HISTOIRE POÉTIQUE DES MÉROVINGIENS

LIVRE III. — Les derniers Mérovingiens.

CHAPITRE III. — Clotaire II.

 

 

L’HISTOIRE du roi Clotaire II, telle qu’elle nous est racontée par Frédégaire, se tient sur un terrain rigoureusement historique. Notre chroniqueur a été le contemporain de ce prince, dont il a parfaitement connu les annales, et dont les traits se sont reflétés avec une vérité entière dans le miroir de sa chronique. Aucun élément légendaire ne diminue la netteté de sa physionomie, aucun rayon de poésie n’en relève le caractère un peu terne. Cependant nous savons que Clotaire Il a inspiré la muse populaire dès son vivant : c’est à lui que se rapporte le témoignage le plus ancien et le plus explicite que nous possédions sur l’existence de l’épopée franque. Et, de fait, dans le Liber Historiæ, nous retrouvons l’écho de la chanson épique relative à ce prince, et dont il est parlé dans la Vie de saint Faron. Voici le récit du Liber :

Le roi Clotaire avait un fils nommé Dagobert, jeune prince vaillant et énergique, et plein de ressources. Lorsqu’il fut grand, son père l’envoya gouverner l’Austrasie sous la direction de Pépin. Les Francs Austrasiens s’assemblèrent et le proclamèrent leur roi. En ces jours, les Saxons se révoltèrent, et ils réunirent une armée composée de plusieurs peuples contre Dagobert et Clotaire. Dagobert, ayant rassemblé ses troupes, passa le Rhin et marcha hardiment contre les Saxons. Le combat s’étant engagé vigoureusement, Dagobert fut frappé sur son casque, et une partie de ses cheveux, tranchée par le coup, tomba à terre. Son écuyer, placé derrière lui, la ramassa. Dagobert, voyant son peuple sur le point de succomber, lui dit : Cours vite avec cette poignée de mes cheveux trouver mon père, afin qu’il vienne à notre secours, avant que toute l’armée ne périsse. L’écuyer prit sa course en hâte, traversa la forêt d’Ardenne et parvint jusqu’au fleuve. Là était arrivé le roi Clotaire avec une nombreuse armée. En voyant accourir le messager qui apportait la boucle de cheveux de son fils, il fut saisi de douleur, et, levant le camp au milieu de la nuit à grand son de trompettes, il passa le Rhin avec ses troupes et courut au secours de Dagobert. Lorsqu’ils eurent fait leur jonction, le cœur plein de joie et en battant des mains, ils gagnèrent ensemble le Wéser et y plantèrent leurs tentes. Bertoald, duc des Saxons, se tenait sur l’autre rive, tout prêt à l’entrevue qui déciderait du combat. Entendant le tumulte des Francs, il s’informa de ce qui se passait. C’est, lui répondit-on, le seigneur Clotaire qui est arrivé, et de cela se réjouissent les Francs. — Nous en avez menti, répondit Bertoald en éclatant de rire, ou bien vous rêvez quand vous dites que Clotaire est parmi nous, alors que nous avons appris qu’il est mort. Cependant le roi lui-même était debout sur la rive, revêtu de sa cuirasse et coiffé de son casque, qui cachait sa chevelure striée de poils blancs. Lorsqu’il se fut découvert, Bertoald le reconnut et lui cria : Tu étais donc là, animal bigarré ? En entendant cet outrage, le roi indigné se jeta à cheval dans le Wéser, que sa monture rapide lui fit franchir à la nage. Toute l’armée franque entra dans le fleuve à la suite du roi, et le franchit à grand’peine avec Dagobert à cause de ses gouffres profonds. A peine sur l’autre rive, Clotaire, enflammé d’une ardeur farouche, engagea un combat acharné contre Bertoald. Retire-toi de moi, ô roi, dit Bertoald, de peur que je ne te tue ; si tu l’emportes, tout le monde dira que tu as tué ton serviteur Bertoald ; si c’est moi qui l’emporte, alors il y aura grande rumeur parmi tous les peuples, et l’on dira que le roi des Francs a été tué par son esclave. Mais le roi ne voulut pas l’écouter, et il persista à l’accabler. Un cavalier du roi, qui l’avait suivi de loin, s’écriait : Courage, seigneur roi ! Sus à votre ennemi ! Les mains du roi étaient lourdes ; il était d’ailleurs protégé par sa cuirasse. Enfin le roi vint à bout de Bertoald ; il lui coupa la tête et l’éleva au bout de son épée, puis il revint parmi les Francs. Ceux-ci, qui étaient plongés dans le deuil, ne sachant ce qu’il était devenu, furent alors remplis de joie. Le roi dévasta tout le pays des Saxons et y fit de grands massacres, n’épargnant que ceux des habitants dont la taille ne dépassait pas la longueur de son épée, appelée spata. Tel fut le signe qu’il établit dans ce pays. Après qui il rentra victorieusement chez lui.

Celui qui refuserait de reconnaître ici le squelette d’un poème, dit excellemment M. Rajna, devrait renoncer aussi à le reconnaître dans un résumé de l’Iliade ou de la chanson de Roland. L’évidence est telle, qu’elle ne frappe pas seulement le regard exercé de modernes comme Gaston Paris, Monod et Darmesteter, mais qu’elle a été entrevue même par des écrivains qui vivaient à une époque lieu au courant des choses de la légende. Il y a plus de deux siècles qu’Adrien de Valois a déclaré que ce récit est une pure fiction, non seulement parce que les meilleures sources ne disent rien de l’expédition qui y est racontée, mais aussi à cause des absurdités et des invraisemblances de tout genre qui y sont accumulées[1]

Le récit du Liber a été reproduit en entier, au IXe siècle, par le Vita Dagoberti[2], mais avec quelques variantes qui offrent un certain intérêt. Selon la première, ce ne sont pas seulement quelques cheveux, mais une partie de la tète du jeune prince (particula de capite ejus) qui est coupée par le fer de l’ennemi et portée à Clotaire II. La seconde nous donne le nom de l’écuyer de Dagobert, qu’elle appelle Adthyra. La troisième corrige la bévue qu’il y a à faire traverser l’Ardenne avant le Rhin par un messager qui vient des bords du Wéser : ici, en effet, le dit messager, en homme qui connaît sa géographie, passe d’abord le Rhin, et arrive ensuite en Ardenne, où il va trouver Clotaire II séjournant alors à Longolarium. La quatrième veut expliquer pourquoi les mains de ce roi sont appesanties dans son combat avec Bertoald : c’est que non seulement il porte sa cuirasse, comme dit la version du Liber Historiæ, mais qu’ayant passé le fleuve à la nage, il a les vêtements remplis d’eau que sa cuirasse empêche de s’écouler.

Ces variantes pourraient donner à croire, à première vue, que l’auteur du Vita Dagoberti, qui a copié textuellement le récit du Liber Historiæ, l’a retrempé à la source populaire et y a repris quelques détails omis par le précédent chroniqueur. Je me hâte de dire qu’il n’en est rien, et que tout s’explique d’une manière beaucoup plus simple. La première variante n’est qu’un malentendu suggéré par la ressemblance des mots. Particula de capillis ejus (Liber Historiæ, c. 41) est devenu particula de capite jus eum capillis. La deuxième a le même caractère : Adthyra est une transcription vicieuse pour ad terram qui se trouve dans le Liber[3]. L’addition du nom de Longolarium peut être considérée comme une conjecture de l’auteur du Vita Dagoberti, qui, voyant Clotaire II résider en Ardenne, tombe naturellement sur le nom d’une des rares villas royales qu’il y avait dans ce pays[4] : on sait d’ailleurs combien il aime ce genre de gloses géographiques[5]. Mais il n’est pas même nécessaire de faire cette supposition, vu que le nom se trouve déjà dans un des manuscrits du Liber Historiæ que le Vita Dagoberti peut avoir eu sous les yeux. La dernière variante, enfin, n’est qu’une amplification servant de commentaire à ces mots en effet assez obscurs : Erat enim rex luricatus. Nous restons donc en présence d’une seule version de notre récit.

Tout y a le ton et la couleur épiques. D’abord les cheveux coupés par le glaive, que Dagobert envoie à sou père en signe de sa détresse. Cet usage germanique reparaît au XIIe siècle encore, et dans une circonstance historique : Boémond de Tarente, tombé en 1100 au pouvoir des Turcs, envoya une touffe de ses cheveux à Baudouin d’Edesse, en signe de captivité et de deuil[6]. Le détail n’est donc pas de ceux qu’on rencontre seulement dans le monde de la fiction ; il est légendaire, à la vérité, mais il reste conforme à la coutume, comme les choses épiques le sont toujours. Quant à la géographie bizarre en vertu de laquelle, venant du pays des Saxons, on traverse l’Ardenne pour arriver au Rhin, elle n’aurait rien qui dût surprendre un lecteur un peu au courant des choses épiques, s’il était certain que nous possédons ici le texte pur du Liber Historiæ. Je suis porté à me demander si le Vita Dagoberti ne nous a pas conservé une rédaction plus authentique de ce passage, et si l’on peut croire que l’auteur du Liber Historiæ, si scrupuleux et d’ordinaire si bien informé en matière de géographie, aurait reproduit dans son récit des données aussi fantaisistes, lui qui, nous l’avons vu, ne se fait pas faute de corriger les traditions pour les mettre d’accord avec ses notions géographiques. Le nom du Rhin ne figure d’ailleurs que dans un seul manuscrit du Liber, les autres se bornent à dire : le fleuve[7], et qu’est-ce qui nous empêche d’entendre par là la Meuse plutôt que le Rhin ? De la sorte, on mettrait d’accord la géographie et les textes, sans être obligé de faire aucune correction arbitraire.

Clotaire va au secours de Dagobert. Il décampe la nuit à grand son de trompettes ; il est accueilli dans le camp de son fils par des applaudissements. Ces détails dramatiques sont bien de provenance populaire. Le dialogue échangé de rive en rive entre Bertoald et les Francs ne l’est pas moins, et la scène où Clotaire se fait reconnaître en ôtant son casque porte en quelque sorte le cachet de l’épopée. C’est en effet lorsque, le casque enlevé, les flots de la longue chevelure royale du Mérovingien roulent sur ses épaules que, de loin, on reconnaît un prince de la famille de Clovis[8], et c’est à leur couleur grisonnante (crines cum canicie variatas) qu’on s’aperçoit que c’est Clotaire lui-même et non son fils. L’invraisemblance de la situation est foncièrement épique : mais, on le sait, jamais l’imagination populaire ne se laisse arrêter par des difficultés de temps et de lieu, et le caractère dramatique des scènes la préoccupe exclusivement.

L’interpellation lancée au roi par Bertoald, de l’autre bord du fleuve, a évidemment le caractère de ces injures homériques familières aux héros d’épopée ; elle est d’ailleurs assez difficile à comprendre, le mot bale faisant défaut dans nos glossaires ou n’y ayant aucune interprétation satisfaisante[9]. Il est probable qu’elle contient une allusion à la couleur bigarrée des cheveux di roi franc ; cela est dans le goût barbare, et un des épisodes les plus hautement épiques de Paul Diacre nous offre un exemple du même genre de plaisanterie. Les Lombards reçus au festin du roi des Gépides Turisind sont raillés par le fils de ce prince, parce qu’ils portent autour de la jambe des bandelettes blanches qui les font assez ressembler à des chevaux balzans. Mais cette imprudente plaisanterie lui vaut une foudroyante réplique : Va voir le champ de bataille d’Asfeld, et tu verras quels coups de sabots peuvent donner ces cavales ; là les ossements de ton frère gisent épars comme ceux d’une bête de somme[10].

Tout le reste de l’épisode respire un souffle vraiment épique. Comme Clotaire y apparaît redoutable à ses ennemis ! Lui absent, tout va mal ; il arrive, et aussitôt l’allégresse reparaît dans l’armée des Francs en même temps que la terreur dans celle des Saxons. L’insulte qui lui est adressée ne reste pas un moment sans vengeance, et son adversaire se rend si bien compte de la supériorité du roi franc qu’il fuit aussitôt, et qu’il le supplie de renoncer à la lutte. Il ne semble pas que le narrateur ait entièrement compris sa source, car la raison pour laquelle les mains du roi sont appesanties n’est pas sérieuse, et l’explication du Vita Dagoberti n’est autre chose, on l’a vu, qu’une conjecture. Mais cela même est une preuve de sa fidélité relative à la reproduire : il ne l’a pas traitée’ comme certaines autres qui, en passant par ses mains, ont pris une couleur monastique : il l’a laissée telle qu’il l’a trouvée.

Il me reste à dire un mot de Pépée de Clotaire employée comme mesure. Ce trait encore est bien populaire, ce qui, comme le fait observer M. Rajna, ne veut pas dire qu’il ne pourrait pas être historique[11]. Il signifie que Clotaire ordonne de massacrer tout ce qui est au-dessus d’une certaine taille, et d’épargner les enfants. La même chose est racontée de Charlemagne par le moine de Saint-Gall[12]. La mémoire du peuple aime à retenir des traits de ce genre, de préférence à des choses plus importantes.

Par une bonne fortune bien rare, nous possédons un document ancien qui atteste l’existence, chez les Francs du VIIe siècle, d’une chanson populaire sur la victoire de Clotaire en Saxe : c’est, comme tout le monde le sait, la Vie de saint Faron de Meaux, écrite au IXe siècle par son successeur Helgaire, qui nous a même conservé deux strophes de la chanson. Nul doute qu’il n’ait reproduit d’après elle l’épisode qu’il raconte dans les termes suivants :

Sous le règne de Clotaire II, les Saxons, dont la fidélité était toujours branlante, se révoltèrent, et leur roi Berthold envoya au souverain des Francs un message conçu en termes d’une rare insolence. Je sais, lui faisait-il dire, que tu n’es pas capable de me résister, et que tu n’as pas non plus cette prétention. Aussi je veux user de douceur envers ton pays, qui n’est pas à toi, mais à moi, et où je me propose de m’établir. Tu auras à venir à ma rencontre, et à me servir de guide dans cette région que je ne connais pas encore. Quand je serai là, je délibérerai avec les miens sur les guerres à entreprendre, car nous ne voulons pas la faire à toi et à tes lâches guerriers. Lorsque le roi Clotaire II apprit de quel message étaient chargés pour lui les envoyés saxons, il fut saisi de fureur et il ordonna de les mettre à mort. En vain on lui démontra qu’il se déshonorerait en violant dans leur personne le droit des gens : il ne voulut rien entendre, et tout ce que put obtenir saint Faron, qui était dans son entourage, ce fut que le supplice des Saxons serait remis au lendemain, biais ce délai devait lui suffire pour les sauver. Pénétrant la nuit dans la prison de ces malheureux, il l’es exhorta avec tant d’éloquence qu’il les persuada de se laisser baptiser et de devenir chrétiens. Le lendemain, le conseil du roi étant réuni pour délibérer de nouveau sur l’affaire, le saint homme déclara que les prisonniers n’étaient plus des Saxons, mais des chrétiens, et qu’il venait de les voir revêtus encore de la robe blanche des catéchumènes. Cette nouvelle frappa d’admiration tout le monde : naturellement il ne fut plus question de sentence capitale ; au contraire, le roi combla de présents les nouveaux chrétiens et les renvoya libres dans leur patrie. Plus tard cependant, Clotaire ravagea la terre des Saxons, et n’y laissa la vie qu’à ceux des habitants dont la taille n’excédait pas la mesure de son épée. A la suite de cette victoire fut composé un chant populaire qui circula dans toutes les bouches, et que les femmes chantaient en chœur et en battant des mains. Voici le début de ce chant :

Il faut chanter Clotaire, roi des Francs,

Qui alla combattre au pays des Saxons.

Mai en eût pris aux envoyés Saxons

Sans l’illustre Faron, Burgonde de nation.

Et la fin :

Quand les envoyés Saxons vinrent en pays franc,

Où était Faron, le prince,

Poussés par Dieu, ils passèrent par la ville de Meaux

Et ainsi ils ne furent pas tués par le roi des Francs.

Ce chant populaire, dit en terminant le biographe, montre quelle était l’universelle célébrité du saint[13].

Il faut remarquer que l’hagiographe ne cite de cette chanson que ce qui est nécessaire à la glorification de son héros, et celui-ci semble y avoir été mentionné seulement en passant, puisque l’auteur de sa vie ne trouve que deux strophes où il soit parlé de lui. Le reste de l’épisode, c’est-à-dire la manière dont Faron sauva de la mort les envoyés saxons, n’était donc pas célébré dans le chant populaire, qui était consacré à Clotaire (de Clotario est canere) et non à l’évêque de Meaux, et qui roulait sur les victoires de Saxe (ex qua victoria carmen publicum juxta rusticitatem per omnium pene volitabat ora). Cela étant, où Helgaire a-t-il trouvé le récit de l’intervention de saint Faron ? Il l’a trouvé dans le même document qui lui a fourni le début et la fin de la chanson de Clotaire II, à savoir, dans un Vita Chilleni qu’il cite à plusieurs reprises, et auquel il fait de larges emprunts[14]. Saint Quellien ou Kilien était un moine irlandais qui, venu en Gaule avec saint Colomban[15], avait fiait un pèlerinage à Rome, et s’était ensuite établi auprès de son parent saint Fiacre[16] dans la Brie, d’où l’évêque de Meaux, saint Faron, l’avait envoyé évangéliser l’Artois[17]. Saint Faron avait en grande estime le missionnaire irlandais, et entretenait avec lui les relations les plus affectueuses, si bien que la biographie de saint Quellien est devenue, pour Helgaire, une source qui lui a fourni de précieux renseignements sur saint Faron. Cette biographie parait avoir été écrite au cours du VIIe siècle : plus tard, elle n’aurait pas eu sur le saint des renseignements si, nombreux et si précis. Helgaire, il est vrai, ne dit pas qu’il lui emprunte les deux strophes du chant de Clotaire, mais il n’a pas même besoin de prendre cette peine, tant la chose est manifeste. De supposer qu’au moment où il écrivait, c’est-à-dire à la fin du IXe siècle, il aurait encore circulé un chant sur Clotaire II, et qu’il aurait pu le recueillir à la source populaire, cela ne viendra à l’idée de personne : au temps d’Helgaire, Clotaire il était bien oublié, et s’il était encore resté quelque chose du chant en question, les noms, dans tous les cas, auraient fait place à celui de quelque autre héros, de Charlemagne probablement. D’ailleurs, Helgaire lui-même a soin de marquer, par la manière dont il parle de ce document, qu’il ne s’agit pas d’un poème encore vivant qu’il aurait entendu chanter lui-même, mais d’un souvenir du passé : la chanson, dit-il, circulait sur les lèvres de tout le monde, les femmes la chantaient en chœur en battant des mains. Voilà des imparfaits assez significatifs, et tout le monde conviendra que, après cela, on ne peut pas croire que Helgaire ait trouvé le passage ailleurs que dans une source écrite, je veux dire dans le Vita Chilleni[18].

D’autre part, aux yeux de Helgaire, la guerre de Saxe dont il est parlé dans la chanson est bien celle que raconte le Liber Historiæ. En effet, Helgaire tonnait parfaitement le Liber Historiæ ; c’est à cet ouvrage qu’il emprunte ses renseignements généraux sur l’histoire des Francs, notamment dans son coup d’œil rétrospectif du chap. 25. Lorsqu’il le trouve en contradiction avec le Vita Columbani, auquel il emprunte également de nombreux extraits, il prend la peine de le noter[19] : preuve d’un sens critique qui s’éveille déjà. Si donc la chanson n’avait pas raconté les mêmes choses que le Liber Historiæ au sujet de la guerre de Clotaire en Saxe, n’avons-nous pas le droit de croire que notre auteur noterait le désaccord ? Et si, au contraire, il parle avec un tel ton de certitude de Bertoald, de la victoire du roi franc, et de l’usage qu’il fit faire de son épée, n’est-ce pas parce que tout cela se trouvait dans la chanson aussi bien que dans le Liber Historiæ ? Comment d’ailleurs en aurait-il été autrement, puisque le Liber, on l’a vu, n’a pu que reproduire la chanson, et que la chanson ne pouvait raconter autre chose que cela ? Nous devons conclure, par conséquent, que le récit de Helgaire et celui du Liber Historiæ nous présentent deux paraphrases différentes de la même source poétique, le Liber racontant le tout, le Vita le rappelant sous forme de résumé.

Il faut cependant noter unie différence entre les deux versions. Dans le Liber, les Saxons ont attaqué les Francs à l’improviste, et dans la persuasion que Clotaire était mort : aussi ils sont remplis d’épouvante quand ils apprennent qu’il est encore de ce monde, et qu’il vient d’arriver dans le camp de Dagobert. Dans le Vita, au contraire, ils ont provoqué Clotaire en lui faisant parvenir un message outrageant. De plus, dans le Liber, Bertoald n’est que le duc des Saxons, tandis que dans le Vita, il est leur roi. Le sujet a donc été altéré depuis le moment où il a été analysé dans le Liber, et des motifs nouveaux y ont été ajoutés, preuve que la chanson a joui d’une existence assez longue, et d’une véritable popularité.

Quelle est maintenant l’historicité de notre récit ? Nous l’avons déjà vu : les dangers courus par Dagobert et le duel entre Clotaire et Bertoald sont incontestablement du domaine de la fiction épique. Mais le cadre dans lequel sont placés ces intéressants récits, je veux dire l’histoire de la guerre de Clotaire II contre les Saxons, doit-elle aussi être regardée comme fictive et écartée de l’histoire ? Après de longues hésitations, et après avoir soumis cette question à un minutieux examen, j’ai brûlé les pages dans lesquelles je la résolvais, d’une manière négative, et je me suis rallié à l’opinion de M. Raina, qui admet ici un transfert épique causé, comme presque toujours, par l’identité des noms[20]. Le chant que nous venons d’analyser a raconté sous le nom de Clotaire II, en les embellissant, des événements qui se sont passés sous le règne de Clotaire Ier : telle est la conclusion à laquelle je suis arrivé sur les pas de mon savant collègue italien, et à laquelle j’espère rallier aussi mes lecteurs.

D’abord, en dehors du Liber Historiæ et du Vita Chilleni, qui ont puisé l’un et l’autre à des sources épiques, et qui ont d’ailleurs écrit, l’un à cent ; l’autre à deux cents ans de distance, aucun document ne mentionne une guerre de Clotaire II contre les Saxons : Frédégaire, qui est pour le règne de ce prince et de son successeur une source historique de premier ordre, ne se borne pas à ignorer totalement cette prétendue expédition ; il donne par anticipation un démenti à ceux qui la racontent, en affirmant que, devenu maître de l’Austrasie et de la Burgondie, Clotaire II les gouverna heureusement pendant seize années, et vécut en paix avec tous ses voisins[21]. Voilà un témoignage qui ne laisse aucune place pour une guerre de Saxe sous Clotaire II. Un événement de cette importance n’aurait certes pas échappé à Frédégaire, qui écrivait peu d’années après la mort de Clotaire II, et qui raconte tout ce qu’il sait : et à supposer qu’il l’eût omis, par quelle autre voie la connaissance en serait-elle arrivée à l’auteur du Liber Historiæ et à celui du Vita Chilleni ? Encore une fois, par la tradition épique seule, c’est-à-dire précisément par un témoignage qui ne prouve rien en matière d’histoire, aussi longtemps qu’il n’est pas corroboré par un témoignage d’autre nature.

Mais il y a plus. Non seulement le récit du Liber et du Vita manque de preuve, mais il y a de fortes présomptions pour croire qu’il n’est qu’un remaniement de l’histoire d’une des deux guerres de Saxe de Clotaire Ier.

Nous avons vu plus haut que cette guerre a- fait certainement le sujet de chants épiques, et que la couleur de ceux-ci s’est déjà répandue sur la narration, d’ailleurs exacte, que Grégoire de Tours nous en a laissée. Nous y avons surtout constaté une tendance déjà accentuée à transformer en victoire la défaite subie par .le roi franc. Et -cette tendance, chose curieuse, se remarque également dans la chronique de Marius d’Avenches et dans l’appendice de celle de Marcellin. Je dirai plus : ces deux derniers auteurs, confondant les deux expéditions de Clotaire entre elles et négligeant les détails essentiels, arrivent à les présenter comme des campagnes victorieuses et ne semblent pas se douter que les Francs aient jamais subi un désastre, en Saxe. Qu’est-ce à dire, sinon que l’élaboration épique de cette histoire a- commencé de fort bonne heure, et que Marius ainsi que le continuateur anonyme de Marcellin en ont même accueilli une version plus stylisée déjà que celle de Grégoire ? Car de supposer que ce dernier, ou la source orale consultée par lui, auraient transformé en défaite le récit d’une victoire des armées franques, cela serait de toute invraisemblance, et je ne crois pas qu’une idée semblable vienne à aucun critique. Force nous est donc de conclure que, conformément aux lois de l’épopée, l’histoire de la guerre malheureuse de Clotaire Ier en Saxe a fait de bonne heure l’objet de chants populaires, qui l’ont- insensiblement transformée en une éclatante victoire. Et si, comme cela me parait indubitable, il a existé au VIIe siècle un chant de ce genre, il est certain qu’il a dû s’appliquer à Clotaire Il en vertu de l’identité des noms, et de l’impossibilité pour le public de distinguer Fun des rois de l’autre par un signe mnémonique quelconque[22]. Donc, ou bien il n’y a pas eu de chant sur la guerre de Saxe de Clotaire Ier — et il parait bien qu’il y en a eu — ou bien ce chant a été appliqué à Clotaire II. Une telle conclusion me semble s’imposer. Ajoutons qu’il n’est pas difficile de retrouver, dans l’histoire mise sous le nom de Clotaire II, un trait qui révèle celle de Clotaire Ier. D’après la version du Vita, c’est à Clotaire lui-même que les envoyés saxons apportent le message insolent de leur maître ; or, cela ne se pouvait, puisqu’ils n’avaient pour voisin que l’Austrasie, et que l’Austrasie était sous l’autorité de son fils Dagobert[23]. Ce trait, que la chanson du VIIe siècle a conservé par mégarde, est parfaitement vraisemblable tant qu’il s’agit de Clotaire Ier, mais il devient contradictoire si le récit s’applique à Clotaire II.

Le travail de contamination et de fusion paraît d’ailleurs avoir commencé assez tôt. Parlant de l’expédition de Clotaire I en Sage, qu’il rapporte, inexactement à l’année 553, le continuateur de Marcellin dit que les rebelles furent domptés sur les bords du Wéser[24]. Aucune de nos sources écrites ne nous a conservé ce détail. D’autre part, nous voyons par les versions poétiques sur la guerre de Clotaire II que l’engagement avec l’ennemi a eu lieu sur les bords du Wéser. Cette circonstance ne doit pas être fortuite : j’y vois, au contraire, une preuve de plus que ce que la bouche populaire racontait de Clotaire Ier a passé dans la légende de Clotaire II. Aller plus loin, et rechercher la raison de l’introduction de Dagobert dans le récit me semble un travail aussi téméraire que peu fructueux : nous connaissons trop peu l’histoire du temps pour pouvoir dire quelle circonstance aujourd’hui oubliée a dû motiver les changements subis par la légende. Peut-être les principaux traits de la chanson étaient-ils déjà constitués à l’époque où elle n’était appliquée qu’à Clotaire Ier, et Dagobert n’est-il que le prête-nom d’un des fils de ce roi, de Sigebert, par exemple, qui devait lui succéder en Austrasie. Dans tous les cas, nous avons ici un nouvel exemple, et des plus curieux, de la manière dont l’esprit épique élabore les matériaux qui lui sont fournis par l’histoire.

 

 

 



[1] Rajna, o. c., p. 114. Il faut d’ailleurs lire le passage d’Adrien de Valois, Rer. Franc., III, p. 59, qui est une des meilleures pages de la critique du XVIIe siècle. On ne saurait miens établir, de nos jours, l’impossibilité historique de l’épisode ; tout ce qu’il y faut ajouter, c’est sa provenance épique.

[2] Vita Dagoberti, c. 14 dans Script. Rer. Meroving., t. II, p. 404 ; Aimoin.

[3] C’est du moins la conjecture assez probable de M. Krusch, dans une note aux deux passages en question (Script. Rer. Meroving., II, p. 311 et 404). M. Rajna, p. 123 n., résout moins bien la difficulté en proposant de lire at tiro, car le autem qui suit Adthyra dans le Vita Dagoberti est incompatible avec cette leçon, aussi M. Rajna est-il obligé de le biffer, ce qui augmente l’énigme.

[4] Il n’y avait, outre Longlier, que Belsonancum, où Childebert II tint un plaid en 585 (Grégoire de Tours, VIII, 21). Longolarium c’est Longlier (province de Luxembourg belge) et non pas Lengeler (grand-duché de Luxembourg). M. Rajna, p. 119 n., écrit : Longolarium ora Glare nella diocesi di Liegi. Ce Glare n’existe pas.

[5] Cf. G. Kurth, Étude critique sur le Gesta Regum Francorum.

[6] Albertus Aquensis, VII, 29.

[7] V. l’édition de M. Krusch, p. 512. L’éditeur n’admet pas Reno dans le texte et écrit en note : Nomen fluvii in B perperam suppletam est, cum puer ex Saxonia profectus atque Ardennam silvam transgressus, ad Rhenum pervenire minime potuerit.

[8] Il paraîtrait, d’après ce passage, que les rois mérovingiens ramassaient leur chevelure sous le casque ; c’est ce qu’insinuent également ces paroles de la lettre de saint Avitus à Clovis : Conferebamus namque... quale esset illud... cum sub casside crines nutritos salutaris galea sacrae unctionis indueret, etc. (Bouquet, IV, p. 50).

[9] L’adjectif bale ne se rencontre nulle part qu’ici. II y a dans les manuscrits des variantes, bile et blare, qui ne sont guère plus instructives, à moins qu’avec Ducange on ne corrige bile en vile, ce qui donnerait au moins un sens quelconque. Paulin Paris traduit par cheval bai, mais bale ne donnerait jamais bai, et bai n’est pas non plus la couleur d’une chevelure noire et blanche. Aimoin fait dire à Bertoald : Tunc hic eras, muta bestia ? et la chronique de Saint-Denis Es-tu la vieille jument chauve ? mais nous ne savons pas sur quoi reposent ces interprétations. Rajna, p. 279, dont je résume ici la note, évite de se prononcer lui-même ; quant à Krusch, ad. l. l., il voit dans le mot un celtique bal = falsus et traduit par : fausse bête, en rapprochant de notre passage le nom de Ballomeris donné par mépris au prétendant Gundovald (Grégoire de Tours, VII, 14).

[10] Paul Diacre, Hist. Lang., I, 24.

[11] Cet auteur rappelle, p 117 n., qu’à la prise de Negrepont, Mahomet II, ordonna de mettre à mort tout ce qui portait barbe, ce qui équivalait à donner un signe matériel auquel se reconnaissaient tous les hommes faits. Je noterai aussi la locution employée par les Livres saints dans les récits de massacres : on ne laisse vivre aucun mingentem ad parietem, c’est-à-dire aucun mâle.

[12] Monach. S. Gall., II, 12.

[13] Hildegarii, Vita Faronis dans Mabillon, Acta Sanct. saze., II, p. 590. Ex qua victoria carmen publicum juxta rusticitatem per omnium pene volitabat ora ita canentium feminaeque choros inde plaudëndo componebant... Hoc enim rustico carmin placuit ostendere, quantum ab omnibus celeberrimus habebatur.

[14] Vita Faronis, c. 70, 79 et 103 (Mabillon, o. c., p. 589 et 592).

[15] V. sur lui le chant de Ratpert en l’honneur de saint Gall dans Müllenhoff et Scherer, Denkmaskr. Deutscher Poesie und Prosa, 2e édition, p. 19.

[16] Vita S. Fiacrii, c. 4 (Mab., o. c., II, p. 573).

[17] C’est ce saint Quillien, d’ailleurs peu connu, qui est vénérai à Aubigny en Artois.

[18] Cf. Rajna, p. 120 et suiv., qui a le premier restitué au Vita Chilleni la paternité du précieux renseignement sur le chant de Clotaire.

[19] Porro Theodoricus post internecionem sui fratris Theodeberti jam supra revelati penes Mettense morans opidum, divinitus percussus juxta Gesta B. Columbani, sed juxta Francorum a Brunechilde veneno infectes infœliciter hominem exiuit. Vita S. Faronis, c. 29, dans Mabillon, Acta Sanct., II, p. 586.

[20] Rajna, p. 124-30.

[21] Firmatum est omnem regnum Francorum, sicut a priorem Chlotarium fuerat dominatum, cunctis thinsauris dicione Chlothariæ junioris subjecitur quod feliciter post ædecem annis tenuit, pacem habens cum universas gentes vicinas. Frédégaire, IV, 42.

[22] Les chiffres par lesquels l’érudition moderne distingue les divers rois qui ont porté le même nom n’existaient pas au moyen âge ; le peuple ne connaissait par suite qu’un seul roi Clotaire, un seul roi Charles, et tout ce qui était raconté de l’un, appliquait d’emblée à l’autre.

[23] Cette objection a déjà été soulevée par A. de Valois, Rer. Franc., III, 59.

[24] 553. Quo ipso anno Clotarius ipse Saxons rebellantes juxta Wiseram fluvium magna caede domuit, et Thoringiam pervasam devastavit. Bouquet, II, 20.