L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

II. — AVANT LE MARIAGE.

 

 

Depuis le mariage de sa fille aînée avec le duc d'Albe, qui suivit de cinq ans la mort de son mari, la comtesse de Montijo vivait seule avec sa seconde fille. Ses ressources assez modestes ne l'empêchaient pas de fréquenter le monde des artistes, des écrivains, des gens à la mode. Dans les crises qui se succédaient à la cour d'Isabelle II, elle avait acquis le titre de camarera-mayor, qui lui donnait une situation à part dans la société espagnole. Type très complet et très beau de la femme d'Andalousie, — ce sont les expressions de Mérimée, — elle appartenait à ce groupe de belles étrangères auxquelles les salons de Paris ont toujours été disposés à faire bon accueil. Quant à sa fille cadette, partout où elle se montrait, sa beauté faisait sensation. Comment se nouèrent les relations qui devaient aboutir à son mariage ? Elle le racontait un jour à Augustin Filon, le précepteur de son fils.

Elle avait beaucoup entendu parler du prisonnier de Ham par une femme qui avait été mêlée à la tentative de Strasbourg. Un conspirateur, disait-elle, un prisonnier, un prince, un Napoléon : il y avait tout ce qu'il fallait pour me monter la tête... Vous pensez si le terrain était bien préparé par les souvenirs de mon père et par les récits de M. Beyle. J'avais la religion de Napoléon dans le sang. L'ancien prisonnier de Ham était devenu le président de la République ; il habitait au palais de l'Elysée. La comtesse de Montijo connaissait l'un des familiers du président, le comte Bacciochi ; celui-ci la présenta, ainsi que sa fille, au chef de l'Etat. L'impression qu'elles produisirent fut assez favorable pour que, peu après, une invitation à dîner à Saint-Cloud leur fût adressée. Elles croyaient se rendre à une réception officielle ; leur surprise fut grande de se trouver seulement en compagnie du président et de Bacciochi. Après le dîner, le président parla de faire un tour dans le parc et fit le geste d'offrir son bras à Mlle de Montijo. Monseigneur, ma mère est là, dit la future impératrice, en prenant le bras de Bacciochi. Le président fit faire la promenade à la comtesse de Montijo. L'Impératrice souriait à ce souvenir. Je ne crois pas, disait-elle, qu'il se soit amusé beaucoup, ce soir-là.

Plusieurs mois s'écoulèrent. La jeune fille, qui n'avait point oublié la soirée de Saint-Cloud, écrivit à Bacciochi, le jour même du 2 décembre et quand l'issue du coup d'Etat restait encore incertaine, pour lui dire qu'elle mettait tout ce qu'elle possédait de fortune à la disposition du président. Le coup d'Etat avait pleinement réussi ; il avait eu pour effet de prolonger pour dix ans les pouvoirs du président de la République ou plutôt du prince-président, comme on prenait l'habitude de l'appeler. On sentait que l'on était dans une période de transition et qu'il ne faudrait pas grand temps pour passer des apparences du régime républicain aux réalités du pouvoir impérial. Paris, comme assuré du lendemain, reprenait son existence de luxe et de fêtes. Les réceptions que le prince-président donnait à l'Elysée annonçaient les somptuosités de l'Empire.

Mme de Montijo et sa fille se rendaient aux bals de la présidence. Si Mlle de Montijo, qui était alors dans l'éclat de sa vingt-sixième année, attirait tous les regards, on commençait à s'apercevoir que ceux du président s'arrêtaient sur elle avec une insistance particulière. Les deux Espagnoles étaient désormais de toutes les fêtes officielles. Aux chasses de Fontainebleau, au mois de novembre, Mlle de Montijo fut l'objet d'attentions, qui furent très remarquées. A une chasse à courre, arrivée la première à l'hallali, l'intrépide amazone reçut du prince le pied du cerf, ce qui lui valut de rentrer à ses côtés, comme en triomphe. Horace de Viel-Castel notait, dans ses Mémoires, à la date du 25 novembre 1852 : Mlle de Montijo, jeune blonde Espagnole de la plus grande naissance, est, depuis le voyage de Fontainebleau, le but des attentions du prince. La jeune fille est très agréable ; elle ne manque pas d'esprit, qu'elle a fort avenant ; mais elle ne sera jamais entraînée ni par le cœur ni par les sens, car elle a une ferme raison. On raconta bientôt cette anecdote. Napoléon, car le prince avait pris ce nom en restaurant l'Empire le 2 décembre 1852, passait une revue dans la cour des Tuileries. Mlle de Montijo y assistait d'une fenêtre du rez-de-chaussée voisine de la chapelle. Après le défilé, l'Empereur à cheval s'approche de la fenêtre. Comment arriver jusqu'à vous ? dit-il à son invitée. — Sire, par la chapelle.

A la fin du mois de décembre, la cour impériale se transporta à Compiègne. Ce fut là, dit l'Impératrice, que l'Empereur me parla d'amour pour la première fois ; mais je tournai la chose en plaisanterie. A une loterie, l'Empereur s'arrangea pour faire gagner à la jeune fille un bijou qui représentait une feuille de trèfle ; dans sa pensée, c'était comme une bague de fiançailles. Son parti, en effet, était à présent arrêté ; il avait décidé de donner à la belle Espagnole le titre d'impératrice.

Quand le Sénat, que présidait alors l'ancien roi de Westphalie Jérôme Bonaparte, frère de Napoléon Ier, reçut le message du prince-président où il était question de rétablir l'Empire et de répondre ainsi au vœu de la nation, le sénateur Troplong fut chargé de présenter un rapport au nom de ses collègues du Luxembourg. Le rapporteur abonda en raisons historiques et autres, qui justifiaient la proposition du message ; mais il se fit l'écho d'un autre désir du Sénat et de l'opinion : que, dans un avenir peu éloigné, une épouse vînt s'asseoir sur le trône qui allait s'élever et qu'elle donnât à l'Empereur des rejetons dignes de lui, dignes du pays.

Restaurer l'Empire, c'était restaurer la quatrième race ; et cette restauration n'allait pas, semblait-il, sans le rétablissement de l'hérédité en ligne directe. Mais qui épouser ? Une Anglaise, miss Howard, que le prince avait connue à Londres et qui l'avait suivi à Paris, pensait bien échanger un jour contre le palais de l'Elysée le petit hôtel de la rue du Cirque, où elle recevait le prince-président et quelques-uns de ses familiers ; mais Louis-Napoléon était résolu à lui restituer, généreusement, les avances qu'elle lui avait faites pour le succès du coup d'Etat, à lui donner un titre de comtesse, mais à ne pas aller au delà.

La cousine du prince-président, la marquise de Hamilton, fille de la grande-duchesse Stéphanie de Beauharnais, lui conseillait d'épouser une princesse de sang royal, sa propre nièce, Caroline Wasa, née du mariage de sa sœur Louise de Bade avec le prince Gustave Wasa ; la princesse Caroline avait alors dix-neuf ans. Il suivit le conseil de sa cousine, et il chargea un ami personnel, le comte Fleury, d'aller sonder le terrain à la cour de Bade. Mais la grande-duchesse Stéphanie avait en vue pour sa petite-fille une alliance avec le prince royal de Saxe ; elle devint, en effet, reine de Saxe. Fleury rapporta à l'Elysée cette réponse, que des pourparlers déjà engagés avaient rendu sa mission inutile. Le maître de l'Elysée apprit sans émotion ce résultat négatif.

Epouserait-il la fille du prince de Wagram ? Il se rendit à une réception à l'hôtel du prince, qui avait un peu le caractère d'une entrevue. Il en revint avec le même état d'indifférence qu'il y avait apporté. C'est que ses sens et son cœur étaient déjà pris autre part. A Compiègne, au mois de décembre, il faisait au comte Fleury ses confidences sur Mlle de Montijo. Ah ! soupirait-il, je suis bien amoureux d'elle !Je le comprends, Sire, et je vois bien que ce n'est pas d'aujourd'hui. Mais alors il n'y a qu'une chose à faire... Épousez-la. — J'y songe sérieusement. Il y songeait en effet ; car il ne lui plaisait pas d'éprouver encore un échec dans un autre projet d'union princière, et il aimait. Un incident précipita sa décision.

Dans les premiers jours de janvier 1853, quand l'Empire avait juste un mois d'existence, Mlle de Montijo assistait à un bal à l'Elysée. Au moment de se rendre au souper, où sa place était réservée à la table impériale, elle se rencontra près d'une porte avec Mme Fortoul. Celle-ci s'étonna à haute voix que la jeune fille eût la prétention de passer avant elle. Je devins très pâle, racontait plus tard l'Impératrice, et je me rangeai en disant : Passez, madame. L'Empereur s'aperçut aisément de son trouble, qu'elle ne pouvait dissimuler. Il la pressa de questions : Qu'y a-t-il ? Je veux le savoir. — Il y a, Sire, qu'on m'a insultée ce soir, et qu'on ne m'insultera pas une seconde fois. — Demain, dit l'Empereur, on ne vous insultera plus.

Le lendemain, tandis que Mme de Montijo et sa fille faisaient, dans leur appartement de la place Vendôme, leurs préparatifs de départ pour l'Italie, une lettre officielle arrivait de l'Elysée : l'Empereur demandait à la comtesse de Montijo la main de sa fille.

Les parents et les amis de l'Empereur suivaient depuis quelque temps, avec des sentiments divers, l'évolution de ce projet matrimonial. Le roi Jérôme et son fils le prince Napoléon, l'un oncle, l'autre cousin de Napoléon III, ne voyaient pas avec plaisir un mariage, quel qu'il fût car c'était la ruine très prochaine de leurs chances d'arriver au trône. Une alliance dynastique, passe encore ; mais un mariage avec une étrangère qui n'avait pour elle que sa beauté, qui, depuis plusieurs années, menait avec sa mère une existence nomade en Espagne, en France, dans les stations à la mode, qui n'apportait ni fortune, ni alliance, ni influence, une union de ce genre ressemblait beaucoup à une aventure. Fialin de Persigny, le compagnon des mauvais jours, ne pouvait comprendre que son ami, qui était arrivé au faîte suprême, fût homme à commettre une pareille sottise. Il le lui dit un jour d'une manière brutale : Ce n'était pas, ma foi, la peine que tu fisses le coup d'Etat pour finir d'une telle façon. Morny, le demi-frère de l'Empereur, voulait bien admettre que Napoléon III renonçât à contracter une alliance dynastique ; mais ne pouvait-il trouver une femme selon ses goûts dans la noblesse française, au lieu de la prendre dans la noblesse étrangère ? Deux personnes ne cachaient pas leur approbation. La princesse Mathilde ne partageait pas du tout l'hostilité de son frère. Les sœurs de Napoléon Ier, disait-elle, ont fait des difficultés pour porter la traîne de la robe de l'Impératrice, lors de la cérémonie à Notre-Dame ; quant à moi, je n'en ferai certainement aucune. Un personnage qu'on voyait peu, mais à qui son rôle de chef de cabinet de l'Empereur donnait une grande influence, M. Mocquard, trouvait que son maître avait parfaitement raison.

Approuvé par quelques-uns, critiqué par le plus grand nombre, raillé même par certains, Napoléon III, l'homme taciturne, avait pris son parti en pleine connaissance de cause ; il avait quarante-quatre ans, sa décision n'était pas un coup de tête, car, depuis trois ans, il avait pu observer Mlle de Montijo. La nouvelle de la demande en mariage n'avait pas encore éclaté dans le public ; mais on ne pouvait se méprendre sur ses intentions. A un bal chez la princesse Mathilde, le 9 janvier, l'Empereur avait eu une longue conversation en aparté avec Mlle de Montijo ; aucun des assistants n'avait eu l'audace de la troubler. La belle jeune personne était le soleil levant, on s'empressait autour d'elle, on lui adressait des recommandations pour Sa Majesté ou pour les ministres.

La duchesse de Dino écrivait dans sa Chronique, à la date du 8 janvier 1853, les lignes suivantes, d'après des lettres qu'elle avait reçues de Paris : L'Empereur est décidément fort amoureux d'une Espagnole, Mlle de Montijo. Il lui a montré la couronne impériale préparée pour l'Impératrice. On dit ce joyau splendide. Pour le faire valoir, l'Empereur a voulu que la belle Espagnole l'essayât, à quoi elle s'est prêtée sans difficulté, accueillant même ce que cet augure pouvait avoir de personnel pour son avenir.

 

Le 18 janvier, le conseil des ministres fut saisi officiellement du projet de mariage ; mais il n'avait pas à délibérer sur une chose qui lui était communiquée pour la forme et à titre de première publicité. On prétend que l'Empereur dit aux ministres : Messieurs, il n'y a pas d'observations à faire, de discussion à entamer ; ce mariage est chose arrêtée, et j'y suis résolu. Les ministres qui avaient des représentations à faire les avaient déjà faites sans succès ; ils ne les renouvelèrent pas. Le conseil prit acte de la grande nouvelle. Dans le monde des affaires il y eut un moment de panique, qui fut sans doute une manœuvre de la spéculation : la Bourse du 19 janvier marqua une baisse de deux francs. Un homme eut plus de sang-froid et de bon sens ; c'est M. Dupin, bien connu par ses bons mots et sa causticité. On se préoccupe peu, dit-il, de ce que je dis et de ce que je pense, et on fait peut-être bien ; mais l'Empereur fait mieux encore d'épouser qui lui plaît et de ne pas se laisser marchander quelque scrofuleuse princesse d'Allemagne aux pieds grands comme les miens. Du moins, lorsque l'Empereur baisera sa femme, ce sera par plaisir et non par devoir. En attendant le grand jour, Mlle de Montijo et sa mère allèrent s'établir le 24 janvier, au palais de l'Elysée. Depuis la proclamation de l'Empire, Napoléon III avait établi sa résidence officielle au palais des Tuileries.

Drouyn de Lhuys, ministre des Affaires étrangères, avait été parmi les opposants les plus catégoriques. Comme ses conseils n'avaient pas été suivis, il résolut de se retirer ; auparavant, il alla présenter ses devoirs à Mlle de Montijo. Vous me permettrez de vous remercier, dit-elle au ministre, et cela très sincèrement, du conseil que vous avez donné à l'Empereur au sujet de son mariage. C'est exactement celui que je lui ai donné moi-même. — L'Empereur m'a trahi, à ce que je vois, repartit Drouyn de Lhuys, assez embarrassé. Non, reconnaître honorablement votre sincérité, me faire connaître l'opinion d'un serviteur dévoué, qui a exprimé ses propres sentiments, ce n'est pas là une trahison. J'ai dit à l'Empereur, comme vous l'avez fait vous-même, qu'il fallait prendre en considération les intérêts de son trône ; mais ce n'est pas à moi de juger s'il a tort ou raison de croire que ses intérêts peuvent s'accorder avec ses sentiments. En sortant de sa visite, le ministre avait changé d'avis : il gardait son portefeuille.