L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

III. — LE MARIAGE.

 

 

Une note du Moniteur fit savoir que le bureau du Sénat, le bureau du Corps législatif et les membres du Conseil d'Etat auraient à se réunir aux Tuileries le samedi 22 janvier, pour y recevoir de l'Empereur une communication relative à son mariage ; les sénateurs et les membres du Corps législatif pouvaient se joindre à leurs collègues.

Le 22 janvier, aux sénateurs, députés et conseillers d'Etat qui se pressaient dans la salle du Trône, l'Empereur lut ce discours :

MESSIEURS,

Je me rends au vœu si souvent manifesté par le pays en venant vous annoncer mon mariage.

L'union que je contracte n'est pas d'accord avec les traditions de l'ancienne politique ; c'est là son avantage.

La France, par ses révolutions successives, s'est toujours brusquement séparée du reste de l'Europe ; tout gouvernement sensé doit chercher à la faire rentrer dans le giron des vieilles monarchies ; mais ce résultat sera bien plus sûrement atteint par une politique droite et franche, par la loyauté des transactions, que par les alliances royales, qui créent de fausses sécurités et substituent souvent l'intérêt de famille à l'intérêt national. D'ailleurs, les exemples du passé ont laissé dans l'esprit du peuple des croyances superstitieuses ; il n'a pas oublié que, depuis soixante-dix ans, les princesses étrangères n'ont monté les degrés du trône que pour voir leur race dispersée et proscrite par la guerre ou par la révolution. Une seule femme a semblé porter bonheur et vivre plus que les autres dans le souvenir du peuple, et cette femme, épouse modeste et bonne du général Bonaparte, n'était pas issue d'un sang royal.

Il faut cependant le reconnaître : en 1810, le mariage de Napoléon Ier avec Marie-Louise fut un grand événement ; c'était un gage pour l'avenir, une véritable satisfaction pour l'orgueil national, puisqu'on voyait l'antique et illustre maison d'Autriche, qui nous avait si longtemps fait la guerre, briguer l'alliance du chef élu d'un nouvel empire. Sous le dernier règne, au contraire, l'amour-propre du pays n'a-t-il pas eu à souffrir lorsque l'héritier de la couronne sollicitait infructueusement, pendant plusieurs années, l'alliance d'une maison souveraine, et obtenait enfin une princesse accomplie sans doute, mais seulement dans des rangs secondaires et dans une autre religion ?

Quand, en face de la vieille Europe, on est porté par la force d'un nouveau principe à la hauteur des anciennes dynasties, ce n'est pas en vieillissant son blason et en cherchant à s'introduire à tout prix dans la famille des rois qu'on se fait accepter. C'est bien plutôt en se souvenant toujours de son origine, en conservant son caractère propre et en prenant franchement vis-à-vis de l'Europe la position de parvenu[1], titre glorieux lorsqu'on parvient par le libre suffrage d'un grand peuple.

Ainsi, obligé de s'écarter des précédents suivis jusqu'à ce jour, mon mariage n'était plus qu'une affaire privée. Il restait seulement le choix de la personne. Celle qui est devenue l'objet de ma préférence est d'une naissance élevée. Française par le cœur, par l'éducation, par le souvenir du sang que versa son père pour la cause de l'Empire, elle a, comme Espagnole, l'avantage de ne pas avoir en France de famille à laquelle il faille donner honneurs et dignités. Douée de toutes les qualités de l'âme, elle sera l'ornement du trône comme, au jour du danger, elle deviendrait un de ses courageux appuis. Catholique et pieuse, elle adressera au Ciel les mêmes prières que moi pour le bonheur de la France ; gracieuse et bonne, elle fera revivre, dans la même position, j'en ai le ferme espoir, les vertus de l'Impératrice Joséphine.

Je viens donc, Messieurs, dire à la France : J'ai préféré une femme que j'aime et que je respecte à une femme inconnue dont l'alliance eût eu des avantages mêlés de sacrifices. Sans témoigner de dédain pour personne, je cède à mon penchant, mais après avoir consulté ma raison et mes convictions. Enfin, en plaçant l'indépendance, les qualités du cœur, le bonheur de famille au-dessus des préjugés dynastiques et des calculs de l'ambition, je ne serai pas moins fort, puisque je serai plus libre.

Bientôt, en me rendant à Notre-Dame, je présenterai l'Impératrice au Peuple et à l'Armée ; la confiance qu'ils ont en moi assure leur sympathie à celle que j'ai choisie. Et vous, Messieurs, en apprenant à la connaître, vous serez convaincus que cette fois encore j'ai été inspiré par la Providence.

Bien des murmures flatteurs avaient salué divers passages de ce discours ; à la fin, les applaudissements éclatèrent avec enthousiasme. Certes, l'Empereur avait tenu un langage très habile ; mais son discours, pour bien fait qu'il fût, ne pouvait avoir l'approbation de tous. Les orléanistes en particulier, très mal disposés pour le nouveau régime depuis la confiscation des biens de la maison d'Orléans, furent froissés de l'allusion, peu obligeante et peu nécessaire, faite au mariage du fils aîné de Louis-Philippe ; ils ne laissèrent pas tomber le passage sur les vertus de Joséphine. Oui, disaient-ils en souriant, elle aura toutes les vertus de Joséphine.

Un sénateur avait trouvé le discours excellent, mais il ajoutait : Je préfère la sauce au poisson. Le mot arriva jusqu'aux Tuileries et n'y fut pas oublié. Ce sénateur dînait quelques semaines plus tard au château ; l'Impératrice remarqua qu'il prenait du turbot sans sauce. Monsieur, lui dit-elle d'un air malicieux, je croyais que c'était la sauce que vous aimiez, et non pas le poisson. Thiers, que le coup d'Etat avait brutalement chassé de la vie politique, eut sur le mariage de Napoléon III son appréciation ironique. L'Empereur, dit-il, m'a toujours paru un homme d'esprit ; aujourd'hui, je le reconnais prévoyant : par son mariage, il se réserve la grandesse espagnole.

Il est certain qu'il y avait bien de la grandesse dans l'acte de mariage, tel qu'il figurait sur le registre de l'état-civil de la famille impériale, à la date du 29 janvier 1853[2]. Ce fut le jour du mariage civil, qui fut célébré au palais des Tuileries, dans la salle des Maréchaux. Autour des fauteuils des deux époux avaient pris place le roi Jérôme, le prince Napoléon, la princesse Mathilde, la comtesse de Montijo, le marquis de Valdegamas, ministre d'Espagne, le prince Lucien Bonaparte, le prince Pierre Bonaparte, le prince Lucien Murat, la princesse Bacciochi Camerata, la princesse Murat. La maison de l'Impératrice, constituée depuis deux jours, était là au grand complet : grande maîtresse, princesse d'Essling ; dame d'honneur, duchesse de Bassano ; dames du palais, comtesse Gustave de Montebello, comtesse Feray d'Isly, vicomtesse Lézay-Marnezia, baronne de Pierres, baronne de Malaret, marquise de Las Marismas, marquise de la Tour-Maubourg[3] ; grand maître, général comte de Tascher de la Pagerie, sénateur ; premier chambellan, comte Charles de Tascher de la Pagerie ; chambellan, vicomte Lézay-Marnezia ; écuyer, baron de Pierres.

Achille Fould, ministre d'État de la maison de l'Empereur, assisté de Baroche, président du Conseil d'Etat, remplissait les fonctions d'officier de l'état civil. A ce titre, il donna lecture de l'acte du mariage entre S. M. l'Empereur Napoléon III, né à Paris le 20 avril 1808[4], et S. Exc. Marie-Eugénie Guzman y Palafox Fernandez de Cordova, Leyva y La Cerda, comtesse de Teba, de Banos, de Mora, de Santa-Cruz, de la Sierra, marquise de Moya de Ardales de Osera, vicomtesse de la Calzada, etc., grande d'Espagne de première classe, née à Grenade le 5 mai 1826, fille de S. Exc. Cipriano Porto-Carrero y Palafox, comte de Montijo, duc de Penaranda, marquis de Valderravano, vicomte de Palencias de la Valduerna, baron de Quinto, etc., grand maréchal de Castille, grand d'Espagne de première classe, chevalier de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem et de la Légion d'honneur, décédé à Madrid le 15 mars 1839, et de la comtesse de Montijo et de Miranda, duchesse de Penaranda, grande d'Espagne de première classe, grande maîtresse honoraire de S. M. la Reine des Espagnes, dame de l'ordre royal des Dames nobles de Marie-Louise et dame de la société d'Honneur et de Mérite.

Le lendemain, dimanche 30 janvier, eut lieu à Notre-Dame la cérémonie du mariage religieux. On avait cherché à reproduire, autant que possible, les somptuosités du sacre de Napoléon et celles de son mariage avec Marie-Louise. La voiture de mariage, attelée de huit chevaux alezan clair, portait l'Empereur et l'Impératrice, seuls ; c'était la même voiture qui, en 1804, avait conduit au sacre Napoléon Ier et l'Impératrice Joséphine. Au moment où elle sortait de la voûte des Tuileries, la couronne impériale qui la surmontait tomba à terre ; on se hâta de la remettre en place. C'était une journée d'hiver ensoleillée. Le cortège en grande pompe, accompagné par les vivats de la foule, se déroula, au milieu des cordons de la troupe, par la rue de Rivoli, qui venait d'être achevée, la place de l'Hôtel-de-Ville, le quai de Gesvres, le pont Notre-Dame, le quai Napoléon — quai aux Fleurs —, la rue d'Arcole, la place du Parvis. La bénédiction nuptiale fut donnée à Leurs Majestés par l'archevêque de Paris, Mgr Sibour[5]. Au retour, le cortège suivit la rue d'Arcole, le quai Napoléon — quai aux Fleurs et quai de la Cité —, le pont au Change, les quais de la rive droite, la place de la Concorde, le jardin des Tuileries.

Dans une dépendance du parc de Saint-Cloud, le petit château de Villeneuve-l'Étang avait été préparé pour les nouveaux époux ; c'est là qu'ils passèrent les premiers jours de leur union.

Quelques semaines après, la comtesse de Montijo reprenait le chemin de l'Espagne. Son grand ami Mérimée, qui avait été mêlé à toutes les péripéties de l'extraordinaire aventure, jusqu'à surveiller même la rédaction du contrat, la consola de son mieux. C'est une terrible chose, lui écrivit-il, que d'avoir des filles et de les marier. Que voulez-vous ? L'Ecriture dit que la femme doit quitter ses parents pour suivre son mari. Maintenant que vos devoirs de mère sont accomplis — et, en vérité, personne ne vous contestera d'avoir fort bien marié vos filles —, il faut songer à vivre pour vous-même et à vous donner du bon temps. Le bon temps ne dura pas toujours. La mère de l'Impératrice connut — de loin — les splendeurs au milieu desquelles vivait sa fille ; elle connut aussi les désastres de 1870 et l'effondrement du Second Empire ; elle connut encore la tragédie du Zululand qui coûta la vie en 1879 au Prince impérial. Elle mourut à l'âge de quatre-vingts ans, six mois après la mort de son petit-fils.

 

 

 



[1] L'Empereur tenait à cette expression. Il disait un jour à la princesse de Metternich : N'oubliez pas que je suis un parvenu, dans la véritable acception du mot.

[2] Ce registre n'existe plus, Emprunté aux Archives nationales, lors de la naissance du Prince impérial, il a été détruit, en mai 1871, dans l'incendie des archives du Conseil d'État, où il avait été déposé.

[3] Bientôt le nombre des dames du palais fut porté de sept à douze. En 1867, c'étaient la comtesse de Montebello, la vicomtesse de Lézay-Marnezia, la baronne de Pierres, la baronne de Malaret, la marquise de Las Marismas, la marquise de la Tour-Maubourg, la comtesse de Labédoyère, la comtesse de Lourmel, la comtesse de la Poëze, la comtesse de Rayneval, Mme de Sancy née Lefebvre-Desnouettes, Mme de Saulcy.

[4] L'acte de mariage ne donne pas les noms du père et de la mère de l'époux.

[5] Mgr Sibour devait mourir à Saint-Etienne du Mont, le 3 janvier 1867, sous le poignard d'un prêtre interdit, fou mystique, l'abbé Jean Verger.