L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

VII. — LES ŒUVRES DE CHARITÉ.

 

 

Ces sentiments pour un criminel comme Orsini, cette disposition à invoquer pour lui les circonstances atténuantes provenaient beaucoup moins chez l'Impératrice d'un goût secret pour le paradoxe, qui ne fut jamais son affaire, que d'une sympathie naturelle pour tous les déshérités de la vie. Tout ce qui touchait à la situation des pauvres gens, des malheureux, des travailleurs, causait en elle une émotion sincère. Un jour, à Farnborough, elle disait à un visiteur : Savez-vous que, de notre temps, l'Empereur et moi nous étions les deux seuls vrais socialistes de France ? La part faite à l'exagération, on doit reconnaître que le socialisme de l'Impératrice eut, pendant toute la durée du règne, le caractère d'une charité agissante et pratique.

Au moment de son mariage, la commission municipale de Paris avait voté un crédit de six cent mille francs pour lui offrir une parure de diamants. La future impératrice s'empressa d'écrire au préfet de la Seine la lettre qui suit :

Monsieur le Préfet, je suis bien touchée d'apprendre la généreuse décision du conseil municipal de Paris, qui manifeste ainsi son adhésion sympathique à l'union que l'Empereur contracte. J'éprouve néanmoins un sentiment pénible en pensant que le premier acte public qui s'attache à mon nom, au moment du mariage, soit une dépense considérable pour la ville de Paris. Permettez-moi donc de ne pas accepter votre don, quelque flatteur qu'il soit pour moi ; vous me rendrez plus heureuse en employant en charités la somme que vous avez fixée pour l'achat de la parure que le conseil municipal voulait m'offrir. Je désire que mon mariage ne soit l'occasion d'aucune charge nouvelle pour le pays auquel j'appartiens désormais, et la seule chose que j'ambitionne, c'est de partager avec l'Empereur l'amour et l'estime du peuple français.

Je vous prie, Monsieur le Préfet, d'exprimer à votre conseil toute ma reconnaissance et de recevoir pour vous l'assurance de mes sentiments distingués. — EUGÉNIE, comtesse de TEBA.

Palais de l'Elysée, le 26 janvier 1853.

La commission municipale, en réponse à cette lettre, décida d'affecter les six cent mille francs à la fondation d'un établissement pour l'éducation professionnelle des jeunes filles pauvres ; l'établissement porterait le nom de l'Impératrice et serait placé sous sa protection.

Les fondations charitables, inspirées et patronnées par l'Impératrice, forment une liste, dont la longueur et la variété sont à l'honneur de la Souveraine : patronage des Sociétés de charité maternelle, pour donner des secours aux femmes en couches ; fondation de lits pour les incurables ; création à Dieppe de la Société de Notre-Dame de Bon-Secours, pour les marins vieux et infirmes ; création à Paris, dans le faubourg Saint-Antoine, d'un second hôpital d'enfants ; patronage des crèches et des salles d'asile ; fondation aux Eaux-Bonnes de l'Asile Sainte-Eugénie, pour les militaires et malades pauvres fréquentant cette station ; fondation de la Société des prêts de l'enfance au travail, dite Société du Prince impérial, qui groupait les enfants en association pour donner des secours aux travailleurs ; création et patronage de la Société centrale de sauvetage des naufragés ; patronage de huit établissements de bienfaisance, la maison de Charenton, l'institut des Jeunes Aveugles, l'institut des Sourds-Muets de Paris, l'institut des Sourdes-Muettes de Bordeaux, l'institut des Sourdes-Muettes de Chambéry, l'hospice du Mont-Genèvre, l'asile de convalescence de Vincennes, l'asile de convalescence du Vésinet ; don aux hospices de Lyon du château de Long-Chêne, pour un asile de convalescence ; ouverture de l'Hôpital-Napoléon à Berck-sur-Mer, pour le traitement des enfants scrofuleux. Napoléon Ier avait fait de sa mère la Protectrice de tous les établissements de bienfaisance et de charité de l'empire français ; c'est une surintendance du même genre qu'exerça pendant dix-sept ans la femme de Napoléon III. Toutes ces œuvres de charité sociale lui inspiraient une légitime fierté. C'est là, disait-elle avec raison, qu'est l'honneur du règne.

 

Cette bienfaisance, de caractère administratif, était comme une institution d'Etat, très efficace d'ailleurs pour ceux qui étaient appelés à en jouir ; mais l'Impératrice payait elle-même de sa personne, quand il s'agissait de venir en aide aux malheureux. Il lui arriva, à maintes reprises, dès qu'une grande infortune lui avait été signalée, de se rendre, comme une dame de charité, dans les taudis des familles miséreuses. Pour ne point se faire reconnaître, elle s'habillait en vieille dame ; elle prenait des lunettes, un grand chapeau, un voile épais ; ses deux nièces, dans une tenue analogue, l'accompagnaient ; les malheureux ne savaient pas qui était cette dame âgée, dont la visite, les bonnes paroles, les remèdes, un secours d'argent leur avaient apporté quelques moments de réconfort. Elle voulait que son fils connût lui-même la misère de visu, qu'on le menât dans les logis des quartiers excentriques. Elle disait à son précepteur : Il ne sait pas ce que c'est que la misère. Il croit, probablement, que les pauvres sont des gens qui n'ont pas de voiture. Il faut absolument qu'il comprenne, qu'il se rende compte, qu'il écoute les récits de ces malheureux, dans lesquels il y a beaucoup de mensonge, mais encore plus de vérité. Il faut qu'il connaisse les affreux logis, sans air et sans pain, où le bonheur est impossible. Il ne peut pas régner s'il n'a pas vu cela.

A deux reprises, en 1865 et en 1866, une épidémie de choléra ravagea Paris et plusieurs villes de la France du nord. L'Empereur était allé visiter les cholériques de l'Hôtel-Dieu, sans en avoir prévenu l'Impératrice, qui n'en fut informée qu'à son retour. Bien qu'elle fût souffrante elle-même, elle décida de faire en personne cette visite. Accompagnée de son écuyer, de son officier d'ordonnance et de sa lectrice, elle se rendit, le 23 octobre 1860, à l'hôpital Beaujon, à l'hôpital Lariboisière et à l'hôpital Saint-Antoine. S'arrêtant au chevet des malades et des agonisants, elle prodiguait les mots d'espoir que lui inspirait son immense pitié. Oui, ma sœur, lui dit un malade. Mon ami, lui répondit la sœur de charité, ce n'est pas moi qui vous parle, c'est l'Impératrice. L'Impératrice interrompit vivement : Ne le reprenez pas, c'est le plus beau nom qu'il puisse me donner.

En 1866, pour la même cause, l'Impératrice alla visiter les hôpitaux d'Amiens. Son indifférence à l'égard du danger, son mépris de la contagion quand elle tendait la main aux cholériques firent en France et à l'étranger une impression profonde. Des femmes allemandes lui envoyèrent une adresse, où elles exprimaient leur admiration. Depuis l'immortel voyage d'Amiens, disaient-elles, le nom de l'Impératrice Eugénie est le symbole de la grande charité chrétienne. A son retour à Paris, une foule immense l'attendait pour l'acclamer. Le maréchal Vaillant lui exprima l'admiration de tous. Monsieur le maréchal, lui répondit-elle, c'est notre manière d'aller au feu. Mgr Bauer, un prélat qui eut son heure de célébrité, prêchant en 1867 la station de carême aux Tuileries, rappela le geste d'Amiens. Ce courage, s'écria-t-il, plus difficile et plus rare que celui des batailles, révèle quelque chose de viril, j'allais dire de chevaleresque, dans le cœur d'une femme. Peu de temps après le voyage d'Amiens, l'Impératrice, accompagnée du Prince impérial, était allée visiter Nancy ; elle représentait l'Empereur aux fêtes du centième anniversaire de la réunion de la Lorraine à la France. Les ovations qui l'accueillirent furent extraordinaires. Chacun dans la foule voulait s'approcher d'elle, toucher ou baiser un bout de ses vêtements, comme on eût fait des reliques d'une sainte.

Un journal de propagande impérialiste, le Dix Décembre, publiait, dans son premier numéro (15 novembre 1868), un long portrait de l'Impératrice ; l'article, signé du nom de A. Grenier, était de l'Empereur lui-même. On y lisait ceci :

La comtesse de Teba n'a pas disparu sous l'éclat de la couronne de France. L'Impératrice est restée avec distinction une femme de goûts simples et naturels. Après sa visite aux cholériques d'Amiens, rien ne parut la surprendre comme le murmure approbateur qui vint de toutes parts applaudir sa courageuse initiative. Elle avait fini par en être excédée. Le sort des classes malheureuses, surtout, éveille constamment son intérêt. Elle aime à s'occuper de ce qu'on appelle aujourd'hui les œuvres sociales. On sait avec quelle efficacité active elle est intervenue dans la réorganisation des prisons d'enfants, dans l'œuvre des sociétés de sauvetage, dans le régime des établissements de bienfaisance. Elle a fondé la Société des prêts de l'enfance au travail. Que de généreuses réformes elle poursuit encore avec une merveilleuse persévérance ! On retrouve toujours un peu chez elle la jeune phalanstérienne. La condition des femmes la préoccupe singulièrement...

Ce surnom de phalanstérienne que rappelait l'Empereur avait été donné, avant son mariage, à Eugénie de Montijo par ses amis de Madrid, à une époque où la jeune fille s'était plongée avec passion dans les écrits de Fourier et où la théorie du phalanstère lui était apparue comme l'évangile d'une organisation nouvelle de la société.