LA GUERRE DE 1870

 

II. — DE WISSEMBOURG À SAINT-PRIVAT.

 

 

Le 28 juillet, neuf jours après la déclaration de guerre, Napoléon III arrivait à Metz. Le même jour, il adressait une proclamation à l'armée :

Soldats, je viens me mettre à votre tête pour défendre l'honneur et le sol de la patrie.

Quel que soit le chemin que nous prenions hors de nos frontières, nous y trouverons les traces glorieuses de nos pères. Nous nous montrerons dignes d'eux.

La France entière vous suit de ses vœux ardents et l'univers a les yeux vers vous ; de vos succès dépend le sort de la liberté et de la civilisation.

Soldats, que chacun fasse son devoir et le Dieu des armées sera avec vous.

Inutile d'insister sur le vide et le vague de ces formules. Bonaparte tenait un autre langage aux soldats de l'armée d'Italie : Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde... Vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie, manqueriez-vous de courage ou de constance ?

A Metz, après quelques jours d'hésitation, on décida de prendre l'offensive.

Le 2e corps, le corps du général Frossard, qui était le mieux ou le moins mal organisé, fut chargé de passer la frontière. Parti de Forbach, il fit une pointe sur Sarrebruck, le 2 août. Très modeste événement, simple reconnaissance, bien conduite d'ailleurs, qui donna lieu à l'échange de quelques coups de fusil à distance : il y eut des deux côtés quinze morts et soixante blessés. La presse officielle attribua à l'affaire de Sarrebruck les proportions d'une grande victoire. Des amis maladroits prêtèrent une attitude héroïque au prince impérial, âgé de quatorze ans, qui y avait assisté ; la malveillance ne tarda pas à tourner cette attitude en ridicule.

Le surlendemain, 4 août, à la frontière d'Alsace, les Allemands prenaient l'offensive ; leur première attaque eut un tout autre caractère que la vaine démonstration des Français à Sarrebruck.

Mac-Mahon était venu d'Alger — il était alors gouverneur général de l'Algérie — pour prendre le commandement du 1er corps à Strasbourg. Avec lui étaient débarquées nos vaillantes troupes de l'armée d'Afrique, zouaves, turcos, chasseurs, qui allaient former les contingents les plus solides de l'armée d'Alsace. Que cela seul donne l'idée de la désorganisation militaire des Français, de leur manque absolu de préparation à la guerre, ou mieux encore de l'inintelligence de leurs services d'état-major ! Quel particulier possédant en Alsace des domaines à protéger contre les voleurs ferait venir des gardiens d'Alger, de Bône, de Constantine, d'Oran, quand il lui faudrait au moins dix à quinze jours pour les faire partir, leur faire traverser la Méditerranée, puis toute la France de Marseille à Strasbourg ? On dirait de ce propriétaire qu'il est un imbécile ou un fou.

Arrivé à Strasbourg, Mac-Mahon trouva tout en proie à la désorganisation la plus profonde. Ce qu'il savait lui-même de l'Alsace, il l'apprenait à l'instant même sur des cartes que lui prêtait l'ingénieur en chef des ponts et chaussées du Bas-Rhin. Son corps d'armée se composait en tout pour le moment de quatre divisions d'infanterie ; la deuxième, celle d'Abel Douay, fut placée à Wissembourg, sur la Lauter.

Là, dans cet angle de la frontière d'Alsace, isolé, le général Abel Douay était dans une position très dangereuse. Il avait mis dans la ville même un bataillon du 74e de ligne, et à la gare les turcos du général Pellé ; les quatre mille hommes qui lui restaient furent postés à deux ou trois kilomètres au sud, sur le plateau du Geisberg. Au même endroit, l'armée de Hoche en 1793 avait gagné une grande victoire : autre temps, autre histoire.

La division Abel Douay était dans une attitude purement défensive, sans aucune troupe de cavalerie pour battre le terrain en avant d'elle et éclairer sa position. Choisir la position défensive ou se la laisser imposer, comme l'a dit le colonel Marchand et comme le dit tout homme de guerre, c'est accepter la défaite dès avant que la vraie lutte soit entamée. Le résultat du combat étant ainsi acquis d'avance, ce n'est même plus la peine de le livrer. Il est préférable de s'en aller.

Le 4 août au matin, à huit heures et demie, des hauteurs de Schweigen, au nord de Wissembourg, tout à coup une batterie bavaroise commence le feu. Attaqué à la gare par les forces très supérieures des Bavarois et des Prussiens, Pellé tient tête jusqu'à midi ; sur le point d'être tourné et débordé, il doit se replier sur le Geisberg et abandonner Wissembourg. Il y avait dans la petite ville en tout cinq cents hommes. L'artillerie bavaroise démolit en quelques coups de canon la porte de Landau. Bientôt l'ennemi se précipite dans la ville. Entourés de toutes parts, nos malheureux soldats doivent mettre bas les armes vers midi et demi.

Restait en arrière le Geisberg. Abel Douay était à la position des Trois Peupliers, à côté des batteries de mitrailleuses, qui faisaient beaucoup de mal à l'ennemi ; atteint d'un éclat d'obus, il mourut presque tout de suite à la ferme du Schafbusch. Pellé prend le commandement. Les Français reculent sur le château du Lembach, qui domine la colline du Geisberg. Le régiment prussien des grenadiers du roi fut décimé en voulant s'en emparer.

Il fallut que l'ennemi disposât trente pièces en batterie pour arriver, à la fin de la journée, à la prise de cette bicoque. Cette résistance acharnée permit à une partie de la division Pellé de se replier vers l'ouest, puis vers le sud, dans la direction de Wœrth.

La journée de Wissembourg, du 4 août, fut pour nous une journée héroïque : cinq mille Français avaient tenu en échec, pendant six heures, plus de quarante mille Allemands ; mais ce fut le commencement des surprises et des revers. En petit, c'est l'histoire de toutes les grandes défaites des Français en 1870 : armées jamais éclairées, toujours surprises, se battant par fractions séparées, sans direction d'ensemble, ici à la gare, à la ville, au Geisberg, au Lembach, faisant 'des prodiges de valeur, mais victimes fatales de l'impuissance de leurs chefs et de leur infériorité numérique.

Le lendemain, à travers les rues de Soultz et de Wœrth, un défilé ininterrompu passait pendant des heures entières ; c'étaient les Bavarois, Badois, Prussiens, qui poussaient des hourras de victoire. Devant cette marée qui montait d'une poussée irrésistible, les paysans d'Alsace s'enfuyaient, en proie à l'épouvante.

L'invasion de la France commençait. En six mois à peine, cette souillure allait couvrir toute la France de l'Est et du Nord, jusqu'à Dijon, Orléans, Tours, le Mans, Rouen, Saint-Quentin. Car ce fut, de la part de l'ennemi, six mois d'offensive sans merci.

 

* * *

 

Mac-Mahon voulut réparer l'échec de Wissembourg, en combattant dans la basse Alsace même et non derrière la ligne des Vosges ; son armée était la seule défense de Strasbourg et de toute la région du Rhin. Il avait en tout quarante-six mille hommes et cent vingt canons.

La IIIe armée allemande, qu'il voulait arrêter, était trois fois plus forte : cent vingt-six mille hommes et trois cents pièces.

Le maréchal rangea sa faible armée sur la rive droite de la Sauer, en occupant les hauteurs de Frœschwiller et d'Elsasshausen.

Le 6 août au matin, les divisions françaises avaient leur poste de combat : à gauche, Ducrot, en avant de Frœschwiller ; au centre, Raoult, défendant la route qui de Wœrth gravit les pentes rapides dominées par Elsasshausen, Reichshoffen, Frœschwiller ; à droite, Lartigue, tenant le bois de Niederwald, un peu au sud de Wœrth ; derrière Lartigue, les 8e et 9e cuirassiers de la brigade Michel ; en avant, entre le Niederwald et Elsasshausen, la division de cavalerie Bonnemains.

Retranché sur ces hauteurs rapides, dans un terrain coupé par des vergers et des houblonnières, le duc de Magenta n'avait pas occupé sur la rive droite de la Sauer, au pied même de Frœschwiller, le gros bourg de Wœrth. C'est par là qu'allait se faire une des principales attaques des Allemands. Pour eux, la bataille du 6 août s'appelle la bataille de Wœrth ; pour nous, c'est plutôt la bataille de Frœschwiller.

Dans la pensée de Mac-Mahon, comme dans la pensée du prince royal, la journée du 6 août devait être employée à prendre les dernières dispositions en vue de la bataille à livrer le lendemain. Les Allemands s'établirent de leur côté sur la rive gauche de la Sauer ; en bonne place, leur artillerie puissante commandait le bourg de Wœrth.

La bataille se livra dès le 6 août. Un corps prussien fit une reconnaissance sur Wœrth ; fidèle à l'esprit d'offensive inspiré par Moltke, il s'engagea à fond. Les autres corps, fidèles à l'esprit de discipline, donnèrent avec vigueur pour le soutenir. L'escarmouche du matin devint tout de suite la plus violente des batailles.

Jusque vers midi, Mac-Mahon était vainqueur, en ce sens du moins qu'aucune de ses positions n'avait été entamée. Cette nouvelle, prématurément envoyée à Paris, devait y causer en quelques heures la plus folle des joies et la plus lugubre des déceptions.

Pendant la première partie de la journée, en effet, l'attaque téméraire du Ve corps prussien, du général Kirchbach, avait échoué sur les pentes qui gravissent les talus d'Elsasshausen et de Frœschwiller. Mais l'artillerie allemande, établie sur la gauche de la Sauer, écrasait de ses obus Elsasshausen et le Niederwald.

A une heure le prince royal, arrivé de sa personne près de Wœrth, donne le signal d'un assaut général sur toutes les lignes qui montent à Frœschwiller. Les Français tiennent encore à gauche et au centre, mais à droite, la division Lartigue fléchit et cède. Soixante-douze pièces d'artillerie établies à Gunstett, sur la gauche de la Sauer, vomissent un feu épouvantable. Une partie des Allemands se glissent par là dans la direction du Niederwald ; ils parviennent à s'emparer, par derrière, au sud, du village de Morsbronn. C'est le moment tragique et décisif.

Lartigue est sur le point d'être enveloppé. Il appelle à son aide la brigade Michel, les 8e et 9e cuirassiers, augmentée du 6e lanciers. Le terrain ne se prêtait certes pas à une charge, avec les houblonnières qui le hérissaient et les fossés qui le découpaient ; mais c'était pour Lartigue la ressource suprême. Allez, dit-il à l'un des colonels ; allez, et faites comme à Waterloo.

Les régiments s'ébranlent au cri de Vive la France ! Comme un ouragan, bondissant par-dessus les fossés et les troncs d'arbres, la brigade Michel s'engouffre dans le village de Morsbronn. Elle y est accueillie par un feu infernal. Mais emportée par son élan, la trombe d'hommes et de chevaux passe. A la sortie du village, ceux qui sont encore debout essaient de se rallier. Des hussards prussiens viennent les charger. Ces superbes cavaliers, ces colosses bardés de fer succombent : la brigade Michel n'existe plus. Admirable, héroïque dévouement, mais inutile sacrifice !

Le 3e zouaves, dont l'héroïsme ne fut pas moins digne d'admiration, tint une heure encore dans le Niederwald ; mais la droite des Français était définitivement tournée.

Rejeté sur Frœschwiller, menacé sur son front par les troupes de Kirchbach qui débouchent de Wœrth, menacé sur sa droite par les Allemands qui sortent du Niederwald, Mac-Mahon pour se dégager tente un dernier effort avec ses réserves.

La division Bonnemains, formée des 1er, 2e, 3e et 4e cuirassiers, fond vers Elsasshausen sur les bataillons prussiens ; elle fournit une autre charge désespérée, aussi belle, aussi inutile ; c'est la charge qui est demeurée historique sous le nom de charge des cuirassiers de Reichshoffen.

Après les cuirassiers, ce sont les turcos, le 1er et le 2e régiment de tirailleurs algériens ; déjà l'avant-veille, à Wissembourg, ils s'étaient conduits en héros. Poussant des cris sauvages, ils bondissent comme des tigres. Ils reprennent Elsasshausen et déblaient plus d'un kilomètre de terrain dans la direction du Niederwald. Mais ils viennent se faire tuer à la gueule même des canons prussiens. Comme les cuirassiers géants à l'armure d'acier, les turcos, maigres et noirs, aux uniformes bleus soutachés de jaune, les turcos n'existaient plus.

Pauvres soldats ! Quand j'appris moi-même il y a plus de quarante ans la nouvelle de ce désastre, il y avait quelques jours à peine que je les avais vus débarquer à Marseille des navires qui les avaient amenés d'Algérie. Joyeux, pleins d'entrain, ils avaient traversé la ville, en laissant derrière eux je ne sais quelle espérance ou mieux je ne sais quelle certitude de victoire. Et voilà qu'ils avaient tous péri !

Mac-Mahon n'avait plus d'autre issue qu'à l'ouest, du côté de Reichshoffen. Ducrot protégea la retraite, tandis que Frœschwiller même était le théâtre d'une dernière bataille dans les rues. Vers cinq heures, les Allemands envahissaient Frœschwiller.

Épuisés eux-mêmes, car ils avaient plus de dix mille hommes hors de combat, ils ne poursuivirent pas les vaincus plus loin que Niederbronn.

L'armée de Mac-Mahon s'enfuit, éparpillée. Abandonnant l'Alsace, elle recula par Saverne, Phalsbourg, Nancy. Ce mouvement de retraite ne s'arrêta qu'à Châlons le 17 août. Du coup, toute la route de Nancy et de Strasbourg était perdue.

A Châlons on réorganisa ce qui restait de cette vaillante armée d'Afrique ; ce fut pour l'envoyer périr à Sedan.

 

* * *

 

Le même jour, le 6 août, à notre gauche, un échec presque aussi grave, la bataille de Forbach ou de Spicheren, ouvrait la Lorraine aux Allemands.

Frossard, qui ne se jugeait pas en sûreté à Sarrebruck, s'était replié sur Forbach et le plateau de Spicheren. Le 6 août, il fut brusquement assailli — toujours la même tactique — par l'avant-garde de Steinmetz. Il commença par résister très bien ; à un moment, s'il avait pris l'offensive, il aurait pu rejeter les Allemands dans la Sarre. Mais les forces de l'ennemi grossissaient d'heure en heure. Notre gauche finit par être tournée vers Forbach. Alors, vers sept heures du soir, Frossard ramena tout son monde à droite, sur les hauteurs qui dominent la Sarre, et se retira au sud, vers Sarreguemines. Il avait perdu quatre mille hommes. Il avait livré cette bataille avec trente mille hommes contre soixante-dix mille.

Pendant cette triste journée, le 3e corps avec Bazaine était resté immobile, à quelques kilomètres à peine, dans son camp de Saint-Avold. En vingt minutes, le chemin de fer aurait pu le conduire sur le lieu de l'action. Aux instances de Frossard, Bazaine avait répondu qu'il voulait le laisser gagner, à lui seul, son bâton de maréchal. Il se borna à faire faire à la fin de la journée quelques manœuvres inutiles. Frossard était vaincu ; lui, Bazaine, avait conservé intacts ses bataillons. C'est peut-être ce jour-là qu'ont commencé à germer en son âme les idées criminelles où devait sombrer, avec son honneur, ce qui était peu, la fortune de la France, — ce qui était beaucoup.

Le 7 août, l'empereur décida de se replier sur Metz ; mais les ordres les plus contradictoires se succédaient.

A Paris, le ministère Émile Ollivier était tombé devant l'explosion de colère de la Chambre. L'impératrice-régente dut constituer un nouveau ministère le 10 août. Le général Cousin-Montauban, comte de Palikao, fut nommé président du conseil et ministre de la guerre.

L'un de ses premiers soins fut de nommer Bazaine commandant en chef des troupes qui se repliaient sous Metz : à savoir le 2e corps (Frossard), le 3e (Decaen ; après Borny, Lebœuf), le 4e (Ladmirault), le 6e (Canrobert), venu du camp de Châlons, la garde impériale (Bourbaki), venue de Nancy, où les Prussiens entrèrent le 12 août. Au total, près de deux cent mille hommes, parmi lesquels seuls les soldats de Frossard avaient été engagés.

Agé à cette époque de cinquante-neuf ans, Bazaine s'était engagé en 1831, à vingt ans, dans un régiment de l'armée d'Afrique. Envoyé au Mexique comme général de division, il y avait reçu le bâton de maréchal. Depuis son retour, il était resté dans une sorte de disgrâce ; ses relations avec l'empereur étaient très froides. De cela même il était résulté pour lui, auprès du parti de l'opposition, une véritable popularité. Le Corps législatif et l'opinion publique le regardaient comme le seul homme capable de ramener la fortune. Le ministère Palikao lui donna, le 12 août, le commandement de toute l'armée. Qui pouvait se douter alors de l'apathie, de la nullité intellectuelle, de la perversité morale du nouveau commandant en chef ?

Napoléon, qui était encore dans l'armée de Bazaine, avait fait adopter le plan de passer sur la gauche de la Moselle et de faire retraite sur Verdun et Châlons. La division Laveaucoupet, du corps de Frossard, devait seule rester à Metz. Bazaine adopta ce plan ; mais il semble qu'il n'ait eu d'autre idée que de le faire avorter et surtout de se débarrasser de la présence de l'empereur.

Le mouvement de retraite commença le 14 août par le départ de Metz de l'empereur. Il ne restait alors sur la rive droite que le 3e corps, de Decaen, et la garde.

Le 14 août, dans l'après-midi, la petite armée française d'arrière-garde qui était sur la droite de la Moselle et de la Seille fut brusquement attaquée à Borny. L'attaque commença, comme à Frœschwiller, comme à Forbach, par une reconnaissance téméraire de l'ennemi ; ici, c'était le général Goltz, de l'avant-garde de Steinmetz. Le corps de Decaen s'arrête et fait volte-face. Ladmirault, avec le 4e corps, repasse la Moselle pour venir prendre part à l'action. Ce fut la bataille de Borny.

Bazaine dirige la bataille ; il y fut blessé d'un éclat d'obus. Toute sa tactique consista à garder ses positions. Les Allemands finirent par amener en ligne soixante-dix mille hommes. Mais leurs pertes furent supérieures aux nôtres, et ils ne purent enlever les hauteurs de Bellecroix, entre Borny et Metz.

Aussi la journée fut regardée comme un succès, et Napoléon félicita Bazaine d'avoir rompu le charme. En réalité, cette bataille sans résultat faisait perdre aux Français un jour pour la retraite ; et pour l'armée de Frédéric-Charles, qui voulait les devancer sur la route de la Meuse, c'était un jour de gagné.

Le 15 août, les Français reprirent leur mouvement vers l'ouest. Bazaine, comme s'il voulait rendre la retraite impossible, avait donné l'ordre de prendre une seule route, celle qui monte de Metz au plateau de Gravelotte. Il en résulta un encombrement sans nom ; il suffisait presque, en effet, qu'un homme ou qu'un cheval tombât, pour que tout le mouvement en arrière s'arrêtât. L'écoulement des troupes se fit avec une lenteur telle que les têtes de colonne, après une journée de marche, étaient à peine arrivées à Rezonville et à Vionville, à dix kilomètres de Metz.

L'empereur, malade, découragé, avait passé cette journée du 15 août triste fête impériale ! à Gravelotte, dans une auberge. Le 16 au matin, Bazaine vint assister à son départ. L'empereur partait pour Verdun par la route de Conflans.

Quand Bazaine vit Napoléon s'éloigner de Gravelotte, il ne cacha pas son soulagement. Était-ce la joie de ne plus traîner avec lui un malheureux, abattu, défait, cruellement malade, qui semblait conduire son propre deuil ? Non, c'était la joie d'être débarrassé de tout contrôle. L'armée était à lui ; elle n'était plus qu'à lui ; il en était le maître.

La dernière chose que l'empereur lui avait recommandée avec instance, c'était de le suivre immédiatement, sans perdre un instant ; les minutes étaient précieuses.

La première chose que fit Bazaine, ce fut de suspendre la retraite ; il donna pour prétexte d'attendre le 3e et le 4e corps. Quand ils auraient rejoint, on recommencerait la retraite l'après-midi.

Or, le même jour, 16 août, à neuf heures du matin, quelques heures à peine après le départ de l'empereur, les Allemands nous attaquaient. Ce fut la bataille de Rezonville ou de Gravelotte, qu'ils appellent eux-mêmes la bataille de Mars-la-Tour : la plus sanglante de la guerre — seize mille hommes y périrent de chaque côté — ; la plus décisive peut-être, car elle fournit à Bazaine le prétexte qu'il semblait chercher depuis deux jours, de se rejeter sous Metz et de n'en plus bouger.

 

* * *

 

Après la bataille de Borny, l'armée du prince Frédéric-Charles s'était emparée des ponts au sud de Metz, à Novéant et à Pont-à-Mousson. Dès le 15 août, une de ses divisions était sur la rive gauche de la Moselle. Cependant le prince rouge ne croyait pas devoir rencontrer si près de Metz l'armée de Bazaine. Il pensait l'atteindre vers la Meuse. Une fois encore, la bataille fut engagée par un de ses généraux qui agit de son propre mouvement ; car on les avait tous bien pénétrés de cette idée qu'il fallait agir, marcher, attaquer, et qu'on les soutiendrait.

Le général Alvensleben, commandant du IIIe corps, vint attaquer, vers dix heures du matin, en débouchant du côté du sud, le 2e corps (Frossard), qui était établi vers Vionville et Tronville. Son audace aurait dû lui coûter cher, car il se heurtait à des forces très supérieures en nombre : toute l'armée française était là. Mais il attaqua avec une impétuosité extraordinaire, tandis que les Français ne pouvaient lui opposer qu'une résistance imparfaite ; Bazaine accumulait, en effet, toutes ses défenses du côté de l'est, au sud de Rezonville et Gravelotte. On eût dit que, loin de songer à s'ouvrir la route de Verdun, il ne se souciait que d'une chose, n'être pas coupé de Metz.

Frossard, isolé, évacue Tronville et Vionville ; il se replie vers Rezonville. A un moment, dans une charge des hussards de Brunswick contre les cuirassiers de la garde, l'état-major du maréchal fut dispersé. Bazaine dut tirer l'épée et faillit être pris. Pendant quelques instants, il galopa côte à côte avec un officier prussien.

Mais voici une nouvelle phase de la bataille. Canrobert, avec le 6e corps, s'avance pour reprendre Vionville. Assailli par la charge furieuse des escadrons de Bredow, qu'il parvient à repousser, il ne se laisse pas entamer ; mais, comme il n'était pas soutenu, il ne peut pas aller plus en avant.

Vers deux et trois heures, c'est Lebœuf (3e corps), c'est Ladmirault (4e corps), qui débouchent à notre extrême droite, dans la direction de Mars-la-Tour. Qu'ils attaquent avec vigueur la gauche d'Alvensleben : ils peuvent rejeter dans la Moselle l'armée prussienne, épuisée par ses attaques répétées.

Au même moment, à l'extrême gauche allemande, le Xe corps allemand, de Voigts-Rhetz, entrait en ligne. Le prince Frédéric-Charles avait appris à Pont-à-Mousson, dans l'après-midi, l'offensive et la détresse d'Alvensleben. Il accourt à franc étrier, en deux heures d'un galop effréné. De Vionville il embrasse la bataille ; sur-le-champ, il ordonne une offensive vigoureuse sur sa gauche, vers Mars-la-Tour : il faut couper aux Français la route de Verdun à tout prix.

La division Cissey, du 4e corps, arrêtait alors la brigade allemande de Wedell. Les Français semblaient reprendre l'offensive ; le 4e corps (Ladmirault) allait déborder la gauche prussienne. Dans cet instant critique, Frédéric-Charles lance en avant ses escadrons.

Alors au nord de Mars-la-Tour, près du Fond de la Cuve, sur le plateau de Ville-sur-Yron, eut lieu la terrible mêlée de cinq mille cavaliers qu'on appelle la charge de Rezonville ou de Mars-la-Tour. C'est la scène la plus terrible de la guerre et la plus grandiose dans sa fureur sauvage que cette chevauchée de régiments de cavalerie français et allemands, qui tourbillonnent et s'entretuent, au milieu de cris de rage, des En avant ! et des Vorwærts ! La cavalerie prussienne finit par se retirer.

La bataille ne prit fin que vers dix heures du soir. La nuit descendit silencieuse sur ces champs et ces bois où gisaient trente-deux mille morts ou blessés.

Les Français croyaient tenir la victoire. Malgré le décousu de la journée, la route de Mars-la-Tour était libre encore ; un nouvel effort le lendemain, et les Allemands étaient rejetés dans la Moselle. La stupidité criminelle de Bazaine, qui disposait de cent vingt mille hommes, ne voulait pas d'une victoire sur les ennemis, qui n'étaient que soixante-cinq mille. Dans la journée, il avait obstinément accumulé tout son monde, Bourbaki et la garde, vers Rezonville et Gravelotte. Le soir, à neuf heures, il prescrit de rester sur place ; à dix heures, il dit à un chef d'état-major qu'il n'avait pas d'ordre à donner ni de renseignements à se procurer.  Il est onze heures, il se décide, et c'est pour la défaite[1].

J'ai visité, il y a quelques semaines, ces champs de bataille. De tous les côtés on n'aperçoit que des monuments funèbres, des croix, des tombes. Les souvenirs sont là, qui hérissent le sol, de cette lutte de géants où la fortune de toute la guerre venait de se décider. A parcourir ces plaines, toutes saturées d'héroïsme, où tant de milliers de nos frères ont offert leur vie en holocauste à la patrie, où il semble, comme on l'a dit, que nos morts nous attirent, le vers de la Divine Comédie s'offre de lui-même à la mémoire :

E se non piangi, di che piangere suoli ?

(Si tu ne pleures pas, de quoi donc pleures-tu ?)

 

* * *

 

Les Prussiens étaient maîtres à présent de la route de Metz à Verdun par Mars-la-Tour, puisque volontairement Bazaine la leur abandonnait ; le surlendemain, ils allaient couper la route de Metz à Verdun par Briey. Alors, ce serait fini.

Le soir même de la bataille de Gravelotte, le maréchal donna l'ordre de se replier sur Metz : il prétexta la pénurie des vivres et des munitions. L'armée brûlait de recommencer la bataille au même endroit ; on lui disait de reculer. Sans comprendre, elle obéit ; mais dès ce jour, elle commença à perdre sa foi en celui qui la commandait.

Le 17 au soir, l'armée française faisait face vers l'ouest, comme Dumouriez à Valmy. Tournant le dos à la Moselle, elle s'étendait sur une longueur de trois à quatre lieues, depuis Rozérieulles, au sud, en face de Gravelotte, jusqu'à Saint-Privat-la-Montagne, au nord, sur la route de Metz à Briey.

Du sud au nord, c'était le 2e corps (Frossard), le 3e (Lebœuf), le 4e (Ladmirault), à Amanvillers, le 6e (Canrobert), à Saint-Privat.

Dans la journée du 17, les Prussiens avaient continué leur grand mouvement enveloppant ; ils avaient transporté toute leur armée sur la rive gauche de la Moselle. Sous les ordres directs du roi et de Moltke, ils étaient cent quatre-vingt mille hommes qui s'établirent à l'ouest de nos lignes. Ils tournaient le dos à Paris. Pour eux aussi, c'était la position de Valmy.

La journée du 18 août fut la bataille d'Amanvillers ou de Saint-Privat.

Elle fut marquée, de la part des Français, par une lutte furieuse, sans un instant de répit. Généraux et soldats semblaient avoir juré de prendre leur revanche de l'avant-veille ; les combattants du 18 août sont dignes de toute notre admiration.

L'attaque ennemie commença au centre, contre le corps de Ladmirault, à Amanvillers ; toute la fougue du prince rouge se brisa contre la solidité des Français. De même la droite ennemie, avec Steinmetz, puis avec Fransecky, ne put entamer, malgré toute sa furie, les positions de Lebœuf et de Frossard. Dans cette partie, les Français restaient maîtres de leurs positions.

Mais, à la même heure, notre droite était tournée : Canrobert rétrogradait sur Metz.

Canrobert occupait Saint-Privat. Face à lui était la garde royale prussienne. Partie de Sainte-Marie-aux-Chênes, bravement, comme à la parade, elle gravit le glacis qui monte à Saint-Privat. Elle éprouve un échec terrible ; en une demi-heure, ce corps d'élite a perdu près de six mille hommes. Saint-Privat, suivant le mot du roi Guillaume, fut le tombeau de la garde.

Alors, pour démolir la forteresse imprenable où tenait Canrobert, il fallut recourir au canon. Deux cent quarante pièces ouvrirent sur Saint-Privat un feu épouvantable. Canrobert avait en tout soixante-dix-huit pièces. Saint-Privat ne fut bientôt plus qu'un monceau de ruines.

Une nouvelle attaque d'infanterie se produisit : les Français n'avaient plus de munitions. Dans les rues, à coups de baïonnettes et de crosses, ce fut un terrible combat. Mais il fallut évacuer Saint-Privat et se replier sur Metz, tout en continuant à faire face à l'ennemi qui nous harcelait.

Ladmirault évacuait en même temps Amanvillers pour regagner Metz.

Nous avions perdu treize mille hommes, les Allemands vingt mille ; mais nous reculions et les Allemands avançaient. Ils occupaient à présent la route de Briey, comme ils occupaient déjà la route de Mars-la-Tour.

Qu'est-ce que Bazaine avait donc fait dans cette journée terrible ? Enfermé dans son quartier général au fort de Plappeville, sous les murs mêmes de Metz, il laissait les chefs de corps se débrouiller. On lui demande des renforts : Votre général a de très fortes positions : qu'il les défende ! On lui dit de faire marcher la garde, qui reste immobile à quelques centaines de mètres de l'endroit où se joue le sort de l'armée et de la France. Ce n'est rien. Les Prussiens ont voulu nous tâter. C'est fini.

Une seule fois, il apparut sur le champ de bataille, mais du côté du sud. Tout ce qu'il fit pour répondre aux instances répétées et suppliantes des aides de camp de Ladmirault et de Canrobert, qui crèvent leurs chevaux pour arriver à lui, ce fut d'envoyer en tout deux batteries de la réserve ; elles partirent si tard qu'elles arrivèrent après l'abandon de Saint-Privat.

Canaille ! grommelait le pauvre Canrobert dans sa retraite. Ne m'envoyer ni munitions ni la garde ! Canaille ! Canaille !

Le lendemain de Saint-Privat, les troupes campaient sous les forts de Metz ; elles ne devaient plus en bouger. Une armée de cent soixante mille hommes, sous les ordres du prince Frédéric-Charles, commençait le blocus de la capitale de la Lorraine.

Les soldats de Borny, de Gravelotte et de Saint-Privat, ces héros, allaient être à jamais perdus pour la patrie.

Gloire à notre France éternelle !

Gloire à ceux qui sont morts pour elle

Aux martyrs ! aux vaillants ! aux forts !

A ceux qu'enflamme leur exemple,

Qui veulent place dans le temple,

Et qui mourront comme ils sont morts !

 

 

 



[1] G. BAPST, Le soir de Rezonville.