L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

XIV. — CINQUANTE ANS HORS DE FRANCE.

 

 

L'Impératrice ne pouvait demeurer dans l'hôtel de Hastings où le hasard l'avait conduite. Elle loua bientôt à Chislehurst, dans la banlieue sud de Londres, la propriété de Camden-Place, que lui avait indiquée le Dr Evans ; elle s'y installa avec son fils dès le 24 septembre.

Elle était encore à Hastings, quand elle écrivit au Tsar Alexandre III et à l'Empereur François-Joseph deux lettres, de caractère privé, comme elle pouvait seulement en écrire à présent, pour solliciter l'intervention de l'un et de l'autre en faveur de la paix. Elle disait en particulier au Tsar : Je viens supplier Votre Majesté d'user de son influence afin qu'une paix honorable et durable puisse se conclure quand le moment sera venu. Que la France trouve chez Votre Majesté, quel que soit son gouvernement, les mêmes sentiments qu'elle nous avait montrés dans ces dures épreuves. On devine le ton de chaque réponse, pleine de courtoisie et de sympathie impuissante. Ce fut encore à Hastings que commencèrent, dès le 12 septembre, d'abord à l'insu de l'Impératrice, les péripéties de l'incident Régnier ; ce personnage mystérieux s'était fait fort d'ouvrir des relations directes avec le maréchal Bazaine, enfermé dans Metz. On vit, en effet, arriver à Chislehurst, le 28 septembre, de la manière la plus inattendue, le général Bourbaki, qui commandait à Metz la garde impériale. Ni cette visite ni la visite d'un autre envoyé de Bazaine, le général Boyer, ni les démarches ténébreuses de Régnier n'eurent et ne pouvaient avoir aucun résultat. Le 27 octobre, Metz avait capitulé, et toute l'armée du Rhin était prisonnière.

Au général Boyer, qui lui avait appris ce malheur et qui était alors à Londres, l'Impératrice écrivit cette réponse :

Je viens de recevoir votre lettre. Brisée par la douleur, je ne puis que vous exprimer mon admiration pour cette vaillante armée et ses chefs. Accablés par le nombre, mais gardiens fidèles de la gloire et de l'honneur de notre malheureuse patrie, ils ont conservé intacte la tradition de nos anciennes légions. Vous connaissez mes efforts et mon impuissance pour conjurer un sort que j'eusse voulu leur épargner au prix de mes plus chères espérances... Quand vous rejoindrez vos compagnons d'armes, dites-leur qu'ils ont été l'espérance, l'orgueil et la douleur d'une exilée comme eux.

Au mois de novembre, dans le plus grand secret, l'Impératrice se rendit à Wilhelmshöhe, où l'Empereur était enfermé depuis la capitulation de Sedan. Elle n'y passa que quelques heures ; l'entrevue fut douloureuse entre les deux époux qui ne s'étaient pas revus depuis la séparation de Saint-Cloud. Les malheurs effroyables qui s'étaient abattus depuis lors sur leur trône et sur la France, et dans lesquels chacun avait sa part de responsabilité, leur firent oublier ce qui les avait divisés et les rapprochèrent pour toujours. Le comte de Montz, qui était le gouverneur allemand de Wilhelmshöhe, fut frappé de l'énergie et de l'autorité de l'Impératrice. J'eus, dit-il, l'impression absolue qu'elle était habituée non seulement à se faire écouter, mais encore à avoir le dernier mot.

 

En l'absence de l'Empereur, qui était prisonnier, et du moment que le gouvernement de la Défense nationale avait la tare, aux yeux de nos ennemis, d'être sorti d'une insurrection et non d'une consultation nationale, l'Impératrice, qui avait exercé la régence, pouvait représenter ce qui restait du côté français d'autorité régulière. Guillaume Ier et Bismarck le croyaient ou feignaient de le croire, dans l'espoir de diviser les Français. L'Impératrice ne tomba pas dans le piège ; à des ouvertures indirectes de pourparlers, elle fit répondre qu'elle ne pourrait donner suite que si les conditions de paix future lui étaient clairement indiquées. Quand elle connut ce que nos ennemis exigeaient, elle écrivit à Guillaume Ier, en le suppliant de ne pas commettre la faute d'annexer l'Alsace, s'il voulait que la paix fût sincère et durable. Le Roi de Prusse lui répondit, en se retranchant derrière les nécessités militaires.

L'Allemagne, lui écrivait-il de Versailles, le 26 octobre 1870, veut être assurée que la guerre prochaine la trouvera mieux préparée à repousser l'agression sur laquelle nous pouvons compter, aussitôt que la France aura réparé ses forces et gagné des alliés. C'est cette triste considération seule, et non le désir d'agrandir ma patrie, dont le territoire est assez grand, qui me force à insister sur des cessions de territoire, qui n'ont d'autre but que de reculer le point de départ des armées françaises qui à l'avenir viendront nous attaquer.

Ces documents furent communiqués en 1918, de la part de l'Impératrice et par l'intermédiaire d'une relation commune le Dr Hugenschmidt, au président du Conseil Georges Clémenceau ; lus par le ministre des Affaires étrangères Stéphen Pichon, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, le 1er mars 1918, à la séance où fut commémorée la protestation de l'Alsace et de la Lorraine, ils produisirent une impression profonde. L'Impératrice reçut, à cette occasion, les remercîments du gouvernement français. Notre ambassadeur à Londres, Paul Cambon, chargea Dom Fernand Cabrol, l'abbé de Saint-Michel de Farnborough, de lui remettre la lettre du président du Conseil. L'Impératrice, dont la vue était très affaiblie, ne pouvait pas lire la signature. Dom Cabrol lut le nom. Et dire, s'exclama-t-elle, que c'est Clémenceau qui m'écrit, à moi ! Malgré sa surprise, elle eut un très grand plaisir d'avoir reçu cette lettre.

 

Napoléon III avait été remis en liberté ; il arriva à Chislehurst le 20 mars 1871. Alors fut organisée autour des anciens souverains et de leur fils une manière de cour, avec les deux nièces de l'Impératrice, filles de la duchesse d'Albe — plus tard duchesse de Medina-Cœli et duchesse de Tamamès —, avec le duc de Bassano, ancien grand chambellan, son fils le marquis de Bassano, le comte Clary, Mme Lebreton, Augustin Filon, précepteur du Prince, et quelques personnes, fidèles aux exilés, qui constituaient un service d'honneur.

La mort de Napoléon III survint le 9 janvier 1873. Ce ne fut pas seulement un grand deuil pour sa veuve et pour son fils ; ce fut encore un événement gros de conséquences politiques. Le nouveau chef du parti bonapartiste, Napoléon IV, était un jeune homme de près de dix-sept ans à cette époque, sur qui ses partisans pouvaient fonder de légitimes espérances. Dans les derniers jours du mois d'août 1870, quand on attendait les pires malheurs, l'Impératrice découragée avait envisagé pour le Prince impérial le repos du silence ; elle avait dit à Mérimée : J'espère que mon fils n'aura pas d'ambition et qu'il vivra heureux dans l'obscurité. Mais le Prince était à présent l'empereur de demain ; il fallait qu'il terminât d'abord ses études à l'Ecole militaire de Woolwich, et qu'il se tînt ensuite à la disposition des impérialistes.

Aux funérailles de Napoléon III, célébrées à Chislehurst le 15 janvier 1873, derrière le Prince impérial, qui conduisait le deuil, marchait le prince Napoléon. L'Impératrice désira avoir une explication avec lui. Voyons, lui dit-elle. Vous savez que je ne suis pas une femme à rancunes : oublions tous nos dissentiments, mettez votre main dans la mienne et qu'il ne soit plus question du passé ! Le prince répondit, assez sèchement, qu'il ferait connaître ses conditions. Quelques jours après, il les communiqua par un intermédiaire : la direction absolue du parti, la garde de la personne même du Prince impérial. Qu'ai-je donc fait pour mériter un pareil outrage ? dit la mère en pleurs, quand elle apprit la seconde condition. Cette attitude du prince Napoléon fut une tristesse de plus pour les hôtes de Chislehurst.

La Reine Victoria venait souvent à Camden-Place pour rendre visite à l'Impératrice, comme plus tard elle vint à Farnborough ; jusqu'à sa mort, elle lui conserva la sympathie la plus affectueuse. Le Tsar Alexandre III, qui avait fait le voyage d'Angleterre pour le mariage de sa fille avec le duc d'Edimbourg, vint saluer la souveraine qui l'avait reçu aux Tuileries en 1867 ; c'était quelques mois après la mort de l'Empereur. Il y avait les allées et venues de quelques fidèles, courtisans du malheur. Et c'était tout. Les heures de Chislehurst étaient parfois bien longues, bien monotones. L'Impératrice disait un jour à Ernest Lavisse, en faisant avec lui les cent pas, à son ordinaire, dans la galerie du rez-de-chaussée : Ne trouvez-vous pas que nous avons l'air de poissons qui évoluent dans un aquarium ? Ou encore : Nous sommes ici sur le radeau de la Méduse ; il y a des moments où nous avons envie de nous manger les uns les autres.

Le Prince impérial venait d'avoir vingt-trois ans ; ses études militaires étaient terminées. Il dit un jour à sa mère qu'il lui fallait faire quelque chose pour se grandir et se créer l'influence qui lui était indispensable. — Voulez-vous que je sois toujours pour tout le monde le petit Prince ? Voulez-vous que je m'étiole et que je meure d'ennui comme le duc de Reichstadt ? Bref, il avait décidé de prendre part à la guerre que l'Angleterre soutenait alors, en Afrique australe, contre les Zoulous. La mère essaya de combattre cette volonté, puis elle s'y résigna. Le Prince partit, le 27 février 1879. Trois mois environ plus tard, la reine Victoria envoyait à Camden son grand chambellan annoncer une affreuse nouvelle : le Prince avait été tué dans un combat le 1er juin. Quand la malheureuse femme eut retrouvé ses sens, son parti était pris, d'aller visiter l'endroit où était tombé son fils. Elle avait eu, depuis longtemps, comme un pressentiment de cette mort tragique. En 1855, disait-elle, j'étais à Biarritz ; une nuit, je fus éveillée par le tocsin qui annonçait un incendie ; je me levai en hâte et j'allai faire la chaîne. Je sentis alors, pour la première fois, tressaillir mon enfant. L'idée me vint qu'il était destiné à mourir de mort violente.

Quand elle eut décidé de partir pour l'Afrique australe, elle expliqua sa résolution dans une lettre à Franceschini Piétri :

Je me sens attirée vers ce lieu de pèlerinage avec la même force que devaient éprouver les disciples du Christ pour les lieux saints. L'idée de voir, de parcourir les dernières étapes de la vie de mon enfant bien-aimé, de me trouver sur les lieux où s'est posé son dernier regard, dans la même saison, passer la nuit du 1er juin veillant et priant sur ce souvenir, est un besoin de mon âme et un but dans ma vie.

Elle accomplit en 1880 ce long pèlerinage de douleur, accompagnée du marquis de Bassano et de quelques intimes. Dans une lettre écrite de là-bas, elle se définissait : Celle à qui Dieu donna tant de choses, et à qui il enleva, un par un, tout ce qu'il avait donné, en lui laissant l'amertume des regrets comme seul compagnon de route. Elle avait passé le 1er juin en prières à Itelezi, à l'endroit même où son fils était tombé sous les zagaies des Zoulous. Son cœur de mère saigna toujours de cette blessure ; chaque fois que le souvenir de son fils se présentait dans la conversation, ses yeux se voilaient de larmes, et elle soupirait ces mots : Mon pauvre petit garçon !

Six mois après la mort du Prince impérial, l'Impératrice avait été frappée d'un autre deuil : sa mère était morte, à quatre-vingts ans.

Elle devait survivre près de quarante ans encore à ces douleurs. Préoccupée d'assurer aux restes de son mari et de son fils une sépulture digne de leur nom, elle acheta, en 1881, au sud-ouest de Londres, dans le Hampshire, une propriété connue sous le nom de Farnborough Hill ; c'est sur la ligne de Southampton, à la station de Farnborough, qui dessert le camp d'Aldershot. Elle y fit construire, par l'architecte Destailleurs, une église, qui fut desservie d'abord par des Prémontrés et qui l'est aujourd'hui par des Bénédictins français, venus de Solesmes ; ce fut à l'origine le prieuré, c'est, depuis 1903, l'abbaye de Saint-Michel de Farnborough. Le 9 janvier 1888, les restes de Napoléon III et du Prince impérial y furent transférés ; ils reposent dans la crypte, à droite et à gauche de l'autel.

Dans sa longue vieillesse l'Impératrice fut une grande voyageuse. Son yacht le Thistte la conduisit un peu partout, sur les côtes d'Ecosse, de Norvège, en Egypte, à Ceylan, dans les eaux de la Grèce et de la Sicile. Elle vint à Paris à plusieurs reprises ; on la vit se promenant dans ce jardin des Tuileries qui lui rappelait les dix-sept années de sa vie de souveraine. Elle s'arrêta, dit-on, un jour devant une statue de l'allée centrale, une Diane chasseresse, qui passait pour avoir reproduit ses traits. Au cap Martin, dans le voisinage de Menton, sa villa Cyrnos, très accueillante aux écrivains et aux artistes, était pour les mois d'hiver sa résidence favorite ; elle aimait à y recevoir le maire de Roquebrune-Cap Martin, M. Le Roy-Dupré. Ce fut l'un des derniers Français avec qui elle s'entretint, quand elle quitta la villa Cyrnos, au printemps de 1920, pour ne plus y revenir.

L'un de ses voyages à Paris, en 1883, eut un caractère politique. Le prince Napoléon avait été arrêté, à la suite d'un violent manifeste qu'il avait publié contre le gouvernement. L'Impératrice, qui était descendue à l'hôtel du Rhin, place Vendôme, y reçut les chefs du parti bonapartiste ; elle voulait réconcilier les diverses fractions du parti. C'était malaisé. Le prince Napoléon se déclarait lui-même républicain ; d'autre part, le testament du Prince impérial avait désigné comme héritier dynastique non pas le prince Napoléon, mais son fils aîné le prince Victor ; et c'était aussi au prince Victor qu'allaient les sympathies personnelles de l'Impératrice. Par suite, les entretiens de l'hôtel du Rhin n'eurent pas de résultat. L'unité dans la famille et dans le parti ne fut véritablement rétablie qu'en 1891, après la mort du prince Napoléon.

A quelque distance de l'abbaye de Saint-Michel, sur la route d'Aldershot à Sandhurst, l'Impératrice avait fait aménager à son usage la résidence de Farnborough Hill. Au milieu d'un grand parc, dans un paysage un peu mélancolique, souvent à demi voilé par des vapeurs, une vaste habitation, qui tient plus de la maison de campagne que du château, se dresse sur une faible hauteur ; de nombreuses œuvres d'art la décorent ; une des premières que l'on voit en entrant est la statue du Prince impérial enfant, œuvre de Carpeaux. De l'autre côté de la route, un parc de caractère rustique a reçu de l'Impératrice le nom de Compiègne ; dernier souvenir de ses grandeurs évanouies. L'Impératrice en avait ouvert l'accès aux jeunes filles du pensionnat voisin de Hillside. Elle-même ne sortait guère de Farnborough, quand elle était en Angleterre. Elle aimait à y vivre dans le recueillement, au milieu des images du passé ; en dehors du prince Victor et de sa femme, la princesse Clémentine, elle ne recevait que quelques intimes. Un Bénédictin de l'abbaye venait dire la messe chez elle tous les dimanches. Elle se rendait elle-même de temps à autre à la crypte de Saint-Michel, pour s'agenouiller devant les tombeaux de son mari et de son fils. Elle avait fait préparer de son vivant une sorte de grande corniche, derrière l'autel et sur la partie haute du mur du fond, pour y disposer son tombeau ; c'est là qu'elle repose depuis 1920, à une place d'où elle domine toute la crypte et les deux tombes impériales.

En lui faisant une vie si longue et marquée par tant de douleurs, la Providence lui ménageait une grande joie. Le 11 novembre 1918, à onze heures du matin, elle entendit les coups de canon qui annonçaient la fin de la Grande Guerre. Depuis l'année 1870, c'est ma première joie, dit-elle au père abbé de Farnborough, Dom Fernand Cabrol. La guerre de 1870 et ses conséquences étaient réparées ; la patrie française, qui était devenue et restée la sienne, ne portait plus le deuil de deux provinces.

L'Impératrice avait déjà appris avec une véritable satisfaction, au mois de novembre 1917, l'arrivée aux affaires de M. Georges Clemenceau. Certes, elle n'avait aucune raison d'avoir des sympathies personnelles pour l'homme politique qui avait été si dur au régime impérial ; mais elle connaissait son énergie, son besoin d'aller de l'avant. La guerre et la politique traînaient depuis trop de semaines ; avec le nouveau président du Conseil, les choses ne devaient pas manquer de prendre une autre allure. Le patriotisme clairvoyant de l'Impératrice avait deviné en Georges Clemenceau l'homme d'Etat qui devait être le Père la Victoire. Lors de la célébration du Te Deum qui suivit l'armistice, elle eut ce mot : Si M. Clemenceau s'était rendu ce jour-là à Notre-Dame, le soir il aurait été Premier Consul.

 

Toujours alerte malgré son grand âge, l'Impératrice faisait en 1920 un voyage en Espagne. Deux membres de l'Institut de France, qui étaient alors à Madrid, M. Charles Widor, secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts, et M. Imbart de la Tour, de l'Académie des Sciences morales et politiques, eurent l'honneur d'être reçus par elle, dans le palais de son neveu, le duc d'Albe. Elle était assise au-dessous de l'un de ses portraits, qui remontait au temps de sa jeunesse et où l'artiste l'avait représentée dans tout l'éclat de sa beauté. Tout en l'écoutant, les deux académiciens pouvaient comparer l'image du passé et la femme qui avait servi de modèle ; ils retrouvaient encore, à plus de soixante ans de distance, sur le visage de cette vieille dame, plus d'un trait qui avait inspiré le pinceau de l'artiste.

L'Impératrice était toute heureuse de sa santé. J'ai respiré, disait-elle, il y a quelques jours, les senteurs de mes orangers de Grenade, et j'ai revécu les années de ma jeunesse. Elle mit la conversation sur la situation financière de la France depuis la guerre ; elle parlait avec animation, tout en scandant ses phrases avec une canne dont elle frappait le plancher. Comment peut-on dire que les finances de la France sont compromises ? Est-ce que la France peut faire faillite avec un empire colonial comme le sien ? avec l'Algérie ? avec la Tunisie ? avec le Maroc ? avec l'Indo-Chine ? Elle parla ainsi longtemps, toujours avec la même ardeur, comme un homme d'affaires qui disserte sur une question de sa compétence. Puis, brusquement, elle posa cette question bizarre, souvenir pour elle des manifestations que la police impériale avait organisées sur les boulevards, au mois de juillet 1870 : Est-ce qu'il y a encore des blouses blanches à Paris ? La conversation rebondissait ainsi d'un sujet à l'autre. Les deux académiciens prirent congé d'eux-mêmes, au bout de près de trois quarts d'heure, dans la crainte de fatiguer l'Impératrice, qui montra jusqu'au bout le même entrain.

C'était huit jours avant qu'elle subît l'opération de la cataracte ; plusieurs oculistes la lui déconseillaient à cause de son grand âge. L'Impératrice se décida à la tenter : l'opération lui rendit la vue, mais elle lui coûta la vie. L'Impératrice mourut à Madrid, le 11 juillet 1920. Elle avait quatre-vingt-quatorze ans, deux mois et six jours.

Son corps fut transporté à Farnborough. Le 20 juillet, ses obsèques solennelles étaient célébrées à l'abbaye de Saint-Michel. Le Prince Napoléon et sa femme conduisaient le deuil. Le Roi George V et la Reine d'Angleterre, le Roi Alphonse XIII et la Reine d'Espagne, l'ancien Roi Manoel et la Reine de Portugal, la reine douairière Amélie de Portugal, la princesse Béatrice de Battenberg, étaient à la tête de la nombreuse assistance qui était venue de France pour apporter à la mémoire de l'Impératrice un hommage suprême. Dom Fernand Cabrol prononça une oraison funèbre ; les lignes suivantes résument, d'une manière saisissante, l'existence d'Eugénie de Montijo, Impératrice des Français :

1826 à 1920 ! dit l'orateur sacré. C'est presque un siècle dont sa vie fut le témoin. Quelle prodigieuse destinée !

Naître dans cette Espagne qui lui resta toujours si chère, d'une famille dont l'histoire est mêlée à l'histoire glorieuse de cette nation ; rencontrer comme par hasard dans la vie cet héritier de la gloire militaire la plus éclatante du siècle ; devenir l'Impératrice des Français et porter, pendant dix-sept ans, le poids de ce magnifique diadème ; puis tomber avec l'Empire dans une guerre malheureuse dont on lui fera, bien à tort, porter la responsabilité ; perdre, dans un accident d'une si étrange fatalité qu'il reste pour certains historiens un mystère encore inexpliqué, ce fils, héritier de tant de gloire et de tant d'infortune et à qui semblait promis un empire ; vivre ensuite de longues années encore dans son deuil, jusqu'au jour où elle voit réparée dans la plus éclatante victoire la plus cruelle des injustices ; et puis revenir dans cette Espagne de sa jeunesse, à son point de départ, pour y mourir : quel destin ! C'est celui de cette femme que nous pleurons aujourd'hui.

L'Impératrice n'a pas écrit de mémoires ; elle n'a pas songé à plaider sa cause devant la postérité, pas plus qu'elle n'a voulu, de son vivant, alimenter les polémiques. Jamais elle ne proféra de critique contre les hommes et contre les choses, quels qu'ils fussent. Les souverains tombés, disait-elle, sont environnés de saints Pierre, de gens qui, après avoir renié leurs maîtres, se repentent et s'appliquent à réparer. Faut-il, en dévoilant leur défaillance, les signaler au mépris de ceux qui ne savaient pas ?

Elle a dit à ce sujet son sentiment, dans une lettre privée de l'année 1896 ; c'était à propos de ces événements des mois d'août et de septembre 1870, qui ont inspiré tant d'écrits dans un sens ou dans l'autre :

Vous comprendrez, j'espère, le parti que j'ai pris de ne point répondre et de ne rien démentir, si douloureux que cela puisse être pour moi. Une guerre de récrimination ou de justification me répugne ; j'ai foi que pour l'Empereur d'abord et pour moi, peut-être, le temps fera justice.

 

Les pages qui précèdent ont été inspirées par l'idée de ne rien omettre d'essentiel, dans les limites dont on disposait, et de ne rien cacher non plus ; la première loi de l'historien n'est-elle pas, suivant le mot de Cicéron, de n'oser rien dire de faux et d'oser dire ce qui est vrai ? Cette étude est comme une esquisse rapide de la vie et du rôle de l'Impératrice Eugénie, mais une esquisse qui s'est efforcée d'être complète en exposant ce caractère de femme et son action dans ses manifestations diverses ; une esquisse qui a entendu demeurer, d'un bout à l'autre, dans le domaine de l'histoire impartiale et véridique. Le moment est arrivé, semble-t-il, où l'on peut parler de l'Impératrice Eugénie avec la sérénité qui convient à une étude d'histoire. Son mot de 1896 commence à être une vérité :

J'ai foi que pour moi, peut-être, le temps fera justice.

 

FIN DE L'OUVRAGE