HISTOIRE POÉTIQUE DES MÉROVINGIENS

LIVRE II. — Clovis et ses fils.

CHAPITRE VI. — La deuxième guerre de Burgondie.

 

 

LE récit de la fin du royaume et de la dynastie des Burgondes est empreint d’un cachet profondément épique. La tragique histoire de Sigismond a je ne sais quoi d’ému et de douloureux dans l’accent, comme l’âme populaire qui l’a redite avait sympathisé avec les infortunes qu’elle raconte, et qu’elle eût laissé quelque chose d’elle-même dans la narration. Les grands dramaturges ont rarement eu sous la main un sujet plus pathétique que ce drame intime, où, pour la première fois dans cette poésie populaire, nous voyons la vie domestique jouer un rôle, et où les sentiments du cœur humain se révèlent par les larmes qu’ils font verser.

Sigismond avait succédé à son père Gondebaud sur le trône de Burgondie. Marié en premières noces avec une fille de Théodoric le Grand, il en avait un fils nommé Sigéric. Sa seconde femme, comme fort généralement les marâtres, ne pouvait pas supporter cet enfant, qu’elle ne cessait d’accabler de ses vexations. Un jour de fête, Sigéric, reconnaissant sur le corps de sa marâtre des habits qu ; avaient appartenu à sa mère, fut ému d’indignation et lui déclara qu’elle n’était pas digne de les porter. Pleine de fureur, la reine se mit alors à accuser l’enfant auprès de son père : Il voudrait, lui dit-elle, te tuer pour s’emparer de ton royaume, et pour le réunir à celui de son grand-père Théodoric, qu’il convoite également. A force de répéter de pareilles accusations, elle finit par déterminer le roi à faire périr son fils. Un jour que Sigéric, ayant pris du vin, s’était endormi après l’heure de midi, Sigismond le fit étrangler par deux esclaves qui lui passèrent un mouchoir autour du cou et qui tirèrent chacun de son côté. Quand le crime fut commis, le malheureux père s’en repentit, il se jeta sur le cadavre de son fils, et pleura amèrement. On rapporte qu’un vieillard lui dit : C’est sur toi qu’il faut pleurer, sur toi qui écoutant des conseils pervers, t’es laissé entraîner au parricide le plus cruel ; mais la victime innocente de ton crime n’a pas besoin de tes larmes. Sigismond se réfugia alors dans l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, qu’il avait enrichie de ses libéralités, et là, pendant plusieurs jours, abîmé dans le jeûne et dans les larmes, il demanda pardon à Dieu. Après y avoir établi la psalmodie perpétuelle ; il revint enfin à Lyon. Mais la vengeance divine marchait sur ses traces.

Vers ce temps, la reine Clotilde, s’adressant à son fils aîné Clodomir et aux frères de celui-ci, leur dit : Si vous ne voulez pas que je me repente des soins si tendres que j’ai consacrés à votre éducation, souvenez-vous de mes griefs, et vengez la mort de mon père et de ma mère. Animés par ces paroles, les trois princes se jetèrent sur la Burgondie et attaquèrent Sigismond et son frère Godomar. Les Burgondes furent vaincus, et Godomar prit la fuite. Quant à Sigismond, il tomba dans les mains de Clodomir avec sa femme et ses enfants, au moment où il allait se réfugier à Saint-Maurice, et il fut emmené captif à Orléans ainsi que les siens. A peine les Francs avaient-ils tourné le dos, que Godomar, rassemblant toutes ses forces, reprit l’offensive et s’empara de toute la Burgondie. Clodomir, sur le point d’aller le combattre, voulut se débarrasser d’abord de Sigismond en le tuant. Saint Avitus, alors abbé de Micy, lui dit : Si tu te souviens de la loi de Dieu, et que, revenant à une meilleure inspiration, tu épargnes ces infortunés, Dieu sera avec toi et tu obtiendras la victoire ; si, au contraire, tu les fais périr, tu tomberas toi-même aux mains de tes ennemis, tu périras sous leurs coups, et il te sera fait à toi, à ta femme et à tes fils, comme tu auras fait à Sigismond et aux siens. Clodomir refusa d’écouter le saint vieillard et répondit : C’est une folie, lorsqu’on marche contre ses ennemis, d’en laisser derrière soi et dans sa propre maison ; ayant les uns en face et les autres à dos, je serais pris entre les deux. Il vaut mieux empêcher leur jonction ; quand j’aurai tué I’un, il me sera plus facile d’avoir raison des autres. Il fit donc périr Sigismond avec sa femme et ses fils à Coulmiers, bourgade d’Orléans, et fit jeter leurs cadavres dans un puits, puis il gagna la Burgondie en appelant au secours son frère Thierry. Thierry, sans égard pour les liens qui le rattachaient à Sigismond, dont il avait épousé la fille, promit à Clodomir de le rejoindre. Cependant les deux armées franques se rencontrèrent à Vézeronce, dans le pays de Vienne, et œ vinrent aux mains avec celle de Godomar. Celui-ci s’enfuit avec les siens, et Clodomir se mit à leur poursuite. Mais, s’étant laissé entraîné loin de son armée, les soldats de Godomar l’attirèrent parmi eux en feignant d’être des siens. L’imprudent se rendit à leur appel et tomba au milieu de ses ennemis, qui lui coupèrent la tête et l’élevèrent au bout d’une pique. A la vue de ce spectacle, les Francs, qui avaient refait leurs forces, donnèrent une nouvelle fois la chasse à Godomar, taillèrent les Burgondes en pièces et s’emparèrent du pays. Peu de temps après, Clotaire épousa Guntheuca, la veuve de son frère Clodomir ; quant à ses enfants, leur grand’mère Clotilde les prit auprès d’elle lorsque les jours de deuil furent passés. Ils étaient trois et s’appelaient Theudoald, Gunthar et Clodoald[1].

Telle est cette lugubre histoire. C’est une de ces sombres trilogies de l’expiation dont le génie populaire a si souvent déroulé les actes. Sigismond a commis un crime, dont ses larmes, ses prières, ses austérités et ses fondations pieuses n’ont pas lavé la trace sanglante. Ce crime, il l’expiera par une fin tragique, et c’est le roi des Francs qui sera l’instrument des vengeances de la Providence. Mais, si la punition est juste, le crime par lequel Clodomir en devient l’auteur appelle lui-même un châtiment et ce châtiment, il le trouve dans les champs fatals de Vézeronce, tandis que sa femme passera aux bras d’un autre époux, et que ses enfants seront réservés à périr sous les coups des frères de leur père. Ainsi sera satisfaite la justice divine, et, toute faute ayant été expiée, l’ordre moral sera enfin rétabli sur les cadavres -des coupables.

Ce récit, traversé tout entier par l’idée d’une justice implacable qui fait suivre toute faute par une expiation proportionnée, doit à cette idée une profonde et réelle unité, qui en rattache étroitement les divers épisodes l’un à l’autre. C’est comme une seule action tragique en trois actes. Au premier, c’est le parricide de Sigismond. Au second, la vengeance divine atteint le meurtrier. Au troisième, le cruel qui a été, sans le savoir, l’instrument de la sentence divine tombe à son tour sous les coups de l’éternelle justice. En outre, chacun de ces trois actes constitue comme un petit drame isolé qui a son intérêt particulier, sans compter celui qu’il tire de l’ensemble. Le tout est développé et exposé avec un art qui, pour être instinctif, n’en est pas moins très réel, et ne laisse pas de produire un grand effet.

S’il s’agit d’apprécier la valeur historique du récit, nous nous rappellerons tout d’abord que l’un des procédés les plus familiers de l’imagination populaire consiste à expliquer toujours les grandes catastrophes comme étant les châtiments providentiels des grands crimes : idée qui, juste en elle-même, la conduit très souvent à chercher, et, par suite, à imaginer les fautes qui ont dû provoquer les malheurs dont elle est témoin. On serait donc facilement amené à se demande si la conduite barbare de Clodomir n’a pas été inventée par la légende pour fournir la justification de sa propre infortune, ou encore si le parricide de Sigismond n’est pas l’explication factice du désastre dans lequel il succomba. Je me hâte de dire que l’on ferait fausse voie dans cette direction, et que les trois faits, pris dans leur ensemble, ont une incontestable historicité.

Notons d’abord, en ce qui concerne le premier, que le parricide de Sigismond est attesté par Marius d’Avenches, qui dit formellement sous la date de 522 : Sigéric fut mis injustement à mort par ordre[2] de son père. C’est impossible de révoquer en doute ce témoignage d’un homme du pays, écrivant au milieu de souvenirs encore vivants, et d’après un recueil d’Annales burgondes qui ne pouvait avoir passé sous silence un événement de cette nature. On objectera peut-être que le crime n’est pas raconté dans la version authentique du Passio S. Sigismundi martyris[3], mais qui ne voit qu’à moins d’être conçu d’une manière absolument objective — ce qui n’est pas le cas — ce document ne pouvait pas parler de ce qui était un acte flétrissant pour sort héros ?

Le crime de Clodomir n’est pas plus facile à contester. Il avait été commis depuis trop peu de ternes (523) pour qu’une quarantaine d’années plus tard, ceux qui en avaient été les témoins ne pussent pas le raconter à Grégoire. Une bonne partie de la population de Coulmiers avait été contemporaine du fait ; on y montrait encore le puits fatal. D’ailleurs, Marius d’Avenches et le Passio Sigismundi sont d’accord avec Grégoire sur la manière dont périrent Sigismond et les siens. Le premier, à la vérité, ne parle pas du théâtre du crime, et le second ne le désigne que d’une manière vague, bien qu’exacte au fond, en disant que c’est un endroit appelé la Beauce[4]. En effet, le pays d’Orléans fait partie de la Beauce, et le témoignage de Grégoire reçoit ici une confirmation aussi éclatante qu’inattendue, tant du silence de Marius que du renseignement du Passio.

Enfin, aucun doute n’est possible sur la catastrophe de Vézeronce dans laquelle périt Clodomir. La nation tout entière devait avoir retenu le souvenir de cette bataille où elle avait laissé son roi ; un très grand nombre d’hommes, encore en vie au moment où écrivait Grégoire, avaient pris part à l’expédition. D’ailleurs, l’événement est attesté aussi par la chronique de Marius d’Avenches, qui est Burgonde[5].

La charpente de notre récit est donc composée d’événements réels, et la tradition a, en somme, respecté leur caractère. On n’en peut pas dire autant du détail, et c’est ici que l’imagination reprend ses droits. je crois la voir, dans chacun des trois épisodes, introduisant des circonstances qui doivent motiver plus fortement l’action, et peignant les tableaux divers avec des couleurs plus vives et plus éclatantes.

L’histoire du trépas de Sigéric est évidemment embellie. Nous savons tout au plus par Marius que ce jeune prince a péri injustement, c’est-à-dire que son père a ordonné sa mort ou qu’il y a consenti. Tout ce que Grégoire y ajoute est de provenance populaire. La narration est si dramatisée, si pleine de couleur : et de vie, que le travail de l’imagination épique s’y laie reconnaître d’une manière manifeste. Le procédé particulièrement épique d’après lequel les motifs déterminants des événements politiques sont toujours cherchés dans les détails de la vie intime est ici des plus accusés. Un enfant voit les habits de sa mère sur le corps de sa marâtre, il tient à cette occasion un propos blessant pour celle-ci, et le voilà perdu, car, toute une tragédie sanglante sort de cette parole fatale, l’entraînant dans l’abîme avec sa dynastie et avec son peuple. La parole sévère du vieillard, qui retentit aux oreilles du roi pénitent avec la solennité du chœur de la tragédie antique, n’est que la conclusion morale par laquelle la conscience populaire se soulage après le récit de ce grand crime ; elle sert de plus à amener la suite d’une manière logique. D’autre part, la belle-mère faisant périr les enfants du premier lit est un type qui apparaît au moins aussi souvent dans la fiction que dans l’histoire. Il y a dans la littérature du nord un titre spécial pour les récits qui la mettent en scène : ce sont les stjupmœdrasœgur ou sagas de belles-mères[6]. A ces preuves du travail poétique dont le récit a été l’objet, nous pouvons ajouter le singulier anachronisme du discours de la marâtre. D’après elle, le jeune Sigéric rêve de devenir un jour le maître, non seulement de la Burgondie, mais encore de l’Italie, qui a été possédée par son grand-père Théodoric[7]. Or, à l’heure où elle parle (523), Théodoric est encore parmi les vivants[8] ; il ne mourra que plusieurs années après (526). Il s’ensuit donc que le discours attribué à la marâtre est légendaire, à moins toutefois qu’on ne veuille le considérer comme une simple amplification de Grégoire.

Dans la seconde partie du récit, la légende a également intercalé un motif purement poétique. La guerre, selon elle, aurait été entreprise par les rois flancs à l’instigation de leur mère Clotilde, qui leur demandait de venger son père et sa mère. Comme nous avons montré plus haut que Clotilde n’avait pas de parents à venger, il n’est pas besoin d’autre preuve pour faire rejeter cette partie du récit. D’ailleurs, même en supposant qu’elle ne fût pas écartée par l’argument négatif, notre récit a un tel caractère d’invraisemblance qu’il est impossible de le défendre en bonne critique. Si Clotilde est si âpre à la vengeance, pourquoi n’a-t-elle pas armé le bras de son mari Clovis, et a-t-elle attendu la mort de Gondebaud, son persécuteur, pour décharger sa colère sur le fils innocent de celui-ci ? Clovis, il est vrai, a fait la guerre au roi des Burgondes, mais nullement à l’instigation de Clotilde, qui n’apparaît pas une seule fois dans tout le récit de sa campagne : il l’a entreprise à la demande de Godegisil, et parce qu’on lui avait fait de magnifiques promesses, et il pense si peu à venger Clotilde qu’au moment où Gondebaud va devoir se rendre à sa merci, il lui fait grâce contre la promesse d’un tribut annuel. Gondebaud manque bientôt à ce dernier engagement, n’importe : Clovis ne bouge plus, et Clotilde elle-même, qui cette fois aurait si beau jeu à exciter son mari, garde le plus profond silence et a totalement oublié ses griefs. Elle les oublie tant que vit Gondebaud, qui en est l’auteur unique, elle les oublie tant que règne Clovis, qui en devrait être le vengeur d’office : et c’est seulement lorsque l’offenseur et le vengeur sont descendus tous les deux clans la tombe, l’un depuis neuf ans, l’autre depuis douze, c’est lorsqu’il ne reste plus personne à punir, que cette veuve retirée du monde, et qui vit exclusivement pour la religion et pour lés bonnes œuvres, loin de ses fils, et n’ayant plus que la mort à, attendre, sort soudainement comme d’un sommeil, et s’avise de couronner une vie remplie de bonnes œuvres en déchaînant une guerre fratricide dans laquelle périra son propre sang[9]. En vérité, il faudrait des témoignages plus sérieux que celui d’une tradition populaire pour nous faire admettre un tel entassement d’invraisemblances !

On voit d’ailleurs comment la légende a été amenée à introduire ici le nom de Clotilde. Ainsi que je l’ai montré plus haut, l’imagination populaire a vu dans la fin tragique de la dynastie burgonde le châtiment de quelque grand forfait. Et comme les fils de Clovis ont été les instruments de la justice divine contre leurs propres cousins, elle a dû se dire qu’ils avaient eux-mêmes à venger une cause sacrée : celle de leur mère. Ainsi fut créée d’abord la légende des crimes de Gondebaud, dont nous avons fait justice ; ainsi fut imaginée, plus tard, l’intervention directe de Clotilde auprès de ses fils[10]. Cette intervention, en soi, n’avait rien d’invraisemblable, et on conçoit facilement que, croyant à la réalité des griefs de Clotilde contre ses parents de Burgondie, on lui ait prêté une attitude de vengeresse. Mais l’invraisemblance éclate du moment où l’épisode que nous discutons est rapproché des autres histoires dont la reine des Francs est l’héroïne. Alors, en effet, leur manque de cohésion devient manifeste : il apparaît que chacune a été imaginée de toutes pièces et vit de sa vie propre. On peut les souder entre elles ; quant à les fondre en un tout logique constituant une histoire suivie, cela est impossible.

Nous pouvons accorder plus de confiance à l’histoire du trépas de Sigismond. La manière dont Grégoire de Tours en raconte la première partie montre qu’ici encore, comme dans plusieurs rencontres précédentes, il résume des données plus détaillées : Sigismundus vero, dum ad sanctos Acaunos fugue nititur, a Chlodomere captus cum uxore et filiis captivus abducitur. Le récit du Passio Sigismundi, dont nous avons déjà eu l’occasion de constater l’exactitude, vient ici fort heureusement ajouter au tableau les traits qui lui rendront la cou-leur et la vie.

Trahi par un grand nombre de Burgondes qui avaient pactisé avec les Francs, Sigismond s’était réfugié sur le mont Veresallis, où il vivait dans la solitude. Alors tous les Burgondes, le trahissant ouvertement, se donnèrent aux Francs, leur promettant de rechercher leur maître et de le leur livrer enchaîné. A cette nouvelle, Sigismond se rasa la tête et prit l’habit monastique. Il vivait au milieu de sa solitude montagneuse dans les jeunes et dans les austérités, lorsque quelques Burgondes vinrent le trouver et lui promirent de le conduire en toute sécurité aux tombeaux des saints martyrs d’Agaune. Mais, arrivé devant les portes du monastère, l’infortuné tomba sur les cohortes de Burgondes et de Francs qui l’attendaient. Un Burgonde du nom de Trapsta, traître envers son roi comme Judas l’avait été envers son Dieu, mit la main sur lui ; il fut enchaîné et livré aux Francs. Mais ceux-ci, craignant que le sang innocent ne retombât sur leurs têtes, chargèrent les Burgondes eux-mêmes de le conduire au lieu de son supplice. Il fut donc emmené ainsi sous bonne garde avec sa femme et ses fils Gisdead et Gundebad jusqu’à un endroit nommé Belsa, etc. (V. le reste plus haut.)

Il n’y a dans tout ce récit rien qui ne paraisse absolument digne de foi. L’exacte connaissance qu’a l’auteur des noms des principaux acteurs de ce drame, et la précision de ses renseignements d’ailleurs dépourvus de tout caractère poétique sont faits pour inspirer la plus grande confiance. Sa narration cadre parfaitement avec celle de Grégoire, dont elle nous ouvre l’intelligence en nous montrant ce qu’il y a derrière le dum ad sanctus Acaunos fugire nititur. Elle-même est confirmée, dans sa partie relative à la trahison des Burgondes, comme aussi dans un de ses détails les plus caractéristiques, par le témoignage formel de Marius, qui dit : Sous ce consul, le roi Sigismond fut livré aux Francs par les Burgondes, et conduit en France sous l’habit monastique ; là il fut jeté dans un puits avec sa femme et son fils.

Quant aux circonstances dans lesquelles Sigismond a péri selon Grégoire, nous n’en Voyons aucune qui puisse être considérée comme légendaire. Le lieu du meurtre, la manière dont il fut accompli[11], le nombre des victimes sont attestés soit formellement, soit implicitement, par trois sources à la fois : rare et remarquable accord. Le seul fait qui ait pu être embelli par la tradition populaire, c’est le dialogue du saint et du roi. Que ce dialogue soit une amplification poétique, il n’est guère possible d’en douter ; la poésie populaire a naturellement arrangé les paroles du saint en vue de leur donner le plus d’intensité dramatique possible. La prédiction relative aux destinées de la femme et des enfants de Clodomir vise des faits déjà accomplis ; or, les deux cinés de Clodomir ont péri en 532, et nous devons croire que sa veuve Guntheuca, devenue après la mort de ce roi la femme de Clotaire Ier, aura succombé aussi d’une manière tragique, bien que nous la perdions de vue à partir de cette date, son noire n’étant plus prononcé dans nos sources. D’autre part, la réponse"de Clodomir au saint est tout ce qu’il y a de légendaire. Parler d’ennemis qu’on laisse derrière soi, et du danger d’être pris entre deux feux, alors qu’il s’agit d’un malheureux prisonnier qu’on tient à sa merci, et au milieu de son propre pays, c’est, ou bien une atroce plaisanterie, ou bien une distraction de l’esprit populaire : dans les deux cas, elle trahit le travail de l’imagination épique. La démarche du saint ne peut pas être révoquée en doute, et on en devine assez la nature, mais l’entretien avec le roi est une amplification.

Enfin, l’épisode de la bataille de Vézeronce et de la mort tragique de Clodomir, bien qu’historique au fond, a reçu aussi quelques embellissements. Les faits étaient encore trop rapprochés pour que le souvenir eût pu en être effacé, ou pour qu’ils pussent être entièrement dénaturés. Mais déjà l’amour-propre national a répandu sur eux une couleur moins déplaisante. Clodomir a péri dans la bataille, soit, puisque aussi bien il n’est pas possible de le nier, mais il n’a succombé qu’à la trahison, et son armée n’en a pas moins remporté la victoire. Qui ne lit à travers ce récit que Clodomir a été vaincu en réalité, et que son peuple s’est consolé de sa défaite en la transformant quand même en une victoire ? On n’imagine pas facilement un ennemi, qui, mis en fuite, tend un piège à son vainqueur, parvient à changer au dernier moment la défaite en un triomphe, et dresse au milieu du carnage la tête du roi victorieux. Que ferait-il de plus s’il avait remporté la victoire ? D’ailleurs, le reparatis viribus cadre mal avec tout cet épisode : si les Francs sont vainqueurs, ils n’ont nul besoin de réparer leurs forces pour mettre les Burgondes en fuite. Et puis, immédiatement après, Grégoire lui-même nous montre Godomar dans la paisible possession de son royaume, sans nous dire comment il l’aurait reconquis. Ses ennemis francs doivent attendre huit ans avant de reprendre les armes contre lui, et encore se ligueront-ils à deux et essayeront-ils de mettre leur frère aîné Théodoric en tiers dans leur alliance, tant il leur parait un adversaire redoutable ! Il y a donc, dans le récit de Grégoire, plus qu’il n’en faut pour le rendre suspect, et pour permettre de retrouver, sous la prétendue victoire des Francs, un grave désastre qui aura frappé l’armée de Clodomir. Cette conjecture va se changer en certitude si nous comparons la version du chroniqueur franc avec celle de deux autres témoins, mieux informés et plus indépendants d’esprit.

Le premier est Marius d’Avenches. Il écrit sur place, d’après des Annales, n’accueille aucune rumeur populaire, et se contente d’enregistrer les faits tout nus. Or, voici ce que nous dit Marius : Cette année, Godomar combattit à Vézeronce contre Clodomir, roi des Francs, et Clodomir y fut tué[12]. Nui ne soutiendra, je pense, qu’il y ait dans cette laconique notice autre chose que le récit de la défaite de Clodomir. Or, lorsqu’il s’agit des événements burgondes, qui se sont passés sous ses yeux, ou, tout au moins, sous les yeux de son bailleur de renseignements, Marius mérite incontestablement plus de créance que Grégoire.

Voici d’ailleurs un autre témoin qui, s’accordant au fond avec Marius, ne laisse rien à désirer pour la précision des détails et pour l’exactitude des informations. C’est le chroniqueur byzantin Agathias, mort en 572, et qui nous a conservé beaucoup de renseignements de première valeur sur les royaumes barbares de l’Occident :

Peu après, écrit Agathias, Clodomir marcha contre les Burgondes, nation de race gothique, entreprenante et belliqueuse. Il périt au milieu de la bataille, la poitrine traversée d’un dard. Lorsqu’il fut tombé, les Burgondes, voyant sa longue chevelure flottante qui lui descendait jusque sur le dos, reconnurent qu’ils avaient tué !e chef des ennemis. Car c’est la coutume des rois francs de ne jamais se couper les cheveux : à partir de l’enfance, leur chevelure intacte flotte sur leurs épaules, et les cheveux de devant, bien partagés, retombent des deux côtés.... Les Burgondes donc, ayant coupé la tête de Clodomir et l’ayant montrée à son armée, y jetèrent l’épouvante et le désespoir, et tel fut l’abattement des guerriers francs qu’ils ne voulurent plus combattre. Les vainqueurs terminèrent la guerre de la manière qui leur parut la plus avantageuse, et aux conditions qu’il leur plut de fixer. Quant aux débris de l’armée franque, ils furent heureux de pouvoir regagner leurs foyers[13].

Voilà qui est concluant. Le témoignage d’Agathias, qui est d’ailleurs un ami du peuple franc, s’ajoutant à celui de Marius d’Avenches, et opposé aux contradictions et aux invraisemblances du récit de Grégoire, montre que celui-ci n’est autre chose, encore une fois, qu’un récit populaire reproduit par notre chroniqueur à défaut de renseignement écrit.

Je lie puis m’empêcher de faire ici une remarque qui trouve son application dans d’autres épisodes encore de ce livre. C’est que l’imagination populaire, qui s’est complu à développer l’histoire tragique de Clodomir, semble s’être désintéressée de la guerre victorieuse qui devait, quelques années après, venger la mort de ce prince et mettre définitivement la Burgondie sous l’autorité des rois francs. Lorsqu’il s’agit de célébrer des faits si glorieux, si flatteurs pour l’amour-propre national, elle reste muette[14], elle qui s’est étendue sur les douloureux épisodes qui ont obscurci l’éclat des armes franques à Vézeronce. Pourquoi cela ? C’est parce que rien n’est plus naturel et plus ordinaire pour un peuplé guerrier que le triomphe de ses chefs ; il semble qu’il n’en puisse pas être autrement, et la victoire de la veille sera vite oubliée pour la victoire du lendemain. Rien, au contraire, de plus stupéfiant, de plus inexplicable que sa défaite. C’est pour l’amour-propre une blessure cuisante qui ne se ferme pas et à laquelle il pense toujours. Coûte que coûte, il faut qu’il parvienne à expliquer par quelque circonstance spéciale la honte du désastre. Partie pour cette raison, partie aussi par suite de la sympathie spéciale des peuples pour les héros qui ont péri, c’est autour de ceux-ci que se concentre le travail poétique. On leur forme une légende qui rend compte de leur mort de la manière la plus glorieuse pour eux ; on s’arrange de telle sorte que la défaite et la mort soient pour eux un triomphe plus éclatant que la victoire elle-même. C’est cette persistante préoccupation nationale autour de leurs noms qui les élève à la hauteur de héros épiques. Achille, Sigfried, les Burgondes, Roland, doivent surtout leur gloire à leur mort Clodomir eût pu aspirer à des destinées semblables, si l’imagination de son peuple n’avait pas été détournée de sa mémoire par des sujets nouveaux, et si, à un moment donné, l’apparition de la figure de Roland n’avait relégué dans l’ombre toutes les physionomies poétiques apparentées à la sienne.

 

 

 



[1] Grégoire de Tours, III, 5 et 6.

[2] His consulibus Segericus filius Sigismundi regis jussu patris sui injuste occisus est. Marius a. 522.

[3] Publié par Jahn, Die Geschichte der Burggundionem und Burgundiens, Halle 1874, t. II, p. 504 et suiv. Le texte publié par les Bollandistes, t. I de mai est interpolé d’après Frédégaire III, 33, qui est lui-même le résumé de Grégoire de Tours, III, 5 et 6.

[4] Hoc console Sigismundus rex Burgundionum a Burgundionibus Francis traditus est, et in Francia in habitu monachali perductus, ibique cum uxore et filiis in puteo est projectus. Marius Aventic.

Qui eum sub ardua custodia una cum conjuge et filiis Gisdeado et Gundebado vinctum ad locum cujus vocabulum est Belsa perduxerunt ibique puteum antiquitus constructum invenientes ut vesaniæ suæ perfidia se satiarent capitali sententiæ adjudicato capite deorsum demerso, una cum conjuge et filiis suis in puteum jactaverunt. Passio S. Sigismundi, c. 9, dans Jahn, o. c., II, p. 510.

[5] Godemarus frater Sigismundi rex Burgundionum ordinatus est. Eo anno contra Clodomerem regem Francorum Viseroncia prœliavit, ibique interfectus est Chlodomerus, Marius Avent, a. 524.

[6] Cf. R. Heinzel, Ueber die Ostgothische Helsensage dans Sitzungsber. der K. Akad. der Wissens ch. Philos. histor. Classe., Wien 1889, t. 114, p. 9.

[7] Hic iniquos regnum tuum possedere desiderat, toque interfecto, eum usque Italiam dilatare disponit, scilicet ut regnum, quod avus ejus Theudoricus Italiæ tenuit, et ipse possedeat. Grégoire de Tours, III, 5.

[8] La contradiction est signalée par A. Jahn, Die Geschichte der Burgundionen und Burgundiens, t. II, p. 48, n. 2.

[9] Cette absurdité a frappé quelques écrivains qui, n’osant d’ailleurs pas révoquer en doute le témoignage de Grégoire, ont essayé de l’atténuer en attribuant une autre cause ou un autre prétexte aux excitations de Clotilde. Ce serait, d’après eux, le meurtre de Sigéric par son père qui l’aurait poussée à intervenir. (Daguet, Histoire de la Confédération suisse, p. 35 ; Jahn, o. c., II, p. 51.) Mais cette supposition contredit d’une manière formelle le texte de Grégoire de Tours, que ces auteurs veulent sauver : autant vaut alors l’abandonner tout à fait ! Je n’ai pas besoin de dire que Gibbon, ch. XXXVIII, et Henri Martin, Hist. de France, n’ont découvert ici aucune invraisemblance : du moment qu’un crime est commis par un personnage que l’Église catholique vénère parmi ses saints, ce crime devient un point d’histoire incontestable pour certains historiens. Je donne cependant la palme de la crédulité au brave Bornhak, selon lequel Clotilde elle-même était excitée par le clergé catholique de Tours. (Geschichte der Franken unter der Merovingen, p. 259.) Si le pauvre homme s’était souvenu que le roi Sigismond était catholique et que son peuple était en bonne voie de se convertir au catholicisme, il se serait abstenu de cette nouvelle occasion de dire une sottise.

[10] On ne peut plus que sourire aujourd’hui en voyant de quelle manière les apologistes, embarrassés par cette légende dont le caractère leur échappait, se sont évertués à innocenter sainte Clotilde. Ces avocats d’une cause excellente avaient de bien pauvres arguments. Selon l’abbé Du Barral, les trois fils de Clotilde ont affirmé mensongèrement qu’ils avaient été poussés par leur mère à entrer en Burgondie, et cela pour tenir en échec leur aîné Théodoric, qui était un rival redoutable et qui pouvait s’opposer à leur expédition. En tout cas, continue le docte abbé, si le discours de Clotilde à ses fils n’a pas été une fable inventée par ceux-ci, elle a pu l’être par quelques autres, par des courtisans, par des narrateurs jaloux d’excuser la conduite des princes, peut-être aussi par les ennemis de sainte Clotilde, par quelque Aredius bourguignon. Et c’est ce récit habilement et méchamment répandu dans les masses qui est parvenu à Grégoire de Tours. Toujours le thème de l’invention mensongère et intéressée à la place de l’invention poétique et inconsciente : toujours la fraude à la place de la poésie ! Mais le pauvre abbé a lui-même si peu de foi dans ses conjectures, qu’il finit en supposant que le tout pourrait bien être une interpolation ! (Annales de philos. chrétienne, déc., 1862). Sur quoi M. Charles Barthélemy, dans son mauvais livre intitulé Erreurs et mensonges historiques, t. V. se hâte de proclamer, en invoquant Boissieu et Carlo Troya, qu’il n’a pas lus, mais en se gardant de citer Du Barral qu’il copie, que l’histoire en question n’est qu’une interpolation !

[11] La loi salique prévoit et punit le cas où on aurait jeté sa victime dans un puits après l’avoir fait périr (XLI, 2 et 4). Il s’agit donc ici d’une pratique usitée chez les Francs. — Sur des juifs tués à Tours et jetés dans un puits, cf. Grégoire de Tours, VII, 23.

[12] Eo anno contra Chlodomerem regem Francorum Viseroncia præiiavit, ibique interfectus est Chlodomeres. Marius Avent., a. 524.

[13] Agathias, Histor., I, 3 (Bonn).

[14] Voici tout ce que Grégoire de Tours trouve à en dire : Chlothacharius vero et Childebertus in Burgundiam dirigunt, Agustidunumque obsedentes, cunctam, fugato Godomaro, Burgundiam occupaverunt, III, II.