JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE XIII. — CARRIER, TRÉHOUART, LEBATTEUX.

 

 

Lebatteux, sa troupe, ses pouvoirs révolutionnaires, et l'usage qu'il en faisait. — Ordre du représentant Tréhouart de l'arrêter. — Conflit entre Tréhouart et Carrier à la suite de cet ordre. — Ce scandale dénoncé au Comité de Salut public par le petit Jullien, commissaire du Comité de Salut public. — Publication des papiers de Jullien, sous le titre : Une mission en Vendée. — Demande, par Jullien, du rappel de Carrier non exaucée. — Déplacement de Tréhouart. — Loi du 14 frimaire sur le gouvernement révolutionnaire. — Effets de cette loi à Nantes. — Carrier confirmé dans ses pouvoirs illimités par le Comité de Salut public. — Négligence de Carrier dans l'application de la loi du 14 frimaire. — Circulaire du Comité de Salut public sur l'illégalité de la peine de mort prononcée par les représentants, illégalité couverte par les motifs et les circonstances.

 

S'il était permis de rapprocher le verbe aimer du nom de Carrier, ou pourrait dire de lui qu'il aimait les assassins et les meurtriers. Ses instincts méchants le portaient tout naturellement à leur donner sa confiance ; témoins, Lamberty et Robin, et un autre scélérat nommé Lebatteux.

Lebatteux, François, vingt-neuf ans, était un ancien cuisinier de l'abbaye de Saint-Sauveur, qui s'était établi aubergiste à Redon, et qui était à la fois directeur des postes, membre du Conseil de District et du Comité de surveillance révolutionnaire de cette ville[1]. Carrier l'avait connu en traversant le Morbihan, et, par un arrêté daté de Nantes le 4 frimaire (24 novembre), il l'avait autorisé, ainsi que le général Avril, à parcourir, avec les forces actuellement sous leurs ordres, toutes les communes du Morbihan et du Finistère pour y exercer les pouvoirs révolutionnaires, défendant à tous corps administratifs de mettre la moindre entrave aux opérations que ces deux agents pourraient prendre et concerter ![2]. Les troupes, actuellement sous les ordres de ces deux coupe-jarrets, étaient une bande de gens qui leur ressemblaient, à laquelle Carrier leur avait permis d'adjoindre un certain nombre d'hommes du bataillon du Bas-Rhin. Avant, et depuis la date de cet arrêté, Lebatteux avait parcouru une partie du district de la Roche-Bernard, en levant à son profit des contributions sur les habitants. Dans les paroisses de Rieux, Bégane, Péaule et Questembert, Lebatteux et ses compagnons avaient brûlé une vingtaine de chapelles[3]. Dirigeant ensuite sa troupe sur Vannes, et s'étant arrêté en passant à Noyal-Muzillac, il avait fait sortir de l'église huit habitants qu'il avait fait fusiller après avoir fait creuser leur fosse en leur présence. Deux de ces victimes avaient des certificats de civisme. Arrivé à Vannes avec son escorte, Lebatteux s'était présenté au Département et avait prétendu lui imposer son autorité. Le Directoire, quoique intimidé, avait hésité à enregistrer ses pouvoirs, et, pour plus de sûreté, avait envoyé un exprès à Nantes pour en référer à Carrier. Celui-ci avait répondu par un faux-fuyant. Cependant Lebatteux était allé à la Société populaire et y avait fait grand bruit. Il y avait horriblement maltraité un nommé Mouquet, apothicaire de Lorient[4], révolutionnaire des plus exaltés, qui, arrivant de Paris, chargé d'une mission importante pour l'administration des subsistances, avait tiré de sa poche le décret du 14 frimaire qui abolissait les corps francs, dits armées révolutionnaires. Lebatteux, en présence de l'attitude du général Avril, avait cru prudent de céder, et il avait quitté Vannes en faisant toutes sortes de menaces. Le représentant Tréhouart, en mission à Redon, informé de la conduite de Lebatteux, l'avait fait arrêter et emprisonner[5].

Carrier, furieux de ce qu'on eût contesté les pouvoirs qu'il avait donnés à son agent, prit aussitôt un arrêté des plus violents dans lequel il proclamait le patriotisme de Lebatteux, se portait son garant devant la France entière, ordonnait à tous les généraux de le protéger et de le faire mettre en liberté, et interdisait en même temps d'obéir à Tréhouart, qu'il qualifiait de partisan des royalistes, fédéralistes et modérés, de rebelle aux instructions de la Convention, ajoutant qu'il allait le dénoncer au Comité de Salut public[6]. Il écrivait en même temps au général Tribout, qui commandait à Redon, une lettre dont voici quelques passages : Tu dois t'être aperçu de la nullité de talent de Tréhouart... Il ne lui manquait plus que de devenir le protecteur des contre-révolutionnaires... Je te somme, au nom de la République, au nom de la Montagne, sur laquelle j'ai toujours juché, et où ne gravit jamais ce crapaud de Tréhouart, d'exécuter de point en point l'arrêté que je viens de prendre concernant Lebatteux. Je vais à l'instant dénoncer Tréhouart au Comité de Salut public de la Convention nationale, afin qu'elle rappelle promptement ce député de fraîche date[7], qui compromet à tout instant la liberté et les intérêts de son pays[8].

Lebatteux fut aussitôt mis en liberté. Il commit plusieurs autres assassinats, et ne fut arrêté pour ses crimes que l'année suivante, par ordre de Boursault. Il ne subit jamais aucune condamnation, et M. Piederrière rapporte qu'il reprit son métier de maitre d'hôtel à Redon, et qu'il ne fut l'objet d'aucunes représailles.

Il y avait alors, dans le Morbihan, un commissaire du Comité de Salut public qui était une véritable puissance, Jullien (Marc-Antoine), désigné par certains journalistes du temps sous le nom de petit Julien, et qui, pour se distinguer de son père Jullien de la Drôme et de Jullien de Toulouse, signa plus tard Jullien de Paris. Fonctionnaire précoce, il avait à peine dix-huit ans lorsqu'il avait été envoyé dans les départements avoisinant les Pyrénées pour s'occuper de recrutement. Le commissaire des guerres ayant été empêché par la maladie, il avait dû le remplacer, et il avait fait preuve de qualités administratives fort au-dessus de son âge. Ce succès l'avait fait remarquer ; grâce aux relations de son père, député de la Drôme, il avait approché Robespierre et Barère, et il avait réussi à se concilier leur confiance et leur amitié. Au mois de juillet 1793, il faisait partie du Club des Cordeliers, et, pour son début dans la politique, il s'était fait députer à la Convention pour lui annoncer la prochaine inauguration, dans la salle des séances de ce Club, d'un autel au cœur de Marat[9]. Le Comité de Salut public l'avait fait son missus dominicus pour un certain nombre de départements. Ses fonctions apparentes consistaient à surveiller et inspecter les Sociétés populaires et les administrations ; mais, en réalité, il était surtout chargé de renseigner le Comité de Salut public sur la conduite des représentants en mission. Ses lettres ont été reproduites, en même temps que ses autres correspondances et élucubrations patriotiques, dans un volume édité par son petit-fils, M. Edouard Lockroy, sous le titre : Une mission en Vendée[10], livre en somme curieux, et qui exprime, avec une grande vérité, les sentiments qui animaient les agents de la Terreur.

Jullien, il faut lui rendre cette justice, avait sans hésiter pris parti contre Lebatteux, et, dès avant son arrestation par Tréhouart, il avait signalé à Barère et autres membres du Comité de Salut public, comme méritant un châtiment exemplaire, ce scélérat qui tuait les patriotes aussi bien que les royalistes[11]. Aussitôt qu'il avait eu connaissance de l'ordre de Carrier de le mettre en liberté, au mépris de celui donné par son collègue, il avait très nettement dénoncé cet acte comme un abus de pouvoir intolérable. Carrier, écrivait-il le 12 nivôse (1er janvier), à Barère, doit vous paraître infiniment coupable d'avoir avili la représentation nationale, et méprisé les pouvoirs donnés à un de ses collègues, par la lettre injurieuse qu'il a écrite à Tribout sur Tréhouart... Il me paraît instant que Carrier et Tréhouart soient promptement rappelés. Leur lutte a produit le plus mauvais effet ; les contre-révolutionnaires en triomphent[12]. Revenant. à la fin de sa lettre, sur le compte de Tréhouart qu'il trouvait à la vérité un terroriste un peu mou, il émettait l'avis de l'envoyer à Brest, où il pourrait, en sa qualité de marin, rendre des services sous la ferme direction de Jean-Bon-Saint-André.

Tréhouart, envoyé à Brest, comme Jullien en avait donné l'avis, s'y rendit : mais il crut prudent d'expliquer sa conduite. M. Wallon a reproduit en partie le mémoire justificatif qu'il avait fait parvenir, dans les jours qui suivirent, au Comité de Salut public[13]. Le succès de Carrier, au contraire, était complet : il était maintenu dans ses pouvoirs, et son protégé, narguant la justice, conservait sa liberté. L'ami de Lebatteux avait pu impunément abuser de son pouvoir, et commettre le crime, si souvent alors puni de mort, (l'outrage à la dignité de la représentation nationale. Cette indulgence du Comité de Salut public envers Carrier, et son maintien dans sa mission, contrairement à l'avis de Jullien, sont des faits très dignes d'attention, et qu'il importe de noter. On ne peut les expliquer que par la présence au Comité d'amis puissants de Carrier, qui approuvaient systématiquement sa conduite, quelle qu'elle pût être, ou par cette considération politique que son œuvre de destruction des débris de l'armée vendéenne, œuvre à laquelle sa brutalité et sa cruauté semblaient l'avoir destiné, serait entravée ou retardée par son rappel de Nantes. Que l'on adopte l'une ou l'autre cause de son maintien à Nantes, après une pareille affaire, et en un pareil moment, il en ressort clairement que Carrier avait, au Comité de Salut public, une majorité d'approbateurs ou de complices pour ses abominables mesures.

Si, dans l'intérêt de sa politique, le Comité de Salut public voulut oublier l'incident Tréhouart, il n'en fut pas ainsi de tout le monde. Jullien avait sur le cœur le peu de cas que l'on avait fait de ses conseils, et il est probable que cet échec à son amour-propre ne fut point étranger à l'ardeur avec laquelle il travailla, le mois suivant, et cette fois avec succès, à obtenir la cessation de la mission de Carrier. Les collègues de ce représentant n'oublieront pas non plus l'incident Tréhouart, et. quand ils voudront faire de lui un contre-révolutionnaire, ils l'invoqueront comme une preuve sans réplique. Dans la balance de leur justice intéressée, son impertinence pèsera plus que ses noyades.

Très 'insouciant de l'administration courante. même quand elle touchait à la politique, Carrier ne paraît pas s'être occupé de l'application, à Nantes et dans le département, de la loi du 14 frimaire an II, sur le gouvernement révolutionnaire provisoire[14], parvenue officiellement à Nantes le 2 nivôse[15], et non le 16, comme l'ont prétendu les membres du Comité révolutionnaire qui avaient tardé à l'exécuter. Cette loi, faite en vue de déjouer le projet de la Commune de Paris de réunir tous les Comités révolutionnaires de Paris en une Assemblée assez puissante pour tenir tête à la Convention, était une loi de centralisation qui investissait le Comité de Salut public d'une puissance dictatoriale presque sans limites. Elle plaçait sous la surveillance de ce Comité, et de celui de Sûreté générale, tous les fonctionnaires, tous les corps constitués, et les représentants en mission devaient correspondre fréquemment avec eux. En ce qui concernait l'administration proprement dite, elle donnait aux Districts une grande importance en établissant auprès d'eux des agents nationaux destinés à remplacer les procureurs-syndics. Elle supprimait les Conseils généraux de Département et procureurs-syndics de Département, et confiait leurs attributions aux présidents de Directoire de Département. Elle obligeait les Comités révolutionnaires à rendre compte de leurs actes aux Districts, tous les dix jours (section II, art. 8). Enfin elle prononçait la dissolution de toutes les armées révolutionnaires autres que celles établies par la Convention, et interdisait la levée de toutes taxes, emprunts forcés ou volontaires, sans l'approbation de la Convention.

Une lettre du Comité de Salut public accompagnait l'envoi du texte de la loi du 14 frimaire. Elle informait Carrier qu'il était désigné pour établir le gouvernement révolutionnaire dans la Loire-Inférieure et dans le Morbihan, et que ses pouvoirs étaient illimités.

Le Comité révolutionnaire obéit à la loi en rédigeant un long factum apologétique de sa conduite, intitulé : Compte que rendent les membres du Comité révolutionnaire de Nantes à leurs frères de l'administration du District, formant 18 pages, in-4°[16]. Les administrations, qui auraient dû être complétées et modifiées au reçu de la loi, ne le furent que plus tard, après le départ de Carrier, par un arrêté de Garrau et de Prieur de la Marne, en date du 17 ventôse (7 mars 1794). Le District avait informé le Comité de Salut public de cette situation en lui écrivant, le 20 nivôse, qu'à trois reprises différentes les invitations qui avaient été adressées à Carrier étaient demeurées sans réponse. La veille de son départ, il n'y avait pas encore d'agent national au District. Gicqueau, qu'il avait désigné, écrivait à ce moment que jamais il n'avait consenti à accepter ce poste[17].

Un résultat fort appréciable de la loi du 14 frimaire fut la suppression de la compagnie Marat, quoique le Comité l'eût remplacée par des commissaires qui ne valaient guère mieux. Les riches habitants de la ville continuèrent d'être pressurés, et Lamberty demeura investi du pouvoir de noyer les brigands emprisonnés à l'Entrepôt.

Confirmé dans ses pouvoirs illimités parle Comité de Salut public, Carrier n'avait point à craindre qu'on lui reprochât d'en avoir abusé. Tous les représentants en mission qui avaient prodigué la peine de mort pouvaient d'ailleurs se rassurer. Ce même Comité leur disait dans une circulaire, insérée au Moniteur du 5 nivôse : Il était bien difficile qu'un excès de zèle, respectable d'ailleurs, n'élançât pas quelques-uns d'entre vous au-delà des principes... Ainsi, il n'appartenait à aucuns de prononcer, dans les cas imprévus par la loi, la peine de mort ; c'est exercer un acte législatif qui appartient non à un membre, mais au corps entier de la Représentation nationale. Le bien que vous avez fait, et que vous ferez encore, couvre ces ombres de son éclat. Vos motifs furent purs, et nous tenons compte de vos succès[18].

 

 

 



[1] Notes d'audience de Villenave, f° 743 (Collection Gustave Bord).

[2] E. Lockroy, Une mission en Vendée. in-18, p. 296 et suiv.

[3] Abbé Piéderrière, Deux pages d'histoire de la Révolution (Revue de Bretagne el Vendée, 1860, t. VII, p. 235).

[4] C'est ce même Mouquet qui, envoyé en mission à Nantes, exerça de nombreux pillages dans les magasins des marchands (Bachelier, Mémoire pour les acquittés, p. 33).

[5] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 66. — A ce moment déjà Tréhouart avait été dénoncé au Comité de Salut public, et en marge d'une lettre de lui, Billaud-Varennes avait mis cette annotation : écrire à Tréhouart qu'il est rappelé au sein de la Convention (Recueil Aulard, IX, 474).

[6] Arrêté de Carrier du 4 nivôse an II (24 décembre 1793). Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 57 et suiv. ; Rapport fait à la Commission des Vingt et Un, p. 22 ; Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 235 et VII, 47.

[7] Tréhouart, ancien maire de Saint-Malo, avait été élu suppléant pour l'Ille-et-Vilaine, et avait été appelé à la Convention pour occuper le siège de Lanjuinais, mis hors la loi.

[8] Wallon, les Représentants en mission, t. 1er, appendices, p. 483. — Savary, t. II, 507.

[9] Convention, 26 juillet 1793 (Réimpression du Moniteur, XVII, 243).

[10] Un volume in-18, Ollendorf, Paris, 1893. La mission de Jullien n'était pas spéciale à la Vendée, et, en fait, il ne fit que traverser une partie du théâtre de la guerre : elle commença au Havre et finit à Bordeaux. Voir le texte de sa Commission, Aulard, Recueil des actes du Comité de Salut public, 10 septembre 1793, VI, 397.

[11] Une mission en Vendée, lettres de Tréhouart des 26 et 27 frimaire an II, 16 et 17 décembre 1793, p. 145 ; lettres au Département du Morbihan du 26 frimaire, p. 147 ; lettres au Comité de Salut public des 29 frimaire et 5 nivôse, 19 et 25 décembre 1793 (Recueil des actes du Comité de Salut public, IX, 474). En marge d'une de ces lettres on lit de nouveau : Ecrire à Tréhouart qu'il est rappelé au sein de la Convention.

[12] Une mission en Vendée, p. 147.

[13] Wallon, les Représentants en mission dans l'Ouest, I, 425 et II, 26. Recueil des actes du Comité de salut public, IX, 677.

[14] Réimpression du Moniteur, XVIII, 610.

[15] Conseil du Département, 2 nivôse an II, à 169.

[16] Catalogue de la Bibliothèque publique de Nantes, n° 50, 568, reproduit en grande partie dans la Commune et la milice de Nantes, VIII, 396.

[17] Diverses lettres, originales ou copies (Archives départementales).

[18] Réimpression du Moniteur, XIX, 40.