JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE XIX. — NANTES APRÈS LE DÉPART DE CARRIER.

 

 

Le Comité de Nantes et la justice révolutionnaire après le départ de Carrier. — Procédure entamée contre ses amis Lamberty et Fouquet. — Hésitation de leurs juges. — Conseils du représentant Hentz à ce sujet. — L'accusateur public de la Commission militaire envoyé à Paris pour consulter Carrier. — Ses entretiens avec lui. — Lettre de Bignon, président de la Commission militaire. — Jugement de Lamberty et de Fouquet.

 

Le départ de Carrier n'avait été, à vrai dire, une délivrance que pour les patriotes. Prieur de la Marne et Garrau ne résidèrent guère à Nantes, et le Comité révolutionnaire, désormais rassuré sur la conservation de ses pouvoirs, continua ses exactions et ses arrestations. On peut constater néanmoins une certaine atténuation de sa tyrannie à partir du 2i ventôse (14 mars), époque du départ de Chaux et de Goullin, mandés à- Paris par la Convention, pour donner des renseignements sur la prétendue trahison du commandant Joznet-Laviollais, qu'ils avaient eux-mêmes dénoncée[1].

La justice révolutionnaire continua de prononcer des condamnations capitales contre tous ceux qui avaient pris part à l'insurrection. La double hécatombe du château d'Aux (211 condamnés en deux jours) fut ordonnée par Garrau (13 et 14 germinal an II-2 et 3 avril 1794)[2]. Les noyades avaient cessé vraisemblablement peu avant le départ de Carrier, à l'époque où, l'Entrepôt ayant été entièrement dépeuplé, il ne restait plus à détruire que des prisonniers régulièrement écroués.

On se rappelle l'empressement avec lequel le Comité révolutionnaire, le jour même du départ de Carrier, avait envoyé Lamberty et Lavaux rejoindre au Bouffay, Fouquet, sous la prévention d'avoir soustrait des prisonnières à la vengeance nationale. L'intimité des rapports de ces scélérats avec Carrier avait donné à penser aux membres du tribunal, devant lequel ils avaient été renvoyés, qu'il étendrait sur eux une protection qui pourrait encore être puissante. Ces juges n'étaient pas gens à se compromettre pour l'honneur de la justice, dont, au fond, ils se souciaient fort peu. Avant d'entamer une procédure décisive, ils avaient écrit à Carrier pour lui demander s'il était vrai qu'il eût donné à Lamberty et à Fouquet des ordres verbaux, les autorisant à mettre en liberté et à recueillir chez eux des femmes notoirement contre-révolutionnaires.

Le représentant Hentz, qui se trouvait à Nantes à ce moment, les engageait d'ailleurs à agir avec ménagements. Vous faites, leur dit-il, la contre-révolution, si vous jugez ces hommes-là que mon collègue Carrier considère comme les meilleurs patriotes qui se puissent rencontrer. Ce serait même sur son conseil que, ne recevant pas de réponse de Carrier, ils auraient décidé de dépêcher, à Paris[3] David-Vaugeois, l'accusateur public de la Commission, à l'effet d'obtenir de Carrier les éclaircissements qu'ils désiraient. David-Vaugeois l'alla voir à Paris, et, lorsqu'il lui parla de l'affaire, Carrier s'emporta et tomba en convulsions. Il vomit toutes les injures imaginables contre les membres du Comité révolutionnaire et ceux de la Commission militaire, assurant que, si Lamberty était jugé, il les ferait tous guillotiner.

Après cet accès de fureur, il s'était calmé, selon son habitude, mais n'avait jamais consenti à signer la moindre pièce qui fût de nature à couvrir Lamberty. Il en revenait toujours à dire que, si le Comité travaillait à perdre Lamberty, c'était pour se venger de ce que celui-ci avait essayé de former avec ses amis un nouveau Comité à la place de l'ancien dont les membres auraient été destitués. Carrier, en cela, avait parfaitement raison. Le Comité• n'avait jamais songé, un seul instant, à incriminer les noyades de prisonniers, et le fait d'avoir recélé, pour leur sauver la vie, (les femmes contre-révolutionnaires, n'était pas un crime si grave que Carrier n'eût le droit de le considérer comme le prétexte, et non comme le véritable motif de l'accusation.

David-Vaugeois revit Carrier une autre fois. Celui-ci renouvela la même scène, sans donner une réponse plus nette qu'à la première visite. Il lui remit, pour Francastel, une lettre dans laquelle il le priait de renouveler le Comité. Cette lettre demeura sans effet à cause du départ de Francastel.

Goullin et Chaux en allant à Paris, pour fournir des renseignements sur la prétendue trahison du général Joznet-Laviollais, durent croiser en route David-Vaugeois, qui n'avait pas fait un voyage tout à fait inutile, puisqu'il rapportait de Paris la presque certitude que Carrier ne ferait rien pour sauver Lamberty.

Une longue lettre du président de la Commission militaire dépeint, en termes curieux et cyniques, les anxiétés de ces juges qui, sans scrupules et sans remords, avaient envoyé à la fusillade des milliers de prisonniers royalistes, et qui, par peur, hésitaient à se prononcer sur le cas de deux scélérats notoires. Cette lettre, signée Bignon, et adressée à un ami, est datée de Nantes, le 25 ventôse an II (15 mars 1794).

... J'arrive de la campagne, depuis plus d'un mois, c'est-à-dire à deux lieues de Nantes, dans une maison qu'un bon républicain a prêtée à la Commission pour se rétablir de la maladie pestilentielle qui a régné à Nantes pendant quelque temps, et qui avait pris sa source à la maison d'arrêt de l'Entrepôt, destinée aux brigands qu'on y amenait de toutes parts. Nous y restions depuis huit heures du matin jusqu'à dix heures du soir, et ce, pendant un mois. Nous en jugions cent cinquante à deux cents par jour. Enfin, mon ami, nous en avons jugé depuis le 9 nivôse jusqu'au 28 (29 décembre 1793-17 janvier 1794), quatre mille et tant. Assurément ton tribunal, depuis son institution, n'en a pas tant jugé... Nous avons en ce moment une affaire très délicate à juger. Deux particuliers, patriotes en apparence, c'est-à-dire de ces vils patriotes pour argent, avaient une mission de Carrier, représentant du peuple à Nantes, mission moitié par écrit, moitié verbale, à ce qu'ils disent, pour faire des expéditions tant de jour que de nuit. Cette mission. de jour et de nuit consistait d'abord à couler bas un bateau chargé de prêtres condamnés à la déportation. Cela était à merveille ; mais ces messieurs prenaient à l'Entrepôt, et dans les prisons où il leur plaisait, des individus, et sans qu'aucun jugement eût prononcé sur leur sort, ils les noyaient impitoyablement. Justement effrayée, la Commission s'opposa par écrit à ce que ces messieurs enlevassent des prisonniers sans un ordre ou note d'elle.

Je passe ici une vingtaine de lignes consacrées an récit de la scène de Carrier avec Gonchon, qui mourut de la peur que Carrier lui avait faite, et je continue de copier :

Eh bien ! mon bon ami, ces deux noyeurs sauvaient des contre-révolutionnaires, comme la femme Giroult de Marcilly, ci-devant noble, qualifiée de seconde Marie-Antoinette par la Municipalité, dont le mari a été condamné à mort par la Commission, comme chef de brigands, avec bien d'autres femmes qu'ils distribuaient à leurs amis. Sitôt le départ de Carrier, le Comité révolutionnaire a fait arrêter les deux quidams, et les a traduits devant nous. Dans leurs interrogatoires, ils ont dit que tout ce qu'ils avaient fait était par ordre verbal de Carrier... Carrier a dit qu'il n'avait jamais donné de mission à Fouquet, l'un d'eux, mais qu'à Lamberty il avait donné une mission par écrit, et non d'autre. Tu vois, mon bon ami, combien la République est mal servie. Carrier ne s'entourait que de ces deux personnes, toutes les autres ne pouvaient l'approcher[4].

Depuis la lettre de Bignon, un mois s'écoula encore avant la mise en jugement de Fouquet et de Lamberty. Il est difficile de savoir si, comme on l'a dit, Carrier se décida à écrire à Nantes pour les défendre[5], mais Goullin et Chaux, qui étaient à cette époque à Paris, s'y étaient fait des amis plus puissants que lui, surtout au lendemain de l'exécution des hébertistes. Ils se vantèrent, à leur retour, d'avoir été bien accueillis de Robespierre, qui leur avait dit : Vous êtes de braves révolutionnaires, il n'est pas étonnant que vous ayez des ennemis[6]. Quand, à ce moment, de braves révolutionnaires avaient des ennemis qu'ils pouvaient aisément supprimer, ils ne manquaient point de le faire. L'assurance que Carrier n'était plus assez fort pour se venger de la condamnation de Lamberty leva les scrupules des juges. Lavaux, mis en jugement, fut acquitté. Lamberty, auquel on avait soustrait l'ordre écrit de Carrier, relatif aux expéditions de jour et de nuit, qui aurait pu être un instrument de défense, fut condamné en même temps que. Fouquet pour avoir soustrait des femmes contre-révolutionnaires à la vengeance nationale[7].

Carrier, lorsqu'il apprit l'exécution de ses agents, s'emporta, menaça, mais ne tarda pas à se taire, quand on lui eût représenté qu'il n'avait rien fait de ce qu'il fallait faire pour les sauver. Au fond, il se pourrait que ses regrets n'aient pas été bien sincères. Avec Fouquet et Lamberty, disparaissaient deux de ses complices les plus compromettants, et il se croyait assuré de la discrétion et de la fidélité de Robin, qu'il avait sauvé de la guillotine en l'emmenant à Paris avec lui, et qu'il avait, de plus, doté d'une bonne place. L'état d'anarchie, dans lequel étaient tombés tous les services publics, permettait à Robin de braver, des rangs de l'armée du Nord, toutes les poursuites des Tribunaux révolutionnaires de Nantes.

 

 

 



[1] Voir le Sans-culotte Goullin, par A. Lallié, p. 98 et suivantes.

[2] La Commune de Bouguenais et la garnison du Château d'Aux par A. Lallié, in-8°. Nantes, Vincent Forest, 1882.

[3] Le Précis de la conduite patriotique des citoyens de Nantes, p. 75 et suiv., reproduit très exactement les pièces principales de l'affaire de Lamberty, Fouquet et Lavaux. — Voir aussi : Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 23.

[4] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 111.

[5] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 31.

[6] Phelippes, Noyades, Fusillades, p. 28.

[7] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 368, et VII, 53.