JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE XX. — CARRIER LÉGISLATEUR.

 

 

Attitude et situation de Carrier à la Convention et aux Jacobins. — Motions diverses faites par lui. — Le discours de Robespierre, sur le rapport des idées religieuses avec les principes républicains, loué par Carrier et par le petit Jullien. — Discours de Carrier aux Jacobins sur sa mission à Nantes. Menaces de l'orateur contre Baco et autres Nantais détenus à Paris. — Carrier, secrétaire de la Convention. — L'article 10 de la loi du 22 prairial an II.

 

A la Convention, de même qu'aux Jacobins où il était très assidu, Carrier n'avait ni la situation louche, ni l'attitude embarrassée d'un homme dont les cruautés étaient connues de tous ceux qui lisaient les journaux. Quand il lui plaisait de prendre la parole, il se faisait écouter aussi bien qu'un autre.

Le 6 germinal an II (26 mars 1794), la Commission des émigrés est chargée, sur sa demande, d'aviser à réprimer la fraude des femmes d'émigrés, qui réussissaient quelquefois à sauver une partie du patrimoine de leurs maris en faisant prononcer contre eux la séparation de corps[1].

Le lendemain, il se porte garant du patriotisme brûlant du général Jordy, et lui procure les applaudissements de l'Assemblée[2].

Le 10 germinal (30 mars 1794), il appuie énergiquement le renvoi, devant le Tribunal révolutionnaire, de Pichard-Dupage, ancien procureur général-syndic du département de la Vendée, contre lequel aucune charge n'avait pu être relevée par la Commission militaire de Fontenay[3].

lin autre jour, il qualifie de muscadins les jeunes gens qui, pour se soustraire aux dangers de la guerre, se font incorporer dans l'administration des charrois ; et, à la suite d'une discussion, un décret est voté pour obvier à cet abus[4].

Il célébrait, au besoin, la gloire des armées, et prêchait l'obéissance au gouvernement du Comité de Salut public : Est-il au pouvoir d'un Français, disait-il, le 9 floréal (28 avril), de retenir l'expansion de sa joie quand il voit les succès de sa patrie et la bonne conduite de nos soldats... L'ouverture de la campagne nous présage les plus grands succès. Plus nos soldats avanceront dans leur honorable carrière et plus nous nous réjouirons des victoires de la liberté. Réjouissons-nous dans l'intérieur, et sachons y maintenir l'harmonie civile pendant que nos frères d'armes portent des coups terribles au despotisme. Il n'y a pas de plus sûr moyen pour maintenir l'harmonie civile que de concourir de toutes nos forces à seconder les efforts du Gouvernement révolutionnaire et à centraliser ses opérations. Le fédéralisme avait isolé toutes les parties de la République pour nous replonger dans le chaos. Sans unité, un Gouvernement tend à sa dissolution. D'après les mesures révolutionnaires sagement établies, tout va reprendre une face nouvelle, et la marche du Gouvernement n'éprouvera aucune difficulté[5]. Carrier n'avait pas seulement des amis parmi ses collègues ; certains d'entre eux, et de ceux mêmes qui l'avaient vu à l'œuvre, louaient et prônaient l'énergie de ses mesures. Il faut, — écrivaient de la Rochelle, le 5 floréal an II (24 avril 1794), Hentz et Francastel au Comité de Salut public, — au milieu des fédéralistes et des contre-révolutionnaires, des hommes forts de caractère et défiants... Il faut, dans ces parties, Carrier, qui a sauvé Nantes par la vigueur de ses mesures, où quelqu'un semblable à lui[6].

L'ascendant de Robespierre, sur le Comité de Salut public et la Convention avait atteint son apogée dans les jours qui suivirent son discours sur le rapport des idées religieuses avec les principes républicains. Un arrêté de ce même Comité avait enjoint aux agents nationaux de toutes les communes de France de le faire lire comme une sorte d'évangile, chaque décade, dans tous les édifices publics[7].

Le Club des Jacobins ne pouvait lui refuser sa part d'adulation. Le jeune Jullien, revenu de Bordeaux, et sur le point d'y retourner, pour y reprendre le cours de ses épurations sanglantes, s'était chargé de rédiger une adresse des Jacobins à la Convention pour marquer leur adhésion aux doctrines spiritualistes. Après avoir donné lecture de son adresse, il avait prononcé des paroles éloquentes en faveur de l'immortalité de l'âme. Robespierre lui donna, par quelques paroles élogieuses, un témoignage public de son amitié et de sa confiance. Jullien, six mois auparavant, avait été l'un des plus chauds adeptes du culte de la Raison ; mais, en floréal, la Raison avait tort, elle avait cessé de plaire. Carrier assistait à la séance. Loin de manifester la plus légère rancune contre Robespierre et contre Jullien, il joignit ses louanges à celles du jeune néophyte, en disant : Ce n'est pas d'aujourd'hui que la Société des Jacobins, par un sublime enthousiasme, applaudit aux grands principes de morale, puisqu'elle a entendu avec une satisfaction indicible la lecture du rapport fait par Robespierre au nom du Comité de Salut public[8].

Deux jours plus tard, le 28 floréal (18 mai), Carrier et Julien se trouvaient encore tous les deux à la séance des Jacobins. Jullien y passa au scrutin épuratoire, et il arriva qu'à cette séance Carrier fut amené à parler de sa mission à Nantes.

Voici à quelle occasion :

Les sans-culottes de la Société Vincent-la-Montagne, très infatués de leur importance et aimant à faire parler d'eux, avaient la manie de croire que la Convention n'avait pas, pour leurs vertus civiques, l'estime à laquelle ils prétendaient, et, pour un peu plus, ils auraient crié qu'on les persécutait. La vérité est que les meilleurs patriotes de Nantes, ceux qui s'étaient groupés autour de Baco pour repousser l'armée vendéenne, étaient assez mal vus des membres de la Convention auprès desquels Merlin de Douai les avait desservis, parce qu'il ne leur pardonnait pas d'avoir été, au moment du siège, les témoins de sa lâcheté. Ces patriotes avaient été pour la plupart, sous prétexte de fédéralisme, emprisonnés ou envoyés à Paris par Carrier pour y être jugés. Ils n'avaient de commun, avec les membres actuels de la Société Vincent-la-Montagne, que d'avoir été remplacés par eux dans les postes administratifs auxquels les avait appelés la confiance des électeurs. Quoi qu'il en soit, les sans-culottes de Vincent-la-Montagne, qui avaient, on se le rappelle peut-être, célébré leurs mérites dans une adresse signée au moment du départ de Carrier, avaient, de nouveau, repris ce thème dans un long factum que des citoyens avaient été chargés de présenter à la Convention[9]. Au moment du dépôt de l'adresse Villers et Fouché, en leur qualité de représentants de la Loire-Inférieure, avaient prononcé quelques banalités gracieuses pour ses auteurs.

L'un des délégués de Nantes venu aux Jacobins pour y être tété, annonça que la ville de Nantes offrait dix-huit cavaliers à la patrie. Carrier, présent, ne pouvait se taire. Nantes, dit-il, était le quartier général des brigands, mais je n'ai jamais songé à inculper les patriotes. Il y avait aussi beaucoup de fédéralistes à Nantes. J'ai dû les éloigner ; si j'ai poursuivi les négociants avares et les contre-révolutionnaires, c'est que je n'ai pu faire autrement, et j'espère bien que les Nantais (les 132) qui ont été envoyés à Paris, ne tarderont pas à être jugés de même que Baco, qui pourrait bien monter sur l'échafaud[10]. Legendre se plaignit alors qu'on l'eût réinstallé dans ses fonctions de maire, ce qui était absolument faux, puisqu'il se trouvait en prison à Paris[11]. Le langage était moins grossier que celui qu'il tenait à Nantes ; mais la mort des modérés continuait d'être l'objet de sa principale préoccupation. En parlant si légèrement de la condamnation prochaine des Cent trente-deux Nantais, il ne se doutait pas que leur comparution au Tribunal révolutionnaire serait le point de départ du mouvement d'opinion qui l'entraînerait lui-même là où il voulait les conduire.

Le 1er prairial (20 mai 1794), la Convention lui donna une preuve de son estime et de sa confiance en l'appelant aux fonctions de secrétaire. Le même honneur fut conféré à Francastel, et c'était de toute justice, car Francastel avait été, par ses cruautés à Angers, l'émule de Carrier à Nantes[12].

La justice révolutionnaire était une parodie sinistre de la justice. Ce qui était le plus choquant ce n'était pas la rigueur de peines sans aucun rapport avec l'importance des délits, ni même la partialité des juges, c'était l'absence complète des garanties qui, devant les tribunaux des peuples civilisés, permettent à un innocent de se justifier. Que la Convention eût usurpé tous les pouvoirs, et le pouvoir judiciaire comme les autres, il fallait bien qu'on le supportât, puisqu'elle disposait de la force publique ; mais elle allait parfois plus loin et se permettait des actes interdits au pouvoir judiciaire lui-même, tels que la remise en jugement, pour le même fait, d'individus déjà jugés par un tribunal. Cet excès de pouvoir scandaleux fut commis plusieurs fois, et, notamment, le 11 prairial (30 mai), à la demande de Carrier.

Je viens, dit-il, appeler votre indignation sur trois jugements rendus par le Tribunal du département du Cantal, lesquels condamnent à la peine la plus légère trois conspirateurs décidés, et, à une peine plus forte, un des meilleurs patriotes de mon département. Suit l'énumération du dispositif de ces jugements sur lesquels il fournit de longs détails, et il conclut ainsi : Je demande que les trois contre-révolutionnaires, qui ont mérité de porter leur tête à la place de la Révolution, soient traduits au Tribunal révolutionnaire de Paris ; que les quatre, jugements soient suspendus ; que les pièces de la procédure instruite contre Boutier (le patriote) soient apportées au Comité de Société générale ; que ce Comité, réuni à celui de législation, s'occupe d'un moyen de sans-culottiser les jurys, qui, jusqu'à présent, composés de citoyens actifs, ont innocenté les conspirateurs ; enfin que le décret soit porté dans le département du Cantal, par courrier extraordinaire. Ces propositions furent décrétées aux applaudissements d'une Assemblée qui contenait des centaines d'hommes de loi. Aussitôt deux députés obscurs se levèrent, et obtinrent des décrets semblables contre des acquittés du département de l'Ardèche[13].

Ce fut Carrier qui, en sa qualité de secrétaire, le 21 prairial (12 juin), donna une seconde lecture du terrible décret du 22 de ce mois. Un grand nombre de membres avaient demandé cette lecture dans le but d'arriver à amender l'article 10 qui investissait l'accusateur public du droit de les traduire, sans décret, devant le Tribunal révolutionnaire. Sur la demande de Couthon, l'Assemblée avait voté en bloc ce décret, sans tenir compte de quelques objections. Qu'avait-on besoin d'ajourner la justice ? avait dit Robespierre. A la réflexion, la peur était venue, et les plus menacés avaient entraîné les autres à protester contre cet article 10[14]. Ils prenaient tous aisément leur parti de la privation des garanties, et de la rapidité de la procédure, pour l'es autres catégories d'accusés ; l'article 10 seul leur tenait au cœur. Merlin de Douai, jurisconsulte habile, avait trouvé une formule destinée à l'annuler ; mais ce n'était pas pour éprouver une défaite que Robespierre avait, de sa main, minuté avec beaucoup d'art et d'habileté le texte du décret. Il lui suffit de se lever et de prononcer quelques paroles impérieuses, pour que l'Assemblée se soumit, renonçât à l'amendement et rendit à l'accusateur public et aux Comités de Salut public et de Sûreté générale le droit de choisir, à son gré, des victimes sur ses bancs.

Pour cette fois, l'occasion de secouer le joug de celui qui prenait déjà les allures d'un maître était manquée. Les conjurés complotèrent dans l'ombre, épiant les événements, décidés à profiter d'une occasion nouvelle et même à la faire naitre au besoin, si elle tardait trop à se présenter. C'est une dangereuse tactique de menacer, sans les frapper, des ennemis déclarés. L'audace manqua à Robespierre, et, surpris par une attaque subite, il devait succomber peu après.

 

 

 



[1] Réimpression du Moniteur, XX, 55.

[2] Réimpression du Moniteur, XX.

[3] Réimpression du Moniteur, XX, 93. Un mois plus tard, le 9 floréal, Pichard était condamné à mort et exécuté. Eod., XX, 384.

[4] Séance du 3 floréal, XX, 283.

[5] Réimpression du Moniteur, XX, 312.

[6] Savary, Guerres des Vendéens et des Chouans, III, 430.

[7] Hamel, Histoire de Robespierre, III, p. 522.

[8] Séance des Jacobins du 26 floréal an II (15 mai 1794) (Journal de la Montagne des 29 et 30 floréal an II ; paroles de Carrier, p. 180).

[9] Gr. in-8° de 28 p. Bibliothèque publique de Nantes, n° 30. 577. — Guépin, Histoire de Nantes, p. 473-489. — Précis de la conduite patriotique des citoyens de Nantes, p. 17-140.

[10] Journal de la Montagne, prairial an II, p. 189 ; Jacobins du 28 floréal.

[11] M. Chassin mentionne aussi à tort Baco comme ayant été mis en liberté (La Vendée patriote, II, 477).

[12] Réimpression du Moniteur, XX, 527.

[13] Réimpression du Moniteur, XX, 605.

[14] Duvergier, Collection de lois, VII, 233.