NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE XVII. — LA CIVILISATION DE L'EMPIRE.

 

 

L'UNIVERSITÉ IMPÉRIALE. — LES JOURNAUX. — LE THÉATRE. — NAPOLÉON ET L'INSTITUT. — NAPOLÉON ET CHATEAUBRIAND. — NAPOLÉON ET MADAME DE STAËL. — MADAME RÉCAMIER. — NAPOLÉON ET LES ARTISTES. — PROGRÈS ÉCONOMIQUES. — FAVEURS À L'INDUSTRIE. — LES EXPOSITIONS INDUSTRIELLES. — LES TRÉSORS DE NAPOLÉON. — TRANSFORMATION MATÉRIELLE DE LA FRANCE. — PARIS SOUS NAPOLÉON.

 

BONAPARTE, à l'époque du Consulat, avait fait un jour, à l'improviste, en compagnie de son collègue Lebrun et de Duroc, une visite à l'ancien collège Louis-le-Grand, qui s'appelait alors le Prytanée Français. Savez-vous, Bourrienne, que j'ai fait le professeur ?Vous, Général ?Oui, vraiment, et je ne m'en suis pas mal tiré. J'ai interrogé des élèves de la classe de mathématiques ; je me suis assez bien souvenu de mon Bezout (cours de mathématiques) pour leur faire quelques démonstrations au tableau. J'ai été dans les classes, dans les quartiers, au réfectoire. J'ai goûté de leur soupe ; elle vaut mieux, en vérité, que celle que nous avions à Brienne. Il faut que je m'occupe sérieusement de l'instruction publique et de la police des collèges.

L'UNIVERSITÉ IMPÉRIALE. — La loi sur l'instruction publique, du 11 floréal an X — 1er mai 1802, — établissait des lycées sur toute l'étendue du territoire de la République. En 1815, il y en avait trente-six, dont quatre à Paris. Des boursiers devaient y être entretenus aux frais de l'État. Napoléon désignait seul les titulaires de ces bourses, de telle manière que la gratuité de l'instruction n'était accordée qu'aux enfants des familles qui lui témoignaient un dévouement absolu. Ces maisons d'instruction furent organisées comme des manières de caserne, avec une règle implacablement invariable, le tambour pour accompagnement, l'uniforme pour tenue, les consignes pour sanction.

Ce qui avait été commencé en 1802 pour les lycées fut complété en 1806 et étendit à toutes les branches d'instruction. Le décret du 10 mai 1806 porte, en effet : Il sera formé, sous le nom d'Université impériale, un corps chargé exclusivement de l'enseignement et de l'éducation publics dans tout l'Empire. Comme l'indique cette phrase très claire, il s'agissait de la création d'un monopole fonctionnant dans tonte l'étendue du territoire impérial. Le conseiller d'État Fourcroy, qui était depuis 1801 directeur général de l'Instruction publique, vantait, dans un rapport an Corps législatif, à propos du décret du 10 mai 1806, les beautés d'un enseignement qui aurait l'avantage de couler toutes les intelligences dans le même moule. C'était le parfait commentaire de la pensée de Napoléon : Dans l'établissement d'un corps enseignant, mon but principal est d'avoir un moyen de diriger les opinions politiques et morales. De même que l'État est l'unique marchand de tabac, il doit être l'unique marchand d'instruction publique. Aucune école, dit le décret du 17 mars 1808, aucun établissement quelconque d'instruction ne peut être formé hors de l'Université impériale et sans l'autorisation de son chef. Si quelqu'un enseigne publiquement et tient école sans l'autorisation du Grand Maître, il sera poursuivi d'office par nos procureurs impériaux qui feront fermer l'école.

Le Grand Maître de l'Université, c'est-à-dire le chef suprême de tous les services d'enseignement, fut M. de Fontanes. Poète non sans mérite, membre de l'Institut dès la création de ce corps en 1795, ami de Chateaubriand avec lequel il restaura le Mercure de France, il avait été signalé au Premier Consul par Lucien et par Élisa. Chargé en 1800 de prononcer aux Invalides l'oraison funèbre de Washington, il devint dès lors l'orateur attitré de toutes les cérémonies officielles.

Le décret du 17 mars 1808 portait : Toutes les écoles de l'Université impériale prendront pour base de leur enseignement : 1° les préceptes de la religion catholique ; 2° la fidélité à l'Empereur, à la monarchie impériale, dépositaire du bonheur des peuples, et à la dynastie napoléonienne, conservatrice de l'unité de la France et de toutes les idées libérales proclamées par les constitutions.

Pour atteindre ce but, il fallait avoir sous la main une corporation enseignante. Un noviciat spécial fut institué pour recruter la congrégation laïque des membres de l'Université : ce fut l'École Normale, instituée en 1808 par le décret sur l'Université, organisée en 1810 et installée a cette date dans les anciens bâtiments du collège du Plessis. Les règlements du Pensionnat normal étaient d'une sévérité draconienne : interdiction des sorties particulières ; sortie en commun et en uniforme sous la direction des maîtres surveillants ; visite des livres des élèves par le directeur des études au moins une fois par mois. Napoléon avait ses idées sur les textes à mettre entre les mains des futurs professeurs. Que la jeunesse lise les Commentaires de César, Corneille, Bossuet, voilà les maîtres qu'il lui faut ; ceux-ci entrent, à pleines voiles d'obéissance, dans l'ordre établi de leur temps ; ils le fortifient, ils le décorent.

LES JOURNAUX. — C'eût été difficile à Napoléon d'apporter des idées de liberté dans ses rapports avec la presse, quand la littérature était pour lui une affaire, de police et d'administration. De Berlin, le jour même de la signature du décret du Blocus continental, le 21 novembre 1806, il écrivait à Cambacérès :

Si l'armée tâche d'honorer la nation autant qu'elle le peut, il faut avouer que les gens de lettres font tout pour la déshonorer. J'ai lu hier les mauvais vers qui ont été chantés à l'Opéra. En vérité, c'est tout à fait une dérision. Comment souffrez-vous qu'on chante des impromptus à l'Opéra ? Cela n'est bon qu'au Vaudeville. On se plaint que nous n'avons pas de littérature, c'est la faute du ministre de l'Intérieur.

Premier Consul, il avait eu l'idée d'avoir aux Tuileries des soirées littéraires ; bien vite il y avait renoncé : il ne voyait rien à tirer de tous ces gens de lettres.

A aucune époque, la censure ne fut plus puissamment organisée. L'imprimerie, disait-il un jour au Conseil d'État, est un arsenal qu'il importe de ne pas mettre à la portée de tout le monde. Il m'importe beaucoup que ceux-là seuls puissent imprimer, qui ont la confiance du gouvernement. En 1802, au moment de la proclamation du Consulat à vie, un publiciste en vue demandait la liberté de la presse. Non, sûrement, ils ne l'auront pas ! Il vaudrait autant monter tout de suite en voiture et aller vivre dans une ferme à cent lieues de Paris.

Le régime qui fut appliqué à la presse périodique fut celui du bon plaisir.

Du 22 avril 1805, à Fouché, ministre de la Police générale : Réprimez un peu les journaux, faites-y mettre de bons articles ; faites comprendre aux rédacteurs des Débats et du Publiciste que le temps n'est pas éloigné où, m'apercevant qu'ils ne me sont pas utiles, je les supprimerai avec tous les autres et n'en conserverai qu'un seul.... Mon intention est donc que vous fassiez appeler les rédacteurs du journal des Débats, du Publiciste, de la Gazette de France, pour leur déclarer que, s'ils continuent à n'être que les truchements des journaux et des bulletins anglais, leur durée ne sera pas longue... qu'ils pourront faire quelques petits articles où ils pourront mettre un peu de venin, mais qu'un beau matin on leur fermera la bouche.

Le Journal des Débats, qui prit alors le nom de Journal de l'Empire, ne fut autorisé à continuer de paraître qu'à la condition de se soumettre à la censure d'un censeur officiel, auquel les propriétaires du journal même devaient servir un traitement de douze mille francs. Étienne, l'auteur des Deux Gendres, exerça ces fonctions, avant d'être censeur général de la police des journaux.

Comme il y avait plusieurs journaux ecclésiastiques et qu'ils étaient rédigés dans un esprit différent les uns des autres, ils durent se fondre en un seul qui fut chargé de servir tous les abonnés. Ce journal, écrivait l'Empereur à Fouché, devant servir spécialement à l'instruction des ecclésiastiques, s'appellera Journal des Curés. Les rédacteurs en seront nommés par le cardinal-archevêque de Paris.

Pour les nouvelles de politique étrangère, le monopole en fut réservé au Moniteur. Le ministère des Relations extérieures fournit au Moniteur tous les articles qui touchaient à ce domaine Défense aux autres journaux de parler politique autrement qu'en copiant les articles du Moniteur.

Voici les résultats de ce régime. Au commencement du Consulat, il y avait soixante-treize journaux politiques ; soixante furent supprimés. En 1811, nouvelle coupe sombre : les treize furent réduits à quatre, et les rédacteurs en chef de ces quatre feuilles nommés par le ministre de la Police. La presse n'existait plus que dans la mesure où elle était devenue une institution d'État.

LE THÉATRE. — Au théâtre, la censure intervenait à tout propos. En dix ans, cinq pièces de Lemercier, Pinto, Plaute, Christophe Colomb, Charlemagne, Camille, furent interdites.

Les Templiers, de Raynouard, avaient été joués en 1805 avec un grand succès. Napoléon, qui était alors à Milan, exprima sa satisfaction à Fouché. Il avait entendu parler d'une tragédie sur Henri IV qui devait paraître prochainement ; il estimait qu'ici la perspective historique manquait de recul. Cette époque n'est pas assez éloignée pour ne pas réveiller des passions. La scène a besoin d'un peu d'antiquité.... Pourquoi n'engageriez-vous pas M. Raynouard à faire une tragédie du passage de la première à la seconde race ? Au lieu d'être un tyran, celui qui lui succéderait serait le sauveur de la nation. On comprend sans peine les intentions de l'auteur du 18 Brumaire de faire applaudir sa propre histoire sous les apparences d'une fable dramatique qui se serait placée environ dix siècles plus tôt. Pour la même raison, il conseillait à Gœthe de refaire la Mort de César d'une manière beaucoup plus digne et plus grandiose que ne l'a fait Voltaire.... Dans cette tragédie, il faudrait montrer au monde comment César aurait pu faire le bonheur de l'humanité, si on lui avait laissé le temps d'exécuter ses vastes plans.

Pas plus que les pièces du jour, les pièces du répertoire n'échappaient à la censure. En 1804, lors du séjour de Pie VII, une représentation d'Athalie avait été donnée devant la cour, au théâtre de Saint-Cloud. L'Empereur y prit beaucoup de plaisir ; car s'il avait pour Corneille une sorte de passion, qui s'adressait plus au politique qu'au poète, Racine le ravissait ; il y trouvait de vrais délices. Il ordonna de reprendre le chef-d'œuvre de Racine à la Comédie-Française ; mais il fit retrancher quelques vers dont on craignait les applications. Des poètes à gages, surveillés par la censure, étaient là pour faire les coupures, intercaler quelques hémistiches de leur cru et recoller, tant bien que mal, les morceaux cassés.

NAPOLÉON ET L'INSTITUT. — Après la campagne d'Italie, Bonaparte avait été élu membre de l'Institut, dans la classe des Sciences physiques et mathématiques. Il conserva toujours ce titre, dont il avait conçu une légitime fierté. En Égypte, il mettait en tête de ses proclamations : Bonaparte, général en chef, membre de l'Institut. — J'étais sûr, disait-il, d'être compris par le dernier tambour. Dans sa liste civile, l'énumération de ses revenus débute par le traitement de Sa Majesté l'Empereur et Roi comme membre de l'Institut : quinze cents francs. Il avait, d'une manière sincère, une haute idée de la culture scientifique ; mais son génie dominateur n'entendait pas que les sciences ou les lettres pussent échapper à son contrôle. La Convention avait organisé l'Institut national, par la loi du 25 octobre 1795 ; un arrêté des Consuls, du 3 pluviôse an XI, — 23 janvier 1803, — donna à l'Institut une organisation nouvelle.

L'Institut se divisait dès lors en quatre classes : Sciences physiques et mathématiques ; Langue et littérature françaises ; Histoire et littérature anciennes ; Beaux-arts. L'idée caractéristique de cette réforme, c'était la suppression de l'une des classes établie par la Convention sous le nom de Sciences morales et politiques ; tous ses membres furent d'ailleurs versés dans les classes nouvelles. Napoléon, avec son sens du réel et son instinct de l'autorité, n'aimait pas les théoriciens, les raisonneurs, les idéologues, tous gens bons à jeter à l'eau. En 1812, devant le Conseil d'État, il rendait l'idéologie responsable de la conspiration du général Malet : C'est à l'idéologie, à cette ténébreuse métaphysique, qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut, sur ces bases, fonder la législation des peuples, au lieu d'approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l'histoire, qu'il faut attribuer tous les malheurs qu'a éprouvés notre belle France. Lucien disait que les métaphysiciens étaient les bêtes noires de son frère ; aussi ne voulait-il pas une classe dans l'Institut qui pût devenir un instrument d'opposition. Vous ne savez pas, vous autres, ce que c'est que le gouvernement, vous n'en avez pas l'idée ; il n'y a que moi qui, par ma position, sache ce que c'est que le gouvernement. Le mot était dit à des conseillers d'État ; dans la pensée de Napoléon, il convenait encore bien mieux à des académiciens.

Le membre de l'Institut traita parfois ses confrères comme le général traitait les lieutenants pris en faute. Un académicien, Delisle de Sales, avait publié une brochure où, d'après un rapport de police, la Révolution française était traitée avec les plus noires couleurs. Le Premier Consul écrivit d'Amiens au grand juge et ministre de la Justice Régnier : Je vous prie de montrer aux consuls Cambacérès et Lebrun la brochure de ce fou ne l'Institut, Delisle de Sales, et de voir s'il n'y aurait pas moyen d'empêcher ce corps d'être déshonoré par une conduite aussi folle que coupable. La seule punition à infliger à l'auteur serait de le faire chasser de l'Institut.

L'astronome Lalande, connu par bien des bizarreries, dont la moins baroque n'était pas de manger des araignées, affectait hautement l'athéisme ; pour ce crime, il reçut un jour une semonce terrible. Un membre de l'Institut, disait une note impériale, célèbre par ses connaissances, mais tombé aujourd'hui dans l'enfance, n'a pas la sagesse de se taire, et cherche à faire parler de lui, tantôt par des annonces indignes de son ancienne réputation et du corps auquel il appartient, tantôt en professant hautement l'athéisme, principe destructeur de toute organisation sociale. Le bureau de l'Institut fera comparaître M. Lalande et lui enjoindra, au nom du corps, de ne plus rien imprimer et de ne pas obscurcir, dans ses vieux jours, ce qu'il a fait dans ses jours pleins de force.

Quand le cardinal Maury fut reçu de la seconde classe de l'Institut (aujourd'hui Académie française), ce fut toute une question de savoir si, à la séance de réception, il serait appelé monsieur ou monseigneur. Le débat fut porté devant l'Empereur ; il donna l'ordre d'accorder le monseigneur au récipiendaire. Pour cette grave affaire, le Moniteur reçut un long communiqué, qui se terminait ainsi : Voilà un long article pour une chose en apparence fort peu importante ; cependant l'éclat qu'on a voulu faire donne matière à de sérieuses réflexions. On voit à quelles fluctuations on serait exposé de nouveau, dans quelle incertitude on pourrait être replongé, si heureusement le sort de l'État n'était confié à un pilote dont le bras est ferme, dont la direction est fixe et qui ne connaît qu'un seul but : le bonheur de la patrie.

NAPOLÉON ET CHATEAUBRIAND. — Un jour, en 1811, l'Académie française tout entière faillit être emportée par une terrible bourrasque de la colère impériale ; ce fut comme la conclusion des mauvais rapports de Napoléon et de Chateaubriand, trop grands génies et trop égoïstes, semblait-il, pour pouvoir exister l'un à côté de l'autre.

Le Premier Consul avait cru faire la conquête de l'auteur du Génie du Christianisme ; comme on l'a déjà vu, il l'avait nommé ministre de France près la République du Valais. Quelques mois plus tard, Chateaubriand apprenait l'exécution du duc d'Enghien. Sur l'heure même, il envoyait sa démission, en invoquant la santé de sa femme. Au mois de juillet 1807, c'est le fameux article du Mercure. Napoléon venait de terrasser la Prusse et d'obliger Alexandre à accepter son alliance. Alors, comme un coup de foudre dans un ciel serein, éclata l'article du Mercure. À propos d'une variété littéraire, Chateaubriand écrivait ceci :

Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'Empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Si le rôle de l'historien est beau, il est souvent dangereux ; mais il est des autels, comme celui de l'honneur, qui, bien qu'abandonnés, réclament encore des sacrifices ; le Dieu n'est point anéanti parce que le temple est désert.

Ces lignes superbes furent mises sous les yeux du maître du monde. L'éclat fut terrible. Chateaubriand croit-il que je suis un imbécile, que je ne le comprends pas ? Je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries. Et, dans une lettre écrite peu après : Il est temps enfin que ceux qui ont, directement ou indirectement, pris part aux affaires des Bourbons, se souviennent de l'histoire sainte et de ce qu'a fait David — il voulait dire Jéhu — contre la race d'Achab. Cette observation est bonne aussi pour M. de Chateaubriand et pour sa clique. Le Mercure fut supprimé ; l'écrivain perdit du coup la meilleure partie de sa fortune, il aurait pu perdre davantage.

En 1811, à la mort de Marie-Joseph Chénier, Chateaubriand fut élu membre Je la seconde classe de l'Institut. Dans le discours de réception qu'il avait soumis à l'Académie, il disait qu'il ne pouvait louer en son prédécesseur que l'homme de lettres, il ne voulait pas parler de l'homme politique et du régicide. Napoléon se fit remettre le discours ; il lui parut tout dirigé contre lui. Le poids de sa colère tomba, comme une masse écrasante, sur le comte de Ségur, grand maître des cérémonies, l'un des membres de la seconde classe qui avaient opiné pour l'admission du discours. Monsieur, lui dit-il en colère, les gens de lettres veulent donc mettre le feu à la France ! J'ai mis tous mes soins à apaiser les partis, à rétablir le calme, et les idéologues voudraient rétablir l'anarchie !... Comment l'Académie ose-t-elle parler des régicides quand moi, qui suis couronné et qui dois les haïr plus qu'elle, je dîne avec eux et je m'assois à côté de Cambacérès ?... Vous et M. de Fontanes, comme conseiller d'État et comme grand maître de l'Université, vous mériteriez que je vous misse à Vincennes.... Vous présidez la seconde classe de l'Institut, je vous ordonne de lui dire que je ne veux pas qu'on traite de politique dans ses séances.... Songez bien que, si la classe désobéit, je la casserai comme un mauvais club.

NAPOLÉON ET MADAME DE STAËL. — Plus mal encore que Chateaubriand, Napoléon traita Mme de Staël.

La fille de Necker avait épousé à vingt ans le baron de Staël-Holstein, ambassadeur de Suède en France. Séparée peu après de son mari, elle avait ouvert à Paris, à l'époque du Directoire, un salon politique où brillait son ami Benjamin Constant. Elle vit Bonaparte à une soirée chez Talleyrand, à son retour d'Italie. Comme tout le monde en France, elle éprouvait une vive admiration pour le jeune général ; mais chez elle l'admiration se doublait d'un sentiment plus tendre : elle aurait été volontiers l'Égérie du grand homme ; elle ne lui trouvait qu'un défaut, d'avoir pour femme une petite insignifiante. Mis en garde par des lettres pleines d'enthousiasme qu'elle lui avait écrites en Italie, très ombrageux de sa nature, n'aimant pas les hommes et moins encore les femmes qui se jetaient à sa tête, Bonaparte coupa court, dans cette conversation chez Talleyrand, à toute idée de séduction. Général, lui demanda-t-elle, quelle est la femme que vous aimeriez le plus ?La mienne. — C'est tout simple ; mais quelle est celle que vous estimeriez le plus ?Celle qui sait le mieux s'occuper de son ménage. — Je le conçois encore ; mais enfin quelle serait pour vous la première des femmes ? Celle qui a le plus d'enfants. C'est dans ce singulier dialogue entre une femme ambitieuse et un général peu aimable qu'il faut probablement chercher la cause du dénigrement qui, chez Mme de Staël, succéda bientôt à l'enthousiasme, et des vexations indignes dont l'Empereur la poursuivit jusque dans sa retraite de Coppet.

Le salon qu'elle avait à Paris était devenu comme une académie politique ; les gens de lettres, les publicistes, les idéologues, tous gens mal vus aux Tuileries, y traitaient librement les questions du jour. Cette femme, disait le Premier Consul, apprend à penser à ceux qui ne s'en aviseraient point, ou qui l'avaient oublié. La police lui signifia de quitter la France. Ce fut le commencement de vexations sans fin, car Napoléon ne cessa d'avoir l'œil sur elle, comme sur un ennemi personnel. L'intention du gouvernement, écrivait-il au ministre de la Justice, est que cette étrange intrigante ne reste pas en France, où sa famille a fait assez de maux. Comme elle reprenait la route de Paris, ordre de la faire reconduire à la frontière par la gendarmerie : a L'arrivée de cette femme, comme celle d'un oiseau de mauvais augure, a toujours été le signal de quelque trouble. x Pendant la campagne de 1807, du fond de la Prusse, l'Empereur surveille toutes ses démarches. Il écrit à Cambacérès : Cette femme continue son métier d'intrigante. Elle s'est rapprochée de Paris malgré mes ordres. C'est une véritable peste. Mon intention est que vous en parliez sérieusement au ministre, car je me verrais forcé de la faire enlever par la gendarmerie. Et, dans une lettre à Fouché : Je vois avec plaisir que je n'entends plus parler de Mme de Staël. Cette femme est un vrai corbeau ; elle croyait la tempête déjà arrivée et se repaissait d'intrigues et de folies. Qu'elle aille dans son Léman.

Ce que l'Empereur écrivait à ses ministres, il le disait, à peu près en propres termes, au fils de l'écrivain :

Votre mère n'est pas méchante ; elle a de l'esprit, beaucoup d'esprit ; mais elle n'est accoutumée à aucune espèce de subordination ; elle n'aurait pas été six mois à Paris que je serais forcé de la mettre au Temple ou à Bicêtre. J'en serais fâché, parce que cela ferait du bruit ; cela me nuirait dans l'opinion. Dans la même circonstance il exprimait ces aphorismes : Mon gouvernement n'est pas une plaisanterie.... Il faut que les femmes tricotent. Si Napoléon ne mit point Mme de Staël à Bicêtre, il essaya du moins de mettre ses livres en prison. Quand l'Allemagne parut, en 1810, il fit saisir et mettre au pilon les dix mille exemplaires de l'édition, qui avait été publiée cependant avec le contrôle de la censure ; pas une feuille n'échappa à cette Saint-Barthélemy du papier.

MADAME RÉCAMIER. — Juliette Récamier, la Belle des belles, était parmi les amies de Mme de Staël ; mais la littérature et la politique n'étaient point son domaine, la divine Juliette excellait dans les manèges de la coquetterie et dans les séductions de la toilette. À l'époque du Consulat, son hôtel de la rue du Mont-Blanc (aujourd'hui Chaussée-d'Antin) recevait les membres de la famille du Premier Consul, Mme Murat, Mme Bacciochi, Lucien Bonaparte, Eugène de Beauharnais. Napoléon avait pensé, lors de la proclamation de l'Empire, à la nommer dame du palais de l'Impératrice ; elle avait décliné cet honneur. La maison de banque que dirigeait son mari ayant mal réussi, elle fut obligée de renoncer à son grand train de maison ; elle se retira alors chez son amie Mme de Staël, à Coppet. Une aventure romanesque traversa à ce moment sa vie ; elle se prit d'une violente passion pour le prince Auguste de Prusse et elle songea à l'épouser. Ce fut un projet qui dura plusieurs années. Devenue suspecte à son tour, elle fut tenue à distance de Paris par la police impériale ; elle n'y rentra qu'au mois de mars 1814. La fin de sa vie devait se passer au couvent de l'Abbaye-aux-Bois, où le nom de Chateaubriand allait devenir inséparable du sien.

NAPOLÉON ET LES ARTISTES. — Les peintres et les sculpteurs n'eurent peut-être jamais à travailler comme à l'époque de Napoléon. Le nombre des œuvres d'art contemporaines qui se rapportent à la personne de l'Empereur, à ses campagnes, à ses institutions, est prodigieux. Napoléon, qui avait le goût des belles choses, commandait parfois des tableaux comme s'il avait commandé des morceaux de toile an mètre carré, le prix étant d'autant plus élevé que la surface était plus grande ; on trouve, dans sa Correspondance, des commandes de tableaux de 3 mètres 30 sur 4 mètres, au prix de 12.000 francs, de 2 mètres 10 sur 3 mètres, au prix de 8 000 francs, de 1 mètre 80 sur 2 mètres 20, au prix de 6000 francs.

En fait, les David, les Gros, les Houdon, les Canova, à ne citer que les noms illustres de la peinture et de la sculpture, reçurent toujours de lui le légitime hommage qu'ils méritaient. Il avait connu David au retour de la campagne d'Italie, et il avait conçu pour son talent, de caractère un peu théâtral, une sincère admiration. C'est au pinceau de David qu'il confia l'honneur de reproduire les grandes scènes de l'année 1804, comme le Couronnement ou le Sacre et la Distribution des Aigles. Gros et Isabey furent aussi parmi les peintres de l'Empereur : Gros, avec Bonaparte à Arcole, les Pestiférés de Jaffa, Napoléon visitant le champ de bataille d'Eylau ; Isabey, avec le Général Bonaparte dans les jardins de la Malmaison, la Revue passée par le Premier Consul. Le musée du Louvre, que dirigeait Denon, s'enrichissait des dépouilles artistiques des pays conquis.

Savez-vous bien, disait un jour Napoléon au préfet du Palais qui était chargé de la surintendance de l'Opéra, qu'un talent, dans quelque genre qu'il soit, est une vraie puissance, et que, moi-même, je ne reçois point Talma sans ôter mon chapeau ? Il faisait beaucoup de cas du talent du tragédien ; il lui fit allouer à plusieurs reprises de généreuses gratifications. L'artiste, disait-on, avait donné à l'Empereur des leçons d'attitude et de costume. Comme Talma protestait contre ces bruits qui avaient cours dans le public : Vous avez tort, lui disait Napoléon ; je n'aurais sans doute eu rien de mieux à faire, si toutefois j'en avais eu le temps.

La musique ne laissait point Napoléon insensible, mais la musique vague et mélodieuse, non la musique dramatique appliquée à l'expression des sentiments. De qui me parlez-vous là ? disait-il à propos de Gluck et de Sacchini. Qu'est-ce que ces gens-là ? Qui diable les connaît ? Il aimait les morceaux de musique lente et douce, exécutés par des chanteurs italiens, comme la Grassini, comme Crescentini. Cette musique, accompagnée par des instruments en sourdine, procurait à ses nerfs, par ce qu'elle avait de vague et de mélodieux, une sorte d'assoupissement et de détente. La musique de Paesiello, l'auteur de Proserpine, était celle qu'il préférait ; la raison qu'il en donnait pourra paraître bizarre : elle était monotone, et les impressions qui se répètent sont seules capables de s'emparer de nous. Il fit venir de Berlin le musicien Paër, qui fut chargé d'organiser les concerts de la cour ; c'était l'occasion d'étaler devant les étrangers des somptuosités grandioses, mais où les jouissances musicales n'étaient pas toujours la principale préoccupation. Les musiciens français, comme Grétry, dont il fit reprendre Richard Cœur de Lion, comme Méhul, l'auteur de Joseph, comme Lesueur, l'auteur d'Ossian ou les Bardes, reçurent aussi des pensions sur la cassette impériale.

PROGRÈS ÉCONOMIQUES. — Le génie positif de Napoléon était épris avant tout de réalités et de résultats ; aussi l'intérêt qu'il portait aux questions d'ordre purement intellectuel, comme la littérature et les beaux-arts, ne primait pas en lui le souci constant qu'il avait des questions pratiques. À Sainte-Hélène, où il a fait repasser devant ses yeux toutes les manifestations de sa prodigieuse activité, il n'a point manqué de parler de son action dans le domaine économique.

Nous demeurons encore en France, disait-il, bien arriérés sur ces matières délicates (l'économie politique) ; elles sont encore étrangères ou confuses pour la masse de la société. Cependant, quel pas n'avions-nous pas fait ! quelle rectitude d'idées n'avait pas répandue la seule classification graduelle que j'avais consacrée de l'agriculture, de l'industrie et du commerce ! 1° L'agriculture : l'âme, la base première de l'Empire ; 2° l'industrie : l'aisance, le bonheur de la population ; 3° le commerce extérieur : la surabondance, le bon emploi des deux autres.... L'industrie ou les manufactures et le commerce intérieur ont fait sous moi des progrès immenses. L'application de la chimie aux manufactures les a fait marcher à pas de géant. J'ai imprimé un élan qui sera partagé de toute l'Europe.

L'industrie française et, d'une manière plus générale, l'industrie du continent étaient en partie tributaires de l'industrie anglaise. Arriva le décret du Blocus continental, dont l'objet et le résultat furent d'élever une véritable muraille de Chine entre l'Angleterre et le reste de l'Europe. Terrible machine de guerre, dont les conséquences politiques devaient être désastreuses pour Napoléon et pour la France ; mais sur le terrain économique les résultats des premières années tinrent, pour ainsi dire, du prodige. L'une des plus importantes industries alimentaires de l'Europe actuelle, la fabrication du sucre de betterave, doit son essor à la proscription du sucre de canne ou sucre colonial. Le sucre de betterave n'avait été d'abord qu'un produit de laboratoire, sans caractère industriel ; puis on parvint à le fabriquer dans des conditions qui lui assurèrent une vente très étendue. Un banquier parisien, Delessert, contribua au succès de l'industrie nouvelle en engageant de gros capitaux dans une fabrique de sucre de betterave ; Napoléon le récompensa par la croix de la Légion d'honneur et le titre de baron. Les industries textiles tirèrent aussi de grands bénéfices de la rupture des relations commerciales avec l'Angleterre. Deux associés dont les noms sont devenus inséparables, Richard et Lenoir, avaient découvert le secret de la fabrication des basins anglais ; ils fondèrent jusqu'à quarante filatures, ils y occupaient plus de vingt mille ouvriers. La ruine de l'Empire amena leur propre ruine, quand l'Angleterre put de nouveau inonder l'Europe de ses produits.

FAVEURS À L'INDUSTRIE. — Napoléon songeait à proscrire l'usage du coton en France ; il voulait ainsi favoriser la culture et le tissage du lin, qui était l'une des richesses des villes de la Flandre. À l'en croire, il y avait renoncé, parce que Joséphine avait poussé les hauts cris à l'idée de cet ostracisme. Un décret impérial de 1810 promit an prix d'un million de francs à l'inventeur de la meilleure machine à filer le lin ; il inspira la découverte du grand ingénieur Philippe de Girard.

La Correspondance de Napoléon offre de nombreuses preuves de sa sollicitude intelligente pour l'industrie et pour les industriels. Il lui arriva à plusieurs reprises de prêter des sommes aux manufactures, aux maisons de commerce et même aux ouvriers qui travaillaient isolément, pour les tirer d'une situation difficile.

L'industrie de la soie avait sa capitale à Lyon ; industrie de luxe, elle pouvait recevoir un puissant élan des commandes officielles. L'Empereur ne l'oublia pas dans les encouragements qu'il prodiguait aux manufactures. Il convient d'examiner, disait une dépêche impériale de 1810, ce qu'on pourrait faire pour les fabriques de Lyon par les règlements de la cour. On peut dire que, pendant l'hiver et toutes les fois que l'on sera en grand costume, l'habit de velours sera obligé, et que les autres jours tout le monde, excepté les officiers de service, paraîtra à la cour sans costume, mais vêtu en étoffes de Lyon.

L'Empereur avait appris que l'industrie du meuble traversait à Paris une crise difficile ; il envoya aussitôt des instructions au grand maréchal du Palais, comme il aurait envoyé des ordres militaires à un chef de corps (mai 1811) : Que l'on fasse une commande telle que, pendant les mois de mai et de juin, deux mille ouvriers du faubourg Saint-Antoine qui font des chaises, des meubles, des commodes, des fauteuils, et qui sont sans ouvrage, en aient sur-le-champ. Que vos idées soient arrêtées demain et qu'on commence sans délai. La cour, dans la pensée de Napoléon, devait servir à la prospérité de l'industrie nationale.

Des décrets de 1811 et de 1812 créèrent et organisèrent un ministère des Manufactures et du Commerce. Au moment où les nuages politiques, d'où allait sortir une guerre terrible, s'amoncelaient sur l'Europe orientale, Napoléon se montrait encore aux Français comme le protecteur des arts de la paix.

LES EXPOSITIONS INDUSTRIELLES. — La première idée d'organiser des expositions des produits de l'industrie revient à François de Neufchâteau, ministre de l'Intérieur sous le Directoire ; il fut l'inspirateur d'une exposition de l'industrie française, qui se fit au Champ de Mars aux mois d'août et de septembre 1798, an moment l'expédition d'Égypte était la grande préoccupation des esprits. Cent dix exposants eu tout avaient répondu à cet appel.

Le traité de Lunéville avait rétabli la paix entre la France et l'Autriche ; c'était la pacification de l'Europe continentale. Dès que cette oasis de repos s'entrouvrit devant la France, le Premier Consul, qui avait déjà en le temps de donner de solides assises au régime financier du pays, décida qu'une nouvelle exposition aurait lien en 1801. L'endroit choisi fut la cour du Louvre ; il avait l'avantage de se trouver à côté du palais du gouvernement et, mieux encore, au centre du quartier des affaires. À l'intérieur de la cour, au pied des façades de la Renaissance et du dix-septième siècle, on avait aménagé une décoration en portiques, pour loger les produits des exposants. Ceux-ci étaient venus au nombre de deux cent vingt. Les trois Consuls avaient fait à l'exposition une visite officielle, le 22 septembre ; ils avaient reçu, le surlendemain, les membres du jury, parmi lesquels on remarquait des savants comme le chimiste Berthollet, l'industriel Montgolfier, l'ingénieur Prony. L'action personnelle du chef de l'État contribua à donner à cette manifestation industrielle un succès considérable. Quelques moi ; plus tard, la paix d'Amiens était signée. Le Premier Consul décida de faire un nouvel appel à l'activité des fabricants français ; cinq cent quarante exposèrent cette fois les produits les plus divers de l'industrie nationale. La cour du Louvre fut encore le théâtre de cette manifestation de l'année 1802. Le succès fut plus grand que l'année précédente. Les étrangers, à présent que la paix régnait, revenaient en foule à Paris, notamment les Anglais et les Russes, pour le plus grand profit du commerce. La cour du Louvre fut alors le lieu de réunion à la mode ; une visite à l'exposition entrait dans le programme journalier des désœuvrés et des élégantes.

Il avait été décidé qu'une nouvelle exposition aurait lieu en 1806, dans cette année d'un éclat incomparable qui suivit la victoire d'Austerlitz. Elle s'ouvrit, en effet, le 25 septembre. Le même jour, Napoléon quittait Paris pour se rendre en Franconie ; la campagne de Prusse allait commencer. Tandis que la Grande Armée ramassait les lauriers d'Iéna et d'Auerstædt, qu'elle entrait en triomphe à Berlin, Paris voyait se dérouler des luttes pacifiques, qui tournaient aussi à la plus grande gloire de l'Empire. On avait voulu faire grand et on y avait réussi. De vastes portiques à colonnades avaient été construits sur la place des Invalides ; ils allaient du vieil hôtel jusqu'aux bords de la Seine. Champagny, ministre de l'Intérieur, avait adressé une circulaire aux préfets pour stimuler le zèle des industriels. Il y eut quatorze cent vingt-deux exposants, venus de cent quatre départements. Le jury, composé de tous les noms marquants de la science et de l'industrie, avait Monge pour président ; il dut se scinder en quatre sections, pour les arts chimiques, les arts mécaniques, les beaux-arts, les tissus. L'exposition ne fut pas seulement consacrée à l'industrie ; une place avait été faite aussi aux œuvres d'art. Des tapisseries des Gobelins, de Beauvais, de la Savonnerie, des meubles de style Empire avaient été disposés parmi les objets industriels ; l'ensemble en reçut un cachet décoratif, qui ravit les suffrages des connaisseurs. La fête de l'esplanade des Invalides avait pleinement réussi ; elle avait attesté, d'une manière éclatante, les progrès de l'industrie nationale. L'Empereur voulait tenir désormais tous les trois ans ces assises industrielles ; cependant cette exposition fut la dernière. La guerre d'Espagne, la guerre de Russie, l'insurrection de l'Europe ne laissaient plus le loisir d'organiser ces joutes de l'industrie et de la paix.

LES TRÉSORS DE NAPOLÉON. — Conquérant comme César, administrateur comme Auguste ou comme Dioclétien, législateur comme Justinien, Napoléon rappelait encore à un autre titre les empereurs de l'ancienne Rome ; comme eux il fut grand bâtisseur, c'est-à-dire grand constructeur de travaux d'utilité publique. Ce n'est pas une des moindres parties de son œuvre colossale ; elle lui inspira un jour, à Sainte-Hélène, un cri de légitime orgueil. Il lisait des journaux anglais qui parlaient des trésors qu'il devait posséder et qu'il tenait sans doute cachés.

Vous voulez connaître, dit-il, les trésors de Napoléon ? Ils sont immenses, il est vrai, mais ils sont exposés au grand jour. Les voici :

Le beau bassin d'Anvers, celui de Flessingue, capables de contenir les plus nombreuses escadres et de les préserver des glaces de la mer ; les ouvrages hydrauliques de Dunkerque, du Havre, de Nice ; le gigantesque bassin de Cherbourg ; les ouvrages maritimes de Venise ; les belles routes d'Anvers à Amsterdam, de Mayence à Metz, de Bordeaux à Bayonne ; les passages du Simplon, du mont Cenis, du mont Genèvre, de la Corniche, qui ouvrent les Alpes dans quatre directions : dans cela seul vous trouveriez plus de huit cents millions. Ces passages surpassent en hardiesse, en grandeur et en efforts de l'art, tons les travaux des Romains.

Et l'énumération continue, longue, éloquente : routes des Pyrénées aux Alpes, de Parme à Spezia, de Savoie en Piémont ; ponts d'Austerlitz, des Arts, d'Iéna, de Sèvres, de Tours, de Roanne, de Lyon, de Turin, de Bordeaux, de Rouen ; canaux entre le Rhône et le Rhin, la Somme et l'Escaut (canal de Saint-Quentin), la Vilaine et la Rance ; desséchement des marais du Cotentin et de l'Aunis ; reconstruction de la plupart des églises démolies pendant la Révolution ; travaux de Paris, de Lyon, de Turin, de Rome, etc. Voilà qui forme un trésor de plusieurs milliards qui durera des siècles. Voilà les monuments qui confondront la calomnie.

Parmi ces travaux d'utilité publique, deux retinrent surtout l'attention de l'Empereur, car ils faisaient partie de la gigantesque machine de guerre contre l'Angleterre à laquelle il ne cessa de penser : les travaux d'Anvers et les travaux de Cherbourg.

A l'embouchure de l'Escaut, il voulait avoir un pistolet chargé au cœur de l'Angleterre ; Anvers en était comme la poignée, Flessingue l'extrémité du canon. Un mois après son mariage avec Marie-Louise, il fit avec la nouvelle Impératrice un voyage à Anvers. La revue d'une escadre mouillée dans l'Escaut, le lancement d'un vaisseau de guerre, le Friedland, furent l'occasion de parades militaires d'un éclat exceptionnel. Il avait jeté les plans de toute une ville nouvelle à construire, en face d'Anvers, sur la gauche de l'Escaut. Anvers recevait encore la visite de Leurs Majestés aux mois de septembre et d'octobre 1811.

A Cherbourg, Napoléon voulait, suivant sou expression, renouveler les merveilles de l'Égypte ; il s'agissait de reprendre les travaux qui avaient été ébauchés sous le règne de Louis XVI et de construire à l'abri d'une digue une rade gigantesque. Il y vint avec Marie-Louise, au mois de mai 1811, pour se rendre compte de l'état des travaux. Deux ans plus tard, au mois d'août 1813, quand l'Empereur luttait en Saxe contre la coalition de l'Europe, Marie-Louise inaugurait en personne, à Cherbourg, un grand bassin creusé dans le roc pour abriter quinze vaisseaux de guerre.

TRANSFORMATION MATÉRIELLE DE LA FRANCE. — Il avait semblé, dès le début du Consulat, que la France avait été touchée par la baguette d'un magicien. Les routes avaient cessé d'être entretenues pendant la Révolution ; bien vite, elles étaient devenues impraticables ; par suite, cessation du commerce, mort de l'agriculture, fréquence des famines. Il en était des ports, des canaux, des édifices, comme des routes, parce que le service des ponts et chaussées avait été complètement désorganisé. La restauration et l'extension de ce service firent une impression profonde sur les contemporains. Les combinaisons politiques ne touchent d'ordinaire qu'un nombre assez restreint de personnes ; mais la masse tout entière s'intéresse aux travaux publics, qui méritent bien ce nom, car ils servent au bien-être et à la richesse de tous.

Premier Consul ou Empereur, Napoléon fut perpétuellement en route. Ce n'étaient point des promenades de touriste ou de désœuvré ; quand ce n'étaient pas des tournées d'état-major, c'étaient des visites d'inspecteur, et de quel inspecteur ! Avant qu'il allât dans une ville, on lui apportait tous les rapports sur sa situation, les travaux à exécuter ; il les lisait la nuit ; tout de suite, ils étaient gravés dans son esprit. À peine arrivé dans la ville, il faisait à cheval comme une reconnaissance ; avec son coup d'œil merveilleux, son sens si net des choses pratiques, il voyait sur l'heure la meilleure direction à donner au canal projeté, le meilleur emplacement pour une usine à établir, pour un port ou une digue à construire. Et les peuples restaient muets d'admiration. C'est plus qu'un homme, disaient les placides habitants de Dusseldorf. Oui, leur répondait Beugnot, c'est un diable.

Le plus bel éloge de cette administration toujours eu éveil, c'est d'avoir exécuté des travaux de tout genre au milieu de guerres continuelles et sans avoir jamais recouru à l'emprunt. Eu 1806, dans toutes les villes de l'Empire, des régiments de terrassiers, de maçons, d'ouvriers de tous les corps du bâtiment manœuvraient, sous les yeux d'un état-major d'ingénieurs et d'architectes, alors que les régiments de la Grande Armée évoluaient sous les yeux de l'Empereur dans les plaines de la Saxe et du Brandebourg, et que la situation des finances n'avait jamais été plus florissante.

PARIS SOUS NAPOLÉON. — Dès le Consulat, Bonaparte pensait à faire à Paris des embellissements gigantesques. À mesure que les victoires répétées rendaient plus glorieux le nom de la France et le sien, son esprit, toujours en quête de choses colossales, imaginait pour la capitale de l'Empire des projets gigantesques. Il ne s'agissait pas seulement de travaux d'utilité publique, comme le pont des Arts, le pont d'Austerlitz, le pont d'Iéna, le quai d'Orsay, le canal de l'Ourcq, les bassins de la Villette ; il s'agissait encore de donner à Paris un aspect monumental et de le décorer d'édifices qui symboliseraient les triomphes de la France nouvelle.

Un jour qu'il était au Louvre et qu'il regardait en dehors du côté de Saint-Germain l'Auxerrois : Voilà, dit-il, où je ferai une rue Impériale. Elle ira d'ici à la barrière du Trône. Je veux qu'elle ait cent pieds de large, qu'elle soit plantée, qu'elle ait des galeries. La rue Impériale doit être la plus belle rue de l'Univers. Après Austerlitz, quand la Confédération du Rhin attirait à Paris les princes allemands désireux de faire leur cour au maître de l'Europe, il voulait que la beauté de Paris répondît aux nouvelles destinées de l'Empire. Paris, disait-il, manque d'édifices, il faut lui en donner. Il y a telle circonstance où douze rois peuvent s'y trouver ensemble ; il leur faut donc des habitations, des palais et tout ce qui en dépend.

Pendant près de quinze ans, les architectes et les ingénieurs multiplièrent les œuvres et les projets pour répondre aux désirs de Napoléon. Percier et Fontaine — un architecte en deux personnes — furent ses architectes préférés ; mais il sut aussi employer le talent d'un Brongniart qui construisit le palais de la Bourse, d'un Vignon qui travailla au temple de la Gloire (l'église actuelle de la Madeleine), d'un Le Père qui avait fait partie de l'expédition d'Égypte, d'un Chalgrin qui avait été architecte du roi. Il avait demandé à Percier et Fontaine d'établir sur la colline de Chaillot, aujourd'hui le Trocadéro, un palais somptueux, pour lequel un crédit de vingt millions était prévu. Avant même la naissance de l'enfant de Marie-Louise, le palais en projet reçut le nom de palais du roi de Rome. L'emplacement avait été choisi à merveille : d'un côté, la perspective de Paris ; de l'autre, les coteaux de Meudon ; au pied de la colline, le nouveau pont d'Iéna ; en face, l'étendue du Champ de Mars, où il fut question de détourner les eaux de la Seine pour donner aux Parisiens le spectacle de naumachies. Les architectes avaient conçu les plans les plus grandioses pour l'édifice qui devait loger l'héritier de tant de couronnes : une façade de quatre cents mètres s'élevant au-dessus d'une immense colonnade, avec des dépendances de tout genre qui s'étendaient jusqu'à la Seine d'un côté, jusqu'à la Muette de l'autre. Les fondations de cette œuvre de géants commençaient à peine à sortir de terre que la nouvelle des désastres de Russie arrivait à Paris. Napoléon visita les chantiers au mois de mars 1813 ; il trouva les plans trop vastes, les crédits trop élevés. Arrivèrent les malheurs de la fin de l'Empire et tout fut abandonné.

Bien des projets furent mis en avant par les architectes de Napoléon pour l'achèvement du Louvre et des Tuileries ; un seul fut exécuté, l'arc de triomphe du Carrousel. Il avait été décidé, après la campagne d'Austerlitz, qu'un arc de triomphe serait élevé à la gloire de nos armées. Les travaux furent poussés avec beaucoup d'activité ; en novembre 1809, le monument servit à l'entrée triomphale de la Garde. Percier et Fontaine s'étaient inspirés des deux arcs romains de Septime-Sévère et de Constantin ; ils avaient combiné l'élégance des proportions avec la richesse des sculptures. L'arc du Carrousel semble perdu aujourd'hui dans le vide de la place moderne ; jadis, comme une sentinelle de pierre, il veillait, avec ses inscriptions grandiloquentes, à la porte du chef de la Grande Armée. L'une de ses faces porte ces lignes :

À LA VOIX DU VAINQUEUR D'AUSTERLITZ

L'EMPIRE D'ALLEMAGNE TOMBE

LA CONFÉDÉRATION DU RHIN COMMENCE

LES ROYAUMES DE BAVIÈRE ET DE WURTEMBERG SONT CRÉÉS

VENISE EST RÉUNIE À LA COURONNE DE FER

L'ITALIE ENTIÈRE SE RANGE SOUS LES LOIS DE SON LIBÉRATEUR

Le projet d'élever une colonne an centre de la place Vendôme, sur le modèle de la colonne Trajane, remonte à l'année 1803 ; il était question de symboliser les départements de la République et de couronner le tout par la statue de Charlemagne. Après la campagne de 1805, on parla d'une colonne d'Austerlitz ou de la Grande Armée, qui serait construite avec le bronze des canons russes et autrichiens. L'idée fut exécutée par les architectes Gondoin et Le Père, avec le concours de Denon, directeur général des musées. Une gigantesque spirale déroule toute l'histoire de la campagne, de Boulogne à Austerlitz. Sur le faîte, on dressa la statue colossale de Napoléon en empereur romain, œuvre de Chaudet ; l'Empereur était là comme un dieu dans sa gloire, qui voit la terre à ses pieds.

Napoléon avait d'abord songé à faire construire sur l'emplacement de la Bastille un arc de triomphe monumental ; puis il fit choix de la barrière de l'Étoile, sur la hauteur qui domine la perspective des Champs-Élysées. L'architecte Chalgrin fut chargé de tracer le plan d'une arche monumentale à quatre façades. Les travaux commencèrent en 1808 ; en 1814, le monument n'émergeait encore que de cinq ou six mètres. Quand le corps de Napoléon fut ramené en France en 1840, il pénétra dans Paris en passant sous ces voûtes de pierre. En se retrouvant dans sa capitale, l'âme de l'Empereur se souvint-elle de ces paroles qu'il avait dites dans les tristesses de Sainte-Hélène ? Si le Ciel m'eût accordé quelques années, assurément j'aurais fait de Paris la capitale de l'Univers et de toute la France un véritable roman. Le grand ouvrier, qui savait comme on fonde, entendait par là l'aspect féerique qu'il avait rêvé de donner à la France entière.