JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE XVIII. — CARRIER DEVANT ROBESPIERRE.

 

 

Retour de Carrier à Paris. — Carrier et Robespierre. — Compte rendu de sa mission par Carrier à la Convention et au Club des Jacobins. — Doctrines impitoyables professées par Saint-Just à l'égard des adversaires de la Révolution. — Dîner de Carrier aux Champs-Elysées avec plusieurs négociants de Nantes. — Le système politique de la dépopulation de la France, inventé par Jean-Bon-Saint-André, adopté et pratiqué par Carrier et dénoncé par Babeuf. — Aggravation de la situation des suspects emprisonnés demandée par Carrier. — Comment Carrier, partisan déclaré des hébertistes, ne fut pas compris dans leur proscription. — Complicité patente du Comité de Salut public avec les pires terroristes. — Joseph Lebon défendu par Barère.

 

A cette époque, les courriers mettaient de quatre à cinq jours pour faire la route de Paris à Nantes. Parti de Nantes le 28 pluviôse, aussitôt son arrivée à Paris, sans prendre un jour de repos, et presque au débotté, Carrier avait couru à la Convention, et, à la séance du 3 ventôse, il y donnait lecture d'un rapport, évidemment préparé à l'avance, sur sa mission à Nantes et en Vendée. Il annonçait, dans ce rapport, que, sur la rive droite de la Loire, tous les rebelles avaient été exterminés, et qu'il n'en restait pas un seul ; que, sur la rive gauche, il ne restait plus que quelques milliers d'hommes, commandés par Charette et Larochejaquelein, dont il ignorait la mort. C'est ce jour-là qu'il parla des enfants de treize à quatorze ans qui aidaient leurs parents dans les combats, et qu'il fit en ces termes la déclaration déjà citée : Beaucoup de ces petits scélérats ont été jugés et condamnés par la Commission militaire... ajoutant : Je ne connais de patriotes que ceux qui ont fui de la Vendée et ont combattu avec nous. Le reste est brigand, et ceux-là doivent tomber sous le glaive de la loi... Tuons donc tous les rebelles sans miséricorde. Le plan du Comité de Salut public et celui des généraux est conforme à mes vues, j'y conclus. L'Assemblée écouta l'orateur ; aucune protestation ne vint interrompre l'exposé de ce plan dont la netteté ne permettait à personne de se méprendre sur sa cruauté. Il fut arrêté seulement que Carrier serait entendu par le Comité de Salut public[1]. Cette décision n'avait rien de blessant pour Carrier ; c'était l'usage que les députés, au retour de leurs missions, rendissent des comptes au Comité de Salut public.

Le soir, Carrier répéta à peu près les mêmes choses au Club des Jacobins, après avoir subi favorablement l'épreuve du scrutin. Il affirma, et les renseignements sont, dit-il, certains que, tant en ci-devant nobles, prêtres, femmes et brigands, on avait tué, en Vendée, cent mille hommes depuis le commencement de la guerre. Il défendit Ronsin, Rossignol et Santerre ; il exalta la bravoure et l'énergie de Westermann, sans dissimuler, néanmoins, que ce général lui avait semblé quelque peu intrigant. Quant à Philippeaux, c'est un fou qui n'a jamais vu de près un seul brigand. Collot d'Herbois, qui était à la source des renseignements, puisqu'il faisait partie du Comité de Salut public depuis plusieurs mois, non content de louer la sincérité de Carrier, se laissa aller jusqu'à vanter sa bravoure. Il a, dit-il, combattu lui-même avec courage. Il a couru les plus grands risques. Il a pris les précautions les plus salutaires pour l'extinction des brigands. Les mesures sont prises aujourd'hui. Le plan du Comité de Salut public est fait, les brigands seront bientôt anéantis[2]. On sait que ce plan, qui fut appliqué par le général Turreau, consistait à sillonner le pays insurgé de colonnes dites infernales, qui n'épargnaient ni les femmes ni les enfants. Il était déjà en voie d'exécution, et Turreau, quelques jours plus tard, écrivait : Quinze mille brigands détruits par les colonnes agissantes ; Larochejaquelin tué ; Cathelinière arrêté ; une grande partie des repaires des brigands incendiés, presque toutes leurs ressources enlevées. Voilà où nous en sommes. J'attends de la suite des mesures que j'ai adoptées le terme de cette affreuse guerre[3]. Et ce n'était qu'un commencement, comme le disait Turreau, et comme l'entendait aussi le Comité de Salut public.

La lecture aux Jacobins d'une lettre relative à la guerre de Vendée fournit, peu de jours après, à Carrier, l'occasion de reparaître à la tribune de la Société. Il assura que l'armée royaliste de la rive gauche ne comptait pas vingt mille hommes. Charette peut en avoir quatre mille, Stofflet, un millier, et l'armée républicaine n'en compte pas moins de quarante mille. Garrau et Hentz ont un grand zèle. L'appréciation suivante, qui était d'une parfaite justesse, mérite d'être citée : Le brigand le plus difficile à vaincre est Charette, parce que la difficulté sera de le trouver pour le combattre. Charette est partout, et on ne le trouve nulle part. Les bois et les chemins creux, qu'il connaît parfaitement, le mettent à l'abri de toute poursuite, et il faut vous figurer quarante lieues carrées sur lesquelles il peut se réfugier[4].

Des historiens, jaloux non seulement de purifier la mémoire de Robespierre de ses moindres taches, mais s'ingéniant encore à lui faire honneur des actes les plus indifférents, ont raconté qu'il fit à Carrier, de même que les autres membres du Comité de Salut public, l'accueil le plus sévère, lorsqu'il comparut devant eux à son retour de Nantes. De la part de tous les membres du Comité, où Carrier comptait plusieurs amis, cette sévérité est un fait très douteux ; de la part de Robespierre, elle semblera toute naturelle ; leur mutuelle antipathie est notoire, et s'explique par le contraste de leur nature, de leur caractère et de leurs habitudes. Sauf qu'ils avaient cela de commun de ne pas faire plus de cas de la vie d'un homme que de celle (l'un moucheron, jamais hommes ne furent plus dissemblables, et mieux créés pour se repousser l'un l'autre. Robespierre avait le goût des lettres ; il savait Rousseau par cœur, et, comme lui, il croyait à l'existence de Dieu et à l'immortalité de l'âme. Il aimait à polir le style de discours parfois éloquents qu'il débitait très bien. Il était sobre, propre, correct et même élégant dans sa tenue sa vie privée ne donnait guère de prise à la médisance du public. Ce n'est pas lui, par exemple, qui serait allé, le soir, chanter la Carmagnole à tue-tête sur les remparts de Saint-Malo avec des matelots et des calfats, comme l'avait fait. Carrier aux premiers temps de sa mission. Un politique de sa trempe, passionné pour le pouvoir, et sacrifiant tout à cette passion, était porté d'instinct à mépriser l'Auvergnat grossier, ignorant et matérialiste, qui n'avait à la bouche que des mots orduriers, affectait la mise la plus débraillée, faisait ses délices des pires compagnies, et se vautrait dans la débauche la plus crapuleuse. Mais il y avait une raison plus sérieuse qu'une répulsion naturelle pour que Robespierre fit à Carrier sévère et mauvaise mine. Les menées des hébertistes, chaque jour plus actives et plus hardies, et qui ne tendaient à rien moins qu'à soulever le peuple de Paris contre la Convention, l'inquiétaient plus que les malheurs de Nantes, et sa police l'aurait bien mal informé si elle ne lui avait appris que Carrier — il ne tarda pas à le montrer — était l'un des rares députés, pour ne pas dire le seul, décidés à trahir la Convention pour la Commune.

Pourquoi, d'ailleurs, le Comité de Salut public se serait-il montré si sévère pour Carrier ? Parce qu'il avait fait périr des milliers de brigands ? Non ; il en avait l'ordre précis, plusieurs fois renouvelé. Parce qu'il avait obtenu cette destruction par des moyens insolites ? Mais ne tombe-t-il pas sous le sens qu'en lui envoyant, de toutes parts, à Nantes. des milliers de prisonniers, officiellement marqués pour être tués, il devait nécessairement employer des moyens plus rapides que ceux usités jusque-là ?

De quel droit le Comité aurait-il été sévère pour Carrier, celui qu'on appelait le Séide de Robespierre, parce qu'il était le bras droit et le porte-voix du Mahomet d'Arras ? Le jeune Saint-Just, dans les mêmes jours, détachait une à une, comme avec le tranchant d'un couperet, les sentences suivantes : L'histoire du pays, depuis le mois de mai dernier, est un exemple des extrémités terribles où conduit l'indulgence. — La Révolution conduit à reconnaître que celui qui s'est montré l'ennemi de son pays n'y peut être propriétaire. — Marat avait quelques idées heureuses sur le gouvernement représentatif. — Jusqu'à quand serons-nous dupes de nos ennemis intérieurs, par l'indulgence déplacée, et de nos ennemis du dehors, dont nous favorisons les projets par notre faiblesse ? Epargnez l'aristocratie, et vous préparez cinquante ans de troubles. Osez ! Ce mot renferme toute la politique de notre Révolution. Il s'éleva, dans le commencement de la Révolution, des voix indulgentes en faveur de ceux qui la combattaient. Cette indulgence, qui ménagea quelques coupables, a coûté, depuis, la vie à deux cent mille hommes dans la Vendée[5]. Qui plus et mieux que Carrier avait mis en pratique les doctrines de Saint-Just, sans excepter l'attribution au peuple des biens des contre-révolutionnaires aisés ?

C'est dans ces jours-là[6] que plusieurs négociants de Nantes, envoyés à Paris pour obtenir la levée des difficultés que le commerce rencontrait pour la circulation et l'introduction des subsistances, eurent avec Carrier des rapports fréquents et nécessaires, qui les amenèrent un jour à se réunir à lui dans l'intimité d'un dîner. Autour de la table d'un restaurant des Champs-Elysées, se trouvèrent à la fois ces négociants au nombre de quatre, Vilmain, Alexis Mosneron, Provost et Rosier, avec Carrier, Villers, représentant de la Loire-Inférieure, et le petit Robin. Deux des convives ayant raconté, à peu près de la même façon, la conversation du dessert, on peut croire qu'ils n'ont point exagéré, en les répétant, les propos qu'ils avaient entendus et qui n'avaient pas été sans les impressionner.

A la fin du repas, Carrier qui n'était point ivre, mais seulement un peu lancé et fort en train de causer, fit des aveux épouvantables sur les actes de Fouquet et de Lamberty. Il dit que Lamberty était un bon b... et que Robin ne le valait pas. On a fait la récapitulation de la population de la France. Il y a mille habitants par lieue carrée, et il est démontré que le sol n'en peut nourrir que sept cents. Il faut, en conséquence, commencer par se défaire de tous les gros coquins de négociants, de tous les prêtres, de tous les avocats, de tous les procureurs et de tous les banquiers et courtiers, car il paraît démontré que ces gens-là n'aimeront jamais la République et les sans-culottes. Puis, s'échauffant, il se mit à crier : Tue ! Tue ! Tue ! Dans mon pays nous allions à la chasse aux prêtres, et je n'ai jamais tant ri qu'en voyant les grimaces que ces b... faisaient en mourant. A la mine des convives, dont plusieurs étaient des négociants, Carrier comprit qu'il allait un peu loin dans sa causerie, et, se reprenant aussitôt, il leur dit : Tranquillisez-vous : il y aura un choix, il ne faudra sacrifier que ceux qui se seront mal prononcés. — Je crois, répondit Mosneron, que nous serons tous guillotinés, et, au fait, je me trouve logé si près de la guillotine que j'ai envie de changer d'hôtel ; mais il se pourrait bien que, toi, Carrier, tu fusses guillotiné avant nous. L'un des journaux, auxquels est emprunté le compte rendu de cette conversation, fait remarquer qu'à ce moment les hébertistes, ayant compromis leur succès par une trop grande audace, et leur étoile commençant à pâlir, il se pourrait bien que la réponse de Mosneron fût une allusion à la crise que l'on voyait venir et dont il n'était pas certain que Carrier sortirait sain et sauf[7].

Après thermidor, cette opinion de Carrier, sur l'utilité de dépeupler la France pour accroître le lot de subsistances des survivants. parut une telle énormité que Babeuf, qui cherchait sa voie, et qui n'était pas encore l'anarchiste qu'il devint plus tard, essaya d'en exploiter le scandale dans un livre à sensation qu'il intitula : Du système de dépopulation ou la vie et les crimes de Carrier, ouvrage qui, au point de vue historique, ne présente d'ailleurs qu'un médiocre intérêt. Carrier pourtant n'était pas l'inventeur de cette énormité. Pour rendre à chacun ce qui lui appartient, il convient de rappeler que, la honte d'avoir élevé le meurtre des Français à la hauteur d'un système politique, appartient à Jean-Bon-Saint-André, membre du Comité de Salut public, qui, le premier, lors de la discussion relative au Tribunal révolutionnaire, déclara que, selon lui, pour établir solidement la République, il fallait réduire la population de plus de moitié[8].

Carrier n'en demandait pas tant.

Cependant les hébertistes, c'est-à-dire Hébert, Ronsin, Vincent, Momoro, Chaumette, s'agitaient et allaient partout, imputant à la Convention et aux modérés la cause de la misère publique. Il n'était pas trop téméraire de leur part de compter sur la populace parisienne, qui, depuis le commencement de la Révolution, dans les diverses étapes qui avaient marqué sa marche, du renversement de la royauté à l'établissement de la Terreur, ou, si l'on préfère, du 10 août au 31 niai, n'avait jamais refusé son puissant concours au plus violent et au pire des deux partis en présence. Au milieu de ventôse, les hébertistes, dont le point de ralliement était le Club des Cordeliers, se crurent assez forts pour lever leur étendard et démasquer leurs batteries. A la séance du 14 de ce mois, Carrier tonna contre la faction des indulgents : Citoyens, dit-il, depuis longtemps je suis absent du théâtre de la Révolution ; je soupçonne, il est vrai, tout ce que vous avez dit dans votre Société depuis quelque temps, mais je n'ai rien de certain contre les individus qui voudraient établir un système de modération.... On voudrait, je le sens, faire rétrograder la Révolution.... Les monstres ! Ils voudraient briser les échafauds ; mais, citoyens, ne l'oublions jamais, ceux-là ne veulent pas de guillotine qui sentent qu'ils sont dignes de la guillotine. Carrier aurait même ajouté que le seul moyen efficace était l'insurrection, la sainte insurrection. Hébert était monté ensuite à la tribune et avait désigné les ennemis qu'il s'agissait de combattre ; les uns étaient modérés, tels que Danton et Camille Desmoulins, et les autres voleurs, tels que Fabre d'Eglantine et Chabot ; mais ces derniers, ajoutait-il, n'étaient pas les plus à craindre. Il fit allusion à Robespierre, qu'il traita simplement d'égaré ; il se plaignit de tous les ministres, sauf de Bouchotte, et s'écria en terminant : L'insurrection, oui, l'insurrection, et les Cordeliers ne seront pas les derniers à donner le signal qui doit frapper à mort les oppresseurs[9].

Le Père Duchesne avait trop compté sur sa popularité et n'avait pas suffisamment travaillé les faubourgs. Le peuple, las de tant d'insurrections auxquelles on le poussait sans profit pour lui, ne bougea pas. Dans les jours qui suivirent, les Cordeliers firent leur possible pour désavouer leur appel à l'insurrection, et se réconcilièrent même avec les Jacobins. Mais Robespierre les tenait, et résolut d'en finir de suite avec eux, quitte à attendre un peu, avant de se retourner contre la faction des indulgents, qui, elle aussi, lui portait ombrage et qu'il se proposait d'abattre à la première occasion.

Dénoncés à la Convention par Saint-Just comme complices d'une prétendue conspiration en faveur de l'étranger, puis jugés par le Tribunal révolutionnaire, Hébert, Vincent, Momoro Ronsin, Anacharsis Clootz et plusieurs autres, portèrent leurs têtes sur l'échafaud, le 4 germinal (24 mars 1794). Il avait servi de peu à Hébert que Carrier l'eût défendu aux Jacobins, le 16 ventôse. Vainement il avait affirmé que le mot insurrection n'avait pas été prononcé à la séance des Cordeliers de l'avant-veille, et de plus offert sa tête s'il était prouvé qu'on y eût fait une motion contre la Convention[10].

Toutes les Sociétés populaires de provinces étaient affiliées au Club des Jacobins de Paris et en correspondance avec lui. Il en résultait que le moindre sans-culotte d'une petite ville, s'il lui venait à l'idée quelque mesure vexatoire pour les suspects de modérantisme, pouvait espérer de la voir mettre à l'ordre du jour du Club central, et, si elle avait été favorablement accueillie, se transformer en loi. Une Société affiliée ayant écrit pour demander que les personnes, détenues comme suspectes, fussent transférées dans des prisons autres que celles du lieu de leur domicile, Carrier, dont la méchanceté se décelait à tout propos, s'empressa d'appuyer l'opportunité de cette mesure. Les gens suspects, dit-il, ont des parents qui ont des moyens d'approcher des Comités de surveillance pour implorer leur grâce. Le ton larmoyant d'un frère, d'une femme, tend à propager les principes pestiférés du modérantisme et de l'aristocratie, et il serait possible, par ce moyen. d'obtenir l'élargissement de personnes coupables. Il faut donc que leurs parents ne puissent aller les visiter dans la maison de leur détention[11]. Cette motion, fort heureusement, n'eut pas de suite, probablement à cause de la difficulté de son exécution.

Quelques paroles prononcées par Carrier aux Jacobins, le 24 ventôse (14 mars), donnent à penser qu'il avait trouvé prudent de laisser à d'autres la tâche de défendre Ronsin et autres hébertistes. Tallien, les ayant accusés d'avoir cherché à éterniser la guerre de la Vendée pour se procurer des généralats lucratifs et autres places, s'était attiré de Lachevardière le reproche de revenir sur les accusations de Philippeaux, dont l'opinion avait fait justice. Il fallait selon lui tirer le rideau sur la guerre de la Vendée. Carrier intervint. Carrier, dit le compte rendu de la séance, n'est pas de l'avis du préopinant. Il ne veut pas tirer le rideau sur l'affaire de la Vendée. Il attribue nos premières défaites à l'ineptie ou même à la lâcheté des premiers bataillons que nous y envoyâmes[12]. Il dut lui en coûter de faire le philippotin, ne fût-ce que pour un instant i ; mais il avait compris que cela valait mieux pour lui que de défendre des amis menacés.

L'écrasement des hébertistes, à la fois chauds partisans de la guillotine et grands dévots du culte de la Raison, est un fait que les disciples de Robespierre se plaisent à rapprocher du rappel de Carrier, pour attester son humanité et sa foi en l'existence de Dieu. Je crois avoir fait connaître les vrais motifs qui le décidèrent à machiner cette épuration ; celui qui valut à Carrier la chance de ne pas monter avec eux dans la même charrette est plus difficile à discerner. Par son attitude aux Cordeliers, il est certain qu'il avait donné prise à une accusation autrement sérieuse que le grief imaginaire invoqué contre Clootz, membre de la Convention, lui aussi, et qui fut guillotiné, M. Louis Blanc le reconnaît lui-même, pour des motifs frivoles. Aussi cet historien a-t-il pris la peine de donner une explication de la clémence du Comité de Salut public à l'égard de Carrier. La voici : Carrier avait, dans ce Comité, contre lui Robespierre, et, pour lui, Collot d'Herbois, une affreuse solidarité liant les mitraillades de Lyon aux noyades de Nantes. Ce qui sauva sans doute le tyran de la Loire, ce fut la nécessité de concessions mutuelles au sein d'un pouvoir qui, divisé, périssait[13].

Collot-d’Herbois servant de contrepoids à Carrier dans la la balance du crime, et, pour cette raison, le châtiment rendu impossible, voilà qui, en deux traits, peint bien une politique. Le Comité de Salut public exposé à périr, raison d'Etat,- soit. Mais que dire de Joseph Lebon, maintenu à Arras jusqu'au 9 thermidor, où il exerça sur les concitoyens de Robespierre la tyrannie la plus atroce ? Lebon eut des raffinements de cruauté, que Carrier ignora. C'est lui qui, au moment d'une exécution, alors que le supplicié était lié sur la bascule, ordonna de suspendre la chute du couperet, jusqu'à ce qu'il eût achevé la lecture d'un récit qu'il supposait de nature à affliger la victime[14]. Vainement Guffroy écrivit à Robespierre pour lui signaler la conduite de Lebon, qui a tué le patriotisme à Arras, et qui y fait régner la crapule et le crime... qui continue à vexer les patriotes, dont le plus faible en talents a rendu plus de services que lui à la chose publique[15]. Vainement des habitants courageux d'Arras dénonceront ses crimes par une pétition adressée à la Convention. Ce ne sera pas, à ce moment, Collot d'Herbois qui prendra sa défense, ce sera le rapporteur attitré du Comité, Barère, qui fera voter l'ordre du jour pur et simple sur la pétition. Il ne faut parler, dira-t-il, de la Révolution qu'avec respect, et des mesures révolutionnaires qu'avec égards. La liberté est une vierge, dont il est coupable de soulever le voile[16]. (Applaudissements.) Laissons quelques mois s'écouler ; le jour est arrivé où l'opinion publique apparaît menaçante aux terroristes, ce jour-là ceux qui se sont faits les complices de Lebon par leurs applaudissements, comme ils avaient encouragé, de la même manière, le début des noyades de Carrier, livreront lâchement au bourreau leurs deux collègues. C'est avec étonnement, diront-ils, que nous entendons les révélations qui nous sont faites, et nous en frémissons d'horreur !

 

 

 



[1] Moniteur du 5 ventôse an II (Réimpression, XIX, 537 et 538).

[2] Moniteur du 9 ventôse an II (Réimpression, XIX, 571).

[3] Lettre du 12 ventôse an II (Journal des Débats et des Décrets, n° 535, p. 212).

[4] Journal de la Montagne du 16 ventôse an II, p. 861 et 862.

[5] Rapport de Saint-Just sur les détentions, les moyens de délivrer le patriotisme et de punir les coupables (Moniteur du 9 ventôse an II ; Réimpression, XIX, 567 et suiv.).

[6] En ventôse, dit Mosneron (Journal des Lois du 19 frimaire an III, p. 3).

[7] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII. 54 — Babeuf, Vie de Carrier, p. 175 — Courrier républicain du 19 frimaire an III — Mercure de France du 30 frimaire an III, p. 190 — Journal des Lois des 19 et 20 frimaire an III.

[8] Mémoires de Lareveillère-Lépeaux, I, 150.

[9] Moniteur du 17 ventôse (Réimpression, XIX, 630). — Buchez, Histoire parlementaire de la Révolution, XXXI, 324 et suiv. Voir aussi Dugast-Matifeux, Bibliographie révolutionnaire, n° 104, p. 81.

[10] Réimpression du Moniteur, XIX, 647.

[11] Séance de la Société des Jacobins, du 19 ventôse an II, Journal de la Montagne, p. 939.

[12] Réimpression du Moniteur, 27 ventôse an II, p. 1004.

[13] Histoire de la Révolution, in-18, X, 292.

[14] Prudhomme, Histoire générale et impartiale des erreurs et des crimes commis pendant la Révolution. Convention, II, 363.

[15] Lettres autographes de Guffroy, du 30 floréal au 30 prairial an II. Copiées dans la collection du baron Girardot.

[16] Réimpression du Moniteur, numéro du 22 messidor an II, XXI, 173.