LA VIE PRIVÉE DE TALLEYRAND

SON ÉMIGRATION - SON MARIAGE - SA RETRAITE - SA CONVERSION - SA MORT

 

TALLEYRAND ÉMIGRÉ.

 

 

I. Talleyrand chargé d'une mission à Londres. - Le 20 Juin et le 10 Août. - Talleyrand près de Danton. - La politique anglaise. - Le prix d'un passeport. — II. Émigré ou chargé de mission à Londres ? - Les contradictions du citoyen Talleyrand. - Talleyrand abjure la Révolution. - Sa situation dans la société anglaise. - Pris entre deux feux : royalistes et jacobins. - Une colonie de l'émigration. - Retraite et silence. - Une leçon de politique étrangère. — III. Les papiers de l'armoire de fer. - Décret d'accusation. - L'impression produite à Londres. - Serait-ce une ruse ? - Défense de Talleyrand. - Le 21 janvier. - Mickleham. - Mme de Staël et ses amis. - Miss Burney. - Une correspondance de Talleyrand. - Sur la liste des émigrés. - Talleyrand expulsé d'Angleterre. — IV. De Londres à Philadelphie. - La vie dans une cité d'Amérique en 1794. - Talleyrand n'est pas reçu par Washington. - Les diplomates de la République française. - Spéculations. — V. Sur les routes du nouveau monde. - Leçons d'énergie. - Talleyrand marchand de terrains. - Études de sociologie. - Patriote toujours. — VI. Le 9 Thermidor. - Rêves d'une république idéale. - Pétition à la Convention. - Attraction de l'Inde et nostalgie de Paris. - Le nom de Talleyrand à la Convention. - Talleyrand n'est plus émigré. - Les distractions de Philadelphie. - Hambourg. - Retour à Paris.

 

Que faire ? écrivait mélancoliquement Talleyrand à Mme de Staël le 8 octobre 1793. Que faire ?... Attendre et dormir si l'on peut. C'est à cela que je me destine d'ici au mois de mars[1]. Talleyrand était fidèle à son programme. Il attendait, menant à Londres une vie discrète ; même, il dormait : il ne dormait, il est vrai, que d'un œil, l'autre entr'ouvert pour surveiller les événements.

Talleyrand, en cet automne de 1793, était parmi les vaincus de la Révolution, parmi ses proscrits. Son nom figurait sur la terrible liste que faisait dresser la Convention[2] ; il était émigré ! Et, à cet esprit qui avait tant, de ressources et de ressort, le présent apparaissait très sombre, l'avenir très menaçant. — Comment, lui, si habile à conduire sa barque à travers les écueils, en les frôlant, sans les heurter, n'avait-il pu échapper à la prison ou à la guillotine que par la fuite ? Pour le comprendre, il faut remonter à plus d'une année en arrière, jusqu'au mois de juin 1792.

 

I

Au mois de juin 1792, Talleyrand était à Londres déjà : il y était, non pas comme émigré, mais comme ambassadeur. Le futur vainqueur de Valmy, Dumouriez, alors ministre des Affaires étrangères, l'avait chargé, à la fin de mars précédent, de négocier une alliance défensive avec le gouvernement britannique. Talleyrand, qui, selon la remarque de Mignet, commençait sa carrière diplomatique par où il l'a finie, poursuivant, à quarante ans de distance, le même but dans le même pays[3], était allé en Angleterre essayer de s'entendre avec George III et son ministre William Pitt. Sa qualité d'ancien membre de la Constituante l'empêchant d'être investi de fonctions officielles, il avait fait donner le titre de ministre plénipotentiaire au marquis de Chauvelin, un tout jeune homme de vingt-cinq ans qui s'était jeté impétueusement dans le mouvement révolutionnaire, et il l'avait emmené avec lui. Tous deux avaient. à Londres, travaillé de leur mieux ; ils y avaient obtenu un demi-succès. George III, après avoir repoussé l'alliance offerte, s'était laissé arracher une déclaration de neutralité[4]. C'était beaucoup : les flottes anglaises n'iraient point assaillir nos eûtes pendant que les armées de l'Europe continentale envahissaient nos frontières. A Paris, on avait rendu justice à la sagesse et à la dextérité des négociateurs. Le ministre leur avait témoigné sa satisfaction, partagée avec enthousiasme, disait-il, par l'Assemblée nationale[5]. Un important journal, la Chronique de Paris du ter juin, avait conclu un article d'éloges par ces mots : Ce premier succès, dû à la conduite sage et mesurée de M. de Talleyrand et de M. Chauvelin, doit leur mériter la reconnaissance des bons citoyens.

Talleyrand était satisfait : et comme, juste à ce moment, le portefeuille des Affaires étrangères passait des mains de Dumouriez en celles du marquis Scipion de Chambonas. — celui-là même qui, maire de Sens en 1789, eut son heure de célébrité pour avoir proposé de dresser dans sa ville un obélisque égyptien où seraient gravés les noms des représentants de la Nation, — il avait demandé un congé de quinze jours, afin de venir à Paris prendre langue avec le nouveau ministre et le mettre au courant des affaires anglaises. La réponse tardait un peu. Tout à coup, une nouvelle, colportée par les gazettes, se répandit à Londres. Le 20 juin, l'émeute avait été maîtresse dans Paris. Pour protester contre le veto qu'opposait le roi à la déportation des prêtres insermentés et à la formation d'un camp de 20.000 fédérés sous les murs de la capitale, les Girondins avaient organisé une journée. La populace hurlante avait d'abord défilé au pied de la tribune de l'Assemblée. Puis, brandissant des sabres, des. piques, des fourches, roulant à sa suite des canons, braillant le Ça ira sinistre, elle avait envahi les Tuileries, pénétré dans les appartements royaux. Louis XVI — M. Veto — était dans la grande salle de l'Œil-de-Bœuf : on défonce la porte, on le trouve presque seul, on l'accule dans une embrasure de fenêtre, on le coiffe d'un bonnet rouge, et, pendant des heures, en face de cet homme sans défense et toujours impassible, lâchement, les énergumènes, poings levés, vocifèrent, bafouent, menacent... Et le maire de Paris, le ridicule Pétion, avait laissé faire... L'effet fut terrible en Europe. A Londres particulièrement. les ennemis de la France triomphèrent ; ses amis les plus chauds furent atterrés et révoltés. Les détails qui sont parvenus ici, mandait à la Gazette universelle son correspondant anglais, sur les évènements qui se sont passés à Paris dans la journée du 20, ont rempli d'indignation toutes les âmes honnêtes et sensibles, même les plus violents partisans de la Révolution française[6]. D'autre part, sous la dictée de Talleyrand qui voyait compromise son œuvre d'apaisement, Chauvelin écrivait au ministre : Les événements survenus, en présentant sur la France des idées bien différentes de celles que nous cherchions à inspirer, ont fait en quelque sorte rétrograder dans l'opinion publique la Révolution française. Les personnes les mieux intentionnées pour nous en ont été consternées. En même temps qu'on admire la fermeté avec laquelle le roi a maintenu et préservé le pouvoir que lui donne la Constitution, on croit voir dans ce qui s'est passé l'effet d'une désorganisation, et vous jugez bien. Monsieur, que jusqu'à ce qu'on connaisse précisément à qui appartiennent l'autorité et le pouvoir de faire respecter la France, notre position ici ne petit être que très difficile[7]. Ces lignes sont datées du 5 juillet. Le soir de ce même jour, Talleyrand, muni enfin de l'autorisation de son ministre, se mettait en route pour la France.

A Paris, lorsque Talleyrand y arriva, c'était l'anarchie et déjà la terreur. Les événements se succédaient brutalement. Pour exalter les passions, l'Assemblée déclarait la patrie en danger. Le ministre Chambonas tombait, dénoncé par Brissot ; Du Bouchage le remplaçait par intérim, puis Bigot de Sainte-Croix lui succédait. Mais, dans la bataille suprême, qui se livrait, qui donc songeait aux affaires d'Angleterre ? A qui même en parler ?

Chose plus grave pour Talleyrand, sous les assauts furieux des jacobins, le Conseil constitutionnel du département de Paris, dont il faisait partie, succombait. Ce Conseil, présidé par un de ses amis intimes, le duc de La Rochefoucauld d'Enville, avait prononcé la suspension de Pétion et de Manuel, maire et syndic de la Commune de Paris, pour leur rôle au 20 juin. Son arrêt avait été confirmé par le roi, le 11 juillet. Le 13, il fut cassé par l'Assemblée. Le lendemain 14, on fêtait, au Champ-de-Mars, l'anniversaire de la Fédération : les membres du département, et Talleyrand parmi eux, s'y rendirent : la foule hostile les accueillit aux cris de : Vive Pétion ! Un sourire de gratitude aimable et triste, que leur adressa Marie-Antoinette, lorsqu'ils passèrent sous son balcon, acheva de déchaîner contre eux la rage populaire. Et dès lors, chaque jour, dans la presse jacobine, à la barre de l'Assemblée, ce sont des attaques véhémentes[8]. Les sections manifestent. On réclame la destitution, la mise en accusation du département prévaricateur, anticivique, usurpateur. On distribue dans les rues une brochure avec ce titre : Louis XII confondu, Antoinette désespérée. Pétion consolé et divinisé... Le département de Paris en horreur à la nation française, etc. — Devant ce débordement de violences, dès le Il juillet, un des administrateurs du département avait démissionné. Le 19, huit autres suivirent son exemple. Malgré ces défections, le département se reconstitua, tant bien que mal, sous la présidence de La Rochefoucauld. Mais, le soir même, la section des Lombards était reçue par l'Assemblée et, sans qu'une protestation s'élevât, son orateur déclarait que le décret réintégrant dans leurs fonctions Pétion et Manuel devait être l'arrêt de mort d'un département, contre-révolutionnaire[9]. Ce fut le coup de grâce. Abandonnés aux déclamations furibondes des clubs, sen tant leur cause vaincue et leur vie en péril, La Rochefoucauld, Talleyrand, et aussi Gravier de Vergennes et Brière de Surgy, se retirèrent à leur tour. Le département de Paris, sous sa forme première, avait vécu[10].

Menacé par les jacobins, Talleyrand était suspect aux royalistes. Des liens secrets ne l'attachaient-ils point à la faction d'Orléans, le véritable comité autrichien, avait affirmé le député Ribes à la tribune de l'Assemblée[11] ? On insinuait qu'il intriguait, qu'il trahissait avec les ennemis de la Cour, qu'il remplissait en Angleterre une mission louche. Enregistrant toutes les rumeurs, qu'elles partissent de droite ou de gauche, les journaux entretenaient sur son compte un doute perfide. On l'appelait le patriote métis. On répétait à tout propos que sa négociation de Londres avait échoué. Et, comme il arrivait en cette époque sombre à tous les hommes en vue : plus de popularité, plus d'amis. Par peur d'être compromis, ses flatteurs d'hier s'écartaient de Talleyrand avec défiance.

Lui, craintif et attristé, se tenait coi. C'est tout juste si l'on arrive à retrouver çà et là trace de son passage. Le 6 août, il dînait en petit comité chez le ministre américain Gouverneur Morris, avec le ménage Flahaut et son ancien collègue à la Constituante, Beaumetz. Le 8, il siégeait, en qualité de juré, au Palais de justice. On sait aussi, par Rœderer, qu'il s'intéressa aux efforts de Malouet, de Lally-Tollendal et d'autres personnages de même nuance, pour tirer de Paris Louis XVI et les siens, et les conduire à Rouen où commandait le duc de Liancourt[12].

Survient le 10 Août. Un de ses biographes prétend qu'il v joua un rôle. On l'aurait vu aux Tuileries, à côté du procureur-syndic Rœderer. On l'aurait vu à l'Assemblée, silencieux et mal à l'aise, pendant cette tragique séance où — sous les yeux de la famille royale entassée dans une loge étroite de journaliste, tellement basse qu'il était impossible de s'y tenir debout, — la chute de la monarchie fut consommée. Il ne lui aurait pas suffi d'are spectateur, il aurait été acteur ; au dernier moment, après la proclamation de déchéance., alors que les députés dans l'embarras se demandaient que faire de Louis XVI et de Marie-Antoinette, tirant de sa poche un chiffon de papier, il y aurait griffonné cet avis : Envoyez-les à la Tour du Temple ; et il l'aurait passé au président. Est-il besoin de répondre à cette imputation, éclose dans le cerveau d'un publiciste sans autorité[13] ? Rœderer, d'après le même récit, s'empara du document et le conserva toute sa vie comme un précieux autographe : pourquoi alors ne l'a-t-il pas cité dans sa minutieuse Chronique de cinquante jours ? Pourquoi n'a-t-il pas soufflé mot de l'initiative de Talleyrand ? Et comment se fait-il aussi que pas un seul des contemporains qui ont relaté dans leurs souvenirs les épisodes du 10 Août n'ait parlé d'un papier si curieux, si décisif, et qui aurait circulé de main en main ? Laissons ce commérage à celui qui l'a inventé.

Le 10 Août avait remplacé le gouvernement royal par un Conseil exécutif provisoire de six membres. Roland, ministre de l'Intérieur, présidait, perdu dans les détails comme un commis et dans les abstractions comme un idéologue, jouet d'une femme à qui son imagination tenait lieu de raison et de conscience ; le Genevois Clavière, chargé des Contributions publiques, n'était qu'un bon comptable aux prétentions de grand financier ; Servan, à la Guerre, tendait l'oreille vers tous les donneurs de conseils et promenait dans les bureaux sa mine effarée ; Monge, savant illustre, égaré dans les affaires et comme écrasé sous leur poids, était à la Marine ; Lebrun-Tondu, ancien abbé défroqué, ancien soldat déserteur, ancien journaliste, avait reçu le portefeuille des Affaires étrangères ; Danton était ministre de la Justice. Celui-là était un homme : les cinq autres, pales figurants d'un draine auquel ils ne comprenaient rien, devaient promptement tomber sous son joug. Il les dominait, les bousculait, les maîtrisait. Son assurance leur faisait croire que, lui le premier, ils avaient des convictions. Son intelligence, qui n'était pas le génie, mais où l'instinct rapide suppléait la pratique et l'expérience, sa décision impérieuse, son verbe éclatant qui lui donnait l'air d'un Mirabeau des halles, entraînèrent les comparses attachés à sa suite. Lebrun-Tondu fut trop heureux d'abdiquer tout de suite entre ses mains robustes. Mais Danton, grandi dans la basoche, était dépaysé dans la diplomatie, la chose du monde qui s'improvise le moins. Peu importait, d'ailleurs : il n'était point retenu par de fausses pudeurs, et il sut trouver des conseillers. Talleyrand fut l'un d'eux.

Talleyrand était déjà l'homme de France le mieux préparé à en diriger la politique extérieure. Son apprentissage sous le duc de Choiseul, dernier reflet des Richelieu, des Mazarin, des Lionne et des Torcy ; ses relations avec Vergennes, qui avait allié au goût des nouveautés le respect des traditions ; sa collaboration intime avec Mirabeau, qui, tout décousu qu'il fût, avait eu comme des éclairs de génie devant cette société en travail sous les ruines qu'il accumulait, — l'avaient initié aux principes de cette science des Affaires étrangères où, bientôt, il passera maître. Son rôle au Comité diplomatique ; l'aide qu'il avait apportée à Dumouriez, figure d'aventurier avec des parties d'homme d'État ; ses ambassades à Londres lui avaient donné la pratique des chancelleries. Au cours de cette formation lente, il avait mûri l'idée que la France, oh tout était si profondément bouleversé, faisait une révolution économique non moins qu'une révolution politique ; que, de la division des terres, de la répartition égale de l'impôt, de l'abolition des douanes intérieures, de la liberté du travail affranchie de tout frein et presque déchaînée jusqu'à l'excès, une prodigieuse poussée industrielle et commerciale allait sortir, et qu'à cette activité prête à se déployer, il fallait trouver des débouchés plus nombreux et plus vastes. Ces débouchés ne s'ouvriraient que par la paix et ne resteraient ouverts que dans la paix. Mais cette. paix elle-même, avec qui était-il possible qu'elle existât ? Ce n'était pas avec l'Autriche. Ce ne pouvait être qu'avec l'Angleterre, la moins engagée jusqu'ici dans la lutte à mort contre la Révolution, et en tout cas celle qui, sans scrupule et par intérêt, serait la plus prompte à s'en dégager : ajoutez que, dominant la mer, cette puissance avait la clef de tous les passages et de tous les ports.

Il y avait de longues années que Talleyrand avait, pour la première fois, souhaité le rapprochement de la France et de l'Angleterre. Dès 1786, à l'époque où, contre le sentiment presque général de nos industriels et de nos commerçants, Vergennes négociait un peu légèrement un traité de tarifs avec le Cabinet de Saint-James, il avait approuvé et encouragé le ministre ; bien plus, tout en reconnaissant les défauts de son œuvre[14], il l'avait défendu[15]. Déjà même, il avait rêvé mieux qu'un accord de commerce : une alliance politique ; et Mirabeau, son confident, avait adopté sou projet d'emblée, avec un enthousiasme hardi. J'ai discuté avec le duc de Brunswick, écrivait-il de Berlin à l'abbé de Périgord[16], cette idée prétendue chimérique d'une alliance entre la France et l'Angleterre... Ils auront beau faire, les politiques routiniers, ils auront beau s'évertuer dans leurs agitations subalternes, il n'y a qu'un grand plan, qu'une idée lumineuse, qu'un projet assez vaste pour tout embrasser, pour tout concilier, pour tout terminer : c'est le vôtre, qui, faisant disparaître, non pas les rivalités de commerce, mais les inimitiés absurdes et sanglantes qu'elles font naître, confierait aux soins paternels et vigilants de la France et de l'Angleterre la paix et la liberté des deux mondes... Sans doute, elle paraît romanesque, cette idée ; mais est-ce notre faute à nous si tout ce qui est simple est devenu romanesque ? Sans doute, elle paraît un chapitre de Gulliver aux vues courtes ; mais n'est-ce donc pas la distance plus ou moins reculée du possible qui distingue les hommes ?... Je ne veux que vous encourager à montrer la possibilité, presque la facilité, d'asseoir, sur l'éternelle et inébranlable base de l'intérêt commun, l'alliance de deux pays qui doivent et peuvent commander la paix au monde, et qui ne cesseront jamais de l'ensanglanter en se déchirant. Avec le temps, Talleyrand était resté fidèle à la cause de l'alliance anglaise. En février 1792, lors de sa première mission à Londres, il avait eu l'ambition de la conclure. Il faisait valoir alternativement au ministre Lessart et à lord Grenville que deux nations voisines, dont l'une fonde sa prospérité principale sur le commerce et l'autre sur l'agriculture, sont appelées, par la nature éternelle des choses, à bien s'entendre, à s'enrichir l'une par l'autre, etc., etc.[17] Et il rappelait : Dans tous les temps, j'ai soutenu que l'Angleterre était notre alliée naturelle[18].

Talleyrand et Danton se connaissaient. Élus, presque au même moment, administrateurs du département de Paris[19], ils s'y étaient souvent rencontrés. A présent, l'un cherchait un maître de politique étrangère, l'autre un protecteur : ils se rapprochèrent ; et Danton fut convaincu sans peine que l'intérêt du gouvernement nouveau exigeait que la France eût avec l'Europe la paix, non la guerre[20]. Pour commencer, il importait de maintenir à tout prix la neutralité britannique. Danton chargea Talleyrand de préparer la circulaire destinée à notifier, à expliquer et, s'il y avait moyen, à faire accepter aux cours d'Europe, spécialement au Cabinet de Saint-James, la chute de la monarchie et l'établissement du gouvernement provisoire. Talleyrand se prêta à cette besogne. Comme il lui arrivera en une autre circonstance, — à la mort du duc d'Enghien, dans laquelle il ne devait pas tremper davantage que dans le 10 Août, — il eut la faiblesse de consentir à être, devant l'Europe, l'avocat du crime : l'avocat, mais non pas l'artisan ; la différence est grande. Ainsi que le remarquait très équitablement le duc Albert de Broglie à propos du drame de Vincennes : Autre chose est de commettre un crime, autre chose de défendre un criminel, et jamais, dans la pire même des causes, on n'a confondu l'avocat avec le coupable[21].

Dans un mémoire tout entier de sa main, Talleyrand s'efforça donc de montrer à l'Europe le malheureux Louis XVI comme un tyran et un traître, les massacreurs des Suisses comme des héros, l'Assemblée, immuablement fidèle aux principes, comme le sauveur et le garant de l'ordre et de la paix. Après quoi, il s'adressait directement au gouvernement britannique. Il ne faut pas, disait-il, qu'un malentendu se produise entre l'Angleterre et la France, qu'elles se brouillent ; que George III et ses ministres, prenant pour une insulte et une menace à tous les rois le renversement du roi de France, déclarent la guerre à la Révolution :

Le gouvernement provisoire de France, dit en terminant l'avocat du 10 Août, vient présenter au gouvernement anglais l'expression la plus franche de son amitié, de sa confiance et de sa profonde estime pour le peuple qui, le premier dans l'Europe, a su conquérir et conserver son indépendance. Il attend de la nation anglaise le retour de ces mêmes sentiments ; il s'empresse de lui déclarer qu'il punirait avec sévérité ceux des Français quelconques qui voudraient tenter de s'immiscer dans la politique d'un peuple allié ou neutre ; enfin, il l'invite à se rappeler que, lorsque le peuple anglais, dans des circonstances plus orageuses et par un événement plus terrible encore, se ressaisit, de sa souveraineté, les puissances de l'Europe et la France en particulier ne balancèrent pas à reconnaitre le nouveau gouvernement qu'il venait de se donner[22].

 

En rédigeant son audacieux plaidoyer, Talleyrand, du moins, était-il sincère ? Se flattait-il de maintenir, par la seule magie de sa circulaire, un bon accord impossible entre le Conseil exécutif provisoire et le gouvernement de George III ? Le croire ne serait point aisé. Tout de suite et tout seul, il avait deviné l'effet produit à Londres, chez les whigs comme chez les tories, par le renversement brutal de Louis XVI. Le 10 août, porte une note confidentielle de son écriture, a dû nécessairement changer notre position ; il a peut-être sauvé l'indépendance et la liberté françaises, il a du moins écarté et puni des traîtres, mais il nous a paralysés. Dès ce moment, il n'est plus possible de répondre des événements ; il faut agir sur des bases nouvelles, ou plutôt, en s'abstenant d'agir, il faut se borner à prévenir et à surveiller les coups qui pourraient être portés du côté de la neutralité de l'Angleterre[23]. Le rappel de l'ambassadeur anglais, lord Gower, était aussitôt venu donner corps à ses avertissements. Et cependant, il n'avait pas hésité à composer son mémoire, que Lebrun transmit à Chauvelin le 18 août. Ce mémoire, il faut l'avouer, malgré toute l'habileté de son auteur, n'était d'ailleurs pas opportun. Ainsi que le faisait remarquer Chauvelin, le sort de Louis XVI inspirait aux Anglais, sans exception, de l'intérêt, mellite de la sympathie ; on craignait à Londres pour sa vie, et l'allusion transparente à la révolution de 1648 était un manque de tact dans un pays où l'on commémorait tous les ans, par un jour d'humiliation, la mort de Charles Ier. Le ministre plénipotentiaire de France, qui n'était peut-être pas fâché de montrer que, depuis le départ de Talleyrand. il n'était plus en tutelle, résumait ses avis par ces mots : Je me suis toujours plus convaincu que cette pièce était à quelques égards inconvenable et en tous points de la plus parfaite inutilité[24].

Au fond, c'était beaucoup moins pour les Anglais que pour les nouveaux maîtres de la France, qu'avait écrit Talleyrand. Le 10 Août, qui mettait le pouvoir aux mains des Girondins avancés et des Jacobins, avait achevé la déroute ides Constitutionnels. Désormais, ils seront suspectés, traqués, guillotinés. Ils n'ont qu'un moyen de salut, l'émigration. Mais l'émigration même leur est devenue difficile, presque impossible, depuis que, le 28 juillet, l'Assemblée a décrété que seuls les citoyens chargés d'une mission par le gouvernement, les gens de mer et les commerçants auront droit à un passeport. Ce passeport, c'est le moyen légal d'émigrer : Talleyrand voulut l'obtenir. Il avait d'abord demandé au Conseil exécutif d'être renvoyé en Angleterre pour y continuer sa mission. A l'unanimité, le Conseil exécutif avait refusé[25]. Alors, il sollicita un passeport pour retourner à Londres, non comme chargé d'aucune fonction publique, mais comme l'ayant été, et la note aux puissances, rédigée au même moment, fut le prix dont il espéra le payer : l'un explique l'autre.

Étant venu à Paris il y a un mois par congé du ministre, M. Talleyrand a laissé en suspens à Londres quelques objets qui demandent absolument sa présence. Le congé qu'on lui accorda ayant dû lui paraître une assurance très positive de retour, il n'a pas craint de prendre des engagements qui rendent ce retour nécessaire au moins pour quelques jours. Il espère que le Conseil exécutif provisoire qui, bien certainement, n'a qu'à se louer de ce qu'il a fait en Angleterre, voudra bien lui en faciliter les moyens. Un refus sur une telle demande lui semblerait un genre de malveillance qu'il n'a point méritée.

 

Ainsi s'exprimait la requête de Talleyrand. Le Conseil exécutif y répondit par une annotation sèche : Décidé que les barrières vont être ouvertes et qu'il n'y a pas lieu à délibérer[26].

Talleyrand ne se tint pas pour battu. Armé de sa note aux puissances, il revint à la charge. Il avait imaginé qu'il y aurait intérêt pour la France à négocier avec l'Angleterre l'établissement d'un système uniforme de poids et mesures : en qualité d'auteur d'une proposition faite en ce sens à l'Assemblée constituante[27], il s'offrit à être le négociateur. La peur le stimulait dans ses démarches. Il était, en effet, sous l'empire d'une panique. Quitter Paris et ses dangers, mettre les flots entre les massacreurs et lui, fuir très vite, très loin, devenait son idée fixe, une idée de cauchemar. Il confiait ses terreurs à Gouverneur Morris, qui les a enregistrées dans son journal[28] ; il pressait Danton de ne pas l'abandonner, fébrilement. Barère rapporte dans ses mémoires que, le 31 août, à onze heures du soir, il trouva, place Vendôme, chez le ministre de la Justice, M. l'évêque Talleyrand en culotte de peau, avec des bottes, un chapeau rond, un petit frac et une petite queue[29], prêt à partir sur-le-champ, si le passeport libérateur lui était remis. Ce ne fut pas encore pour cette nuit-là... Les événements des premiers jours de septembre achevèrent d'exaspérer sa crainte et son désir. Aux personnes qu'il rencontrait, il répétait comme un refrain : Éloignez-vous de Paris ; et il leur racontait des choses à faire frémir : Ceux qui détiennent actuellement le pouvoir ont l'intention de quitter Paris et d'enlever le roi ;... ils se proposent de détruire la ville avant leur départ[30].

Enfin, le 7 septembre, il eut le bienheureux passeport : Laissez passer Charles-Maurice Talleyrand allant à Londres par nos ordres. Les six membres du gouvernement provisoire l'avaient signé. Sans perdre une minute, Talleyrand s'esquiva[31].

 

II

Le retour de Talleyrand à Londres y fit du bruit. Vers le même temps, arrivaient des fugitifs de marque : Mathieu de Montmorency, Stanislas de Girardin, qui avait, lui aussi, obtenu un passeport pour une mission fictive ; Beaumetz, Jaucourt, arraché par Mme de Staël aux prisons de l'Abbaye quelques heures seulement avant les massacres ; l'ex-constituant d'André, qui, en ouvrant à Paris une épicerie, n'avait pas désarmé les soupçons démocratiques, et que la haine de Brissot forçait à l'exil ; Montrond et la duchesse de Fleury, sans passeports, et qui n'avaient réussi à franchir la frontière qu'en faisant tambouriner dans les villages la promesse d'une bonne récompense pour qui leur rapporterait leurs papiers perdus ; d'autres encore. C'était tout le groupe de ceux qui avaient, épousé avec une sorte d'enthousiasme la Révolution commençante, et qui, à présent, brisaient avec elle pour ne pas être brisés par elle.

Que signifiait cette émigration nouvelle ? Les hypothèses allaient bon train. Chacun, sans trop savoir, disait son mot. Le Morning Chronicle, organe des Anglais amis de notre Révolution, inséra, le 18 septembre, cette note qui avait l'allure d'un communiqué :

Messieurs de Talleyrand-Périgord, de Montmorency, d'André, de Jaucourt, Beaumetz, Le Chapelier et plusieurs autres ont été tous obligés de chercher ici un asile contre la furie de cette faction qui, maintenant, en France, viole tout principe de justice et d'humanité. Leur seul crime semble être de s'are contentés d'abolir les abus de l'ancien gouvernement et d'y substituer une sorte de monarchie, et de n'avoir pas voulu coopérer à établir l'anarchie et la proscription sous le nom de République. On peut conjecturer ce qu'un doit attendre de cette Révolution républicaine d'après cette seule observation qu'elle commence par l'assassinat, l'emprisonnement ou l'exil de tous les hommes distingués dans leur pays par leur talent et leur patriotisme.

Que Talleyrand fat lui-même l'auteur de cet, entrefilet, comme se l'imagina Chauvelin[32], c'est fort possible. Il ne se résignait pas à n'être à Londres rien, — rien qu'un émigré sans fortune. Il voulait hou gré mal gré, en agitant la presse, en s'imposant de force, retrouver au moins l'apparence d'une mission officielle qui le décorât et le protégeât. Dès le 14 septembre, au débotté, il avait couru chez le nouvel envoyé de la France, — son propre successeur, — le grammairien Noël, pour lui dire qu'il était prêt à servir[33]. L'accueil fut sans doute froid, car, le 18 septembre, dans une lettre à son ami Radyx Sainte-Foy, il décochait au diplomate improvisé une pointe : Noël est ici en bien mauvaise posture. Il n'a pas trop laissé échapper les occasions de faire des sottises. Talleyrand profita île la circonstance pour donner à Sainte-Foy, qu'il savait être un familier de Danton, quelques indications sur les dispositions du gouvernement britannique, et, à propos de la marche de Brunswick en Champagne, il glissa cette déclaration île patriotisme bonne à être répétée : Quand on est Français, on ne peut pas supporter l'idée que des Prussiens viennent faire la loi à notre pays[34].

Le 18 septembre également, dans le même désir de paraître, Talleyrand offrait à lord Grenville ses services officieux :

Je tiens beaucoup à ce que vous sachiez, lui écrivait-il, que je n'ai absolument aucune espèce de mission en Angleterre, que j'y suis venu uniquement pour y chercher la paix et pour y jouir de la liberté au milieu de ses véritables amis. Si pourtant mylord Grenville désirait connaître ce que c'est que la France en ce moment. quels sont les différents partis qui l'agitent. et quel est le nouveau pouvoir exécutif provisoire. et enfin ce qu'il est permis de conjecturer des terribles et épouvantables événements dont j'ai été le témoin oculaire, je serais charmé de le lui apprendre[35]...

 

A ces avances, il ne semble pas que lord Grenville ait répondu.

Sans être découragé, Talleyrand se rejeta vers Lebrun. Ne lui devait-il pas, en effet, des remerciements pour son passeport ? L'occasion était bonne de lui envoyer du même coup quelques renseignements et quelques conseils, de bien montrer qu'on pouvait encore l'employer avec fruit :

Je suis arrivé, Monsieur, à Londres, samedi dernier[36], à l'aide du passeport que vous m'avez accordé et dont j'ai de nouveau l'honneur de vous remercier. Comme je n'étais chargé d'aucune mission après en avoir exercé une, j'ai dû le dire en arrivant, et les papiers publics l'ont annoncé en prêtant chacun à mon voyage des motifs ;in gré de leurs opinions ou de leurs préjugés, ce qui est assez indifférent. J'ai écrit à mylord Grenville : mes anciennes relations avec lui et son caractère très loyal m'en faisaient un devoir. Je voulais aussi lui apprendre que j'étais ici sans caractère ni mission, et en même temps je tenais à me conserver auprès de lui en bonne attitude pour pouvoir être utile à mon pays... Tout ce que, dans les conversations, j'ai pu recueillir jusqu'à ce jour, me laisse espérer que l'Angleterre restera neutre, quoiqu'on ait beaucoup dit ici et à Paris, et surtout beaucoup désiré le contraire. Je ne dois pourtant pas vous laisser ignorer que, si la Révolution de France a toujours de zélés partisans eu Angleterre, les crimes des premiers jours de ce mois, et surtout l'assassinat de M. de La Rochefoucauld[37], qui jouissait ici de la plus haute réputation de vertu et de patriotisme, nous en ont fait perdre plusieurs que je regrette extrêmement.

 

L'ancien mentor de Chauvelin signalait ensuite l'exode de plus en plus nombreux des prêtres français en Angleterre ; il dénonçait les conciliabules que tenaient les colons de Saint-Domingue réfugiés à Londres, et, pour finir, faisait discrètement part que son homme de confiance, — son ex-grand vicaire à l'évêché, d'Autun, des Renaudes, allait se rendre à Paris : peut-être le ministre voudrait-il causer avec lui[38] ? — De même que lord Grenville, bien que pour d'autres motifs, le ministre Lebrun ne prit pas la peine de répondre. L'empressement de Talleyrand n'avait point trouvé d'écho ; son zèle resta sans emploi.

Plus tard cependant, lorsqu'il s'agira de faire effacer son nom de la liste des émigrés, Talleyrand prétendra qu'il n'a passé la Manche que sur l'ordre du Conseil exécutif provisoire : J'étais chargé, dira-t-il, d'essayer de prévenir la rupture entre la France et l'Angleterre[39]. Ses avocats à la tribune de la Convention, Tallien, Joseph Chénier, plus encore Boissy d'Anglas, laisseront entendre ou affirmeront qu'il est parti avec une mission du gouvernement[40]. En l'an VII, revenant à la charge, lui-même essayera de nouveau d'expliquer, par une phrase ambiguë, son voyage à Londres : J'étais sorti de France parce que j'y étais autorisé, que j'avais reçu même, de la confiance du gouvernement, des ordres positifs pour ce départ (2)[41]. — Comment se débrouiller parmi ces contradictions ? Qui croire : le Talleyrand de 1792, qui se plaint de ne pas avoir de mission, ou le Talleyrand de 1795, qui se vante d'en avoir rempli une ? Sans hésiter, le premier. La version du second est toute de circonstance. Talleyrand et ses amis inventèrent la mission et en jouèrent, dans un temps où il n'était ni bon ni sûr d'être considéré comme un émigré ; où même le passeport le mieux en règle ne mettait pas à l'abri des soupçons et des représailles. Mais, à l'automne de 1792, Danton, pas plus que Lebrun, n'en fit son agent en Angleterre[42] : l'un et l'autre auraient eu trop peur de se compromettre. Si, d'ailleurs, on rencontre beaucoup de textes contemporains où Talleyrand propose ses bons offices, — telles les cieux lettres à lord Grenville et à Lebrun, — on n'en trouve pas un seul où il apparaisse à l'œuvre, — moins qu'on ajoute foi à sa fameuse correspondance avec Mme de Flahaut et le ministre des Affaires étrangères, publiée en 1793 ; mais qui l'oserait ? — Il n'est meute pas certain qu'on lui ait confié, à défaut d'une négociation politique, quelque vague mission comme il y en eut plusieurs à l'époque, comme Stanislas de Girardin en obtint une par l'entremise de son ami Maret[43]. Ces missions, que personne ne prenait au sérieux, permettaient à ceux qui les recevaient de passer la frontière sans encombre. Peut-être Talleyrand fut-il chargé d'aller ainsi consulter les économistes anglais sur les moyens d'établir l'unité des poids et mesures ? On ne saurait cependant l'affirmer, et le mieux est de s'en rapporter aux explications que, parvenu à la vieillesse, alors que ce n'était plus une tare d'avoir émigré, il a fournies de sa conduite. : Mon véritable but était de sortir de France, où il me paraissait inutile et même dangereux pour moi de rester, mais d'où je ne voulais sortir qu'avec un passeport régulier, de manière à ne pas m'en fermer les portes pour toujours[44]. — Ne pas se fermer pour toujours les portes de la France : voilà ce qui fait tout comprendre. Talleyrand, homme prudent, non moins soucieux du lendemain que de l'heure présente, ne voulait pas se brouiller irrémédiablement avec un gouvernement, mense redouté et méprisé. Il lui demandait, coûte que coûte, une mission, afin de tenir la porte ouverte. Et lorsque, à la fin de novembre 1792, ayant échoué dans son dessein, il adressera en double à Danton et à Lebrun un Mémoire sur les rapports actuels de la France avec les autres États de l'Europe, son inspiration n'aura pas changé : entr'ouvrir la porte par où, à la première éclaircie, il se glissera dans Paris.

Talleyrand fut donc tout bonnement un émigré comme un autre. Il s'était retiré dans un des plus jolis quartiers de Londres, à Kensington Square, tout près d'Hyde Park. Pendant les premiers jours, il ne se montra guère. Incertain de l'accueil que réservait Lebrun à ses offres de service, il se recueillait avant de prendre une attitude. Une femme séduisante, la comtesse de La Châtre, à qui le divorce permit de devenir la comtesse de Jaucourt, tenait sa maison. Quelques-uns de ses amis de France, eux aussi chassés par les piques[45], — entre autres Narbonne — qu'un jeune médecin allemand avait réussi à tirer de Paris, Mathieu de Montmorency et Beaumetz, abritaient leur exil sous son toit.

Si l'on veut connaître quels étaient alors les vrais sentiments de Talleyrand, il faut lire une lettre qu'il écrivit, le 3 octobre, au marquis de Lansdowne. Il avait connu à Paris, puis retrouvé à Londres dans ses précédents séjours, ce grand seigneur d'esprit très large, très éclairé, qui avait suivi avec une chaude sympathie le mouvement de 89. Une amitié, que les années ne briseront pas, s'était nouée entre eux ; ils avaient pris l'habitude d'échanger sur toutes choses leurs impressions, sans fard et sans calcul.

Milord, mandait Talleyrand à son ami, j'espérais depuis bien longtemps profiter de votre bonté et aller passer auprès de vous quelques jours d'esprit, de raison, d'instruction et de tranquillité... Quand on a passé les deux derniers mois à Paris, on a bien besoin de venir se retremper dans la conversation des hommes supérieurs. Dans un moment où l'on a tout dénaturé, tout perverti, les hommes qui restent fidèles à la liberté, malgré le masque de sang et de boue dont d'atroces polissons ont voilé ses traits, sont en nombre excessivement petit... Pour moi, Milord, ce que je désire, c'est que nous ne soyons pas absolument impuissants à la liberté. Comprimés depuis deux ans entre la terreur et les défiances. les Français ont pris l'habitude des esclaves, qui est de ne dire que ce qu'on peut dire sans danger. Les clubs et les piques tuent l'énergie, habituent à la dissimulation, à la bassesse ; et si on laisse contracter au peuple cette infâme habitude, il ne verra plus d'autre bonheur que de changer de tyran. Depuis les chefs des jacobins, qui se plient devant les coupe-têtes, jusques aux plus honnêtes citoyens, il n'y a aujourd'hui qu'une chaîne de bassesses et de mensonges dont le premier anneau se perd dans la boue[46]...

 

Loin des loups, ne craignant plus leurs crocs sanglants, Talleyrand était redevenu lui-même. Cette page frémissante fait penser aux dernières colères de Mirabeau, — du Mirabeau attristé et véhément dont il avait été, sur son lit de mort, le confident suprême. Comme le grand orateur, qui avait vu avec effroi son beau rêve d'une France rajeunie par la liberté eu train de devenir un cauchemar hérissé de crimes, il ne voulait pas qu'on le prît pour le complice des hommes qui massacraient dans les prisons avant de guillotiner sur les places publiques.

Ce qui achevait d'ouvrir les yeux de Talleyrand, c'est qu'il trouvait à Londres tous les partis unis dans une même réprobation des événements de Paris. Non seulement Pitt interrompt les relations diplomatiques avec la France ; non seulement Burke, l'éloquent et implacable adversaire des doctrines de la Révolution, s'indigne et triomphe ; mais les membres de l'opposition libérale, les Stanhope et les Grey, les Lansdowne et les Hastings, Mackintosh, le contradicteur de Burke ; Sheridan, Wilberforce, l'ami des noirs, Canning, qui était alors un des orateurs en renom des whigs ; Fox lui-même, confessant tout bas que Burke avait eu trop tôt raison[47], tous ceux qui ont le plus ardemment acclamé les principes de 89 comme une aurore de liberté, sont mornes, déçus, atterrés. Les agents du Conseil exécutif, malgré l'ennui qu'ils en éprouvent, rie peuvent pas ne pas constater cette révolte de l'opinion britannique. Les ministres refusent de s'aboucher avec eux, les particuliers s'écartent sur leur passage. Le 10 septembre, Noël raconte mélancoliquement à Lebrun qu'il n'a pu conserver des rapports qu'avec trois Anglais, et il ajoute : Si je suis signalé ici comme jacobin, je n'ai rien à faire. Vous ne pouvez vous faire une idée de l'horreur qu'inspire ce mot... Le massacre des prisonniers a fait ici le plus mauvais effet. Nos amis n'osent plus nous défendre. L'opposition, et notamment M. Fox qui jusqu'à ce moment avait témoigné un vif intérêt pour la Révolution, s'est absolument refroidie[48]... De son côté, le 13 septembre, le comte Gorani, — un Italien interlope que l'Assemblée avait naguère promu citoyen français et que le gouvernement nouveau entretenait à grands frais à Londres[49], — écrit : On ne parle de nous qu'avec la même exécration dont on parlait autrefois des flibustiers et des assassins[50]. Et un jeune jacobin, qui venait de passer la Manche avec l'intention bien arrêtée de révolutionner l'Angleterre, Marc Jullien, avoue ingénument sa surprise : Ce même peuple qui naguère couvrait les murs de cette inscription terrible pour George : Point de guerre avec la France ou nous nous révoltons !... Ce même peuple... égaré par des suggestions criminelles, ne voit plus [dans les Français] que des anthropophages... qui confondent avec la sainte liberté la plus exécrable licence[51].

La surexcitation des Anglais de tous les partis contre les allures nouvelles et définitives de la Révolution était telle que la situation de Talleyrand à Londres devenait difficile ; il se sentait enveloppé dans une atmosphère de défiance et le haine. L'évêque catholique, qui avait rompu avec son Église, ne trouvait pas son pardon dans le royaume de Henri VIII et d'Élisabeth. Le constituant, qui avait voulu modeler la monarchie de Louis XIV sur la monarchie de Guillaume d'Orange, n'était pas davantage amnistié par le pays qui avait fait la révolution de 1688. Objet universel d'effroi et d'horreur, la Révolution française couvrait d'une impopularité mêlée de mépris les hommes qui l'avaient servie, même pour la modérer. Leurs illusions, imprudentes peut-être, mais généreuses, leur étaient tournées à crimes : ils avaient comme allaité le monstre qui, menaçant les trônes, s'apprêtait à tout dévorer.

Le gouvernement britannique avait lui-même donné le signal de l'universelle défaveur où le diplomate le plus empressé et le plus Labile à plaire allait se trouver perdu. Lorsque, à sa première mission près du Cabinet de Saint-James, Talleyrand avait été présenté au roi George, il n'avait reçu qu'un accueil glacial. La reine avait fait plus : elle lui avait tourné le dos[52]. Même les politiques, mieux exercés à feindre, avaient mis leur art à ne rien farder. Jeune, Talleyrand avait rencontré à Reims, en visite chez son oncle l'archevêque, William Pitt, qui, charmé par son esprit, avait noué avec lui quelques relations aimables ; Pitt, premier ministre, affecta, poli et sec, d'avoir tout oublié : ce fut à peine s'il eut un souvenir obligeant pour les journées qu'ils avaient passées sous le même toit[53]. Lord Grenville ne s'était pas davantage mis en frais. A ses yeux, l'ancien grand vicaire de Reims, l'ancien évêque d'Autun n'était plus que le coadjuteur louche de Biron et de Chauvelin ; il avait manqué à l'hospitalité anglaise en s'efforçant d'organiser ou de développer sur le sol britannique de prétendues associations de liberté qui, en correspondance avec les clubs de Paris, n'étaient pour la plupart que des associations de désordre : M. de Talleyrand, répétait-il, est un homme profond et dangereux[54]. Les gens du monde avaient réglé leur attitude sur celle de la Cour et des ministres. Pour eux, Talleyrand était un agent de faction ; ils s'en tenaient à l'écart. M. de Chauvelin, écrivait à lord Auckland un de ses correspondants[55], continue à être à l'étranger parmi ses confrères diplomatiques et ne gagne pas dans l'opinion publique ; quant à M. de Talleyrand, il est intimement lié avec Payne, Horne-Tooke, lord Lansdowne et quelques autres de même acabit, et généralement repoussé avec indignation par tout le reste des gens. Le Times le prenait sans cesse à partie ; au point que la Gazette nationale du 11 juin avait cru devoir protester. Même les avanies publiques ne lui étaient pas épargnées. Dans ses souvenirs, Dumont — de Genève —, l'ami de Mirabeau, raconte qu'un soir du printemps de 1792, il avait accompagné les membres de l'ambassade de France au Ranelagh, lieu de réunion où les élégants de Londres écoutaient la musique en se promenant et en buvant des boissons fraîches. A l'approche de Talleyrand et de Chauvelin, ce fut une brusque débandade ; tout le beau monde s'enfuit, comme si on eût craint de se trouver dans l'atmosphère de la contagion[56].

Les émigrés, tout an moins ceux qui étaient intransigeants, attisaient cette malveillance hostile des Anglais.

Quoique Talleyrand fût devenu d'entre eux, ils le critiquaient et le dénigraient. Sévères pour l'évêque qui avait mal tourné, aigres pour le grand seigneur qui avait abandonné son Ordre, ils étaient impitoyables pour le constitutionnel, tout modéré étant, à leur avis, cent fois pire qu'un jacobin.

A l'autre extrémité des partis, Talleyrand ne rencontrait pas de dispositions meilleures. Pour les fanatiques du jacobinisme, non moins que pour les violents de l'émigration, le modéré était la bête noire. : et les agents diplomatiques du Conseil exécutif, bons courtisans des clubs parisiens, flattaient cette manie. Ne pouvant négocier, ils espionnaient et dénonçaient. Ils dénonçaient les émigrés de toutes couleurs, par préférence les constitutionnels. Une dépêche signale le luxe de Narbonne, qui a une maison, une voiture et deux domestiques, dépense avec profusion et paye une demi-guinée la moindre commission[57]. Une autre s'en prend à Louis de Noailles, à qui sa chevaleresque étourderie de la nuit du 4 août n'avait pas fait trouver grâce pour son rang et son nom[58]. Duport est désigné comme le conspirateur peut-être le plus criminel[59]. Mathieu de Montmorency, qui s'était lancé avec une sorte de candeur dans toutes les chimères égalitaires et humanitaires de la Révolution : Chapelier, auquel est réservée la guillotine quand il retournera à Paris ; Stanislas de Girardin qui, plus heureux, deviendra préfet de l'Empire, toute la bande des constituants et constitutionnels, ainsi que disent ces pièces diplomatiques qui ont des airs de feuilles de police, est jetée en pâture aux soupçons et aux fureurs des forcenés de Paris. Mais le nom qui revient le plus souvent sous les plumes des délateurs est celui de Talleyrand. Ses moindres démarches sont épiées, ses moindres paroles enregistrées. Chauvelin, lorsqu'ils s'étaient revus, l'avait amicalement accueilli ; au commencement d'octobre, il louait, près de Lebrun, son attitude patriotique, et le montrait tout joyeux de la victoire de Valmy[60]. Bientôt, il craindra que sa fidélité au fugitif ne le compromette ; il trouvera moyen que son ministre apprenne qu'il est brouillé avec Talleyrand[61]. Si Chauvelin, menacé lui-même par ses jaloux, ne pousse pas très loin l'attaque[62], Noël est moins réservé. Vrais ou faux, celui-ci ramasse tous les commérages, même contradictoires, qui peuvent éveiller la défiance. Un jour, il montre Talleyrand en conciliabules fréquents avec Fox. Des gens qui tiennent au gouvernement, s'empresse-t-il d'ajouter[63], m'assurent qu'il ne jouit ici d'aucune estime ni d'aucun crédit. Une autre fois, il écrit : Je sais positivement que l'évêque d'Autun a eu trois conférences avec lord Grenville, et que les dispositions paraissaient fort bonnes. Je ne tiens pas cette nouvelle directement du citoyen Talleyrand, n'avant avec lui aucune communication[64]. Si Talleyrand s'éloigne de Londres avec Mmes de La Châtre et de Flahaut, peut-être simplement pour respirer en paix, ne serait-ce pas qu'il conspire ? S'il dîne avec Montmorency et Narbonne, puis soupe avec Chauvelin, que cache celte manigance ? C'est à vous à voir, conclut un correspondant du ministre Lebrun, si nous avons encore à louvoyer[65]. Un mystérieux personnage. Achille Viard, ci-devant officier de la Maison du roi, à présent espion de la fraction avancée du Comité de sûreté générale[66], envoie cet avertissement, vague et menaçant : Un ami m'a très fort assuré que nous devions nous défier absolument de MM. Chauvelin et Talleyrand[67].

Repoussé à droite et à gauche, impuissant à lutter contre les animosités des partis, Talleyrand se souvint peut-être d'un mot profond du cardinal de Richelieu : Il n'y a qu'à laisser faire le temps et à se consoler en cette attente. Dans le Londres tumultueux et passionné de la fin de 1792, il attend, enfermé chez lui, silencieux, insaisissable ; il fait le mort. Seuls, quelques émigrés, quelques voyageurs de sa nuance franchissent sa porte et le tiennent au courant des affaires de France. Ce sont Narbonne, le publiciste genevois Dumont, en veine de devenir un jurisconsulte à l'école de Jérémie Bentham ; l'ex-abbé Louis, le diacre de la fameuse messe du Champ-de-Mars ; puis d'anciens collègues de l'Assemblée tels que le chimérique que de Liancourt ou le prince de Broglie, qui portera bientôt sa tête sur l'échafaud. Du côté des femmes, Mme de La Châtre, Mme de Flahaut, qui met la dernière main à son Adèle de Sénange ; Mme de Genlis, qui, pour distraire ses deux élèves, Paméla et Mademoiselle d'Orléans, — la future Madame Adélaïde, — donne des soirées intimes. Talleyrand est l'étoile de ce petit cénacle ; aimable et pétillant, il prodigue son entrain et sa grâce, à moins qu'il ne flétrisse la tyrannie jacobine : Je n'ai jamais entendu parler, raconte à son propos Mme de Genlis[68], avec une indignation plus énergique, des excès qui se commettaient en France.

Plusieurs libéraux anglais, qui se piquaient de ne point abandonner dans le malheur les constitutionnels français, tâchaient aussi d'adoucir l'exil de Talleyrand. Lord Lansdowne l'invitait à dîner chaque fois qu'il recevait un hôte de choix, et le proscrit était devenu le grand ami du fils de la maison, le petit lord Henry Petty, qui n'avait encore que treize ans. D'autres, le savant docteur Richard Priestley, physicien et chimiste, que le département de l'Oise envoya siéger à la Convention ; George Canning, dont les clubs whigs applaudissaient alors les débuts d'orateur ; Sheridan, les jurisconsultes Romilly et Bentham, Robert Smith, Fox et ses amis, venaient s'entretenir avec lui[69].

Talleyrand n'essayait pas de sortir de sa retraite. Il observait, il méditait, il rivait. Un jour, cependant, le Talleyrand homme d'action eut comme un réveil. Ce fut à la fin de novembre. Grisée par les succès de Valmy et de Jemmapes, la Convention avait voté son fameux décret du 19 novembre. Les peuples étaient par elle invités à s'affranchir : elle leur promettait l'appui des armées de la République. La guerre était déclarée aux rois. Talleyrand frémit : la neutralité britannique, son œuvre, ne résisterait pas à cc nouvel assaut. Si jusque-là les Anglais, gens pratiques, avaient, préféré la paix à la guerre, ce n'était point, il le sentait, par goût pour la Révolution. A part quelques libéraux et quelques républicains de clubs, peu leur importait que la France modifiât ses institutions. Mais, sans qu'il leur en coûtât rien, ni un matelot, ni une guinée, la nation rivale paralysait son commerce, laissait dépérir sa marine, détachait d'elle ses colonies ; mieux que n'auraient fait dix années de guerre étrangère ruineuse et sanglante, la guerre civile abaissait la France. Les lords et les bourgeois d'Angleterre avaient contemplé ce spectacle avec un flegme satisfait. Mais, à présent, voilà que les choses changeaient. Les républicains victorieux menaçaient la Belgique et la Hollande, les grands débouchés continentaux de File trafiquante ; ils poussaient les peuples à détrôner leurs rois : ils étaient saisis d'une frénésie antireligieuse. Inquiets pour leurs intérêts matériels, froissés dans leurs sentiments royalistes et chrétiens, les Anglais, d'indifférents, devenaient hostiles, et, comme on l'a dit, cette hostilité était plus grave pour la République que celle d'un souverain, c'était l'hostilité d'une nation[70].

Soit patriotisme ; soit besoin de défendre une fois encore sa politique, Talleyrand. à l'heure male où il réprouvait le plus les excès de la Révolution. tacha de servir la France en l'éclairant. Aux coureurs d'utopies, il vint parler de réalités pratiques ; aux amateurs de guerre à outrance. il vint parler de paix. Ou a retrouvé, dans les papiers de Lebrun et dans ceux de Danton, un Mémoire, tout entier de sa main, daté du 25 novembre, sur les rapports actuels de la France avec les autres États de l'Europe (2)[71]. C'est un merveilleux cours de politique étrangère à l'usage des hommes d'État novices de la Convention. Les vues profondes, les pensées hardies et fortes y fourmillent.

Talleyrand marque d'abord la différence qui doit exister entre la politique d'un peuple libre et celle d'un gouvernement arbitraire. Le gouvernement arbitraire aura l'ambition d'exercer une primatie parmi les antres puissances ; le peuple libre aura l'ambition d'être maître chez soi et n'aura jamais la ridicule prétention de l'être chez les autres. — On a appris, un peu tard sans doute, que, pour les États comme pour les individus, la richesse réelle consiste, non à acquérir ou à envahir les domaines d'autrui, mais à bien faire valoir les siens. Ce principe posé, il en déduit que les relations des États entre eux ne doivent plus être les mêmes. Les gouvernements arbitraires désiraient des alliances offensives ; leurs traités avaient pour but tantôt d'assujettir ou dépouiller des peuples, tantôt d'obtenir la prépondérance politique de l'une des parties, c'est-à-dire, en termes plus simples, d'assouvir son ambition et sa cupidité. Les peuples libres ne concluront que des alliances défensives afin de sauvegarder leur indépendance réciproque. Mais, la France nouvelle n'a pas plus besoin d'alliances défensives que d'alliances offensives : Elle ne doit pas chercher dans une alliance quelconque un moyen d'indépendance, de force et de sûreté personnelle plus prompt et plus puissant que celui qui doit résulter de l'exercice libre et unanime de ses propres forces. Si elle contracte des alliances, ce ne sera que pour hâter le développement complet du grand système de l'émancipation des peuples. C'est là que doit se trouver le seul objet de sa politique actuelle, parce que c'est là que se trouve le vrai principe des intérêts généraux et immuables de l'espèce humaine. Le territoire de la France, poursuit Talleyrand, suffit à sa population et aux immenses combinaisons de l'industrie que doit faire éclater le génie de la liberté ; le mieux est donc pour elle de rester circonscrite dans sas propres limites : elle le doit à sa gloire, à sa justice, à sa raison, à son intérêt et à celui des peuples qui seront libres par elle. Avec ces peuples qu'elle aura affranchis, elle s'alliera, non en vue des secours qu'elle peut en tirer, mais pour ceux qu'elle peut leur offrir. Quant aux autres États. avec lesquels de semblables traités de fraternité ne seraient point possibles, la France ne devra se lier à eux que par des conventions passagères. Tel est le cas pour la Prusse. Tel est aussi le cas pour la Turquie, dont il serait heureux d'obtenir la libre navigation de la mer Noire, objet sollicité depuis si longtemps, avec tant d'ardeur, par tous les hommes instruits des vrais intérêts commerciaux de la France... [et qui] ouvrira aux productions de notre sol et aux produits de notre industrie d'immenses débouchés dans les provinces ottomanes... en Russie, en Pologne et en Perse. Avec l'Angleterre également, ce sont des rapports d'industrie et de commerce que la France aura lieu de nouer. Citant en exemple les relations commerciales de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, auxquelles la proclamation de l'indépendance américaine a donné un plus vigoureux essor, Talleyrand conseille à la France et à l'Angleterre de libérer leurs colonies respectives. Mieux encore : Unissez-vous, leur dit-il, afin d'émanciper les colonies espagnoles de l'Amérique du Sud ; elles seront, pour le commerce de l'Europe, mi vaste champ tout neuf. Et il termine par cette pensée : Après une révolution, il faut ouvrir de nouvelles routes à l'industrie, il faut donner des débouchés à toutes les passions.

 

III

Au moment même où Talleyrand envoyait de Londres son mémoire à Paris, un événement très grave pour lui se produisait. En fouillant les Tuileries, on y avait découvert une armoire secrète — l'armoire de fer —, où dormaient pêle-mêle des liasses de papiers. Qu'était-ce là ? Les curiosités soupçonneuses, aussitôt, furent en éveil. Le ministre Roland fit part de la trouvaille à la Convention. En hâte, on examina les documents, et, le 5 décembre, au nom de la Commission des Douze, un rapport était lu à la tribune. Parmi les pièces analysées, les plus nombreuses. les principales, avaient trait aux relations de Mirabeau avec la Cour ; une se rapportait à Talleyrand. C'était une lettre, datée du 22 avril 1701, où l'intendant de la liste civile, M. de Laporte, mandait au roi :

Sire, j'ai l'honneur d'adresser à votre Majesté une pièce qui a été écrite avant-hier, mais que je n'ai eue qu'hier après-midi ; elle est de l'évêque d'Autun qui parait désirer de servir Votre Majesté. — Il m'a dit que Votre Majesté pouvoit faire l'essai et de son zèle et de son crédit, eu lui désignant quelque point que vous désireriez. suit du Département, soit de l'Assemblée nationale. S'il parvient à faire exécuter ce que vous lui aurez prescrit, vous aurez une preuve de son zèle[72].

 

Dès que le rapporteur eut fini de parler, sans perdre un instant, la Convention décréta : Il y a lieu à accusation contre Talleyrand-Périgord, ci-devant évêque d'Autun et... le scellé sera mis sur-le-champ sur ses papiers[73]. En même temps, plusieurs arrestations, entre autres celles de Rivarol et de Parent de Chassy, furent décidées, et l'on vota d'acclamation que tous les bustes ou effigies de Mirabeau seraient recouverts d'un voile. Le lendemain, 6 décembre, sur la réquisition du citoyen ministre de la Justice, la Commune de Paris décernait contre Talleyrand un ordre d'amener ; des instructions furent données à deux commissaires pour apposer les scellés sur ses papiers[74].

Le 7 décembre, de nouveau, le nom de Talleyrand était prononcé à la Convention. Ce jour-là, le capucin défroqué Chabot, député du Loir-et-Cher, faisait lire le journal de la mission à Londres d'un agent secret, Achille Viard, chargé par certains membres du Comité de sûreté générale de dépister les complots des émigrés. Viard prétendait qu'il avait vu en Angleterre Talleyrand et Narbonne : que Talleyrand y intriguait avec plusieurs anciens prélats, notamment avec les évêques de Saint-Pol de Léon, de Lisieux, d'Angoulême, de Poitiers et d'Amiens, et qu'il s'était publiquement vanté de sauver Louis XVI, grâce à ses amis de la Convention. Les députés prêtaient l'oreille. Mais Achille Viard, au lieu de ne s'en prendre qu'aux absents, eut la maladresse de mettre en cause Roland et sa femme, Fauchet, d'autres encore. Ils se défendirent hardiment, et ce fut le dénonciateur qu'on arrêta[75].

Que le coup dirigé contre le ministre girondin eût échoué, pour Talleyrand la chose importait peu. Son cas n'en devenait pas meilleur. Ainsi que l'écrivait une Anglaise de ses amies : M. de Talleyrand comptait retourner bientôt en France et y arranger lui-même ses affaires : il devra maintenant se contenter d'être en vie. Quant à ses biens, hormis ceux qu'il peut posséder dans d'autres pays, il les perdra tous[76]. La révélation de l'armoire de fer avait renversé, comme un château de cartes, tout l'échafaudage d'habiletés grâce auxquelles il s'était flatté de quitter la France sans émigrer.

Talleyrand ne voulut pas cependant s'avouer tout de suite vaincu. Son secrétaire, des Renaudes, était à Paris : dès le 15 décembre, il réussit à glisser dans la Gazette nationale une note en faveur de son maître[77]. Adroitement, il faisait valoir que, parmi les papiers impurs de l'armoire de fer, on n'avait pas trouvé une ligne de Talleyrand. Bien mieux : le citoyen Lebrun a entre les mains la correspondance adressée par Talleyrand à Lessart : les preuves de sa complicité avec le château devraient y éclater ; eh bien ! que le ministre déclare... s'il n'est pas vrai que c'est la correspondance la plus franchement, la plus vigoureusement patriotique qui existe dans ses bureaux, sans aucune exception. Enfin, ajoutait des Renaudes, le jour même où le décret d'accusation a été rendu... le ministre Lebrun et un membre du Comité diplomatique ont dû recevoir de Talleyrand un mémoire politique dont toutes les vues appartiennent aux principes les plus purs de la Révolution. Talleyrand, de son côté, avait sauté sur sa plume. Je n'ai jamais eu, proclama-t-il, aucune espèce de rapports, directs ou indirects, ni avec le roi, ni avec M. Laporte. Il aurait été sage de s'en tenir à cette négation : il alla plus loin, trop loin. Dans son ardeur à se laver de tout soupçon, il prétendit expliquer comment l'intendant de la liste civile avait pu écrire sa phrase ; il entra dans des détails si abondants, si précis, qu'ils sont à eux seuls un aveu. Au mois d'avril exposa-t-il, le lendemain ou le surlendemain du jour il avait lui-même rédigé, au nom du Directoire du département de Paris, une adresse pour inciter Louis XVI à remplacer par des prêtres assermentés les prêtres réfractaires de sa maison religieuse, le Comité de constitution l'avait chargé de préparer un rapport qui ferait consacrer par l'Assemblée le principe de la liberté religieuse. Cette liberté, il voulait la réclamer pour le roi comme pour tous les citoyens. Or, ceci se passait à l'époque de la fête de Pâques ; Louis XVI, placé entre son serment à la Constitution et les inquiétudes de sa conscience, ne se résignait pas à communier des mains d'un prêtre jureur. En reconnaissant que son choix était libre, Talleyrand le tirait d'embarras, et Lapone, qui avait eu sans doute connaissance par un tiers de son projet de rapport, en avait pris copie et l'avait transmis à la Cour. Quant à lui, Talleyrand, il n'y était pour rien[78].

Talleyrand avait perdu sa peine. Ni sa lettre à la Gazette nationale, ni une réclamation qu'il adressa directement à la Commission des Vingt et un[79], ni le plaidoyer, ni les démarches de des Renaudes[80] ne firent revenir la Convention sur son décret d'accusation.

Pendant ce temps, à Londres, les esprits se montaient de plus en plus contre les Français. On savait que des agents occultes du gouvernement de Paris, et surtout des émissaires des clubs jacobins, parcouraient le pays, prêchant la révolution aux comités insurrectionnels d'Irlande et aux sociétés démocratiques d'Écosse et d'Angleterre, promettant des subsides, même, assurait-on, distribuant des armes : et comme, dans une ville, on avait planté un arbre de la liberté, dans une autre, promené le drapeau tricolore, ailleurs, porté des toasts aux Droits de l'homme ou banqueté en l'honneur de Valmy ; comme des orateurs populaires s'écriaient qu'il fallait abattre la Tour de Londres ainsi qu'à Paris ou avait fait de la Bastille, les fidèles sujets du roi George voyaient déjà leur pays s'embraser. La propagande française soufflait sur le feu naissant : guerre à la propagande française ! Aussi, lorsque Pitt déposa à la Chambre des lords un projet de loi — l'alien bill, — dont l'objet était de fermer la Grande-Bretagne aux armes et aux munitions envoyées du dehors, de faire surveiller rigoureusement par la police les étrangers et, au moindre prétexte, d'autoriser leur expulsion, l'opinion publique presque tout entière fut avec lui. Les lords votèrent la loi. A la Chambre des communes, Fox présenta en vain quelques objections ; Burke, brandissant un poignard au milieu de l'émotion générale, prononça son mot fameux : Préservons nos esprits des principes et nos cœurs des poignards français ! Sauvons nos biens dans la vie et nos consolations dans la mort, les bénédictions du temps et les promesses de l'éternité ! Et, dans les premiers jours de janvier 1793, l'alien bill devint applicable[81].

Précisément à la même époque, des bruits malveillants couraient sur Talleyrand ; on insinuait qu'il s'était lui-même fait décréter d'accusation à Paris, afin de donner le change aux défiances des Anglais et de travailler chez eux plus à l'aise à la propagande révolutionnaire[82]. Qu'allait penser, qu'allait faire le gouvernement britannique ? Talleyrand ne laissa pas à l'accusation le temps de se formuler : il l'écrasa dans l'œuf. Le 1er janvier 1793, il adressait au Conseil du roi une note détaillée. Après y avoir rappelé les missions que lui avait contées Louis XVI, il exposait les raisons de son nouveau séjour à Londres :

Je suis venu en Angleterre, déclarait-il, jouir de la paix et de la sûreté personnelle à l'abri d'une constitution protectrice de la liberté et de la propriété. J'y existe, comme je l'ai toujours été, étranger à toutes les discussions et à tous les intérêts de parti, et n'ayant pas plus à redouter devant les hommes justes la publicité d'une seule de mes opinions politiques que la connaissance d'une seule de mes actions. Outre les motifs de sûreté et de liberté qui m'ont ramené en Angleterre, il est une autre raison, très légitime sans doute, c'est la suite de quelques affaires personnelles et la vente prochaine d'une bibliothèque assez considérable que j'avais à Paris et que j'ai transportée à Londres.

Il ajoutait :

Devenu en quelque sorte étranger à la France, où je n'ai conservé d'autres rapports que ceux... d'une ancienne amitié, je ne puis me rapprocher de ma patrie que par les vœux ardents que je fais pour le rétablissement de sa liberté et de son bonheur[83].

 

En même temps qu'il rédigeait cette note, il voulut, par précaution, se ménager un abri, au cas où le Cabinet de Saint-James le chasserait du sol britannique ; il sollicita du grand-duc de Toscane l'autorisation de se retirer dans ses États, mais, de ce côté, il se heurta à un refus[84].

Après toutes ces alertes, Talleyrand passa quelques mois tranquilles. Le gouvernement britannique paraissait ignorer sa présence, et il put organiser sa vie d'émigré. Tantôt à Londres, dans sa petite maison de Woodstock Street., tantôt à la campagne, chez des amis, il employait ses matinées à prendre des notes sur les événements quotidiens. Ses après-midi étaient remplis par les visites et les courses d'affaires. Le soir, il allait dans le monde[85].

Tout proscrit qu'il fût par les jacobins et malgré son horreur de ce qu'il appelait le joug abominable[86] de la Convention, Talleyrand ne se résignait point à ne plus être utile à la France. Quelques jours avant le 21 janvier, il saisissait encore l'occasion d'envoyer un avis au ministre Lebrun. Il lui faisait dire, par l'agent Benoît, qu'il ne fallait pas désespérer de la neutralité anglaise ; que Pitt hésitait à se lancer dans la guerre, et que, si un homme sympathique au Cabinet de Saint-James, Dumouriez, par exemple, était chargé de reprendre les négociations, un accommodement lui semblait possible[87]. — Tenace jusqu'au bout, Talleyrand défendait sa politique et, du même coup, avec sou habituelle prévoyance, il se préparait le moyen de dire, plus tard, que, s'il y avait eu brouille entre la République et lui, ce n'était point par sa faute.

Le 21 janvier lit écrouler la dernière chance de paix. Lorsque, le soir du 23, la nouvelle se répandit à Londres que la tête du roi était tombée sur l'échafaud, il y eut dans toute la ville une explosion d'horreur. Depuis la Saint-Barthélemy, rapporte un historien anglais, aucun événement n'avait produit un tel effet de stupeur et d'indignation[88]. La foule se pressait aux carrefours pour lire les affiches où étaient racontés les derniers moments de Louis XVI. Les théâtres furent fermés. La Cour, le Parlement. — sauf un politicien whig, — et le peuple entier, spontanément, prirent le deuil. Tout homme, écrivait Maret à Lebrun[89], qui avait ou qui a pu se procurer un habit noir, s'en est revêtu. Le 24, le roi George sortit en carrosse ; un immense cri l'accueillit : Guerre aux Français ! — Talleyrand porta le deuil de Louis XVI et, pour un temps, se désintéressa de la diplomatie de la Convention.

Au mois de février, on le trouve dans le comté de Surrey, à Mickleham. Là, les émigrés constitutionnels, attirés par un propriétaire riche et accueillant, M. Locke, qui leur offrait l'hospitalité de son beau domaine, Juniper Hall, avaient formé toute une colonie[90]. Mme de Staël, qui arrivait de France, en était rame. Dans sa petite maison de Mickleham, se rencontraient Mathieu de Montmorency, qu'elle traitait comme un frère[91] ; Narbonne et son ami d'Arblay, ancien major général de la garde nationale de Paris ; Malouet, très souffrant des nerfs ; la princesse d'Hénin avec son fidèle Lally-Tollendal ; Mme de La Chaire, inséparable de Jaucourt ; deux charmantes Anglaises, miss Fanny Burney, auteur délicat d'Evelina, et sa sœur, Mrs Phillips ; enfin Talleyrand, dont la maîtresse de maison déclarait, alors qu'il était l'incomparable ami. Ces proscrits, qui, presque tous, avaient frôlé la guillotine, réunis, oubliaient les dangers d'hier, les menaces de demain ; ils avaient un entrain presque joyeux. C'étaient entre eux des conversations à perdre haleine, des promenades à travers les prairies où pointaient les premières violettes, des jeux de société coupés d'éclats de rire. Ils travaillaient. Mme de Staël lisait des chapitres de son traité sur l'Influence des passions, dont Talleyrand disait qu'il n'avait jamais rien entendu de mieux pensé ni de mieux écrit[92]. Lally-Tollendal déclamait ses tragédies d'une voix qui faisait trembler les vitres et avec des gestes terribles. Tous commentaient les événements. Quelquefois, Mme de Staël -organisait une partie en voiture. Un jour que Narbonne et Montmorency l'accompagnaient à l'intérieur, et que Talleyrand était sur le siège, les échos de la discussion parvinrent jusqu'à lui, et, pour y placer son mot, du coude, il cassa la glace. Dans ce petit monde si animé, il se fit même un mariage : miss Burney se fiança à M. d'Arblay. Mais, de tous les émigrés qui fréquentaient Mickleham, le plus charmant, au témoignage de la gracieuse Anglaise, était Talleyrand. C'est un admirable causeur, écrivait-elle à son père, poli, spirituel et profond[93]. Dans une autre occasion, après avoir reconnu qu'elle avait eu tout d'abord contre lui des préventions, elle disait à une amie : C'est incroyable la convertie qu'a faite de moi M. de Talleyrand : je le considère à présent comme le premier et le plus délicieux des membres de cette exquise compagnie... Ses propos sont merveilleux autant par les idées qu'il remue que par l'esprit qu'il déploie[94].

Cependant, sur ces gens qui semblaient d'esprit si libre, de cœur si insouciant, pesaient des préoccupations lourdes. Que leur préparait l'avenir ? Quelles angoisses morales, quelles misères matérielles leur apporterait-il ? Que penser et, surtout, que faire ? Mrs Phillips rapporte un entretien qu'eurent devant elle, un soir de mai, Narbonne et Talleyrand. A cette date, entre la Gironde et la Montagne, la lutte à mort était engagée ; aux prises avec la Vendée et avec l'Europe, la Convention chancelait. Dans huit jours d'ici, déclara Narbonne, il me paraît qu'on pourra voir assez clair pour former un plan. — Pour prendre un parti, remarqua M. de Talleyrand, il faut d'abord savoir si celui qui nous conviendrait serait assez fort pour justifier l'espérance du succès ; sans quoi, il y aurait de la folie à se mêler de la partie. Mais pour moi, continua-t-il en riant, j'ai grande envie de me battre, je vous l'avoue. Narbonne s'étonna. Mais, reprit Talleyrand, je vous donne ma parole que ce me serait un plaisir de bien battre tous ces vilains gueux !Eh non ! s'écria Narbonne avec un mélange de lassitude et de tristesse ; dites-moi donc le plaisir qu'il y aurait à donner la mort à ces pauvres misérables dont l'ignorance et la bêtise ont été les plus grands crimes. S'il fallait ne faire la guerre que contre Marat et Danton et Robespierre et M. Égalité et quelques centaines d'autres infâmes scélérats, j'y pourrais peut-être trouver de la satisfaction aussi. Talleyrand ne répondit pas. Quelques instants plus tard, il se levait pour partir, et, très froidement : Je vais quitter ma maison de Woodstock Street ; elle est trop chère[95].

Dans le même mois de mai, Mme de Staël fut rappelée à Coppet par son mari. Elle s'était attachée à Mickleham ; elle s'en éloigna avec regret, emportant des jours qu'elle y avait vécus un souvenir plein de charme. Douce image de Norbury, écrira-t-elle, venez me rappeler qu'une félicité vive et pure peut exister sur la terre ![96]...

Son départ laissait un grand vide. Cette femme de tant d'esprit, dont tous ses contemporains ont dit qu'elle était la vie bouillonnante, avait été le réconfort des bannis et des vaincus. Elle absente, ce fut le découragement, pour beaucoup même la fin de l'espérance, tant son imagination toujours en travail savait enfanter de projets ou de rêves.

Nul peut-être plus que Talleyrand, qui trouvait en, Mme de Staël un écho si vibrant de ses regrets et de ses ambitions, ne ressentit la solitude où il retombait. Il voulut la tromper en lui écrivant sans cesse, mais ce n'était plus le soutien de chaque jour. Je ne sais que faire, gémit-il ; je m'ennuie ici, je suis excédé de ne pas avoir de nouvelles de France ou plutôt clos personnes que j'aime ou que je connais en France. Personne ici tout à fait selon mon esprit ou selon mon cœur[97]. Narbonne et Mme de Flahaut, restés à Londres, ne lui suffisaient pas. Il suppliait son amie de lui envoyer de longues lettres, à chaque courrier. Bientôt, il n'aura plus qu'une idée : aller en Suisse, la rejoindre[98] ; et il déclarera : Ce qui est vrai an dernier degré, c'est que je ne connais de manière d'être décente et douce que dans notre réunion, et vous savez ce que j'entends par notre[99]. Mme de Staël n'eût pas mieux demandé que d'accueillir cette prière. Talleyrand n'était-il pas, comme elle l'écrivait à Meister, son excellent ami, le meilleur des hommes, un caractère méconnu[100] ? De tout son cœur, elle lui offrirait, à Coppet, une chambre. Déjà, elle avait fait venir plusieurs des compagnons de Mickleham, Mathieu de Montmorency et Jaucourt ; et, peu après, ce sera Narbonne qui, pour gagner la Suisse, s'affublera d'un nom espagnol. Mais, pour le préféré du moment, pour Talleyrand, les efforts de l'hospitalière hôtesse furent vains : le gouvernement de Berne, effarouché par le renom démocratique de l'évêque d'Autun, lui ferma la porte de la Suisse[101].

Quand Talleyrand n'écrivait pas à Mme de Staël, il s'occupait encore d'elle. En septembre. il s'emploie à faire paraitre chez un libraire de Londres les Réflexions sur le procès de la Reine, qui lui paraissent remplies de belles et de spirituelles choses[102]. Si Marie-Antoinette, continue-t-il, est assez heureuse pour pouvoir être sauvée par un bon livre, elle le sera par votre ouvrage[103]. Et il corrige lui-même les épreuves, il les fait revoir par son ami Sainte-Croix ; il s'inquiète de la mise en vente ; il prépare des articles pour les journaux anglais.

 Un moment, les événements de Toulon, qui venait de s'insurger contre la Convention et de, proclamer Louis XVII, firent diversion à son souci. Il entrevit une possibilité de rentrer en scène, de rejouer un rôle. Il échafauda des projets, et ce fut à son amie qu'il s'empressa de les confier. La constitution, lui écrivait-il. est le seul mot capable de rallier les esprits. Mon vœu serait que les districts des départements méridionaux, qui ont déjà fait connaître leur attachement à cette constitution de 89, rappelassent à Toulon ou ailleurs les députés de l'Assemblée constituante. On aurait une Assemblée, et c'est l'essentiel : car il n'y a qu'une Assemblée qui puisse avoir longtemps une popularité assez forte pour aller en avant. Cette Assemblée serait convoquée par les districts et départements méridionaux, et alors on pourrait bien dire qu'elle ne serait point sous l'influence des puissances étrangères. Déjà, il proposait le prince de Conti pour être lieutenant général du royaume, avec Narbonne et Sainte-Croix pour ministres. Mais que les alliés, disait-il, restent prudents et discrets. Deux ans de guerre ont assez démontré que, contre les étrangers, tout le monde est soldat en France, et les honnêtes gens qui détestent la Convention et les scélérats qui se sont dévoués à son service, parce que les étrangers se sont toujours présentés ou comme voulant conquérir le territoire, ou comme voulant détruire la liberté. L'œuvre de salut ne pourra être faite que par des Français. Sans doute, il ne faut pas compter sur les aristocrates émigrés, qui ont perdu tout ce qu'ils ont approché, mais, en dehors d'eux et contre les républicains, il y a un parti nombreux, prêt à agir : les constitutionnels. Nous sommes les seuls, insistait-il avec force, par qui l'on puisse défaire et refaire. Il disait encore : Je croiset je suis sûr que vous êtes de cet avisque si les constitutionnels étaient protégés dans les villes qui se mirent sous la sauvegarde des alliés, si on leur donnait la faculté d'émettre leur vœu, bientôt ils parviendraient à remuer le peuple, à faire entendre le nom de roi sans terreur, à arracher la reine de l'Abbaye, à donner sans secousse aux émigrés des moyens de rentrer dans leurs propriétés, à présenter aux Français et aux puissances une paix convenable et qui ne serait pas achetée par la servitude, à changer enfin la constitution pour la rendre plus monarchique, plus gouvernante : mais tout cela sans un nouvel éboulement[104]. — Le rêve de Talleyrand dura peu. Toulon fut écrasé par les canons du jeune capitaine Bonaparte ; les conventionnels y reparurent en maîtres. La Terreur triompha.

Déçu dans son attente, à bout de ressources, n'avant plus en poche pour vivre que sept cent cinquante livres sterling, le produit de sa bibliothèque, Talleyrand se livra de plus en plus au découragement. Je suis dans une disposition détestable, écrivait-il à Mme de Staël, le 17 décembre, — deux jours avant la chute de Toulon. Je ne sais qu'espérer. Voilà la tentative de Moira qui devient nulle ; il est vraisemblable qu'il rentrera au premier jour à Portsmouth. Cela animera les républicains contre cette pauvre Vendée ; et des massacres sans nombre ! On apprend des nouvelles de batailles on il périt 20 ou 30 000 hommes, et le fond des affaires ne change pas. — Qu'espérez-vous ?

Tandis que Talleyrand cherchait un refuge dans l'oubli et le silence, il était plus que jamais menacé à Paris comme à Londres. A Paris, son émigration était officiellement constatée le 29 août[105]. Un mois plus tard, le 10 septembre, une perquisition était opérée à son ancien domicile, rue de l'Université, n° 90, section de la fontaine de Grenelle. Les limiers de la police firent d'ailleurs buisson creux. Des comptes de l'évêché d'Autun et des abbayes de Saint-Denis de Reims et de Celles-sur-Cher ; un registre de correspondance, des mémoires et des quittances, des brouillons de notes politiques sur les gouvernements de France et d'Angleterre, des pièces. relatives à une société de blanchissage en commandite : voilà le butin qu'ils rapportèrent dans vingt-quatre cartons soigneusement scellés. Le tout était sans intérêt et sans importance. Même cinq lettres, par lesquelles, dit l'inventaire, on voit que les auteurs conspiraient contre le gouvernement, n'apprirent rien à la police : aucune n'était signée et deux seulement étaient datées[106].

Ce serait aussi à la fin de l'année 1793, — à l'époque du procès de Lebrun-Tondu, qui monta sur l'échafaud le 27 décembre, — qu'auraient été imprimées à Paris de prétendues lettres adressées par Talleyrand à cet ancien ministre et à Mme de Flahaut[107]. Que ces lettres soient des faux, la question ne se pose même pas. Malgré une certaine habileté dans la rédaction, des erreurs matérielles, plus encore le ton général, font clairement voir qu'elles furent fabriquées de toutes pièces par un ennemi de Talleyrand. Il faudrait, a-t-on dit, les attribuer à Collot-d'Herbois. Ne seraient-elles pas plutôt l'œuvre d'un émigré sans scrupules, intéressé à perdre Talleyrand près du gouvernement britannique[108] ? Dans ces lettres, en effet. qui contiennent des outrages grossiers à la mémoire de Louis XVI, mêlés à un programme de propagande républicaine à travers la Grande-Bretagne et à un projet de descente, sur les côtes d'Irlande et d'Angleterre, tout est calculé pour scandaliser ou irriter le roi George et ses ministres.

Quoi qu'il en soit de ces hypothèses, la foudre s'amassait au-dessus de la tête de Talleyrand. Elle éclata le 28 janvier 4-794. Ce jour-là, un mardi, vers cinq heures de l'après-midi, deux hommes se présentaient à son domicile. L'un se donna pour messager d'État et. sans préambule, lui signifia l'ordre de quitter le royaume dans les cinq jours ; faute de se soumettre, la déportation lui serait appliquée. Avec Talleyrand et également en vertu de l'alien bill, étaient frappés un comte Zénobia qu'il n'avait jamais vu, un comte de Vaux, dont il ne savait même pas le nom, et un sellier de Bruxelles nommé Simon. De raisons à cette mesure, aucune n'était fournie[109].

Devant ce coup inattendu, Talleyrand lit preuve d'un ressort merveilleux. Ses amis étaient atterrés. Narbonne adressait à Mrs Phillips une lettre qui n'est qu'une lamentation ; Beaumetz, dans un mouvement fraternel, s'offrait à l'accompagner jusqu'au bout du monde ; Mme de Flahaut pleurait. Quant à lui, constate Narbonne, rien n'égale son calme, son courage et presque sa gaieté. Vaillamment, il faisait front à l'orage. Si je n'avais écouté que ma première impulsion ; a-t-il dit dans ses mémoires[110], je serais parti sur-le-champ, mais ma dignité me commandait de protester contre la persécution injuste qu'on exerçait sur moi. Pour commencer, il chargea deux de ses amis anglais de porter à Pitt et au secrétaire d'État Dundas une note où il les mettait au défi de donner un seul motif, même un seul prétexte, à l'acte dur dont il était l'objet, et où il sollicitait l'autorisation d'être entendu, de connaître l'accusation qui pesait sur lui, d'être jugé : J'ai dit, écrivait-il à Mme de Staël[111], que tout juge m'était bon ; que je n'en récusais aucun.

Les deux ministres restèrent impénétrables. Sans se laisser effrayer par ce mutisme, le 30, Talleyrand s'adresse à lord Grenville : il lui demande la permission de se justifier de toute fausse accusation, déclare que si ses pensées se sont souvent tournées vers la France, ç'a été seulement pour déplorer ses désastres, affirme de nouveau qu'il n'a aucune correspondance avec le gouvernement français, représente la condition misérable où il sera réduit s'il est chassé des rivages de l'Angleterre, et termine en faisant appel à l'humanité aussi bien qu'à la justice du ministre anglais[112]. Il ne reçut aucune réponse. Comme s'ils eussent intérieurement rougi des raisons qui avaient décidé leur rigueur, les membres du gouvernement britannique s'enfermaient dans le silence. Le bruit courait dans le public qu'ils avaient obéi à des sollicitations étrangères. Ce qui se dit le plus, note leur victime, c'est que c'est sur la demande de l'empereur et du roi de Prusse que l'ordre m'a été donné de quitter le royaume. Apparemment que l'empereur et le roi de Prusse craignent les gens qui pèchent à la ligne pendant l'été et corrigent les épreuves d'un roman pendant l'hiver. C'est à cela qu'a été employée cette tête active dont le séjour en Europe est si inquiétant (2)[113].

Lorsque Talleyrand jugea qu'il avait, pour l'honneur, assez protesté, il fit, sans lite, ses préparatifs de départ. Oit aller Les dispositions de la Russie à son égard étaient peu rassurantes, celles de la Prusse franchement mauvaises. La Suisse lui était interdite. Restaient le Danemark et l'Amérique. Il choisit les États-Unis et retint une place sur le premier navire en partance, pour Philadelphie.

Jusqu'au bout, sa fermeté ne se démentit point. L'épreuve avait retrempé son courage. Une persécution bien injuste a ses douceurs, devait-il remarquer plus tard[114]. Je ne me suis jamais bien rendu compte de ce que j'éprouvais, mais il était de fait que j'étais dans une sorte de contentement. Il me semble que, dans ce temps de malheur général, j'aurais presque regretté de ne pas avoir aussi été persécuté. Le jour on, vieillard se remémorant son passé, Talleyrand écrivait ces lignes, il ne se vantait pas ; il affronta le lointain exil avec une âme virile. Une lettre, qu'il adressait à Mme de Staël quelques heures ayant de monter sur le vaisseau qui allait l'emporter hors d'Europe, rend bien son état d'esprit : J'ai pris mon parti... je m'embarque samedi. C'est à trente-neuf ans que je, recommence une nouvelle vie : car c'est la vie que je veux ; j'aime trop mes amis pour avoir d'autres idées ; et puis j'ai à dire et à dire bien haut ce que j'ai voulu, ce que j'ai fait, ce que j'ai empêché, ce que j'ai regretté ; j'ai à montrer combien j'ai aimé la liberté, que j'aime encore[115]...

Talleyrand et Beaumetz prirent passage sur le bâtiment américain, le 2 mars. Avant que l'ancre fût levée, Talleyrand écrivit encore plusieurs lettres. Au moment de s'éloigner tics êtres qui lui étaient chers, d'entrer dans l'inconnu, une émotion le gagnait : et il recommandait à Mme de Staël de lui donner souvent des nouvelles[116], il remerciait tendrement Mrs Phillips de son aimable accueil[117], il disait à M. d'Arblay dans un billet, le dernier qui soit daté de Londres : Adieu, mon cher d'Arblay ; je quitte votre pays jusqu'au moment où il n'appartiendra plus aux petites passions des hommes. Alors, j'y reviendrai ; non, en vérité, pour m'occuper d'affaires, car il y a longtemps que je les ai abandonnées pour jamais, mais pour voir les excellents habitants du Surry... Je ne sais combien de temps je resterai en Amérique : s'il se référait (sic) quelque chose de raisonnable ou de stable pour notre malheureux pays, je reviendrais ; si l'Europe s'abîme dans la campagne prochaine, je préparerai en Amérique des asiles à tous nos amis. Adieu !... je vous demande et vous promets amitié pour la vie[118].

Deux semaines plus tard[119], le dos tourné à l'Europe où s'enfantait dans le sang un monde nouveau, Talleyrand faisait voile vers la terre île la liberté. Au fond de son cœur, la confiance en l'avenir n'était pas morte.

 

IV

Échappé aux persécutions des hommes, Talleyrand allait avoir affaire aux fureurs des éléments. Son navire avait levé l'ancre vers le milieu de mars. A peine fut-il sorti de la Tamise qu'une tempête violente l'assaillit. Jouet de la tourmente, serait-il englouti par les flots ou brisé sur quelque rocher ? Talleyrand eut des heures d'angoisse. La terre était en vue. Dun côté, c'était la France : les pourvoyeurs d'échafauds l'y guettaient ; de l'autre, l'Angleterre : il en était proscrit ! Des pécheurs de Falmouth aperçurent par bonheur le bâtiment en détresse. Bravement. ils vinrent à son secours et le ramenèrent au port. Il était temps ; ses agrès étaient brisés, il voguait à la dérive[120].

Falmouth, tandis qu'on réparait le navire, Talleyrand, installé tant bien que mal dans une auberge de matelots, fit une curieuse rencontre. Son logeur s'était vanté devant lui d'avoir pour pensionnaire un général américain : il voulut le voir. L'homme avait l'air triste et las. Après un échange de politesses banales, il s'efforça de rompre l'entretien. Aux questions sur le nouveau monde. il ne répondit que par des mots évasifs et brefs, et quand Talleyrand lui demanda des lettres d'introduction pour les personnages des États-Unis : Non !... interrompit-il : puis, avec un geste d'accablement : Je suis peut-être le seul Américain qui ne puisse pas vous donner des lettres pour son pays... Toutes mes relations sont rompues... Je ne dois jamais y rentrer[121]. Et, sans ajouter un mot, la tête basse, le malheureux s'éloigna. C'était le général Arnold, le traître américain qui avait vendu aux Anglais son épée pendant la guerre de l'Indépendance et qui, maintenant, courbé sous la malédiction de ses compatriotes, cachant sa vie, attendait la mort impatiemment dans l'auberge misérable de Falmouth.

Dès que le vaisseau fut en état, il reprit la mer et, poussé par un bon vent, à la fin du mois d'avril, il accostait le quai de Philadelphie. Un des premiers soins de Talleyrand fut de faire part à Mme de Staël de son heureuse arrivée : J'ai eu une traversée assez douce, chère amie, lui écrivait-il le 12 mai. Après trente-huit jours de mer à compter de Falmouth, je suis arrivé à Philadelphie. Les premiers huit jours, j'ai été souffrant ; deux ou trois jours encore, j'ai eu du mal être ; le reste du temps, je me suis porté de manière à faire vraiment de la peine à tous messieurs les catholiques émigrés !Nous n'avons pas rencontré un seul bâtiment dans tout notre voyage. Les chances pour être pris ne laissaient pourtant pas que d'être nombreuses, car les bâtiments anglais qui sont à Terre-Neuve arrêtent les navires américains et les retiennent dans leurs colonies ; les Français prennent et pillent ; les Algériens prennent et vendent : nous avons évité tous ces petits dangers-là ; ainsi j'ai fait ce que, dans toute autre disposition d'âme, j'appellerais un bon voyage[122].

A propos de ce bon voyage, Talleyrand ne souffle pas mot d'une aventure dont un ambassadeur de Danemark, te comte de Wattersdorff, prenait plus tard plaisir à faire le récit dans les salons de Paris. Un jour qu'une grosse frégate anglaise rôdait à l'horizon, et qu'on craignait que sou capitaine ne prétendît visiter le navire américain, prestement, Talleyrand, qui ne voulait pas être reconnu, se serait déguisé en cuisinier du bord avec un bonnet de coton et un tablier blanc[123]... Quoi qu'il en soit de cette historiette, plus piquante que vraisemblable, Talleyrand avait senti s'éveiller en lui un tel gout pour la nier que, lorsque la vigie perchée sur le grand mût cria d'une voix joyeuse : Terre ! terre ! son cœur se serra. Il aurait souhaité faire durer le voyage ; et comme, juste à ce moment, un navire débouchait de la Delaware pour gagner le large, sans s'inquiéter du but de sa course, il envoya demander au capitaine sil pouvait monter[124]. Plus une place n'était libre ; force lui fut de débarquer à Philadelphie.

Avec son port encombré de vaisseaux, ses larges avenues bordées d'arbres, ses maisons de briques bien bâties que décoraient souvent des frontons de marbre blanc, sa Bourse monumentale, ses luxueuses boutiques aussi fournies que celles de Paris ou de Londres, Philadelphie était alors la plus belle ville des États-Unis[125]. On y sentait bouillonner la vie. Partout des constructions neuves, des chantiers, des travaux en train. Dans les rues, où se croisaient délégants équipages, une foule active et mêlée : blancs et noirs, hommes politiques et hommes de finance, ouvriers, matelots de tous les pays, chercheurs d'aventures ou coureurs de fortune, et, parmi les femmes, de ces quakeresses pales, vêtues de robes grises uniformes, dont Chateaubriand devait en passant remarquer la beauté. Dès qu'un étranger débarquait d'Europe, les gens riches se le disputaient pour leurs grands dîners et leurs thés. Peu importait quel il fût : philosophe, prêtre, homme de lettres, prince, arracheur de dents, si l'on en croit les carnets de voyage du duc de Liancourt[126], il était mené au spectacle, assis aux tables de jeu, choyé, fêté. Le défaut de cette ville hospitalière et confortable, c'est que la vie y était hors de prix. Les pensions, note le même duc de Liancourt[127], coûtent de huit à douze dollars par semaine, sans vin, sans feu particulier, sans lumière, et le moindre domestique nègre se pave, même nourri et blanchi, de dix à douze dollars par mois. Or, les émigrés de toutes nuances, dont Philadelphie était devenue, selon le mot d'un spirituel Français[128], l'arche de Noé, se présentaient d'ordinaire la poche assez mal garnie.

Talleyrand fut reçu au débarqué par une vieille connaissance, Théophile de Cazenove, qu'il avait rencontré à Paris dans le monde des affaires avant la Révolution, et qui, maintenant, agent de la Holland Land Company, habitait Philadelphie. Il passa quelques semaines sous le toit de cet obligeant ami. Grâce à Théophile de Cazenove et à un de ses cousins, — un autre Cazenove, consul de Suisse, — certaines formalités lui furent simplifiées près des autorités américaines. Dès le 16 niai, il put pré ter le serment qu'exigeait la loi entre les mains du maire de Philadelphie, Mathew Clarkson : Je, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, ex-administrateur du département de Paris, fils de Joseph-Daniel de Talleyrand-Périgord, général des armées de France, né à Paris, et arrivé à Philadelphie, venant de Londres, prête serment de fidélité au gouvernement de Pennsylvanie et des États-Unis d'Amérique, déclare en outre, de mon plein gré et en connaissance de cause, que je ne commettrai jamais aucun acte préjudiciable à leur liberté et à leur indépendance[129].

L'arrivée de Talleyrand et de Beaumetz avait été un petit événement dans la capitale américaine. Le nom de Talleyrand, son passé d'évêque d'Autun, son rôle dans la Révolution étaient connus de l'autre côté de l'Atlantique. Les salons s'ouvrirent devant lui. Il y retrouva des Français, d'anciens lieutenants de La Fayette et d'anciens constituants ; à leur tête, le vicomte de Noailles. Blacon, qui avait été député du Dauphiné aux États généraux, et Fun des ouvriers de la réconciliation de Mirabeau avec la Cour, Orner Talon. Les compagnons de ses espoirs déçus devenaient ses compagnons d'épreuves.

Mais Talleyrand cherchait dans le nouveau monde autre chose que des distractions mondaines à son exil. Ainsi qu'il l'avait écrit à Mme de Staël, il y était venu, avec la ferme intention d'y parfaire son éducation politique[130]. Il voulait approcher Washington et les hommes du gouvernement, causer avec les citoyens en vue de la jeune République, étudier sur le vif une démocratie basée sur le double respect de la liberté et, de la propriété. Il comptait sans les jacobins de France. Lorsque le secrétaire de la Trésorerie. Alexandre Hamilton, — le chef respecté des fédéralistes et le bras droit du président, — lui accorda audience, leur haine soupçonneuse s'émut ; et lorsqu'il fut question que Washington lui-même, sur une lettre d'introduction du marquis de Lansdowne, accueillit le proscrit, — comme il avait accueilli naguère Noailles et Talon, — ils perdirent tout sang-froid. Le représentant du gouvernement révolutionnaire, le citoyen Joseph Fauchet, se précipita chez le secrétaire d'État. Si Talleyrand est reçu au Palais de la présidence, déclara-t-il bruyamment, jamais plus je n'y paraîtrai ; entre un émigré et moi, il faut choisir. A contre-cœur, Washington sacrifia Talleyrand. Non seulement il ne fut point admis à une audience publique, mais sa demande d'audience privée, quoique présentée par Hamilton lui-même, fut repoussée. Dans une longue lettre au secrétaire de la Trésorerie, le général président exposa, en s'en excusant, les raisons de son refus.

C'est mon désir et aussi mon devoir de fonctionnaire de la République, écrivait-il, de ne pas froisser des puissances amies en traitant leurs proscrits d'une manière on elles pourraient voir un blâme de leur conduite. Si d'ailleurs les émigrés sont hommes de bon caractère, ils en prendront leur parti ; ils doivent comprendre que, malgré cela, ils seront protégés dans leurs personnes et leurs propriétés, et qu'ils participeront à tous les avantages de nos lois. Pour le surplus, leur attitude à eux-mêmes en décidera, ainsi que la politesse des citoyens ordinaires qui sont, moins que les fonctionnaires du gouvernement, retenus par les considérations politiques[131].

Quelques semaines plus tard, Washington adressait à lord Lansdowne ce billet très flatteur pour Talleyrand :

Le regret n'est pas mince pour moi d'avoir été empêché, par des motifs politiques que vous devinez sans peine, de témoigner à ce gentleman le cas que je fais de sa personne et de la recommandation de Votre Seigneurie. Mais j'entends dire que l'accueil qu'il a en général trouvé ici est fait pour le dédommager, dans la mesure où l'état de notre société peut le permettre, de ce qu'il a abandonné en quittant l'Europe. Le temps lui sera naturellement partout favorable : un homme de son caractère, doué de ses talents et de ses mérites, est fait pour toujours s'élever au-dessus des inconvénients passagers qui, en temps de révolution, résultent des divergences politiques[132].

 

Quant au citoyen Fauchet, ministre plénipotentiaire de France, les amabilités des Américains pour Talleyrand l'exaspéraient. Ce jacobin, dont Napoléon fera un de ses préfets, n'était pas dans le fond un méchant homme. Envoyé à Philadelphie par le Comité de Salut public, pour y mettre un ternie aux extravagances et aux malversations[133] d'un pur entre les purs, le citoyen Genêt, il y faisait assez bonne figure et fut, en plus (l'un cas, un diplomate prudent. Son malheur était de se ployer servilement, par goût ou par lâcheté, à toutes les basses besognes qu'imposait à ses agents le Comité de Salut public. Espion et délateur, partout Fauchet voit des complots, partout il signale des trahisons ; ses auxiliaires eux-mêmes, Pétry et La Forest, n'échappent point à ses soupçons.

Citoyen ministre, écrit-il le 5 juin, il existe un plan infernal. Quel est-il ? Je l'ignore. Mais les auteurs en sont connus ; ils ont, je le jurerais sur ma tête, des correspondants en France et en Angleterre. Suis les faits que je vais te détailler, fais-en part au Comité de Salut, et cherchez à pénétrer de votre cité le mystère des horreurs que l'on médite contre la République.

Beaumetz et Talleyrand, le ci-devant évêque d'Autun, sont arrivés à Philadelphie avec des recommandations du lord Shelburne. On a fait courir le bruit qu'ils avaient été chassés de Londres et qu'ils devaient être suivis de Lameth. de d'Aiguillon et d'André, etc. Ils étaient adressés à M. Hamilton, secrétaire des États-Unis, qui les a reçus, fêtés, présentés à ses amis. On les a invités à dîner dans toutes les maisons comme il faut. Je te laisse à juger quelle a été la joie des Talon et des Noailles qui ont reçu un renfort de constituants suivant leur cœur. On a paru vouloir les rapprocher de moi. Des membres du gouvernement, le vice-président lui-même, m'ont demandé si les nouveaux arrivés étaient venus me voir. J'ai vu le piège sur-le-champ, et j'ai répondu que je leur croyais beaucoup d'impudeur, mais que je ne leur en supposais pas encore assez pour visiter le représentant d'une nation qu'ils avaient trahie et vendue au despotisme. On a fait plus, on m'a invité à une assemblée où ils se sont trouvés ; je me suis retiré sur-le-champ et brusquement avec la ferme volonté de ne jamais remettre les pieds dans cette maison. Cette conduite, il faut que je l'avoue, n'était point celle que voulaient que je tinsse mes collègues La Forest et Pétry ; ils étaient d'avis qu'il fallait que je restasse au contraire et que je leur disputasse le terrain que je paraîtrais les craindre si je tenais une autre conduite. Eh bien ! leur ai-je répondu, je paraîtrai les craindre. J'espère que vous prendrez le mime parti que moi... Je ne les crains point, mais je les abhorre, mais je les méprise, eux et leurs partisans. Tu seras bien plus indigné quand tu sauras que M. Hamilton voulait qu'ils fussent présentés au président des Etats-Unis. J'ai prévenu ce coup dont j'ai été instruit à temps, et je l'ai paré.

Suit, dans le même jargon révolutionnaire, un copieux exposé de ses démarches pour empêcher que Talleyrand et Beaumetz fussent reçus par Washington. Puis :

Ils n'ont pas, malgré cet échec, perdu l'espérance d'influencer le gouvernement. La conspiration qu'ils ont formée est peut-être la plus vaste et la plus adroitement ourdie de toutes celles qu'on a formées contre la liberté et par conséquent contre le bonheur des peuples. La minorité du Parlement d'Angleterre, les partisans du gouvernement des États-Unis, les ex-constituants et les monarchistes qui troublent maintenant et déchirent la France, les émigrés et les habitants des îles qui aiment le despotisme parce qu'il leur permet d'are despotes, et peut-être même les prétendus patriotes de la Hollande se réunissent et forment cette ligue destructive des principes de l'égalité.

 

Le foyer du complot est à Philadelphie. Des assemblées fréquentes se tiennent chez le ministre anglais, chez le ministre hollandais, chez le secrétaire de la Trésorerie... et le secrétaire de la Guerre. Beaumetz en est rame et paraît en public et au spectacle avec son complice d'Autun et tous ceux dont je viens de te parler. Mieux encore : D'Autun et Beaumetz voudraient s'emparer de Monroe, le nouvel envoyé des États-Unis près la République française ; ils lui ont fait demander par Hamilton une conférence soit comme ministre, soit comme particulier : il l'a refusée net. Monroe est, en effet, un excellent républicain... ses principes sont à toute épreuve[134].

Le 9 juin, Fauchet revenait à la charge. De nouveau, il appelait l'attention du ministre des Affaires étrangères de France sur les manigances de Beaumetz et de Talleyrand, qui pourraient affaiblir la bonne volonté, non pas du peuple, cela est impossible, mais du gouvernement américain[135].

Au moment où Fauchet affublait ainsi les proscrits en conspirateurs, de tout autres pensées, semble-t-il, occupaient Talleyrand. Gagner de l'argent, devenir riche, très riche : profiter de la fièvre d'agiotage qui secouait les Américains, telle était alors son idée fixe. Ma raison, écrivait-il dès le 12 mai à Mme de Staël[136], me dit qu'il faut refaire un peu de fortune, afin de ne pas titre dans la gêne et dans la dépendance continuelle lorsqu'on devient plus âgé... Il y a ici beaucoup d'argent à gagner, mais c'est pour les gens qui en ont. Si vous connaissez des gens qui aient envie de spéculer ici dans les terres, je ferai leurs affaires volontiers. Si j'avais un assez grand nombre de personnes qui me chargeassent de leurs affaires et qui m'y donnassent un intérêt, elles et moi y gagneraient beaucoup : elles, parce que les négociants américains sont bien peu sûrs en affaires, et moi, parce que je n'aurais point de fonds à faire pour avoir un intérêt quelconque. Voyez un peu à cela.

Les exemples qui l'entouraient fouettaient son ardeur et sa convoitise. En quelques mois, souvent en quelques semaines, des audacieux habiles conquéraient sous ses veux des fortunes. Depuis que la Compagnie du Sioto avait eu l'idée de détailler, sur les bords du l'Ohio, une région ingrate et d'accès ardu, sans cesse visitée par des sauvages qui scalpaient les blancs. et qu'elle y avait à demi réussi en inondant l'Europe de prospectus où étaient promis un climat délicieux et sain, à peine de gelées en hiver : une rivière... riche en poissons excellents et monstrueux, des forets superbes d'un arbre qui distille le sucre et d'un arbuste qui donne de la chandelle ; du gros gibier en abondance, sans loups, renards, lions, ni tigres ; une extrême facilité de nourrir dans les bois des bestiaux de toute espèceles porcs seuls doivent, d'un couple unique, produire sans soins en trois ans trois cents individus —, etc.[137], — il était de mode de spéculer sur les terrains. Parmi les amis de Talleyrand, presque tous s'étaient lancés. Cazenove avait merveilleusement réussi pour le compte de sa Compagnie hollandaise, et le duc de Liancourt devait bientôt citer son établissement comme un modèle[138]. Le consul général de France, La Forest, qu'un badigeon de jacobinisme sauvait provisoirement de la disgrâce, et avec qui Talleyrand était tout de suite entré en rapports, avait acheté, dès 1792, un domaine considérable dans l'État de Virginie[139]. Noailles et Talon, associés à l'un des gros manieurs d'argent du nouveau monde, le sénateur Robert Morris, étaient engagés dans une entreprise plus vaste encore. Ils avaient acquis sur les bords de la Susquehannah, rivière de Pennsylvanie, plus d'un million d'acres incultes ; ils y avaient jeté les fondements d'une ville, où M. de Blacon et un autre réfugié, le chanoine de Bec de Lièvre, tenaient chacun une auberge pour les premiers colons, et, par un grand luxe d'annonces dans les journaux, d'agents guettant dans les ports les nouveaux débarqués, ils comptaient attirer les émigrés d'Europe, leur revendre six francs l'acre qu'ils avaient payée quinze sous[140]. Après des hauts et des bas, l'affaire s'acheva dans un fiasco. Mais, en ce printemps de Un, elle débutait ; tout était à l'espoir et à la confiance, et Talleyrand se rongeait de n'avoir pas en mains les fonds suffisants pour tenter à son tour la fortune.

En attendant, afin d'éviter les chaleurs intolérables de Philadelphie et les maladies contagieuses, que multipliaient les émanations du port aux quais trop étroits et des cimetières enclos dans la ville, il partit à la découverte du pays.

 

V

En compagnie de son inséparable Beaumetz et d'un Hollandais, M. Heydecoper, Talleyrand quitta Philadelphie au commencement de juillet. Les voyageurs se dirigèrent vers le nord. Tantôt roulant dans les stage-coachs qui parcouraient les routes cahoteuses et à peine tracées des États-Unis, tantôt à cheval, à pied, au gré de leur fantaisie, ils traversaient des forêts aussi anciennes que le monde[141], visitaient les exploitations des colons, s'arrêtaient dans les villes. La petite caravane, semble-t-il, ne s'aventura guère dans l'intérieur des terres. On la trouve sur les bords de l'Ohio, qu'elle ne franchit point : on la trouve surtout dans les États du Connecticut et du Maine. Le 4 août, elle est à Boston, d'où Talleyrand écrit à Mme de Staël.

Devant les rebuffades du sort et des hommes, Talleyrand s'était éloigné de Philadelphie en proie à un découragement aigre. La solitude, le grand air salubre eurent tôt fait de lui remonter le cœur. Dès que les dernières fumées de la ville s'évanouirent dans le lointain brumeux ; qu'il fut en pleine nature, sur le bord des prairies vertes ondulant à l'horizon sans lin, ou dans l'ombre mystérieuse des forêts immenses, il raconte dans ses mémoires qu'il se mit à rêver : Notre imagination s'exerçait... dans cette vaste étendue ; nous y placions des cités, des villages, des hameaux ; les forêts devaient rester sur les cimes des montagnes, les coteaux être couverts de moissons, et déjà des troupeaux venaient paître dans les pâturages de la vallée que nous avions sous les veux. L'avenir donne aux voyages dans de pareils pays un charme inexprimable[142]. Lorsque, aux soirs des journées de marche, fatigués, Talleyrand et ses amis recevaient l'hospitalité dans les log-houses des fermiers américains, ce n'était plus seulement un dérivatif à leurs soucis, c'était un stimulant pour leur volonté qu'ils y rencontraient. En face de ces hommes forts et calmes, qui, défrichant, bâtissant, chassant, vaincus un jour, victorieux le lendemain, regardaient la vie avec un courage résolu, le Talleyrand de jadis reparaissait, le Talleyrand que la rafale avait plus d'une fois plié sans le briser et qui, à peine l'orage passé, se redressait au premier rayon de soleil.

Les voyageurs eurent des aventures qui achevèrent de les tirer d'eux-mêmes, — petites aventures très banales que, plus tard, dans sa vieillesse, Talleyrand rappelait encore gaîment. Quels éclats de rire une nuit, dans un grand bois, où, croyant un de ses compagnons égaré, à avait crié : Êtes-vous là ? et que l'autre, d'une voix piteuse, avait répondu : Oh ! mon Dieu oui, Monseigneur, j'y suis ! tout comme si les branches entrelacées au-dessus de leurs têtes avaient été les arceaux gothiques de la cathédrale d'Autun. Une autre fois, les trois amis faillirent devenir des chasseurs de fourrures. C'était dans le Connecticut ; après une marche longue et dure, ils avaient pris gîte chez des trappeurs, et, tout en leur versant des rasades de bière forte et d'eau-de-vie, leurs hôtes dépeignaient avec un entrain joyeux la petite guerre contre les castors, contaient des histoires drôles, évoquaient des exploits. Peu à peu, ils furent séduits ; ils s'enrôlèrent d'enthousiasme dans la troupe des chasseurs ! Mais, le lendemain au réveil, leur belle flamine tomba, et quand il s'agit de partir pour plusieurs semaines avec quarante livres de provisions sur les épaules, ils furent tout penauds. Comment dégager leur parole ? Quelques dollars, distribués à propos, les tirèrent d'affaire[143].

Entre temps, Talleyrand songeait toujours aux moyens de s'enrichir. Je me mets eu mesure de faire des commissions d'Europe, écrivait-il le 4 août à Mme de Staël, et toutes celles que l'on me donnera me seront utiles. Si quelques-uns des amis de monsieur votre père envoyaient des bâtiments en Amérique, si quelques Suédois font ici des envois, soit à New-York, soit à Philadelphie, je suis en position de faire bien les affaires des personnes qui s'adresseront à moi directement. Je vous prie de mettre, à me procurer des commissions, un peu de votre activité. Il serait trop bête d'être ici pour n'y pas refaire de quoi exister d'une manière bien à l'abri des événements, et, en peu de temps, on peut gagner beaucoup d'argent, soit par des commissions en marchandises qui me seraient consignées, soit par des commissions d'achats dans les fonds publics, soit par des commissions d'achats dans les terres. Les réputations assez incertaines des négociants américains font que les marchands d'Europe sont toujours embarrassés pour charger quelqu'un de leurs affaires ; c'est pour cela que je me propose avec quelques avantages[144].

Dans son ardeur commerçante, Talleyrand, faute de mieux, se serait-il installé brocanteur ? On l'a prétendu[145], sans le prouver. Ce qui est plus sérieux, c'est qu'au cours de l'été de 1794, il commença à réaliser son projet de spéculation agraire. Il acheta, de compte à demi avec Beaumetz, un établissement que possédait, dans le Maine, le général Knox, secrétaire de la Guerre ; il le partagea en lots représentés par des actions et, à l'exemple de Noailles et de Talon, crut qu'il en trouverait parmi les émigrés le placement facile. Au début de novembre, l'affaire était sur pied, et Fauchet, toujours soupçonneux, mettait son gouvernement en garde contre les noirs desseins de Talleyrand et de ses associés : La spéculation de ces agioteurs et leur espoir de réussite sont fondés uniquement sur les malheurs de leur ancienne patrie. Ils espèrent que le défaut de bonnes lois et l'impossibilité d'établir jamais la tranquillité au sein de la République feront déserter à la paix une partie considérable de la population de la France et ils se préparent à la recueillir. Ces conjectures désastreuses sont exprimées presque mot pour mot dans une lettre adressée dernièrement à l'évêque Talleyrand par un ci-devant chevalier de Grasse, émigré actuellement à Londres[146].

Avec les premiers froids, Talleyrand regagna Philadelphie. Il avait loué, dans le quartier alors élégant de Third-Street-North, mais au fond d'un méchant cul-de-sac, une chétive maison. que M. de Bacourt devait trouver, quarante-cinq ans plus tard, habitée par un boulanger allemand[147]. Là, venait le voir son vieil ami de la Constituante, le duc de Liancourt, tout frais débarqué aux États-Unis pour y mener une vaste enquête sur le peuple américain, et plus questionneur mille fois que le voyageur inquisitif dont parle Sterne[148]. Là, se rencontraient aussi trois hommes dont, sous le Consulat, il fera ses collaborateurs au ministère des Affaires étrangères : Th. de Cazenove, La Forest que nous connaissons déjà, et, avec eux, Blanc d'Hauterive, le consul de France à New-York, récemment destitué par le Comité de Salut public, et qui, pour ne pas mourir de faim, s'était fait jardinier[149]. Au mois de juin. Talleyrand reprit, son bâton de voyage ; il se rendit à New-York, déjà l'une des villes les plus prospères des États-Unis, et, malgré une épidémie de fièvre jaune, il y resta jusqu'à la fin de l'été.

De toutes ces allées et venues, Talleyrand rapporta mieux que des impressions, des anecdotes ou des affaires ; il rapporta une ample moisson d'observations, qu'il a enregistrées au jour le jour dans ses lettres à Mme de Staël, à lord Lansdowne et à Mme de Genlis, et qu'il a condensées, sous le Directoire, dans deux admirables Mémoires pour l'institut[150]. Jamais plus qu'en cette occasion, il n'est apparu sociologue hors pair et écrivain de valeur. C'était l'époque où Volney recueillait des notes pour son instructif Tableau du climat et du sol des États-Unis, où le due de Liancourt préparait sur l'Amérique ses huit volumes méticuleux et lourds. Aussi documenté que l'un et l'autre, aussi exact, aussi précis, il les domine par l'ampleur de ses vues comme par l'éclat de ses peintures ; il est plus penseur et plus artiste. Voulez-vous apprécier sa manière ? Lisez cette page où il explique comment le caractère national des Américains, peuple nouvellement constitué et formé d'éléments divers, n'est pas encore décidé :

Que l'on considère ces cités populeuses d'Anglais, d'Allemands, de Hollandais, d'Irlandais, et aussi d'habitants indigènes : ces bourgades lointaines, si distantes les unes des autres ; ces vastes contrées incultes, traversées plutôt qu'habitées par des hommes qui ne sont d'aucun pays : quel lien commun concevoir au milieu de toutes ces disparités C'est un spectacle neuf pour le voyageur qui, partant d'une ville principale où l'état social est perfectionné, traverse successivement tous les degrés de civilisation et d'industrie qui vont toujours en s'affaiblissant, jusqu'à ce qu'il arrive en très peu de jours à la cabane informe et grossière construite de troncs d'arbres nouvellement abattus. Un tel voyage est une sorte d'analyse pratique et vivante de l'origine des peuples et des États : on part de l'ensemble le plus composé pour arriver aux éléments les plus simples ; à chaque journée, on perd de vue quelques-unes de ces inventions que nos besoins, en se multipliant, ont rendues nécessaires ; il semble qu'on voyage en arrière dans l'histoire des progrès de l'esprit humain. Si un tel spectacle attache fortement l'imagination, si l'on se plaît à retrouver dans la succession de l'espace ce qui semble n'appartenir qu'il la succession des temps, il faut se résoudre à ne voir que très peu de liens sociaux, nul caractère commun parmi des hommes qui semblent si peu appartenir à la même association.

 

Pour développer sa pensée, Talleyrand trace ces deux portraits du bûcheron et du pécheur américains, dont le mérite littéraire avait déjà frappé Sainte-Beuve[151] :

Dans plusieurs cantons, la mer et les bois en ont fait des pécheurs et des bûcherons ; or, de tels hommes n'ont point, à proprement parler. de patrie, et leur morale sociale se réduit à bien peu de chose. Un a dit depuis longtemps que l'homme est disciple tic ce qui l'entoure, et cela est vrai : celui qui n'a autour de lui que des déserts ne peut donc recevoir des leçons que de ce qu'il fait pour vivre. L'idée du besoin que les hommes ont les uns des autres n'existe pas en lui ; et c'est uniquement en décomposant le métier qu'il exerce, qu'on trouve le principe de ses affections et de toute sa moralité.

Le bûcheron américain ne s'intéresse à rien ; tonte idée sensible est loin de lui. Ces branches si élégamment jetées par la nature, un beau feuillage, une couleur vive qui anime une partie du bois, un vert plus fort qui en assombrit une autre, tout cela n'est rien : il n'a de souvenirs à placer nulle part : c'est la quantité de coups qu'il faut qu'il donne pour abattre un arbre qui est son unique idée. Il n'a point planté ; il n'en sait point les plaisirs. L'arbre qu'il planterait n'est bon à rien pour lui, car jamais il ne le verra assez fort pour qu'il puisse rabattre : c'est détruire qui le fait vivre ; on détruit partout : aussi tout lieu lui est bon ; il ne tient pas au champ où il a placé son travail, parce que son travail n'est que de la fatigue et qu'aucune idée douce n'y est jointe. Ce qui sort de ses mains ne passe point par toutes les croissances si attachantes pour le cultivateur ; il ne suit pas la destinée de ses productions ; il ne connait pas le plaisir des nouveaux essais ; et si, en s'en allant, il n'oublie pas sa hache, il ne laisse pas de regrets là où il a vécu des années.

Le pêcheur américain reçoit de sa profession une âme à peu près aussi insouciante. Ses affections, son intérêt, sa vie, sont à côté de la société à laquelle on croit qu'il appartient. Ce serait un préjugé de penser qu'il en est un membre fort utile ; car il ne faut pas comparer ces pêcheurs-là à ceux d'Europe, et croire que c'est, comme en Europe, le moyen de former des matelots, de faire des hommes de mer adroits et robustes : en Amérique, j'en excepte les habitants de Nantuket qui pèchent la baleine, la pèche est un métier de paresseux. Deux lieues de la côte. quand ils n'ont pas de mauvais temps à craindre, un mille quand le temps est incertain, voilà le courage qu'ils montrent ; et la ligne est le seul harpon qu'ils sachent manier : ainsi leur science n'est qu'une bien petite ruse ; et leur action ; qui consiste à avoir un bras pendant à bord d'un bateau, ressemble bien à de la fainéantise. Ils n'aiment aucun lieu, et ne connaissent la terre que par une mauvaise maison qu'ils habitent ; c'est la mer qui leur donne leur nourriture ; aussi quelques morues de plus ou de moins déterminent leur patrie. Si le nombre leur parait diminuer à tel endroit, ils s'en : vont, et cherchent une autre patrie on il y ait quelques morues de plus. Lorsque quelques écrivains politiques ont dit que la pêche était une sorte d'agriculture, ils ont dit une chose qui a l'air brillant, mais qui n'a pas de vérité. Toutes les qualités, toutes les vertus qui sont attachées à l'agriculture, manquent à l'homme qui se livre à la pèche. L'agriculture produit un patriote dans la bonne acception de ce mot ; la pêche ne sait faire que des cosmopolites[152].

Talleyrand, qui aimait à indiquer les idées d'un trait léger, sans appuyer, ne poussa pas davantage, ce jour-là, le parallèle entre la pèche et l'agriculture. Il n'insista point sur le rôle social du travail de la terre, qui groupe les individus par la communauté des intérêts et en forme un peuple. Mais, plus tard, confirmé dans son idée par l'expérience et le temps, il y reviendra ; évoquant dans ses mémoires ses impressions d'Amérique, il écrira sur l'agriculture cette forte page, toujours juste, toujours vraie :

Un peuple nouveau et dont les mœurs, sans avoir passé par toutes les lenteurs de la civilisation, se sont modelées sut' celles déjà raffinées de l'Europe, a besoin de rechercher la nature dans sa grande école ; et c'est par l'agriculture que tous les grands États doivent commencer. C'est elle, et je le dis ici avec tous les économistes, qui fait le premier fond de l'état social, qui enseigne le respect pour la propriété, et qui nous avertit que notre intérêt est toujours aveugle quand il contrarie trop l'intérêt des autres ; c'est elle qui, de la manière la plus immédiate, nous fait connaître les rapports indispensables qui existent entre les devoirs et les droits de l'homme ; c'est elle qui, en attachant les laboureurs à leurs champs, attache l'homme à son pays ; c'est elle qui, dés ses premiers essais, fait sentir le besoin de la division du travail, source de tous les phénomènes de la prospérité publique et privée ; c'est elle qui entre assez dans le cœur et dans l'intérêt de l'homme pour lui faire appeler une nombreuse famille sa richesse ; c'est elle aussi qui. par la résignation qu'elle enseigne, soumet notre intelligence à cet ordre suprême et universel qui gouverne le monde ; et de tout cela, je conclus que c'est elle seule qui sait finir les révolutions, parce qu'elle seule emploie utilement toutes les forces de l'homme, le calme sans le désintéresser, lui enseigne le respect pour l'expérience an moyen de laquelle il surveille les nouveaux essais ; puis. parce qu'elle offre toujours aux yeux les grands résultats de la simple régularité du travail : enfin parce qu'elle ne hâte et ne retarde rien[153].

Que de morceaux il y aurait encore à détacher des notes de Talleyrand sur l'Amérique ! Sans préjugés et sans passions, il v voyait les hommes et les choses en philosophe, et tout lui était sujet de remarques frappantes, piquantes, profondes. Du premier coup, dans cette société en travail d'enfantement, chez ce peuple qui un jour sera un grand peuple, qui aujourd'hui est peuple le plus sage et le plus heureux de la terre[154], il découvre et il signale les penchants qui deviendront avec le temps les traits distinctifs du caractère américain, — deux passions également violentes et qui, d'abord, semblent contradictoires, quoiqu'on les retrouve dans plusieurs républiques de l'antiquité et du moyen âge, dans l'Angleterre de Henri VIII, de Cromwell et de Guillaume d'Orange : la passion de l'indépendance et la passion de la fortune. Partout, dans ses courses à travers les États de l'Union, il les avait rencontrées étroitement jointes, et il cite des anecdotes qui, mieux qu'une longue étude, les montrent sur le vif. Un jour, par exemple, dans une petite ville du Maine, après avoir interrogé son hôte, homme d'une grande respectabilité, sur la qualité des terres et leur prix, il lui parle de Philadelphie. L'Américain n'y était encore jamais allé. Quand vous irez, lui dit Talleyrand, vous serez bien aise de voir le général Washington. Oh ! oui, certainement, répondit l'autre ; mais je voudrais surtout, ajouta-t-il avec l'œil animé, je voudrais voir M. Bingham que l'on dit être si riche[155]. Washington, le champion de la liberté, Bingham, l'homme d'argent : à eux deux, ils incarnaient déjà l'Amérique !

Chassé du continent européen. Talleyrand n'avait pas apporté aux États-Unis l'âme d'un émigré. Il n'avait pas renié la Révolution, dont il était devenu la victime : loin de là ; il s'était plutôt confirmé, par le spectacle du nouveau monde, dans les idées qui l'avaient mêlé aux orages de sa patrie. Bien n'est plus curieux que de constater l'impression produite sur l'ancien évêque d'Autun, sur l'ancien prélat de Cour, sur l'ancien promoteur de la destruction d'un clergé propriétaire et privilégié, par cette liberté américaine on tous les cultes coexistent dans une complète égalité et puisent, au sein même de cette égalité, une sorte d'entente commune sur le terrain du droit pour tous. Il put croire que ce qu'il avait rêvé n'était point une chimère, puisqu'il le voyait transformé en une réalité féconde pour la force et le développement d'un grand peuple. Lui-même a exprimé ce qui se passa dans son esprit :

Quelle n'est pas la surprise du voyageur lorsqu'il voit les sectes religieuses] coexister toutes dans ce calme parfait qui semble à jamais inaltérable ; lorsqu'en une même maison le père, la mère, les enfants suivent chacun paisiblement et sans opposition celui des cultes que chacun préfère ! J'ai été plus d'une fois témoin de ce spectacle. auquel rien de ce que j'avais vu en Europe n'avait pu me préparer. Dans les jours consacrés à la religion, tous les individus d'une menue famille sortaient ensemble, allaient chacun auprès du ministre de son culte, et rentraient ensuite pour s'occuper des n'élues intérêts domestiques. Cette diversité d'opinions n'en apportait aucune dans leurs sentiments et dans leurs autres habitudes : point de disputes, pas même de questions à cet égard. La religion y semblait être un secret individuel que personne ne se croyait le droit d'interroger ni de pénétrer. Aussi, lorsque, de quelque contrée de l'Europe, il arrive en Amérique un sectaire ambitieux, jaloux de faire triompher sa doctrine en échauffant les esprits, loin de trouver, comme partout ailleurs, des hommes disposés à s'engager sous sa bannière, à, peine même est-il aperçu de ses voisins ; son enthousiasme n'attire ni n'émeut, il n'inspire ni haine ni curiosité ; chacun enfin reste avec sa religion et continue ses affaires.

Une telle impassibilité, que ne peut ébranler le fougueux prosélytisme, et qu'il rue s'agit point ici de juger, mais d'expliquer, a indubitablement pour cause immédiate la liberté et surtout l'égalité des cultes. En Amérique, aucun n'est proscrit, aucun n'est ordonné, dès lors point d'agitations religieuses...

Talleyrand concluait :

La liberté, et surtout l'égalité des cultes, est une des plus fortes garanties de la tranquillité sociale ; car, là on les consciences sont respectées, les autres droits ne peuvent manquer de l'être[156].

 

A son retour d'Amérique, l'auteur de ces lignes sera l'un des négociateurs du Concordat, et, sous une forme nouvelle, il restera fidèle à la pensée de pacification sociale, par la liberté et l'égalité des cultes, qui avait irrévocablement saisi son esprit.

Talleyrand, qui n'avait pas abordé les États-Unis en émigré, les avait abordés, il faut lui rendre cette justice, en patriote. Il essaya d'y servir encore son pays. Tout de suite il avait reconnu que, malgré Rochambeau, La Fayette, les Broglie, les Noailles et autres paladins de la liberté américaine, la terre, nouvellement affranchie de l'Angleterre par le concours de nos armes, était demeurée au fond anglaise d'habitudes et d'intérêts. Pour la France seraient peut-être ses sympathies, pour elle ne seraient pas ses alliances. Le traité Jay[157], qui réconciliait commercialement la Grande-Bretagne avec sa colonie émancipée et que, en dépit d'une agitation de surface, la grande masse des Américains accepta, lui était la preuve qu'il voyait juste. L'Amérique est tout anglaise, écrivait-il à lord Lansdowne ; c'est-à-dire que l'Angleterre a encore tout avantage sur la France pour tirer des États-Unis tout le bénéfice qu'une nation peut tirer de l'existence d'une autre nation[158]. Revenu en France, dans son Mémoire pour l'Institut, où il n'a fait que reprendre en les résumant les idées qu'il avait déjà exprimées ù lord Lansdowne, il dira de nouveau : Quiconque a bien vu l'Amérique ne peut plus douter maintenant que, dans la plupart de ses habitudes, elle rie soit restée anglaise ; que son ancien commerce avec l'Angleterre n'ait meure gagné de l'activité, au lieu d'en perdre, depuis l'époque de l'indépendance des États-Unis, et que, par conséquent, l'indépendance, loin d'être funeste à l'Angleterre, ne lui ait été à plusieurs égards avantageuse[159]. A cela, quelles raisons ? Talleyrand les recherchait en appliquant une méthode d'analyse que ne désavoueraient pas nos modernes sociologues. Ce qui détermine la volonté, posait-il d'abord en principe, c'est l'inclination, c'est l'intérêt. Or les Américains ont avec les Anglais identité de langage, analogie de constitution et de lois, similitude d'éducation et de mœurs. Ces choses fout que, dans toutes les parties de l'Amérique que j'ai parcourues, je n'ai pas trouvé un seul Anglais qui rie se trou vit Américain, pas un seul Français qui ne se trouvât étranger. Mais, plus fort, plus impérieux que les habitudes, il y a l'intérêt, — l'intérêt, mobile tout-puissant des volontés politiques : l'intérêt poussait les Américains vers les Anglais. C'étaient les Anglais qui les approvisionnaient, avec leurs manufactures, de tous les articles de consommation journalière ; c'étaient les Anglais qui, en retour, pour l'entretien de leurs colonies, achetaient les produits du sol américain. Ajoutez que, seuls au monde, les négociants britanniques pouvaient, grâce à leurs énormes capitaux, faire crédit un an et souvent plus, — avantage sans prix pour des gens qui se lançaient dans les affaires sans avoir d'avances. En face de tels liens d'intérêt, que chaque jour resserre, que pesaient des liens de reconnaissance, que chaque jour efface ? Qu'étaient les services rendus par La Fayette et ses amis auprès des services attendus des banquiers de Manchester ou des marchands de Londres ?

Talleyrand constatait avec dépit cet état de choses. Que l'Angleterre eût ainsi, sans lutte, le pas sur la France dans le nouveau monde, il lui était dur de s'y résigner. Noua-t-il avec Jefferson une intrigue pour contrecarrer la politique anglaise de Washington et des fédéralistes ? C'est invraisemblable, d'autant plus invraisemblable que les mêmes gens qui le représentent en allié du chef des démocrates d'Amérique, de l'ami des jacobins de France jusque dans leurs pires excès, prétendent qu'à la même époque, songeant peut-être à se rapprocher des Bourbons, il se promenait dans les rues de Philadelphie avec une cocarde blanche à son chapeau[160]. Mais si Talleyrand ne se mêla point, en Amérique, au jeu des partis politiques, du moins n'y resta-t-il pas spectateur inactif des coups qui frappaient l'influence française. Il aurait voulu, sur le terrain de la libre concurrence, ouvrir plus largement les portes des États-Unis à notre industrie dont il sentait l'essor tout proche. Il rêvait de renverser les barrières qui s'opposaient à des relations commerciales avantageuses entre nos producteurs et les consommateurs du nouveau monde. Il entretenait son ami Alexandre Hamilton d'un vaste projet de suppression des douanes[161]. Hamilton écoutait, hochait la tête, et ne se laissa pas convaincre. Au moment même où Talleyrand lui développait ses belles théories libre-échangistes, il faisait adopter par le Congrès américain un nouveau tarif douanier, tel qu'aurait pu le concevoir le plus enragé des protectionnistes.

 

VI

Tandis que Talleyrand faisait à travers l'Amérique des voyages d'affaires et d'études, les événements marchaient en France. Le 9 Thermidor avait jeté bas Robespierre : depuis lors, la guillotine s'était ralentie, les prisons s'étaient vidées : le cauchemar de sang se calmait. Au règne iles forcenés du meurtre succédait une autorité moins dure, celle des hommes que la peur avait rendus souvent complices du crime, mais pour qui le crime n'était pas l'unique raison d'être. Sieyès, Thibaudeau, Boissy d'Anglas, Cambacérès et leurs amis rentraient en scène ; les terroristes, pris de panique, sinon de repentir, tachaient de s'éclipser et réclamaient un vote d'oubli pour tous leurs votes de mort ; les survivants de la Gironde se hasardaient hors de leurs cachettes ; Carrier et Fouquier-Tinville, symboles vivants du régime disparu, montaient sur l'échafaud... Dun bout à l'autre du territoire, c'était une détente ; sur quelques points même, une réaction qui eut ses excès. La Convention, sous la pression de l'opinion publique, désavouait la Terreur. A Paris, la Jeunesse dorée, les Muscadins, les Incroyables criaient : A bas les jacobins ! il bas les anarchistes ! Le chant du Réveil du peuple couvrait le chant de la Marseillaise. Quelques émigrés se risquaient à rentrer chez eux. Des salons s'entr'ouvraient. Revenue l'une des premières, dès le mois de mai 1795, Mme de Staël invitait ensemble, à l'ambassade de Suède, rue du Bac, les constitutionnels de 91 et les triomphateurs de thermidor : Mathieu de Montmorency et Dupont de Nemours, Lanjuinais, Boissy d'Anglas, Marie-Joseph Chénier, Tallien, Barras. Tout en publiant ses Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français, elle projetait déjà d'organiser avec eux la République : les États-Unis serviraient de modèle ; et, dans le gouvernement où le pouvoir serait partagé entre deux Chambres avec une aristocratie intellectuelle, peut-être songeait-elle à réserver une place à l'ami qui l'avait si souvent entretenue de l'Amérique, — à Talleyrand rappelé d'exil[162].

A mesure que, par bribes, les lettres et les journaux dépeignaient ce revirement de la France, la pensée de Talleyrand s'orientait vers un avenir nouveau. Lui qui, naguère, parlait sérieusement de se fixer en Danemark[163] ou bien de fonder en Louisiane un établissement définitif[164], ne peut plus se résigner à être loin de Paris. — Paris où il a tour à tour réussi dans la politique et dans les affaires ! Déjà beaucoup de constitutionnels, ses camarades d'idées et de luttes, sont sortis de leurs prisons ou de leurs retraites : quand lui-nième sortira-t-il de son exil La laite le prend d'accourir à côté de ces revenants dans la bataille des partis, de s'installer avec eux, pour son plus grand profit, au cœur même de la République débonnaire qu'ils ont la prétention de former.

Il n'ose pas encore l'avouer à ses amis, ni peut-être se l'avouer à lui-même. Mais, déjà, sous sa plume, son secret transpire. Je ne fais point de projets pour mon avenir, écrit-il à Mme de Genlis le 12 floréal an III ; c'est de l'Europe qu'il dépend : rien ne me ferait habiter un pays en guerre avec la France. J'ai l'Angleterre en horreur ; reste la Suisse, ou l'Amérique, et, jusqu'à présent. je préfère l'Amérique, parce que c'est celui de tous les pays où l'on aime le mieux notre République à laquelle, malgré les injustices que j'ai éprouvées de la part d'un des anciens partis dominants de la Convention, j'appartiens par tous mes sentiments et par toutes mes espérances[165].

Enfin, il n'y tient plus. Le 28 prairial (16 juin 1795), il adresse à la Convention une pétition[166]. Je ne suis, pas un émigré, prétend-il, et on ne doit pas me traiter comme tel. Pour la première fois, il invoque la fameuse mission en Angleterre que lui aurait confiée, après le 10 Août, le gouvernement provisoire. Puis, il rappelle le décret du 5 décembre le mettant tout à coup hors la loi, son départ forcé d'Angleterre lorsque l'alien bill lui fut appliqué, son arrivée en Amérique, où il réside encore en attendant qu'il lui soit permis de revoir sa patrie, et digne d'elle par ses principes et ses sentiments. On ne peut pas assimiler, poursuit-il, un contumace à un émigré ; la fuite causée par un décret d'accusation et, à plus forte raison, l'absence prolongée par ce motif, n'a aucun rapport avec le départ volontaire qui constitue le délit de l'émigration ;... la Convention nationale a reconnu que ceux qui, depuis le 31 mai, avaient été persécutés par des mandats d'arrêt, dénonciations, etc., étaient autorisés à reparaître. Talleyrand, décrété d'accusation depuis le 2 septembre 1792, est absolument dans le même cas, car les prisons étaient alors ce que toute la France est devenue sous la tyrannie de Robespierre, et il eût été insensé de se constituer prisonnier au milieu des troubles qui déchiraient alors la République... Plein de confiance dans la justice de la Convention, dans celle des citoyens qui exercent aujourd'hui le pouvoir judiciaire, il demande qu'il lui soit permis de venir se présenter devant le tribunal indiqué pour le juger, sans qu'il puisse être considéré comme émigré, alors qu'il n'est précisément que contumace, et contumace à une époque où les représentants eux-mêmes, menacés ou victimes, ne pouvaient garantir l'appui de la loi aux innocents[167].

Envoyée à Mme de Staël ou à des Renaudes, l'ex-grand vicaire toujours fidèle de l'évêché d'Autun, cette supplique servira, quand l'heure sera venue. D'ici là, n'ayant rien de mieux à faire pour distraire son attente, Talleyrand s'installa pendant l'été à New-York. Il acheva de s'y lier avec un personnage intéressant, un Anglais, Thomas Law, qu'il avait rencontré au cours de ses voyages. Fonctionnaire du Bengale, plus ou moins méconnu par le gouvernement britannique, Law avait apporté dans le pays des libres expériences son esprit d'entreprise. Ingénieux et pratique, il avait tout de suite trouvé en Talleyrand un partenaire de choix ; il avait piqué sa curiosité en lui  expliquant un système d'impôts dont il était l'inventeur, et que l'ancien ami de M. de Calonne a loué sans réserve dans une lettre à lord Lansdowne[168]. Il l'entretenait surtout de l'Inde, de ses ressources, de son avenir, et ce furent sans doute ses récits, joints à ceux des armateurs américains, qui étaient revenus du Bengale en 1794, les poches pleines d'or, qui inspirèrent à Talleyrand l'idée de tenter, sur les bords du Gange, une spéculation. L'ami Beaumetz fut bientôt de la confidence. On fréta un navire : plusieurs importantes maisons de Philadelphie et des capitalistes hollandais fournirent la cargaison ; un équipage fut enrôlé ; il était même question que Talleyrand, au cas où la Convention inflexible maintiendrait son décret d'accusation, s'embarquât avec Beaumetz[169]. Un incident bizarre avait cependant jeté un froid entre les deux inséparables. Un jour que, de la batterie de New-York, ils surveillaient ensemble le chargement de leur bateau, Talleyrand avait senti le regard de son ami se poser sur lui : regard étrange, sinistre. Malheureux, qu'as-tu ? s'écria Talleyrand. Tu en veux à ma vie ! Tu te prépares à me précipiter dans l'eau ! Beaumetz devint tout pâle. C'est vrai ! répondit-il. Depuis quelque temps, l'idée de te tuer me hante ; j'y ai résisté de toutes mes forces, mais j'allais y succomber lorsque tu l'as devinée. Fasse le ciel que cette obsession soit à jamais arrachée de mon esprit ![170]... Talleyrand avait souri, mais il avait eu peur ; et la perspective d'affronter une traversée très longue avec un compagnon ainsi halluciné ne lui disait rien de bon. Calcutta ne lui apparaissait d'ailleurs que comme un pis-aller, comme une dernière carte à se ménager.

Son rêve, c'était Paris. De jour en jour, il était plus impatient de s'en rapprocher. Si je reste encore un an ici, mandait-il à Mme de Staël, j'y meurs[171]. Et, le 8 septembre, il reprenait : Ou il y aura un tremblement de terre général en Europe, ou j'y retournerai au mois de mai prochain : cela est arrêté dans mon esprit. Il ne lui suffisait pas que le passé fût absous, il voulait qu'il fût effacé. Il ne faut pas que mon décret d'accusation à moi seul soit rappelé. El y a plusieurs personnes qui sont dans la même situation et dont on doit rapporter les décrets. Je voudrais être avec eux (sic) ; avoir une expédition de cet anéantissement de décret donné par le Comité de sûreté publique ; et ensuite que, sur le vu de mon passeport, mon émigration fût jugée et que l'on me fit parvenir un acte de ce jugement... Alors je vous écrirai le moulent de mon départ et où j'arriverai... Si je choisissais Hambourg, d'Hambourg j'irais en Angleterre et d'Angleterre en France... Faites démener l'abbé des Renaudes, ajoutait-il en guise de conclusion ; il doit connaître ce pays-ci supérieurement, puisqu'il n'a jamais été arrêté[172].

Lorsque Talleyrand écrivait cette lettre, il était redevenu citoyen français : le 18 fructidor (4 septembre), la Convention avait, d'un même geste, aboli le décret d'accusation qui pesait sur sa tête et rayé son nom de la liste des émigrés. Mais la partie avait été dure ; seule, la passion de Mme de Staël avait pu la gagner.

C'est qu'en ce mois de septembre 1795, l'heure n'était point propice aux émigrés. Évocation de la France d'hier, tous confondus avec les soldats de l'armée de Condé ou les réfugiés de Coblentz, leur retour froissait trop de préjugés, portait ombrage à trop d'intérêts. Fraîche encore, l'affaire de Quiberon servait de prétexte aux rigueurs. Contre les émigrés, les conventionnels divisés se retrouvaient unis. Quand, le 5 fructidor, le ci-devant boucher Legendre — le même qui venait de dénoncer furieusement Mme de Staël en pleine Assemblée[173] — les avait une fois de plus voués à l'exécration des républicains, il y avait eu, sur tous les bancs, des marques d'assentiment[174]. Était-ce bien le moment de parler de Talleyrand ? Mme de Staël n'eut pas une minute d'hésitation. Son ami avait jeté vers elle un cri de détresse : qu'importe dès lors qu'elle soit menacée, elle ne songe qu'à lui : il veut revenir, il reviendra. Noblement, elle relève les courages vacillants de ses alliés, les députés qui sont les hôtes de son salon ; elle leur communique sa flamme, leur dicte leurs actes, leur souffle leurs discours. Pour attendrir et exalter Chénier, âme de poète, on raconte qu'elle lui fait chanter, par une jeune femme dont il est épris, des vers émouvants de son frère André[175]. Le 13 fructidor, dans une discussion relative aux radiations provisoires, un autre de ses nouveaux familiers, Tallien, reprenant à la tribune les arguments qu'a déjà produits Rœderer dans une brochure retentissante[176], distingue entre les émigrés et les fugitifs ; sur les premiers, il appelle les foudres de la Nation ; pour les autres, il réclame l'indulgence ou plutôt la justice. Dans leurs rangs, s'écrie-t-il, on rencontre de ces fondateurs de la liberté, de ces citoyens qui ont rendu les plus grands services à la patrie, et il trouve moyen de citer en exemple Talleyrand-Périgord, qui a été mis sur la liste des émigrés quoiqu'il soit sorti avec une mission du gouvernement[177].

Le même jour, 13 fructidor, des Renaudes déposait sur le bureau de la Convention la pétition de Talleyrand. L'ancien abbé, maintenant professeur aux Écoles centrales de Paris, v joignit une note pour bien préciser que le proscrit n'avait quitté la France qu'avec un passeport et une mission du gouvernement. Il est de principe, ajoutait-il, même dans le code de l'émigration, que celui qui a reçu une mission pour les pays étrangers n'est tenu de rentrer qu'après son rappel ; et il est de fait qu'aucun rappel n'a eu lieu à l'égard de Talleyrand[178].

Premières cartes d'un jeu serré, l'allusion de Tallien à la tribune, le dépôt de la pétition de Talleyrand sur le bureau de la Convention n'engageaient pas la partie décisive. Avant de pousser plus loin, les amis de Mme de Staël voulurent de nouveau taler l'adversaire ; s'il semblait trop puissant, trop irréductible, on en resterait là, on attendrait une occasion meilleure. Justement, le 17 fructidor, la Convention était appelée à se prononcer sur le cas de l'ex-général de Montesquiou, fugitif comme Talleyrand et qui, comme lui, avait envoyé à l'Assemblée une pétition. De l'issue du débat, se dégagerait la conduite à tenir. La séance fut orageuse : la Montagne grondait ; ainsi qu'aux beaux jours de Robespierre, les tribunes étaient houleuses et menaçantes[179]. Cependant, les modérés tinrent bon, et la discussion, ardente et prolongée, se termina en faveur de Montesquiou. Les augures étaient favorables à Talleyrand.

Le lendemain, 18 fructidor, Marie-Joseph Chénier donna lecture de son rapport sur la pétition de Talleyrand. L'ancien évêque d'Autun, dit-il, est un des fondateurs de la liberté : il n'a point, comme [les émigrés], ces enfants dénaturés, tourné, contre la patrie un fer parricide ; il est sorti de France avec une mission du gouvernement. Pour preuves, l'orateur brandit le passeport signé par les membres du Conseil exécutif provisoire ; il cite le fameux Mémoire du 25 novembre 1792 sur les rapports de la France avec les autres États de l'Europe, découvert dans les papiers de Danton. Et, pendant qu'ainsi Talleyrand s'occupait à consolider la République... sans rapport préalable et sans motif, il était décrété d'accusation ! Je réclame de vous Talleyrand, continue Chénier ; je le réclame au nom de ses nombreux services, je le réclame au nom de l'équité nationale, je le réclame au nom de la République qu'il peut servir par ses talents, au nom de la haine que vous portez aux émigrés, et dont il serait la victime comme vous, si des lâches pouvaient triompher ! Génissieu appuie la proposition de Chénier. Brival rappelle que l'évêque d'Autun, le premier entre les privilégiés, a renoncé à ses privilèges, et qu'il a établi l'Église constitutionnelle. Mais Legendre veille, il monte à la tribune ; n'osant pas attaquer de face, mille fois plus dangereux avec ses airs de douceur, il demande l'ajournement : Qu'on renvoie, dit-il, la pétition au Comité de législation qui fera un rapport. A ce moment, Boissy d'Anglas prend la parole : Il ne s'agit point ici d'amitié, mais de justice, Talleyrand n'est pas un émigré[180]. On vote et, au milieu des applaudissements, la motion présentée par Chénier est adoptée : La Convention nationale décrète que Talleyrand-Périgord, ancien évêque d'Autun, peut rentrer sur le territoire de la République française, et que son nom sera rayé de toute liste d'émigrés ; en conséquence, elle rapporte le décret d'accusation lancé contre lui[181].

Talleyrand reçut la bonne nouvelle à New-York, au commencement de novembre. Son premier mouvement fut d'adresser à l'amie généreuse et fidèle, à Mme de Staël, un très tendre merci. Voilà donc, grâce à vous, lui écrit-il le 14 novembre, une affaire terminée : vous avez fait en totalité ce que je désirais... Au printemps, je partirai d'ici pour le port que vous m'indiquerez, et le reste de ma vie, quelque lien que vous habitiez, se passera près de vous... M. de Staël me donnera-t-il une petite chambre ? C'est chez vous que je voudrais descendre en arrivant. Et, après avoir embrassé Mathieu, Mme de Valence, Castellane, il ajoute : Chère amie, je vous aime de toute mon âme[182]. Hélas ! cette reconnaissance si chaude ne devait pas résister à l'épreuve du temps. Relatant dans ses souvenirs les circonstances de son retour, Talleyrand n'aura pas un mot de gratitude pour Mme de Staël, il ne citera même pas son nom à côté de celui de Chénier ; et, par une défaillance de mémoire plus étrange encore, oubliant sa pétition imprimée tout au long dans le Moniteur, ses démarches que pouvaient rappeler tant de témoins, il écrira : le décret de la Convention, qui m'autorisait rentrer en France... avait été rendu sans aucune sollicitation de ma part, à mon insu ![183]

Se voyant déjà sur le chemin de la France apaisée, Talleyrand revint passer l'hiver à Philadelphie. Plus que jamais, la capitale des Etats-Unis était devenue le rendez-vous de ceux qu'on pourrait nommer les Français de 89, — fayettistes, constituants et gens du même bord pour lesquels l'Europe de la coalition s'était montrée inhospitalière, et qui, peu à peu, avaient réémigré en Amérique. Suivant l'expression d'un témoin, ils faisaient assez l'effet d'une réunion d'ombres, lesquelles, n'étant plus de ce monde, auraient gagné l'autre avec un état d'âme rempli de leurs regrets, de leurs espérances, de toutes leurs ambitions et de toutes leurs pensées, où s'était comme figé le rêve de leur existence[184]. Talleyrand, à qui les souvenirs ne suffisaient pas encore et qui n'avait nullement renoncé à vivre, apportait dans ce milieu fossile un regain de jeunesse. On vit alors ce que le public ne devait pas voir souvent, un Talleyrand bon enfant. Un des hommes qui le connurent de plus près pendant son séjour en Amérique, Moreau de Saint-Méry. — Moreau de Saint-Méry qui rappelait avec emphase qu'il avait été roi de Paris pendant trois jours[185], parce qu'il y avait présidé en 1789 le collège électoral, et qui, tombé de ce pinacle, tenait simplement à Philadelphie un magasin de libraire où, malheur suprême après tant de catastrophes, il finira par faire une faillite de vingt-cinq mille francs, — Moreau de Saint-Méry raconte que l'ancien évêque d'Autun, hôte le plus assidu de son arrière-boutique, en était aussi le boute-en-train. Presque chaque soir, une troupe de Français se retrouvaient dans ce salon de l'exil et, assis sur des chaises de paille, devisaient de leurs soucis : parmi eux, il y avait de grands noms comme Noailles, La Rochefoucauld, Talon ; des noms célèbres comme Volney. Pendant que l'ancien roi de Paris dînait maigrement, devant l'assistance, d'un peu de riz au lait cuit sur le poêle de son magasin, Talleyrand dégustait à petites gorgées ininterrompues un vieux madère et faisait voler les propos joyeux. Quelquefois Blacon, taquin, l'accablait de Monseigneur, et c'était un fou rire général quand l'autre, pour se démonseigneuriser, lui donnait de son poignet de fer ce que les enfants appellent les manchettes (2)[186].

Talleyrand, qui avait toutes les audaces, scandalisât-il les Américains, ainsi que le prétend le comte de Moré, en s'affichant avec une négresse ? On les aurait rencontrés dans les rues de Philadelphie, bras dessus bras dessous, en plein jour[187] ! Cette interprétation de la Déclaration des droits de l'homme ne fut point, paraît-il, du gout des concitoyens de Washington. Cependant, ajoute Moré, tel était le charme de Talleyrand, qu'après quelques holà ! on lui passa cette fantaisie douteuse. Il avait gagné dans toute l'Amérique, par sa bonne grâce et son esprit, une popularité dont M. de Bacourt, représentant de la monarchie de Juillet aux États-Unis vers 1840, devait retrouver encore des traces[188].

En dépit des distractions que lui offrait Philadelphie, Talleyrand ne perdait pas de vue Paris où, sous le régime de la constitution de l'an III, était en train de s'établir le gouvernement du Directoire. Les élections venaient avec éclat de ratifier la chute des hommes de la Terreur ; d'un bout à l'autre du territoire, les tendances à la modération, les idées de pacification avaient été approuvées. Au Conseil des Anciens comme au Conseil des Cinq-Cents, Talleyrand reconnaissait des amis ; parmi les directeurs eux-mêmes, il devinait déjà des personnages faits pour le comprendre, et, redevenu citoyen français, il était impatient de témoigner son bon vouloir à ces maîtres nouveaux du pays. Une de leurs tâches les plus pesantes, les plus ardues, était de ravitailler Paris affamé par les suites de la Terreur. Paris sombre et farouche, que les femmes emplissaient du refrain tragique : Du pain ! Du pain ! Dans ses lettres à des Renaudes et à Mme de Staël, il multipliait les avis sur les subsistances à tirer d'Amérique, — farines, riz, salaisons ; il indiquait les meilleurs intermédiaires, les courtiers auxquels on devait s'adresser pour ne pas être trop volé[189] ; il offrait ses bons offices.

Au lieu de muser ainsi, pourquoi ne prenait-il pas tout bonnement le paquebot qui, par le plus court chemin, le ramènerait en France ? Il écrivait à Mme de Staël, le 8 mars 1796 : J'attends que le coup de vent de l'équinoxe soit passé et, immédiatement après, je m'embarquerai pour Hambourg[190]. L'équinoxe passa, il ne s'embarqua point. Peut-être, avant de se lancer, voulait-il qu'un courant se dessinât dans la politique hésitante et trouble du Directoire ? Peut-être avait-il à liquider quelque affaire ? Le 27 mai[191], le bâtiment équipé par ses soins mit à la voile vers Calcutta ; il emportait Beaumetz qui venait, sous une pluie de quolibets, d'épouser une veuve sans argent et mère de trois enfants... A son heure, le 13 juin[192], Talleyrand monta enfin sur un brick danois et dit adieu à l'Amérique.

Ce fut à Hambourg qu'il débarqua à la fin de juillet. La ville était bien choisie. Halte habituelle, des courriers et des voyageurs, elle était le carrefour ouf affluaient les nouvelles de Paris et de Berlin, de Londres et de Vienne ; mieux que partout ailleurs, on v apprenait vite et bien les moindres événements. Des émigrés de marque, parmi lesquels Talleyrand comptait des amis, en avaient. à cause de cela, fait leur résidence. Tous le reçurent avec joie, tous lui firent fête, — tous, sauf une, Mme de Flahaut, en train de nouer avec le ministre de Portugal, M. de Souza, une intrigue sentimentale qui se terminera par un mariage, et qui, toute craintive en face du passé qui se dressait devant elle, envoya un émissaire à bord même du brick danois pour insinuer au revenant de ne pas descendre à terre et de retourner dare-dare en Amérique[193]. Talleyrand écouta poliment la communication, mais n'en tint aucun compte. Il passa un mois à Hambourg. Il y eut des fièvres dont il se guérit avec peine ; il y vit Mme de Genlis à qui il jura ses grands dieux qu'il était dégoûté pour la vie [des affaires] et que rien au monde ne pourrait le déterminer à s'y rengager[194] ; il y vit Gouverneur Morris, la princesse de Vaudemont, Valence, tant d'autres qu'il avait jadis connus ; peut-être l'ancien secrétaire de la légation de Chauvelin à Londres, devenu ministre plénipotentiaire de la République française près des villes hanséatiques, Reinhard[195], qui lui était fort attaché. Mais, avec sa prudence ordinaire, il se tint très à l'écart des partis : Je ne sais pas un mot de ce que l'on appelle la politique des Français qui sont à Hambourg ou à Altona, mandait-il à Mme de Staël dans un spirituel billet. Ce qui me revient, c'est que tout ce monde-là déteste l'Angleterre et désire rentrer en France. La vente des biens fait des milliers de républicains. On parle d'un parti d'Orléans, dont le chef, à ce que me disait ces jours-ci mon médecin, ne pense qu'à aller en Amérique ; d'un parti Lameth, qui est composé de deux personnes, dont l'impotent, d'Aiguillon se trouve être une ; d'un parti Dumouriez, formé par son valet de chambre, Baptiste, et son chirurgien major : les trois partis ensemble font bien à peu près huit ou neuf personnes. Si votre Suisse ne fournit pas de rassemblements plus dangereux, je vois que nous serons, cet hiver, fort tranquilles à Paris[196]. Les mêmes amateurs de commérages qui ont, à Hambourg, déguisé Talleyrand en orléaniste, ont raconté que le Directoire, pressé d'employer ses talents, l'aurait chargé à Berlin d'une mission secrète[197] : bien secrète, en effet, cette mission, car, dans aucun document de l'époque, il n'en est question !

De Hambourg, Talleyrand se rendit tout droit à Amsterdam, puis à Bruxelles, et de là à Paris. Il y rentra sans bruit, le 20 septembre[198], flairant le vent, tout prêt à saisir la première occasion que lui offrirait la fortune.

 

 

 



[1] Lettres de M. de Talleyrand à Mme de Staël, extraites du château de Broglie. Revue d'histoire diplomatique (année 1890), 85.

[2] Liste générale des émigrés de toute la République (1793).

[3] Notice lue dans la séance publique de l'Académie des sciences morales et politiques du 11 mai 1839.

[4] Proclamation du 25 mai. Voyez PALLAIN, la Mission de Talleyrand à Londres en 1792, 317-318.

[5] Le ministre à Chauvelin, 2 juin 1792. Voyez PALLAIN, la Mission de Talleyrand à Londres en 1792, 334.

[6] Gazette universelle du 2 juillet. Voyez encore une lettre de Londres du 24 juillet, publiée par le même journal le 6 août.

[7] Chauvelin au ministre, 5 juillet 1792. Voyez la Mission de Talleyrand à Londres, 388-389.

[8] Voyez RŒDERER, Chronique de cinquante jours, du 20 juin au 10 août 1792 (Paris, 1832, in-8°), 276.

[9] Moniteur universel du 20 juillet.

[10] Sigismond LACROIX, le Département de Paris et de la Seine pendant la Révolution (1904), 44-45.

[11] Grande dénonciation du duc d'Orléans et de ses complices, faite l'Assemblée nationale par un député. (Pièce in-8°, s. l. n. d.) Le discours de Ribes, tel que le reproduit le Moniteur, est dénaturé, ridiculisé et rendu incompréhensible.

[12] Chronique de cinquante jours, 384.

[13] L.-G. MICHAUD, Histoire politique et privée de Ch.-M. de Talleyrand (Paris, 1853), 25.

[14] Le traité avec l'Angleterre ne serait pas dans les véritables intérêts, écrivait Talleyrand à Mirabeau, le 4 septembre 1786. Lettre publiée par Erich WILD, Mirabeaus geheime diplomatische Sendung nach Berlin, 186.

[15] Note sur le traité de commerce, 12 octobre. WILD, op. cit., 191-193, et PALLAIN, Mission de Talleyrand à Londres en 1792, 60-61.

[16] Cité par PALLAIN, Correspondance du prince de Talleyrand et du roi Louis XVIII pendant le Congrès de Vienne, XIII-XV.

[17] Talleyrand à de Lessart, 3 février 1792. PALLAIN, la Mission de Talleyrand à Londres en 1792, 59.

[18] Talleyrand à de Lessart, 17 février. PALLAIN, la Mission de Talleyrand à Londres en 1792, 100.

[19] Talleyrand, le 18 janvier 1791 ; Danton, le 31.

[20] Grisé par les premiers succès des armées républicaines, Danton put un moment devenir un partisan de la guerre, un des champions des frontières naturelles. Mais, bientôt, il sentira de nouveau la justesse des vues de Talleyrand, et son fameux discours du 13 avril 1793, qui porta un coup décisif au système de la guerre de propagande, est tout plein des idées de son maitre en diplomatie de l'hiver 1792.

[21] Duc DE BROGLIE, le Procès et l'exécution du duc d'Enghien, (Paris, Plon, 1888), 30.

[22] Affaires étrangères, Angleterre, 582, pièce 6. Ce document a été publié par M. PALLAIN, dans son beau livre, le Ministère de Talleyrand sous le Directoire, V-IX. M. Pallain a démontré de façon irréfutable que cette note aux puissances, tout entière de la main de Talleyrand, était son œuvre personnelle.

[23] Cité par A. SOREL, l'Europe et la Révolution française, III, 17.

[24] Chauvelin au ministre, 28 août. Affaires étrangères, Angleterre, 582, pièce. En même temps qu'il écrivait sa lettre, Chauvelin retournait à Lebrun le projet de note aux puissances avec de nombreuses et importantes corrections. Pièce 20.

[25] Voyez le discours de Roland à la Convention, le 7 décembre 1792 (Moniteur universel du 9 décembre.)

[26] Affaires étrangères, Angleterre, 585, pièce 41.

[27] En juin 1791, Talleyrand, qui venait de faire à l'Assemblée constituante un rapport sur les avantages qu'aurait la France à établir l'unité des poids et mesures, avait déjà eu l'idée d'une entente à ce sujet avec l'Angleterre. Il avait proposé que le Parlement anglais et l'Assemblée française confiassent à une commission de savants, choisis dans la Société royale de Londres et dans l'Académie des sciences de Paris, le soin d'organiser le système nouveau, et il avait déclaré que, de ces conversations scientifiques, pourrait sortir le principe d'une union politique.

[28] Journal de Gouverneur Morris (trad. Pariset), 328.

[29] Mémoires de Barère (éd. Carnot), II, 25-26.

[30] Journal de Gouverneur Morris, 331.

[31] Il quitta Paris le 8 septembre et s'embarqua le 10.

[32] Noël à Lebrun, 18 septembre. Affaires étrangères, Angleterre, 582, pièce 85.

[33] Noël à Danton, 14 septembre. Arch. nat., AFII, 63.

[34] Talleyrand à Sainte-Foy, 18 septembre. Troisième recueil de pièces imprimées d'après le décret de la Convention nationale du 5 décembre 1792, l. 281-282. Cette lettre n'est pas signée, mais, sans aucun doute, elle émane de Talleyrand. On sait en effet que plusieurs lettres de Talleyrand Sainte-Foy furent trouvées aux Tuileries et soumises à l'examen de la Commission des Douze, et l'auteur de celle-ci donne connue adresses Calais et Kensington Square à Londres, qui étaient justement A cette date les deux adresses que donnait Talleyrand à ses correspondants. Une enveloppe de l'écriture de Talleyrand, scellée par un cachet de cire rouge portant les initiales T. P., se trouve dans le dossier de Sainte-Foy examine par la Commission des Douze. Arch. nat., C. 219 (160131).

[35] Lettre publiée par sir BULWER, Essai sur Talleyrand (trad. Perrot), 134-136.

[36] C'est-à-dire le 15 septembre. Il est à noter que Noël dit avoir vu Talleyrand le 14.

[37] Il s'agit du duc de La Rochefoucauld d'Enville, ancien président du département de Paris, qui avait été massacré à Gisors, le 14 septembre.

[38] Talleyrand à Lebrun, 23 septembre 1792. Affaires étrangères, Angleterre, 552, pièce 103.

[39] Pétition à la Convention nationale du 23 prairial an III.

[40] Séance de la Convention du 18 fructidor an III. (Moniteur universel du 21 fructidor.)

[41] Éclaircissements donnés par le citoyen Talleyrand à ses concitoyens. (in-8°, Paris, an VII).

[42] Le docteur ROBINET, dans son livre Danton émigré, dont la documentation et la critique sont également faibles, s'efforce d'établir que Talleyrand fut, jusqu'en 1794, l'agent politique de Danton en Angleterre (p. 12-22, 81, 108-109, 115. 179). M. Robinet n'appuie d'ailleurs son opinion que sur des hypothèses et quelques textes insuffisamment étudiés. — Je suis surpris que M. Pallain, qui connaît si admirablement Talleyrand, après avoir déclaré que le Comité exécutif lui avait retiré sa mission au lendemain du 10 Août (Mission de Talleyrand à Londres en 1792, XXV-XXVII), ait cru devoir se rallier à l'opinion de M. Robinet, dans son Ministère de Talleyrand sous le Directoire, p. 15. M. Pallain semble avoir été frappé surtout par une phrase d'un article de la Gazette nationale du 15 décembre 1793, où il est dit : Talleyrand s'occupe encore utilement de ce qui peut servir la République. Mais cette phrase, à mon avis, s'applique uniquement à un mémoire, daté du 25 novembre, que Talleyrand venait d'adresser à Lebrun et à Danton par pure bonne volonté et non à un titre officiel quelconque. — Les historiens anglais ne croient pas à une mission de Talleyrand. Voyez notamment LECKY, History of England in the XVIIIth century, VI, 47.

[43] Journal et souvenirs de Stanislas de Girardin, III, 135.

[44] Mémoires de Talleyrand, I, 225.

[45] Talleyrand à lord Lansdowne, 3 octobre 1792. PALLAIN, la Mission de Talleyrand à Londres en 1792, 419.

[46] PALLAIN, la Mission de Talleyrand à Londres en 1792, 419-420.

[47] Mémoires de docteur Burney. (Cité par lady BLENNERHASSETT, Madame de Staël et son temps, II, 186.)

[48] Noël à Lebrun, 10 septembre. Affaires étrangères, Angleterre, 532, pièce 53.

[49] Voyez F. MASSON, le Département des Affaires étrangères pendant la Révolution, 262.

[50] Cité par A. SOREL, l'Europe et la Révolution française, III, 141.

[51] Cité par A. SOREL, l'Europe et la Révolution française, III, 141.

[52] DUMONT (de Genève), Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières Assemblées législatives, 365.

[53] Talleyrand à Lessart, 31 janvier 1792. PALLAIN, la Mission de Talleyrand à Londres, 55. Cf. Souvenirs de Dumont de Genève, 364-365.

[54] Souvenirs de Dumont de Genève, 364.

[55] Burges à lord Auckland, 29 mai 1791. Journal and Correspondence of lord Auckland (London, 1861, in-8°), II, 410. Cf. Gouverneur Morris à Washington, 17 mars 1792. Journal de Gouverneur Morris, 369.

[56] Souvenirs de Dumont de Genève, 432.

[57] Non à Lebrun, 9 octobre 1792. Affaires étrangères, Angleterre, 582, pièce 149.

[58] Noël à Lebrun, 18 octobre. Affaires étrangères, Angleterre, 583, pièce 5.

[59] Noël à Lebrun, 9 octobre.

[60] Chauvelin à Lebrun, 9 octobre. Affaires étrangères, Angleterre, 582, pièce 151.

[61] Noël à Lebrun, 30 octobre. Affaires étrangères, Angleterre, 583, pièce 40.

[62] Il écrit cependant, le 6 novembre, une lettre perfide. Affaires étrangères, Angleterre, 583, pièce 68.

[63] Noël à Lebrun, 26 octobre. Affaires étrangères, Angleterre, 583, pièce 28.

[64] Noël à Lebrun, 30 octobre.

[65] X... à Lebrun, 16 octobre.

[66] Voyez F. MASSON, le Département des Affaires étrangères pendant la Révolution, 274.

[67] Achille Viard à X..., 21 octobre, Affaires étrangères, Angleterre, supplément 29, pièce 107.

[68] Mémoires de la comtesse de Genlis (Paris, 1825), IV, 351.

[69] Mémoires de Talleyrand, I, 226-227.

[70] SOREL, l'Europe et la Révolution française, III, 212.

[71] Ce mémoire a été publié par ROBINET, Danton émigré, 243, 251 ; et par PALLAIN, Talleyrand sous le Directoire, XLII-XVI.

[72] Voyez Recueil des pièces justificatives de l'acte énonciatif des crimes de Louis Capet, réunies par la Commission des Vingt et un. Pièces comprises au premier inventaire (in-8°, 1793), Pièce 4.

[73] Procès-verbaux imprimés de la Convention nationale, IV, 64.

[74] L'original de cet ordre d'arrestation fait partie de la collection d'autographes de M. Georges Cain, qui a eu l'amabilité de me le communiquer.

[75] Séance de la Convention du 7 décembre. Voyez Gazette nationale du 9 décembre.

[76] Mrs Philipps à Miss Burney, 16 décembre 1792. Diary and letters of Madame d'Arblay (London, 1847), V, 376.

[77] Cette note, signée D., signature fréquente de des Renaudes dans ses communiqués aux journaux, est attribuée par Robinet, sans aucune raison sérieuse, à Danton.

[78] Cette défense parut dans la Gazette nationale du 21 décembre. Elle est datée de Londres, 12 décembre. — J'ai dit dans mon livre, Talleyrand, évêque d'Autun, 230-291, quelles avaient été les relations de Talleyrand avec la Cour aux mois d'avril et de mai 1791.

[79] Réclamation de Talleyrand-Périgord contre le contenu en une lettre de Laporte, reçue à la Commission des Vingt et un le 21 décembre 1792. — Il m'a été impossible de retrouver aux Archives nationales cette pièce signalée dans le Quatrième recueil des pièces imprimées d'après le décret de la Convention nationale du 5 décembre 1792, III, 174.

[80] Mémoire justificatif pour Talleyrand-Périgord, ancien évêque d'Autun, signé D. Cette pièce fut remise sur le bureau de la Commission des Vingt et un, le 13 janvier 1793. Arch. nat., C. 219 (160137). Des Renaudes parle des efforts qu'il fit pour obtenir le retrait du décret d'accusation dans une note publiée par la Gazette nationale du 17 fructidor an III.

[81] Voyez A. SOREL, l'Europe et la Révolution française, III, 213-214, 241 ; LECKY, History of England in the XVIIIth century, VI, 76.

[82] BASTIDE, Vie religieuse et politique de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent (Paris, 1838), 147 ; Life of prince Talleyrand (Philadelphie, 1834), 199, etc.

[83] Pièce publiée par BULWER, Essai sur Talleyrand, 136-139.

[84] PALLAIN, la Mission de Talleyrand à Londres en 1792, XXIX.

[85] Mémoires de Talleyrand, I, 227. Lettres de Talleyrand à Mme de Staël publiées dans la Revue d'histoire diplomatique de 1890.

[86] Talleyrand à Mme de Staël, 8 octobre 1793. Revue d'histoire diplomatique (année 1890), 85.

[87] Mémoires de Dumouriez (éd. in-8°, 1823), III, 384.

[88] LECKY, History of England in the XVIIIth century, VI, 122.

[89] Maret à Lebrun, 31 janvier 1793. Affaires étrangères, Angleterre, 586, pièce 128.

[90] Voyez Diary and letters of Mme d'Arblay, V, passim : lady BLENNERHASSETT, Madame de Staël et son temps (trad. Dietrich), II, 191-203 ; FORNERON, Histoire des émigrés, II, 60-61.

[91] Miss Burney au docteur Burney, 22 février. Mme D'ARBLAY, Diary and letters, V, 406.

[92] Miss Burney à Mrs Locke, février 1793. Mme D'ARBLAY, Diary and letters, V, 403.

[93] Miss Burney au docteur Burney. Mme D'ARBLAY, Diary and letters, V, 400.

[94] Miss Burney à Mrs Locke, février 1793. Mme D'ARBLAY, Diary and letters, V, 402.

[95] Mrs Phillips à miss Burney, 14 mai 1793. Mme D'ARBLAY, Diary and letters, V, 416-417.

[96] Diary and Letters of Mme d'Arblay, V, 433.

[97] Talleyrand à Mme de Staël, 23 août 1793. Revue d'histoire diplomatique (année 1890).

[98] Talleyrand à Mme de Staël, 1er novembre.

[99] Talleyrand à Mme de Staël, 17 décembre.

[100] Lettres inédites à Meister, passim.

[101] P. GAUTIER, Mathieu de Montmorency et Madame de Staël, 14.

[102] Talleyrand à Mme de Staël, 28 septembre 1793.

[103] Talleyrand à Mme de Staël, 3 octobre.

[104] Voyez lettres de Talleyrand à Mme de Staël des 28 septembre, 8 et 30 octobre 1793.

[105] Liste générale des émigrés de toute la République (1793).

[106] Arch. nat., T. 1668 et T. 1685. — Les papiers saisis furent rendus il des Renaudes, représentant Talleyrand, le 11 brumaire an IV.

[107] Il m'a été impossible de trouver, dans aucune bibliothèque, un seul exemplaire de cette correspondance. Je n'en parle que d'après les larges citations qu'en ont faites Villemarest, Bastide, etc.

[108] On peut aussi se demander si ces lettres ne sont pas l'œuvre de Perrey, ce secrétaire de Talleyrand qui savait contrefaire l'écriture de son maitre et qui fut l'auteur de tant de faux autographes. Ceci expliquerait qu'il ne soit pas question, dans les écrits de 1793, des lettres de Talleyrand à Lebrun.

[109] Voyez Narbonne à Mrs Phillips, janvier 1791, Diary and letters of madame d'Arblay, VI, 17-18, et Talleyrand à Mme de Staël, s d. Revue d'histoire diplomatique (1890), 90. Cette lettre n'est pas à sa place dans la Revue d'histoire diplomatique : elle aurait dû être imprimée après une lettre du 17 décembre.

[110] Mémoires de Talleyrand, I, 229.

[111] Sans date. Revue d'histoire diplomatique (1890), 91.

[112] BULWER, Essai sur Talleyrand, 136.

[113] Talleyrand à Mme de Staël, s. d. Revue d'histoire diplomatique, (1890), 91.

[114] Mémoires de Talleyrand, I, 230.

[115] Sans date. Revue d'histoire diplomatique (1890), 91.

[116] 1er mars 1791. Revue d'histoire diplomatique (1890), 93-94.

[117] Diary and letters of madame d'Arblay, VI, 20.

[118] 2 mars 1794. Diary and letters of madame d'Arblay, VI, 20-21.

[119] Mal renseignée, la Gazette nationale, annonçait, dans son numéro du 11 ventôse an II (1er mars 1794), que l'évêque d'Autun s'était embarqué le 3 février pour la Hollande.

[120] Mémoires de Talleyrand, I, 230-231.

[121] Mémoires de Talleyrand, I, 230-231.

[122] Revue d'histoire diplomatique (1890), 209.

[123] L.-G. MICHAUD, Histoire politique et privée de Ch.-M. de Talleyrand, 28. Cette anecdote parait d'autant plus imaginée de toutes pièces que Talleyrand était sur un navire américain et non, comme le dit Michaud, sur un navire danois.

[124] Mémoires de Talleyrand, I, 232.

[125] Voyez LA ROCHEFOUGAULD-LIANCOURT, Voyage dans les États-Unis d'Amérique fait en 1795, 1796 et 1797 (Paris, an VII), VI, 312 et suivantes ; Mémoires du comte de Moré (publiés par M. Geoffroy de Grandmaison), 143 et suivantes ; CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe (éd Biré), I, 335-356.

[126] Duc DE LIANCOURT, op. cit., VI, 327.

[127] Duc DE LIANCOURT, op. cit., VI, 323.

[128] Mémoires du comte de Moré, 147.

[129] Memoirs of Mathew Clarkson (1735-1800). Cf. l'Intermédiaire des chercheurs et des curieux, année 1891, 158.

[130] Revue d'histoire diplomatique (1890), 93.

[131] Washington à Alexandre Hamilton, 6 mai 1794. Writings of George Washington, edited by W. C. Ford, XII, 428.

[132] Washington à lord Lansdowne, 30 août 1794. Writings of George Washington, XII, 429, note. Cf. BULWER, Essai sur Talleyrand, 139-140.

[133] Arrêté du Comité de Salut public du 20e jour du premier mois de l'an II (11 octobre 1793). Recueil des actes du Comité de Salut public, VII, 359-360.

[134] Fauchet au ministre des Affaires étrangères, 17 prairial au II. Correspondence of the French Ministers to the United Stats (1791-1797), edited by F.-J. Turner, 378-381.

[135] Fauchet au ministre des Affaires étrangères, 9 juin 1794. Correspondence of the French Ministers..., 391.

[136] Revue d'histoire diplomatique (1890), 211.

[137] VOLNEY, Tableau du climat et du sol des États-Unis. (Œuvres complètes, éd. de 1821, VIII, 346-357.)

[138] Voyage dans les États-Unis d'Amérique..., VIII, 55.

[139] Correspondance du comte de La Forest, ambassadeur de France en Espagne, Introduction de M. G. de Grandmaison, I, VII.

[140] Voyez LA ROCHEFOUCAULD-LIANCOURT, op. cit., I, 151 et suivantes ; Mémoires de comte de Moré, 150-153 : lettre de Fauchet du 9 novembre 1794. (Correspondence of French Ministers..., 465-466.)

[141] Mémoires de Talleyrand, I, 234.

[142] Mémoires de Talleyrand, I, 234.

[143] Mémoires de Talleyrand, I, 239-240 (note).

[144] Revue d'histoire diplomatique (1890), 213.

[145] Voyez l'Intermédiaire des chercheurs et des curieux (1896), 168.

[146] Lettre de Fauchet, du 9 novembre 1794. Correspondance of French Ministers..., 466.

[147] BACOURT, Souvenirs d'un diplomate (Paris, 1891), 176 et 331.

[148] Talleyrand à Mme de Genlis. Cette lettre fut, sans aucun doute, écrite pendant l'hiver ou au printemps de 1796. Talleyrand la date eu effet de Philadelphie ; il y parle du duc de Liancourt, arrivé en Amérique seulement à la fin de 1791, et de son séjour à New-York qui eut lieu pendant l'été de 1795. Mémoires de Mme de Genlis, V, 56.

[149] ARTAUD DE MONTOR, Histoire de la vie du comte d'Hauterive (2e édition, 77).

[150] Essai sur les avantages à retirer de colonies nouvelles dans les circonstances présentes, lu à la séance publique de l'Institut national, le 25 messidor an V ; et surtout Mémoire sur les relations commerciales des États-Unis avec l'Angleterre, lu le 15 germinal an V.

[151] SAINTE-BEUVE, Monsieur de Talleyrand (nouvelle édition, Paris, 1880), 50.

[152] Mémoire sur les relations commerciales des États-Unis avec l'Angleterre.

[153] Mémoires de Talleyrand, I, 236-237.

[154] Rapport de Talleyrand au Premier consul, fait en 1800, pour lui proposer d'élever une statue à Washington qui venait de mourir. Affaires étrangères, États-Unis, 51, pièce 172.

[155] Mémoires de Talleyrand, I, 238.

[156] Mémoire sur les relations commerciales des États-Unis avec l'Angleterre. Il est à noter que Talleyrand, dans un rapport à l'Assemblée constituante du 7 mai 1791, semble avoir été l'un des premiers, parmi les hommes de la Révolution, qui ait eu nettement l'idée de la liberté des cultes. Cf. Talleyrand, évêque d'Autun, 281-291.

[157] Ce traité fut conclu le 19 novembre 1791.

[158] Talleyrand à lord Lansdowne, 1er février 1795. PALLAIN, la Mission de Talleyrand à Londres en 1792, 424.

[159] Mémoire sur les relations commerciales des États-Unis avec terre.

[160] Voyez Life of prince Talleyrand (Philadelphie, 1834), 217-219. Dans les Writings of Thomas Jefferson, il n'apparaît nulle part que Talleyrand ait fréquenté cet homme d'État pendant son séjour en Amérique.

[161] Mémoires de Talleyrand, I, 243-244.

[162] Sur les idées et le salon de Mme de Staël à cette date, voyez A. SOREL, Madame de Staël (3e éd.), 59, et Paul GAUTIER, Premier exil de Mme de Staël, dans la Revue des Deux Mondes du 13 juin 1904.

[163] Talleyrand à Mme de Genlis. Mémoires de Mme de Genlis, V, 57.

[164] PICHOT, Souvenirs infimes sur M. de Talleyrand, 211, rapporte ce fait d'après Moreau de Saint-Méry.

[165] Cette lettre inédite ne porte pas le nom de la destinataire, qui était alors fixée sur les bords de l'Elbe, et je ne vois que Mme de Genlis à qui Talleyrand ait pu l'écrire.

[166] Cette pétition est datée de Philadelphie. Or, il est à noter que la veille, 15 juin, Talleyrand écrivait de New-York à lord Lansdowne.

[167] Moniteur universel du 17 fructidor an III (3 septembre 1795).

[168] Talleyrand à lord Lansdowne, 15 juin 1795. PALLAIN, la Mission de Talleyrand à Londres, 444-451.

[169] Mémoires de Talleyrand, I, 243 et 246.

[170] C'était Talleyrand qui, dans sa vieillesse, racontait cette anecdote. M. de Bacourt, de passage à New-York en 1840, tint à visiter la batterie où la scène se serait passée. (Souvenirs d'un diplomate, 19.)

[171] Mme de Staël rappelait à Talleyrand cette phrase, qui ne se trouve pas dans les lettres publiées par le duc de Broglie, en lui écrivant le 28 février 1809.

[172] Revue d'histoire diplomatique (1890), 215.

[173] Séance du 1er fructidor.

[174] Moniteur universel du 10 fructidor.

[175] COLMACHE, Revelations of the Life of prince Talleyrand, 228.

[176] Des fugitifs français et des émigrés. Dans cette brochure, parue en août 1795, Rœderer faisait l'éloge de la conduite de Talleyrand et de Beaumetz en Angleterre et en Amérique et de celle de Montesquiou en Suisse : il ajoutait : Ces hommes ont-ils cessé un seul instant d'être Français ? (p. 14).

[177] Moniteur universel du 16 fructidor an III.

[178] Moniteur universel du 17 fructidor.

[179] Voyez le Courrier républicain du 18 fructidor.

[180] Voyez, pour le débat, le Moniteur universel du 21 fructidor.

[181] Procès-verbaux imprimés de la Convention nationale, LXIX, 38.

[182] Revue d'histoire diplomatique (1890), 216-217.

[183] Mémoires de Talleyrand, I, 247.

[184] Voyez les Mémoires du comte de Moré, 148.

[185] Mémoires du comte de Moré, 148.

[186] Journal de Moreau de Saint-Méry, extrait cité par le baron PICHOT dans ses Souvenirs intimes sur M. de Talleyrand, 209-210.

[187] Mémoires de Comte de Moré, 155.

[188] BACOURT, Souvenirs d'un diplomate, 31, 66, 110-111, etc.

[189] Voyez lettre à Mme de Staël du 20 décembre 1795. Revue d'histoire diplomatique (1890), 217.

[190] Revue d'histoire diplomatique (1890), 218.

[191] Date donnée par PICHOT, Souvenirs intimes sur M. de Talleyrand, 208.

[192] Date donnée par PICHOT, Souvenirs intimes sur M. de Talleyrand, 208.

[193] Mémoires de Talleyrand, I, 218. Sur les relations antérieures de Talleyrand et de Mme de Flahaut, voyez Talleyrand, évêque d'Autun, 55-56.

[194] Mémoires de Mme de Genlis, IV, 352.

[195] Reinhard, pendant le séjour de Talleyrand à Hambourg, était à Brème, mais il vint quelquefois à Altona et put l'y rencontrer. Voyez Affaires étrangères, Hambourg, 110.

[196] Talleyrand à Mme de Staël, 19 août 1796. Revue d'histoire diplomatique (1890), 219.

[197] BASTIDE, Vie religieuse et politique de Talleyrand-Périgord, 163 et 185 ; Life of prince Talleyrand, 224 et 238, etc. Sir Bulwer a reproduit ces bruits dans son Essai sur Talleyrand, 145-146.

[198] Courrier républicain du 4 vendémiaire an IV (25 septembre 1796).