LES CORPORATIONS OUVRIÈRES AU MOYEN-ÂGE

 

GODEFROID KURTH

PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE LIÈGE

BRUXELLES - SOCIÉTÉ BELGE DE LIBRAIRIE - 1898

 

 

APERÇU HISTORIQUE

 

Les corporations ouvrières sont l'un des plus grands besoins de la classe laborieuse. L'homme n'est pas fait pour vivre isolé : dans les mille difficultés de la vie, il a besoin de l'appui de ses semblables, et lui-même est tenu de tendre une main secourable à ceux de ses frères qui se trouvent dans la détresse. Cela est vrai surtout des travailleurs. Abandonnés à eux-mêmes, ils sont sans défense et sans force. Unis fraternellement à leurs camarades, ils peuvent former des sociétés puissantes, doit ils tireront sans cesse secours et protection.

L'Église catholique, cette mère si pleine de sollicitude pour tous ses enfants, mais surtout pour les pauvres et les faibles, avait admirablement pourvu à ce besoin social. Sous son influence et avec son aide, toute l'Europe chrétienne s'était couverte d'une magnifique floraison de corporations ouvrières. Ces belles associations ont fait la gloire et la force des pauvres travailleurs, et elles ont brillé d'un éclat admirable pendant le moyen-âge. Elles participaient alors du respect dont l'Église elle-même était entourée. A mesure que les sentiments religieux s'affaiblirent au sein des peuples, elles perdirent une partie de leur ancienne prospérité. Néanmoins, elles sont tellement nécessaires au monde qu'elles ont traversé tous les âges, depuis les origines de la société chrétienne, et qu'elles n'ont cessé de faire partie intégrante de la civilisation.

Tous les siècles ont joui de leurs bienfaits : un seul fait exception, et c'est le nôtre. Seul, le XIXe siècle a vu les ouvriers isolés les uns des autres, sans lien entre eux, réduits à l'état de grains de poussière que le vent disperse dans le vide, tomber enfin dans une condition d'infortune et de misère imméritées. Pourquoi ? Parce que la Révolution française, dans sa haine aveugle pour la religion, a voulu détruire tout ce que la religion avait créé, et que les corporations ont été ses premières victimes. Tous les ouvriers doivent connaître, pour la maudire, la loi Chapelier du 14-27 juin 1791, dont voici l'article ter

« L'anéantissement de toute espèce de colorations de citoyens de même état ou profession étant l’une des bases fondamentales de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce soit. »

On peut dire que cette loi constitue le crime le plus abominable qui ait été commis contre les intérêts populaires, depuis dix-neuf cents ans que nous sommes chrétiens. Presque tous les malheurs de l'ouvrier moderne sont venus de ce qu'il s'est trouvé, au moment où naissait la grande industrie, privé des ressources innombrables que lui aurait fournies l'organisation corporative pour conjurer sa déchéance économique.

Qu'il lise donc attentivement cette brochure écrite pour lui. 11 y verra la situation enviable à laquelle la corporation l'avait élevé dans le passé il y apprendra aussi à quelles conditions il reconquerra, s’il le veut, son rang social perdu.

 

IDÉE GÉNÉRALE DE LA CORPORATION

 

Définition de la corporation. Qu'était-ce qu'une corporation ouvrière au moyen âge ?

C'était une société composée de gens de même profession, qui s'unissaient dans un sentiment de charité fraternelle pour pratiquer honnêtement leur métier, pour veiller aux intérêts de leurs membres, et pour servir loyalement le public.

Place de la religion dans la corporation. Filles de la religion, les corporations ouvrières gardèrent toujours l'empreinte de leur origine. On n'y pouvait entrer qu'a` condition d'être bon catholique, et de remplir tous les devoirs religieux et moraux exigés par ce titre. Chacune était sous la protection d'un saint dont elle célébrait la fête avec grand éclat, et auquel elle dédiait, selon ses moyens, une chapelle ou tout au moins un autel dans l'église paroissiale, Toutes se faisaient un honneur de figurer en corps dans Les grandes fêtes religieuses, notamment dans les processions, ou elles déployaient leurs bannières, et où elles avaient leur rang marqué par une tradition invariable. La fête du patron, d'ordinaire, ne se terminait pas sans qu'un joyeux banquet réunît tous les confrères dans de fraternelles agapes d'où la licence était bannie, mais où la gaieté ne manquait jamais.

Les membres observaient les uns vis à vis des autres les obligations de la charité fraternelle. Dans toutes les grandes circonstances de la vie, le travailleur trouvait ses confrères autour de lui, soit pour prendre part à son bonheur au jour du mariage, en assistant à. sa noce, soit pour lui rendre les derniers devoirs au jour de la mort. Les joies et les peines étaient en commun ; on priait les uns pour les autres ; la religion mettait de la dignité dans la réjouissance et de la consolation dans le deuil.

Secours mutuels. La plupart des corporations avaient organisé les secours mutuels parmi leurs membres, et venaient avec une active charité à l’aide de ceux qui étaient tombés dans l'infortune. Souvent, elles dotaient les filles des confrères pauvres, ou elles faisaient les frais de l'éducation de leurs orphelins. Grâce à une cotisation modique, le confrère malade touchait, pendant tout le temps qu'il était empêché de travailler, un secours qui le mettait à l'abri de la misère. Enfin, plus d'une corporation trouvait encore le moyen de soulager, en dehors de son propre sein, les souffrances les plus cruelles, et versait d'abondantes aumônes aux léproseries et aux hôpitaux.

Personnification civile des corporations. Les corporations étaient reconnues par l'autorité comme des institutions d'utilité publique, et jouissaient de tous les avantages de la personnification civile. Elles avaient leur caisse. leur local, leurs armoiries, leurs bannières, leurs archives, leur sceau, leurs revenus, en un mot, tout' ce que peut posséder une personne riche et influente. Avant tout, elles avaient leur règlement qui était pour elles une véritable constitution, et qu'elles élaboraient elles-mêmes. Elles devaient, sans doute, le faire approuver soie par la commune, soit par le prince : mais l'intervention de l'autorité supérieure se bornait d'ordinaire à un simple contrôle, qui avait pour but d'empêcher le conflit des divers métiers entre eux, ou avec l'intérêt général. A part cela, l'autonomie des corporations était absolue, et elles statuaient souverainement sur tout ce qui les concernait.

Leur gouvernement. Elles étaient gouvernées par des confrères librement élus, d'après un mode d'élection qui variait jusqu'à l'infini de métier à métier, de ville à ville. Chose curieuse ! quand on étudie leur régime électoral, on découvre que ces braves ouvriers d'autrefois avaient prévu et écarté la plupart des abus que nous essayons de détruire aujourd'hui. Il faut ajouter que le vote était obligatoire, et que nul ne pouvait, sauf pour les motifs les plus graves, refuser la charge à laquelle il était appelé par l'élection. D'autre part, les statuts défendaient généralement de confier deux fois de suite les mimes fonctions au même homme.

Les chefs électifs de la corporation étaient les gouverneurs ou doyens, au nombre de deux ou quatre ; ils étaient assistés de plusieurs assesseurs ou jurés, d'un greffier ou secrétaire, d'un rentier ou trésorier, et ils avaient à leurs ordres un ou plusieurs valets. Leurs attributions étaient nombreuses. Ils convoquaient le métier, présidaient les séances, veillaient à l'exécution des règlements, percevaient les cotisations et amendes, géraient le trésor, représentaient la corporation à l'extérieur, et défendaient ses droits contre toutes les atteintes. Quand il s'agissait d'affaires importantes, ils convoquaient une assemblée générale, à laquelle tous les membres étaient tenus d'assister. Tout le monde pouvait y émettre son avis, et le secret des délibérations était rigoureusement gardé. S'il arrivait qu'il fût trahi par la femme d'un confrère, c'est celui-ci qui était puni on supposait avec raison qu'elle n'aurait pas parlé s'il n'avait commencé par être bavard.

Quand les résolutions du métier touchaient aux intérêts généraux, elles devaient, de même que ses statuts, être soumises à la ratification de l'autorité supérieure. Celle-ci, tout en abandonnant aux corporations le soin de réglementer le travail, veillait de la manière la plus scrupuleuse à ce que les mesures prises par un métier ne fussent pas contraires au droit de tous.

Rôle politique des corporations. Les corporations étaient plus que des personnes civiles ; c'étaient aussi des personnes politiques, c'est-à-dire qu'elles avaient leur mot à dire dans les affaires communales, et leur part très considérable dans l'élection des magistrats communaux. Dans beaucoup de villes, cette part était la part du lion, et il fallait être inscrit dans une corporation pour avoir le droit de vote. Mais ce régime de démocratie exclusive était loin d'être le meilleur, parce qu'il ne tenait nul compte des autres éléments sociaux qui avaient droit à être représentés dans le conseil de la commune, et aussi parce qu'il mettait sur le même pied des métiers d'une importance fort diverse. Il faut donner la préférence au régime qui divisait les électeurs en catégories dont chacune avait dans l'élection une place proportionnée à son importance. Tel était, notamment, celui de Dinant, qui groupait toute la population électorale en trois classes les bourgeois proprement dits, les batteurs de cuivre, qui formaient la corporation la plus importante de la ville, et, enfin, l'ensemble des autres métiers. Les deux premiers groupes nommaient chacun neuf conseillers et le troisième douze ; il en résultait un conseil de trente membres qui réalisait vraiment ce qu'on appellerait aujourd'hui la représentation proportionnelle des intérêts.

Bref, dans aucune commune du moyen âge, l'ouvrier n'était éloigné des urnes ou privé du droit d'intervenir dans les affaires publiques. Le plus humble travailleur y était intéressé comme le plus fier patricien, et la vie politique n'était pas un domaine fermé à l'homme qui vit du travail de ses mains.

Le service militaire des corporations. Des hommes qui avaient de tels droits devaient avoir plaisir à remplir leurs devoirs. Aussi les ouvriers étaient-ils, en général, d'excellents soldats, qui portaient avec joie les armes pour la défense de la patrie. Chaque corporation formait une compagnie à part, et jusque dans les rangs, les confrères restaient groupés, combattant côte à côte et se sentant les coudes. Beaucoup de glorieuses victoires ont été remportées par ces braves gens, que les chevaliers regardaient de haut et qu'ils appelaient avec mépris la piétaille. C'est la piétaille flamande qui a gagné, en 1302, la grande bataille des Éperons d'or sur toute la chevalerie française. Et la piétaille wallonne ne le cédait pas à la flamande. En 1213, à la bataille de la Warde de Steppes, ce sont les bouchers de Liège qui ont décidé le succès de la journée, et taillé en pièces la noblesse brabançonne.

Rang social des corporations. Ainsi, grâce à leur union et à leur entente, les ouvriers étaient parvenus à un rang social éminent dans nos villes. Ils en étaient l'élément le plus important. Ils n'étaient pas, alors, refoulés en dessous de la bourgeoisie dans un niveau social inférieur ; ils étaient eux-mêmes la bourgeoisie, et la distinction qu'on fait aujourd'hui entre bourgeois et ouvriers leur était inconnue. Loin de rougir de leur travail, ils en étaient fiers, et ils avaient un point d'honneur professionnel singulièrement délicat. Quiconque, par sa conduite ou par ses relations, souillait le noble blason du métier, en était  sévèrement exclu. Les honorables insignes de la profession étaient exhibés avec orgueil sur les bannières, et partout, dans les cortèges pacifiques ou dans les expéditions militaires, on voyait les étendards chargés de pics de bouilleur ou de scies de charpentier flotter fièrement à côté des pennonceaux qui portaient les lions héraldiques de la chevalerie, Encore aujourd'hui, dans plus d'une chapelle de nos grandes églises, ces armoiries du travail ornent les verrières où les ont fait placer les corporations et quand le soleil brille à travers leurs couleurs qu'il fait flamboyer, il semble que ce soit la classe ouvrière elle-même, transfigurée par la religion, qu'on voit resplendir dans la gloire impérissable du travail chrétien.

 

LA HIÉRARCHIE OUVRIÈRE

 

Dignité du travail. Ce qui vient d'être dit montre la haute idée que les corporations se faisaient du travail. Tout métier était considéré comme un art, auquel on devait en conscience apporter tous ses soins. De même qu'on ne faisait pas de différence entre l'ouvrier et le bourgeois, de même on n'en connaissait pas entre l'artisan et l'artiste. Les deux mots étaient synonymes, et plus d'un des merveilleux chefs-d’œuvre du moyen lige est sorti des mains d'un modeste homme de métier. On disait proverbialement, quand on voulait parler d'un produit irréprochable, qu'il était fait de main d'ouvrier. Nous allons voir à quel prix les travailleurs d'autrefois atteignaient ce degré de supériorité technique.

L'apprenti. D'abord, c'était leur principe que pour pratiquer un métier, il fallait le savoir, et-que pour le savoir il était nécessaire de l'avoir appris. Aussi quiconque se destinait à une profession commençait-il par aller en faire l'apprentissage chez un maitre. L'apprenti devait être de religion catholique, et, en général, de naissance légitime ; on voulait aussi qu'il eût un certain âge, qui d'ordinaire ne descendait pas en dessous de douze à treize ans. Au surplus, le patron ne se chargeait pas de l'apprenti et les parents ne lui livraient pas leur enfant sans que de part et d'autre on exigeât des garanties. H intervenait donc un véritable contrat, revêtu de formalités solennelles qui en attestaient l'importance. Le contrat d'apprentissage était passé parfois devant l'assemblée du métier, parfois même à l'hôtel-de-ville, devant les échevins, toujours, devant des témoins choisis par les deux parties. Les engagements réciproques étaient mis par écrit, et garantis par la corporation elle-même ainsi que par l'autorité publique.

Le contrat établissait entre le patron et l'apprenti les mêmes relations qu'entre un père et son fils. Le patron s'engageait à prendre l'apprenti chez lui, à l'entretenir et à l'élever comme son propre enfant, à veiller avec le plus grand soin sur sa vie morale et religieuse, à le garder par porte et par verrou, et tout particulièrement à lui bien apprendre le métier. L'apprenti, de son côté, devait considérer le patron comme son père, le respecter, lui obéir, remplir fidèlement les clauses de son contrat, et, enfin, ne pas le quitter avant le terme convenu. Telles étaient les conditions principales de part et d'autre, mais on n'en finirait pas si-l'on devait exposer, dans le détail, les précautions innombrables qui étaient prises pour sauvegarder tous les droits de chacun.

La durée de l'apprentissage était généralement longue. Rares étaient les métiers où il ne durait que deux ou trois ans ; il en fallait quatre à cinq dans la plupart, et même, dans quelques industries particulièrement difficiles, comme celle des orfèvres ou celle des tisserands, il pouvait aller jusqu'à huit et même jusqu'à dix ans. Il y avait d'ailleurs une autre raison pour le prolonger. En général, les apprentis ne payaient rien à' leur patron, pas même la pension ; ils étaient donc pour lui, du moins pendant les premières années, une source .de dépenses considérables, et la justice exigeait qu'ils le dédommageassent en travaillant pour lui un peu au-delà du temps nécessaire à leur formation.

C'était un grand bienfait pour l'apprenti que cet enseignement professionnel. Il y avait droit, et le maître le lui devait en conscience. Aussi, pour que le maître ne fût pas amené à négliger l'éducation de l'enfant, lui était-il défendu d'avoir plus d'un certain nombre d'apprentis. Dans beaucoup de métiers, ce nombre était limité à un, à deux ou à trois. S'il était constaté que le maître négligeait d'instruire son apprenti, celui.ci avait le droit de faire casser son contrat, ct, dans ce cas, les jurés du métier lui procuraient un autre patron.

Le compagnon. L'apprentissage terminé, on gravissait le second degré de l'échelle corporative, et l'on devenait compagnon, ce qui signifie proprement ouvrier. D'ordinaire, on couronnait ses années d'apprentissage par une ou deux années de voyage à l'étranger, qui achevaient l'éducation technique du jeune travailleur. C'est ce qu'on appelait, dans nos contrées, le tour de France. Portant sur le dos un sac qui contenait son léger bagage, et égayant sa route par mainte joyeuse chanson, le jeune compagnon s'en allait de ville en ville, s'arrêtait là où il trouvait de l'ouvrage ou de l'agrément, puis repartait pour visiter de nouvelles contrées, et faisait ainsi, en route, la connaissance des hommes et des choses. Il y avait là, pour un travailleur consciencieux et honnête, un fécond enseignement complémentaire, qui l'initiait à tout ce que son art avait de plus varié et de moins connu. Il était généralement sûr d'un bon accueil partout où il arrivait, des sociétés de compagnons lui ouvraient leurs rangs, et s'employaient à lui trouver de l'occupation. Et les maîtres ne haïs-scient pas d'employer l'ouvrier étranger, quand il leur avait fourni la preuve de son éducation professionnelle. Souvent il apportait dans leurs ateliers des procédés nouveaux, et il rajeunissait la tradition du travail.

De retour au pays, le compagnon s'engageait au service d'un patron et prenait place dans les cadres du métier. S'il était célibataire, le maitre, généralement, le prenait chez lui, à son pain et à son pot, comme on disait autrefois. Plusieurs métiers, toutefois, répugnaient à cette cohabitation, qui leur semblait présenter des inconvénients pour la vie de famille. Dans tous les cas, l'ouvrier célibataire était l'exception, et, dès qu'il se mariait, il s'établissait à part et avait son ménage à lui. Beaucoup se contentaient, leur vie entière, de l'existence calme et paisible du compagnon. Elle leur assurait le pain quotidien, et, leur journée finie, ils trouvaient auprès de leur foyer cette aisance modeste et cette indépendance souveraine qui faisaient dire : Pauvre homme en sa maison est roi.

Le maitre. Ceux qui avaient plus d'ambition briguaient le rang de maitre. La maîtrise ne s'acquérait pas sans peine. Il fallait passer un examen, et subir une série d'épreuves analogues à celles qu'on subit aujourd'hui dans nos universités. Le travail manuel était honoré à l'égal des professions libérales, et un diplôme de maître cordonnier devait se conquérir tout comme un diplôme d'ingénieur ou d'avocat.

L'examen se passait devant un jury composé de maîtres du métier. Il comprenait une partie théorique et une partie pratique. La partie théorique consistait en questions posées par le jury sur les principaux_ points de la profession. Certains questionnaires nous ont été conservés on y voit que les interrogations étaient sérieuses. Ainsi, par exemple, l'imprimeur devait prouver qu'il savait lire le grec, et être expert en langue latine.

Mais la partie pratique de l'examen était de beaucoup la plus importante. Elle se résumait dans la confection d'un chef-d’œuvre que le récipiendaire devait exécuter seul, soit sous la surveillance du jury, soit, tout au moins, dans des conditions telles que le fraude était rendue impossible. C'était le jury lui-même qui désignait le travail à exécuter, et on aura une idée du haut degré de préparation technique des patrons du moyen fige par les quelques exemples suivants. Le maçon devait faire un arc de maçonnerie et un quart d'escalier tournant, Le peintre en bâtiments avait à peindre une statue de la sainte Vierge. On demandait au tailleur de confectionner une étole de prêtre et une robe de femme. Enfin, le cuisinier était tenu de préparer une grosse pièce, deux potages, six entrées, cinq plats de rôt et neuf plats d'entremets, Combien n'y a-t-il pas de patrons aujourd'hui qui échoueraient, si on leur imposait des épreuves de ce genre !

Une fois qu'on était passé maitre, on se faisait recevoir dans la corporation en prêtant le serment d'observer fidèlement les statuts, et l'on avait alors, comme disaient nos ancêtres, l'usage a la hantise du métier. On pouvait ouvrir un atelier, prendre des compagnons et des apprentis, se livrer à l'exercice de la profession avec tous les avantages qui y étaient attachés, participer aux assemblées de la corporation. La maîtrise était le plus haut degré de la hiérarchie ouvrière : celui qui l'avait atteint ne gardait d'autre ambition que d'en paraître toujours digne.

Résultats de la hiérarchie ouvrière. Il n'est pas possible de le nier : toutes ces précautions prises pour former de bons ouvriers et de bons patrons avaient des résultats excellents. Les produits du moyen âge étaient presque toujours d'une facture excellente. Aujourd'hui encore, les amateurs font la chasse aux vieux bahuts, aux vieilles serrures, aux vieux manuscrits, aux dinanderies, en un mot, à tout ce qui reste des arts industriels d'autrefois. On y trouve une sûreté de main., un fini d'exécution qui stupéfient. Il est telle clef, telle penture de porte, telle moulure de bois, telle miniature de manuscrit qui a coûté à l'artisan un travail incroyable. Un ouvrage bien fait avait une durée indéfinie. Des robes se léguaient par testament, et étaient portées par plusieurs générations. Nous avons des livres d'il y a six cents ans qui sont aussi intacts que s'ils sortaient des mains des copistes

 

LE RÉGIME DU TRAVAIL

 

Depuis la Révolution française, grâce à l'affaiblissement de la foi religieuse et à la suppression des corporations, les hommes ont pris l'habitude de considérer la vie comme un grand champ de bataille où les plus faibles succombent fatalement sous les plus forts. Ils appellent cela le combat pour l'existence. Nulle part Ces idées funestes n'ont fait autant de ravages que dans le domaine de l'industrie. La concurrence y est devenue le seul principe, et chacun cherche à produire au meilleur prix pour pouvoir vendre au meilleur marché, afin d'écraser ainsi tous les concurrents. Et qui ne voit que pour arriver à, ce beau résultat, on est fatalement amené à réduire le salaire des ouvriers ou à frauder le public sur la qualité des produits ?

Au moyen-âge, on avait d'autres idées. On croyait que les hommes sont faits pour s’entraider et non pour s'entremanger. On voulait avant tout que l'ouvrier pût vivre honorablement du fruit de son travail, et que le public fût loyalement servi pour son argent. Dans ce but, on recourait à tous les moyens nécessaires pour empêcher la concurrence effrénée qui permet à quelques-uns de s'enrichir par des moyens injustes, en réduisant une multitude de leurs semblables à la misère.

Achat des matières premières. Beaucoup de corporations étaient organisées en sociétés coopératives pour l'achat des matières premières, qu'elles distribuaient par parties égales aux associés, ce qui diminuait dans une proportion souvent considérable pour chacun d'eux le prix de revient. Celles qui abandonnaient à leurs membres le soin de s'approvisionner eux-mêmes veillaient toutefois aussi à ce que personne ne pût se faire accapareur. Si un confrère trouvait l'occasion de faire une emplette à bon compte, il était tenu de le faire connaître aux autres confrères pour qu'ils pussent participer aux mêmes avantages. Bien plus, avait-il passé un, marché avantageux avec un fournisseur, tout confrère avait le droit d'intervenir en tiers dans le marché aux mêmes conditions. D'aucune manière on ne pouvait, en acquérant les matières premières à meilleur compte, se donner vis à vis de ses confrères une avance redoutable qu'on aurait conservée pendant toutes les phases de la production, et qui aurait été une première source d'inégalité.

Ateliers communs. Là où c'était nécessaire, la corporation mettait aussi à la disposition de ses membres des instruments de travail commun. Ainsi, les tanneurs possédaient un moulin à écorces où tous avaient le droit de faire moudre à leur tour. Ainsi, les cordiers, les teinturiers et d'autres métiers encore possédaient des ateliers communs où tous les confrères pouvaient se livrer à leur travail.

Règles de la fabrication. Les ateliers privés étaient d'ailleurs la majorité. Seulement, on y travaillait d'après des règlements minutieux, destinés à assurer la bonne qualité des produits. En général, l'atelier devait se trouver au rez-de-chaussée, donner sur la rue, être suffisamment éclairé, rester toujours ouvert au contrôle des jurés du métier, qui venaient s'assurer si tout se passait conformément aux prescriptions. On peut dire que le public assistait lui-même à la confection des produits qu'il achetait, car, d'ordinaire, la boutique se confondait avec

Il serait trop long d'entrer dans le détail des prescriptions réglementaires spécifiant le mode de fabrication de chaque produit. La chasse était faite à. toutes les fraudes, et les statuts de chaque métier poursuivaient les contraventions avec une vigilance et une sévérité qui ne se laissaient pas facilement mettre en défaut. On frappait non seulement la falsification ou l'emploi de mauvaises matières premières, mais encore les procédés défectueux de fabrication, et même ceux qui, sans être frauduleux, rendaient cependant difficile la constatation de la fraude. Certains métiers étaient, sous ce rapport, en possession d'un véritable code ainsi, par exemple, les drapiers réglaient la longueur et la largeur des pièces d'étoffe, la quantité et la qualité des fils, la nature (lus tissus, etc. Il en était de même chez les tapissiers, chu/ les orfèvres et, en un mot, dans tous les métiers où la fabrication est un peu compliquée,

Une fois le produit élaboré ainsi, sous les yeux du public, il fallait encore, dans plusieurs métiers, le soumettre au contrôle des jurés avant qu'on pût le mettre en vente. Était-il trouvé insuffisant, il était lacéré, ou détruit, ou vendu comme rebut. C'est seulement s'il avait toutes les qualités requises par les statuts que les jurés en autorisaient l'exposition, d'ordinaire en le marquant du sceau de la corporation.

La vente. On vendait généralement chez soi, dans son atelier. Cependant, beaucoup de métiers possédaient aussi une halle, où chaque confrère, moyennant une légère rétribution, avait son étal à lui. Enfin, les grandes foires annuelles des villes voisines fournissaient à tout le monde l'occasion d'écouler l'excédent de ses produits sur un marché international, dont l'animation et l'activité étaient extraordinaires.

Mais avec quelle sollicitude le métier veillait à ce que le trafic se passât dans des conditions de rigoureuse égalité ! Les heures de vente étaient limitées. La dégradante réclame qui sévit aujourd'hui dans le commerce était interdite. Nul n'avait le droit d'attirer chez lui l'acheteur qui stationnait devant l'étalage d'un confrère. Encore moins lui était-il permis de vendre en dessous du prix fixé par le métier.

Les garanties des acheteurs. Il ne faut pas croire cependant, d'après cette dernière interdiction, que le public, à qui l'on garantissait de bons produits, fût obligé de payer des prix arbitraires. Certes, si la corporation avait eu le droit absolu de -fixer les prix, cet abus aurait pu se produire. Mais elle-même avait à compter avec la concurrence de l'étranger, qui, étouffée en temps ordinaire, retrouvait toute sa liberté pendant toute la durée de la foire annuelle. Alors, l'arrivée des forains, qui mettaient tout en œuvre pour allécher le client, aurait suffi pour rappeler la corporation à la juste mesure, et pour maintenir les prix à un niveau équitable. D'ailleurs, les maîtres de chaque métier avaient eux-mêmes le droit, pendant toute l'année, de vendre les produits -de l'industrie étrangère, à condition de les soumettre .au contrôle des jurés. La concurrence, contenue dans ces limites, non seulement n'avait rien de ruineux pour la corporation, mais elle empêchait les coalitions de producteurs pour dominer le marché, et elle forçait l'industrie indigène d'être toujours à la hauteur de sa tâche pour garder sa clientèle.

 

LA CONDITION DES OUVRIERS

 

Par ce qui précède, on a déjà pu entrevoir que la condition des ouvriers était meilleure-au moyen âge qu'aujourd'hui. En effet, dès que la concurrence illimitée ne force pas le patron à abaisser indéfiniment le taux des salaires, il y a toute chance que l'ouvrier touchera une juste rémunération de son travail.

D'autre part, le régime de la petite industrie, conséquence des mesures prises pour établir l'égalité entre les patrons, était aussi très favorable à l'ouvrier, Il ne connaissait pas l'immense distance qui aujourd'hui le sépare du patron dans un grand nombre de métiers. Le patron avait commencé d'ordinaire par être ouvrier lui-même ; l'ouvrier avait toute chance de devenir patron un jour. Patrons et ouvriers travaillaient ensemble aux mêmes tâches, dans le même atelier, dans la même obéissance fraternelle à la loi sacrée du travail. Ils mangeaient à la même table, souvent ils habitaient sous le même toit, et, de toute manière, ils mettaient en commun la plus grande partie de l'existence. Leur condition sociale n'était pas sensiblement différente. Le gain du patron ne dépassait guère le double du salaire qu'il payait à un de ses ouvriers ; encore faut-il comprendre, dans ce gain, ce qui lui revenait pour son capital et ses frais d'établissement. Leurs intérêts étaient presque toujours solidaires ; quant aux causes de conflit entre eux, elles étaient infiniment plus rares qu'aujourd'hui.

Enfin, la religion était là qui voulait que l'ouvrier fût respecté comme une créature humaine, et non pas utilisé comme une machine ou une bête de somme. Toutes les dispositions que nous allons passer en revue étaient inspirées par ce principe fondamental de la loi divine.

Travail des femmes et des enfants. On faisait aux femmes une situation réclamée par la dignité de leur sexe et par leurs devoirs de mères de famille. Elles n'étaient pas exclues du travail, et il y -avait même certaines corporations exclusivement féminines, comme celle des modistes, De plus, la veuve pouvait continuer l'industrie de son mari pour son propre compte, et, si elle se remariait avec un compagnon du métier, celui-ci acquérait par le fait même la maîtrise sans devoir passer l'examen. Mais la femme, dans tous ces cas, travaillait chez elle, à des travaux compatibles avec son sexe et avec ses forces. A Valence, en Espagne, il y avait un proverbe qui disait :

La femme au foyer

L'homme à l'atelier.

La honteuse promiscuité de l'usine, telle que plusieurs districts industriels la tolèrent encore, eût fait horreur à nos ancêtres. Ils se seraient indignés de voir les femmes et les jeunes filles descendre dans les fosses, qui sont les tombeaux de l'honneur féminin, Celles qui étaient employées par les houillères ne Travaillaient jamais que dans le dessus.

Quant aux enfants, ils n'étaient admis dans l’atelier qu'à partir d'un certain âge, variant suivant la difficulté du travail. Il était bien rare qu'ils travaillassent avant dix ou douze ans, et on leur réservait les taches les moins fatigantes.

Durée de la journée de travail. On ne se croyait pas non plus le droit de surmener les ouvriers adultes. D'abord, dans la plupart des métiers, tout travail de nuit était formellement défendu. Quant au travail de jour, sa durée était d'ordinaire proportionnée à celle de la journée du calendrier dans certains métiers, elle allait de huit heures en hiver à seize heures en été. Toutefois, de ce dernier chiffre, il faut défalquer une heure et demie pour le diner, et une demi-heure pour le goûter. De plus, k samedi et la veille des grandes fêtes, on fermait. l'après-midi. Enfin, on tenait largement compte de la difficulté du travail pour en déterminer la durée. Notre Saint Père le pape Léon XIII dit, dans son encyclique sur la condition des ouvriers, que le nombre d'heures d'une journée de travail ne doit pas excéder la mesure des forces des travailleurs, et il ajoute : « L'ouvrier qui arrache à la terre ce qu'elle a de plus caché, la pierre, le fer et l'airain, a un labeur dont la brièveté devra compenser la peine et la gravité, ainsi que le dommage physique qui en peut être la conséquence. » Eh bien, ce précepte du Souverain Pontife était réalisé au moyen-âge. La journée des ouvriers mineurs n'était que de huit heures en Allemagne, et de six heures au pays de Liège. On a là un exemple remarquable de l'ancienneté comme aussi de la continuité des préceptes de l'Église, sur une matière qui touche de si près aux plus chers intérêts de la classe ouvrière.

Le repos du dimanche. Mais le travail quotidien, même modéré, finirait par épuiser et abrutir l'homme, La science a démontré qu'il a besoin du repos du septième jour pour réparer pleinement ses forces, et la religion lui enseigne que ce jour ne lui est pas moins nécessaire pour remplir ses devoirs envers Dieu et envers les siens. Aussi observait-on respectueusement le jour du Seigneur, comme fait encore aujourd'hui l'Angleterre, qui est la nation la plus riche et la plus industrielle du monde.

La religion et l'intérêt des ouvriers étaient d'accord ici comme en toute chose. On n'apportait d'ailleurs aucun rigorisme dans l'obéissance au précepte divin. Pour tenir compte des besoins imprévus, certains métiers autorisaient un ou deux de leurs membres, à tour de rôle, à tenir leur boutique ouverte le dimanche. C'est ce que faisaient notamment les orfèvres de Paris au temps de saint Louis. Seulement, l'argent gagné ce jour-là était considéré comme sacré : on le versait dans une caisse spéciale, qui était affectée exclusivement à des œuvres de charité.

Quel ne devait pas être pour le travailleur le charme de ce jour de repos, lorsqu'après l'avoir sanctifié par la pratique du devoir religieux, il en consacrait le reste à la vie de famille ! Maitre de lui-même, secouant de ses vêtements la poussière du travail et de son cœur le fardeau des soucis, en communion plus intime avec Dieu, plongé dans le calme souverain qui semblait descendre du ciel sur terre, il faisait provision de forces physiques pour le reste de la semaine, et renouvelait à leur source tous les nobles sentiments qui font battre le cœur humain. Voilà ce qu'ignorent les malheureux inventeurs de ce dimanche laïc qu'on appelle le lundi bleu ; leur repos, ruisselant d'alcool, n'est qu'une fatigue de plus, laissant derrière elle l'opprobre et la misère !

Le salaire des ouvriers. On pense bien qu'une question aussi grave que celle du salaire n'était pas abandonnée au caprice. D'ailleurs, la concurrence étant resserrée dans de justes limites, la prétendue loi d'airain des salaires n'existait pas. Il n'est pas facile, au surplus, de dire exactement ce que gagnaient les ouvriers en monnaie d'aujourd'hui. D'une part, la valeur de l'argent a beaucoup varié selon les diverses époques, et nous ne la connaissons pas exactement pour chacune. D'autre part, un grand nombre d'ouvriers avaient leur pension chez le patron, et elle venait naturellement en décompte du salaire. On ne lésinait pas sur la nourriture. La table était bien mise ; on mangeait beaucoup de viande, et on avait de la bière ou du vin aux deux repas. Nous avons des comptes des mines du Forez en France pour le milieu du XVe siècle : on y voit que les ouvriers étaient nourris d'une manière confortable, que leurs couchettes étaient très bonnes, et qu'on faisait du feu en hiver dans leurs dortoirs. Vers la même époque, en Allemagne, des patrons se plaignent que leurs ouvriers réclament plus d'un plat de viande à souper. « Cela est déraisonnable », disent-ils, et tout le monde conviendra qu'ils avaient bien raison.

Le minimum de salaire. Personne ne se fût avisé de croire, au moyen âge, que le salaire de l'ouvrier ne dût pas être suffisant pour le nourrir avec sa famille. A la vérité, nul ne discutait sur le minimum de salaire, mais tout le monde le payait. U était fixé, tantôt par le métier lui-même, tantôt par la commune, tantôt enfin par le prince, c'est-à-dire, comme nous disons aujourd'hui, par l'État. A Gand, le maitre en entrant en fonctions devait prêter serment de ne jamais travailler ni faire travailler à prix réduit. En 1708, la commune de Tirlemont, en fixant le taux du salaire des maçons, stipula que si l'entrepreneur réduisait les salaires de ses ouvriers, il était tenu de compter d'autant moins au public. C'était là une précaution ingénieuse pour l'empêcher de les diminuer, et sans doute elle aura été efficace. Mais des règlements généraux édictés en cette matière par la commune ou par l'État avaient trop peu de souplesse pour s'adapter à tous les cas spéciaux que pouvait faire naitre, la différence des lieux et des temps. Aussi était-ce le plus souvent le métier lui-même qui fixait le tarif des salaires. Or, comme on l'a vu, le métier était composé d'ouvriers aussi bien que de patrons. Les ouvriers avaient leur mot à dire dans l'élection des jurés., et souvent ils en choisissaient une partie, pendant que le choix des autres était abandonné aux patrons. La fixation du minimum de salaire était, dans ce cas, le fait d'un accord entre patrons et ouvriers, ce qui est la formule parfaite.

Des dissentiments, toutefois, restaient possibles on va voir un bel exemple de la manière dont on les apaisait. En 1325, dans le métier des drapiers de Liège, il y eut contestation, au sujet du salaire, entre les patrons et les ouvriers. Que fit-on ? On convint de nommer une commission arbitrale de quatre prudhommes, dont deux étaient choisis par les patrons et deux par les ouvriers, et c'est cette commission mixte qui trancha souverainement le débat. Et le métier fut tellement satisfait de cette solution que nous voyons la commission arbitrale fonctionner encore à plusieurs reprises pendant le XIVe et le XVe siècle. Ses sentences étaient sans appel, et protégées par des pénalités sévères. Si, après en avoir été sommé, le patron n'avait pas, dans les trois jours, payé à son ouvrier la déserte salaire légitime, la commission pouvait défendre à tous les ouvriers du métier de travailler pour lui : cela s'appelait fercommander le métier.

Droit de grève. Partout d'ailleurs, on reconnaissait le droit de l'ouvrier de suspendre le travail pour non-paiement de salaire. Les bouilleurs du pays de Liège appelaient cela faire festoyer la fosse, et ils donnaient le signal de la grève en mettant la main à la chaine. Les hommes étant partout les mêmes, l’usage qu'ils faisaient de ce droit n’était pas toujours des plus louables. Quand les têtes étaient un peu montées, la grève éclatait pour les motifs les plus futiles, et elle se prolongeait parfois outre mesure. La grève des ouvriers boulangers de Colmar, en 1405, dura dix ans.

Défense des coalitions. Il ne faut pas croire, toutefois, que les patrons fussent à la merci de leurs ouvriers, et obligés de passer par toutes leurs conditions, D'abord, l'éducation professionnelle du métier faisait que les ouvriers étaient assez éclairés sur les limites naturelles de leurs droits pour ne pas formuler des demandes exagérées. Puis, il leur était défendu de se coaliser pour arracher aux maîtres une augmentation de salaire ou une diminution de la journée de travail. Bien plus, il était interdit au patron de payer un salaire supérieur à celui qui avait été fixé par le métier ç'aurait été jeter le trouble dans le travail et ruiner les confrères non en état de faire les frais de cette augmentation. Jamais les règlements ne se préoccupaient de l'intérêt exclusif d'une des deux parties : toujours, ils s'efforçaient de rendre une exacte justice aux patrons aussi bien qu'aux ouvriers. Si les mesures prises en faveur de ceux-ci sont plus nombreuses, c'est parce qu'étant plus faibles, ils avaient besoin d'être plus protégés.

Interdiction du truck-system. Parmi les abus, il y en a un qui crie vengeance au ciel c'est la détestable pratique que les Anglais appellent le truck-system, et qui consiste à payer l'ouvrier, au moins pour une partie, en marchandises sur laquelle le patron réalise du bénéfice, Depuis la Révolution française, ce criminel usage s'est répandu un peu partout. Nos ancêtres l'avaient flétri et sévèrement condamné. Il faut entendre ici les généreuses paroles du prince-évêque de Liège, Jean-Théodore de Bavière, dans son ordonnance du 4 septembre 1745 :

« Un abus si criant et si réprouvé par les lois divines et humaines, devant être envisagé comme une défraudation effective du salaire mérité par le pauvre ouvrier à la sueur de son front, qui seule peut attirer la colère de Dieu sur ceux qui la pratiquent et sur ceux qui la dissimuleraient, nous déclarons et voulons que les mandements émanés à ce sujet le 22 mai 1739 et le 8 février 1742 soient exactement mis à exécution, et qu’à l'avenir tous marchands d’armes, de clous, drapiers et autres comme commerçants, de même que tous fabricateurs, maîtres d’usines et de fosses à houille sans aucune exception, aient à s'y conformer, en payant réellement le salaire des ouvriers qu'ils emploient en argent comptant et point autrement. »

Ainsi parlait un évêque, à la veille du jour où la Révolution française s'apprêtait à détruire sa principauté, jusqu'à la dernière heure, l'Église catholique est restée fidèle à la cause de l'ouvrier, et les démolisseurs n'ont pu arriver aux institutions protectrices de la liberté populaire qu'en lui passant sur le corps !

 

CONCLUSION

 

L’heure est venue de réorganiser les forces du travail et d'appeler les ouvriers à la défense de leurs intérêts, en les groupant, comme autrefois, dans de fraternelles associations. Léon XIII nous le demande, et, partout, les travailleurs répondent à son appel. Après le rude hiver qui a passé sur elles pendant un siècle, voilà que les corporations se remettent à bourgeonner partout comme les arbres à l'approche du printemps. Si Dieu leur prête vie, elles rendront au monde de l'usine et de l'atelier le rang social qu'il a perdu, elles renoueront la chaine d'or de la tradition catholique, et elles imprimeront une allure nouvelle à la marche de la civilisation.

Il ne s'agit pas, bien entendu, d'une restauration pure et simple du passé. Les conditions politiques et sociales ont changé. Des États centralisés existent partout ; la grande industrie a pris, grâce à l'avènement des machines, la place de la petite le marché est devenu international. Les corporations du moyen avec leur organisation appropriée à un état de choses fort différent du nôtre, ne nous rendraient donc plus les mêmes services qu'autrefois. Mais le principe qui leur a donné le jour reste éternellement jeune et fécond. Et ce qu'il nous faut aujourd'hui, ce sont des applications nouvelles du même principe.

Ces applications, on les trouvera dans les syndicats chrétiens, qui sont les corporations modernes. Adaptés aux besoins multiples de notre régime actuel, inspirés par l'esprit de charité fraternelle et nourris par les enseignements de la religion, ils deviendront la force qui ramènera l'ordre et la justice dans le chaos du monde économique.

Comment cela ? Parce qu'ils y feront rentrer la notion chrétienne du travail. « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » Cette parole divine a une double portée elle veut que l'homme travaille, et elle veut que le travail nourrisse le travailleur. Tout sera changé, le jour où la société comprendra que c'est à elle que s'adresse la seconde partie du précepte divin. Aucun des abus qui déshonorent l'atelier moderne ne pourra plus subsister. On reviendra, pour ne plus l'abandonner, à une organisation du travail qui n'est pas une utopie, puisqu’elle a fonctionné pendant des siècles à la satisfaction de tous. L'ouvrier honnête et laborieux ne saura plus ce que c’est que le travail du dimanche, la journée excessive, le salaire insuffisant, l'insécurité du lendemain, On rira des sophistes qui, pour la défense de tous ces abus, allèguent des fatalités économiques. Les prétendues lois qui font à l'industrie l'obligation d’être injuste ne prévaudront pas contre la loi de Dieu, qui fait de la justice la pierre angulaire des sociétés.

Religion et corporation ! que ce soit donc lâ la devise de tous les ouvriers. Qu'ils l'inscrivent en tête de leurs statuts et sur la soie de leurs étendards, mais surtout qu'ils la gravent au fond de leurs cœurs.

 

FIN DE L’OPUSCULE