JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE XVI. — JULIEN ET LE RAPPEL DE CARRIER.

 

 

Jullien et le rappel de Carrier. — Dispositions de Jullien à l'égard de Carrier. — Changement d'attitude des patriotes de Nantes envers Carrier après l'arrivée de Jullien. — Deux récits par Jullien de son entrevue avec Carrier. — Son récit devant le Tribunal révolutionnaire. — Second récit inséré dans le National de l'Ouest. — Différences sensibles entre les deux. — Les faits d'après la correspondance du temps. — Texte des lettres de Jullien confiées aux députés de la Société populaire pour les porter à Paris. — Arrivée de ces députés à Paris. — Succès de leur mission. — Lettres de Jullien à Robespierre sur l'état moral et matériel de la ville de Nantes, aux derniers temps de la mission de Carrier.

 

Le lecteur du précédent chapitre, en suivant les progrès du soulèvement des patriotes de Nantes contre la tyrannie de Carrier, a cru peut-être que j'avais commis un oubli, en ne disant rien du jeune Jullien, qui, dans toutes les histoires de la Révolution, apparaît comme l'artisan suprême et courageux du rappel de Carrier.

Si je n'ai pas nommé Jullien, c'est que son rôle en cette affaire me paraît mériter une étude spéciale. Il y a quelque raison de douter qu'il ait, comme il l'a prétendu, exposé sa vie pour délivrer les Nantais de leur tyran.

Le conflit de Carrier avec Tréhouart m'a fourni l'occasion de présenter le personnage, alors qu'il était encore dans le Morbihan. Un peu plus d'un mois s'était écoulé ; continuant sa mission, Jullien était allé jusqu'à Brest, et son séjour à Lorient s'était prolongé. Il avait, écrivait-il de Nantes à Robespierre, dont il était le confident et l'ami, réussi à rendre la commune de Lorient aussi montagnarde qu'elle pouvait l'être[1]. Après une courte pause à Vannes, il était arrivé à Nantes, le 10 pluviôse (29 janvier 1794). Il venait fort à propos pour remonter le courage des patriotes, car ce fut précisément durant les cinq jours qu'il passa à Nantes que Carrier sembla le plus disposé à tourner contre eux sa fureur, en menaçant la Société populaire, en faisant arrêter Champenois, et en exigeant du Comité révolutionnaire qu'il prit des mesures qui indisposaient au plus haut degré tout le petit commerce.

Le mécontentement des patriotes des mauvais procédés de Carrier n'était pas pour déplaire à Jullien. Il avait contre ce représentant une rancune personnelle. La vanité présomptueuse du jeune politicien avait été froissée péniblement d'avoir demandé, le mois précédent, le rappel de Carrier au Comité de Salut public, et de ne pas l'avoir obtenu. Cette fois, ses fautes et ses extravagances semblaient se succéder à souhait pour fournir à Jullien le moyen de prendre sa revanche.

La coïncidence de l'arrivée de Jullien avec le changement d'attitude de la Société populaire et de la Municipalité, qui, de soumises et plates qu'elles étaient auparavant, devinrent tout à coup presque arrogantes, montre bien d'où venait leur courage. Elles avaient trouvé un protecteur auprès du Comité de Salut public, et Carrier un surveillant redoutable. Aussi n'est-il pas douteux que, pendant les quelques jours qu'il passa à Nantes, Jullien fut l'âme de l'opposition dont les détails ont été donnés dans le chapitre précédent. Forget, et autres meneurs, rapporte le greffier Blanchard, dans ses Mémoires, combinèrent avec Jullien l'envoi des députés et de la dénonciation à Paris. La légende n'est pas fausse de tous points. Jullien a vraiment hâté l'expédition à Nantes de l'ordre du rappel de Carrier. On a ses lettres, et les déclarations de l'un des députés de la Société populaire concordent avec ces lettres. Peu importent les motifs de son intervention, mais elle est un fait positif. Sans Jullien, nous le répétons, Carrier serait resté à Nantes probablement une semaine de plus.

Il est plus difficile de savoir au juste de quelle nature furent, durant son séjour à Nantes, les rapports de Julien avec Carrier, et d'apprécier l'étendue du danger qu'il courut dans l'entrevue qu'il eut avec lui, à sa maison de Bourg-Fumé, et le lendemain de cette entrevue. Jullien a-t-il vraiment bravé Carrier au péril de sa vie ?

De tous ceux qui auraient pu savoir comment les choses s'étaient passées, seul il a parlé, et on n'a pas d'autre témoignage que le sien. L'histoire l'a accepté, et on le trouve reproduit partout. Je n'aurais pas hésité moi-même à le donner sans commentaires, si, en lisant une longue notice sur Jullien, publiée de son vivant[2], et avec son approbation, — vraisemblablement même composée par lui, — je n'y avais découvert un récit très différent de celui qui a cours. Deux récits différents de la même aventure par le même héros, c'est un de trop. Il y en a sûrement un qui est faux à moins, ce qui n'est pas impossible, qu'ils ne le soient tous les deux, car il n'y a pas plus de raisons de croire à la véracité de l'un qu'à celle de l'autre.

Voici la première version, celle qui a été donnée par tous les journaux du temps, et qui a été acceptée, de confiance, par tous les historiens. Huit mois se sont écoulés depuis que Carrier a repris sa place à la Convention ; il est assis au banc des accusés, écrasé, démoralisé, ahuri par le poids et l'évidence des charges produites contre lui. Plus de deux cents témoins, soucieux surtout de nier leur complicité dans les cruautés commises à Nantes, l'ont dépeint si terrible qu'il faut excuser ceux qui l'ont aidé à faire le mal, et regarder comme des héros ceux qui lui ont résisté. Jullien est appelé à déposer[3] :

J'allai, dit-il, à la Société populaire, où je flétris les horreurs commises par Lebatteux, dans le Morbihan, et lis connaître les efforts que j'avais faits auprès du Comité de Salut public pour les faire cesser. J'ai vu Carrier, à la Société populaire, menacer de son sabre ceux qui n'étaient pas de son avis. Révolté de toutes les horreurs ordonnées par Carrier, j'eus le courage de manifester cette indignation à la Société populaire, et d'inviter tous les citoyens à se réunir pour s'opposer à la tyrannie du nouveau despote. Carrier avait des espions partout. Il ne tarde pas à être instruit de mon audace, et me fait arrêter, la nuit, par le général Vimeux. Je suis consigné dans une voiture, et, après une heure de marche, déposé chez Carrier. Carrier était au lit. Je me plaçai à l'un des coins de la chambre, et hors de la portée de son sabre. C'est donc toi, me dit-il, qui me dénonces au Comité de Salut public, et qui oses blâmer mes travaux[4]. Quand un homme trompe le peuple, au point qu'il serait dangereux de le faire périr publiquement, on peut le faire périr secrètement. Je montrai de la fermeté. Je fis remarquer à Carrier que j'avais des amis qui vengeraient ma mort. Carrier se calma et entama aussitôt une conversation sur des choses indifférentes. Il ordonna ensuite au général Vimeux de me remettre où il m'avait pris. Le lendemain, je me rendis à la Société populaire où je dénonçai l'acte arbitraire, je retraçai de nouveau les cruautés de Carrier, et je déterminai l'assemblée à faire une adresse pour solliciter le rappel de Carrier. L'adresse fut rédigée, portée à la Convention, qui prononça le rappel de Carrier.

 

L'accusé, tout entier à la défense d'imputations plus graves, se borna à répondre : On m'avait présenté le témoin comme Jullien de Toulouse, qui était proscrit ; quand je fus revenu de mon erreur, je l'invitai à diner chez moi.

Il résulte de cette déposition que non seulement Jullien eut le courage de résister en face au monstre, mais qu'il sut inspirer à la Société populaire l'énergie qui lui avait manqué jusque-là et grâce à laquelle on put obtenir de la Convention le rappel désiré.

Les détails de l'entrevue sont vraisemblables ; mais tous les mensonges habiles le sont. Nous connaissons le Carrier qui, à la moindre contradiction, s'emporte, devient furieux, menace son interlocuteur de le faire tuer, et se calme quand il rencontre une résistance sérieuse. Ce qui pourrait bien être une vantardise de la part de Jullien, c'est d'avoir rapporté que la résistance à Carrier s'était produite ouvertement à la Société populaire. Sur ce terrain Jullien pouvait s'avancer hardiment sans crainte à être démenti par les témoins présents à l'audience qui, presque tous, avaient fait partie de la Société populaire, et ne pouvaient qu'ètre flattés de l'entendre dire qu'ils s'étaient associés à ses courageuses protestations.

Tout juste un mois après la déposition de Jullien paraissait le Rapport de Courtois sur les papiers trouvés chez Robespierre[5]. Il contenait les lettres qui avaient fait rappeler Carrier. Comme le souvenir du récit des dangers que Jullien s'était vanté d'avoir courus était encore présent à toutes les mémoires, l'opinion s'accrédita naturellement que non seulement Jullien avait fait rappeler Carrier, mais que, de plus, il l'avait bravé tout-puissant, et exposé sa vie pour obtenir son rappel.

Examinons maintenant la seconde relation de l'incident. Dugast-Matifeux affirme qu'il la tient de la bouche de Jullien, lors d'un séjour qu'il fit à Nantes, en 1839. Ces conversations avec Jullien, qui avait approché familièrement Robespierre, avaient été l'un des bonheurs de la vie de Dugast-Matifeux, et on ne peut douter de la sincérité scrupuleuse avec laquelle il a reproduit les paroles de Jullien. Le texte en fut publié peu après par le National de l'Ouest du 7 octobre 1839. Jullien a donné à cette relation une authenticité complète en la faisant reproduire dans sa biographie publiée de son vivant, biographie dont seul au monde il a pu fournir les renseignements minuscules qu'on y rencontre, s'il ne l'a pas rédigée de sa main. L'auteur dit avoir reproduit cette relation parce qu'elles paru fidèle et complète[6].

Des habitants de Nantes venus à Lorient avaient rencontré le jeune commissaire, et lui avaient fait connaître les maux infligés par Carrier à la ville de Nantes. Il avait aussitôt écrit à ses amis de Paris pour le dénoncer. La guerre obligeait alors les courriers de Lorient à traverser Nantes pour se rendre à Paris ; aussi avait-il, en se dirigeant sur Nantes, le secret pressentiment que sa lettre avait été interceptée, et qu'il serait, à son arrivée, en butte à la terrible vengeance de Carrier. Son pressentiment était fondé. Aussitôt son arrivée à Nantes, il s'aperçut que son hôtel était cerné par des soldats. Ne doutant pas que sa mort fût imminente, il obtint du général Vimeux d'être conduit chez Carrier. C'était la nuit. Carrier était couché, et, retirant de dessous son oreiller la lettre adressée de Lorient, et la lui montrant, il s'écria : Je te tiens, tu ne m’échapperas pas. — Général Vimeux, qu'il soit expédié cette nuit, vous m'en répondez. Jullien lui répliqua avec l'énergie toujours croissante de l'homme qui, près de périr, se débat contre son bourreau. Carrier étonné, étourdi, dit au général Vimeux : C'est une erreur du Comité révolutionnaire auquel j'avais dit d'arrêter Jullien de Toulouse, qui est hors la loi ; et il l'engagea à revenir le voir le lendemain pour lui donner des détails sur les départements qu'il venait de traverser. Jullien, qui n'avait qu'une médiocre confiance dans la sincérité du retour de Carrier, demanda à Vimeux de le reconduire à sou hôtel. Vimeux lui répondit qu'il allait prendre les ordres du représentant. Un aide de camp fut autorisé à le reconduire et lui dit en le quittant : Brave jeune homme, si quelques hommes avaient ton courage, les choses iraient tout autrement qu'elles ne vont. Le lendemain, il gagnait à pied les portes de la ville, et, grâce à l'aide d'un employé des subsistances, qu'il avait connu à Lorient et qu'il avait envoyé chercher, il se procurait des chevaux de poste et franchissait les limites du département. Là il est à l'abri des vengeances et des fureurs de Carrier. Il écrit d'Angers plusieurs lettres au Comité de Salut public, à Robespierre, à Barère, et, sans faire mention du traitement qu'il vient d'éprouver à Nantes, et du danger auquel il est échappé, et qui aurait rendu son rapport suspect de partialité, il se borne à rappeler qu'il avait écrit de Lorient des lettres urgentes auxquelles on n'a pas répondu et qui, probablement, ont été interceptées, et qu'il a reconnu à Nantes la vérité des accusations portées contre Carrier. Il faut rappeler Carrier sur-le-champ, sauver Nantes et la liberté. L'énergique et brûlante dénonciation de Jullien eut son effet. Carrier fut rappelé.

 

Des deux récits lequel est la vérité, lequel est le roman ? Car, sauf les menaces de mort de Carrier à Jullien, les lettres adressées au Comité de Salut public et sa confusion avec Jullien de Toulouse, les circonstances de l'entrevue, diffèrent du tout au tout. Dans le récit recueilli, par Dugast-Matifeux, de la bouche de Jullien, le jeune agent du Comité de Salut public a écrit de Lorient des lettres qui ont été interceptées. A son arrivée à Nantes, il trouve son hôtel cerné par des soldats ; il se fait conduire chez Carrier par Vimeux, et Carrier lui montre ses lettres de Lorient. Après avoir reçu les compliments de l'aide de camp sur son courage, il rentre à son hôtel, et le lendemain il quitte Nantes qu'il n'a fait que traverser. Par un mot de ses discours à la Société populaire, où, d'après sa déposition, il aurait le premier attaqué Carrier, et aurait à ce point excité sa colère que celui-ci l'aurait fait arrêter par Vimeux et amener chez lui au milieu de la nuit. Pas un mot non plus de l'adresse contre Carrier qu'il aurait décidé la Société populaire à signer. D'après la relation, c'est lui seul qui a tout fait en écrivant à ses puissants amis de Paris. En 1839, tout le monde connaissait ses lettres publiées par Courtois, et comme elles ne contiennent aucune mention des menaces de mort que Carrier lui aurait faites, il va au-devant de l'objection, et déclare avoir gardé le silence sur ce point, afin que son discours ne fût pas entaché de partialité.

Les lettres de Lorient interceptées ne paraissent pas avoir été une invention très heureuse. Comment, habile comme il l'était, sous le coup de l'insuccès de sa première dénonciation, aurait-il risqué une seconde attaque contre Carrier, sur des renseignements peut-être exagérés, recueillis à Lorient, au moment même où il se rendait à Nantes, et qu'il était assuré d'y obtenir, sur la conduite extravagante du représentant, des renseignements précis et incontestables ?

Mais ce qui diminue surtout la valeur des deux récits de Jullien, ce sont les documents des jours mêmes de l'événement publiés dans le livre de M. Lockroy, son petit-fils, déjà cité : Une Mission en Vendée. Ce livre, dit M. Lockroy, n'est que l'exacte reproduction des papiers de la mission de son aïeul. Ou y rencontre de simples billets, et même le texte d'articles qu'il envoyait à divers journaux. Le soin qu'il prenait de recopier de pareils écrits prouve qu'il n'envoyait aucune lettre importante sans en garder minute. On devrait retrouver dans ce livre les lettres envoyées de Lorient pour dénoncer Carrier ; elles n'y sont pas. J'ai vainement aussi cherché, dans celles postérieures à son voyage à Nantes, datées d'Angers, de Tours, de la Rochelle, une allusion quelconque au danger qu'il avait couru par l'effet de l'animosité de Carrier.

On constate, dans ce recueil, que, de Nantes, il écrivit, le 10 pluviôse, à Robespierre, pour lui exposer ses idées sur la régénération de la Bretagne, et à Prieur de la Marne, pour l'entretenir du renversement de la royauté en Angleterre. Une longue relation de la fête de la Raison à Lorient, destinée au journal l'Antifédéraliste, est aussi datée de Nantes. Il y avait plus d'une semaine qu'il avait quitté cette ville, lorsqu'il informait Robespierre que, durant le séjour qu'il y avait fait, il avait pris la parole à la Société populaire, non, comme il l'a dit dans sa déposition, pour attaquer Carrier, mais pour flétrir le négociantisme, ce qui était justement la marotte de ce représentant. A mon passage à Nantes, j'ai parlé contre le négociantisme. J'ai relevé l'énergie des sans-culottes, tracé les devoirs des Sociétés populaires, préparé les esprits à la grande entreprise qui doit planter sur le sol anglais le drapeau tricolore. J'ai provoqué un scrutin épuratoire public et sévère qui ne laisserait plus, dans la Société Vincent-la-Montagne, ni modérés ni patriotes faibles ou douteux. J'ai fait promettre aux jeunes citoyennes de. n'unir leurs mains qu'à des mains républicaines. Cette cérémonie solennelle et touchante a fait couler des larmes d'attendrissement et de joie[7]. Dans sa lettre de Tours, où il pouvait s'épancher librement, il se contente d'écrire, à propos de Carrier, qu'il a fait noyer tous les prisonniers de Nantes, et qu'il lui a dit qu'on ne révolutionnait que par de pareilles mesures[8]. De son arrestation, des menaces de mort, rien. Et pourtant Jullien n'entendait pas raillerie sur les égards dus à sa personne. Le 28 pluviôse (16 février), ayant négligé, à son arrivée à la Rochelle, de montrer ses pouvoirs, il avait dû subir un court emprisonnement. La lettre dans laquelle il dénonce l'injustice atroce commise à son égard n'occupe pas moins de quatre pages d'impression[9]. Cette atteinte à sa dignité n'avait pourtant pas la gravité des menaces de mort adressées, une certaine nuit, dans la petite maison de Bourg-Fumé.

Revenons aux faits certains.

Jullien, arrivé à Nantes le 10 pluviôse, après un séjour d'au moins quatre jours, est parti de Nantes au galop de ses chevaux, et il se trouve rendu à Angers le 15 pluviôse (3 février), avec les députés de la Société populaire, soit qu'il les ait rejoints, soit qu'il ait fait route avec eux. Il n'y a plus à craindre que les lettres ne soient interceptées, et il en écrit trois qu'il remet aux députés.

La première pour son père Jullien de la Drôme : Au reçu de ma lettre, vole, je t'en prie, chez Robespierre avec les braves sans-culottes que je t'adresse. Il faut étouffer la Vendée qui renaît ; il faut rappeler Carrier qui tue la liberté. J'avais des détails si importants à communiquer au Comité de Salut public que j'ai hésité un instant si je ne me rendrais pas à Paris  Qu'on n'attende pas un jour pour rappeler Carrier, et le remplacer par un représentant jeune et populaire montagnard et sans-culotte, actif et laborieux. Lis à Robespierre cette lettre, et lis toi-même celle que je lui écris. J'enverrai de Tours d'autres détails.

La seconde pour Barère : Il faut sauver la commune de Nantes et la République. J'y ai trouvé l'ancien régime. Je viens de Nantes. J'ai vu la Vendée renaissante... J'ai vu dans Carrier un satrape, un despote, un assassin de l'esprit public et de la liberté. Ecoute les détails des patriotes de Nantes... Que le Comité rappelle Carrier et le remplace...

La troisième pour la Société des Jacobins : Je viens de Nantes, frères et amis. J'y ai vu les sans-culottes de cette commune dans la consternation, et sous le joug de la tyrannie. On ne peut ni parler, ni écrire. La liberté n'existe plus, et la Vendée est aux portes, et les généraux sont, dans les murs, au sein des plaisirs et de la mollesse. Secondez-nous au Comité de Salut public et sauvons la patrie[10].

Est-il besoin de faire remarquer que la forme primesautière de ces lettres ajoute à l'invraisemblance des lettres envoyées de Lorient, huit jours auparavant, pour dénoncer la conduite de Carrier, selon le récit fidèle et complet de la Biographie des hommes du jour ?

Munis de ces recommandations, Métayer et Samuel, les députés de la Société de Vincent-la-Montagne, continuèrent leur voyage. Il y a lieu de supposer qu'ils arrivèrent à Paris, le 19 pluviôse (7 février). M. Hamel dit que la lettre de Jullien du 16 pluviôse, datée de Tours, dut parvenir à Paris le 19[11]. A leur arrivée, ils allèrent trouver Jullien de la Drôme, père du petit Jullien, qui les conduisit au Comité de Salut public. Je dois dire, a déclaré ce représentant, lors de l'appel nominal sur la mise en accusation de Carrier, qu'au récit des faits imputés à Carrier, et au vu des pièces et des lettres, les membres parurent tous indignés, qu'aucune voix ne s'éleva en sa faveur, et que son rappel fut décidé sur-le-champ. Ainsi ce fut mon fils qui délivra Nantes de l'oppression de Carrier[12]. Jullien de la Drôme, à ce moment, parlait comme père, et aussi comme ami des membres du Comité de Salut public. Si l'on en croit Métayer, le Comité n'aurait point été unanime, et plusieurs députés auraient défendu Carrier ; mais cela importe peu pour l'étude de la conduite du petit Jullien.

La démarche avait réussi avec une promptitude qui correspondait, de la façon la plus heureuse, aux vœux ardents du jeune confident de Robespierre, auquel il écrivait, le 23 pluviôse (11 février) : J'attends, mon bon ami, avec impatience, le résultat du voyage des sans-culottes nantais que je t'ai adressés[13].

Que Jullien ait contribué à hâter le dénouement de l'affaire, on ne saurait le nier, et les patriotes de Nantes ont eu raison de lui en témoigner quelque reconnaissance. Il ne faudrait pas, néanmoins, exagérer les difficultés et le mérite de ce succès : les difficultés, parce que le principal intéressé, qui était Carrier, y avait aidé lui-même en demandant son rappel ; le mérite, parce que le danger que Jullien prétend avoir couru en combattant Carrier tout-puissant à Nantes est loin d'être démontré.

Dans les jours qui suivirent son départ de Nantes, Jullien envoya de Tours des renseignements moins hâtifs pour dépeindre la situation de la ville de Nantes durant la mission de Carrier. Bien que les lettres qui les contiennent aient été reproduites dans divers ouvrages historiques, elles ont leur place naturelle dans ce volume. Cette fois, le témoignage de Jullien s'accorde avec celui de tous les documents contemporains.

La réunion des trois Iléaux, de la peste, de la famine, de la guerre, menace Nantes. On a fait fusiller, peu loin de la ville[14], une foule innombrable de soldats royaux, et cette masse de cadavres, entassés, jointe aux exhalaisons pestilentielles de la Loire, toute souillée de sang, a corrompu l'air. Des gardes nationales de Nantes ont été envoyées par Carrier pour enterrer les morts, et deux mille personnes, en moins de deux mois, ont péri d'une maladie contagieuse. L'embarras de la Loire n'a pas permis de faire venir des subsistances pour remplacer celles qu'absorbaient nos armées, et la commune est en proie à la plus horrible disette[15]. On dit que la Vendée n'est plus, et Charette, à quatre lieues de Nantes, tient en échec les bataillons de la République qu'on lui envoie, les uns après les autres, comme dans le dessein de les sacrifier... Une armée est dans Nantes, sans discipline, sans ordre. tandis qu'on envoie des corps épars à la boucherie. D'un côté l'on pille, de l'autre on tue la République. Un peuple de généraux, fiers de leurs épaulettes, et broderies en or aux collets, riches des appointements qu'ils volent, éclaboussent dans leurs voitures les sans-culottes à pied, sont toujours aux pieds des femmes, aux spectacles ou dans les fêtes et repas somptueux qui insultent à la misère publique, et dédaignent ouvertement la Société populaire où ils ne vont que très rarement avec Carrier. Celui-ci est invisible à tous les corps constitués, les membres du Club et tous les patriotes. Il se fait dire malade et va à la campagne afin de se soustraire aux occupations que réclament les circonstances, et nul n'est dupe de ce mensonge. On le sait bien pourtant et, en ville, on sait qu'il est dans un sérail, entouré d'insolentes sultanes, et d'épauletiers lui servant d'eunuques ; on sait qu'il est accessible aux seuls gens d'état-major, qui le flagornent sans cesse et calomnient, à ses yeux, les patriotes. On sait qu'il a, de tous côtés, des espions qui lui rapportent ce qu'on dit dans les Comités particuliers et dans les Assemblées publiques. Les discours sont écoutés, les correspondances interceptées. On n'ose ni parler, ni écrire, ni même penser. L'esprit public est mort, la liberté n'existe plus. J'ai vu dans Nantes l'ancien régime. L'énergie des sans-culottes est étouffée, les vrais républicains pleurent de désespoir d'avoir vu le despotisme renaître, et la guerre civile semble couver. Une guerre manifeste éclate déjà entre les états-majors et la Société populaire.

Une justice doit être rendue à Carrier, c'est qu'il a, dans un temps, écrasé le négociantisme, tonné avec force contre l'esprit mercantile, aristocratique et fédéraliste ; mais, depuis, il a mis la terreur à l'ordre du jour contre les patriotes, dont il a paru prendre à tâche de se faire craindre. Il s'est très mal entouré. Il a payé, par des places, les bassesses de quelques courtisans, et il a rebuté les républicains, rejeté leurs avis, comprimé les élans du patriotisme. Il a, par un acte inouï, fermé pendant trois jours les séances d'une société montagnarde. Il a chargé un secrétaire insolent de recevoir les députations de la Société populaire. Enfin il a fait arrêter de nuit, comparaître devant lui et maltraiter de coups, en les menaçant de mort, ceux qui se plaignaient qu'il y eût un intermédiaire entre le représentant du peuple et le Club, organe du peuple, ou qui, dans l'énergique élan de la franchise républicaine, demandaient que Carrier fût rayé de la Société, s'il ne fraternisait plus avec elle. J'ai moi-même été témoin de ces faits. On lui en reproche d'autres. On assure qu'il a fait prendre indistinctement, puis conduire dans les bateaux, tous ceux qui remplissaient les prisons de Nantes. Il m'a dit à moi-même qu'on ne révolutionnait que par de semblables mesures... Je t'ai donné des détails sur Carrier et sur Nantes ; les patriotes que je t'ai adressés te diront le reste[16].

 

Dans ses renseignements au Comité de Salut public, il loue les autorités constituées de Nantes, composées de vrais sans-culottes. La Société populaire bien disposée, et animée des meilleurs principes, a besoin cependant d'être un peu stimulée. Il s'est, ajoute-t-il, concerté avec le maire pour donner aux fêtes décadaires une solennité qui contribue à électriser et à républicaniser le peuple. Il se plaint des spectacles qui sont les repaires de l'aristocratie. Il faut, dit-il, les fermer ou ne les laisser jouer que des pièces républicaines. Il trouve que l'église Sainte-Croix, où la Société populaire tient ses séances, est un local incommode, malsain et défavorable aux orateurs. Il croit qu'il importe à l'esprit public que le Club occupe une salle imposante et commode. Il y a encore, dans la Société populaire, quelques modérantistes et quelques négociants ; mais un scrutin épuratoire, calqué sur celui des Jacobins de Paris, les en fera sortir prochainement[17].

Emprisonné après thermidor[18], Jullien[19], qui craignait d'être inquiété à propos de sa mission, sollicita de la Société populaire de Nantes un rapport favorable dont la rédaction fut confiée à Leminihy, secrétaire du Comité de surveillance de Vincent-la-Montagne[20].

 

 

 



[1] Une mission en Vendée, p. 219.

[2] Biographie des hommes du jour, par Germain Sarrut et Saint-Edme, t. VI, partie.

[3] J'ai comparé les comptes rendus de divers journaux du temps, et les différences qu'ils présentent sont si légères que je résume le compte rendu du Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 65. Dans le Journal des Lois de Galetti, où les dépositions sont mieux rédigées que celles du Bulletin, la déposition de Jullien est très écourtée (Numéro du 21 frimaire an III). Voir aussi : Réimpression du Moniteur. XXIII, p. 25 ; — Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, VI, 37.

[4] Les ordres donnés à Lebatteux.

[5] L'Orateur du peuple, du 1er ventôse an III, contient une page intéressante sur Jullien. dans laquelle sont passées en revue toutes les pièces de sa correspondance insérée dans le Rapport de Courtois (p. 627).

[6] Biographie des hommes du jour, loc. cit., p. 335. L'article du National de l'Ouest est aussi reproduit dans le Précis de la conduite patriotique, etc., p. 69.

[7] Une mission en Vendée, p. 233.

[8] Une mission en Vendée, p. 228.

[9] Une mission en Vendée, p. 236 et suiv. Lettre à Barère.

[10] Une mission en Vendée, p. 224 et suiv.

[11] Histoire de Robespierre, III, 398.

[12] Séance de la Convention du 3 frimaire an III (Réimpression du Moniteur, XXII, 594).

[13] Une mission en Vendée, p. 230.

[14] Dans les carrières de Gigant.

[15] Jullien, je suppose, appelait embarras de la Loire, l'interdiction d'y faire naviguer les bateaux afin d'empêcher les soldats royaux de se porter à leur gré sur l'une ou l'autre rive ; en ce cas, il faudrait dire embargo. Il faut croire aussi que Jullien se refusait à voir, dans la loi du maximum, l'une des causes de la disette.

[16] Rapport de Courtois, p. 359, et Une mission en Vendée, p. 227 et 228.

[17] Une mission en Vendée, p. 229 et 230.

[18] Emprisonné le 23 thermidor (Germain Sarrut et Saint-Edme. VI, 1, p. 349 et 352), il fut élargi le 3 brumaire an IV, et non le 24 fructidor suivant, comme le dit M. Aulard, Réaction thermidorienne, p. 18.

[19] Jullien n'a pas été seulement agent du Comité de Salut public. Sur le rapport de Carnot, la Convention avait décidé, le 12 germinal an II (1er avril 1794), que les six ministres seraient remplacés par douze Commissions, entre lesquelles seraient répartis les divers services (Réimpression du Moniteur, XX. 116). Sur la proposition de Barère, le 29 germinal (18 avril) Payan, administrateur du département de la Drôme, et Julien, agent du Comité de Salut public, avaient été chargés des fonctions de commissaires pour l'instruction publique, c'est-à-dire qu'ils étaient à la place des ministres (Réimpression, XX, 256). Au dire de Lakanal (Rapport. Journal de la Montagne, 17 septembre 1794, 1re sans-culottide de l'an II, p. 1170), Payan et Jullien avaient puissamment servi le dernier tyran dans le projet de vandaliser la France. Entre temps, Jullien avait joué à Bordeaux le rôle d'un représentant en mission. Il avait déployé une férocité presque sauvage dans l'arrestation des députés girondins cachés dans le Médoc, et, à Bordeaux, il avait fait tomber un grand nombre de têtes (Voir Vivie, Histoire de la Terreur à Bordeaux, t. II, p. 298 à 328). L'amnistie générale, votée le 4 brumaire an IV et accordée à tous les actes accomplis pendant la Révolution, couvrit ses crimes. Il avait renié Robespierre, son bienfaiteur et son ami, et il alla jusqu'à se vanter d'avoir parlé en secret de la nécessité où il serait, peut-être, de le poignarder (Vatel, Charlotte Corday et les Girondins, t. III, p. 609). Sous le Directoire il fonda, avec Antonelle, un journal intitulé le Bulletin, où il professa ouvertement des principes anarchiques, afin, dit Lareveillère-Lepaux, dans ses Mémoires (t. I, p. 360), d'acquérir de l'influence, et surtout de l'argent. Il fut impliqué dans les poursuites auxquelles donna lieu la conspiration de Babeuf. Lorsqu'en 1797, les journaux revinrent sur sa mission de Bordeaux, il chargea sa mère, comme s'il eût été trop jeune pour se défendre lui-même, de faire parvenir à Prudhomme une longue apologie, dont il ne reste rien quand on a lu le livre de M. Vivie (Prudhomme, Histoire générale impartiale des erreurs, des fautes et des crimes de la Révolution, V, 464). Il occupa, sous le Consulat et sous l'Empire, des postes élevés dans l'administration de l'armée, et fut, en 1815, l'un des fondateurs du Constitutionnel. A force de publier sur sa vie des notices louangeuses, dont la plus importante occupe quatre-vingts grandes colonnes du tome VI, 1re partie de la Biographie des hommes du jour, par Germain Sarrut et Saint-Edme, il avait réussi à faire oublier son passé, et avait obtenu une certaine considération dans le public des Sociétés philanthropiques. La liste de ses diverses publications, aujourd'hui oubliées, occupe plusieurs pages.

[20] Extrait du registre des dénonciations et renseignements donnés au Comité de surveillance de Vincent-la-Montagne, 7 fructidor an II (24 août 1794) (Archives départementales).