LA GUERRE DE 1870

 

IV. — LA GUERRE EN PROVINCE.

 

 

Des différentes armées qui avaient commencé à s'organiser en province, avec les débris des vieux régiments, les régiments de marche, les gardes mobiles, les francs-tireurs, la plus dangereuse pour les Allemands, c'était l'armée qu'on allait appeler l'armée de la Loire ; car elle était la plus voisine de Paris, dont les Allemands avaient commencé le siège. Aussi l'état-major ennemi détacha de Versailles le général von der Tann pour aller occuper Orléans. Cette ville était alors le siège du 15e corps d'armée, qui venait d'être improvisé et que commandait le général de La Motte-Rouge.

Le 10 octobre, au nord d'Artenay, l'avant-garde de La Motte-Rouge essaya d'arrêter le corps de von der Tann. Les Français furent mis en déroute après un rapide combat. Le lendemain, 11 octobre, l'ennemi occupa Orléans, qui fut frappé d'une contribution de guerre écrasante de cinq millions. Vaincu et désorganisé pour avoir vu le feu pendant quelques heures, le pauvre 156 corps se replia en Sologne, à Salbris.

Von der Tann, resté à Orléans, envoya son lieutenant Wittich occuper Chartres ; c'était compléter à distance l'investissement de Paris. Au cours de cette marche des Allemands à travers la Beauce se place un des épisodes les plus glorieux et les plus dramatiques de la guerre, la défense désespérée, héroïque, de Châteaudun. Ville ouverte, gardée par une poignée de gardes nationaux et par les francs-tireurs de Lipowski, en tout douze cents hommes, la petite cité eut l'audace de se défendre. Vers midi, le 18 octobre, Wittich arriva avec douze mille hommes et trente pièces de canon.

Il trouva les rues barricadées. A dix heures du soir seulement, il put déboucher sur la place principale, après avoir perdu deux mille hommes. Pour châtier la ville coupable, Wittich ordonne qu'elle soit brûlée. Le pétrole coule à flots : l'incendie commence.

Les voilà à la besogne[1] ; les portes cèdent sous leurs coups, ils chassent les habitants à la baïonnette et incendient leurs maisons avec une infernale méthode qui éloigne l'excuse de ces emportements auxquels se livre d'ordinaire la passion. Ils vont priver de leurs dernières ressources des 'pauvres qui n'ont pris aucune part à la défense ; c'est égal, ils brûlent. On les supplie, on les conjure avec des larmes, on leur fait des promesses ; rien ne les émeut, ils brûlent. Des vieillards, des infirmes, des femmes, des enfants vont périr dans leurs lits ou dans leurs caves ; qu'importe ? ils brûlent. Là où l'on a contenté leur voracité, ils brûlent. Le plaisir du manger tient une large place dans leur vie, mais pour eux une volupté plus grande, c'est le bruit des écroulements et la plainte des désespérés. Chose horrible, hideuse ! des généraux, des princes même, descendent, comme de vulgaires bandits, au rôle d'incendiaires ; le feu est une solennité qui complète leurs victoires. Admirable spectacle, s'écrient-ils, qu'une ville en flammes ! Il faut que ce soit le sort de la France entière, que femmes, enfants, vieillards, tout y passe. Ces paroles ont été dites, messieurs, devant cent quatre-vingt-dix-sept maisons brûlées à la main, en réjouissance de la glorieuse journée où les vainqueurs étaient dix contre un. Après l'incendie, le pillage ; après le pillage, l'assassinat ; pour couronner tout cela, l'orgie ! Elle dure deux jours entiers ; après quoi les Barbares s'éclipsent sous le coup d'une alerte.

Le gouvernement de la Défense nationale déclara solennellement que Châteaudun avait bien mérité de la patrie. La croix de la Légion d'honneur fut mise dans les armes de la ville. Chaque année, le 18 octobre, une foule pieuse se réunit au cimetière de Châteaudun, pour honorer l'admirable exemple donné par la petite ville.

Retiré en Sologne, à Salbris, le 15e corps s'était reconstitué avec un nouveau général, de caractère énergique, rappelé du cadre de réserve, d'Aurelle de Paladines. Je suis parfaitement décidé, disait-il dans son premier ordre du jour, à faire fusiller le soldat qui hésitera devant l'ennemi. En même temps un autre corps, le 16e, se constituait à Blois, avec un général, que ses campagnes d'Algérie avaient mis en évidence, Chanzy ; au début de la guerre, il était général de brigade commandant la subdivision de Sidi-bel-Abbès et de Tlemcen. Le gouvernement de la Défense nationale venait de le nommer général de division et chef de corps.

La réunion de ces deux corps fut appelée armée de la Loire ; il fut décidé qu'ils seraient employés à la reprise d'Orléans. La majeure partie devait se concentrer à Blois, pour se porter dans la direction d'Orléans par la rive droite de la Loire ; une division, sous les ordres de Martin des Pallières, partie de Gien, devait couper la retraite à l'ennemi. Les Français allaient donc prendre l'offensive, pour la première fois depuis le début de la campagne. Ce fut leur première victoire ; ce fut, hélas ! la seule de ces six mois de guerre.

Le transport du 15e corps de Salbris à Blois, la marche de toute l'armée de Blois vers Orléans, ne se firent pas sans donner l'éveil à l'ennemi, qui eut le temps d'évacuer Orléans ; les journaux français avaient toutes les peines à garder le secret d'une opération. Cependant le 9 novembre, à Coulmiers, non loin de ces champs de bataille immortalisés par Jeanne d'Arc, les soixante-cinq mille hommes de l'armée de la Loire arrivaient en présence des vingt-deux mille Bavarois de von der Tann. Débordé sur ses deux ailes, l'ennemi ne put qu'abandonner ses positions. Il recula sur Artenay, en renonçant tout à fait à garder les bords de la Loire. Sa dérobade fut si rapide que Martin des Pallières, qui descendait la Loire par la rive droite, en venant de Gien, ne put atteindre ni les vaincus de Coulmiers, ni même les convois sortis d'Orléans.

La journée de Coulmiers n'avait donné aux Français que le champ de bataille ; l'armée ennemie n'avait été ni prise ni détruite. Néanmoins, c'était une victoire. L'armée de la Loire avait bravement reçu le baptême du feu ; elle avait un chef ; maîtresse d'Orléans, il semblait qu'elle fût capable de s'ouvrir la route de Paris. Pour la première fois, le ciel si sombre de la France fut traversé par une lueur d'espoir.

Trois corps nouveaux vinrent renforcer l'armée de la Loire : le 20e, du général Crouzat ; le 18e, du général Billot ; le 17e, du général Sonis. Seul, le 20e était organisé ; les deux autres n'étaient qu'un ramassis de troupes mal équipées, mal armées, d'une frêle consistance. Du moins l'armée de Sonis comptait un corps énergique, la légion des volontaires de l'Ouest ; il est plus connu sous le nom de zouaves pontificaux, parce qu'il fut formé avec un noyau de cette ancienne troupe. Sous les ordres du colonel de Charette, leur ancien commandant à Rome, les zouaves pontificaux acquirent une juste réputation de bravoure.

Sonis fut placé à gauche, au nord-ouest d'Orléans ; Billot et Crouzat furent placés à droite, du côté de Gien.

Le dessein de d'Aurelle de Paladines était d'entraîner toutes ces forces par des exercices répétés dans le camp retranché d'Orléans, comme il avait formé le 15e corps à Salbris, et de ne les conduire au feu que lorsqu'il les sentirait bien en main, parties homogènes et solides d'un organisme unique. La Délégation, qui était à Tours, ne comprenait pas ces retards ; elle était prête à accuser d'Aurelle de Paladines de ne pas profiter de l'élan provoqué par la journée de Coulmiers. Sans tenir compte de ses raisons de chef de corps, trop fondées, le gouvernement lui envoya l'ordre d'agir tout de suite, c'est-à-dire de marcher dans la direction du nord.

Il obéit. L'armée de la Loire allait se heurter à la IIe armée allemande, l'armée du prince Frédéric-Charles, qui venait d'accourir de Metz, à marches forcées, depuis la capitulation du 28 octobre ; elle allait se heurter aussi à l'armée du grand-duc de Mecklembourg, détachée du siège de Paris.

Une jeune fille de dix-neuf ans, Mlle Juliette Dodu, était alors chargée du service des dépêches télégraphiques au bureau de poste de Pithiviers, dans cette ville occupée par les Allemands ; elle avait trouvé le moyen d'intercepter la correspondance de l'ennemi en installant à la fenêtre de sa chambre un dérivatif sur le fil électrique. Sa pieuse fraude rendit à l'armée de la Loire d'inappréciables services. Les Allemands finirent par le savoir. Mlle Juliette Dodu, jugée par un conseil de guerre, fut condamnée à mort ; Frédéric-Charles s'honora en accordant la grâce de la vie à cette jeune fille admirable. Mlle Juliette Dodu, décorée plus tard de la médaille militaire et de la croix de la Légion d'honneur[2], restera au premier rang de ces femmes héroïques qui sont l'honneur et la parure de notre pays.

 

* * *

 

Du 28 novembre au 4 décembre, pendant six jours continus, les environs d'Orléans, au nord-est, au nord et au nord-ouest de la ville, furent le théâtre de combats furieux, mais d'actions décousues. L'armée de la Loire engagea d'abord sa droite, puis sa gauche ; tout le résultat, c'est qu'elle se fit battre et disloquer. Que de pages douloureuses et dramatiques à ce moment de notre histoire, dans cette triste semaine, la semaine de l'anniversaire d'Austerlitz !

Le 28 novembre, combat de Beaune-la-Rolande. Crouzat, avec le 20e corps et une partie du 18e (Billot), attaque Beaune-la-Rolande, où s'étaient retranchés les Allemands. Son attaque fut conduite avec une extrême vigueur ; il ne put toutefois enlever la ville, mais il resta en face des ennemis.

On apprit alors que l'armée de Paris, conduite par Ducrot, dirigeait une grande sortie de la capitale dans la direction de Fontainebleau ; il fallait opérer la jonction de l'armée de la Loire et de l'armée de Paris. M. de Freycinet prescrivit ou mieux imposa, malgré les répugnances des généraux qui connaissaient la fragilité de la plupart de leurs troupes, une offensive générale. L'entreprise ne pouvait réussir. L'armée se disséminait sur un front de près de vingt lieues, depuis la forêt de Marchenoir, à gauche, où était Sonis, jusqu'aux environs de Montargis, à droite, où étaient Crouzat et Billot.

Le mouvement commença le 1er décembre. Le temps était affreux ; un vent glacial balayait les plaines de la Beauce, couvertes de neige. Les hommes qui s'oubliaient à dormir au bivouac avaient les pieds gelés sous la tente.

Le 1er décembre, Chanzy, avec le 16e corps, attaque Villepion ; l'un de ses officiers, l'amiral Jauréguiberry, qui commandait la 1re division du 16e corps, en chasse l'ennemi. On crut à un grand succès, à une nouvelle journée de Coulmiers.

Mais le lendemain, 2 décembre, le grand-duc de Mecklembourg entrait en ligne avec toutes ses forces. La bataille recommença, entre Loigny, Terminiers et Pourpry. Une partie des troupes de Chanzy venaient de prendre le village de Loigny. Alors Chanzy appela à son aide Sonis et le 17e corps, qui était un peu en arrière.

Sonis arrive à Villepion. Il envoie sur Loigny une brigade de deux régiments de marche. L'un des deux régiments lâche pied. D'un bond de son cheval, Sonis se porte au-devant d'eux ; il ordonne, il crie, il fait frapper les fuyards à coups de plat de sabre. Rien n'y fit ; impossible de les ramener au combat.

Là-dessus, raconte Sonis[3], je partis et je m'élançai au galop sur ma réserve d'artillerie, où j'avais placé mes zouaves, mon bataillon sacré. Je criai à Charette : Mon ami, amenez-moi un de vos bataillons. Il en avait deux. Puis, m'adressant aux zouaves : Il y a là-bas des lâches qui refusent de marcher. Ils vont perdre l'armée. A vous de les ramener au feu. En avant, suivez-moi ! Montrons-leur ce que valent des hommes de cœur et des chrétiens.

Un cri d'honneur s'échappa de ces nobles poitrines. Ces braves enfants se précipitèrent vers moi ; tous voulaient courir à la mort. J'en pris trois cents, le reste devant rester à la garde de l'artillerie. Le bataillon partit, accompagné par les francs-tireurs de Tours et de Blidah, les mobiles des Côtes-du-Nord, et précédé par une ligne de tirailleurs. C'était en tout huit cents hommes.

Il était quatre heures et demie. Le jour tombait. Je dis au colonel de Charette : Voici le moment de déployer la bannière du Sacré-Cœur. Elle se déploya, on la voyait de partout. C'était électrisant. Nous marchâmes ainsi d'un pas assuré, bien convaincus que nous remplissions un grand devoir. J'avais toujours l'espoir que la 3e division arriverait enfin et appuierait mon mouvement. Je ne doutais pas non plus que cette poignée de braves ne ramenât au feu les troupes qui battaient en retraite. Arrivé à la hauteur du 51e : Soldats ! dis-je à ces hommes, voilà le drapeau de l'honneur, suivez-le, en avant ! Mais rien, rien. Secouant mon képi de la main gauche, et brandissant mon épée de la main droite, je leur criais : N'avez-vous plus de cœur ? Marchez ! Ils ne marchèrent pas.

Et nos zouaves avançaient toujours. J'avais à ma droite le colonel de Charette, à ma gauche le commandant de Troussures. Ce dernier se jetant à mon cou : Mon général, me dit-il, que vous êtes bon de nous mener à pareille fête ! Noble cœur ! Ce devait être sa dernière parole.

Sonis et ses zouaves enlèvent la ferme de Villours. Ils arrivent à deux ou trois cents mètres du village de Loigny, à un bouquet d'arbres, qu'on appela depuis le bois des zouaves ; devant chaque arbre se dressent aujourd'hui des croix funéraires. Il est impossible à ces braves d'aller plus loin. Une grêle épouvantable d'obus les arrête et les écrase. Le bataillon sacré est détruit. Sonis, la cuisse fracassée, est jeté à terre. Seul, abandonné au milieu des morts et des mourants couchés à ses côtés, en face du village où l'incendie faisait rage, Sonis passa sur le champ de bataille une nuit entière.

Écoutons-le raconter ces heures d'agonie[4] :

J'étais là, seul, immobile, étendu sur la terre et la neige. Autour de moi gisaient de nobles victimes qui n'avaient point marchandé leur vie, mais qui l'avaient libéralement donnée pour la grande cause de la patrie et de l'honneur.

L'armée prussienne ne tarda pas à passer sur nos corps, en un ordre parfait.

En arrivant à la hauteur des morts et des blessés, les soldats allemands s'arrêtaient et enlevaient les armes qui pouvaient avoir quelque valeur. C'est ainsi qu'un soldat se précipita sur moi, et, me tournant et retournant avec brutalité, déboucla mon ceinturon et enleva mon épée et mon pistolet.

D'autres compagnies passèrent successivement, m'infligeant le spectacle de l'enivrement de leur victoire.

Enfin, je vis un de ces soldats que sa place dans le rang avait conduit en face du zouave dont j'ai parlé et qui était couché à quelques pas de moi, remuer du pied cet infortuné et lui écraser la tête d'un coup de crosse.

Je crus que le même sort m'attendait, et je remis mon âme à Dieu. Je le crus surtout lorsque, dans cette troupe marchant en ligne, je vis arriver directement vers moi un autre soldat qui devait me passer sur le corps. Mais celui-là, au contraire, était le bon Samaritain. Cet homme, arrivé à moi, s'arrêta, me prit la main, et. la serrant avec une indéfinissable expression de bonté, il me dit : Camarade ! C'était sans doute le seul mot de français qu'il sût, mais il y mit tout son cœur. Se penchant vers moi, ce généreux soldat inclina sa gourde et versa dans ma bouche quelques gouttes d'eau-de-vie. J'étais à jeun depuis vingt-quatre heures.

Après le passage des troupes prussiennes, des médecins et des infirmiers allemands vinrent visiter le champ de bataille. Je vis d'abord briller dans le lointain les énormes lanternes rouges sphériques qui leur servaient à rechercher les blessés. Ils relevèrent plusieurs des leurs, mais aucune offre de secours ne me fut faite et je ne voulus rien demander à l'ennemi. J'ai su plus tard que quelques-uns des nôtres avaient été recueillis par les Prussiens et conduits dans une grange du village de Loigny.

Bientôt le silence se fit autour de moi, silence troublé par la voix des mourants, appelant en vain au secours. Jamais je n'oublierai ces cris déchirants : Docteur ! Docteur ! l'ambulance ! l'ambulance ! Hélas ! il n'y avait dans ce champ de carnage ni docteur ni ambulance.

La nuit vint augmenter les douleurs de notre agonie, et nous fûmes bientôt entourés par un grand cercle de feux. Les Prussiens incendiaient les hameaux des environs ; et celui de Loigny, situé à deux cents mètres de moi, paraissait déjà un vaste brasier. A la lueur de l'incendie, je pouvais distinguer les silhouettes des soldats allemands se chauffant autour des maisons qui brûlaient, et le bruit de leurs conversations et de leurs rires arrivait jusqu'à moi.

Vers neuf heures, j'entendis sur ma droite, en avant de Terminiers, un cri prolongé, semblable à celui que l'on entend sur la mer, lorsqu'on veut héler un bâtiment. J'eus tout de suite la pensée que quelqu'un de charitable venait à notre secours. Je ne m'étais pas trompé ; je rassemblai toutes mes forces et je criai : Au secours ! mais la voix s'éloignait. J'essayai alors de me traîner sur la terre dans la direction de la voix que j'avais entendue. Ce fut en vain : j'étais incapable de tout mouvement.

J'abandonnai tout espoir de salut et je me résignai à mon sort. Lorsque MM. Bruyère et de Harscouët m'avaient quitté, ils avaient emporté les derniers adieux que j'adressais à ma famille. La pensée des douleurs que ma mort allait leur causer vint navrer mon âme de tristesse ; mais je fus tiré de mon abattement par la contemplation de l'image de Notre-Dame de Lourdes ; elle ne me quitta plus.

Je perdais cependant beaucoup de sang. Ma jambe était brisée en vingt-cinq morceaux, comme on l'a vu depuis.

Vers onze heures du soir, la neige commença à tomber à gros flocons. Peu à peu, les cris cessèrent ; les moribonds rendaient l'âme, le froid engourdissait tout ; il se fit un silence de mort. La neige couvrait tout de son immense linceul. Au sein de ce calme profond, je vis deux formes humaines se traîner vers moi. C'étaient deux jeunes zouaves pontificaux, tous deux enfants du peuple, car l'un était attaché au service du curé de Saint-Brieuc, et l'autre était un ouvrier cordonnier parisien. Le premier s'appelait Auger, le second Delaporte. Ces deux jeunes blessés, qu'une foi commune avait placés au milieu de la meilleure noblesse de France, étaient de fervents chrétiens, et ils venaient me demander de leur parler de Dieu. Je les entretins de la mort avec cette liberté que donne la foi dans l'immortalité. Nous étions sur le seuil de ces espérances éternelles qui forment comme le prix de ce grand combat qu'on appelle la vie ; et sur ce seuil, l'Église a placé Marie, afin d'inspirer confiance à ceux qui doivent le franchir. La Vierge immaculée fut donc l'objet de mon entretien avec ces deux jeunes gens.

Un autre jeune zouave, qui m'avait vu, se traîna sur la neige et vint se placer près de moi, en appuyant sa tête sur mon épaule gauche. Il y mourut peu après.

La neige tombait toujours ; mon sang coulait, mais sans souffrance ; encore une fois, je ne perdis pas connaissance un seul instant. Je me représentais toujours Notre-Dame de Lourdes, et je ne cessais de sentir une paix, une consolation intérieure ineffable. Je ne recommençai à souffrir que lorsque les hommes s'occupèrent de moi...

Il était dix heures du matin, lorsque d'autres voix retentirent, mais celles-là très distinctement et tout près de moi. J'agitai mon bras droit, le seul qui fût libre ; je criai de toutes mes forces, à plusieurs reprises. Enfin l'abbé Batard, aumônier des mobiles de la Mayenne, aperçut mon geste et vint de mon côté.

Transporté au presbytère de Loigny, Sonis y fut amputé d'une jambe. Depuis 1887 l'ancien commandant du 17e corps repose dans l'église de Loigny, au-dessous du maître autel. Le visiteur n'entre pas aujourd'hui sans une émotion profonde dans l'église de ce petit village beauceron, que son curé, un vieux prêtre décoré de la Légion d'honneur, a fait reconstruire avec l'argent d'une souscription nationale ; il ne visite pas sans une émotion profonde l'ossuaire qui occupe une partie de la crypte et le tombeau sur lequel Sonis a fait inscrire ces simples mots, qui le peignent tout entier : Miles Christi, Soldat du Christ.

Après la défaite de Loigny-Pourpry, la retraite de l'armée de la Loire, épuisée par ces combats d'usure, était inévitable. Les deux armées allemandes de Frédéric-Charles et du grand-duc de Mecklembourg, qui avaient réussi du côté de l'ouest leur action débordante, constituaient à présent la masse de rupture ; en un bloc, elles se portèrent sur Orléans.

Vainement, les 3 et 4 décembre, au nord d'Orléans, à Chevilly et à Cercottes, au milieu d'ouragans de neige, d'Aurelle de Paladines et Martin des Pallières firent tout pour conjurer le désastre. Pris de panique, ou à bout de forces, nos soldats lâchaient pied. Le 4 décembre au soir, les Français évacuaient Orléans. Le lendemain, les Prussiens rentraient dans la ville ; ils devaient l'occuper jusqu'à la fin de la guerre.

Un général vaincu devient très vite un général incapable, même quand on lui a imposé un plan de guerre, malgré les objections qu'il a pu faire. La Délégation de Tours rejeta sur d'Aurelle de Paladines la responsabilité du désastre ; il fut destitué et remplacé par Bourbaki.

A peu près toute l'armée de la Loire avait été rejetée au sud, dans la direction de Vierzon et de Bourges ; la malheureuse armée n'était pas au terme de ses souffrances, elle était réservée à de plus grands maux encore.

 

* * *

 

Il ne restait sur la rive droite de la Loire que le 16e et le 17e corps, qui, sous les ordres de Chanzy, s'étaient repliés sur Beaugency. Avec un corps nouveau, le 21e, de l'amiral Jaurès, ils formèrent une armée indépendante, qu'on appela la seconde armée de la Loire ou l'armée de Chanzy.

Chanzy, c'est le général calme et résolu entre tous, dont Gambetta disait qu'il était le véritable homme de guerre révélé par les événements. Ce qui fait la grandeur de l'homme, c'est le caractère. C'est l'âme, comme on l'a dit, qui gagne et qui perd les batailles. En Chanzy, le caractère fut digne de cette tragédie épouvantable.

Le 5 décembre, quand il reçut le commandement suprême de cette armée nouvelle, les circonstances étaient vraiment désespérées. Animé d'une confiance inébranlable, il sut enflammer de sa patriotique ardeur les troupes misérables et mourantes qu'il avait recueillies ; il galvanisa ce cadavre qu'on appelait son armée. Tout en reculant des plaines de la Beauce aux confins de la Bretagne, il ne cessa pendant plus de six semaines de se battre, en disputant le terrain pied à pied. Il avait trouvé des lieutenants dignes de lui, notamment en la personne de l'amiral Jauréguiberry, promu commandant en chef du 16e corps. Ce fut la retraite infernale ; elle l'a immortalisé.

Le quartier général de Chanzy fut d'abord à Josnes, auprès de Beaugency[5]. Des combats, en avant de Josnes, du 7 au 10 décembre, l'obligèrent à abandonner les bords de la Loire. Il se porta sur les bords du Loir et s'y arrêta pendant quelques jours. Le 14 et le 15 décembre, à Fréteval et à Vendôme, il faisait tête vigoureusement à l'ennemi.

Son plan était de se concentrer sur le Mans, d'y réorganiser son armée avec les renforts venus du camp de Conlie, aux environs du Mans, et de reprendre l'offensive pour se porter, par un grand détour, dans la direction de Paris. Mais tout en se concentrant peu à peu sur le Mans, il gardait le contact avec l'ennemi ; les environs de Vendôme et de Saint-Calais furent le théâtre de combats continuels.

A Saint-Calais, les Allemands avaient commis des actes de brutalité sur une population sans défense. Le général Chanzy adressa au commandant prussien à Vendôme une protestation indignée[6].

J'apprends que des violences inqualifiables ont été exercées par des troupes sous vos ordres sur la population inoffensive de Saint-Calais, malgré ses bons traitements pour vos malades et vos blessés.

Vos officiers ont exigé de l'argent et autorisé le pillage : c'est un abus de la force qui pèsera sur vos consciences, et que le patriotisme de nos populations saura supporter. Mais ce que je ne puis admettre, c'est que vous ajoutiez à cela l'injure, alors que vous savez qu'elle est gratuite.

Nous lutterons à outrance, sans trêve ni merci, parce qu'il s'agit aujourd'hui de combattre, non plus des ennemis loyaux, mais des hordes de dévastateurs qui ne veulent que la ruine et la honte d'une nation qui prétend conserver son honneur, son indépendance et son rang.

A la générosité avec laquelle nous traitons vos blessés et vos prisonniers, vous répondez par l'insolence, l'incendie et le pillage.

Je proteste avec indignation au nom de l'humanité et du droit des gens que vous foulez aux pieds.

 

Au commencement de janvier, les Allemands furent convaincus qu'il n'y avait plus d'offensive à redouter. Alors ils se portèrent en masse contre la seconde armée de la Loire. Frédéric-Charles et le grand-duc de Mecklembourg réunirent contre elle plus de cent quatre-vingt mille soldats. Les corps prussiens se mirent à marcher concentriquement sur l'Huisne, qui conduit au Mans. Le 7 janvier, Nogent-le-Rotrou tomba entre leurs mains. Trois jours après, ils étaient arrivés aux portes du Mans.

Là, le 11 et le 12 janvier (1871), à l'est du Mans, fut livrée une des plus violentes batailles de la guerre. Le plateau d'Auvours, qui formait la position maîtresse, avait été repris et gardé, à la suite d'une charge vigoureuse des volontaires de l'Ouest, que commandait un marin, le capitaine de vaisseau Gougeard, mais, dans la nuit du 11 au 12, un corps de mobilisés bretons, pris de panique, lâcha pied. L'armée française fut entamée. Alors, le 12, Chanzy ordonna la retraite. La bataille se prolongea jusqu'à la nuit dans les rues de la ville.

Le Mans était perdu. Chanzy, toujours dans une fière contenance, se porta sur la Mayenne. Tandis que les Prussiens occupaient Alençon, le 16 janvier, lui-même s'établissait à Laval. Il se battait encore aux portes de cette ville, à Saint-Mélaine, le 18 janvier. Il était prêt à se retirer en Bretagne, comme dans la dernière citadelle de la France. Ce fut seulement l'armistice du 28 janvier qui fit poser les armes à ce soldat indomptable.

L'homme que l'on regardait dans les années qui suivirent la guerre comme le général de la revanche, mourut en 1883, quatre jours après Gambetta. Sa statue s'élève à Nouart, la petite ville des Ardennes où il naquit. Il est représenté debout, le bras tendu vers l'est. Le socle porte ces mots, qui sont de lui : Que les généraux qui veulent le bâton de maréchal de France aillent le chercher au delà du Rhin.

 

* * *

 

Non moins énergique fut la résistance de l'armée du Nord. Organisée en partie avec des soldats qui s'étaient échappés de Sedan et de Metz, elle fut conduite au feu pour la première fois par le général Farre.

Le 27 novembre, à Villers-Bretonneux, au sud-est d'Amiens, Farre essaya de protéger cette ville contre les troupes allemandes qui arrivaient de Metz par Compiègne. La bataille de Villers-Bretonneux, bien que perdue, fit grand honneur à nos jeunes troupes. Les Prussiens entrèrent à Amiens le 28 novembre, le jour de la bataille de Beaune-la-Rolande.

Dans ces circonstances critiques le général Faidherbe, ancien gouverneur du Sénégal, prit le commandement de l'armée du Nord. Il s'établit à Ham et arriva aux portes d'Amiens.

Manteuffel accourut de Rouen ; il était entré dans cette ville le 5 décembre, ce fut le point le plus occidental occupé par l'ennemi sur les bords de la Seine. Un peu au nord-est d'Amiens, à Pont-Noyelles, le 23 décembre, Manteuffel se heurta à la résistance terrible de Faidherbe. Les Français avaient tenu bon ; mais leur général comprit qu'il devait replier sa petite armée vers les places du nord. Il le fit en bon ordre. Les Prussiens le suivirent.

Faidherbe reprit l'offensive pour secourir Péronne. Ce fut la bataille de Bapaume, du 3 janvier. Comme à Pont-Noyelles, les Français gardèrent leurs positions ; mais leur faiblesse numérique ne leur permit pas de profiter de ce succès. Faidherbe se replia du côté de l'est. Péronne capitula le 10 janvier.

Une fois de plus, Faidherbe reprend l'offensive et se porte sur Saint-Quentin, comme pour s'ouvrir une route sur Paris. Dans cette situation bizarre où les Français tournaient le dos à la Belgique et les Allemands à Paris, fut livrée la bataille du 19 janvier. Faidherbe avait tenu bon toute la journée. Le lendemain, il donna l'ordre de la retraite. En bon ordre, il se retira sur Cambrai avec son artillerie intacte.

L'armistice seul du 28 janvier mit fin à sa campagne. C'est l'énergie avant tout qui fait les grands militaires, ou mieux qui fait les hommes ; à ce titre, Chanzy et Faidherbe auront toujours droit à notre reconnaissance et à notre admiration.

 

* * *

 

Du côté de l'est, au moment de la perte de l'Alsace, des corps francs s'étaient organisée pour défendre les passages des Vosges ; une affaire très honorable fut la défense de Rambervillers, le 9 octobre. La perte d'Épinal, le 12 octobre, obligea la petite armée des Vosges, l'armée du général Cambriels, à se retirer au sud, dans la direction de la Saône et du Doubs. Dans ce mouvement de retraite, les Français conservèrent Besançon ; mais ils durent abandonner Dijon. Cette ville fut prise le 30 octobre.

Pour défendre la Bourgogne et le Morvan, il y avait deux petites armées. Le général Cremer, qui avait remplacé le général Cambriels, était établi dans la vallée de la Saône. Garibaldi, qui, à défaut du gouvernement de Victor-Emmanuel, s'était souvenu de 1859, était établi à Autun avec son corps franc. Un heureux coup de main des garibaldiens à Châtillon-sur-Seine, le 16 novembre, leur succès à la défense d'Autun, le 1er décembre, firent illusion, pendant quelque temps, sur la valeur de ces bandes ; en fait, elles étaient trop indisciplinées et trop incohérentes pour pouvoir rendre service.

Werder, le général qui avait pris Strasbourg, occupait à présent Dijon ; une de ses divisions avait commencé le 3 novembre le siège de Belfort. Cette place était défendue par le colonel du génie Denfert-Rochereau. Sa résistance énergique, qui est une des plus belles pages de la guerre, se prolongea jusqu'au 16 février. Quand Belfort ouvrit ses portes sur l'ordre du gouvernement de la Défense nationale, la ville avait supporté cent trois jours de siège, dont soixante-treize de bombardement.

Pour nettoyer les approches de Dijon, Werder fit une pointe du côté du sud. A Nuits, le 18 décembre, il se heurta à la résistance énergique de Cremer. Les Français se retirèrent sur Beaune sans se laisser entamer. Les Allemands regagnèrent Dijon dans un grand désarroi.

Il fallait venir au secours de la petite armée de la Saône et surtout au secours de Belfort. Le gouvernement de la Défense nationale résolut de transporter en Bourgogne la première armée de la Loire. Il s'agissait de ces malheureux débris de l'armée de d'Aurelle de Paladines, qui, après le 4 décembre, s'étaient retirés sur Bourges, en proie à la désorganisation la plus profonde. On leur donna le nom d'armée de l'Est ; Bourbaki, qui se trouvait à Londres lors de la capitulation de Metz, en reçut le commandement.

Le plan que Bourbaki avait à exécuter était de l'offensive la plus audacieuse, quand les moyens d'exécution, armes, magasins, et surtout moyens de transport, faisaient à peu p ès complètement défaut. Il fallut près de trois semaines pour transporter les troupes, par chemin de fer, de Nevers aux environs de Besançon.

Le 5 janvier seulement, Bourbaki put se mettre en marche dans la direction de Belfort. Le froid très rigoureux rendait les marches très pénibles. Il fallait cependant se hâter. On annonçait la concentration vers Châtillon-sur-Seine d'une nouvelle armée allemande, dite armée du Sud, que commandait Manteuffel.

Le 9 janvier, Bourbaki, qui avait remonté la vallée de l'Ognon, livrait le combat de Villersexel. Après une lutte acharnée, cette localité resta entre ses mains. Villersexel n'est qu'à une trentaine de kilomètres de Belfort. Les Français de Bourbaki allaient-ils enfin tendre la main, par-dessus l'armée de Werder, aux Français de Denfert-Rochereau ? Que d'émotion en France à ce petit succès ! L'homme qui se noie se raccroche, comme il peut, à la plus petite branche.

Bourbaki ne s'avançait qu'avec une extrême lenteur. Le 14 janvier au soir, il arrivait sur la rive droite de la Lisaine, petite rivière qui coule du nord au sud, à l'ouest de Belfort. Werder avait établi son armée sur la rive gauche, dans des retranchements formidables, à Chenebier au nord, à Héricourt au centre, à Montbéliard au sud.

Là, fut livrée une bataille furieuse de trois jours, le 15, le 16, le 17 janvier. Il semblait qu'on touchât au but. Belfort et l'armée de Bourbaki n'étaient séparés que par dix kilomètres à peine. Quelles alternatives d'espérances et de craintes agitèrent pendant ces trois jours les défenseurs de Belfort ! De la citadelle, de la Miotte, des forts de la place, ils voyaient luire les éclairs de la bataille. Le canon faisait rage. Le troisième jour, ils ne virent plus rien ; ils n'entendirent plus rien.

L'armée de l'Est n'avait pas pu passer. Seul, Cremer était parvenu à un avantage ; il s'était emparé du village de Chenebier. C'était le point faible de l'armée allemande, par où il semblait qu'un eût pu la tourner. Mais il fut impossible d'appuyer ce succès. A Héricourt, au château de Montbéliard, partout autre part, les attaques avaient échoué. Le 28 au matin, Bourbaki ordonna la retraite sur Besançon.

Les Français auraient-ils le temps et les moyens de se dérober ? L'armée de Werder les talonnait sans répit ; elle ne laissait pas un moment de repos à Cremer, qui couvrait la retraite avec beaucoup d'énergie. Un danger plus grand allait fondre du côté de l'ouest, avec l'armée de Manteuffel. Arrivée par le plateau de Langres, elle avait d'abord marché droit dans la direction de Belfort ; puis, à la nouvelle de la retraite de Bourbaki, elle s'était portée au sud à marches forcées, pour lui couper brusquement le chemin du salut.

De la part des garibaldiens, l'armée de l'Est n'avait aucun secours à attendre. Ils avaient bien battu une division de Manteuffel, le 21 et le 23 janvier, aux portes de Dijon ; mais ils étaient immobilisés dans cette ville même[7].

L'armée de l'Est allait-elle trouver un refuge dans Besançon ? En voyant arriver cette multitude affamée et qu'il ne pouvait nourrir, le gouverneur tint fermées les portes de la ville, pour n'y point laisser entrer les Allemands derrière les Français.

Alors, la fin de janvier vit la débâcle de l'armée de l'Est, de cette armée vaincue, épuisée, mourant de froid. Il n'y a pas d'épisode plus navrant, dans toute la guerre franco-allemande, que le tableau de cette cohue de malheureux qui fuient devant les deux armées de Werder et de Manteuffel.

Bourbaki s'engage à travers les plateaux du Jura ; il avait indiqué à ses colonnes Pontarlier comme point de ralliement. Accablé de douleur, fou de désespoir, il essaya de se donner la mort. Il n'y avait plus personne pour conduire le pauvre troupeau meurtri et dispersé. Dans cette situation atroce, le général Clinchant prit le commandement, le 27 janvier.

L'armée de l'Est put croire à un moment qu'elle était arrivée au bout de ses tortures. L'armistice avait été signé. L'ordre arriva en effet de Bordeaux le 29 janvier, au cours d'un combat livré à Chaffois, de suspendre les hostilités. Manteuffel s'y opposa ; car le texte de l'armistice ne comprenait pas la région où l'armée de l'Est achevait de périr, et Manteuffel disait vrai.

Alors l'agonie recommença. Que devenir ? Manteuffel avait eu le temps de barrer toutes les routes de l'ouest et du sud, bien qu'un corps de dix mille hommes ait pu s'échapper avec Cremer dans la direction de Gex. Werder, de son côté, barrait toutes les routes du nord.

La Suisse était le refuge de la malheureuse armée.

Le 31 janvier, à quatre heures du matin, aux Verrières, petit village suisse situé à quelques kilomètres à l'est de Pontarlier, une convention fut signée entre le gouvernement helvétique et le général Clinchant pour l'internement de l'armée française. Alors toute l'armée, qui comprenait encore quatre-vingt-dix mille hommes et trois cents canons, se précipita sur cette terre de délivrance et de repos. Plus d'un soldat français, mort d'épuisement dans les jours qui suivirent, repose dans les cimetières suisses de Sainte-Croix, de Neuchâtel, de la Chaux-de-Fonds, ou d'autres localités du Jura.

Le 1er février, à la Cluse, au pied du fort de Joux, là où s'élève aujourd'hui un monument funéraire, une arrière-garde d'infanterie commandée par le général Pallu de La Barrière se sacrifia pour assurer le salut de l'armée et de ses derniers canons. L'affaire de la Cluse fut le combat suprême de cette guerre maudite.

Qu'on se figure, a dit un témoin[8], une masse débandée s'engouffrant dans tous les passages praticables, non seulement aux Verrières, mais à Jougne, aux Fourgs, aux Brenets, dans toutes les vallées du Jura... Tous ces régiments disloqués, débandés, n'ayant plus ni drapeau, ni chef, couraient au hasard et apparaissaient tout à coup par troupeaux de dix mille, de vingt mille hommes dans telle petite ville, Orbe, par exemple, qui ne les attendait pas. Les chevaux d'abord faisaient peine à voir : exténués, traînant le pied, allongeant le cou, tête pendante, glissant à chaque pas, affamés, on les voyait ronger l'écorce des arbres, les cordes, les barrières, les roues des canons, les flasques des affûts entamés à trois pouces de profondeur, ou encore ils s'arrachaient l'un à l'autre avec les dents les crins de leurs queues et les dévoraient ; quantité de chariots étaient restés plusieurs jours attelés, et les Prussiens avaient pris tout le fourrage. Aux descentes, ces malheureuses bêtes s'affaissaient sous leurs cavaliers ou devant les fourgons ; les canons qui roulaient sur elles, les traînaient ainsi jusqu'en bas : on les prenait alors, et on les jetait sur le bord du chemin, où elles périssaient abandonnées...

Les officiers ne commandaient plus, et marchaient en sabots, en pantoufles, au milieu des soldats sans chaussures qui déchiraient des pans d'habit pour emmailloter leurs pieds gelés, et cette neige implacable, qui était tombée sur eux tout l'hiver, s'amassait maintenant sous leurs pieds, en poussière glacée où ils s'enfonçaient jusqu'aux genoux. Ils se traînaient ainsi confondus, dragons, lanciers, spahis, turcos et zouaves, mobiles et francs-tireurs, grands manteaux rouges ou blancs, cabans marrons, pantalons garance, vareuses bleues, toutes les coiffures du monde, depuis le fez arabe jusqu'au béret béarnais, tous les dialectes, les accents de France, depuis le vieil idiome de l'Armorique jusqu'aux cris stridents de l'Atlas et du désert : un tumulte de langues, de couleurs et surtout de misères, car cette multitude en fuite, exténuée par un ou deux jours de jeûne, venait de bivouaquer plusieurs nuits dans la neige par quinze degrés de froid. Les traînards surtout serraient le cœur ; ces pauvres mobiles tout jeunes, des enfants trop frêles pour porter le fusil et jetés tout à coup en un pareil hiver dans les montagnes ! Hélas ! on sait leur histoire : ils suivent pendant quelques jours leurs compagnies ; mais bientôt, ralentissant le pas, ils restent en arrière, les autres vont toujours, les colonnes s'allongent : comment rejoindre sa place et gagner l'étape où l'on dinera ? Les pieds enflés refusent le service, et les régiments passent fatalement l'un après l'autre, l'armée entière s'éloigne à perte de vue, les derniers hommes qui la suivent ont disparu derrière le coteau. Que faire ? On s'arrête sans courage et sans force, on s'assied, on appelle tant qu'on peut crier, le vent seul répond en chassant des tourbillons de neige ; puis viennent les Prussiens, puis les vautours.

Nous avons vu entrer en Suisse les adolescents qui sortaient de ces épreuves ; ils vivaient encore, mais décharnés, tremblant de fièvre, les yeux enfoncés et ternes ; ils marchaient encore d'un mouvement machinal, sans savoir où ils allaient ; ils regardaient, mais sans voir ; ils se laissaient abattre par l'ennemi, qui de loin, par derrière, jusqu'à la dernière heure, sans un éclair de pitié, tirait sur eux ; les obus partant de batteries invisibles passaient par-dessus la montagne et venaient éclater sur la route. Ainsi défilait cette lugubre procession de corps inertes avec la stupeur et l'égoïsme du désespoir, abandonnant leurs morts, leurs mourants, s'abandonnant eux-mêmes, refusant parfois la vie que vous veniez leur rendre, vous disant quand vous leur tendiez une gourde : Laissez-moi tranquille ! Mais que voulez-vous donc ? Je veux mourir !

 

 

 



[1] Le R. P. MONSABRÉ, Une Ville héroïque, discours prononcé à Châteaudun le 18 octobre 1872. — Cité d'après les Tableaux de l'Année tragique.

[2] Elle est morte en octobre 1909.

[3] Cité d'après les Tableaux de l'Année tragique.

[4] Cité d'après les Tableaux de l'Année tragique.

[5] Le général Chanzy avait dans son état-major comme capitaine au titre auxiliaire le jeune duc de Chartres, sous le nom de Robert le Fort.

[6] Cité d'après les Tableaux de l'Année tragique.

[7] A la même date, le 22 janvier, un drame épouvantable se passait au petit village de Fontenoy-sur-Moselle, entre Toul et Frouard. Environ quatre cents soldats français, de l'armée de Langres, apparurent à l'improviste vers cinq heures du matin, tuèrent une sentinelle, firent neuf prisonniers et firent sauter deux arches du pont de Fontenoy : la grande ligne de l'Est était coupée. Le jour même, des troupes allemandes, venues de Toul et de Nancy, emmenèrent par force, avec des brutalités sans nom, tous les habitants de Fontenoy, bien qu'ils ne fussent nullement complices d'un acte commis par des troupes qui avaient agi dans la plénitude des droits de la guerre. De Versailles arriva l'ordre de tout brûler. De cinquante-cinq maisons, cinq seulement, outre l'église, furent épargnées.

[8] Marc MONNIER, la Suisse pendant la guerre de 1870. (Revue des Deux-Mondes, 1er mai 1871.) Cité d'après les Tableaux de l'Année tragique.