A la Convention, pour la seconde fois, il signale comme un danger, la présence à Paris d'un grand nombre de jeunes gens, dits muscadins, agents du modérantisme, et demande qu'on les envoie aux armées. Sa motion très modifiée eut l'honneur d'être convertie en projet de décret, par Merlin, et d'être votée par l'Assemblée[15]. Sur sa demande, le 6 fructidor, Tallien, Fréron et Lecointre furent rayés de la liste des Jacobins[16]. Cette disgrâce n'était pas de nature à porter préjudice à la popularité de Tallien. Aux yeux des révolutionnaires, il restait un des chefs du parti vainqueur, ce qui, dans tous les temps, fut le meilleur des titres à une nombreuse clientèle, et plus d'un royaliste lui aurait probablement passé volontiers la robe d'innocence, en souvenir de la chute de Robespierre.

Aux Jacobins encore, où il était plus à l'aise qu'à la Convention, le 21 fructidor (7 septembre), nouveau discours de Carrier très violent contre les nobles et les prêtres : Le temps d'une fausse pitié, d'une indulgence coupable est passé. ll est juste que le salut du peuple, qui est la suprême loi du patriote, fasse taire cet affreux modérantisme, qui finirait par nous égorger impitoyablement, si nous avions la faiblesse de l'écouter plus longtemps... Qui ne sait que les prêtres ont aussi armé une grande partie de la France contre la liberté ? Certes, il n'a pas dépendu de leurs infâmes manœuvres de faire exterminer une partie de la République par l'autre... J'appuie la proposition de Duhem en faveur de leur prompte déportation[17]... Il s'agissait des prêtres assermentés et notoirement républicains, puisque aucun adoucissement n'avait été apporté à la situation des réfractaires, qui continuaient d'être passibles de la peine de mort, comme émigrés rentrés, s'ils étaient trouvés sur le territoire français.

Entre les terroristes réfugiés aux Jacobins, et la Convention entraînée à la réaction par l'opinion, en dépit qu'elle en eût, une lutte ne pouvait manquer de s'engager, et la chose arriva.

Suivant une tactique, qui leur avait toujours réussi depuis le commencement de la Révolution, les Jacobins de Paris continuaient de faire affluer à la Convention, les adresses des Sociétés affiliées de la province dans le but d'exercer une pression sur l'Assemblée. Mais les temps étaient changés. Aussi longtemps que ces adresses avaient eu pour objet de pousser les Assemblées dans une voie où elles étaient disposées à marcher, elles avaient encouragé cette manœuvre, en y cédant à plus souvent, quoiqu'elles ne fussent pas dupes de cette prétendue opinion publique fabriquée sur commande. Depuis que la Convention avait aperçu dans quel sens se prononçait la majorité de la nation, le jeu avait cessé de lui plaire, et elle trouvait mauvais que les Jacobins, se targuant d'une puissance incontestée jusque-là l'étourdissent d'adresses dans lesquelles les sans-culottes se plaignaient amèrement d'être persécutés par les modérés.

Les procès-verbaux des séances de la Société mère, publiés par le Journal de la Montagne, son organe attitré, enregistrent, presque chaque jour, quelque violente diatribe de Carrier sur les dangers terribles et inquiétants pour la Révolution, d'une politique indulgente aux entreprises de l'aristocratie. L'événement a montré qu'il choisissait mal son moment pour attirer l'attention sur lui. Un plus fin et plus habile se serait tu en présence du succès qu'obtenait, auprès de tous les curieux de politique, une petite brochure, publiée dans les premiers jours de fructidor et datée d'une prison de Paris, où quelques Nantais seulement — car tous n'avaient pu signer — exposaient les souffrances qu'ils avaient endurées depuis que, par ordre de Carrier, ils avaient été emmenés de Nantes à Paris. Ils n'accusaient personne nominativement, mais leur plainte était navrante, et l'opinion lui avait fait écho. En elle-même cette brochure était bien peu de chose, Carrier peut-être n'y prit pas garde, elle n'en était pas moins pour lui le point noir précurseur de l'orage.

Plusieurs fois déjà il a été parlé de ces notables Nantais. Partis au nombre de cent trente-deux, et réduits, par les misères de la route et de l'emprisonnement, à celui de quatre-vingt-quatorze, ils avaient eu, par l'effet de circonstances inexplicables, la chance d'échapper jusqu'au 9 thermidor aux réquisitoires de Fouquier-Tinville[18]. Le bruit fait autour de leur brochure avait attiré l'attention sur eux, et on s'était enfin occupé de les juger. Le 22 fructidor (8 septembre 1794), ils étaient venus s'asseoir sur les gradins du Tribunal révolutionnaire, composé de nouveaux juges et de nouveaux jurés.

Cependant Carrier faisait rage aux Jacobins, et, d'accord avec Billaud-Varennes, y faisait signer un appel énergique destiné à réveiller de leur engourdissement les anciens terroristes. A la lecture de cette adresse, le 24 fructidor (10 septembre 1794), Merlin de Thionville ne put se contenir, et, en quelques phrases brèves faites à souhait pour provoquer une réponse irréfléchie, il mit l'Assemblée en demeure de déclarer si, oui ou non, elle voulait la Terreur. Il est temps. dit-il, que la Convention aborde franchement cette importante question : Existe-t-il des continuateurs de Robespierre ? Le peuple veut que le règne des assassins finisse. (Tous les membres se lèvent spontanément en s'écriant : oui ! oui !) Il parla ensuite de cette Société trop fameuse qui, après avoir aidé à renverser le trône, voudrait renverser la Convention parce qu'il n'y avait plus de trône ; d'une Société dont les dominateurs voudraient rétablir un système de terreur qui a trop longtemps régné dans cette enceinte. Cette Société contient des hommes qui voudraient mettre la Convention sous les poignards. Il se plaignit aussi de l'arrestation de Réal, coupable de s'être déclaré le défenseur officieux des Nantais envoyés à Paris par le Comité révolutionnaire (mouvement d'indignation)... Ces infortunés Nantais, au nombre de cent et plus, arrivaient à Paris pour être jugés par le Tribunal révolutionnaire. Ce même Comité avait ordonné que la force armée, chargée de leur conduite, fusillât ces malheureux en route (mouvement d'horreur)... On ne veut plus de l'armée de Robespierre, des égorgeurs. Eh bien ! Je vous déclare que je me percerais le sein à cette tribune si je croyais un moment que ce système pût reprendre quelque faveur. L'Assemblée se lève de nouveau en criant : non ! non ![19]

En révélant l'arrestation de Réal, qui semblait ne pouvoir profiter qu'à Carrier, et en rapprochant de ce fait le souvenir d'ordres cruels donnés à Nantes, pendant sa mission, Merlin de Thionville l'accusait sans le nommer, et prévenait en même temps la Convention qu'il avait, dans les grands Comités, des amis capables de le servir. C'était la première fois qu'une parole autorisée incriminait publiquement Carrier qui, d'ailleurs, ne lit pas mine de s'en apercevoir.

Quelques propos de Réal, mal interprétés, avaient probablement donné lieu de redouter son hostilité contre Carrier, car nous le verrons, à la fin de son procès, lui prodiguer autant de sympathie et d'indulgence qu'il pourra le faire sans nuire aux intérêts de son client et ami, Goullin.

Les débats du procès des quatre-vingt-quatorze firent plus que les paroles de Merlin. Ils attirèrent sur Carrier et sur sa mission en Vendée l'attention du public. Les seuls témoins appelés à déposer contre eux avaient été les membres du Comité révolutionnaire de Nantes, qui les avaient proscrits, et qui avaient obtenu, pour cette proscription, la signature de Carrier. Ils avaient essayé de préciser certaines charges, en accusant les uns de fédéralisme et les autres de royalisme ; mais ceux-ci avaient répondu à leurs accusateurs en leur reprochant des ordres cruels, des exactions, et des abus d'autorité de toutes sortes. Carrier ; dont le nom figurait au bas de l'ordre qui les avait fait conduire à Paris, ne pouvait se dispenser de comparaître comme témoin dans ce procès.

Fort embarrassé de justifier, par des motifs plausibles, le renvoi des accusés devant le Tribunal révolutionnaire, il chercha plutôt à atténuer, dans sa déposition, la portée de cette mesure et sa responsabilité dans l'affaire. J'ai, dit-il, pris peu de part à la police de Nantes. Je n'y ai été présent que passagèrement. Tantôt à Rennes, ensuite à l'armée de l'Ouest, j'étais principalement chargé de surveiller et de pourvoir à l'approvisionnement de nos troupes, et j'ai alimenté, pendant six mois, deux cent mille hommes pour la marine, sans qu'il en coûtât rien à la République... Je ne connais que peu ou point les accusés... Peu de temps après mon arrivée, il fut question de renouveler les autorités constituées. Je voulus réorganiser le Comité révolutionnaire et changer les membres ; mais la Société populaire s'y opposa fortement en observant que ce Comité n'était composé que de patriotes, qu'il était investi de la confiance des amis de la liberté, qu'il serait difficile de trouver des remplaçants dont le civisme fût aussi bien établi... Il se fit beaucoup d'arrestations, mais elles me sont absolument étrangères  Le Comité me parla de traduire les accusés au Tribunal révolutionnaire. Je dis qu'il fallait s'assurer si tous étaient coupables... Le Comité était mon flambeau, ma boussole ; je ne connaissais les patriotes et les contre-révolutionnaires que d'après ses rapports.

Il assura ensuite qu'il avait autorisé les femmes des accusés à les suivre pendant leur voyage, et qu'ils lui devaient de n'avoir pas été traduits plus tôt devant le Tribunal révolutionnaire, parce qu'il avait espéré qu'il viendrait un temps où ils seraient jugés plus équitablement.

Sauf ce qu'il avait dit de l'influence exercée sur lui par le Comité révolutionnaire, chacune de ses paroles était un mensonge. Il avait résidé à Nantes presque sans interruption pendant plus de trois mois ; il n'avait pas alimenté deux cent mille hommes ; les femmes des accusés les avaient rejoints à Paris en dépit de tous les ordres donnés pour les empêcher de quitter Nantes, et le retard de la comparution n'était aucunement son fait.

Très satisfait d'avoir étalé son mérite et vanté ses services, et en veine de bienveillance, il cita les noms d'un certain nombre d'accusés qui, avant de s'égarer dans le fédéralisme, n'avaient jamais, dit-il, dévié des principes révolutionnaires. Phelippes-Tronjolly, ajouta-t-il, n'est pas du nombre. A ces mots Phelippes se leva. Il faut, dit-il, que je sois bien changé, puisque le représentant Carrier ne me reconnaît plus ; je le prie de déclarer ce qu'il sait sur mon compte. Carrier : Je ne te croyais pas ici, je vais dire ce que je sais à ton égard.

Carrier avait contre Phelippes des griefs nombreux, et c'était une maladresse de sa part de le laisser voir. Le grief le plus grave était l'envoi tout récent, à la Convention, d'un mémoire imprimé dans lequel l'ancien président du Tribunal révolutionnaire de Nantes exposait, avec documents à l'appui, la série complète des excès, des exactions, et des crimes du Comité révolutionnaire, tolérés par le témoin durant son séjour à Nantes. Si ce n'est pour l'exécution sans jugement des cinquante et un prisonniers, à la fin de frimaire an II, dont Phelippes rapportait tous les détails, le représentant n'était pas, dans ce mémoire, pris à parti directement, mais il n'en était pas pour cela moins atteint.

La parole donnée à Phelippes, pour répondre à quelques légères accusations formulées par Carrier. L'ancien président en profita pour lui poser une série de questions sur les actes les plus criminels de sa mission à Nantes. Autant de questions de Phelippes, autant de dénégations pures et simples de Carrier, qu'il résuma en disant : Je n'ai connu ni les noyades, ni les fusillades, et si j'eusse eu la moindre notion de ces horreurs, de ces actes de barbarie, ils n'eussent pas été mis à exécution. La suite des débats, durant lesquels les témoins s'accusèrent réciproquement, ne laissait encore entrevoir qu'un coin du tableau des horreurs commises à Nantes ; mais ce qu'on en voyait était abominable. Les quatre-vingt-quatorze furent acquittés, et Phelippes fut loué chaudement par son avocat, Tronçon-Ducoudray, pour avoir, étant accusateur public, provoqué l'arrestation à Nantes de cette bande de scélérats.

Tout sans doute n'était pas nouveau dans ces révélations. Beaucoup de ces faits atroces avaient été mentionnés comme simples faits divers dans les journaux du temps ; mais, publiés en pleine Terreur, à un moment où on avait assez de penser à soi-même, sans s'occuper des autres, on les avait en partie oubliés. Reproduits avec des commentaires passionnés, ils étaient l'objet de tous les entretiens, et excitaient une indignation générale.

Le jour même de sa déposition, Carrier osa néanmoins prendre la parole aux Jacobins, pour se plaindre des pamphlets dégoûtants qui faisaient le procès à la Révolution du 31 mai, et à toutes les époques qui avaient affermi la République. Rappelant les services des représentants Montagnards : On veut, dit-il, leur demander compte de la mort des ennemis de la liberté, mais les patriotes sauront bien faire rendre compte à leurs accusateurs du sang de plus de cinq cent mille patriotes versé par l'aristocratie[20].

L'Orateur du peuple, le journal de Fréron, répondit : A la séance du 25 fructidor, Méaulle a fait à la Convention la proposition, appuyée par Collot d'Herbois, de suspendre l'exécution des jugements du Tribunal révolutionnaire, concernant les personnes incarcérées depuis le 9 thermidor. Quelles sont ces personnes ? Fouquier-Tinville, Lebon, David, Héron, le Comité révolutionnaire de Nantes, c'est-à-dire la Compagnie des noyeurs organisée par Carrier, en un mot, tous les espions, tous les scélérats. Voilà les gens dont on veut suspendre le jugement. Autant vaudrait dire que l'on veut sauver Fouquier, Lebon, Carrier. Tu as beau faire, Carrier, les clameurs du peuple t'appellent au tribunal, et un nuage de sang, s'élevant du fond de la Loire, va crever sur ta tête. Déjà les quatre-vingt-quatorze Nantais sont acquittés, et ton Comité d'assassins mis en jugement[21]. Le nuage était formé, mais il n'était pas encore sur le point de crever ; près de deux mois devaient s'écouler avant la condamnation de Carrier,

Les continuateurs de Robespierre, — lisait-on dans le Messager du Soir, — les chevaliers de l'ordre de la guillotine, les amateurs de noyades, les foudroyeurs à la Lyonnaise, s'agitent singulièrement dans les sections. L'affaire des Nantais leur a porté un coup terrible dans l'opinion ; cependant ils veulent se recréditer, se donner le mot d'ordre, s'entendre à l'amiable sur des mesures secrètes, et essayer, en dernière analyse, de nous rendre le doux régime des charretées à la Fouquier[22].

Quelques jours plus tard, paraissait un pamphlet intitulé : les Noyades ou Carrier au Tribunal révolutionnaire, qui, au dire de tous les journaux, faisait la plus grande sensation.

De pareils articles, dont le public se montrait très friand, exaspéraient les Jacobins. Aussi ne faut-il pas s'étonner de leur insistance à demander la suppression de la liberté de la presse. Fayau, Levasseur, Vadier, Léonard Bourdon, étaient les plus ardents meneurs de cette campagne liberticide[23], pour employer un mot du langage révolutionnaire, sans le détourner, cette fois, de son véritable sens.

 

 

 



[1] Il y eut quelques exceptions à ce décret, et une Commission, qui fonctionnait à Noirmoutier, vint ensuite a Nantes, où elle prononça quelques condamnations capitales pour faits d'insurrection.

[2] Histoire parlementaire de la Révolution, XXXIV, 96.

[3] Réimpression du Moniteur, XXI, 355.

[4] La justice révolutionnaire, Paris, Lévy, 1870, p. 306.

[5] Mémoires d'un sans-culotte bas-breton.

[6] Quinet, la Révolution, II, 323.

[7] Les Commissions militaires de Noirmoutier, par A. Lallié (Revue du Bas-Poitou, 1896, 1er trimestre). Une de ces Commissions siégea à Nantes.

[8] Barante, Histoire de la Convention nationale, V, 59, et Réimpression du Moniteur, XXII, 351.

[9] Séance du 12 fructidor (Réimpression du Moniteur, XXI, 620). — Eod., XXI. 616 et 642.

[10] Réimpression du Moniteur, XXI, 615.

[11] Duvergier, Collection de lois, VII, 325.

[12] Jacobins, Réimpression du Moniteur, XXI, 653.

[13] Réimpression du Moniteur, XXI, 646.

[14] Réimpression du Moniteur, XXI, 666.

[15] Réimpression du Moniteur, XXI, 619.

[16] Réimpression du Moniteur, XXI, 682. 683. Le Journal de la Montagne reproduit tout le discours de Carrier, numéro du 19 fructidor, p. 1048.

[17] Journal de la Montagne, fructidor an II, p. 1080, 1096, 1104 et 1129.

[18] Les Cent trente-deux Nantais, par A. Lallié, gr. in-8°, Angers, Germain et Grassin, 1894, et les Cent trente-deux Nantais, par Kerviler, Vannes, Lafolye, 1894.

[19] Journal de la Montagne, numéro du 28 fructidor an II, p. 1119-1122. — Réimpression du Moniteur, XXI, 725.

[20] Journal de la Montagne, p. 1129.

[21] L'Orateur du peuple, 29 fructidor an II (15 septembre 1194), p. 21.

[22] Numéro de la 2e sans-culottide (18 septembre), cité par M. Aulard, Réaction thermidorienne, p. 101.

[23] Journal de la Montagne, 3e sans-culottide de l'an II et 1er vendémiaire an III, pp. 1159, 1161, 1199.