NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE XXII. — LA CAMPAGNE DE FRANCE.

 

 

LES OFFICIERS DE LA GARDE NATIONALE AUX TUILERIES. — NAPOLÉON À CHÂLONS. — NOUS FÛMES LES BRIARÉES DE LA FABLE. — LES SOLDATS DE 1814. — LES ARMÉES ALLIÉES. — SAINT-DIZIER, BRIENNE. — LA ROTHIÈRE. — LE CONGRES DE CHATILLON. — OFFENSIVE CONTRE BLÜCHER. — OFFENSIVE CONTRE SCHWARZENBERG. — NOUVELLE POURSUITE DE BLÜCHER. — SOISSONS, CRAONNE, LAON. — NAPOLÉON À REIMS. — ARCIS-SUR-AUBE. — FÈRE-CHAMPENOISE. — BATAILLE DE PARIS. — NAPOLÉON À FONTAINEBLEAU. — ABDICATION DE NAPOLÉON. — LES ADIEUX DE FONTAINEBLEAU. — LE DÉPART POUR L'ÎLE D'ELBE.

 

LES OFFICIERS DE LA GARDE NATIONALE AUX TUILERIES. — Le dimanche 23 janvier 1814, dans la salle des Maréchaux, au palais des Tuileries, les officiers des douze légions de la garde nationale, au nombre de neuf cents, avaient été convoqués pour être présentés à l'Empereur à la sortie de la messe. On avait donné beaucoup d'éclat à cette manifestation ; on voulait ainsi couper court aux bruits de désaffection que le conflit récent avec le Corps législatif avait pu faire naître. La veille même, Napoléon avait parcouru à pied le faubourg Saint-Antoine et il s'était fait acclamer des ouvriers. Maintenant il s'adressait aux représentants de la bourgeoisie aisée.

En quelques paroles simples et touchantes, dites d'une voix forte, il fit appel au dévouement absolu des assistants : Vous m'avez élu, je suis votre ouvrage, c'est à vous de me défendre. Il allait se mettre à la tête de ses troupes et repousser du sol national la souillure de l'invasion. Je pars pour aller combattre nos ennemis ; je laisse à votre garde ce que j'ai de plus cher. Il montrait l'Impératrice qui était à ses côtés, mieux encore le roi de Rome, qu'il avait pris dans ses bras. En entendant ces paroles, en voyant ce geste, l'émotion des assistants fut profonde, les larmes coulèrent sur plus d'un visage. Qui, en effet, n'aurait pas été touché jusqu'aux moelles, devant le spectacle du grand homme qui, après tant de gloire, venait depuis deux ans d'éprouver tant de désastres ? Des acclamations, des protestations de fidélité partirent de tous les rangs de l'assistance.

NAPOLÉON À CHÂLONS. — Le surlendemain de cette audience dramatique, Napoléon quittait Paris. Dans la nuit, il avait brûlé ses papiers les plus secrets. Il ne savait pas qu'il avait serré dans ses bras sa femme et son fils pour la dernière fois de sa vie ; il ne savait pas qu'il ne rentrerait aux Tuileries que quatorze mois plus tard, après quelle suite de catastrophes et d'aventures !

Parti de Paris à six heures du matin, le 25 janvier, l'Empereur prit la route de la Marne. Sa suite se composait en tout de cinq voitures de poste, pour lui-même, pour le comte Bertrand, grand maréchal du palais, pour ses aides de camp et ses officiers d'ordonnance, pour plusieurs personnes attachées à son service. Il s'arrêta à Château-Thierry, le temps d'y déjeuner ; le soir du même jour, il arrivait à Châlons-sur-Marne. Là, il prit contact avec son quartier général ; car, arrivé à Châlons, il était presque à la limite de la partie de la France qui fût encore libre. Châlons, à quarante lieues de Paris, c'était la frontière. Que cela seul donne une idée du danger que courait la France et de l'audace héroïque avec laquelle Napoléon commençait la campagne.

NOUS FÛMES LES BRIARÉES DE LA FABLE. — Huit à neuf semaines, du 25 janvier au 31 mars, constituent la campagne de France ; pour le génie militaire de Napoléon, ce fut une période d'un éclat incomparable. Si, l'année précédente, dans la 'campagne de Saxe, il avait paru manifester quelques signes de faiblesse, il recouvra alors et dépassa même tout ce qu'il pouvait jamais avoir eu d'activité et d'audace. Nulle part, même dans les plus belles années de sa jeunesse, il ne donna mieux la mesure de son énergie surhumaine, présent partout à la fois, voyant tout, luttant saris répit. Quand on étudie dans le détail cette campagne ininterrompue de soixante-cinq jours, quand on rapproche les distances parcourues e les tem employés, on se demande où le grand capitaine a jamais pu trouver le temps de manger et de dormir. Avec les moyens actuels d'information et de transport, il ne paraît pas qu'il eût pu accomplir un tour de force plus extraordinaire. À propos de ces deux mois de prodiges, l'auteur des .Mémoires d'outre-tombe a écrit : C'était le plus fier génie d'action qui ait jamais existé. Sa première campagne en Italie et sa dernière campagne en France sont ses deux plus belles campagnes, Condé dans la première, Turenne dans la seconde. Ses dernières heures de pouvoir, toutes déracinées, toutes déchaussées qu'elles étaient, ne purent lui être arrachées, comme les dents d'un lion, que par les efforts du bras de l'Europe.

A Sainte-Hélène, Napoléon s'est rendu à lui-même la justice à laquelle il avait droit. En parlant de ses ennemis de 1814, il a dit :

Ils m'avaient surnommé le cent mille hommes. La rapidité, la force de nos coups leur avaient arraché ce mot. Le fait est que nous nous étions montrés admirables ; jamais une poignée de braves n'accomplit plus de merveilles. Si ces hauts faits n'ont jamais bien été connus dans le public, par les circonstances de nos désastres, ils ont été dignement jugés de nos ennemis, qui les ont comptés par nos coups. Nous fûmes vraiment alors les Briarées de la fable.

Pour comprendre l'énergie qui transportait l'Empereur, il faut relire la lettre qu'il adressait à Augereau, hésitant, indécis, restant à Lyon sans rien faire ; cette lettre est écrite de Nogent-sur-Seine, le 21 février 1814, quand les miracles de la campagne de Brie semblaient avoir ramené la victoire sous les aigles impériales.

Le ministre de la Guerre m'a mis sous les yeux la lettre que vous lui avez écrite le 16. Cette lettre m'a vivement peiné. Quoi ! six heures après avoir reçu les premières troupes venant d'Espagne, vous n'étiez pas déjà en campagne ! Six heures de repos leur suffisaient.... Je vous ordonne de partir douze heures après la réception de la présente lettre pour vous mettre en campagne. Si vous êtes toujours l'Augereau de Castiglione, gardez le commandement. Si vos soixante ans pèsent sur vous, quittez-le, et remettez-le au plus ancien de vos officiers généraux. La patrie est menacée et en danger ; elle ne peut être sauvée que par l'audace et la bonne volonté, et non par de vaines temporisations.... Soyez le premier aux balles. Il n'est plus question d'agir comme dans les derniers temps, mais il faut reprendre ses bottes et sa résolution de 93. Quand les Français verront votre panache aux avant-postes et qu'ils vous verront vous exposer le premier aux coups de fusil, vous en ferez ce que vous voudrez.

LES SOLDATS DE 1814. — On a dit de Napoléon qu'il fut le grand éducateur, l'incomparable professeur d'énergie. La foi indomptable qui le remplissait enfanta autour de lui l'héroïsme. On croyait la France épuisée par la terrible consommation d'hommes qui s'était faite dans les plaines de la Russie et de l'Allemagne. Elle se redressa par un sursaut d'énergie et, sans compter, elle donna tous ses enfants au défenseur de la patrie.

Il y avait là ces soldats qui depuis 1796 avaient accompagné leur dieu sur tous les champs de bataille, aux bords du Pô, du Nil, du Danube et de l'Elbe, dans les sierras d'Espagne et les forêts de Russie, et qui venaient mourir à ses côtés dans les plaines de la Champagne.

Que tu les as bien peints, Raffet, ô noble artiste,

Ces tragiques soldats, sous leur moustache triste,

Mâchant des jurons sourds

Tu résumas d'un mot leur âme rude et grande :

Ils grognaient, as-tu dit dans ta belle légende,

Et le suivaient toujours.

Il y avait là ces pauvres enfants de dix-huit ans, les Marie-Louise, qui se haussèrent en quelques jours à la hauteur des héros qui avaient conquis l'Europe. Il y avait là ces paysans, brusquement arrachés à la terre, venus en blouse et en chapeaux ronds-, ces gardes nationaux qui allaient s'immortaliser à Fère-Champenoise. Tous, soldats de métier ou soldats d'occasion, vieilles brisques ou jeunes recrues, tous, sans une hésitation, sans une défaillance, ils se groupèrent autour de leur Empereur ; dévoués corps et âme au salut de la patrie, ayant reculé pour ainsi dire, au cours de ces semaines tragiques, les limites de l'énergie humaine, les combattants de 1814 furent les héritiers des soldats de l'an II, comme ils furent les précurseurs des poilus de la Grande Guerre.

LES ARMÉES ALLIÉES. — Les Alliés avaient commencé à franchir le Rhin à la fin de décembre 1813.

L'armée autrichienne ou de Bohême, qui formait la masse principale des forces ennemies, avait pénétré en France par la haute Alsace et la trouée de Belfort. Son chef, le généralissime prince de Schwarzenberg, avait pu arriver jusqu'à Bar-sur-Aube, à quarante-sept lieues de Paris, parce que toute cette partie de la France était dégarnie de troupes ; il n'avait point eu à conquérir, il n'avait eu qu'à occuper. Prudent, sinon circonspect, redoutant toujours quelque brusque apparition de l'Empereur, gêné par les indécisions du cabinet de Vienne, il craignait de trop s'avancer et de s'engager à fond.

L'armée de Silésie ou l'armée prussienne marchait avec une autre décision vers le but que, depuis la bataille de Leipzig, il ne lui paraissait plus chimérique d'atteindre, la capitale même de la France. Son chef était le feld-maréchal Blücher ; malgré ses soixante-douze ans, il était bien le soldat de son surnom, Vorwärts, En avant. Son patriotisme farouche s'inquiétait peu des hésitations de la politique. Iéna, Auerstaedt, Tilsit, l'image de la reine Louise hantaient sa mémoire et excitaient sa soif de la vengeance.

Toute la région de l'Est de la France, la Franche-Comté, l'Alsace, la Lorraine, une partie de la Champagne, à l'exception de quelques places isolées, était submergée par ces deux armées d'invasion. Ce n'étaient point les seuls dangers qui menaçaient la France. À travers les départements de la Belgique s'avançait, avec Bernadotte, une armée de Russes, de Prussiens, de Suédois ; Carnot allait maintenir à Anvers le drapeau de la France, mais sa défense héroïque ne pouvait empêcher le passage de ce torrent. Au Sud-Ouest, l'armée de Wellington venait de franchir la frontière de la Bidassoa ; elle occupait pas à pas la Navarre et le Béarn ; Toulouse et Bordeaux étaient déjà sous le coup de ses menaces. À l'Est, un corps de troupes autrichiennes partait de Genève et se dirigeait vers Lyon. Par toutes les frontières, l'Europe se précipitait à la curée.

Le péril n'était nulle part plus pressant qu'en Champagne ; il y avait là deux armées qui n'étaient plus qu'à quelques journées de marche de la capitale : il fallait à tout prix les repousser. Or, ces armées représentaient, avec les réserves dont elles se grossissaient chaque jour, des effectifs qui atteignirent, qui dépassèrent même trois cent mille hommes. Quelles forces pouvait leur opposer Napoléon ? Il n'eut jamais plus de soixante mille hommes disponibles, en comprenant dans ce total les corps isolés que commandaient ses maréchaux. En fait, trente mille à trente-cinq mille hommes an plus furent dans la main de Napoléon et composèrent cette armée de héros avec laquelle il allait tenir la fortune en échec pendant plus de deux mois.

En arrivant dans les plaines de la Champagne, l'imagination de l'Empereur dut évoquer le souvenir des années de son enfance qu'il avait passées aux mêmes endroits. C'était à Brienne qu'il avait grandi ; allait-il ressaisir et fixer la victoire là même où il s'était amusé avec ses camarades à jouer à la petite guerre ? Il n'avait que quarante-quatre ans, il était dans la pleine force de l'âge, tous les espoirs étaient encore permis. Sans perdre un instant, il se mit à l'œuvre. Une chose importait par-dessus tout : c'était d'empêcher la jonction des armées de Bohême et de Silésie.

SAINT-DIZIER, BRIENNE. — Fidèle à son génie, Napoléon prit l'offensive, mais il le fit avec plus d'audace que de bonheur. Dès le 26 janvier, il transportait son quartier général à Vitry-le-François ; il décidait de reprendre Saint-Dizier, qui était aux mains de l'ennemi. Pleines d'ardeur, les troupes marchèrent pendant toute la nuit. Le 27 au matin, elles se présentent devant Saint-Dizier. En quelques instants, les Russes qui défendent la ville sont faits prisonniers. À cette apparition soudaine de Napoléon, les habitants de Saint-Dizier comme les ennemis ne pouvaient revenir de leur surprise, les uns ivres de joie et d'enthousiasme, les autres frappés de stupeur et ne songeant plus qu'à s'enfuir. Mais l'Empereur, en prenant Saint-Dizier, ne s'était guère emparé que d'un nid vide ; le gros des forces de Blücher s'était déjà porté au Sud de cette ville.

L'armée française retourne sur ses pas. Elle traverse dans des conditions pénibles la région de forêts qui s'étend entre la Marne et l'Aube ; la pluie avait rendu les chemins à peu près impraticables, mais de tons côtés les habitants venaient aider les soldats, prenaient part aux charrois, servaient de guides, apportaient des approvisionnements. La présence de Napoléon avait provoqué dans toute la région comme une contagion d'enthousiasme. Le curé d'un petit village s'était constitué le guide personnel de l'Empereur ; c'était un ancien minime, qui avait été l'un de ses professeurs à l'École militaire de Brienne.

Le 29 au matin, les Français arrivèrent devant Brienne. Blücher avait eu le temps d'y prendre une forte position défensive ; ses trente mille hommes gardaient le château qui domine la ville. Napoléon n'avait sous la main que quinze mille soldats ; il les lance à l'assaut. Ney conduit au feu les Marie-Louise ; les jeunes soldats arrivent jusqu'au château. Blücher tente un retour offensif ; à onze heures du soir, il était décidément hors de combat. On se battait encore en pleine nuit. Dans cette confusion, un cri retentit tout à coup aux oreilles mêmes de Napoléon : Les cosaques ! En effet, un peloton de cosaques entoure l'Empereur et va peut-être l'enlever ; l'un d'eux est tué à ses pieds. Mais des cavaliers français accourent ; les cosaques sont sabrés et se dispersent.

LA ROTHIÈRE. — Blücher avait été chassé de Brienne ; mais il avait eu le temps de se dérober dans la direction de l'armée de Schwarzenberg. La jonction des deux armées eut lieu : cent mille ennemis se trouvèrent réunis dans la plaine de la Rothière, à une lieue à peine de Brienne. La situation des Français devenait très critique ; les ponts de l'Aube étaient coupés ; la retraite immédiate sur Troyes ne pouvait plus s'opérer. Il fallait accepter la bataille dans des conditions toutes défavorables de position et de nombre. L'attaque des ennemis se fit le 1er février. Au moins trois fois plus nombreux, ayant l'avantage de l'offensive, ils auraient dû écraser Napoléon ; mais ils se heurtèrent à une résistance plus forte que tout. Sous les yeux de Napoléon, Marmont, Victor, Gérard repoussèrent tous les assauts. Le soir, les Français demeuraient maîtres du terrain ; mais le seul résultat de cette bataille si acharnée était de leur permettre de se replier en bon ordre.

Dès la nuit suivante, l'armée française passe l'Aube à Lesmont et se porte sur Troyes. Napoléon, demeuré au château de Brienne, surveille ce mouvement de retraite ; il s'effectue dans un ordre parfait. Le surlendemain, 3 février, l'armée arrivait à Troyes ; elle s'y reposa trois jours. L'Empereur décida d'aller au-devant des renforts qui venaient de Paris. Le 6, il quittait Troyes, qui fut aussitôt occupé par l'ennemi. Le 7, il arrivait à Nogent-sur-Seine et s'y établissait sur des lignes défensives. La retraite était terminée.

LE CONGRÈS DE CHÂTILLON. — Un congrès venait de s'ouvrir à Châtillon le 5 février, quatre jours après la bataille de la Rothière ; la France y était représentée par le duc de Vicence Caulaincourt. Que pouvait-il prétendre dans des circonstances aussi critiques, sinon désespérées ? Napoléon lui envoya des pouvoirs illimités ; en les lui transmettant, le duc de Bassano Maret ajoutait ce douloureux commentaire : Sa Majesté me charge de vous faire connaître en propres termes qu'Elle vous donne carte blanche pour conduire les négociations à une heureuse fin, sauver la capitale et éviter une bataille : c'est le dernier espoir de la nation.

A Nogent, au quartier général de l'Empereur, les nouvelles se succédaient de plus en plus mauvaises. Les Alliés refusaient de prendre pour base des négociations les ouvertures qu'ils avaient faites à Francfort, au mois de décembre. Établis à présent au cœur du pays, voyant diminuer de jour en jour la distance qui les séparait de la capitale, ils prétendaient que la France rentrât dans ses anciennes limites, et ils demandaient une réponse immédiate.

Berthier et Maret étaient d'avis de se résigner aux exigences du congrès pour éviter de pires malheurs ; ils insistaient auprès de Napoléon, qui restait enfermé dans un long silence. Tout à coup, l'Empereur éclate :

Quoi ! vous voulez que je signe un pareil traité et que je foule aux pieds mon serment ! Des revers inouïs ont pu m'arracher la promesse de renoncer aux conquêtes que j'ai faites. Mais que j'abandonne aussi celles qui ont été faites avant moi ; que je viole le dépôt qui m'a été remis avec tant de confiance ; que, pour prix de tant 'd'efforts, de sang et de victoires, je laisse la France plus petite que je l'ai trouvée : jamais ! Le pourrais-je sans trahison ou sans lâcheté ?... La France a besoin de la paix ; mais celle qu'on veut lui imposer entraînera plus de malheurs que la guerre la plus acharnée ! songez-y. Que serai-je pour les Français quand j'aurai signé leur humiliation ? Que pourrai-je répondre aux républicains du Sénat, quand ils viendront me redemander leur barrière du Rhin ? Dieu me préserve de tels affronts ! Répondez à Caulaincourt, puisque vous le voulez ; mais dites-lui que je regrette ce traité. Je préfère courir les chances les plus rigoureuses de la guerre.

Cependant Maret avait fini par obtenir la permission d'adresser à Caulaincourt une dépêche qui ne rompait pas les négociations. Quelques heures plus tard, il se présentait pour faire approuver un projet d'instruction. Napoléon, étendu sur ses cartes, le compas à la main, mesurait les distances qui séparent, à travers le plateau de Brie, la Seine où il se trouvait et la Marne que descendaient les Prussiens. Ah ! vous voilà, lui dit-il, sans s'interrompre dans ses calculs. Il s'agit à présent de bien d'autres choses. Je suis en ce moment à battre Blücher de l'œil. Il s'avance par la route de Montmirail. Je pars ; je le battrai demain, je le battrai après-demain. Si ce mouvement a le succès qu'il doit avoir, l'état des affaires va entièrement changer, et nous verrons alors !

Rarement l'histoire a offert un revirement aussi soudain et aussi complet. La veille, Napoléon était vaincu et paraissait à la merci de ses ennemis. Le lendemain, par un bond prodigieux, il saisissait la fortune, il la maîtrisait, il semblait sur le point de dicter les conditions de la paix.

OFFENSIVE CONTRE BLÜCHER. — Napoléon avait laissé à Nogent un rideau de troupes ; avec le gros de ses forces, il avait quitté cette ville le 9 février, en direction du Nord ; Marmont était à l'avant-garde. Le 10, dans l'après-midi, il arrivait au village de Champaubert, dans le voisinage des marais de Saint-Gond que la bataille de la Marne devait immortaliser cent ans plus tard. Il tombe sur le flanc d'un corps prussien, il le coupe en deux ; les uns s'enfuient vers Montmirail, les autres vers Châlons. Le 11, en sortant de Montmirail, les Français rencontrent les Prussiens d'Yorck et les Russes de Sacken ; ces deux corps, qui étaient arrivés jusqu'auprès de Meaux, revenaient en toute hâte sur leurs pas, à présent qu'ils se savaient coupés du gros de l'armée de Silésie. Le combat de Montmirail fut très violent ; Napoléon, dont certains corps étaient en arrière, ne put dessiner une attaque générale qu'à la fin de l'après-midi. L'ennemi, en plein désordre, se replia sur Château-Thierry. Sans une minute de répit, Napoléon se jette à sa poursuite. Le lendemain 12, il l'atteint aux portes mêmes de Château-Thierry. Nouveau combat qui se continue jusque dans les rues de la ville ; nouvelle victoire. Quelques fuyards à peine peuvent s'échapper par la rive droite de la Marne.

Restait le gros de l'armée de Blücher. Marmont, qui avait eu la mission, après la journée de Champaubert, de le tenir en respect, était sur le point d'être débordé. Napoléon avait quitté Château-Thierry dans la nuit du 13 au 14 ; le 14 au matin, ses soldats prenaient contact avec ceux de Marmont dans la plaine de Vauchamps. La bataille s'engage aussitôt. L'armée prussienne est mise hors de combat, elle perd six mille hommes, sa retraite prend le caractère d'une fuite.

On venait à peine d'apprendre à Paris le départ de Napoléon de Nogent qu'on pouvait constater les résultats de ces prodiges de rapidité. Les Parisiens virent défiler pendant plusieurs jours, sur les boulevards, de longs convois de prisonniers russes et de prisonniers prussiens qui avaient été ramassés au cours de ces quatre batailles, du 10 au 14 février. La confiance était revenue dans les cœurs.

OFFENSIVE CONTRE SCHWARZENBERG. — Depuis que Napoléon avait quitté Nogent, le 9 février, Schwarzenberg, qui avait la route libre, s'était mis à descendre la Seine. L'Empereur ne lui en laisse pas le loisir. Il prend avec lui la Garde et le corps de Macdonald. Le quartier impérial était arrivé à Meaux le 15 février au soir ; il y resta à peine une nuit. Le 16 au matin, l'Empereur quittait Meaux. Il traversait la Brie avec une diligence extrême. Il était temps qu'il arrivât. Victor et Oudinot étaient sur le point d'être enveloppés à Guignes, presque aux portes de Melun, quand Napoléon les rejoignit le soir du même jour où il avait quitté Meaux. Sa présence exerce on ne sait quelle vertu magique ; il n'avait point tort de dire : Cinquante mille hommes et moi, cela fait cent cinquante mille hommes. L'offensive reprend le 17 ; rien ne résiste à la poussée des Français. De Mormant à Provins, les Autrichiens sèment leurs fuyards et leurs bagages. Ils sont culbutés à Nangis, ils sont culbutés à Valjouan ; leur armée n'est plus qu'une masse en décomposition.

L'armée de Napoléon arrive sur les bords de la Seine, en face de Montereau, le 18 février ; elle occupe le plateau de Surville, qui domine le confluent de l'Yonne. Napoléon se rappelle qu'il a été officier d'artillerie ; il met lui-même les pièces en batterie, il les pointe, il accable de son feu les Wurtembergeois. Ceux-ci ripostent ; la position de Surville est couverte de projectiles. Allez, mes amis, dit l'Empereur aux canonniers, ne craignez rien ; le boulet qui me tuera n'est pas encore fondu. Une charge violente de cavalerie, conduite par le général Pajol, enlève le double pont qui traverse la Seine et l'Yonne. Le soir, Montereau était aux Français.

Napoléon s'arrête un jour au château de Surville ; il donne l'ordre de poursuivre sans répit les vaincus de la veille ; il envoie des instructions à Augereau pour hâter les mouvements de l'armée de Lyon, au prince Eugène pour retirer l'ordre d'évacuer l'Italie. Plein d'un légitime orgueil, il écrivait à son fils adoptif : J'ai retrouvé et remis mes bottes de la campagne d'Italie.

Le 20 février, l'Empereur reprenait sa marche en avant ; le soir, il arrivait à Nogent. Schwarzenberg se dérobait au plus vite. Voici les Français aux portes de Troyes. La ville est reprise dans une attaque de nuit. Napoléon y rentre le 24 au matin, au milieu de l'enthousiasme des habitants. Toute la ville l'escorte ; elle acclame le vainqueur de Champaubert, de Montmirail, de Château-Thierry, de Vau-champs, de Guignes, de Mormant, de Nangis, de Montereau. L'ennemi se précipitait en désordre sur les routes des Vosges. Les maux de l'invasion allaient être finis, la paix allait être signée.

Napoléon partageait cette ivresse générale. Les Alliés ne savent pas, disait-il, que je suis à présent plus près de Munich et de Vienne qu'ils ne le sont de Paris. Dès le 17, des instructions nouvelles avaient été envoyées à Caulaincourt.

Je vous ai donné carte blanche pour sauver Paris et éviter une bataille qui était la dernière espérance de la nation. La bataille a eu lieu, la Providence a béni nos armes. J'ai fait trente à quarante mille prisonniers ; j'ai pris deux cents pièces de canon, un grand nombre de généraux, et détruit plusieurs armées sans presque coup férir. J'ai entamé hier l'armée du prince de Schwarzenberg.... Je veux la paix, mais ce n'en serait pas une que celle qui imposerait à la France des conditions plus humiliantes que les bases de Francfort. Ma position est certainement plus avantageuse qu'à l'époque où les Alliés étaient à Francfort.... J'ai eu d'immenses avantages sur eux, et des avantages tels qu'une carrière militaire de vingt années et de quelque illustration n'en présente pas de pareils.

Des conférences en vue d'un armistice s'étaient ouvertes le 25 à Lusigny, auprès de Troyes ; Napoléon s'y fit représenter par son aide de camp le général Flahaut. L'Autriche était disposée à traiter ; mais les commissaires des autres puissances soulevaient difficultés sur difficultés. On reçut alors des nouvelles de Blücher. De part et d'autre, elles coupèrent court aux pourparlers. Le mois de mars allait voir encore ces prodiges de vitesse qui donnaient à la marche ou plutôt à la course, au vol de l'Empereur le caractère de la foudre éclatant de tous les côtés à la fois.

NOUVELLE POURSUITE DE BLÜCHER. — Quand il s'était porté de la Marne sur la Seine, l'Empereur avait chargé Marmont et Mortier d'achever la défaite de Blücher ; mais le général prussien avait pu échapper à la poursuite des maréchaux et il avait reconstitué son armée dans la région de Châlons. Il avait même songé à prendre à son tour Napoléon de flanc, quand celui-ci refoulait l'armée de Bohême. Il y avait eu à Méry-sur-Seine, le 22 février, un combat qui avait étonné les Français par l'opiniâtre résistance de l'ennemi ; ils avaient appris seulement au milieu de l'action qu'il était conduit par Blücher. L'offensive de Napoléon n'en avait pas été arrêtée ; il était rentré à Troyes le surlendemain.

Blücher prit alors un parti d'une extrême hardiesse. La route de la Marne était à peu près libre ; Marmont et Mortier ne pourraient pas tenir devant son armée qui venait d'être renforcée ; et, au bout de la Marne, il y avait Paris, Paris sans défense.

Napoléon apprend la nouvelle offensive des Prussiens. Il charge Oudinot et Macdonald de contenir les troupes de Schwarzenberg, et il quitte Troyes dans la matinée du 27 février. Il passe par Arcis-sur-Aube ; il va coucher à quelque distance de Fère-Champenoise, au presbytère d'Herbisse. Le curé de ce pauvre village ne savait comment loger l'Empereur et les officiers de sa suite, avec l'unique chambre et le fournil qui composaient tout son logement. On arrive à Sézanne le 28 ; on apprend que Mortier et Marmont se replient sur la basse Marne : Meaux peut-être va se trouver en danger. L'Empereur accourt à marches forcées : Blücher, arrêté en avant, attaqué par derrière, est à la veille d'être accablé du coup. Le 1er mars, Napoléon traverse la Ferté-Gaucher et arrive à Jouarre. L'ennemi a passé avec tontes ses forces sur la rive droite de la Marne, après avoir coupé les ponts derrière lui ; il se dérobe dans la direction du Nord.

Il faut s'arrêter un jour, en attendant que le pont de la Ferté-sous-Jouarre soit rétabli. Le 3 mars, à la première heure, Napoléon franchit la Marne. Il semble qu'il ait déjà la main sur l'ennemi qui s'enfuit en désordre ; car Blücher va se heurter à l'Aisne et à Soissons, qui en commande le passage. Quelques heures encore, et il va être écrasé sous les murs de cette place. Après tant de péripéties, c'est la péripétie décisive ; le drame touche à son dénouement. Or, quelques heures plus tard, dans la matinée du 4, Napoléon apprenait que Soissons était pris ; Blücher venait de mettre l'Aisne entre son armée et l'armée de l'Empereur.

SOISSONS, CRAONNE, LAON. — La prise de Soissons n'était point l'œuvre de Blücher, mais du Prussien Bülow et du Russe Wintzingerode, qui étaient arrivés sous cette place par l'autre rive de l'Aisne, le 2 mars au matin. Le général Moreau, qui commandait à Soissons, avait bien pris des dispositions défensives et ouvert le feu contre l'ennemi. Mais un parlementaire se présente ; il parle d'une capitulation avec les honneurs de la guerre, qui laisserait aux défenseurs la liberté de rejoindre l'armée impériale. Moreau tombe dans le piège, il accepte d'ouvrir des pourparlers ; bref, il capitule. Le 3 mars, à quatre heures de l'après-midi, il évacue la place dans la direction de Compiègne. Blücher arrivait dans la soirée ; son armée était à bout de forces ; mais, à l'abri de ces remparts, elle allait se refaire ; elle était sauvée.

Napoléon se raidit contre ce malheur. Il se porte au Nord-Est, par Fère-en-Tardenois et Fismes. Il franchit l'Aisne le 6 mars par le pont de Berry-au-Bac, et il s'avance sur la route de Laon. Un ressaut de terrain forme le plateau de Craonne, qui barre le chemin ; Russes et Prussiens en occupaient déjà les positions maîtresses. Le 7 au matin, la bataille de Craonne s'engage. Ney, Victor, Grouchy y déploient l'ardeur la plus généreuse ; on s'acharne au défilé d'Hurtebise, qui est la clef de la position. Napoléon peut mettre en batterie soixante-douze pièces ; elles foudroient les Russes. Le champ de bataille finit par rester aux Français, mais les vaincus peuvent se retirer ; journée meurtrière, non décisive.

Napoléon continue la poursuite ; il s'avance sur Laon. Blücher, qui avait évacué Soissons, avait rallié toutes ses forces à cet endroit, et il venait de prendre contact avec l'avant-garde de l'armée du Nord, qui pénétrait alors en France. Le 9 mars, Ney et Mortier tentent d'escalader la ville par la route de Soissons ; autre part, du côté d'Athies, à l'Est de Laon, Marmont dessine une attaque. Opérations mal coordonnées, à peu près sans résultat. La nuit suivante, 9 au 10 mars, le corps de Marmont, qui se gardait très mal, est brusquement surpris par les Prussiens ; il se disperse dans le plus grand désordre. Au jour, l'armée dessine une attaque générale. Le village de Clacy, où est la division Charpentier, est disputé avec une violence sans égale. À un moment, une poignée de Français encore arrivent au pied de la colline ; mais ils ne peuvent changer le sort de ces deux journées. Napoléon n'a pu passer, il est vaincu. Après la Rothière, il vient de connaître la seconde trahison de la fortune.

NAPOLÉON À REIMS. — Il faut songer à la retraite. Dans l'après-midi du 10 mars, on commence à évacuer les équipages du côté du Sud. Napoléon passe à Soissons, qui avait été abandonné par Blücher, les journées du 11 et du 12. Militaires ou politiques, toutes les nouvelles ne parlaient que de malheurs.

Le 1er mars, à Chaumont, les quatre États coalisés — les Quatre — avaient resserré leur alliance de la manière la plus étroite. Oudinot et Macdonald avaient dû évacuer Troyes et battre en retraite jusqu'à Provins. À Lyon, Augereau ne donnait que des marques d'indécision et de faiblesse. À Bordeaux, le maire Lynch et le duc d'Angoulême faisaient acclamer Louis XVIII. À Paris, l'inquiétude était extrême. Joseph, au nom du conseil de régence, écrivait à l'Empereur que la paix était le seul remède, la paix immédiate. Tous ces gens-là, répondait Napoléon à Savary, ne savent point que je tranche le nœud gordien à la manière d'Alexandre. Qu'ils sachent bien que je suis le même homme que j'étais à Wagram et à Austerlitz.

Ces affirmations audacieuses étaient datées de Reims, le 14 mars. Pendant son arrêt à Soissons, l'Empereur avait appris que le corps russe de Saint-Priest venait de s'emparer de Reims. Cette ville aux mains de l'ennemi, c'était le rétablissement des communications entre Schwarzenberg et Blücher. Napoléon quitte Soissons le 13 mars pendant la nuit ; l'après-midi, il arrive aux portes de Reims. Un combat s'engage ; à deux heures du matin, le 14, il entre dans la ville. Il s'arrête trois jours à Reims, les 14, 15, 16 mars. Comme s'il avait été aux Tuileries, il prend connaissance de toutes les affaires, il donne ses instructions, il veille à la police de l'Empire.

ARCIS-SUR-AUBE. — Le 17 mars, dans la matinée, départ de Reims. Marmont et Mortier doivent rester dans la région pour prévenir l'offensive de Blücher ; l'Empereur a décidé d'aller surprendre par derrière l'armée de Schwarzenberg, qui avait recommencé à descendre la vallée de la Seine. En quittant Reims, l'armée de Napoléon vient coucher à Épernay ; les habitants vident en son honneur leurs caves de vin de champagne. On passe par Fère-Champenoise, pour arriver à Méry-sur-Seine le 19 au soir. La situation se présente alors sous un jour fâcheux. On croyait tomber sur les arrière-gardes de l'armée de Bohême ; mais elle avait eu le temps de se replier sur Troyes. L'Empereur avait été rejoint par Macdonald et Oudinot ; cette jonction compensait mal son infériorité numérique. Qu'importe ! Il continue sa marche en avant. Pour prendre de flanc l'armée ennemie, il remonte l'Aube par la rive gauche ; il arrive à Arcis le 20 mars. Mais là, toute l'armée autrichienne lui barrait la route. Schwarzenberg avait pris enfin une décision énergique : s'arrêter et livrer bataille.

La situation des Français est pleine de périls ; ils sont trente mille en face de cent mille ennemis. Devant les masses débordantes des Autrichiens, des régiments lâchent pied. Napoléon redevient le Bonaparte d'Arcole ; il rallie les fuyards et les ramène au feu. Sa folle bravoure électrise les courages. Il pousse son cheval sur un obus qui vient de tomber ; l'obus éclate ; le cheval est tué. Napoléon disparaît dans un nuage de poussière et de fumée ; il se jette sur un autre cheval et il continue à diriger en personne le combat. Tout ce qu'il peut faire dans cette après-midi du 20 mars, soit à Arcis, soit au village voisin de Torcy, ce fut d'assurer sa retraite. Il se retire par la rive droite de l'Aube. Le lendemain, le combat reprend avec une extrême violence ; mais l'ennemi ne peut entamer les Français. L'Aube est franchie ; Napoléon est hors d'atteinte.

La Rothière, Laon, Arcis-sur-Aube : pour la troisième fois, la victoire se dérobait aux aigles impériales.

Le 23, l'Empereur était à Saint-Dizier. Il va pousser jusqu'au Rhin, se faire une armée nouvelle avec les garnisons des places de l'Est, provoquer contre l'envahisseur une Vendée impériale, le couper de ses renforts, l'enfermer en France comme dans un tombeau. Pour que cette nouvelle audace soit couronnée de succès, il faut que Paris n'ait rien à craindre. Et voici que, le 27, il apprend que les Alliés marchent sur Paris. Il passe la nuit du 27 au 28 à consulter ses cartes, à calculer les distances. L'ennemi a trois jours d'avance sur lui. Trois jours, qu'est-ce pour l'homme qui semble avoir aboli les notions de temps et d'espace ? Son parti est pris : il va voler au secours de Paris. Le 28, il part de Saint-Dizier, où, deux mois plus tôt, il avait commencé la campagne.

FÈRE-CHAMPENOISE. — Blücher avait quitté Laon le 17 mars, le jour même où l'Empereur quittait Reims. En tenant à distance les petites armées de Marmont et de Mortier, il s'avançait vers Châlons. De son côté Schwarzenberg avait appris, par des dépêches interceptées, que Napoléon se proposait d'éloigner l'ennemi de Paris. Alors il fut décidé que l'armée de Bohême avec ses cent mille hommes irait au-devant des quatre-vingt mille hommes de l'armée de Silésie. Le 23, la jonction était faite.

Schwarzenberg voulait se mettre à la poursuite de Napoléon ; mais le tsar Alexandre, le 24, au conseil de guerre de Sommepuis, fit adopter la marche sur Paris. Sans retard, le 25 au matin, elle commençait. Marmont et Mortier, qui ignoraient les mouvements de l'ennemi, avaient quitté Château-Thierry pour aller au-devant de Napoléon. Lomme ils débouchaient vers Fère-Champenoise, le 25, ils donnèrent contre les coalisés qui arrivaient en sens inverse. Engagée au milieu d'un ouragan de grêle, la bataille débuta mal pour la petite armée française. Les troupes d'infanterie lâchèrent pied. Deux divisions de gardes nationaux, avec les généreux Pacthod et Amey, rétablirent l'action. Formées en carrés, elles soutinrent les charges de l'ennemi avec la valeur la plus impassible ; mais elles finirent par être accablées sous le nombre : Pacthod dut rendre son épée. Neuf mille hommes, soixante canons, une immense quantité de matériel : telles furent nos pertes, elles étaient douloureuses. Ce qui était irréparable, c'était la disparition du dernier obstacle qui défendait l'approche de Paris. Marmont et Mortier replièrent sur Provins les débris de leur armée ; le 29, leur retraite s'arrêtait au pont de Charenton.

BATAILLE DE PARIS. — À Paris, tout était à improviser pour la défense. Joseph, en sa qualité de lieutenant général, avait à prendre toutes les décisions. Que faire, dans ces circonstances tragiques, de l'Impératrice et du roi de Rome ? Le 28 mars, il donnait lecture au conseil de régence d'une lettre de Napoléon, qui remontait à douze jours : Rappelez-vous que je préférerais savoir mon fils dans la Seine que dans les mains des ennemis de la France. Le sort d'Astyanax, prisonnier des Grecs, m'a toujours paru le sort le plus malheureux de l'histoire. Le lendemain matin, Marie-Louise et son fils quittaient les Tuileries pour Rambouillet. Je ne veux pas quitter ma maison, criait le pauvre petit roi de Rome ; je ne veux pas m'en aller. Puisque papa n'est pas là, c'est moi qui suis le maitre.

Paris, qui depuis des siècles n'avait point vu la fumée des camps de l'ennemi, avait, dans la soirée du 29 mars, cent dix mille ennemis massés sous ses murs, de Vincennes à Saint-Denis. Avec les débris des corps de Marmont et de Mortier, les gardes nationaux, les dépôts, Clarke, le ministre de la Guerre, put, à la dernière heure, armer quarante mille hommes. Ils allaient se battre, c'est-à-dire se faire tuer, pour l'honneur du nom français. La bataille s'engagea, le 30 au matin, par une offensive vigoureuse de Marmont du côté de Romainville et de Pantin. Mortier livrait de son côté un combat énergique entre la Villette et Montmartre. Vers midi, toutes les forces de l'ennemi entraient en ligne. Joseph vit la partie perdue ; il s'enfuit de Paris, après avoir autorisé les maréchaux à signer une capitulation. Un assaut général conduisit l'ennemi aux portes mêmes de la capitale. À la barrière du Trône, des élèves de l'École Polytechnique faisaient l'office de canonniers ; à la barrière de Clichy, défendue par des Polonais des légions de la Vistule, Moncey tirait les dernières cartouches de la journée.

Marmont, repoussé dans Belleville, avait fait demander au tsar un armistice. Des pourparlers s'ouvrirent. Dans la nuit du 30 au 31 mars, à deux heures, une capitulation était signée : Paris devait être évacué à sept heures du matin par les corps de Marmont et de Mortier.

NAPOLÉON À FONTAINEBLEAU. — Dans la même nuit, presque à la même heure, Napoléon arrivait à trois ou quatre lieues de Paris.

Parti de Saint-Dizier le 28, s'arrêtant à peine à Doulevant le 29, à Troyes le 30, il brûlait les étapes. À Villeneuve-sur-Vannes, il monte avec Caulaincourt dans un méchant cabriolet ; il traverse Sens, Moret, Fontainebleau. Le long de sa course, il apprend les pires nouvelles : l'Impératrice et son fils ont quitté Paris, l'ennemi est sous les murs de la capitale, la bataille est engagée. Arrivera-t-il à temps ? Vers onze heures du soir, il descend au relais de Fromenteau, auprès de Juvisy, qu'on appelle la Cour de France. Une troupe de cavaliers passe ; il apprend que la bataille est perdue. Perdue ? Tout peut se réparer. Il ira à Paris ; qu'on le suive. Il envoie aux nouvelles le général Flahaut ; il charge Caulaincourt d'intervenir au traité, s'il en est temps. Il continue à s'avancer jusqu'auprès d'Athis. De l'autre côté de la Seine, les feux des avant-postes ennemis ne lui laissaient guère d'espoir. La nuit se passe dans ces angoisses. Vers quatre heures du matin, un courrier de Caulaincourt et le général Flahaut viennent lui apprendre toute la vérité : la capitulation a été signée, dans quelques heures l'ennemi fera son entrée à Paris.

Trop tard, tout était consommé ; tant d'énergie, d'héroïsme, de génie n'avaient servi de rien. Napoléon donne l'ordre de revenir sur Fontainebleau ; il y arrivait vers six heures du matin.

Le même jour, 31 mars, à onze heures, les Alliés faisaient leur entrée par la barrière de Pantin. Ainsi donc, disait au préfet de police Pasquier un officier de la Garde impériale, il n'est plus possible d'en douter, Paris est abandonné à l'ennemi ! Notre capitale est prise, et voilà le résultat de vingt années de combats, de tant de batailles, de victoires auxquelles j'ai assisté ; car je suis dans les rangs depuis 92 ! Quelles réflexions pouvaient assaillir dans sa solitude de Fontainebleau l'âme de Napoléon ? Son étoile, en laquelle il avait cru jusqu'au bout, venait décidément de le trahir. Mais tout n'était pas fini : il lui restait encore à connaître la trahison des hommes.

LA VENGEANCE DE TALLEYRAND. — Alexandre était descendu chez Talleyrand en son hôtel de la rue Saint-Florentin ; car le prince de Bénévent s'était arrangé pour se mettre dans l'impossibilité de quitter Paris au moment où il avait reçu l'ordre, comme tous les grands dignitaires, de rejoindre l'Impératrice qui était à Blois. Ce fut là, dans son hôtel, que des tripotiers, pour parler comme Chateaubriand, cc manièrent dans leurs sales et petites mains le sort d'un des plus grands hommes de l'histoire et la destinée du monde.

Le Sénat conservateur, inspiré par Talleyrand, nomma un gouvernement provisoire. Talleyrand le composa à sa guise et en prit lui-même la présidence. Le 31 mars, le Sénat rendait ce décret : Napoléon était déchu du trône, le droit d'hérédité aboli dans sa famille ; le peuple français et l'armée étaient déliés envers lui du serment de fidélité. En apprenant cette lâcheté suprême, signée par ces hommes qui lui devaient tout, leur situation, leurs titres, leur fortune, Napoléon se borna à publier un ordre du jour qui se terminait ainsi : Si l'Empereur avait méprisé les hommes, comme on le lui a reproché, alors le monde reconnaîtrait aujourd'hui qu'il a eu des raisons qui motivaient son mépris.

ABDICATION DE NAPOLÉON. — Depuis qu'il était à Fontainebleau, Napoléon ne songeait qu'à une chose, marcher sur Paris. Il passait ses troupes en revue. Un jour, il réunit dans la cour du Cheval-Blanc les derniers soldats de la Grande Armée. Il leur dit que dans peu de jours il ira attaquer les Alliés à Paris. Des clameurs formidables lui répondent : Vive l'Empereur ! À Paris, à Paris ! La Marseillaise et le Chant du Départ retentissent, lis soldats sont ivres d'enthousiasme.

Mais les chefs ? Les maréchaux avaient perdu la foi. Le 4 avril, Napoléon était dans son cabinet de travail ; Macdonald, Oudinot, Ney, Berthier, Lefebvre, suivis de Caulaincourt et de Maret, sont introduits auprès de lui. Macdonald parle pour ses collègues ; il dit que l'armée est épuisée, sans munitions. Au reste, notre parti est pris ; nous sommes résolus à en finir. Pas de guerre civile ! Je vous déclare que jamais mon épée ne sera teinte de sang français ! Ney à son tour prend la parole. L'armée ne marchera pas sur Paris. — L'armée m'obéira, dit Napoléon. — Sire, l'armée obéit à ses généraux. — Eh bien, messieurs, puisqu'il en est ainsi, j'abdiquerai.

Sur l'heure, Napoléon, resté seul avec Caulaincourt, rédigeait et signait cette pièce :

Les puissances alliées, ayant proclamé que l'Empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'Empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il est prêt à descendre du trône, à quitter la France et même la vie, pour le bien de la patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence de l'Impératrice et du maintien des lois de l'Empire.

Cet acte réservait d'une manière formelle les droits héréditaires du roi de Rome. Macdonald, Ney et Caulaincourt reçurent la mission de le porter à Paris pour le faire agréer des Alliés. Le 5 avril, les envoyés de Napoléon étaient à Paris auprès d'Alexandre. Ils plaidaient avec chaleur la cause du roi de Rome. Il est trop tard, dit Alexandre, l'opinion a fait des progrès rapides et n'est plus pour l'Empire. Cela n'était point exact ; s'il était trop tard, c'était parce que Marmont avait trahi.

Après la bataille de Paris, Marmont s'était retiré à Essonnes avec le VIe corps d'armée ; établi entre Paris et Fontainebleau, il couvrait ainsi Napoléon. Par quelle aberration mentale en vint-il à écouter les offres de Schwarzenberg pour se rendre en Normandie et se mettre à la disposition du Gouvernement provisoire ? Le 5 avril, quand les maréchaux venus de la part de Napoléon discutaient avec Alexandre dans l'hôtel de Talleyrand, le duc de Raguse arriva, pâle, égaré : Tout mon corps a passé cette nuit à l'ennemi ! Le malheureux ne l'avait pas empêché de passer, et cette infamie avait perdu Napoléon. L'ingrat ! s'écria l'Empereur en apprenant cette nouvelle, il sera plus malheureux que moi ! Il n'y avait plus qu'à se résigner à l'irréparable. Le 6 avril, Napoléon signait son abdication plénière :

Les puissances alliées, ayant proclamé que l'Empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'Empereur, fidèle à son serment, déclare qu'il renonce pour lui et ses héritiers aux trônes de France et d'Italie, et qu'il [au-dessus de la ligne : fidèle à son serment] n'est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire aux intérêts de la France.

Le 11 avril, le traité de Fontainebleau accordait à l'Empereur Napoléon (car il conservait le titre impérial) la souveraineté de l'île d'Elbe, avec une dotation annuelle de deux millions ; il pouvait emmener quatre cents hommes de sa Vieille Garde, pour lui former comme une escorte d'honneur et de sûreté.

LES ADIEUX DE FONTAINEBLEAU. — Dans la nuit du 12 au 13 avril, Napoléon eut un profond accès de désespoir. Mourir sur le champ de bataille, s'écrie-t-il, cela n'est rien ; mais au milieu de la boue et dans de pareils moments, jamais, jamais ! Il prend du poison qu'il portait sur lui depuis la campagne de Russie. Ses douleurs sont atroces ; mais la mort ne veut pas de lui. Au jour, il s'est ressaisi. Il partira.

Le 20 avril, à onze heures et demie du matin, dans la cour du Cheval-Blanc, les grenadiers de la Vieille Garde prennent place sous les ordres du général Petit, les tambours battent aux champs. Napoléon apparaît avec l'uniforme vert des chasseurs et la redingote grise. Il s'arrête brusquement devant les soldats qui lui présentent les armes :

Soldats de ma Vieille Garde ! i veux vous faire mer, adieux. Depuis vingt ans, je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l'honneur et de la gloire. Vous vous y êtes toujours conduits avec bravoure et fidélité ; encore dans ces derniers temps, vous  m'en avez donné des preuves. Avec vous, notre cause n'était pas perdue. J'aurais pu, pendant trois ans, alimenter la guerre civile ; mais la France n'en eût été que phis malheureuse. Les puissances alliées présentaient toute l'Europe liguée contre moi. Une partie de l'armée m'avait trahi ; des partis se formaient pour un autre gouvernement. J'ai sacrifié tous mes intérêts au bien de la Patrie. Je pars. Vous la servirez toujours avec gloire et avec honneur. Vous serez fidèles à votre nouveau souverain. Recevez mes remerciements. Je ne peux pas vous embrasser tous. Je vais embrasser votre chef. J'embrasserai aussi le drapeau. Approchez, général. Faites avancer le drapeau !

L'Empereur s'interrompt pour embrasser le général Petit, puis le drapeau que lui présente le général. Des larmes coulent sur les joues des assistants. L'Empereur continue :

Que ce baiser passe dans vos cœurs ! Je suivrai toujours vos destinées et celles de la France. Ne plaignez pas mon sort. J'ai voulu vivre pour être encore utile à votre gloire. J'écrirai les grandes choses que nous avons faites ensemble. Le bonheur de notre chère patrie était mon unique pensée ; il sera toujours l'objet de mes vœux. Adieu, mes enfants !

LE DÉPART POUR L'ÎLE D'ELBE. — L'Empereur monte alors en voiture, une dormeuse de voyage, que précédait la voiture de Drouot et de Cambronne et que suivaient les voitures de quatre commissaires étrangers. Nemours, Montargis, Briare, Cosne, Nevers, Moulins, Roanne, Lyon, Vienne, Valence, Montélimar, Avignon, Orgon, Saint-Maximin, Fréjus furent les étapes de ce calvaire, qu'il lui fallut franchir, sur les routes de Provence, au milieu des menaces et des injures des populations. Il en fut réduit même à se transformer en un simple courrier ou à se faire passer tantôt pour un colonel anglais, tantôt pour un colonel autrichien.

Le 27 avril, Napoléon était arrivé à la plage de Saint-Raphaël, dans le golfe de Fréjus, là même où il était débarqué il y avait moins de quinze ans, lors de son retour d'Égypte, le 9 octobre 1799, à la veille du coup d'État d'où étaient sortis le Consulat et l'Empire. Au même endroit, le 28 avril, il monta à bord de la frégate anglaise l'Undaunted, qu'escortaient deux bâtiments français. Le 4 mai, il débarquait à Porto-Ferrajo. Hier, Empereur des Français, maître de l'Europe ; aujourd'hui, souverain de l'île d'Elbe !