HISTOIRE POÉTIQUE DES MÉROVINGIENS

LIVRE I. — Les Premiers Mérovingiens.

CHAPITRE VI. — La jeunesse de Childéric.

 

 

Childéric semble avoir été le héros de plus d’un chant national chez les Francs. Ils doivent avoir eu quelque affection pour ce type de vert galant dont la bravoure faisait pardonner les légèretés, et qui sut inspirer des amitiés et des amours également passionnées. Je crois trouver dans nos sources la trace d’au moins trois chansons qui lui étaient consacrées. La première était relative aux dramatiques aventures de son enfance ; la seconde racontait sa brouille et sa réconciliation avec son peuple ; la troisième célébrait son mariage avec Basine, et les visions prophétiques de sas nuit nuptiale. Chacune de ces trois chansons mérite un examen détaillé.

Je commence par les Enfances Childéric. Qu’on me permette de donner ce nom au poème auquel il est fait allusion dans nos sources, et qui semble être resté inaperçu de tous les critiques. C’est Frédégaire qui nous en a conservé la mémoire. Parlant du fidèle Wiomad, dont nous nous occuperons plus longuement à l’occasion de la deuxième chanson sur Childéric, il dit : Wiomadus Francus fidelissimus ceteris Childerico, qui eum cum a Chunis cum matre captivus duceretur, fugaciter liberavit[1].

Ces quelques lignes ouvrent toute une perspective. Elles nous laissent entré voir l’existence de traditions franques sur les invasions hunniques ; elles font apparaître, au fond de l’épopée mérovingienne, le redoutable roi des Huns avec son innombrable armée de peuples vassaux et de rois en tutelle.

Il n’y a là rien de surprenant. Nous savions déjà, par le Nibelungenlied et par plusieurs poèmes du Heldenbuch, la place considérable occupée par Attila dans l’épopée du peuple allemand. Ces poèmes eux-mêmes ne sont que le dernier écho des nombreuses chansons germaniques sur le’ roi des Huns. La trace en est déjà, manifeste dams les récits des historiens du Ve siècle, et Jordanès, qui a recueilli ceux des Goths, mêle plus d’une fois d’histoire et la légende dans ce qu’il dit des Huns[2]. Il n’y a aucune raison de croire que, seuls parmi les peuples germaniques, les Francs n’aient rien raconté sur ces terribles guerriers. Ils avaient été en contact avec eux ; ils avaient été sur leur chemin à l’aller et au retour de leur expédition en Gaule, ils s’étaient mesurés avec eux à Mauriac, ils avaient vu les villes périr sous leurs coups ou sauvées par de saints évêques. Aussi avaient-ils, au VIe siècle, des récits émouvants dans lesquels ces tragiques péripéties étaient déjà racontées avec des ornements légendaires. A Maestricht, on rapportait que saint Servais, évêque de Tongres, avait prévu les malheurs qui allaient fondre sur sa ville, qu’il était allé à Rome pour implorer la clémence divine sur le tombeau de saint Pierre, et que le prince des Apôtres lui était apparu pour lui dire que Tongres était condamnée par le jugement de Dieu, mais que le spectacle de sa destruction lui serait épargné. Le saint était alors rentré chez lui, avait préparé son tombeau, et était allé mourir à Maestricht, où on l’enterra le long de la chaussée publique, sur les bords de la Meuse. Et, disait la légende, la neige était habituée à respecter son repos sacré en plein hiver, quand elle couvrait tous les endroits, elle ne descendait jamais sur son tombeau[3].

Metz et Orléans racontaient d’autres légendes de l’époque d’Attila. A Metz, les prières de saint Etienne n’avaient pas eu plus de succès que celles de saint Servais, et sa ville épiscopale avait été condamnée à périr sous les coups des hordes hunniques. Mais, par une faveur spéciale de la Providence, l’église qui lui était dédiée avait été sauvée miraculeusement[4]. Orléans avait une histoire plus réconfortante encore

là, une légende singulièrement dramatique, et qui semble avoir été stylisée d’assez bonne heure, montrait l’évêque saint Aignan tenant en quelque sorte les destins en suspens par ses prières, et amenant l’armée de secours sous les murailles de la ville au moment où l’ennemi les battait déjà en brèche[5]. A côté de ces saints pontifes protecteurs des cités apparaissait, dans les traditions des populations romanes, un personnage bien fait pour devenir un héros d’épopée, et dont la figure poétique suffirait à elle seule pour prouver que les Gallo-romains du Ve siècle étaient capables de créations épiques : je veux dire Aétius, ce pendant civilisé du redoutable barbare, dont la physionomie a de bonne heure appelé les légendes. Aétius devient, dans les traditions des provinciaux, un Achille doublé d’un Ulysse, et qui est favorisé de la protection spéciale des saints[6]. Ces récits profondément populaires, dans lesquels la réalité historique ne se laisse plus qu’entrevoir, circulaient de bouche en bouche au temps de saint Grégoire de Tours, et les populations franques des bords de la Meuse les redisaient avec le même intérêt que les habitants gallo-romains de la Lorraine ou des bords de la Loire.

Mais c’étaient là des traditions d’origine ecclésiastique et chrétienne ; elles n’étaient pas nées au milieu du peuple franc, qui était encore barbare et païen à l’époque d’Attila, et elles ne furent jamais pour lui que des légendes adventices. Les souvenirs qu’il avait gardés lui-même du fléau de Dieu avaient une couleur toute différente ; c’étaient des épisodes de guerres et d’aventures, reflétant cette vie belliqueuse et mouvementée qui était celle de tous les peuples germaniques.

L’histoire à laquelle fait allusion Frédégaire est elle-même le récit d’un des nombreux épisodes de l’invasion hunnique. Les Huns, en passant par le pays franc, ont fait prisonniers le jeune roi Childéric et sa mère. Dans quelles circonstances ? A la prise d’une ville, ou à la suite d’une bataille dans laquelle aura péri le roi Mérovée ? Il n’est pas facile de le savoir, puisqu’il ne reste rien de ce chant épique. Néanmoins, l’énigmatique sommaire que nous avons ici sous les yeux s’éclairera d’une certaine lumière, si on le rapproche de quelques autres histoires de captivité et de fuite, qui nous restent de l’époque des invasions.

Paul Diacre nous en a conservé quelques-unes. Les Lombards ont eu, eux aussi, leurs envahisseurs : c’étaient les Avares, peuple redoutable et sauvage comme les Huns, dont ils étaient d’ailleurs les parents, et dont ils occupaient le territoire. Comme les Huns avaient été, au Ve siècle, le fléau de la Gaule, les Avares furent celui de l’Italie au VIe et au VIIe. Un jour, à la tête d’une armée innombrable, leur Cagan fit irruption en Vénétie. Gisulf, duc de Frioul, se jeta courageusement au devant de lui avec une poignée d’hommes, mais, entouré par l’immense multitude des ennemis, il tomba les armes à la main. Romilde, sa femme, se réfugia dans les murs de Friuli avec les débris de son armée. Elle avait avec elle ses quatre filles, dont deux seulement, Appa et Gaila, sont connues par leur nom, et ses quatre fils, parmi lesquels Taso et Cacco étaient déjà grands, tandis que Roduald et Grimoald étaient encore enfants. Les Avares vinrent mettre le siège devant la ville. Pendant que leur roi, suivi d’une grande escorte, faisait à cheval le tour des murailles pour voir par où il fallait l’attaquer, Romilde l’aperçut du haut des murs, et la beauté du jeune prince fit une telle impression sur la malheureuse, qu’elle lui fit dire que, s’il consentait à l’épouser, elle lui livrerait la ‘ville. Le barbare accepta ces propositions, et aussitôt les portes de Friuli s’ouvrirent devant les hordes forcenées des Avares, qui mirent tout à feu et à sang. lis emmenèrent aussi un grand nombre de captifs, en leur promettant d’une manière ironique de les reconduire dans la Pannonie, qui était leur berceau. Mais, arrivés à un endroit appelé Campus Sacer, ils se mirent .à les massacrer. Les fils du duc Gisulf, qui étaient parmi les prisonniers, s’échappèrent à cheval pendant le carnage. Malheureusement, le cadet, Grimoald, était si petit’ et si faible, qu’il menaçait de ne pas fournir une longue course, et un de ses frères levait déjà sa lance sur lui pour le tuer, trouvant que la mort était préférable pour lui à la captivité. Mais l’enfant le supplia avec larmes de l’épargner, promettant qu’il saurait bien gouverner sa monture. Son frère alors, l’empoignant par le bras, le jeta à cru sur le dos d’un cheval, et lui, s’emparant des rênes, galopa à la suite de ses frères. Mais des Avares s’étaient aperçus de leur fuite ils les poursuivirent, et, pendant que les trois autres frères parvenaient à gagner le large, ils rattrapèrent Grimoald. L’un de ces barbares, prenant la bride de son cheval, le ramena ainsi, fier et heureux de sa capture princière, car c’était, dit le chroniqueur, un bel enfant dont les yeux brillaient d’un éclat extraordinaire parmi les longues boucles de ses cheveux blonds. Mais son courage ne le cédait pas à sa beauté. Dégainant son épée, qui était presqu’un jouet, il en asséna un coup furieux par derrière sur la tête de l’Avare, qui tomba à terre, le crâne brisé. Aussitôt l’enfant tourna la bride à son cheval et se sauva. Lorsqu’il eut rejoint ses frères, il les réjouit doublement en leur racontant son aventure[7].

Voilà comment le courage et la présence d’esprit du petit Grimoald le firent échapper aux horreurs de la captivité, pendant que la lâcheté et la perfidie de sa mère rencontraient un juste châtiment. En effet, pour se conformer à sa promesse, le Cagan reçut Romilde dans son lit après la prise de la ville, mais la livra ensuite à douze Avares qui lui infligèrent, pendant le reste de la nuit, les traitements les plus brutaux. Puis, il la fit empaler en plein champ en disant : Voilà le mari que tu mérites.

Les filles de cette misérable femme n’imitèrent pas l’impudicité de leur mère. Elles étaient chastes, et, pour ne pas être outragées par les barbares, elles se placèrent sur la poitrine de la chair crue de poulet, qui, en pourrissant, dégagea bientôt une odeur insupportable. Les Avares qui voulurent s’approcher d’elles s’éloignèrent avec dégoût, imaginant que c’était leur odeur naturelle, et disant que toutes les Lombardes sentaient mauvais. Ces nobles vierges échappèrent ainsi au déshonneur : plus tard, vendues en divers pays, elles firent des mariages dignes de leur condition ; l’une épousa le roi des Alamans, l’autre, dit-on, le prince de Bavière[8].

Avec quelle émotion, avec quel intérêt ne devait-on pas écouter ces histoires dans un peuple où des événements semblables, arrivés hier encore, pouvaient arriver le lendemain ! Aussi Paul. Diacre ne croit-il pas abuser de la patience de ses lecteurs en faisant suivre un autre récit du même genre.

Cinq frères, nous dit-il, faits prisonniers pendant cette même invasif fi des Avares, avaient été emmenés, enfants encore, en Pannonie, et réduits en esclavage. Quand ils furent devenus grands, l’un d’eux, nommé Lopichis, résolut de secouer le joug de la servitude et de se sauver en Italie. Le voilà donc qui prend la fuite, muni seulement d’un arc et d’un carquois, avec quelques provisions de route. Il ne savait de quel côté se diriger, lorsqu’un loup se présenta à lui qui devint son guide et son compagnon de voyage. L’animal marchait devant lui et regardait fréquemment en arrière : quand le fugitif s’arrêtait, il s’arrêtait également, et quand il se remettait en marche, il reprenait sa route aussi. Lopichis alors comprit que cet animal lui était envoyé par la Providence. Pendant plusieurs jours, l’homme et la bête cheminèrent ainsi par les montagnes à travers la solitude. Bientôt le voyageur fut à bout de vivres, et il fallut continuer sa route à jeun. Se sentant sur le point de mourir d’inanition, il banda son arc et se disposa à percer le loup, dans l’intention de le manger. Mais le loup, s’apercevant de ses intentions, se sauva. Alors le malheureux de plus en plus affaibli par la faim, s’abandonna au désespoir et se jeta à terre. S’étant endormi, il vit en rêve un homme qui lui dit : Debout ! Il n’est pas temps de dormir ; prends du côté vers lequel tu as les pieds tournés ; c’est là qu’est l’Italie. Lopichis, à son réveil, obéit à l’homme de sa vision, et bientôt il rencontra une habitation humaine, car il y avait des Slaves établis dans cette région. Une vieille femme accueillit le fugitif, le cacha dans sa maison, et lui donna à manger, mais en petite quantité à la fois, de peur que, si elle le rassasiait du coup, il ne vint à périr. Lorsqu’il eut repris ses forces, elle lui donna des provisions et lui indiqua le chemin qu’il devait prendre. Quelques jours après, Lopichis mettait les pieds sur le sol de l’Italie, et rentrait dans sa maison paternelle. Elle n’avait plus de toit ; les ronces et les épines croissaient en épais buissons à l’intérieur. Lorsqu’il eut d’abord élagué toute cette végétation, il trouva un grand frêne auquel il suspendit son carquois. Avec les secours que lui fournirent ses proches et ses amis, il put rebâtir la maison, puis il se maria, mais il ne recouvra jamais les nombreux biens que son père avait possédés, car ceux qui les avaient envahis étaient protégés par la prescription. Ce Lopichis, ajoute Paul Diacre par manière de conclusion, était mon bisaïeul, puisqu’il fut le père de mon grand-père Aréchis, et le grand-père de Warnefrid dont je suis le fils[9].

Plus célèbre et non moins dramatique est l’histoire de la fuite de Walther et d’Hildegonde, qui nous ramène d’ailleurs au beau milieu des invasions hunniques. Bien qu’elle n’ait été mise par écrit qu’au XIe siècle, dans le beau poème du moine Ekkehard de Saint-Gall, elle remonte par sa donnée première aux jours mêmes qui suivirent l’expédition d’Attila en Gaule, et c’est une raison de plus pour la rapprocher de notre chant inconnu sur la captivité de Childéric parmi les Huns.

Walther, fils du roi d’Aquitaine, et Hildegonde, fille du roi des Burgondes, sont fiancés depuis longtemps. Livrés l’un et l’autre au roi barbare en qualité d’otages, ils vivent à sa cour dans. les liens d’une captivité dorée, car, bien que le jeune homme ait conquis la faveur du roi, et que, la jeune fille soit dans les bonnes grâces de la reine, ils ne sentent pas moins lourdement ; le poids de leurs chaînes. Un jour enfin, en revenant d’une expédition victorieuse qu’il a faite pour le compte d’Attila, et où il s’est couvert de gloire, Walther s’ouvre de ses projets à la princesse burgonde. J’irai où tu iras, lui répond-elle avec une noble simplicité, et je partagerai ta destinée. Walther offre un grand banquet au roi des Huns et à toute sa cour. Au milieu de la nuit, pendant que les convives, accablés par le vin, dorment éparpillés dans son palais, il fuit avec sa fiancée. Tous deux montent sur Lion, le cheval de Walther : lui, couvert de sa cuirasse et de son casque, les jambes garnies de guêtres d’or, une épée à chaque côté, le bouclier au bras, la lance au poing ; elle, tenant les rênes du cheval en même temps que les filets de pêche, engins qui doivent leur procurer leur nourriture pendant la route. Aux deux flancs du coursier, ils ont pris la précaution de pendre un coffre rempli de trésors. Dans cet attirail, ils fuient, et leur fuite dure quarante jours. Pendant la nuit, le bon coursier leur fait dévorer l’espace ; dès que vient l’aube, ils se tiennent cachés à l’ombre des forêts, sur la croupe des montagnes, prenant des oiseaux à la glu ou au piège, et du poisson quand ils arrivent dans les vallées. Les Huns envoyés à leur poursuite ne parviennent pas à les rattraper. Les deux fugitifs atteignent enfin les Vosges, où, dans le défilé de Wasgenstein, les attendent leurs suprêmes aventures.

Telles étaient les histoires d’évasion qui circulaient parmi les peuples germaniques, et que la voix ailée de la poésie faisait retentir de peuple en peuplé. Il y en avait peu qui inspirassent un intérêt plus passionné et plus universel. Aussi comprend-on que des épopées entières, comme l’est le Waltharius, soient sorties du récit d’un de ces simples épisodes. Chacun se retrouvait soi-même dans les héros de ces poèmes, et, en les entendant chanter, voyait se dresser devant sa mémoire le souvenir des heures les plus dramatiques de son pissé. La poésie n’était ici que l’écho de la vie ; elle la reflétait avec des couleurs à peine plus éclatantes, et l’imagination ne pouvait pas ajouter grand chose aux émotions de la réalité. Je ne vois presque aucune différence de qualité entre la fuite de Waltharius et d’Hildegonde, racontée par le poète du Xe siècle, et celle de Léon et d’Attale, telle qu’au VIe siècle le chroniqueur franc l’écrit sous la dictée de souvenirs personnels. Voici, dans le texte de Grégoire de Tours, cette curieuse aventure, que je ne veux pas déflorer par une analyse.

Théodoric et Childebert firent alliance, et, s’étant prêté serment de ne point marcher l’un contre l’autre, ils se donnèrent mutuellement des ôtages pour confirmer leurs promesses. Parmi ces otages se trouvaient beaucoup de fils de sénateurs, mais, de nouvelles discordes s’étant élevées entre les rois, ils furent voués aux travaux publics, et tous ceux qui les avaient en garde en firent leurs serviteurs. Un bon nombre cependant s’échappèrent par la fuite et retournèrent dans leur pays, tandis que quelques-uns demeurèrent en esclavage. Parmi ceux-ci, Attale, neveu du bienheureux Grégoire, évêque de Langres, avait été employé au service public et destiné à garder les chevaux ; il avait pour maître un barbare qui habitait le territoire de Trèves. Le bienheureux Grégoire envoya des serviteurs à sa recherche, et, lorsqu’on l’eut trouvé, on apporta à cet homme des présents ; mais il les refusa en disant : De la race dont il est, il me faut dix livres d’or pour sa rançon. Lorsque les serviteurs furent revenus, Léon, attaché à la cuisine de l’évêque, lui dit : Si tu veux le permettre, peut-être pourrai-je le tirer de sa captivité. Son maître fut joyeux de ces paroles, et Léon se rendit au lieu qu’on lui avait indiqué. Il voulut enlever secrètement le jeune homme, mais il ne put y parvenir. Alors, menant avec lui un autre homme, il lui dit : Viens avec moi, vends-moi à ce barbare, et le prix de ma vente sera pour toi ; tout ce que je veux, c’est d’être plus en liberté, de faire ce que j’ai résolu. Le marché fait, l’homme alla avec lui, et s’en retourna après l’avoir vendu douze pièces d’or. Le maître de Léon, ayant demandé à son serviteur ce qu’il savait faire, celui-ci répondit : Je suis très habile à faire tout ce qui doit se manger à la table de mes maîtres, et je ne crains pas qu’on en puisse trouver un autre égal à moi dans cette science. Je te le dis en vérité : quand tu voudras donner un festin au roi, je suis en état de composer des mets royaux, et personne ne les saurait mieux faire que moi. Et le maître lui dit : Voilà le jour du Soleil qui approche (car c’est ainsi que les barbares ont coutume d’appeler le jour du Seigneur), et ce jour-là, nos voisins et nos parents sont invités à ma maison ; je te prie de me faire un repas qui excite leur admiration et duquel ils disent : Nous n’aurions pas attendu mieux dans la maison du roi. Et l’autre dit : Que mon maître ordonne qu’on me rassemble une grande quantité de volailles, et je ferai ce que tu me commandes. On prépara ce qu’avait demandé Léon. Le jour du Seigneur vint à luire, et il fit un grand repas plein de choses délicieuses. Tous mangèrent, tous louèrent le festin ; les parents ensuite s’en allèrent, le maître remercia son serviteur, et celui-ci eut autorité sur tout ce que possédait son maître. Il avait grand soin de lui plaire, et distribuait à tous ceux qui étaient avec lui leur nourriture et les viandes préparées. Après l’espace d’un an, son maître ayant en lui une entière confiance, il se rendit dans la prairie proche de la maison, où Attale était à garder les chevaux, et, se couchant à terre loin de lui et le dos tourné de son côté, afin qu’on ne s’aperçoit pas qu’ils parlaient ensemble, il dit au jeune homme : Il est temps que nous songions à retourner dans notre patrie ; je t’avertis donc, lorsque cette nuit tu auras ramené les chevaux dans l’enclos, de ne pas te laisser aller au sommeil, mais, dès que je t’appellerai, de venir, et nous nous mettrons en marche. Le barbare avait invité ce soir-là à un festin beaucoup de ses parents, au nombre desquels était son gendre qui avait épousé sa fille. Au milieu de la nuit, comme ils eurent quitté la table et se furent livrés au repos, Léon porta un breuvage au gendre de son maître, et lui présenta à boire ce qu’il avait versé ; l’autre lui parla ainsi : Dis-moi donc, toi, l’homme de confiance de mon beau-père, quand te viendra l’envie de prendre des chevaux et de t’en retourner dans ton pays ? Ce qu’il lui disait par jeu et en s’amusant. Et lui, de même, en riant, lui dit avec vérité : C’est mon projet cette nuit, s’il plaît à Dieu. Et l’autre dit : Il faut que mes serviteurs aient soin de me bien garder, afin que tu ne m’emportes rien. Et ils se quittèrent en riant. Tout le monde étant endormi, Léon appela Attale, et, les chevaux sellés, il lui demanda s’il avait des armes. Attale répondit : Non, je n’en ai pas, si ce n’est une petite lance. Léon entra dans la demeure de son maître et lui prit son bouclier et sa framée. Celui-ci demanda qui c’était et ce qu’on lui voulait. Léon répondit : C’est moi, Léon, ton serviteur, et je presse Attale de se lever en diligence et de conduire les chevaux au pâturage, car il est là endormi comme un ivrogne. L’autre lui dit : Fais ce qui te plaira, et, en disant cela, il s’endormit.

Léon, étant ressorti, munit d’armes le jeune homme, et, par la grâce de Dieu, trouva ouverte la porte d’entrée qu’il avait fermée au commencement de la nuit avec des clous enfoncés à coups de marteau pour la sûreté des chevaux. Et, rendant grâces au Seigneur, ils prirent les autres chevaux et s’en allèrent, emportant aussi un paquet de vêtements. Mais lorsqu’ils furent arrivés à la Moselle, en la traversant, ils trouvèrent des hommes qui les arrêtèrent ; et ayant laissé leurs chevaux et leurs vêtements, ils passèrent l’eau sur leur bouclier et arrivèrent sur l’autre rive, et, dans l’obscurité de la nuit, ils entrèrent dans la forêt où ils se cachèrent. La troisième nuit était arrivée depuis qu’ils voyageaient sans avoir goûté la moindre nourriture ; alors, par la permission de Dieu, ils trouvèrent un arbre couvert du fruit appelé vulgairement prunes, et ils les mangèrent. S’étant un peu soutenus par ce moyen, ils continuèrent leur route et entrèrent en Champagne. Comme ils y voyageaient, ils entendirent le trépignement des chevaux qui arrivaient en courant, et dirent : Couchons-nous à terre, afin que les gens qui viennent ne nous aperçoivent pas. Et voilà que tout à coup ils virent un grand buisson de ronces, et, passant auprès, ils se jetèrent à terre, leurs épées nues, afin que, s’ils étaient attaqués, ils pussent se défendre avec leur framée, comme contre des voleurs. Lorsque ceux qu’ils avaient entendus arrivèrent auprès dé ce buisson d’épines, ils s’arrêtèrent, et l’un des deux, pendant que leurs chevaux lâchaient l’urine, dit : Malheur à moi, de ce que ces misérables se sont enfuis sans que je puisse les retrouver ; mais je le dis, par mon salut, si nous les trouvons, l’un sera condamné au gibet, et je ferai hacher l’autre en pièces à coups d’épée. C’était leur maître, le barbare, qui parlait ainsi ; il venait de la ville de Reims, où il avait été à leur recherche, et il les aurait trouvés en route si la nuit ne l’en eût empêché. Les chevaux se mirent en route et repartirent. Cette même nuit, les deux autres arrivaient à la ville, et, y étant entrés, trouvèrent un homme auquel ils demandèrent la maison du prêtre Paulelle. Il la leur indiqua, et, comme ils traversaient la place, on sonna matines, car c’était le jour du Seigneur. Ils frappèrent à la porte du prêtre et entrèrent. Léon lui dit le nom de son maître. Alors le prêtre lui dit : Ma vision s’est vérifiée, car j’ai vu cette nuit deux colombes qui sont venues en volant se, poser sur ma main ; l’une des deux était blanche et l`autre noire, r Ils dirent au prêtre : r Il faut que Dieu nous pardonne ; malgré la solennité du jour, nous vous prions de’ nous donner quelque nourriture, car voilà la quatrième fois que le soleil se lève depuis que nous n’avons goûté ni pain, ni rien de cuit. Ayant caché les deux jeunes gens, il leur donna du pain trempé dans du vin, et alla à matines. Il y fut suivi par le barbare qui revenait cherchant ses esclaves, mais, trompé par le prêtre, il s’en retourna, car le prêtre était depuis longtemps lié d’amitié avec le bienheureux Grégoire. Les jeunes gens ayant repris leurs forces en mangeant, demeurèrent deux jours dans la maison du prêtre, puis s’en allèrent ; ils arrivèrent ainsi chez saint Grégoire. Le pontife, réjoui en les voyant, pleura sur le cou de, son neveu Attale. Il délivra Léon et toute sa race du joug de la servitude, et lui donna des terres en propre, dans lesquelles il vécut libre le reste de ses jours avec sa femme et ses enfants[10].

Ce récit, et les autres, que j’ai reproduits plus haut, différaient-ils considérablement de la chanson du Ve siècle, dans laquelle les Francs célébraient la fuite de Childéric et de sa mère ? Je suis porté à croire qu’il devait y. avoir une ressemblance singulière entre eux, et qu’ils étaient tous coulés, si je puis ainsi parier, dans le même moule. Le rôle du cuisinier Léon se retrouvait probablement, avec des variantes, dans celui du fidèle Wiomad, et c’était sans doute aussi grâce à un stratagème qu’il sauvait son jeune maître. Wiomad, d’ailleurs, on le verra plus loin, excellait dans l’art des inventions ingénieuses. Je ne veux pas aller plus loin dans la voie des conjectures, mais je ne puis m’empêcher de faire remarquer que, dans l’épisode d’Attale comme dans la légende de Walther, les prisonniers profitent de l’ivresse de leurs maîtres pour prendre le large. L’imagination est la même partout, et les événements qui se produisent dams les mêmes circonstances se ressemblent d’une manière frappante à travers tous les âges. Une reconstitution approximative de l’histoire de Childéric prisonnier des Huns ne serait donc pas une entreprise des plus téméraires, si toutefois il valait la peine de faire un travail de ce genre.

Je me bornerai, en terminant, à deux réflexions. La première, c’est que l’histoire de la fuite de Childéric devait être assez répandue au VIe siècle pour que Frédégaire crût pouvoir en parler par simple voie d’allusion, comme s’il s’adressait à un public parfaitement au courant du sujet. La seconde, c’est que ce chant existait nécessairement à l’époque de Grégoire de Tours, et qu’il ne doit pas être resté ignoré de cet auteur. Nous possédons même un indice permettant de croire qu’il en a fait un certain usage. Mérovée est, pour lui, le père de Childéric : il n’élève aucun doute par rapport au lien de famille qui les unit. Or, on ne voit pas quel document pourrait lui avoir fait connaître cette filiation, sinon précisément notre chanson qui, à l’occasion de Childéric et de sa mère, prononçait sans doute, tout au moins, le nom de Mérovée. Grégoire en aura retenu ce point, laissant de côté le reste pour les mêmes raisons qui lui ont fait écarter plus d’une autre tradition barbare.

On comprend que je n’essaie pas de discuter l’historicité de la légende, puisque c’est à peine si nous en connaissons la substance. L’attitude que Grégoire semble avoir observée vis-à-vis d’elle, n’est pas pour donner une grande opinion de sa vraisemblance. Il faut cependant convenir que le fait lui-même ne présente ni impossibilité ni contradiction. Childéric, mort en 481, a bien pu n’être qu’un enfant trente ans auparavant, lors de la fameuse invasion d’Attila. Nous savons d’ailleurs, par Grégoire de Tours, que les Francs ont été mêlés dans une large mesure au drame sanglant de Mauriac, et qu’un roi de cette nation y a combattu dans les rangs des Romains[11]. Il y a plus. Au rapport de Priscus, un des historiens les plus dignes de foi du Bas-Empire, Attila, lors de son expédition de Gaule en 451, s’est attaqué directement aux Francs, et voici dans quelles circonstances. Le roi de ce peuple étant mort, ses deux fils se disputèrent sa succession, et chacun d’eux se procura des alliances. L’aîné obtint celle d'Attila ; le cadet se mit sous la protection d’Aétius, qui l’adopta comme fils, le combla de présents, et l’envoya auprès de l’empereur. Priscus se souvient d’avoir rencontré ce jeune prince à Rome, avec sa barbe naissante et ses longs cheveux blonds qui flottaient sur ses épaules[12]. Il serait donc aussi facile que séduisant d’admettre, en combinant les textes de Grégoire, de Frédégaire et de Priscus, que le jeune roi franc qui jouissait de la protection des Romains n’est autre que Childéric, que c’est lui qui a combattu à Mauriac, et que, grâce à des circonstances qui nous échappent, il est devenu le héros d’un chant épique, racontant sa captivité chez l’es Huns avec sa mère, et sa délivrance ; due à l’adresse du fidèle Wiomad[13]. Mais il ne serait pas prudent de se complaire dans cette hypothèse, étant donné que rien ne nous autorise à admettre que les Francs dont il est question dans Grégoire et dans Priscus soient des Saliens, et des Saliens de la famille de Mérovée. Bien plus, le texte de Priscus paraît se rapporter à d’autres personnages qu’au roi franc dont parle Grégoire de Tours, car celui-ci est un homme dans la force de l’âge, qui mène son peuple contre l’ennemi, tandis que le jeune prince rencontré par l’écrivain byzantin est un adolescent, et que Childéric n’est qu’un enfant à la même époque au dire de Frédégaire. Bornons-nous donc au témoignage de celui-ci, sans essayer de le combiner avec des matériaux de tout autre nature et contentons-nous d’en garder le seul renseignement un peu positif qu’il fournisse : le conflit des Francs avec les Huns pendant la grande guerre de 451. Rien d’ailleurs n’empêche d’admettre comme un fait historique la captivité de Childéric. On ne voit pas comment il aurait pu naître une légende sur sa captivité chez les Huns, s’il n’avait jamais été leur captif.

 

 

 



[1] Frédégaire, III, 1.

[2] Voir en particulier les légendes sur l’origine des Huns (c. 24), sur la guerre de Balamir, leur roi, avec Hermanaric (ibid.), et surtout sur la bataille de Mauriac (c. 40) : Nam, si senioribus credere fas est, rivulus memorati campi humili ripa praelabens, peremptorum vulneribus sanguine multo provectas est, non auctus imbribus, ut solebat, sed liquore conciatus insolito, torrens factus est cruoris augmento. Et quos illic coegit in aridam sitim vuluus inflictam, fluenta mixtes clade traxerunt : ita constricti sorte miserabili sorbebant, potantes sanguinem quem fuderant sauciati. Il y a là plusieurs traits épiques notamment le ruisseau gonflé de sang, et le sang avalé par les combattants : on retrouve le dernier à plusieurs reprises dans la poésie épique du moyen âge, en particulier dans le poème des Nibelungen et dans l’histoire du combat des Trente (Bois ton sang, Beaumanoir !)

[3] Grégoire de Tours, II, 5, et Glor. Conf., c. 71.

[4] Grégoire de Tours, II, 6.

[5] V. Grégoire de Tours, II, 7. Le récit de Grégoire offre une version déjà fort épique de l’épisode du siège à Orléans, qu’on retrouve sous une forme plus conforme a l’histoire dans un Vita Aniani publié par Theiner.

[6] Grégoire de Tours, II, 7.

[7] Paul Diacre, IV, 37.

[8] Paul Diacre, Hist. Langob., IV, 37. C’est ainsi que je t’ai dit dans mon étude sur La Lèpre en Occident avant les Croisades, dans le dernier trait de cette longue légende qu’il faut chercher l’origine de l’opinion populaire au VIIIe siècle, d’après laquelle la lèpre avait pris naissance parmi les Lombards, à moins toutefois que la légende elle-même n’ait été inventée pour expliquer l’origine de cette opinion dans un sens favorable à ce peuple. V. la lettre du pape Étienne II à Charlemagne et à Carloman dans Jaffé, Bibl. Rer. Germ., IV, 159.

[9] Paul Diacre, Hist. Langob., IV, 37.

[10] Grégoire de Tours, III, 15, traduction Guizot, t. I, p. 129 et suivantes. Cette traduction est peu sûre ; j’en ai corrigé quelques inexactitudes au passage et je prie le lecteur de ne pas m’attribuer celles qui restent.

[11] Grégoire de Tours, II, 7. Il ne le nomme pas, sans doute parce que sa source orale, qui appartient au midi de la Gaule, ne connaissait pas le nom. C’est un Vita Lupi du IXe siècle qui, le premier, a risqué le nom de Mérovée : Postremo Aureiianis urbem eis (sc. Hunnis) obsidentibus, ad subsidium Galliarum advolavit patricius Romanoram Etius, fultus et ipse Theodorici Wisigothorum et Merovei Francorum regis aliorumque gentium copiis militaribus. Acta Sanct., 29 juill., t. VII, p. 772.

[12] Priscus, Fragmenta 8 (Bonn).

[13] Wietersheim, Geschichte der Voelkerusanderungen, 2e édition, t. II, p. 247, admettant l’historicité du récit de Frédégaire, suppose que la colonne septentrionale de l’armée des envahisseurs sera entrée par Trèves dans la Belgique Ire, et aura donné sur l’arrière-garde des Francs, en marche pour rejoindre Aétius.